LES MANIEURS D’ARGENT À ROME JUSQU’À L’EMPIRE

 

CHAPITRE II. — L’ŒUVRE FINANCIÈRE ET POLITIQUE DES PUBLICAINS ET DES BANQUIERS. - HISTOIRE INTERNE. - CENTRALISATION DES AFFAIRES A ROME

Texte numérisé et mis en page par Marc Szwajcer

 

 

Ulpien, dans un texte rapporté au Digeste, nous donne une définition qui, par la simplicité de sa forme, n’indique guère le rôle important qu’ont joué les publicains, durant une longue période de l’histoire de Rome. Il ne faut pas s’en étonner. L’institution avait perdu toute son activité et sa grandeur à l’époque classique. Elle figure à peine, par quelques dispositions répressives ou d’exécution, dans les Compilations de Justinien. Le pouvoir impérial avait, depuis longtemps, absorbé toute initiative privée.

Le jurisconsulte s’exprime ainsi (L. 1, § 1, D. 39, 4, de publicanis) : Publicani sunt qui publico fruuntur ; nam inde nomen habent, sive fisco vectigal pendant, vet tribulum consequantur : et omnes qui quid a fisco conducunt recte appellantur publicani.

Les publicains sont ceux qui traitent avec l’État, pour prendre à ferme les impôts ou les revenus des terres publiques, pour entreprendre, soit les fournitures, soit les transports de vivre ou de munitions pour les armées, soit enfin les grands travaux publics. Dans cette dernière matière des travaux publics, l’une des plus considérables, garderont-ils logiquement et effectivement leur nom, quand ils traiteront avec lés cités, ou avec toute autre universitas, se rattachant à l’organisation de l’État ? C’est ce que nous aurons a examiner ultérieurement.

Quelle qu’ait été l’étendue de leurs spéculations, et quoique leurs œuvres financières aient eu pour champ principal d’application les provinces, il ne faut pourtant pas confondre les publicains avec les negotiatores : ces trafiquants nombreux et pleins d’audace, dont il est souvent question à l’époque de la République.

Après les guerres Puniques, Rome semble avoir ou conscience de la force d’expansion qui allait conduire ses armées de victoire en victoire, dans l’univers entier. Sous l’influence de ce sentiment de fierté nationale, et animés par la passion du gain, les negotiatores s’étaient répandus de bonne heure, dans la plupart des provinces que Rome devait soumettre ; avant que les armées n’eussent pénétré dans le pays, ils en avaient déjà pris possession. Ils étendaient progressivement, des frontières de la province, jusque dans l’intérieur des terres, par tous les moyens en leur pouvoir, et par le seul effet de leur énergie personnelle, leur domination financière et commerciale.

C’est ainsi que l’insurrection des Gaules, par laquelle se termina la guerre, fut suscitée par les abus ou les déprédations des Romains, déjà répandus dans tout le Midi, et éclata par le massacre des negotiatores de Genabum[1]. Cicéron rapporte, en effet, que, même avant la conquête, il ne se déplaçait plus en Gaule un solide, qui ne figurât sur les registres des citoyens romains[2].

Et lorsque, en 666-88, les habitants de l’Asie occidentale procédèrent, sous la direction de Mithridate, à ce massacre de cent cinquante mille Romains, qui fut le début d’une grande guerre, ils ne se vengeaient pas seulement des publicains et des proconsuls qui avaient commis leurs excès dans les provinces déjà conquises, ils égorgeaient dans ces Vêpres Asiatiques[3] les trafiquants italiens qui s’étaient avancés bien au delà des possessions romaines, à l’abri d’alliances conclues, ou simplement, soutenus par le prestige de leur race. II en fut de même en Afrique ; nous retrouverons ces faits, à leur place chronologique dans l’histoire, et nous les redirons avec plus de détails[4].

Ces negotiatores, comme les publicains eux-mêmes[5], faisaient souvent des affaires de banque. Cependant, c’est à tort que l’on confond, parfois même dans les ouvrages les plus autorisés, tous ces trafiquants, sous le nom commun de banquiers. C’est aller beaucoup trop loin, et nous devons apporter ici plus de précision dans les termes.

Occupons-nous d’abord des publicains, nous parlerons ensuite des banquiers, laissant de côté les negociatores, trafiquants en détail, dont nous n’aurons à traiter qu’incidemment, et dans leurs rapports avec les personnages que nous étudions.

 

SECTION PREMIERE. — Les publicains. - Caractères de leurs entreprises. - Personnel de leurs sociétés.

§ 1er. — Adjudications de l’État. - Leurs débuts.

L’histoire des publicains ne remonte pas à l’époque royale. Elle se place, presque tout entière, entre les guerres Puniques et Auguste.

De grands travaux furent exécutés pendant la royauté, mais tout donne à penser que c’était sous la direction des agents de l’État et l’autorité du roi, que s’exécutaient ces travaux. Un passage de Tite-Live ne peut laisser aucun doute à cet égard ; pas plus que les paroles que l’historien orateur place, à cette occasion, dans la bouche de Brutus[6]. On sait, du reste, que les citoyens furent très souvent requis, même malgré eux, pour construire les solides édifices et les beaux aqueducs dont les ruines, encore visibles, remontent aux premiers temps de Rome[7].

De même, pour la perception des revenus publics qui, d’ailleurs, ne devaient pas être considérables, l’adjudication ne dut pas être très pratiquée sous les rois. Cependant, les terres publiques devaient être déjà louées, et il est certain que l’exploitation des salines fut donnée à l’adjudication de très bonne heure.

Quant à des associations organisées pour ces exploitations, il n’en est question nulle part, à l’égard de l’époque royale.

Il en est à peu près de même, du commencement de la République, jusqu’aux guerres Puniques, 490-264 ; ou, du moins, les documents ne sont ni très clairs, ni très nombreux ; et on en est encore à peu près réduit aux conjectures sur l’œuvre des publicains à cette époque.

Cependant, il résulte de plusieurs textes de Tite-Live, que, dès le début de l’ère républicaine, les terres conquises en Italie devenaient, en grande partie, biens du domaine public, et étaient adjugées à des fermiers moyennant des redevances en nature ou en argent[8].

Tout, au reste, fut mis en adjudication chez les anciens Romains, les travaux les plus simples, les patrimoines insolvables, les liquidations difficiles, et bien d’autres choses plus humbles, si nous en croyons les Satires d’Horace[9].

Il faut reconnaître, d’ailleurs, que d’autres peuples plus anciens avaient dès longtemps connu la ferme des impôts ; elle était pratiquée en Orient, en Grèce, en Sicile notamment et même en Gaule chez les Éduens[10], bien avant la conquête. Est-ce aux Grecs ou aux Carthaginois que ces usages ont été directement empruntés ? Nous répondrons, avec M. Luigi Correra, le dernier qui ait écrit sur cette matière, que c’est assez difficile à indiquer[11]. Probablement, c’est à la pratique générale que les Romains se sont conformés. Mais ils devaient, comme en toutes choses, aller bien plus loin que tous leurs devanciers.

 

§ 2. — Développements subits de l’industrie, de la spéculation et des grandes sociétés de publicains.

Les grandes sociétés de publicains ont dû se développer avec une rapidité étonnante, car, nous le savons, Polybe écrivait peu de temps après les guerres Puniques, vers 610-144, et de son temps, l’œuvre des Compagnies avait déjà pénétré partout, avec ses socii et ses participes.

On devrait supposer, en effet, à priori, que ce n’est pas en quelques années que les mœurs publiques peuvent se transformer ainsi, et qu’il faut du temps pour que les capitaux d’un peuple très avisé, osent prendre, avec ensemble, cette direction financière nouvelle, si opposée par sa nature aux instincts de prudence des vieux Quirites.

C’est que, depuis le troisième siècle avant notre ère, une révolution à la fois politique et économique avait commencé à Rome, et avait presque subitement agrandi son œuvre dans tous les sens. M. Belot a consacré une étude spéciale à l’examen de ces faits, et il en indique l’origine et les causes. Les Romains, dit-il, qui, pendant des siècles, étaient restés un petit peuple continental, protecteur du commerce de quelques villes de la côte, comme Circeii, Antium, Terracine, mais enfermé lui-même dans un horizon étroit, voué à l’agriculture et à la guerre contre de pauvres montagnards comme les Eques, les Sabins, les Samnites, les Berniques, se trouva en un demi-siècle transformé en un grand peuple méditerranéen. Il avait maintenant des ports fréquentés par tous les marins, des îles, des flottes de guerre et de commerce. Il faillit armer en 515-239, sous prétexte de délivrer cinq cents marchands italiens emprisonnés par les Carthaginois, pour avoir porté des armes et des vivres aux mercenaires révoltés contre Carthage[12]. Et il ne cessait de grandir merveilleusement.

La passion du trafic s’était bientôt développée à un tel point, même chez la plèbe, que les soldats romains eux-mêmes se faisaient trafiquants, et prenaient le soin d’emporter de l’argent dans leur ceinture, en vue de le faire produire, jusque dans les pays lointains où les amenait la guerre. Lorsque le  service leur en laissait le loisir, ils spéculaient, ils se faisaient negociatores, et ne devaient pas mettre grand scrupule dans l’exercice de cette profession, qu’ils cumulaient avec le métier des armes. Tite-Live nous dit cela très expressément, à propos de l’expédition de Flamininus contre Philippe de Macédoine : Negotiandi ferme causa argentum in zonis habentes (577-177)[13].

Presque tout à coup les valeurs monétaires s’étaient tellement abaissées, que le prix des objets les plus usuels avait décuplé à Rome[14].

La transformation fut, à l’égard du mouvement des fortunes privées, aussi prompte que complète ; il en fut de même pour les grandes affaires, et tout cela produisit presque instantanément, on le comprend, les plus graves modifications dans la politique intérieure et extérieure de Rome, aussi bien que dans les finances publiques.

L’énergie que le soldat est habitué à apporter dans les combats et les fatigues de la guerre, le citoyen resté à Rome la met alors à s’enrichir par sou travail, ses entreprises, ses relations d’affaires à travers les mers et les terres nouvelles.

II ne faut pas confondre, en effet, les Romains de ces temps des premières conquêtes extérieures, avec ceux des siècles précédents, et moins encore avec les oisifs, les hommes vicieux et les frumentaires des siècles qui vont suivre.

Le Romain des sixième et septième siècles, c’est encore l’homme énergique, de cette race illustre, qui s’élance vers un avenir de gloire et de richesses inouïes, qui veut que le monde entier se soumette à elle corps et biens, et qui entend tout conquérir, au dehors comme au dedans, par l’habileté autant que par la force.

Ces trafiquants hardis, sortis de Rome pour aller chercher fortune au delà des frontières, et que nous avons vus si entreprenants et si fiers, ne sont que les émanations de ce centre d’activité de la ville où tout s’anime de plus en plus, où l’on travaille, où l’on spécule avec la fièvre que donne la vue de l’or arrivant à flots des provinces conquises. Tout s’agite et tout s’organise, en vue des résultats positifs du présent. Mais, il  faut bien le dire, l’avenir est menacé, parce que les vieilles traditions s’effacent de jour en jour.

Cependant, l’État, en s’agrandissant, reste Adèle aux anciens usages : il donne en adjudication, aux enchères publiques, ses domaines à exploiter, les mines, les travaux publics, les impôts. Tout ce qui appartient à l’État, et il garde le plus possible, passe aux mains des adjudicataires, qui spéculent à sa place et pour leur propre bénéfice.

Or, avec les conquêtes et les immenses rapines de ce temps, tout prend des proportions démesurées et inattendues.

Il faudra donc, pour répondre aux besoins publics et aux nouvelles entreprises, constituer des sociétés puissantes, grouper des capitaux. C’est ce que feront les chevaliers qui out quelques avances, et qui veulent courir à la fortune.

Mais cela ne leur suffira bientôt plus ; il faudra faire appel à la petite épargne, qui est le nombre, c’est-à-dire s’adresser au grand public. On le fera par le seul procédé possible : au moyen de l’action. C’est à cette époque, sans aucun doute, que l’action est apparue.

Comment pourrait-on en douter, lorsque Polybe nous affirme que, pendant que les uns entreprennent en leur nom, d’autres font société avec eux cum his sociatatem habent, que d’autres, enfin, versent, sous le nom des associés véritables, de l’argent dans leurs entreprises alii horum nomine bona sua in publicum addicunt, et que cela comprend le peuple à peu près tout entier ; lorsque, d’autre part, Cicéron nous répète, en des termes devenus usuels, et déjà mis par nous en relief, qu’il y a là des socii participes, ayant des parts dans les sociétés adjudicataires, et des parts que l’on transfère, dare partes, qui peuvent changer de valeur et sont susceptibles de hausse et de baisse, ainsi que nous le disons aujourd’hui.

Mais, on le comprendra, nous avons hâte de préciser à cet égard ; nous ne devons pas, sur ce point essentiel de notre étude, nous contenter de probabilités et de conjectures. Polybe et Cicéron, par leurs renseignements très nets, si on les examine attentivement, par leurs affirmations très autorisées, et parfaitement d’accord avec les autres indications très nombreuses, qui résultent des écrits ou des faits se référant à la même période de l’histoire romaine, seront les guides qui éclaireront le plus sûrement notre route.

Nous n’avons rien à apprendre à personne sur la valeur des écrits de Cicéron, et nous n’avons pas besoin de rétablir. Dans ses discours, dans ses plaidoyers et dans ses lettres, on retrouve la vie de Rome prise sur le fait ; c’est là surtout que nous puiserons à pleines mains, des documents aussi nombreux qu’intéressants sur les publicains et les banquiers, ses amis les meilleurs, valde familiares, optimi.

Quant à Polybe, écrivain grec, et moins généralement pratiqué de nos jours, il nous a fourni un document spécial et des explications de la plus haute valeur, sur lesquels-nous aurons à fixer toute notre attention. A raison même de la portée élevée que nous donnerons à ses déclarations, c’est un devoir pour nous de le montrer sous son vrai jour ; et, par la même raison, c’est à d’autres que nous emprunterons leurs appréciations sur le mérite de ses œuvres, sur sa compétence comme écrivain politique, sur son exacte et haute probité comme historien.

Esprit supérieur, il était venu de Grèce pour étudier les mœurs politiques et militaires de Rome. Il s’était fait connaître dans la haute société romaine ; il avait su s’attirer l’amitié et la confiance des plus illustres citoyens. Il vécut en relations fréquentes avec Paul-Émile, avec les Scipions et tous les autres maîtres du jour ; il fut même employé dans des missions difficiles à l’occasion des rapports de la Grèce avec la grande République. Mommsen en parle avec respect et admiration ; voici ce qu’il en dit : Les vicissitudes de la fortune lui avaient montré, mieux qu’aux Romains eux-mêmes, la grandeur historique de leur capitale... Jamais peut-être il ne s’est rencontré d’historien réunissant aussi complètement en lui les qualités précieuses de l’écrivain qui puise à même les sources... Il décrit les pays et les peuples, il expose leur système politique ou mercantile, et remet à leur place, trop longtemps négligée, tous les faits multiples et importants que les annalistes ont laissés au rebut, faute de savoir à quel clou, à quelle date précise les suspendre... Chez Polybe, quelle circonspection, quelle persévérance dans l’emploi des matériaux... Jamais ancien ne l’emporta ici sur lui... L’amour de la vérité était pour lui une seconde nature...[15] Fénelon en parle dans le même sens[16]. On raconte que celui qui devait être le plus puissant génie de notre siècle, Bonaparte, passait, à le lire et à le méditer, les meilleurs moments de sa vie solitaire de l’école de Brienne. Cicéron lui-même avait déjà signalé Polybe comme l’historien le plus digne de foi[17].

Appien, Tite-Live, Velleius Paterculus lui-même, n’ont pas pu voir de près, comme Polybe, ces débuts de la vie nouvelle, au sortir des guerres puniques, alors que la cité latine commençait à se porter en conquérante, au delà du sol de l’Italie. Ils ne sont venus que plus tard, et les années qui les séparent de cette époque du travail de la première expansion, sont précisément de celles où ne cessèrent pas de se produire, dans les masses, les transformations les plus inattendues et les ‘plus profondes. Tout venait d’être changé de leur temps, par un revirement dans les mœurs qui avait eu les effets d’une révolution. Et voilà pourquoi ils restent à peu près muets sur des institutions essentielles jadis, mais bouleversées depuis, et que Polybe nous explique avec la plus grande clarté, parce qu’elles fonctionnaient encore sous ses yeux.

C’est ce que M. Laboulaye a observé très justement. Il est incroyable, dit-il[18], avec quelle rapidité les institutions de la République ont été oubliées sous l’empire. Parmi les écrivains qui ont vu la République, Salluste, Tite-Live, Cicéron, tiennent le premier rang ; César est de moindre ressource... Polybe nous donne peu de renseignements sur le droit criminel mais pour l’organisation intérieure de la République, quelles pages, chez les anciens, comme chez les modernes, sont à comparer à son examen de la constitution romaine.

Nous pouvons désormais avancer sûrement, à la suite de deux guides d’une valeur si haute et si bien établie.

Or, voici comment s’exprime Polybe, en nous décrivant l’organisation intérieure de Rome : Il y a un grand nombre de choses qui sont données à ferme par les censeurs, les entreprises de constructions publiques qu’il serait difficile d’énumérer, et aussi les revenus de l’État, ceux établis sur les fleuves, les ports, les jardins, les mines, les champs, et enfin tout ce qui est l’objet des marchés de l’État. Tout cela est livré à l’exploitation du peuple, à tel point que tout le monde, peut-on dire, est intéressé à ces adjudications et aux bénéfices que l’on y réalise. Les uns se portent eux-mêmes directement adjudicataires devant les censeurs, d’autres cautionnent les adjudicataires, d’autres font société avec eux, et d’autres, sous leur nom, apportent des fonds à ces entreprises publiques[19].

Ce qui résulte de ce passage, c’est d’abord que l’État, par l’intermédiaire de ses magistrats et de ses adjudicataires, concentrait entre ses mains, non seulement toutes les opérations sur les finances publiques, mais les grandes entreprises de toute nature. Nul autre que lui, d’ailleurs, n’aurait pu le tenter, parce qu’il réservait à ses publicains seuls, la possibilité d’organiser des sociétés capables d’entreprendre les opérations financières ou industrielles de grande portée. Nous reviendrons spécialement sur cette considération très importante, en examinant de près le fonctionnement de ces sociétés et de leurs agents. Nous déterminerons, en même temps, le caractère juridique de ces grandes associations, et les différents rôles de ceux qui les constituent. Nous devons les examiner d’abord dans les traits généraux de leur existence.

Or, ce que nous constatons par la suite du texte de Polybe, c’est que non seulement ce sont les spéculations de ces sociétés qui se multiplient dans tous les sens, mais qu’il en est ainsi, surtout, du nombre de ceux qui y prennent part.

Tout cela, dit le texte, est livré à l’exploitation du peuple, à tel point que tout le monde, peut-on dire, ώς έπος είπεϊν, παντας, est intéressé à ces adjudications et aux bénéfices que l’on y réalise.

A moins de ne tenir aucun compte de ces affirmations formelles, et c’est ce qu’il n’est pas permis de faire, puisque c’est de Polybe qu’elles émanent, est-ce que nous ne sommes pas amenés à voir surgir, dans ce passé lointain, cette foule des petits rentiers, d’actionnaires, par lesquels vivent aujourd’hui les grandes entreprises, et fonctionne, même le crédit de l’État ?

Les Romains de cette époque, nous ne craignons pas de l’affirmer, nous avaient évidemment dépassés, dans ce mouvement d’affluence des petits capitaux vers les grandes entreprises. Quel que soit de nos jours le nombre des porteurs de titres de toute espèce, y a-t-il un écrivain exact et sérieux qui oserait, pour en indiquer la multiplicité, se servir des expressions employées par Polybe pour nous dire, dans le langage le plus net et le plus simple, ce qui se passait de son temps ?

Evidemment, personne ne s’y trompe, ce tout le monde intéressé dans les spéculations des publicains, ne doit pas, même pour Rome, être pris au pied de la lettre. Pour avoir des actions, quelque minimes qu’elles soient, des particulas, il faut avoir réalisé des épargnes, et tout le monde n’en a jamais été là, à Rome, pas plus qu’ailleurs, dans aucun temps. Mais, ce que nous pouvons affirmer sûrement, c’est que c’était de ce côté que se dirigeaient presque tous les capitaux de la classe moyenne en fermentation, et aussi beaucoup plus qu’elles ne le font chez nous, pour les valeurs de bourse, les petites épargnes de la plèbe. Le temps des usures patriciennes provoquant les révoltes sanglantes, tendait à se transformer, à mesure que l’argent devenait moins rare, et que les spéculations s’étendaient bien loin des limites de l’Ager Romanus.

Au surplus, le bon sens indique qu’il avait fallu tout cola, ou bien tout au moins un procédé équivalent, pour répondre aux exigences nouvelles et immodérées de l’ambition romaine. Polybe va nous fournir, dans ses observations profondes sur la politique, des documents qui nous semblent décisifs, pour nous démontrer la diffusion vraiment incroyable des capitaux de ces sociétés jusqu’au fond de la plèbe, et Cicéron viendra nous en rendre témoignage à son tour, dans une multitude d’occasions. Mais avant de consulter ces textes, ne pouvons-nous pas attester que les choses devaient tout naturellement, pour ainsi dire, se produire comme elles l’ont fait.

Nous avons insisté sur ces considérations de simple bon sens, dans notre exposé général du sujet, parce que c’est là ce qui devait y être mis en relief, comme trait caractéristique et comme résultat certain de cette étude historique[20]. Quand un peuple, disions-nous à priori, réalise de vastes opérations où les millions constituent l’élément indispensable, il n’a à sa disposition que deux procédés, connus et pratiqués dans l’histoire du monde. Ou bien, il a à sa tête un chef tout-puissant, qui réunit entre ses mains l’argent de tous ses sujets et en dispose à son gré. C’est ce que firent, pour accomplir leurs œuvres gigantesques, les monarques de l’Orient. C’est la réunion des capitaux par l’oppression et par la contrainte. Ou bien, la concentration doit se faire par l’association libre des capitaux de tous, et par l’attrait du bénéfice que chacun espérera en retirer.

Les empereurs romains ont reculé, ils sont revenus au premier procédé ; ils ont fait comme on avait fait avant eux, pour édifier les immenses travaux des grands empires asiatiques ; c’était le despotisme en toutes choses.

La République romaine avait manié autant d’argent qu’eux, et accompli d’aussi grandes œuvres, c’est le second procédé qu’elle avait dû nécessairement employer : la concentration des fonds par le mobile volontaire de l’intérêt. Or, pour cela, ajoutions-nous, c’est l’action cessible et limitée dans ses risques qui s’impose. C’est notre procédé moderne, le seul qui puisse amener l’affluence volontaire de ces grandes valeurs, divisées en petites fractions innombrables, que l’on n’attire qu’à la condition de les laisser toujours libres et maîtresses de leurs mouvements, avec des risques de pertes limités à l’apport et des espérances de gain indéfinies. Tels sont les desiderata indispensables aux actionnaires de tous les temps et de tous les pays. Si on n’offrait pas tout cela, le public refuserait cet argent, qu’il va perdre de vue en le versant entre des mains à peu près inconnues. Les Romains furent donc amenés, par la force des choses, à organiser, par actions, la plus grande partie du capital de leurs immenses sociétés. Il en a été et il en sera  toujours nécessairement ainsi, quand on voudra attirer à soi les petites et inépuisables épargnes du grand public.

Il fallait bien, d’ailleurs, à un autre point de vue, que ce mouvement général de l’argent, qui se répandit dans le peuple par l’œuvre des publicains, se produisît d’une manière ou d’une autre. Gomment la classe moyenne et la plèbe elle-même auraient-elles pu se résigner à ne pas avoir leur part dans les bénéfices des conquêtes pour lesquelles elles avaient courageusement versé leur sang ? Comment auraient-elles pu résister au désir d’attirer à elles, quelques parcelles de cet or qui affluait à Rome de tous côtés, lorsque le moyen venait, pour ainsi dire, s’offrir de lui-même à chacun, par l’intermédiaire des publicains et de leurs exploitations lucratives que soutenait l’État ?

L’industrie privée était écrasée par le travail des esclaves, déconsidérée dans l’opinion, mal rémunérée dans ses produits. Les entreprises de l’État seules pouvaient réaliser les grandes opérations de l’industrie, du commerce et des finances publiques, parce que, seules, elles pouvaient, par leur organisation privilégiée, avoir la durée et l’étendue. La classe moyenne dut naturellement tourner ses regards et ses convoitises de ce côté. Elle contribua assurément, de sa personne, à l’œuvre des publicains, car il est certain que, les enchères couvertes, les publicains partaient avec une armée d’agents et d’esclaves pour la province qui leur était livrée[21] ; mais elle voulut aussi, très légitimement, être associée directement aux résultats. Elle le fut par les partes, en apportant des capitaux qui se multipliaient à l’envi par des bénéfices incessants, accomplis sans scrupule, le plus souvent cyniquement, aux dépens des provinces conquises.

Les employés libres et citoyens romains étaient probablement presque tous actionnaires, tout nous autorise à le croire, suivant l’expression de Valère Maxime au sujet de l’un d’eux : particulas habebant[22]. Mais le plus grand nombre des actionnaires restait à Rome, employés à l’administration centrale ou simplement rentiers. Ceux-ci avaient parfois de grosses parts : Magnas partes publicorum habebant[23]. Les nobles y avaient aussi des actions importantes, mais secrètes, suivant l’expression de Mommsen[24].

Ainsi peut s’expliquer, même pour l’époque où les distributions publiques ne pouvaient suffire à faire vivre la foule des frumentaires, ce mot du tribun Philippe, rapporté par Cicéron : Non esse in civitate duo milita hominum qui rem habeant. Il n’y a pas dans la ville deux mille hommes qui aient quelque chose[25]. Les grandes fortunes étaient peu nombreuses, en effet ; les immeubles surtout étaient réunis dans le patrimoine de quelques grandes familles ; mais la classe moyenne bénéficiait des richesses amassées par les publicains, très probablement elle jouait sur la variation des cours, au Forum et dans les basiliques.

Par là, et avec la ressource modeste du petit commerce et delà petite industrie, se soutint quelque temps cette vigoureuse classe moyenne qui avait fourni des légions à d’innombrables guerres. Cicéron ne le dit-il pas formellement dans un texte dont nous lui avons fait application à lui-même[26] ? Il n’y a que trois procédés à la portée de ceux qui ont besoin de gagner de l’argent honnêtement : le commerce, le travail, et les adjudications publiques, publicis sumendis[27]. Chez tous les peuples, c’est du commerce ou du travail professionnel que vit la bourgeoisie ; le trait caractéristique pour les Romains, c’est qu’on ajoute l’œuvre des fermes de l’État, c’est-à-dire les entreprises des publicains, comme troisième ressource normale du grand public, mise sur le même rang que les deux autres. C’est la reproduction sous une autre forme du mot de Polybe, tout le monde, peut-on dire, est intéressé aux bénéfices de ces entreprises.

Cette classe moyenne était, d’ailleurs, restée plus forte et plus nombreuse qu’on ne le croit peut-être, puisque, par une merveille de dignité patriotique ou d’orgueil de race, les prolétaires ne furent admis dans l’armée que par une innovation de Marius. A cette époque, cependant, les Romains avaient déjà, depuis longtemps, de nombreuses armées en campagne, ils avaient étendu leurs victoires en Italie et au delà des mers, de tous les côtés à la fois, en même temps qu’ils peuplaient de leurs negotiatores aventureux les terres destinées aux conquêtes de l’avenir. Equites romani milites et negotiatores[28]. La classe moyenne s’enrichissait, et elle semblait, par ce fait même, destinée à décliner plus que tout autre sous l’influence dissolvante des mœurs nouvelles[29].

Mais, en dehors de ces considérations générales, de leur nature toujours un peu vagues, ce qui prouve, jusqu’à l’évidence, que ce mouvement de la spéculation, dans les entreprises de l’État, fut, au sixième siècle de Rome et au commencement du septième, aussi général, aussi universel et aussi important que nous le disons, c’est la suite de ce précieux chapitre de Polybe, que nous voudrions pouvoir reproduire tout entier ici, et qui nous donne une idée si merveilleusement exacte de l’état politique et économique des anciens.

En constatant l’ascendant et l’autorité très effective qu’exerce le Sénat sur le peuple, Polybe en recherche les causes ; or, celle qu’il place la première de toutes, celle sur laquelle il insiste presque exclusivement, c’est que le Sénat a entre ses mains le sort des publicains, c’est qu’il lui appartient de leur accorder des délais, de diminuer leurs charges, d’annuler leurs baux, de les juger, ainsi que les autres causes, et, par là, de léser ou de favoriser tous ceux qui s’intéressent à ces adjudicataires, c’est-à-dire par la force même des choses, le peuple tout entier[30].

II y a là, assurément, une constatation qui devrait paraître au premier abord singulière et sur laquelle, cependant, on ne s’est jamais beaucoup appesanti, que nous sachions. Le texte fait partie d’une section concernant la constitution de la République romaine ; étude des plus curieuses, au point de vue politique, où, suivant l’expression de M. Maynz, l’historien grec cherche à démontrer, avec sa sagacité habituelle, que c’est la combinaison intelligente des trois éléments : peuple, Sénat et magistrats, qui constitue le grand mérite de la constitution romaine et la rend supérieure à toutes les autres constitutions connues[31].

Pour arriver à sa démonstration, Polybe signale d’abord les attributions du Sénat : elles sont considérables en toutes matières ; il les énumère longuement, et, cependant, lorsqu’il recherche, en poursuivant sa thèse, ce qui constitue, aux yeux du peuple, le prestige et l’autorité de cette illustre assemblée, c’est à son influence sur les affaires des publicains qu’il s’arrête.

Le Sénat n’est-il pas cependant législateur ? N’est-il pas le maître de la politique, des affaires extérieures, de l’administration, du culte, de la distribution du butin, de la levée des armées, de la fixation des impôts, et de tant d’autres choses[32] ?

Tout cela doit sembler de peu d’importance à l’historien, au moins dans les rapports du peuple et du Sénat, car pour lui, si le peuple est soumis au Sénat, c’est d’abord, parce que le Sénat tient dans ses mains le sort des publicains. L’autre élément de puissance dont parle Polybe, c’est la judicature ; dans quelques années elle allait passer aux publicains, pour augmenter encore leur importance, et nous les verrons alors devenir tout à fait les maîtres dans l’État.

Quel est l’historien soucieux de la vérité qui eût osé, sans l’avoir constaté par lui-même, donner une pareille prépondérance à une attribution que l’on devait croire si secondaire et si spéciale, parmi les pouvoirs sans nombre de ce corps tout puissant, que l’on comparait à une assemblée de rois.

II faut, pour qu’un semblable état de choses ait été ainsi rapporté par Polybe, qu’il en ait été vivement frappé ; il faut, en d’autres termes, que ces entreprises des publicains aient eu sous ses yeux, dans les mœurs et la vie des affaires romaines, un caractère d’intérêt universel, une importance dont il n’a pu nous retracer l’image exacte, que parce qu’il en a été personnellement le témoin.

Aussi les adjudications constituaient-elles, à chaque échéance, une sorte d’événement d’intérêt public. L’ouvrage de Dezobry, si plein de documents, et souvent si judicieusement exact, en fait une description très animée. La foule se porte en masse au Forum, s’y groupe en nombre immense autour du censeur, et le peuple est attentif à toutes les péripéties des enchères[33].

L’histoire de notre temps ne parlera guère, sans doute, des incidents relatifs aux adjudications même des plus grandes entreprises de l’État ; il en est différemment dans l’histoire romaine. Nous verrons Dion Cassius, Tite-Live, Cicéron, Asconius et d’autres encore, nous rapporter avec détail, les difficultés résultant des demandes de résiliation ou de réduction des adjudications concédées aux publicains, comme de faits historiques importants. Les plus grands personnages de Rome seront mêlés à ces difficultés ; Caton d’Utique, Crassus, Pompée, César lui-même s’en préoccuperont comme de choses du plus haut intérêt, tant il est vrai qu’elles se rattachent de toutes façons, directement, au grand public. Et lorsque, plus tard, des hommes politiques oseront toucher aux privilèges des publicains, notamment aux lois judiciaires, on leur fera payer cher leur audace.

Devons-nous nous étonner de cette merveilleuse expansion, et faut-il en douter ? On a pu traiter la chose comme incomprise, ou même comme incompréhensible, avant le dix-huitième siècle, et passer, sans jeter un regard sur ce qui en avait été écrit dans l’antiquité. Mais l’expérience et la pratique des faits contemporains sont venus apporter la lumière, et entourer de l’intérêt le plus saisissant ces faits que nous voyons revivre, avec tous leurs éléments caractéristiques, autour de nous, a l’occasion des grandes émissions.

Depuis Law, il nous a été donné, bien souvent, en France, de constater que rien ne se propage d’une façon plus réellement étonnante, que cette passion subite d’apporter ses capitaux aux monteurs d’affaires, de s’associer à eux, afin de poursuivre des gains réels ou imaginaires dont personne ne semble douter, à l’instant de la vogue. On se dispute les premiers rangs, pour souscrire et verser son argent. Tout le monde veut avoir sa part de bénéfices, ou au moins de spéculation et d’espérances, en vue d’un avenir, dont les arrêts sont cependant trop souvent pleins d’amère déceptions, et tournent parfois au désastre. Chez les Romains, il est vrai, ces déceptions étaient moins redoutables que chez nous, parce que l’État n’était pas sans pitié pour ses adjudicataires malheureux, leur accordait des remises, et souvent fermait les yeux sur leurs abus les plus criminels. La spéculation n’en avait que plus d’attrait pour la foule avide de ce butin, qui arrivait ainsi des provinces jusqu’à elle. On voit, par les faits qui précèdent, que la chose avait pris des proportions auxquelles nous n’atteignons pas.

Pour qu’un peuple se laisse aller à ces entraînements chanceux et souvent passionnés, pour qu’il compromette ou multiplie ses richesses, dans des combinaisons quelquefois très complexes, très obscures ou très périlleuses, il n’est pas nécessaire qu’il ait une longue existence, pas même qu’il soit complètement organisé.

N’est-ce pas ce qui s’est presque constamment produit, dès le début de ces gouvernements innombrables, et chez ces peuples durs à la peine, que nous avons vus se constituer, depuis le commencement de ce siècle, dans l’autre hémisphère ?

C’est de l’association privée que beaucoup sont nés ; c’est par elle, et par les combinaisons multiples qu’elle comporte, qu’ils se sont presque tous développés, après avoir subi des fortunes diverses.

Les peuples d’antique origine qui recherchent notre civilisation, subissent, comme les autres, et au sortir même de leur barbarie, les entraînements instinctifs et parfois redoutables de l’association financière, quand ils en ont une fois senti l’attrait. Si nous en croyons des renseignements autorisés, le Japon a vu se former, dans la seule année 1887, plus de six cent quatre-vingt sociétés par actions, et les années avoisinantes présentent toutes des chiffres en rapport avec celui-là.

Le Japon, pourrait-on nous dire, sans avoir notre civilisation, en est du moins le témoin et en subit l’influence ; nous le reconnaissons assurément. Mais que peut être cette peuplade primitive, sortant à peine de ses maisons de bois, comme intelligence, comme habileté pratique, juridique et financière, à côté de ce grand peuple Romain, qui avait travaillé, combattu, triomphé de tous les peuples avec qui il avait été mis en rapport, légiféré par lui-même, discuté pied à pied sa constitution et ses lois, et réalisé déjà tout cela magnifiquement, dès le sixième siècle de son existence.

Ce qu’ont fait le Japon et les autres peuples de diverses races dès leur début dans la civilisation, comment Rome ne l’aurait-elle pas fait au temps de la puissance et de la liberté ? Il fallait l’étincelle, dira-t-on. Nous répondrons qu’elle avait jailli. Dès que Rome eut senti dans ses mains la force que pouvait fournir l’association de ses capitaux immenses, l’élan fut donné : tout le constate dans les écrits de ceux qui en furent juges par eux-mêmes. Cette Babel financière dont parle Mommsen commence aux premières grandes conquêtes, avec les publicains et avec les banquiers ; et, dès lors, c’est la vie d’un peuple en fermentation qui se soulève ; tout le monde va mettre à trafiquer, l’ardeur avide que l’on apportait naguère à travailler le sol romain, à faire l’usure, à livrer des batailles, et à augmenter le territoire conquis.

Cette organisation nouvelle des affaires d’argent s’est développée d’elle-même, s’est réglée ; elle est devenue le fait persistant et normal. Les grandes sociétés sont restées la base de l’organisation du travail et des finances nationales ; elles ont d’autant plus prospéré, qu’elles faisaient, presque à coup sûr, d’énormes bénéfices, pendant toute la durée de la République.

Outre l’influence qu’elles exerçaient accidentellement, dans certains cas spéciaux, sur les faits de la politique intérieure et extérieure, elles eurent leur rôle permanent et leur fonction dans l’organisation de l’État, puisqu’elles se constituaient pour toutes les entreprises de l’État et exclusivement pour elles.

Mais nous trouverons encore, à un autre point de vue, dans l’histoire des lois et des faits, la prouve évidente de cette extraordinaire et fatale puissance qu’ont exercée les financiers à Rome, par d’autres moyens[34]. Comme tous les despotes, ou bien comme les régimes révolutionnaires de tous les temps, c’est par la tyrannie judiciaire qu’ils se sont assuré l’exercice de leurs plus abominables excès, car il faut ordinairement aux hommes, au moins les apparences de la justice pour gouverner.

Nous verrons, en effet, que de nombreuses lois judiciaires se sont succédées des Gracques à Auguste ; la plupart ont eu pour but d’assurer aux publicains, par le mode de recrutement des juges, non seulement l’exercice de leurs droits, mais la protection et le maintien de leurs abus les plus horribles et les plus sanguinaires à l’égard des provinciaux. Et cela s’est fait consciemment, ouvertement, constitutionnellement, dans les comices, par l’influence de l’ordre des chevaliers, parfois avec la connivence des grands, et le concours intéressé d’une grande partie des suffrages de la plèbe.

A-t-on jamais songé, dans notre siècle, plus financier pourtant que tous ceux qui l’ont précédé, et sous un gouvernement stable, à autoriser d’avance les bénéfices excessifs, ou même les abus des grandes compagnies, par la disposition des lois organisatrices de nos jurys civils et criminels, chargés de les juger, comme on le fit à Rome pendant de longues années ? Les complaisances du pouvoir législatif n’iront jamais, il faut l’espérer, jusqu’à ce degré de dépravation publique. Sans doute, il y aura toujours des magistrats prévaricateurs dans les tribunaux, et aussi des suffrages intéressés dans les Chambres ; mais, si après avoir considéré les principes manifestement supérieurs qui dominent l’institution de nos jurys criminels et d’expropriation, et leur mode de recrutement, on se réfère aux actes même de ces jurys, il est impossible de trouver nulle part une suite systématique de solutions législatives ou judiciaires partiales et ouvertement intéressées. Ces jurys ont été créés, par les lois, aussi éclairés et aussi indépendants que possible. Nos jurys criminels restent au-dessus de tout soupçon de partialité coupable ; et s’il existait une tendance dans les évaluations de nos jurys d’expropriation, elle serait plutôt favorable aux particuliers qu’aux compagnies ; ce qui peut s’expliquer d’ailleurs de diverses façons.

Chez les Romains, au contraire, non seulement les juges furent, de parti pris, cyniquement favorables aux publicains et intraitables pour les gouverneurs, les magistrats et pour tous ceux qui tentaient de gêner leurs rapines, mais, pendant des années, c’est en vue de ce résultat que furent faites les lois sur l’organisation et le recrutement des juridictions. Dès lors, nous verrons, dans les détails de leur histoire, les publicains devenir ouvertement les maîtres de l’État ; nous avons déjà signalé ces faits qui seraient vraiment incroyables, si Festus, Appien, Pline et bien d’autres ne les avaient pas affirmés dans les termes les plus énergiques ; nous en rechercherons l’explication.

Par le fait, l’importance que prirent les compagnies dans le inonde romain fut telle, que lorsque Cicéron a voulu peindre les manifestations dont il fut l’objet, a l’occasion de ses disgrâces passagères, on dirait qu’elles composaient à elles seules, pour lui, le populus, le vrai peuple romain tout entier. Et c’était bien ce que nous avait fait entendre Polybe, en effet. J’ai été désigné par le Sénat comme l’homme nécessaire, dit Cicéron ; mais l’ordre équestre est, par sa dignité, très voisin du Sénat. Or, toutes les sociétés de tous les publicains (omnes omnium pubticanorum societates) ont comblé de témoignages les plus élogieux mon consulat et tous les actes de ma vie. Au-dessous de ces compagnies, derrière lesquelles semble disparaître l’ordre des chevaliers, dans l’esprit de Cicéron, il n’y a plus rien que les scribes et les humbles collèges d’artisans, de montant ou de pagani, c’est-à-dire, presque sans transition, la plèbe la plus infime[35].

Dans le même discours, pour sa maison, Cicéron reprend vers la fin ses énumérations, et là, il place dans la hiérarchie savante de ses périodes oratoires les sociétés avant les ordres de l’État (societates, ordines) ; nous savons maintenant ce que cela signifie. Dans le discours pro Murena il fait plus encore, il place les sociétés avant les membres les plus considérables du Sénat lui-même[36].

Par les efforts habiles et sans scrupules de ce peuple, que soutenaient à la fois l’énergie des mœurs anciennes et l’enivrement des victoires nouvelles, par la force de ces puissantes sociétés qu’il avait su organiser, et donc l’action se répandait partout, l’or tant désiré ne tarda pas à venir, mais il accomplit, sans délai, son œuvre corruptrice et destructive. Enrichis de dépouilles, vivant au sein de la licence des armes, écrit Dion Cassius[37], depuis quelque temps en possession des biens des nations vaincues, les Romains eurent à peine goûté les délices de l’Asie ; qu’ils rivalisèrent de dissolution avec ses habitants et foulèrent bientôt aux pieds les mœurs de leurs ancêtres. Les publicains n’y perdirent d’abord rien de leur puissance, au contraire, mais, nous pouvons le redire pour terminer ces observations sur l’ensemble de leurs œuvres, la République devait succomber avec eux, et, pour une part très large, par le fait de leur influence démoralisatrice et dissolvante.

 

§ 3. — Impôts et travaux publics mis en adjudication[38].

Avant les guerres Puniques, à la fin du quatrième siècle, fut créé un impôt sur lequel la spéculation devait se porter, et qui fut, dès son origine, mis en adjudication : la Vicesima manumissionum[39], pendant que se continuaient, depuis la plus haute antiquité, le fermage de la scriptura, ou impôt sur les pâturages publics, et celui des portoria, impôt des douanes. II en fut de même de l’impôt sur le prix des ventes, sur les transmissions héréditaires et de bien d’autres que nous étudierons tour à tour, parce qu’ils furent tous donnés en adjudication aux publicains.

A partir des guerres puniques, le jour se fait complètement sur la fixation des impôts et sur leur mode de perception.

L’ager provincialis s’est immensément étendu, et le régime des Decumani, des collecteurs de tributs en nature ou en argent sur les immeubles, s’est immédiatement organisé. C’est là que les publicains commettent leurs exactions, sinon les plus considérables, du moins celles qui sont les plus odieuses aux populations. Le régime n’est pas le même dans toutes les provinces, mais presque sur tout le territoire romain on retrouve les publicains, soit comme adjudicataires de la dîme, ainsi que nous le verrons spécialement pour la Sicile et l’Asie, soit comme intermédiaires spéculant sur la transmission du produit des impôts sur le sol et les personnes, en même temps qu’ils sont adjudicataires d’impôts indirects à percevoir, ou de travaux publics à effectuer[40].

Enfin, les mines et carrières appartenant à l’État étaient données plus fréquemment que jamais en adjudication.

En même temps s’accomplissaient les grands travaux d’embellissement dans Rome, à l’aide des richesses recueillies, par tous les moyens, dans le monde entier. On commença à tracer aussi les grandes voies qui devaient conduire du Mille d’or aux extrémités de l’univers. C’est le temps des grandes entreprises qui commencent et vont en se développant[41].

A l’époque de Polybe, dit Marquardt[42], la dépense la plus importante pour l’État était celle des travaux publics. C’étaient, outre les travaux d’entretien des murs, des routes et des conduites d’eau, la construction des temples, des Porticus, Basilicæ, l’établissement des voies romaines, des Fora, les installations pour les ludi circenses, les fournitures pour l’armée[43]. C’était, la plupart du temps, aux censeurs qu’était confié le soin de faire exécuter ces travaux. On y consacrait la moitié ou même une plus grande partie des vectigalia, c’est-à-dire des impôts indirects[44]. Les temples étaient construits, tantôt par un général, avec les produits du butin de la guerre, ou bien par les édiles, avec les produits des amendes qui leur étaient attribués, ou bien par le Sénat, en vertu d’une décision spéciale. C’est par un magistrat ayant l’imperium que les travaux étaient mis en adjudication... L’État ne se préoccupait que des moyens de communication d’intérêt général, des chaussées, des aqueducs, des ponts et des ports, tandis que les travaux municipaux, et spécialement les chemins vicinaux et les ponts y relatifs, furent laissés de plus en plus à la charge des communes[45].

Les sociétés des publicains se portaient, parfois simultanément, adjudicataires de ces grands travaux et de la perception des impôts. Elles pouvaient y joindre les grandes entreprises de transports, que facilitaient leurs relations déjà organisées avec les provinces, ou qui, à l’inverse, leur servaient à étendre leurs propres établissements.

L’adjudication se faisait dans les mêmes formes, et aux mêmes conditions que pour les impôts. On retrouve partout les mancipes, les prædes, les garanties à fournir sur les biens, prædia subsignala, et l’adjudication devant le censeur, ou un autre magistrat, avec le cahier des charges pour les travaux à exécuter, locationes censoriœ[46].

Il nous paraît incontestable que les adjudicataires de travaux, même d’intérêt privé, bénéficiaient, par le seul fait de l’intervention du magistrat dans l’adjudication, du régime spécial des sociétés de publicains. Nous voyons en effet, que Verres, ayant mis en adjudication publique, en sa qualité de préteur, des constructions de colonnes à faire pour un pupille, .se permit d’insérer dans la Lex cette disposition : Qui de L. Marcio, M. Perpenna censoribus redemerit, eum socium ne admittito, neve ei partent dato, neve ei redimito. Voilà bien les mots caractéristiques des sociétés que nous étudions : socium admittere, partem dare ; et, cependant, il s’agit de travaux effectués par ordre de justice, sans doute, mais dans un intérêt privé. Or, Cicéron ne conteste pas à Verres la légalité de la mesure qu’il a prise dans son cahier des charges ; mais seulement la manœuvre frauduleuse que cette mesure dissimulait[47].

Il n’en reste pas moins vrai qu’il fallait l’intervention d’un magistrat pour obtenir ce résultat anormal, au point de vue de l’organisation des sociétés, et que, par conséquent, l’État resta toujours le maître de laisser se créer ou de défendre, à son gré, les associations de capitaux.

 

§ 4. — Personnel des sociétés : différentes espèces d’associés socii et participes ; fondions diverses et agents.

Toutes les situations que Ton peut prendre dans le fonctionnement des grandes sociétés de spéculation, sont indiquées dans le texte de Polybe que nous avons rapporté plus haut. On est adjudicataire en nom, ou simplement caution et garant, ou bien on s’associe à l’entreprise comme simples participes.

Il était bien rare, sans doute, que les grandes entreprises de l’État fussent adjugées à un seul homme, sans associé ; cela se faisait cependant, paraît-il, même pour les Vectigalia. Une inscription, rapportée par Orelli, porte ces mots : Feci secure solus semper fiscatia manceps[48].

Il semble cependant résulter de l’esprit même de cette inscription, que ce n’était pas une chose usuelle que de se porter seul manceps, c’est-à-dire adjudicataire en nom, fût-ce avec l’aide des participes et des cautions. L’étendue des lots mis en adjudication devait, en effet, empêcher le plus, souvent les simples citoyens, quelque riches qu’ils fussent, de se porter seuls adjudicataires de la ferme des impôts, tout spécialement. L’organisation de la commandite par action devait transformer la spéculation, en la rendant accessible à tous.

Mais qu’est-ce que le manceps ? Et les participes ? On le voit, nous ne saurions parler plus longtemps des publicains, sans donner une notion sommaire et précise, de ces procédés d’adjudications et du personnel des sociétés qui en assuraient la réalisation.

Les prétendants se présentaient devant le censeur ou les autres magistrats chargés de concéder l’adjudication. L’adjudicataire s’appelait manceps, parce que, disent Festus[49] et Cicéron[50], il levait la main pour se faire attribuer l’adjudication aux enchères. Il pouvait y avoir plusieurs mancipes ou un seul. On pouvait faire enchérir par un nuntius[51]. Les mancipes étaient responsables solidairement de leur engagement vis-à-vis de l’État[52]. L’État avait un privilège sur tous leurs biens[53]. Ils devaient fournir un præs ou des prædes, c’est-à-dire des cautions pour garantir leurs obligations et, en outre, des garanties réelles[54].

Mais des associés pouvaient intervenir après coup, et, sans être responsables vis-à-vis de l’État, l’être, en vertu du contrat de Société, envers le manceps et envers les tiers.

Le pries lui-même pouvait joindre à ses obligations le titre d’associé. Utilitatis causa, on avait accordé à ces socii des faveurs spéciales destinées à faciliter leur intervention dans l’administration active de la société ; c’est ainsi qu’on leur avait donné le droit d’user d’interdits créés pour les mancipes[55].

A cette espèce d’associés devaient s’appliquer les mots de Polybe : Cum his societatem habent[56].

A une troisième classe de personnes, enfin, aux participes ou affines, s’appliquaient incontestablement ces derniers mots de l’énumération : Alii eorum nomine bona sua in publicum addicunt.

Nous croyons voir, en effet, dans cette énumération transcrite plus haut en entier, l’association de personnes en nom, très manifestement opposée à l’association anonyme des capitaux. Polybe indique d’abord les commandités responsables in infinitum, et puis ensuite les commanditaires bailleurs de fonds, qui sont irresponsables au delà de leur apport, parce qu’ils ne figurent pas en nom parmi les associés.

Est-ce à dire que nous retrouvions telle quelle, notre commandite par actions, sous la République romaine ? Nous n’avançons cette affirmation très nettement que pour la commandite simple : Caton l’a très ingénieusement organisée, peut-être même découverte comme moyen de garantie contre ses débiteurs[57].

Quant à la commandite par actions, ce que nous croyons pouvoir affirmer, c’est que les Romains en ont connu tous les ressorts essentiels. S’ils n’en ont pas formulé toutes les règles, ils en ont compris et largement obtenu, en fait, tous les résultats utiles.

Nous constaterons, en effet, d’abord, que les sociétés de publicains ont la personnalité civile et qu’elles se perpétuent malgré la mort des associés. Nous ajoutons qu’elles ont leur élément responsable qui est dans la personne des mancipes et des socii ; sur ce point-là, il n’existe aucun doute ; ce sont les associés en nom, tenus indéfiniment des engagements sociaux. Les participes, au contraire, se présentent à nous comme des commanditaires ; ce sont des associés de second rang, attachés à l’entreprise plutôt qu’aux entrepreneurs, affines conductionis.

Nous examinerons en détail, plus tard, ces divers agents des sociétés de publicains et leurs attributions ; mais notre étude actuelle sur le rôle qu’ont joué ces sociétés dans l’histoire serait incomplète, ou laisserait trop de doutes sur une question essentielle, si nous ne fixions pas nos idées à l’égard de ces actionnaires, que les commentateurs semblent avoir laissés en oubli. Nous avons étudié la question au point de vue de l’économie générale et de l’histoire, donnons-nous la plus complète certitude, en invoquant les textes et les principes du droit. Il faut observer, d’abord, que les participes ne sont pas considérés comme de véritables socii. Tite-Live les appelle affines conductionis, et le mot particeps, qu’on leur consacre partout, se traduit par les mots part prenant, participant, qui ne sont certainement pas synonymes d’associé.

Ce ne sont pas non plus des croupiers, c’est-à-dire des associés d’associés ; car on les appelle souvent, quoique improprement, socii, et on indique incontestablement toujours, que c’est avec la société qu’ils traitent. Le particeps est affinis conductionis, non socius socii[58].

Polybe nous a dit qu’il verse des capitaux dans l’entreprise tous le nom d’autrui, ce qui est déjà fort caractéristique assurément de la situation des commanditaires.

Comme pour compléter cette notion, Asconius[59] nous dit du particeps : Non indivise agit ut socius. Que signifient ces mots : Il n’agit pas indivisément comme un associé.

En adoptant le sens qui se présente au premier abord, ils semblent dire, que le particeps ne peut pas agir pour la société considérée dans son ensemble, indivisément, ou comme personne morale ; qu’il ne la représente pas. Admettons-le, pour un instant.

Si tel est, en effet, le sens véritable de ces mots, nous trouvons la notion du commanditaire presque aussi nette, sous un premier aspect, dans les textes latins, que dans ceux de notre Code de commerce qui dit : Le nom d’un associé commanditaire ne peut faire partie de la raison sociale (art. 25). — L’associé commanditaire ne peut faire aucun acte de gestion, môme en vertu de procuration (art. 27, modifié par la loi du 6 mai 1863). — Alii horum nomine bona sua in publicum addicunt... Voilà la teneur de l’article 25. — Non indivise agunt... Voilà celle de l’article 27.

L’analogie entre les deux législations nous paraîtrait même démontrée, sans cette dernière proposition, à laquelle nous serions portés, d’ailleurs, à donner un autre sens ; nous allons l’indiquer plus bas.

Cependant, il ne suffit pas de dire que le commanditaire ne  figure pas en nom dans la société pour l’avoir complètement défini ; son caractère essentiel c’est de n’être passible des pertes que jusqu’à concurrence des fonds qu’il a mis ou dû mettra dans la société (art. 26, C. de C).

C’est ce qui nous reste à établir, et cela nous paraît résulter, pour le particeps, d’abord de ce qu’il ne figure pas en nom dans la société. La présence du nom dans les actes de la société est tout naturellement l’indice de la responsabilité personnelle, or nous venons d’établir que le particeps porte son argent dans les entreprises au nom des associés, ύπέρ τούτων, dit le texte grec. Son propre nom ne paraît pas ; comment pourrait-on soutenir qu’on a compté sur sa responsabilité, quand on ne connaît pas même son existence ?

De plus, s’il est vrai que le droit du particeps est aliénable, le bon sens indique qu’il n’est plus question de responsabilité indéfinie à son égard. L’aliénabilité du titre implique par elle-même l’absence de responsabilité personnelle. C’est ce que proclament en principe, sauf quelques dérogations très rares et très restreintes, toutes les lois modernes. Et les nécessités pratiques indiquent qu’il n’en peut être autrement ; c’est le caractère inhérent aux associations de capitaux sans nom, comme sont les capitaux du particeps et du commanditaire. Le changement réitéré des titulaires doit faire disparaître leur individualité ; la part sociale circule, sans considération des personnes qui la possèdent successivement.

Nous croyons que l’on pourrait même invoquer dans le sens de cette irresponsabilité à l’égard de toute personne, les mots d’Asconius : non indivise agit, en les expliquant autrement, malgré la tendance toute naturelle que l’on éprouve à leur donner l’interprétation que nous venons d’indiquer plus haut, et qui a le mérite de paraître toute simple : il ne représente pas la société en agissant. Mais en agissant contre qui ? Voilà ce qui donne à réfléchir.

Si on observe attentivement la situation, on remarquera que, du moment où le particeps ne paraît pas en nom dans la société aux yeux des tiers, de même qu’il ne peut être tenu personnellement envers eux, il ne saurait être question de ses actes sociaux à leur égard. La chose est tellement évidente, qu’il nous semble qu’Asconius n’a pas pu songer à ces actes à l’égard des tiers, pour dire qu’ils ne se produisent pas indivise ; ils ne peuvent pas se produire du tout, ni divise, ni indivise, voilà la vérité. Le particeps n’est rien pour les tiers[60].

Mais si le particeps ne peut pas évidemment agir en cette qualité contre les tiers, il peut, au contraire, agir contre les associés en nom, quand le moment est venu pour lui d’obtenir sa part. Il nous semble que ce n’est qu’à cette poursuite que peuvent se référer les mots d’Asconius. Ils constatent simplement, en d’autres termes, qu’on refuse au particeps l’action pro socio contre les associés.

Ces mots non indivise agit ut socius, signifieraient, d’après nous, que le particeps ne peut faire valoir ses droits, comme les associés ordinaires, contre la société, et qu’il ne peut obtenir sa part, que sur les bénéfices déterminés après le partage et la liquidation, entre associés en nom. C’est-à-dire que le particeps ne viendrait pas au partage comme partie en cause, sauf la faculté de s’assurer que la liquidation et le partage n’ont pas été faits en fraude de ses droits.

Cela n’empêcherait en rien, d’ailleurs, la répartition par anticipation des bénéfices réalisés, répartition facultative ou réglée par l’acte social, et qui se fait, de notre temps, sous la forme des dividendes.

Il résulterait de cette interprétation, que le particeps n’aurait qu’une chose à faire : réclamer, comme l’indique son nom, la part représentant son apport et ses bénéfices sur les fonds affectés à cette destination dans la liquidation, sans avoir rien à démêler dans les pertes éventuelles auxquelles la société pouvait être exposée. Il ne se présenterait que sur l’actif fixé dans la liquidation et non pendant l’indivision, non indivise ; et s’il n’y a rien à prendre, surtout s’il n’y a que des dettes au partage, alors il n’a plus à agir. Cette interprétation nous semble confirmée par ces mots : Nam particeps qui certain partem habet, qui précèdent dans les textes les mots non indivise agit ut socius. Il nous paraît donc certain que le particeps n’est responsable in infinitum, ni envers les tiers, ni envers ses coassociés. Gomme pour l’actionnaire, ses risques ne peuvent dépasser son apport. Mais nous devons nous hâter, pour ne pas nous éloigner trop longtemps du domaine de l’histoire.

Nous reconnaîtrons, d’ailleurs, que les textes ne sont pas aussi explicites sur cette limitation de la responsabilité, que sur les autres points ; il y a une raison pour expliquer ce silence, et elle est péremptoire ; c’est que la question ne pouvait guère se présenter en pratique, et qu’on n’avait pas dû songer à la prévoir.

Il ne faut pas oublier, en effet, que nous ne parlons que des compagnies fermières de l’État, les seules qui puissent s’organiser par actions ; or, l’État intervenait quand ses entrepreneurs étaient en perte ; alors il les dispensait de payer le montant de leur adjudication, ou il le réduisait, ou même il résiliait le bail[61].

Cette faveur devait être d’une pratique assez fréquente, car nous l’avons vu figurer dans le texte de Polybe, comme l’une de ces attributions du Sénat, auxquelles le peuple ajoutait la plus grande importance ; celle qui assurait au Sénat son autorité sur le peuple. Il peut accorder des délais, et, s’il est intervenu quelque malheur, relever les publicains d’une part de leurs obligations, ou bien annuler l’adjudication, si un événement empêche l’entreprise de se réaliser.

Puisque les socii n’avaient pas à supporter les pertes résultant des cas fortuits ou de force majeure, à plus forte raison les simples participes ne devaient-ils pas avoir à les redouter ; c’est ainsi que, la question ne devant pas se présenter en fait, on n’avait pas eu besoin de spécifier la solution.

La question de responsabilité des participes ne se présenterait donc qu’en cas de perte par faute des socii ; mais ce serait leur faire supporter la faute d’autrui que de les soumettre à de pareilles éventualités. Nos commanditaires ne sont pas responsables in infinitum, parce qu’ils ne peuvent pas avoir la direction ; il en était de même des participes. La loi 6, § 8, D., pro socio, nous fournira la preuve que cette responsabilité ne pouvait, en aucun cas, porter sur les affines ou participes.

Ceci n’exclut pas, bien entendu, la possibilité et même la nécessité de réunir les participes et de les consulter en assemblée générale dans certains cas, à raison de l’intérêt qu’ils ont à la prospérité de la société et de l’argent qu’ils y ont apporté. Les Verrines nous fournissent des exemples de ce fait[62] ; et c’est une analogie de plus avec nos sociétés modernes. Ce parallélisme constant entre les détails pratiques des deux législations nous prouve bien que nous sommes dans la vérité, en affirmant l’identité de leurs principes sur notre matière.

On peut dire seulement : heureux publicains, heureux actionnaires, qui n’avaient pas de débâcle à redouter, et que l’État tout-puissant mettait à l’abri du danger. C’est ainsi que, chez nous, certaines sociétés par actions ne fonctionnent qu’avec la garantie de l’État.

Les participes étaient donc de vrais commanditaires.

Nous avons ajouté que ces commanditaires l’étaient sous les formes de l’action, c’est-à-dire que leurs partes avaient le caractère de transmissibilité. Caton avait imaginé la commandite simple[63] ; les publicains pratiquèrent la commandite par actions.

Quant à la transmissibilité par suite de décès, les textes indiquent, à n’en pas douter, qu’elle fut admise de tout temps pour les publicains. Nous n’avons pas besoin de rappeler que c’est une faveur qui ne s’étendit jamais aux autres sociétés.

Nous n’avons aucun doute, non plus, après ce que nous avons déjà dit, sur la transmissibilité des partes entre vifs, caractère essentiel de l’action. Ces partes étaient transmissibles normalement et en principe, à Rome ; elles avaient donc tous les caractères requis pour constituer des actions, même d’après les doctrines les plus exigeantes à cet égard[64]. Elles avaient un cours variable ; le mot de Cicéron, partes illo tempore carissimas, suffirait à lui seul pour l’établir ; mais nous avons déjà ajouté d’autres preuves à celle-ci.

Avant d’achever cet aperçu, et sans attendre de traiter la question juridique ex professo, nous dirons quelques mots seulement, sur les modes de transmission, probablement admis par les publicains.

Nous aurons ainsi suffisamment caractérisé, dans leur ensemble, leurs moyens d’agir et l’organisation de leurs sociétés, pour pouvoir avancer en sécurité dans le domaine de leur histoire.

Certainement, la transmission de ces partes était en dehors des règles de la cession de créance, et nous pensons que la procuratio in rem suam n’a rien à faire ici. Comment aurait-on pu appliquer cette forme, née du scrupule des juristes, au cas où l’on devait céder une de ces parts que nous appellerions non libérée de notre temps. Or, cela devait se faire, puisque les publicains n’étaient pas obligés de verser immédiatement le montant de l’adjudication, et qu’ils étaient soumis à des garanties pour les prestations à réaliser.

Il y avait, dans ce cas, évidemment une obligation transmise avec la part vendue, ce qui déroge doublement aux règles ordinaires du droit civil ; les procédés de ce droit devenaient donc tout à fait insuffisants.

C’est que les besoins de la pratique avaient brisé les cadres trop étroits du droit normal. Dare partes carissimas, habere, eripere partes, est-ce là le langage juridique ? Dare est une expression technique dans la langue du droit, qui ne s’est jamais appliquée aux créances ordinaires, et encore moins aux obligations, et c’est Cicéron qui l’emploie ici, sans cesse, en plaidant, devant les tribunaux de Rome. Tous les écrivains de son temps qui ont eu l’occasion de parler des partes, ont répété ce même mot, dare partes, si étranger à la langue classique.

Peut-être y avait-il des titres transmissibles par voie de transfert. Les mots eripuit partes, en particulier, indiquent-ils nécessairement qu’il y avait des titres transmissibles matériellement, sauf mention ultérieure à inscrire sur les registres ? La traduction littérale pourrait autoriser cette manière de voir ; mais cela ne nous paraît pas suffisant pour établir une opinion.

Observons, d’ailleurs, que les formes des chirographa ou des syngraphæ dont parle Gaius, ou même celle des arcaria nomina, ont, peut-être, été employées à ces transmissions de titres, visées et revêtues des cachets ou autres marques de la compagnie[65].

Il paraît certain, en effet, que ces transmissions étaient mentionnées sur ces registres si admirablement tenus en double ou en triple, qu’on ne put plus en faire disparaître les traces d’une fraude, à l’occasion du procès de Verres.

Gomment aurait-on pu connaître les participes sans ces mentions ? Or, on les connaissait. Nous verrons, d’ailleurs, le transfert employé pour la transmission, à suite de décès, des parts sociales (L. 55, D., pro socio, 17, 2)[66].

En somme, que manquait-il à ces sociétés, pour les faire ressembler complètement à nos sociétés en commandite par actions ? Rien, que des éléments secondaires.

Ainsi les parts aliénées n’étaient pas égales entre elles, comme nos actions et nos coupures ; il y avait des partes magnæ et des particulæ. Elles n’étaient sans doute pas fixées à l’avance, comme dans nos émissions. Et, cependant, l’emploi de ces mots ordinairement au pluriel, partes carissimæ, partes magnas, semble indiquer l’existence d’un système pratique de division des partes.

Nous ne savons pas si des formes particulières de publicité étaient exigées pour la constitution de la société. En tout cas, nous l’avons dit, la Lex censoria était publiée à l’avance et contenait, comme notre cahier des charges, l’indication des obligations et des droits établis par l’État, à l’égard des adjudicataires.

En résumé, nous croyons avoir établi, pour le moment, par ces considérations juridiques forcément sommaires ici, que les deux éléments, socii d’une part, participes de l’autre, étaient nettement séparés, au point de vue des responsabilités, comme ils le sont dans notre commandite ; les partes, comme nos actions, étaient incontestablement transmissibles entre vifs et par suite de décès, elles se vendaient et leur cours était mobile.

Il n’en fallut pas davantage pour qu’elles se répandissent dans toutes les classes de la société, et fussent, comme semblent l’admettre presque tous nos historiens contemporains, la base de grandes spéculations financières sous la République.

Les publicains avaient de nombreux agents, que l’on appelait aussi parfois publicains, et qui pouvaient être de l’ordre le plus infime. C’était un abus de langage, car nous verrons que ceux-ci n’avaient juridiquement aucun des droits ou des obligations réservés aux publicains[67] ; à moins qu’ils ne fussent en même temps actionnaires, particulas habeant. C’étaient très, fréquemment des esclaves ou des affranchis ; quelques-uns s’appelaient tabellarii, coactores, désignations très expressives par elles-mêmes.

La nature de leurs fonctions dans des provinces spoliées, et les exactions dont ils étaient les agents, parfois violents, leur avaient attiré la haine et le mépris des provinciaux, avec lesquels ils étaient en contact direct. Ils étaient plus ou moins nombreux, suivant l’importance du service auquel ils étaient attachés. Souvent, peut-être, ils étaient tenus à avoir des actions, en vertu d’une règle admise, dans certains cas, par la pratique chez nous.

Outre les agents de la perception, les publicains adjudicataires des entreprises même les plus lointaines avaient organisé un service de communications par courriers spéciaux, qui est pour nous du plus haut intérêt.

Ces courriers, que l’on appelait tabellarii, mettaient sans cesse en relation, les agents des provinces avec le service de la direction résidant à Rome, et aussi avec les spéculateurs du Forum et des basiliques. Nous verrons, en analysant plus loin certains écrits de Cicéron, que les valeurs subissaient très vivement, sur le marché romain, l’influence des nouvelles apportées de la province ; c’était sur ces nouvelles, surtout, que devait se fixer, comme aujourd’hui, le cours des partes ; aussi ce service était-il très bien entretenu.

M. Ernest Desjardins, dans un travail qui contient le résumé de leçons professées en 1878, à l’Ecole des hautes études, a donné des détails très intéressants sur les tabellarii en général. Il en résulte très clairement que les services des courriers des publicains étaient bien plus rapidement organisés, et souvent bien mieux desservis que ceux des gouverneurs, dans les provinces les plus éloignées, livrées, comme toutes les autres, à leurs exploitations immédiatement après la conquête.

C’est ainsi que, de nos jours, les reporters des journaux ou les dépêches de la bourse, font souvent plus de diligence que les services publics, pour porter les nouvelles les plus importantes aux intéressés et aux gouvernements eux-mêmes, pendant la guerre comme pendant la paix[68].

L’administration des compagnies était dirigée par un magister, ou plusieurs magistri, qui siégeaient à Rome. Ceux-ci étaient aidés, le plus souvent, par des administrateurs, et assistés d’un conseil qu’ils pouvaient réunir, aussi bien que l’assemblée générale elle-même, suivant les circonstances. En province, un ou plusieurs pro magistri représentaient la société[69].

Il est fréquemment question dans les évangiles des publicains qui étaient en Judée[70]. Nous aurons à parler spécialement de Zachée et de saint Matthieu. Le récit évangélique assimile presque toujours les collecteurs d’impôts aux personnes les plus décriées ; peccatores et publicani sont placés sur le même rang, quelquefois le rapprochement est pire encore.

Il est cependant intéressant d’observer que, lorsque les publicains viennent demander à saint Jean-Baptiste ce qu’ils doivent faire, l’Évangile porte : Ne faites que ce qui vous est permis. La réponse faite aux soldats est bien plus explicite et plus sévère : Neminem cuncutiatist neque calumniam faciatis, et contenti estote stipendiis vestris ; Ne commettez de concussion envers personne, abstenez-vous de toute injustice, contentez-vous de votre solde ; ce qui semble indiquer que les vexations des soldats étaient plus redoutables encore, et leurs excès plus graves que ceux des publicains.

Dans un autre évangile, le publicain est pris comme le modèle de l’humilité la plus sincère et du repentir le plus touchant : Et publicanus a longe stans, nolebat ad cœlum oculos levare : sed percutiebat pectus suum dicens : Deus propitius esto peccatori[71]. Et le publicain se tenant éloigné, ne voulait pas lever ses yeux vers le ciel ; mais il frappait sa poitrine en disant : O Dieu, soyez propice au pécheur. Evidemment, les publicains de la Judée inspiraient, à l’époque de la vie de Jésus-Christ, plus de mépris que de haine. L’autorité d’Auguste s’était déjà appesantie sur eux et avait mis un frein à leurs abominables excès.

Il est probable, d’ailleurs, que, sauf pour saint Matthieu et Zachée, qui sont de hauts fonctionnaires, les publicains dont parle l’Évangile étaient surtout les petits employés qui se perdaient dans la foule ; c’étaient, sans doute, plus particulièrement ces coactores, ces publicains improprement dits, dont nous avons indiqué l’humble situation, et qui étaient en contact direct avec le peuple.

Le nombre des associés et de leurs actionnaires devait être très considérable dans certaines provinces ; puisque Cicéron nous dit, qu’en Sicile, Verres écarta, dans une circonstance, la foule des associés et se contenta d’en réunir quelques-uns. D’autres fois, ce sont les publicains encore, que Ton nous présente comme se portant en nombre, au-devant de grands personnages de Rome, à leur arrivée dans la province. L’évangile noua parle de la turba multa publicanorum[72]. Tout cela implique que beaucoup de ces sociétés avaient une très grande importance, non seulement au point de vue des affaires à traiter, mais encore au point de vue du nombre des personnes, sociétaires ou participes, fonctionnaires de bureaux ou agents de communications, de perceptions et de contraintes qui s’y rattachaient.

Les indications que nous venons de donner, se réfèrent à des textes concernant principalement les adjudicataires des vectigalia. La même organisation se retrouvait dans les sociétés adjudicataires des travaux publics.

 

§5. — Le droit de cité est-il nécessaire pour les publicains ? Les publicains de l’Évangile.

Dans les premiers temps, tous les publicains étaient Romains, sans doute. En fut-il de même toujours ?

Ce dut être une question assez grave, à raison de l’importance que prirent dans l’État, ceux qui s’enrichissaient dans ses opérations financières et industrielles.

C’était laisser une immense force entre les mains des provinciaux, que de les admettre comme les citoyens, à bénéficier des adjudications de l’État, et l’on pourrait voir dans ce fait, s’il s’est produit, un progrès considérable vers cette unité politique et civile, que Caracalla voulut brusquer, par cupidité, et que Justinien devait rendre complète et définitive.

La question, d’abord, ne paraît pas présenter de difficultés, en ce qui concerne les employés d’ordre inférieur, les coactores, les tabellarii, les messagers et même les scribes ; la plupart du temps, des esclaves ou des affranchis étaient attachés à ces fonctions, et c’était même des gens très dépravés dans certaines provinces ; les textes latins nous rapportent que l’autorité fut obligée d’intervenir, pour enjoindre aux publicains de les mieux choisir.

Une partie de ce personnel inférieur était évidemment pris dans la province même où on l’employait. Pourquoi l’aurait-on amené de Rome ? On avait tout avantage à recruter les agents de perception, dans le pays dont ils connaissaient la langue, les usages, l’état des fortunes, les ressources et même les personnes.

Nous n’aurons pas non plus d’hésitation en ce qui concerne les participes, ceux qui avaient une part de commanditaires dans la société, sans être sociétaires aux yeux du public. Sans doute, la plupart de ces actionnaires, cachés ou connus, devaient être à Rome, puisque tout ce qui avait quelque argent, sous la République, était actionnaire ; mais il devait y en avoir beaucoup hors de Rome, et nous avons déjà indiqué des textes qui prouvent que les porteurs de titre constituaient, même en province, des foules nombreuses et qui devenaient parfois bruyantes, comme on peut le voir de notre temps dans certaines occasions.

La question paraît plus délicate, en ce qui concerne les vrais associés, connus, responsables, surtout ceux qui avaient pris part, comme mancipes, à l’adjudication ou qui représentaient la Société, comme pro magistri.

II nous semble qu’on peut trouver, spécialement dans les textes des évangiles, la preuve que ces situations d’associés ou même de sous-directeurs pouvaient appartenir à des pérégrins. S’il en était ainsi en Judée, comment n’en aurait-il pas été de même partout ?

Au surplus, s’il s’était agi d’une société ordinaire, il n’y aurait pas eu de doute ; la société étant un contrat du droit des gens, les pérégrins avaient été de tout temps admis à la pratiquer ; même les juifs qui étaient assez généralement mal vus par les Romains. La question pouvait être plus douteuse dans le cas actuel, à cause des relations qu’impliquent les affaires des publicains et leurs traités avec l’État, dont ils sont, au fond, les percepteurs, pour l’impôt, ou les agents, dans l’exécution des grandes entreprises publiques ; et aussi à raison des considérations politiques dont nous parlions un peu plus haut.

Les textes évangéliques se réfèrent à l’époque du Christ, c’est-à-dire à la période qui termine, à peu prés, celle que nous étudions ; mais, incontestablement, les régies de capacité relatives à cette époque ont dû s’appliquer de tout temps, ou au moins dans le siècle qui l’a précédée.

Il est souvent .question de publicains en général, dans les Évangiles ; mais il est trois personnages qui y figurent individuellement.

Le premier est le pauvre publicain dont nous avons parlé, et dont le Christ fait ressortir l’humilité, pour blâmer l’orgueil des pharisiens. Nous ne savons rien de sa nationalité ; il était probablement l’un des agents que l’on prenait surplace, et qui n’avaient que les dédains de la fonction, sans en avoir les bénéfices[73].

Il n’en est pas de même des deux autres : Zachée et saint Matthieu. C’étaient, tous les deux, d’opulents publicains[74].

Zachée était considéré par le peuple juif, en sa qualité de publicain, comme un prévaricateur ; et quand Jésus le fait venir à lui, du milieu de la foule, et le fait descendre du sycomore où il n’avait pas dédaigné de monter, pour voir passer le Christ, très entouré en ce moment, l’Évangile ajoute : Et cum vidissent omnes, murmurabant, dicentes quod ad hominem peccatorem divertisset[75]. Et lorsqu’ils eurent vu cela, tous murmuraient, disant qu’il se détournait en allant vers un pécheur. Et alors Zachée offre de donner aux pauvres la moitié de ses biens ; et s’il a commis des fraudes, il se déclare prêt à en restituer quatre fois la valeur[76], et Jésus répond : Sa maison a été bénie aujourd’hui ; lui aussi est fils d’Abraham.

Une controverse très vive s’est élevée, parmi les théologiens, pour déterminer la nationalité de Zachée.

Ce qu’il y a de certain, c’est que Zachée était associé, et non simple employé des publicains, puisqu’il avait fait fortune, et qu’il offrait de rendre au quadruple ce qu’il aurait indûment acquis. Les commis, employés ou agents n’étaient pas tous esclaves ; ceux qui étaient libres, étaient payés au jour le jour, sans doute à tant pour cent (capturas diurnas), sur ce qu’ils avaient péniblement recouvré à domicile. Ce ne sont pas d’ordinaire ces petits recouvreurs qui arrivent à la fortune, et qui ont de grandes restitutions à faire[77].

Zachée était très probablement le pro magister dont nous avons parlé, c’est-à-dire le sous-directeur de la société, en rapport constant avec le magister ou directeur qui restait à Rome, car saint Luc l’appelle άρχιτελώνης, c’est-à-dire chef des préposés à l’impôt.

L’autre publicain est un des quatre évangélistes, c’est saint Matthieu. Et cum transiret Jesus, dit l’Évangile, vidit hominem sedentem in telonio, Matthæum nomine. Et ait illi, sequere me et secutus est eum. Et comme Jésus passait, il vit un homme assis au bureau de l’impôt, du nom de Matthieu. II lui dit : Suis-moi, et celui-ci le suivit. Ici encore la foule s’étonne, et Jésus répond : Non enim vent vocare justos sed peccatores[78]. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs.

Saint Matthieu siégeait in telonio, c’est-à-dire au bureau des impôts, spécialement de l’impôt des douanes[79]. Ce devait être aussi un socius, car il ne revint pas à son ancien état, après la résurrection du Christ ; et un commentateur remarque que s’il ne le fit pas, comme le firent les autres apôtres, c’est parce que sa conscience devait s’y opposer[80]. Ce qui implique qu’il devait participer aux bénéfices, et ne pas se borner aux capturas diurnæ, comme un simple employé[81].

Les commentateurs, même les plus anciens de l’Évangile, se sont demandé si Zachée et si saint Matthieu étaient Juifs, ou s’ils étaient Gentils, c’est-à-dire Romains, dans l’espèce.

Pour Zachée, Tertullien, saint Cyprien, saint Jean Chrysostome et saint Ambroise pensent qu’il était Romain. Saint Jérôme[82] émet la même opinion concernant saint Matthieu.

L’opinion contraire nous semble beaucoup plus plausible. Elle est soutenue par d’autres autorités également très imposantes[83], et nous l’adoptons pour deux raisons qui nous paraissent décisives, en laissant de côté, ici, celles qui ont un caractère plus exclusivement religieux.

La première raison, c’est que Jésus appelle Zachée, fils d’Abraham, ce qu’il n’aurait pas dit, si Zachée avait été Romain ; la seconde, c’est que le nom de Zachée est un nom hébreu. Il en est de même de saint Matthieu, qui porte un nom hébreu. Or., les Romains n’auraient jamais consenti, à cette époque, à porter un nom qui put faire douter de leur nationalité, essentiellement orgueilleuse et exclusive dans toutes ses manifestations, surtout quand il s’agissait d’un nom juif.

Nous en concluons qu’en Judée, et par conséquent, sans doute, dans toutes les autres parties de l’empire, les Socii publicani pouvaient être, soit Romains, soit pérégrins.

Les privilèges de la cité romaine s’effacent, en effet, à mesure que s’étendent les richesses et la conquête. C’est la vieille forme du patriotisme autoritaire et jaloux, qui disparaît par la force des choses.

Nous observerons, d’ailleurs, que les Israélites n’avaient pas plus de sympathie pour les publicains, leurs compatriotes, que pour les publicains de nationalité romaine. Les peuples se soumettent, volontiers, à l’impôt qui représente les services rendus par l’État ; ils n’acceptent jamais, sans se plaindre, les exactions, quelle que soit la main qui les leur fait subir.

En Sicile, les publicains, même de l’ordre le plus élevé, furent aussi pris parmi les indigènes, ils le furent, parfois, parmi les femmes de mauvaise vie, et même parmi les esclaves. Il est vrai que c’est sous la préture de Verres que les faits racontés par Cicéron se passaient, et que Verres n’avait aucun scrupule, ni pour le choix des personnes, ni pour celui des procédés ; en tout cas, la chose est indubitable. Æschrionis Syracusani uxor est Pippa... Hic Æschrio Pippæ vir adumbratus, in Herbitensibus decumis novus instituitur Publicanus[84]. Cet Eschrion de Syracuse est admis à l’adjudication ; c’est donc un Manceps pérégrin. D’ailleurs, pour lever tous les doutes, nous n’avons qu’à faire remarquer que Cicéron justifie ce choix des indigènes : Siculi siculos non tam pertimescebant. Les Siciliens ne redoutaient pas autant les Siciliens.

Mais Verres avait été bien plus loin. Il avait envoyé, non comme agent, mais comme publicain decumanus, un esclave, dans une petite ville de son territoire. Cicéron s’en indigne : Cur hoc auctore, non Romæ quoque servi publici ad vectigalia accedant[85]. Une autre fois, c’est un esclave de Vénus qu’emploie Verres, Banobal ; et Cicéron, de plus en plus irrité par cette audace, s’écrie : Cognoscite nomina publicanorum[86]. Connaissez les noms des publicains.

Dans les discours sur les blés, où il est constamment question de publicains, nous trouvons un autre détail digne d’être noté, c’est que fréquemment des villes entières, se constituant en société, se portaient elles-mêmes adjudicataires de la levée de leurs propres impôts[87].

Les douanes d’Asie, comme celles de Sicile, ont été affermées tant au profit des publicains qu’au profit des indigènes[88].

Enfin, il est probable que lorsque les Romains adoptaient les modes de répartition et de perception d’un impôt tels qu’ils existaient dans une province conquise, ils devaient admettre, ordinairement aussi, les adjudicataires indigènes qui leur offraient, avec leur expérience personnelle et spéciale, des garanties de solvabilité. Il en fut ainsi probablement en Egypte, et c’est ce qui s’était produit pour la Sicile et la province d’Asie, à certaines époques.

 

§ 6. — Conditions diverses de capacité.

Nous ne ferons qu’indiquer ici l’existence de certaines incapacités prononcées par les lois. Pour ceci encore, c’est ailleurs que nous devrons entrer dans les détails de la matière ; nous devons faire remarquer seulement, pour que notre coup d’œil d’ensemble sur le personnel des sociétés soit complet, qu’on avait déclaré incapables de faire partie des sociétés adjudicataires, quelques personnes, pour des raisons spéciales et diverses.

C’étaient d’abord : les magistrats chargés d’attributions financières, à qui il était défendu de se porter mancipes. Ce furent aussi les mineurs de vingt-cinq ans, les tuteurs et curateurs, les reliquataires d’un précédent bail et autres débiteurs du fisc (L. 49, D., 19, 2. — L. 46, § 14, D., 49, 14. — L. 9, §§ 2 et 3, D., 39, 4). L’incapacité pouvait aussi résulter d’une sentence judiciaire (L. 9, D., 48, 19) ou d’un simple ordre de censeur et porter même sur la qualité de particeps.

Enfin, nous constatons qu’en 217 ou 219 avant J.-C, la loi Claudia défendit aux sénateurs ou fils de sénateurs d’avoir un navire qui tînt plus de 300 amphores, pas plus que ce qu’il fallait pour les besoins de leurs domaines ; elle leur prohibait toute spéculation, et notamment le droit de prendre part aux entreprises publiques[89], Nous l’avons dit, il est probable qu’ils ne se portèrent pas mancipes ; mais on a pu soutenir qu’ils devaient être socii, peut-être sans être administrateurs ; on peut affirmer, dans tous les cas, qu’ils furent très largement participes, c’est-à-dire actionnaires.

 

§ 7. — Les publicains appartiennent à l’ordre des chevaliers qu’ils comprennent presque en entier.

Ce fut parmi les riches bourgeois que se recrutèrent les publicains, c’est-à-dire parmi ceux que l’on appelait à Rome les chevaliers. Il en fut de même pour les banquiers et par la même raison. Vers la fin de la République, l’esprit de spéculation s’était si universellement répandu dans cette classe de citoyens, que l’on confondait à peu près ces désignations. Cicéron dit : Publicani, hoc est equites Romani[90]. Publicains, c’est-à-dire chevaliers romains. Les deux noms représentaient, pourtant, deux choses très différentes, par leur origine et leurs caractères politiques.

Ce qu’il y avait au fond de cette habitude de langage, c’est que tous ceux qui pouvaient spéculer ouvertement, le faisaient sans scrupules et souvent avec une passion effrénée.

M. Emile Belot a consacré un chapitre de son Histoire des chevaliers aux entreprises financières de l’ordre qu’il étudie. Il indique les origines de cet ordre, en admettant l’opinion de Niebuhr, qui nous paraît, en réalité, très conforme aux traditions aristocratiques et exclusives de la cité. Le Romain de vieille race ne veut pas être confondu avec le reste du monde, pas même avec les hommes des autres races italiennes.

Les chevaliers, d’après ce système historique, se seraient recrutés surtout dans la bourgeoisie des villes italiennes attirée à Rome, et le patriciat uniquement dans la cité.

On peut aujourd’hui se dire Parisien d’origine, sans remonter le cours des générations et sans grande difficulté, par le seul fait qu’on est né à Paris. Beaucoup même n’y regardent pas de si près, parce que la France forme une nation homogène et unie qui ne s’absorbe pas encore tout à fait dans sa capitale. Rome voulait, au contraire, constituer à elle seule le centre de toutes choses, et elle pouvait le vouloir ; on y pensait que la vraie noblesse ne devait avoir pris de tout temps ses sources que dans les murs de la ville éternelle, in urbe ; un Italien ne pouvait être noble, s’il n’était pas de pure race romaine. A cet ordre d’idées et spécialement à la conquête du droit de cité, se rattachent, on le sait, les guerres sociales qui ensanglantèrent à diverses reprises le sol de l’Italie.

Tout cela nous oblige à dire quelques mots des chevaliers. Nous serons très brefs.

On sait que Servius Tullius avait créé dix-huit centuries de chevaliers dans la première classe. La chevalerie romaine, dit Belot[91], ne demeura pas plus d’un siècle enfermée dans les cadres inflexibles des dix-huit centuries, images de la cité des rois. En dehors de ce corps aristocratique s’éleva un nouvel ordre équestre. C’était la bourgeoisie des cantons ruraux, qui se mit à la tête de la plèbe pour combattre le patriciat. Cette aristocratie plébéienne finit par s’ouvrir l’accès des magistratures curules, et les hommes nouveaux des municipes eurent des sièges au sénat de Rome.

Ce fut le cens qui conféra, dès lors, le droit au titre de chevalier. A ce titre, furent réservés trois privilèges honorifiques, fort recherchés dans une société très préoccupée des relations du monde et du classement des personnes, partout où on se réunissait, en public surtout.

Les chevaliers eurent, d’abord, au théâtre, à une certaine époque, des places réservées, qui furent fixées aux quatorze bancs derrière l’orchestre ; ils portaient l’anneau de fer ou de bronze anciennement, d’or ensuite ; et il y eut, enfin, un nobiliaire de l’ordre équestre, sur lequel ils figuraient par leur nom. Ce fut Jules César qui le fit dresser. Le patricien ambitieux avait besoin des riches bourgeois ; il connaissait et mettait en pratique les moyens de les prendre par leurs faibles.

A l’époque où la conquête de Rome s’étendit, les fortunes se développant scandaleusement, par les exactions de tous genres dont les vaincus furent victimes, on comprend à quels hasards fâcheux fut exposé le recrutement de cette classe des chevaliers ; et, en- même temps, quelle puissance elle dut acquérir, par cette opulence qui se développait sans mesure.

Pourquoi l’œuvre des publicains et des banquiers se renferma-t-elle dans l’ordre des chevaliers ? Il est aisé de l’expliquer. Ce n’est pas que le goût de la spéculation fut particulier aux gens de cette classe. Mais, d’une part, les plébéiens n’avaient pas l’argent qui est absolument nécessaire aux grandes affaires, puisqu’ils étaient les pauvres. Ils devaient se borner à acheter de petites actions, particulas, ce qui en faisait bien des associés commanditaires, mais ne leur donnait pas le titre de publicains, pas plus que celui de chevaliers.

Les patriciens ou les nobles sénatoriaux, d’autre part, spéculaient aussi’, mais d’une façon différente. Ou bien ils organisaient de grandes opérations d’un caractère équivoque, à la faveur des fonctions publiques qu’ils avaient exercées. Pompée s’est signalé sous ce rapport ; les écrits et même les actes de Cicéron en rendent témoignage. Ou bien ils prenaient des parts importantes dans les entreprises des publicains, mais sans paraître en nom[92]. Ils y étaient simplement participes, parce que les mœurs leur défendaient d’y prendre part ouvertement, et que les lois mêmes leur opposèrent des prohibitions formelles, lorsque les mœurs ne suffirent plus à arrêter leur désir de chercher la fortune par tous les moyens[93].

Au surplus, en arrivant aux grandes fonctions de l’État, qui leur appartenaient fréquemment en fait, lors même que ce ne fût plus un droit de leur caste, les patriciens avaient un moyen bien plus sûr d’agrandir largement leur patrimoine. On le sait bien, et nous n’insisterons pas ; ils se faisaient donner, au sortir de charge, le gouvernement d’une province, et cela suffisait.

Les provinces étaient donc rançonnées diversement : par les magistrats d’un côté, par les publicains de l’autre. Il est vrai que magistrats et publicains s’entendaient d’ordinaire, pour se prêter un mutuel appui dans leurs affaires et en assurer la prospérité commune ; ce fut longtemps le but avéré des lois judiciaires, ainsi que nous l’expliquerons en détail ; alors les provinces n’avaient plus ni le moyen, ni le droit de se plaindre.

Pour des raisons différentes, la situation des patriciens et des plébéiens était donc la même dans ces sociétés, toutes proportions gardées ; ils avaient ces parts sociales cessibles que nous nommons des actions, qu’ils appelaient parles. Lorsque les chevaliers ne figuraient pas en nom dans l’adjudication, ils devaient avoir eux aussi des partes.

L’assimilation s’accentuera chez nous, lorsque la petite bourgeoisie et les ouvriers y mettront de plus en plus leurs épargnes, ainsi qu’ils commencent déjà à le faire. Grâce à Dieu, elle ne sera jamais complète. Les initiatives privées, même les plus humbles, ne sont pas menacées d’absorption par l’État ou par les grandes compagnies privilégiées, de notre temps, autant qu’à Rome. Elles resteront, il faut l’espérer, par la force de nos mœurs et de nos lois, plus libres et, par cela même, plus énergiques, plus justes dans leurs œuvres et plus fécondes pour le bien public.

 

§ 8. — Appréciation du système des adjudications de l’État.

Montesquieu pouvait mieux voir que les hommes de notre temps, les effets de ces procédés de la ferme et de l’adjudication appliqués à l’impôt, parce qu’ils étaient pratiqués sous ses yeux. C’est ainsi que nous pouvons, à l’inverse, voir mieux que lui, et mieux comprendre les grands mouvements de la banque et de la spéculation.

L’illustre écrivain a traité la matière, avec une hauteur de vue et dans un langage qui lui sont propres. L’un des chapitres de son livre sur l’Esprit des lois[94], porte pour titre ces mots :

Qu’est-ce qui est plus convenable au prince et au peuple, de la ferme ou de la régie des tributs ?

Par la régie, dit-il, le prince épargne à l’État les profits immenses des fermiers, qui l’appauvrissent d’une infinité de manières. Par la régie, il épargne au peuple le spectacle des fortunes subites, qui l’affligent... Par la régie, le prince épargne au peuple une infinité de mauvaises lois qu’exige toujours de lui l’avarice importune des fermiers, qui montrent un avantage présent dans des règlements funestes pour l’avenir. Tout cela est d’une admirable clarté, c’est le résumé de l’histoire des publicains à Rome, aussi bien que l’histoire des fermiers généraux en France.

Ce qui est également évident, c’est ce qu’ajoute Montesquieu quelques lignes plus bas : Il y a un art des inventions pour prévenir les fraudes, que l’intérêt des fermiers leur suggère et que les régisseurs n’auraient su imaginer.

On voit moins clairement, peut-être, la logique de ce qu’il dit ensuite, que, dans les républiques, les revenus de l’État sont presque toujours en régie. C’est le contraire qui semblerait, cependant, devoir se produire, à raison du caractère égalitaire et libéral de l’adjudication, mise à la portée de tous.

L’histoire de la République romaine contredit absolument en fait son affirmation. C’est au moins une exception. Mais, en vérité, quelle énorme exception cela devait constituer aux yeux de Montesquieu, dans l’histoire de l’humanité ! Nous l’avons dit, le système du fermage des impôts dura autant que la République romaine, malgré le caractère aristocratique de ce gouvernement. Il s’effaça rapidement pour faire place, en la plupart des cas, à la régie, quand arriva l’empire, avec son fonctionnarisme, et les procédés autocratiques qui lui étaient naturels, dans la distribution des faveurs ou des charges de l’État. C’est donc le contraire de ce qu’indique Montesquieu comme un principe, qui s’est passé dans la république romaine.

De notre temps, la ferme des impôts n’existe plus guère, en fait, autour de nous. Elle n’a, sans doute, que bien peu de partisans. Mac Culloch soutient, cependant, qu’elle est avantageuse, dans le cas des taxes qui peuvent être perçues sans investigations dirigées sur les affaires privées des individus[95]. Mais quelle est la taxe à l’égard de laquelle on peut sûrement protéger les particuliers contre les exigences, les subtiles chicanes, et parfois contre la rudesse impitoyable des adjudicataires devenus agents du fisc. Ce mode de perception augmente certainement l’impopularité de l’impôt ; nous le voyons bien pour les droits de place dans les marchés, et même pour les octrois dans certaines de nos villes.

Est-ce que les taxes sur les fenêtres, les chevaux, les voitures, l’emploi du papier timbré pour certains actes, et les douanes, cités par Mac Culloch comme susceptibles de fermage, ne peuvent pas devenir l’objet de mille tracasseries et de mille exactions, quoiqu’elles n’impliquent pas une investigation dans les affaires privées des individus ? Montesquieu affirme très justement le contraire dans ces paroles énergiques : Les États les plus malheureux sont ceux où le prince donne à ferme ses ports de mer et ses villes de commerce. Assurément, il s’agit là des douanes, et c’est, en effet, précisément sur elles que portèrent peut-être les plus redoutables abus des publicains.

Quant à l’exécution des travaux publics, au contraire, le système des adjudications est universellement et très opportunément admis aujourd’hui.

Il en est de même pour les fournitures de l’État, et particulièrement pour celles des armées. Là, sans doute, la surveillance doit être vigilante et sévère. Les abus y sont à craindre incontestablement, surtout en temps de guerre ; mais quels que soient les scandales dont nous avons eu à souffrir les tristes effets, il faut bien reconnaître que la faute en est presque toujours à la pression exercée par les circonstances, plus qu’à l’institution elle-même.

Comment trouverait-on ailleurs ce que peut donner l’adjudication de ces sortes de choses ? Le mobile de l’intérêt privé, avec sa puissance indéterminée de développement et sa fécondité hâtive, peut devenir, à certains moments de crise, absolument nécessaire pour obtenir la promptitude des résultats et la quantité des produits exigés impérieusement, par exemple, en vue des besoins de l’attaque ou de la défense nationale.

Pour ces sortes d’entreprises, on ne spécule que sur les prix de revient et le montant de l’adjudication, et seulement dans les rapports de l’adjudicataire avec l’État ; les particuliers n’en souffrent donc que par les malfaçons ; mais l’État, s’il le veut bien, est ordinairement de force à empêcher les abus de ce genre.

Le danger s’est fait sentir de bien autre façon, lorsque, au contraire, les particuliers ont été livrés directement en pâture, avec l’assentiment et dans l’intérêt de l’État, à l’avidité de spéculateurs qui sont presque des fonctionnaires, comme cela a lieu forcément pour la ferme des impôts. Les provinces romaines, l’Italie elle-même, eurent tant à en souffrir, qu’on essaya à plusieurs reprises, mais inutilement, sous la République, de modifier ce mode de perception ; on fut jusqu’à suspendre la levée de certains impôts.

Tous les autres dangers indiqués par Montesquieu, notamment les immenses et subites fortunes, et bien d’autres maux plus graves encore et spéciaux à la société romaine, se réaliseront par le fait des publicains. C’est à Salluste[96], à un Romain, à un ancien proconsul de Numidie, où il avait commis d’abominables exactions, que Montesquieu semble avoir emprunté les austères paroles, que nous avons rapportées plus haut, sur le danger de pareilles fortunes.

Sully avait signalé les mêmes dangers à Henri IV, d’un point de vue moins élevé peut-être, mais très juste et très pratique. Ce sage ministre, dit M. Oscar de Vallée, pensait que les fortunes excessives, faites dans le maniement des deniers publics ou dans les usures privées, étaient d’un funeste exemple pour tout le monde et surtout pour la noblesse, disposée à échanger son honneur contre de l’argent. Il ne se trompait pas sur le caractère du luxe qu’engendrent les richesses ainsi obtenues, et savait bien qu’au lieu d’exciter l’émulation dans le travail, il arrachait les hommes aux professions utiles, les corrompait en un instant, et leur inspirait cette avidité dont on ne rougit pas, parce qu’elle se répand comme un mal contagieux[97].

 

SECTION II. — Les banquiers ; nature et développement de leurs opérations[98].

Nous avons dit qu’il ne fallait pas confondre sous le nom de banquiers, tous les negotiatores qui s’agitaient à Rome sur le Forum ou qui exerçaient leur industrie dans les provinces.

Beaucoup, il est vrai, faisaient des opérations sur le numéraire, accessoirement à leur commerce, et il en était fréquemment de même pour les publicains qui, au besoin, trafiquaient accessoirement aussi sur les prêts et dépôts d’argent. Mais il ne suffit pas de prêter son argent à intérêt ou même de faire des avances de fonds, pour faire, à proprement parler, des affaires de banque. On peut être capitaliste, usurier même sur une très grande échelle, et traiter de grosses affaires d’argent, sans être banquier, de la bonne ou de la mauvaise catégorie.

Brutus plaçait à Chypre ses capitaux à 48 pour 100, Verres les plaçait en Sicile à 24 pour 100 ; en Bretagne, Sénèque n’avait pas eu plus de scrupules, et nous savons que le grave Caton faisait des prodiges pour assurer le produit et la solidité de ses placements. Vers la même époque, les Allobroges devaient à Fonteius, ou à ses prête-noms, 30 millions de sesterces. Presque toutes les villes de la Carie étaient débitrices d’un certain Cluvius de Pouzzoles. Salamine devait des sommes considérables à ce Scaptius, prête-nom de Brutus, qui faisait mourir de faim les sénateurs assiégés dans leur curie, pour les faire payer. Pompée avait prêté des centaines de millions de sesterces à des rois ou à des villes de la Grèce et de l’Asie. On ne peut pas dire cependant que Brutus, Verres, Sénèque, Caton et Pompée fussent des banquiers.

Méritent-ils même qu’on se borne à les appeler des capitalistes ou des spéculateurs ! L’histoire pourrait, à bon droit, les flétrir d’un autre nom. Malheureusement, leurs procédés n’étaient pas des exceptions ; ils n’étaient, au contraire, que le reflet des mœurs communes à presque tous les riches des derniers siècles de la République.

On sait que les premières révoltes de la plèbe eurent pour cause les dettes et les excès des usuriers ; mais dans les temps anciens, c’était plus encore contre les riches patriciens que contre les banquiers ou argentarii fameratores de profession, que ces révoltes étaient dirigées. La nature des réclamations prenait un caractère essentiellement politique, dans lequel les revendications de castes se généralisaient, et finissaient par dominer les plaintes des intérêts matériels en souffrance.

Nous ne devons parler, ici, que de ceux qui pratiquaient des procédés réglés par les lois, ou régis par des traditions et des coutumes professionnelles ; non des actes de spéculation accidentels ou frauduleux par eux-mêmes.

 

§ 1er. — Caractères généraux de la banque et des banquiers de Rome ; leurs dénominations.

Les banquiers, à proprement parler, c’est-à-dire ceux qui font profession de trafiquer sur l’argent, l’or, les monnaies et les valeurs d’échange, en général, devaient être fort nombreux à Rome, si l’on en juge par la série extraordinaire de noms qui ont servi à les designer. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que leurs opérations furent de natures très diverses.

On commença évidemment par organiser instinctivement le commerce du change des valeurs métalliques, accompagné de l’appréciation des métaux, dans les boutiques du Forum. Mais dès que les relations de Rome s’étendirent vers l’Orient, le marché fut envahi, non seulement par les pratiques et les usages de la banque établis depuis longtemps en Grèce, mais par les Grecs eux-mêmes, qui en avaient l’expérience et le goût.

C’est pour cela, certainement, que les divers procédés de la spéculation reçurent des noms grecs, et que les spéculateurs eux-mêmes furent appelés du nom générique de Grecs, Græci. Peut-être finit-on par prendre ce nom en mauvaise part, comme on disait, dans un autre sens, Græculi[99]. C’est justement ce qui s’est produit chez nous, pour ce nom de Grecs et pour quelques autres, à l’occasion de ces mêmes affaires d’argent.

Les banquiers furent essentiellement des manieurs d’argent, dans tous les sens du mot, et nous ne pouvions les laisser de côté dans cette étude. Mais ils ne constituèrent pas, comme les publicains, un État dans l’État ; aussi n’aurons-nous que peu de choses à rapporter sur ce que nous appelons leur histoire externe, c’est-à-dire sur les événements de l’histoire romaine qui se rattachent à leurs opérations.

Il existe, au contraire, des documents fort nombreux sur leur histoire interne, c’est-à-dire sur le fonctionnement de leur institution, considérée en elle-même.

Nous pourrons, en conséquence, entrer dans certains développements, soit ici, pour indiquer le rôle qu’ils ont dû jouer dans le monde romain, à raison de la nature de leurs spéculations ; soit ultérieurement, si noua cherchons à déterminer en détail, les règles juridiques qui concernent leurs rapporte entre eux, avec le public, ou celles qui régissent leurs sociétés.

Incontestablement, ce qui a fait la force des publicains, c’est leur organisation en grandes sociétés de capitaux. A la vérité, les sociétés formées par les banquiers ont été nombreuses, intéressantes à étudier de près, elles ont été l’objet de dispositions spéciales de la loi ou de la jurisprudence ; mais il y avait une raison pour qu’elles n’atteignissent jamais le même degré de puissance. C’est la loi romaine du droit commun sur les sociétés qui, en continuant à les régir en principe, empêcha certainement les institutions de crédit de prendre, comme chez nous, leur essor.

Nous avons vu que l’État s’était réservé, instinctivement ou par principe, peu nous importe ici, mais très réellement en fait, le monopole des grandes opérations, et nous avons indiqué le moyen très simple qu’il avait adopté pour cela. Il avait fait de la liberté d’association un privilège dont il restait le maître. Or, les banquiers étaient des spéculateurs privés. Même d’après les opinions les plus avancées à cet égard, s’ils eurent un caractère public, ce ne fut que d’une manière accessoire, secondaire ou exceptionnelle ; et c’est pour cela qu’ils, ne purent pas bénéficier des moyens d’organisation nécessaires pour faire fonctionner des opérations étendues, comme le font de notre temps les banques nationales, et les grandes sociétés de crédit. Assurément ils avaient à coté d’eux des sociétés de publicains aussi largement organisées que nos grandes compagnies, et qui auraient pu leur servir de stimulant ou de modèle, mais il ne leur était pas permis, par le droit, d’étendre aussi loin leur ambition.

Les publicains tenaient leur mission de l’État. En se portant adjudicataires des impôts, des travaux publics ou des fournitures (redemptio, locatio censoria), ils achetaient, en même temps que l’entreprise, nous l’avons démontré, le droit de l’exploiter en dehors de la loi commune et avec des actionnaires.

L’État n’avait pas songé à se faire banquier, ni à organiser des sociétés de banques privilégiées, ni à mettre les entreprises de la banque en adjudication, comme il le faisait pour tant d’autres choses. Les banquiers durent se contenter, quand ils voulurent étendre leurs affaires, de la petite société privée avec son jus fraternitates, qui soumettait tout au caprice ou à la mort de chacun des associés.

Sans doute, les publicains auraient pu faire la banque, et l’organiser sur de larges bases, puisqu’ils avaient les moyens légaux de réunir les capitaux nécessaires. Ils la firent, en effet, parfois, en mettant à profit les ressources de leur puissante organisation. Nous verrons même que Sylla leur fut favorable, de ce côté, tout en voulant les frapper à la tète, sur leur domaine de prédilection, l’Asie ; car eux seuls furent assez riches pour se faire les banquiers des pauvres provinciaux dont Plutarque nous a retracé les misères. Dans cette circonstance, ils augmentèrent inopinément les bénéfices espérés de leur entreprise principale, l’adjudication des impôts. Rien n’indique que le fait se soit produit ailleurs avec les mêmes développements.

Nous constaterons cependant que Cicéron et Pompée se servaient des publicains de Grèce, pour faire de considérables dépôts d’argent.

Toutes ces indications et bien d’autres, pourraient donner à penser, en réalité, que c’est par les publicains que se firent les plus grandes opérations de banque de l’antiquité. Mais ce n’était pas là le principal objet de leurs associations ; leur spéculation essentielle devait porter sur l’entreprise qu’ils s’étaient fait adjuger, et qui devait suffire à absorber d’ordinaire leurs capitaux et leurs soins.

Nous ne pourrons donc trouver de grandes associations spécialement affectées aux opérations de banque, ni chez les publicains, ni chez les banquiers ordinaires. Nous n’en trouverons pas chez les publicains, par la raison que nous venons de donner : ils avaient la possibilité légale et les moyens d’agir, mais ils avaient un autre objet à réaliser. Nous n’en trouverons pas dans les banques ordinaires, parce qu’elles n’avaient ni la vitalité légale nécessaire, ni les moyens de s’étendre jusqu’aux sociétés de capitaux.

Mais, en revanche, que de fonctions nombreuses et variées ces manieurs d’argent ont dû exercer pour en retirer un profit plus ou moins exagéré, suivant leur valeur morale très diverse, ou la situation qu’ils occupaient, jusque sur les degrés les plus extrêmes de l’échelle sociale.

Plus occupés que les nôtres du change métallique, à cause du peu de fixité et de la variété des valeurs monétaires, surtout dans les temps anciens, ils ont été beaucoup moins avancés qu’eux pour le maniement des fonds par les titres ; ils ne connaissaient, quoi qu’en aient pu dire des juristes autorisés, ni la lettre de change, du moins avec la clause à ordre, ni les valeurs au porteur proprement dites[100].

Les Romains ne pratiquèrent pas la monnaie fiduciaire, ils ne firent que des monnaies faussées.

Malgré ces infériorités et ces lacunes, l’intervention des banquiers dans les affaires d’argent paraît avoir été peut-être plus usuelle encore que de notre temps, pendant les derniers siècles de la République romaine.

On a cherché à grouper les noms très nombreux donnés à ceux qui spéculaient sur la monnaie et les valeurs[101]. Mais il nous parait que l’on doit agir très prudemment à cet égard.

D’abord, les mêmes hommes devaient pouvoir joindre à leur titre générique de banquiers argentarius ou mensularius, des qualifications variées. Nous croyons, en d’autres termes, qu’il y avait, dans cette diversité de noms, du moins en principe et sauf exceptions[102], des dénominations de fait et de langage usuel, plutôt qu’un système de classification juridique ou légale.

Voici les principales dénominations que l’on trouve dans les textes romains littéraires ou juridiques.

Et d’abord les désignations qui semblent être génériques sont celles de mensularii, d’argentarii, de trapezitæ, danistæ, auxquelles on joignait, suivant les cas et les spécialités, celles de locatores, venditores, mercatores, ærarii et même vascularii et fabri, surtout dans les temps anciens, où la monnaie se confondait presque avec les métaux qui servaient à la faire.

Le nom de collybistæ se réfère plus spécialement à des opérations de change, celui de nummutarii aux opérations sur les monnaies métalliques, celui de probatores aux opérations de contrôle, celui de fœneratores aux avances de fonds.

D’autres dénominations similaires, dont quelques-unes ont été empruntées aux Grecs, se retrouvent encore dans les textes, ainsi que l’expression même de Græci, qui nous ramène, sinon à l’origine, du moins à l’époque du premier développement des banques de Rome[103].

 

§ 2. — Actes divers compris dans les opérations usuelles des Banquiers.

1° Contrôle et change des monnaies métalliques. — Les premières opérations sur les valeurs durent porter, non sur de la monnaie proprement dite, ni sur des titres, mais sur les lingots de métal qui en firent les premiers offices.

Nous ne referons pas ici l’histoire des monnaies. La matière a été traitée par des maîtres éminents, à diverses reprises[104]. Nous nous bornerons à rappeler, en des traits généraux, ce que l’on trouve condensé sur ce point dans un texte célèbre de Paul, au Digeste[105], auquel il suffit d’ajouter quelques observations.

Chez les Romains primitifs, dit M. F. Lenormant[106], comme chez les Grecs d’Homère et chez tous les peuples aryens à leur origine, où la vie pastorale a joué un si grand rôle, non seulement la monnaie était inconnue, mais ce n’étaient même pas les métaux qui formaient la matière principale des échanges. La valeur des choses s’estimait et se payait en bétail (pecus), d’où vient le nom pecunia, conservé plus tard pour désigner le signe des échanges commerciaux. Dans tous les fragments parvenus jusqu’à nous, des lois les plus anciennes de la République, le taux des amendes est fixé en bœufs et en moutons, et ce n’est que relativement plus tard qu’on y voit apparaître une taxation en sommes monnayées ou même en poids de métal.

On échange d’abord les objets les uns contre les autres, c’est l’époque primitive, avec laquelle notre institution n’a rien à voir. Mais un objet commun d’échange se produit ; c’est du cuivre ou de l’airain d’abord (æs) ; il faut, à chaque vente, vérifier la substance des lingots, en déterminer le poids, et aussitôt les mensularii apparaissent derrière leur table, au Forum, dans des tabernæ, voisines d’abord de celles des bouchers, qu’elles chassent et supplantent bientôt. C’est l’époque où le libripens jouait un rôle effectif. Laissons de côté, pour le moment, ces modestes échoppes, avec leur banc ou leur table (mensa), nous les verrons s’embellir, se déplacer, pour se porter, ainsi transformées, sous les colonnades des somptueuses basiliques.

Au lingot primitif de cet sa rude, composé de cuivre mêlé à quelque peu d’étain, succédèrent des fragments marqués par les particuliers eux-mêmes. L’intervention de l’État n’apparaît qu’à une époque incertaine, que la tradition romaine fait remonter à Servius Tullius[107], mais qui n’est pas probablement aussi ancienne. Il n’y a de documents officiels, à cet égard, que depuis la loi Alternia-Tarpeia (de 300-454), suivie des lois Menenia-Sestia (302-452), et Julia-Papiria (324-430). La monnaie d’argent ne fut employée qu’en 486-268, en vertu de la loi Fabia-Ogulnia ; la monnaie d’or sous César seulement[108].

Lorsque la monnaie officielle fit son apparition, les Romains  étaient donc en relations avec les peuples qu’ils avaient commencé à soumettre, les negotiatores étrangers étaient venus trafiquer avec le public et les negotiatores de Rome. Bientôt après, vinrent les Grecs. Or, en supposant que la monnaie romaine fût acceptée à Rome sans contrôle, il ne pouvait en être de même des monnaies ou des valeurs étrangères qui, toutes, n’avaient pas encore réalisé les mêmes progrès que la monnaie romaine.

Ce que les mensularii primitifs faisaient pour les payements en lingots, ils durent nécessairement le faire pour les ventes, dans lesquelles les monnaies étrangères, inconnues ou douteuses, s’introduisirent de toutes parts sur le Forum. Elles n’y avaient pas cours forcé, on le pense bien : Loco mercis habebantur[109], sauf peut-être quelques monnaies grecques[110] ; et le rôle des banquiers, appréciateurs des monnaies ou intermédiaires du change, n’en devint que plus difficile et plus important.

Le butin fait à la suite des guerres de conquête dut augmenter encore cette affluence de valeurs exotiques, et c’est ainsi que le collybus, c’est-à-dire le change, fut la principale opération des banquiers anciens, en même temps que la probatio, le contrôle des monnaies, la fixation des cours de change (æraria ratio)[111], l’assistance a la pesée et au versement qui en était fait.

On le voit, c’est sur les valeurs métalliques effectives, plutôt que sur les monnaies considérées dans leur valeur représentative, que les premiers banquiers portèrent leurs opérations. Il ne faut donc pas s’étonner de les voir étendre leur trafic aux objets métalliques de toutes formes, et se rapprocher du métier des orfèvres changeurs. C’est ce qui explique les noms de vascularii, de fabri et même lapidarii, qui se confondent parfois, dans l’ancienne littérature latine, avec ceux de mensularii ou d’argentarii[112].

Les Romains admirent-ils légalement un système de monnaie fiduciaire, c’est-à-dire la circulation d’objets de valeur purement conventionnelle comme nos billets de banque ? Ce système avait été longtemps pratiqué avant eux dans beaucoup de pays de l’Orient ; ils le connurent donc, sans doute, mais ils ne tentèrent même pas de l’employer ; ils ne se servirent que de monnaies frauduleuses, avec cours obligatoire, dont l’emploi se rattache aux attributions des banquiers romains. Nous devons, par conséquent, en dire quelques mots.

On avait employé, en Orient, des monnaies de plomb, d’étain et de terre cuite, à titre de valeurs échangeables et ayant cours usuel. C’étaient de véritables monnaies fiduciaires. M. Lenormant rapporte, dans son savant livre[113], le texte qui figure sur plusieurs galettes quadrilatères d’argile employées en Asie pour le commerce. Ce sont des mandats de payement réglant l’échéance, les intérêts, le débiteur, le porteur, avec remise de place en place ; c’est la lettre de change, moins la clause à ordre ; peut-être la circulation en devenait-elle possible sous forme de mandat, comme dans la procuratio in rem suam romaine. Les Egyptiens avaient eu une monnaie de verre dont l’usage se continua, dans le pays, sous les Byzantins et sous les Arabes[114].

On a dit que les Romains avaient eu aussi une monnaie fiduciaire de bois, par conséquent sur l’absence de valeur de laquelle ils ne pouvaient pas se tromper, rien ne le prouve. Ce qui est certain, au contraire, c’est qu’ils ont, à diverses époques, gravement faussé leurs monnaies.

Ils se servirent, pour cela, de monnaies fourrées, suivant l’expression de Mommsen, c’est-à-dire de pièces qui se composent d’un flan de métal de peu de valeur, cuivre, fer, plomb ou étain, formant âmes, et revêtu, dans toutes ses parties, d’une mince feuille d’argent ou plus rarement d’or. Ame et enveloppe ont été soumises en même temps à la frappe monétaire. Les pièces fourrées étaient donc des monnaies sans valeur intrinsèque que l’on émettait pour des espèces d’argent ou d’or et par une opération frauduleuse[115].

Le Sénat ordonna, à plusieurs reprises, de mêler cette monnaie à la monnaie sincère, c’est ce que l’on appelait miscere monetam ; on le fit, pour la première fois, pendant la guerre d’Annibal, après la bataille de Trasimène, en même temps que la loi Flaminia, par une autre sorte de fraude, réduisait le poids de l’as. Ces procédés antiéconomiques se renouvelèrent sous l’Empire.

On comprend quel trouble ces mesures durent jeter dans la circulation et dans le crédit, nous en avons en de plus récents exemples dans notre histoire, et nous pouvons en juger presque par nous-mêmes.

C’est pour cela qu’en 670-84, Marius Gratidianus ordonna la vérification des monnaies et fit retirer les pièces fourrées de la circulation. Des argentarii furent chargés de cette opération qui rentrait dans la sphère de leurs occupations ordinaires et qui se rattachait au caractère de leurs fonctions semi-officielles. Le peuple lui en témoigna sa reconnaissance avec enthousiasme. On éleva, dans tous les carrefours, des statues au préteur qui avait pris l’initiative d’une aussi bienfaisante réforme et l’on rendit à ces statues des honneurs presque divins, en brûlant devant elles des cierges et de l’encens. Sylla renversa les statues, fit périr le préteur dans les tortures les plus barbares, et revint, en vertu de la Cornelia testamentaria, au système du cours forcé des monnaies fourrées[116].

Mais on sait comment le public traite les valeurs fictives discréditées, et quelle est l’inutilité de tous les actes du gouvernement pour en assurer la circulation, quand arrive la débâcle.

Sans doute, les banquiers romains comme ceux du moyen âge durent servir d’intermédiaires aux justes résistances de la pratique, du bon sens et de l’honnêteté publique. L’Empire pourtant, dans les premiers siècles surtout, conserva ces détestables traditions. On est revenu, de notre temps» au juste sentiment des choses à cet égard. Les grandes opérations de la spéculation sur le change et sur les monnaies fiduciaires sincères sont restées, et ne cesseront plus, probablement, d’employer cette sorte de marchandise, la plus maniable de toutes, et ces valeurs de papier, basées sur le crédit et qui sont, en retour, si nécessaires à son fonctionnement.

2° Avance de fonds, placements et autres actes divers. — Mais ce n’est pas à cela que devait se borner l’intervention des banquiers romains, et nous allons leur voir accomplir, de bonne heure, les opérations qui les rapprochent davantage des banquiers modernes.

Cujas avait proclamé l’importance ou, du moins, la fréquence vraiment extraordinaire de leur intervention dans les affaires, lorsqu’il disait : Et propterea nec, sine argentario, ullus contractas habebatur, in que modo pecunia intercederet[117]. Ainsi, sans un banquier, aucune affaire d’argent n’était traitée.

Assurément, ils ont fait, comme opérations ordinaires et normales des avances d’argent, et, lorsque l’on ne trouvait pas à exercer le mutuum gratuit, avec un ami désintéressé, comme dit Saumaise, dans son traité de Fœnore trapesitico, on recourait au banquier qui prêtait à intérêt[118]. Plaute indique cette ressource, comme une chose toute naturelle, à l’égard d’un fils prodigue, dans son Pseudolus :

Ba.

Fuit occasio, si vellet, jam pridem, argentum ut daret.

Ca.

Quid si non habui ? Ba. Jam haberes, invenires mutuum,

 

Ad danistam devenires, adderes fenusculum,

 

Surripuisses patri.

Ba.

C’était l’occasion, s’il le voulait, de donner de l’argent.

Ca.

Et si je n’en avais pas ? Ba... Tu en aurais tout de suite, tu trouverais à emprunter, tu irais trouver le banquier, tu lui offrirais un petit intérêt, et ainsi, tu en soutirerais à ton père.

On appelait, parfois, les banquiers fœneratores, ce qui indique qu’ils pratiquaient usuellement le prêt à intérêt ; ils le firent même, sous diverses formes de contrats. Il est fort probable, d’ailleurs, que si le dépôt irrégulier fut usité chez eux sur une grande échelle, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, c’est que non seulement les banquiers spéculaient sur leur argent, mais qu’ils faisaient valoir aussi celui qui leur était confié, lorsqu’on le laissait se confondre dans leur caisse.

Les abus de l’usure paraissent, cependant, avoir été pratiqués au moins dans les temps anciens, plus encore par les particuliers et spécialement par les riches patriciens que par les banquiers. C’est ce qui nous semble résulter, nous l’avons déjà dit, du caractère politique des révoltes provoquées par les dettes et l’usure.

Cependant, de très bonne heure, sans doute, les banquiers cessèrent d’opérer exclusivement sur les valeurs métalliques en nature. De leurs opérations de crédit, le muluum, c’est-à-dire la livraison des espèces, avec stipulation d’intérêts, dut être la forme la plus primitive et la plus simple, c’était la forme accessible à tous, préteurs et emprunteurs ; celle que le droit romain protégeait par ses actions les plus normales. Le muluum et la stipulation, en dehors des paroles réservées aux citoyens, étaient, on le sait, des contrats du droit des gens, et ils étaient protégés par des actions stricti juris. C’était, qu’on nous permette le mot, le procédé classique et usuel de tous les temps.

Mais les banquiers, apud omnes gratiori[119], procédaient par d’autres combinaisons plus caractéristiques et plus spéciales à leur métier, sur lesquelles nous aurons à nous arrêter davantage.

Au contraire, ce serait sortir de notre sujet, que de parler des incidents législatifs, judiciaires ou politiques, dont les intérêts furent l’occasion, sous toutes les formes admises. Tantôt libres, tantôt défendus absolument, le plus souvent limités à- un taux maximum, les intérêts donnèrent lieu à des abus que nous avons eu souvent à signaler en passant, et dont nous devons nous borner, en ce moment, à rappeler la persistance.

Mais ce que nous devons remarquer, ici, c’est que ces abus furent tels, qu’on avait des doutes, même encore à l’époque de l’Empire, sur la moralité et l’utilité des opérations de banque. Sénèque, dont nous avons indiqué les débordements usuraires en Sardaigne, pouvait encore se permettre de dire philosophiquement au public : Quid fœnus et calendarium, et usura, nisi humanæ cupiditatis extra naturam quæsita verba ? Quid sunt istæ tabulæ, quid compulationes, et venale tempus et sanguinolent centisimæ ? Voluntaria mala ex constitutions nostra pendentia... inanis avaritiæ somnia[120]. Qu’est-ce que le capital, et le livre des échéances, et l’intérêt, si ce n’est autant d’expressions inventées par la cupidité humaine et hors nature ? Qu’est-ce que ces registres et ces comptes, et ces délais coûteux et ces intérêts couverts de sang ? Ce sont des maux que nous voulons et qui découlent de notre constitution... des imaginations de notre vaine avarice.

Les banquiers devaient survivre à toutes les déclamations et à toutes les lois, aussi bien que la représentation légitime du loyer de leur argent, quelle que fût la forme employée pour en assurer le recouvrement.

Nous avons des documents positifs très anciens, déterminant ce qu’il y a de licite et d’usuel dans leurs actes, et l’on en retrouve encore, jusque dans les recueils de Justinien. Marquardt en a tracé un tableau d’ensemble. C’est par l’intermédiaire des argentarii, dit-il[121], que se faisaient la plupart des payements, comme aussi ils se chargeaient de l’encaissement des sommes dues, du placement à intérêt des capitaux, de la vente des marchandises et particulièrement de la liquidation des hérédités par la voie de la vente aux enchères, et enfin des placements de toute nature ; les opérations de change, notamment l’échange des monnaies étrangères et la vente des monnaies romaines, paraissent avoir été réservés aux nummutarii. Ceux-ci, d’ailleurs, comme les argentarii, faisaient toutes les opérations qui rentraient dans le commerce des banques, acceptaient des capitaux en dépôt, faisaient des payements pour le compte d’autrui, plaçaient des capitaux à intérêt, et pour les opérations de change prélevaient un bénéfice ou agio.

On retrouve donc, dans le ministère des banquiers, c’est-à-dire dans l’accomplissement de ces actes et dans ceux sur lesquels nous allons donner quelques indications plus précises, les attributions réparties chez nous entre les agents de change, les commissaires priseurs et les courtiers, pour les auctiones ou ventes publiques[122], les changeurs, les escompteurs et les sociétés de crédit de toute espèce.

A Rome très probablement, comme dans certaines de nos grandes places commerciales aujourd’hui, les spéculateurs en étaient venus, vers la fin de la République, à ne plus traiter, même les affaires les plus simples, sans l’intervention des intermédiaires de profession. C’est cette pratique très commode et très avantageuse sous certains rapports, qui donne une si grande importance commerciale et de si gros bénéfices, spécialement aux courtiers en marchandises de Marseille, depuis de longues années. Nous avons cité le passage de Cujas qui signale ce trait des mœurs publiques comme très caractérisé dans la société romaine ; il faut bien qu’il en fat ainsi, pour que les banquiers y fussent si nombreux et désignés sous des titres si divers que, malgré la multitude de noms que nous avons signalés, nous n’en avons pas certainement épuisé la liste.

3° Dépits réguliers et irréguliers. — On pratiqua fréquemment le dépôt régulier, et, sans doute, aussi le séquestre chez les banquiers. Mais le dépôt irrégulier fut un des actes les plus usuels et, j’ajoute, les plus caractéristiques de leur profession. C’est chez les banquiers, peut-être, qu’il prit naissance. Il se faisait, surtout, chez eux, dit M. Accarias, eux seuls pouvant, quotidiennement, trouver, à cette façon de s’obliger, plus de profit que de gêne[123].

Le trésor public, lui-même, recourait à ces dépositaires de profession[124].

On admit que le dépôt irrégulier fut productif d’intérêts, même de plein droit, suivant la bonne foi et les usages. La restitution en fut garantie par un privilège spécial, particulièrement en cas de faillite du banquier. Ce sont là des points sur lesquels des controverses se sont élevées. Nous aurons à les examiner en détail, lorsque nous traiterons le côté purement juridique de la matière[125]. Nous signalerons, seulement, ces mots d’Ulpien, à propos de l’opération dont nous parlons en ce moment : Necessarium usum argentariorum ex utilitate publica[126].

Toutes les parties devaient, en effet, trouver des avantages dans ce procédé ; et on comprend que, dès l’antiquité, il fut très pratiqué et soutenu par les juristes, comme d’utilité publique. Le déposant, d’une part, y trouvait le moyen de faire fructifier son argent, la possibilité de le retirer facilement, et des garanties spéciales de restitution ; et, d’autre part, le banquier dépositaire avait à sa disposition des fonds sur lesquels il pouvait étendre ses spéculations et augmenter ses bénéfices.

4° Mandats de payements. — On pouvait utiliser ces dépôts de beaucoup d’autres manières. Que les argentarii fussent dépositaires réguliers ou non, dit M. Humbert, notre savant maître, les déposants les chargeaient souvent d’opérer pour leur compte des payements (scriptura per mensam ou de mensa solvere), et l’on avait même admis d’assez bonne heure, qu’on pouvait les charger d’opérer des prêts (mutuum), pour le compte du déposant sur un mandat appelé præscriptio (præscribere, solvere ab aliquo). Il arriva, naturellement, que les capitalistes prirent l’habitude de verser leurs deniers chez l’argentarius, avec clause tendant à leur faire produire intérêts, tout en se réservant la faculté d’en ordonner l’emploi à volonté[127].

Il y avait là, assurément, des opérations qui tendaient à assouplir aux besoins de la pratique journalière, ce qu’on a appelé le formalisme du vieux Droit romain, et le fait est, par lui-même, intéressant à constater ; mais faut-il aller jusqu’à déclarer que c’est notre chèque moderne que l’on retrouve dans ces mandats de payement ? Nous dirons, comme nous l’avons déjà dit, à propos de la lettre de change, que c’est le trait caractéristique, la clause à ordre donnant la faculté de circulation jusqu’à l’échéance, qui manque dans les deux cas[128] ; en réalité, les Romains ne connurent pas plus l’un que l’autre de ces merveilleux instruments de crédit, dans ce qu’ils ont de plus original et de plus fécond.

Peut-être même, n’arriva-t-on à ce procédé des ordres écrits, de ces mandats de payement, qu’après de bien longues hésitations. Sénèque dit que, de son temps encore, le déposant amenait son créancier à la table du banquier détenteur de ses fonds, et le faisait payer devant témoins (pararii). Il déchargeait, du même coup, le banquier son débiteur, et se déchargeait lui-même de sa dette par le versement effectif des fonds entre les mains de son créancier présent. C’est le procédé le plus simple ; ce fut, probablement, le premier employé. Les livres du banquier vinrent donner d’autres facilités.

5° Contrat de change. — Quelquefois, les Romains qui avaient à toucher de l’argent dans un lieu éloigné, au lieu de s’y rendre eux-mêmes, y envoyaient un esclave. Ce procédé, assez facile pour les gens riches, possesseurs de très nombreux esclaves et de serviteurs élevés de façon à ce qu’on pût compter sur eux, n’était pas, cependant, à la portée de tout le monde, et, en tout cas, il était trop compliqué. Les textes du Digeste nous le montrent comme employé au cas de prêt à la grosse (nauticum fœnus) ; nous n’avons à le signaler ici, sous cet aspect, que comme trait de mœurs.

Mais nous avons vu que les banquiers servaient usuellement d’intermédiaires, soit pour recevoir, soit pour effectuer des payements, cela pouvait être utilisé aisément dans les remises de place en place, ou contrats du change. .

Quels étaient les procédés suivis à cet égard ? Quoique la question touche, par ses détails, plutôt au Droit qu’à l’histoire des banques, nous ne pouvons pas, cependant, même à ce dernier point de vue, passer complètement sous silence ce qui avait été admis dans la pratique romaine.

Lorsqu’on voulait obtenir le payement d’une somme versée à Rome, dans un autre lieu, on pouvait le faire par permutatio ; par exemple, Cicéron envoyant son fils à Athènes, et voulant lui éviter l’ennui et le danger de transporter avec lui de la monnaie, s’était préoccupé de lui en faire avoir par ce moyen, à son arrivée. Id quæro, écrivait Cicéron à Atticus son ami, quod illi opus erit Athenis permutarine possit an ipsi ferendum est[129]. Je te demande si ce dont il aura besoin à Athènes pourra être obtenu par permutatio, ou s’il faudra qu’il l’emporte avec lui. A la suite de cette première lettre, Atticus répond que la permutatio est possible, et Cicéron écrit pour qu’elle ait lieu : De Cicerone ut scribis, ita faciam, ipsi permittam de tempore : nummorum quantum opus erit, ut permutetur tu videbis[130]. Je ferai comme tu me dis pour Cicéron, je lui en procurerai à l’occasion ; et tu verras de lui obtenir, par permutatio, l’argent qu’il lui faudra. Il s’agissait là évidemment d’une sorte d’ouverture de crédit, avec remise de place en place, au moins entre banquiers.

6° Moyens de poursuite : actions civiles et prétoriennes. — Pour accomplir ces opérations, les banquiers avaient diverses actions à leur service, d’autres existaient au service de leurs clients.

Par l’action de eo quod certo loco, le banquier, qui avait promis de faire un payement sur une autre place, pouvait y être indirectement contraint par l’indemnité à laquelle il s’exposait, s’il se bornait à payer à Rome[131]. L’action était arbitraire ; elle ne paraît pas, d’ailleurs, avoir été organisée principalement en vue du commerce de la banque.

II en est de même de l’action résultant du mandatum pecuniæ credendæ ; elle pouvait singulièrement faciliter les mandats de versements de fonds, puisque celui qui faisait l’avance à l’emprunteur avait action contre le mandator qui lui servait de garant, et que cela pouvait se faire dans les formes les plus simples. Ceci n’empêchait pas les banquiers de se servir, au profit de leurs clients, des autres modes d’intercessio pratiqués par tout le monde.

L’action receptitia, au contraire, était spéciale aux banquiers. Nous n’exagérerons rien assurément sur ses effets très caractérisés, si nous en référons au texte de M. Accarias qui ne se laisse pas facilement entraîner à de simples conjectures, Nous savons, dit le savant romaniste[132], que les banquiers seuls s’obligeaient dans la forme du receptitium ou receptum, que leur obligation était sanctionnée par une action perpétuelle dite receptitia, et qu’elle avait pour objet un ou plusieurs payements à faire à un tiers ou pour le compte d’un tiers, et cela sans qu’on distinguât si ce tiers était ou non créancier du banquier ni si lui-même devait quelque chose ou ne devait rien à la personne qui toucherait le payement. L’objet du receptum ainsi déterminé, on voit tout de suite que, selon les circonstances, il contient une ouverture de crédit ou n’est qu’une façon de mettre à la disposition d’un client, soit à jour fixe, soit à volonté, des fonds qu’il a déposés dans une maison de banque ou qu’elle a encaissé pour lui. On voit aussi que, comme le receptum ne suppose aucune provision fournie au banquier, l’action qui en résulte n’est pas exposée à échouer contre l’exception non numeratæ pecuniæ, et, à ce point de vue, ce contrat présente un avantage évident sur la stipulatio et la transcriptio. Mais comment se formait-il ? Quelques mots obscurs de Justinien ont fait croire à plusieurs interprètes qu’il exigeait des solennités de paroles. Mais à ce compte le receptum eût été d’une application plus gênante que le contrat litteris, et au lieu de simplifier les rapports des banquiers avec leurs clients, il les eût compliqués. J’estime donc que, s’il exigeait quelques formalités, ce ne pouvait être que des écritures et probablement fort simples. A l’époque de Justinien, le receptum était presque tombé en désuétude. Cette disparition s’explique, le constitut était venu prendre sa place, et l’on sait que Justinien fondit les deux institutions[133].

Tout cela est absolument affirmé, non seulement par les données du droit, mais aussi par celles de l’histoire, et l’on voit ainsi quelle variété d’opérations le droit, même le plus ancien, avait voulu rendre possible à ces banquiers de tous noms[134].

 

§ 3. — Livres et écritures. Contrat litteris et billets. Comptes courants. Compensations. Editio rationum.

L’un des principaux moyens de procéder dans les affaires des banquiers, fut l’emploi de ces registres que, presque jusqu’à l’empire, tous les citoyens tenaient encore avec un soin religieux, mais qui servaient depuis longtemps déjà, tout particulièrement dans les maisons de banque. Nous verrons Cicéron présenter comme un fait absolument extraordinaire que l’on apporte en justice un brouillon à la place du Codex, et que ce livre, rendu indispensable par les mœurs, ne soit pas tenu régulièrement chez un citoyen qui se respecte[135].

Le Codex avait servi, dans les temps anciens, à faire le contrat litteris. Du temps de Justinien, il ne servait plus à cet usage et on ne le trouvait plus chez les particuliers. Mais il restait encore chez les banquiers à l’état de registre obligatoire.

Il ne faut donc pas s’étonner de ne trouver que peu de renseignements sur le Codex dans les compilations de Justinien. Un texte du manuscrit de Gaius en a donné quelques-uns très intéressants. Sans nous arrêter aux difficultés qu’a suscitées l’explication complète de ce texte, nous constaterons, comme remontant aux temps très anciens de Rome, la pratique de la séparation en colonnes spéciales, du doit et de l’avoir sur ce livre. Le registre s’appelle le Codex accepti et depensi. On y procède aux nomina transcriptitia a re in personam ou a persona in personam, in utraque pagina, c’est-à-dire que le contrat litteris s’y constitue par l’inscription au débit, corrélative à celle qui doit être faite au crédit comme dans nos livres tenus en partie double[136].

Cette pratique, nécessaire pour former le contrat litteris y d’après une opinion que nous croyons exacte, s’était conservée sur les registres des banquiers, même après la disparition de ce contrat, et telle qu’elle était pratiquée du temps de Labéon. C’est ce qui semble résulter des termes d’un texte que nous transcrivons plus bas, à l’occasion de l’editio rationum, et dont nous aurons à parler.

Ces registres, soit à l’époque où le contrat litteris existait encore, soit à celle où il avait disparu, servirent à pratiquer les opérations les plus ingénieuses de la banque moderne, et notamment les comptes courants. M. Humbert n’hésite pas à l’admettre. Les riches Romains, dit-il, en vinrent à être en compte courant avec leurs banquiers, et nous croyons que l’ouverture d’un crédit était une opération connue de ces habiles manieurs d’argent, et qui n’avait rien de contraire aux principes du droit romain. En effet, l’expensitatio ou contrat litteris ne repoussait pas toute modalité, puisqu’il admettait la solidarité parfaite où corréalité[137].

Les banquiers eurent, en outre, un registre spécial, dont il est question dans les textes et qui s’appelait le calendarium ; c’était le livre des échéances ; il portait ce nom, parce que les échéances correspondaient d’ordinaire à l’époque des calendes.

On dut user de même des arcaria nomina et aussi des syngraphæ, des chirographa, papiers détachés, qui rendaient les relations plus faciles avec les pérégrins[138].

On voit combien les Romains se sont rapprochés des pratiques de notre temps dans ces matières. Les livres obligatoires, les registres tenus en partie double, les billets, tout s’y retrouve, excepté, à la vérité, le plus essentiel, la clause à ordre, et partant la libre circulation des valeurs. Le progrès ne s’était réalisé que pour les actions des compagnies de publicains ; mais seulement, sans doute, par voie de transfert, à notre avis.

Il existait encore quelques autres dispositions spéciales aux banquiers, dont l’une des plus caractéristiques est l’editio rationum. Tous ceux qui tiennent une banque peuvent être contraints à fournir, à tout instant, leurs comptes à leurs clients et même à des tiers. Voici les expressions d’Ulpien à ce sujet : Prætor ait : argentariæ mensæ exercitores rationem, quæ ad se pertinet, edant adjecto die et consule. § 1. Hujus edicti ratio æquissima est : nam cum singulorum rationes argentarii conficiant, æquum fuit, id quod mei causa confecit, meum quodammodo instrumentum mihi edi[139]. Le préteur a dit : que ceux qui tiennent table de banquiers fournissent les comptes les concernant, en fixant la date du jour et de l’année. § 1. La raison de cet édit est des plus équitables : car les banquiers tenant des comptes pour les particuliers, il est juste que l’opération faite pour moi me soit rapportée sous la forme d’une sorte de titre.

Il est probable que cette disposition d’origine prétorienne était antérieure à l’empire ; elle répond aux mœurs commerciales du temps où l’initiative individuelle dans les affaires d’argent fut à son apogée ; et Gaius, en expliquant, à son tour, le motif de la disposition, nous confirme dans cette opinion : Ideo argentarios tantum, neque alios ullos absimiles eis edere rationes cogit ; quia officium eorum atque ministerium publicam habeat causant ; et hæc principalis eorum opera est, ut actus sui rationes diligenter conficiant[140]. On force les banquiers seuls à fournir leurs comptes et non d’autres personnes qu’il ne faut pas confondre avec eux, parce que leur office et leur ministère a un caractère public ; et ce doit être un de leurs soins principaux, de tenir note de leurs comptes avec diligence.

Les banquiers étaient donc légalement tenus d’avoir leurs comptes en règle, car leurs clients avaient le droit de les exiger, à l’occasion des procès qu’ils pouvaient avoir, soit avec eux, soit même avec des tiers[141], et ce, sous peine des dommages résultant du défaut de production de comptes. Le préteur pouvait même accorder ce droit à d’autres, mais cognita causa, et en faisant prêter serment que la demande n’était pas faite dans un but illicite, jusjurandum calumniæ[142].

Cette editio rationum n’était pas exactement la communication ou la représentation des livres, telle qu’elle est régie par le Code de commerce, mais elle se rapprochait plus de la représentation que de la communication, en ce que c’était seulement la partie des comptes relative au procès qui devait être rapportée[143]. Tandis que, chez nous, c’est en principe, le livre même qui doit être communiqué ou représenté, à Rome, le banquier pouvait, soit dicter le contenu du registre, soit en fournir copie, soit apporter le livre lui-même[144].

Ces dispositions s’étendent à d’autres personnes qu’aux banquiers ; à leurs, héritiers d’abord et aussi au père ou au maître, si c’est un fils ou un esclave qui ont fait la banque, de manière à engager la responsabilité de ceux dont ils dépendent. Il eu de même dans quelques autres cas spécifiés par les textes.

Enfin, cette editio rationum suppose une série d’opérations accomplies, et il ne suffirait pas d’un acte isolé pour que le banquier fût tenu d’edere rationes dans les conditions que nous venons d’indiquer.

A cette tenue des registres se réfèrent des dispositions sur la compensation, qui restent aussi spéciales aux banquiers, et qui indiquent bien que les comptes courants étaient chez eux de pratique fréquente et normale. Ainsi, lorsque l’argentarius présente ses comptes en justice, il est tenu, sous les peines rigoureuses de la plus petitio, de ne demander que la différence résultant de la balance qu’il a dû établir dans le compte personnel de son client[145]. Ce n’est pas seulement par ce qu’il doit tenir ses livres en règle, tout le monde est tenu à l’exactitude ; mais c’est surtout parce que pour lui, les comptes de toute nature qu’il entretient avec ses clients, sont habituellement complexes, et parce que, d’autre part, les livres sont des sortes de documents publics sur lesquels tout le monde a des droits[146]. C’est à l’égard des banquiers, seulement, que la compensation de plein droit a été admise, avec toute sa rigueur, dans la législation romaine, même des temps anciens.

 

§ 4. — Attributions ayant un caractère public.

Les argentarii exercèrent, outre la banque proprement dite, des délégations qui les rapprochent de certains de nos officiers ministériels ; ils étaient chargés des ventes aux enchères, par exemple ; on les appelait alors argentarii auctionatores. On a trouvé récemment, dans les fouilles de Pompéi[147], quelques indications curieuses à cet égard. Ils liquidaient les successions ou arbitraient les situations pécuniaires embrouillées.

Sous le nom de mensarii, c’est eux surtout qu’on employa, très probablement, dans certaines crises monétaires ou financières de l’État. Ils facilitent alors officiellement la circulation des valeurs, liquident, en vertu d’une délégation spéciale de l’État, les affaires des citoyens. Nous retrouverons ces faits en étudiant les banquiers dans leurs rapports avec les événements de l’histoire. Mais, de même que nous n’avions pas d’intérêt, ici, à les considérer dans leurs fonctions de contrôleurs ou d’orfèvres, argentarii fabri, vascularii, probatores, monetates, de même, nous laisserons de côté ces sortes d’offices qui ne touchent qu’indirectement au maniement ordinaire des affaires, et à la circulation normale des richesses. C’est dans ces dernières opérations seulement que nous les étudierons ; c’est là qu’ils ont joué un rôle considérable. Là, ils étaient de véritables banquiers, avec la diversité des fortunes et des chances qui se rattachent, aux affaires d’argent, dans tous les temps et dans tous les pays.

 

§ 5. — Faillites.

A Rome, beaucoup d’argentarii arrivèrent à la considération et à l’opulence, mais beaucoup, aussi, sombrèrent sur la mer orageuse des spéculations financières. Les dénominations de la pratique sont très nombreuses pour désigner les catastrophes de ce genre, et l’on est frappé de la ressemblance qui existe entre ce vocabulaire funèbre de l’antiquité et celui de notre temps ; les mêmes images s’y retrouvent. On dit de cette triste fin, qui n’est pas d’ailleurs exclusivement réservée aux banquiers : mergere, sombrer ; abire, partir ; foro cedere, quitter la place ; mensam evertere, renverser sa table ; faire banqueroute, banco rotto, et même decoquere, dont la traduction littérale devient presque trop familière dans notre langue. Le decoctus, l’homme cuit encourait la note d’infamie ; il était soumis à donner caution pour plaider[148], on envoyait ses créanciers en possession de ses biens, pour faire vendre son patrimoine en masse sous la direction de l’un d’eux, désigné sous le nom de magister, et que l’on choisissait le plus possible, sans doute, parmi les argentarii[149]. C’est dans ce cas, spécialement, qu’on pouvait faire valoir le privilège spécial du dépôt chez les banquiers, dont nous avons parlé, et c’est à cette hypothèse principalement que se réfèrent les textes.

 

§ 6. — Sociétés de banquiers. Corréalité.

Nous avons eu l’occasion de dire que les banquiers ne pouvaient former que des sociétés de personne, et que c’est là, ce qui avait très probablement restreint la portée de leurs opérations, et diminué leur rôle dans l’histoire. Néanmoins, les sociétés de banquiers furent assez fréquentes chez les Romains ; elles furent soumises à quelques règles spéciales que nous ne devons que mentionner ici, mais qui ont donné lieu à de graves discussions juridiques.

Evidemment, il ne faut pas confondre ces sociétés l’argentarii avec les corporations ou collèges que formèrent les banquiers en s’unissant, comme le firent, à une certaine époque, tous les gens de même métier, de la même profession. Il ne faut pas les confondre, non plus, avec l’état d’indivision qui pouvait résulter, par exemple, de la mort d’un banquier laissant plusieurs héritiers.

Ces sociétés se constituaient par simple contrat consensuel, sans aucune des formes de publicité qui sont exigées de nos jours.

La personnalité civile, qui se rattache à la nature marne de nos sociétés commerciales, n’existait pas non plus, comme elle existait pour les publicains. Cette personnalité était accordée aux collèges et corporations autorisés, il est vrai, mais ces associations n’avaient aucun but de spéculation[150].

Les sociétés de banquiers pouvaient se former comme sociétés totorum bonorum ou omnium quæstuum ; normalement, filles ne devaient être que alicujus negotiationis, c’est-à-dire exclusivement en vue de l’exploitation de la mensa, de la banque. Quod quisque tamen socius non ex argentaria causa quæsuit id ad communionem non pertinere[151]. Ce que chaque Associé retire d’ailleurs que des opérations de banque, reste en dehors de la société. C’est la société unius negotiationis, dont le jurisconsulte nous indique les effets ; ce devait être la société usuellement pratiquée entre banquiers.

Mais une grave dérogation au droit commun, généralement reconnue aujourd’hui, quoiqu’elle ait été fort discutée, fut admise à l’égard des effets de l’obligation contractée par l’un des associés avec les tiers[152]. Nous considérons, en effet, comme démontré, que cette obligation entraînait de droit, l’engagement solidaire de tous les autres associés.

Nous pourrons indiquer, ailleurs, les arguments fournis par les textes ; nous nous bornerons à faire remarquer ici, au point de vue des faits et de la pratique, tout ce que cette solution a de rationnel et de vraisemblable. Le client n’entend-il pas traiter avec la banque, plutôt qu’avec la personne déterminée de l’associé avec lequel il se met en rapport ? Il fallait bien que, sans avoir les avantages de la personnalité civile, du moins chacun des associés engageât toute la maison, — si l’on me permet cette expression moderne, — en traitant avec un de ses clients. Une solution contraire eût créé des embarras incessants, et aurait pu nuire au crédit, non seulement de quelques-uns des associés, mais encore, et par le fait même, à celui de la banque toute entière. La pratique avait indiqué et imposé la solution nécessaire, déjà du temps de Cicéron[153]. De même, et à l’inverse, chaque argentarius associé avait action contre le débiteur de la maison de banque, indépendamment de toute clause de solidarité[154].

La corréalité pouvait même se produire entre banquiers non associés, par le fait d’une stipulatio ou d’une expensilatio communes. Les textes ont prévu ce cas en ces termes : Quorum nomina simul facta sunt[155]. Quorum nomina simul eunt[156].

Ces procédés adoptés pour faciliter les relations et augmenter le crédit des banquiers, se rattachent à l’emploi de leurs livres, et rentrent dans le courant de la pratique des affaires commerciales. Une grave controverse s’est élevée, à son occasion, sur les effets produits par la novation réalisée vis-à-vis de l’un des banquiers seulement[157]. Mais ce n’est pas le moment de pénétrer dans les détails difficiles de cette question de droit.

 

§ 7. — Conditions requises pour exercer la banque. Situation sociale des banquiers dans le monde de Rome.

Nous avons signalé, à plusieurs reprises, le caractère public qu’affectaient, dans certaines circonstances, ou à certains égards, les opérations des banquiers. Gaius disait[158] : Officium eorum atque ministerium publicam habet causam. Nous avons vu que leurs livres paraissaient avoir le caractère de registres publics, qu’ils pouvaient être invoqués par toute personne et qu’ils faisaient foi en justice. Publicam habent fidem[159]. Les banquiers étaient, en outre, chargés de délégations qui revêtaient un caractère officiel comme l’auctio, la fixation du change, etc. Enfin, ils étaient soumis à la surveillance du præfectus urbi.

Faut-il conclure de tout cela qu’ils étaient des fonctionnaires désignés par l’État, et que le nombre de leurs charges était limité ? Nous ne le pensons pas. Leur fonction se rapprocherait plutôt, par leur caractère, des tutelles, qui constituaient aussi un munus publicum. C’est la loi romaine elle-même qui fait ce rapprochement[160], au sujet de la compétence des tribunaux à leur égard. La vérité est que les affaires dont ils s’occupaient appelaient, comme celle des incapables, la surveillance et parfois l’intervention de l’État[161].

C’est ce qui semble résulter d’une incapacité qui est de règle aussi, en matière de tutelle, l’incapacité des femmes. Callistrate dit, dans un testé inséré au Digeste[162] : Feminæ remotæ videntur ab officio argentarii : cum ea opera virilis sit. La forme presque dubitative de ce texte, et ces mots, ea opera, prouvent bien qu’il ne s’agit pas d’une fonction publique. L’incapacité de la femme parait résulter ici plutôt d’une disposition de convenance et d’usage, que d’une mesure légale, comme semble devoir l’être l’exclusion des femmes des fonctions politiques ou judiciaires. On a même mis en question l’affirmation de Callistrate. Un texte du Code soulève un doute[163], et quelques inscriptions parlent de femmes argentans ; mais on pense que ces inscriptions appellent argentariæ des femmes de banquiers, pour leur faire partager le titre de leurs maris, honoris causa[164].

Au surplus, il nous parait incontestable que la qualité de citoyen ne fut jamais requise pour être banquier. Ce furent même les étrangers qui introduisirent les opérations de banque proprement dites dans le marché romain, et nous savons que les Grecs, particulièrement, y avaient joué un rôle si prédominant, que l’on avait confondu tous les banquiers sous leur nom.

Très fréquemment, on employa des affranchis ou des fils de famille, ou même des esclaves, pour faire le commerce de la banque. Les textes parlent assez souvent de cette pratique. L’action institoria garantissait aux tiers l’exécution des obligations contractées par l’agent, dont le maître où le mandant devenait personnellement responsable[165].

On donnait aux esclaves des fonctions diverses dont les noms indiquent le caractère. C’étaient : le Servus kalendario præpositus, mensæ præpositus, coactor, collectarius[166]. C’étaient assez souvent des hommes libres qui exerçaient ces missions modestes. Peut-être les banquiers accomplissaient-ils quelquefois par eux-mêmes ces fonctions de leur charge[167].

La mensa, c’est-à-dire l’office, était considérée comme une valeur transmissible. Ulpien dit[168] : Qui tabernas argentarias vel exteras, quæ in solo publico sunt vendit, non satum, sed jus vendit ; eum istæ tabernæ publics sunt, quarum usus ad privaios perlinet. Celui qui vend des boutiques de banquiers ou autres placées sur le sol public, ne vend pas le sol, mais un droit ; ces boutiques étant choses publiques, les particuliers n’en ont que l’usage. D’autre part, un texte de Papinien déclare que l’on peut laisser une mensa par fidéicommis[169] : Mensæ negotium ex causa fideicommissi cum indemnitate heredum per cautionem susceptum, emptioni simile videtur et ideo non erit quærendum an plus in ære alieno sit quam in quæstu. Un office de banque accepté à titre de fidéicommis avec une indemnité Siée pour les héritiers, c’est comme le fait d’une vente, et l’on n’aura pas à rechercher s’il y a plus de dettes que de gains.

S’agit-il là d’une charge achetée avec l’intervention de l’État, comme celles de notre temps ? Non évidemment ; cela résulte des deux textes précédents. Le premier assimile, en effet, les tabernæ des banquiers aux autres tabernæ, vel cæteras. C’est donc uniquement le droit de continuer le commerce dans la tabernæ que l’on transmet comme on transmet une location ; seulement, sur le Forum, le propriétaire du sol, le locateur, c’est l’État. C’est à cela que se borne le rôle de l’État, pour toutes les boutiques placées sur le sol qui lui appartient. Le second texte est encore plus concluant, car il admet la transmission de la mensa par fidéicommis, sans parler d’autre condition de validité.

Mais sur quoi porte la vente ? Il résulte du premier texte que l’on peut céder son bail, nous venons de le dire. Ajoutons que cela devait se faire, soit que la tabernæ fût sur le Forum, soit qu’elle fût ailleurs. Mais le texte de Papinien va bien plus loin, car il admet la vente du fond de commerce lui-même, c’est-à-dire non seulement de la boutique avec son achalandage, mais encore de l’actif et du passif ; il ne peut y avoir aucun doute à cet égard. Comment le successeur opérait-il cette transmission vis-à-vis des tiers, c’est-à-dire à l’égard des créanciers et des débiteurs de l’ancien banquier son prédécesseur ? C’est ce qui devait être, sans doute, moins simple que dans notre Droit, et c’est sur quoi le texte reste muet. Quærendum an plus in ære alieno sit quam in quæstu.

Les argentarii durent s’organiser de bonne heure en corporations. Ils obtinrent pour cela l’autorisation nécessaire. Le Corpus inscriptionum indique la présence de ces collèges, dans plusieurs villes d’Italie. Mais nous n’avons pas à insister sur ce point, et cela pour deux raisons : la première, c’est que les textes relatifs à ces collèges de banquiers se réfèrent à une époque postérieure à la République et sont, par suite, en dehors du cadre de notre travail ; la seconde raison, c’est que ces corporations n’avaient en elles-mêmes et ne pouvaient avoir aucun but de spéculation. C’étaient, à côté des associations ouvrières d’origine très ancienne à Rome, des sortes de syndicats professionnels où l’on s’occupait des intérêts communs du métier, où l’on se donnait des fêtes funéraires et autres, où quelquefois on secourait les indigents de l’association. Au bas empire, ces corporations subirent la réglementation et la dépendance que l’on imposa à toutes choses. Justinien prit des mesures particulièrement favorables aux sociétés d’argentarii[170].

Les banquiers paraissent avoir joui, de tout temps, à Rome, d’une grande considération. Sans doute, la comédie et la satire ont exercé leur malignité sur le compte de ces financiers très en vue de toutes façons ; mais qu’est-ce donc qu’elles ont épargné, et en réalité quel est l’homme ou l’institution humaine qui pourraient ne pas s’offrir, de quelque côté, aux traits aiguisés de leurs critiques ou de leurs malices ? Coin qui traitent avec le public y sont exposés plus que tous autres. D’ailleurs, c’est dans les professions où la confiance et l’honorabilité personnelle doivent jouer un rôle prédominant, que les abus deviennent le plus faciles et le plus odieux à la fois, et l’on devait trouver à Rome, des agents d’affaires tarés et véreux comme il en existera assurément partout et toujours. Ce sont ceux-là dont Haute rapporte les chicanes :

Ut disputata est ratio cum argentario

Etiam plus ipsius ultro débet argentario.

(Aulularia, act. III, sc. VI).

Quand on discute un compte avec un banquier, on doit toujours quelque chose au banquier.

Il ne peut pas être davantage question des banquiers dignes de ce nom, lorsqu’on nous représente ces gens qui, ayant touché une somme au Forum, s’enfuient comme les lièvres auxquels on rend la liberté, pour de courts instants, dans les jeux du cirque.

Ubi quid credideris extemplo a foro

Fugunt, quam ex porta ludis cum emissus, lepus.

Lorsque vous leur prêtez quelque chose, ils fuient immédiatement du Forum comme s’enfuit le lièvre à qui l’on ouvre une issue pour l’envoyer aux jeux.

Les trois vers suivants du Curculio seraient par trop sévères s’ils s’appliquaient indistinctement à tous les banquiers.

Habent hunc morem plerique argentarii

Ut alius alium poscant reddant nemini :

Pugnis rem solvant, si quis poscat clarius.

L’habitude des banquiers c’est de demander et de ne jamais rendre ; ils vous payent à coup de poings si on devient trop pressant.

C’est aussi, évidemment, une exagération de la comédie, cette tirade sur le prêt que nous traduisons comme finement humoristique et curieuse. (Curculio, act. V, sc. III.)

Ceux qui disent qu’on place mal son argent chez les banquiers, disent une sottise ; moi je dis qu’on ne l’y place ni bien ni mal, j’en fais aujourd’hui même l’expérience. On ne fait pas des placements chez eux, puisqu’ils ne rendent jamais ; on perd son argent, voilà tout. Ainsi, il faut que celui-ci me paye dix mines : il parcourt avec agitation toutes les banques voisines ; et puis plus rien. Je le rappelle, je fais du bruit : il me répond en m’appelant en justice. J’avais une affreuse peur qu’il ne me payât par un procès ; mais des amis l’ont raisonné, il m’a apporté mon argent chez moi.

Il en est de même de ce rapprochement quelque peu injurieux que nous trouvons dans la même comédie, et qui se termine par une image exacte de l’inanité des lois vis-à-vis de ceux qui ont, en quelque sorte, pour profession de veiller à ne pas s’y laisser brûler les doigts. Quasi aquam ferventem, frigidam esse, ita vos putatis leges. (Curculio, act. IV, se. II.)

On a dit, avec raison certainement, que Plaute avait fait pour les banquiers, ce que Molière avait fait pour les médecins. Il ne devait pas être le seul à les transporter sur la scène.

Antoine, reprochant à Octave ses prétentions aristocratiques, lui rappelait qu’il avait eu dans sa famille, des argentarii qui avaient noirci leurs mains dans la pratique du Collybus[171].

Il est incontestable, cependant, que leur profession fut honorée. On les appelait usuellement front, optimi viri, et il fallait bien qu’il en fût ainsi, puisqu’ils recevaient sans cesse des missions de confiance volontaires, de la part des particuliers et de l’État. C’est ce que nous dit expressément Cicéron[172] : De quærenda et collocanda pecunia, commodius a quibusdam optimis viris ad Janum médium sedentibus, quam ab ullis philosophis ulla in scola disputatur. On discute mieux sur les fonds à gagner et à faire valoir, chez certains hommes optimi qui siègent auprès du Janus du milieu, qu’on ne pourrait le faire dans aucune école de philosophes.

Sous l’Empire, on les qualifiait de perfectissimi, honestissimi, clarissimi.

Ces manieurs d’argent, qui étaient évidemment plus ou moins considérés selon leur réputation et leur valeur personnelle, étaient soutenus par le caractère de leur profession, lorsqu’elle s’exerçait au grand jour ; ils étaient en relation avec l’univers entier. Ils avaient des correspondants partout où se faisait le commerce ; à défaut d’autres confrères, ils y trouvaient les publicains, banquiers eux aussi, à l’occasion.

Il ne saurait être douteux, en effet, que les relations d’affaires les plus actives aient existé entre les argentarii et les publicains. Nous avons démontré que les administrateurs des grandes Compagnies se réunissaient au Forum. Cicéron les y voyait tous les jours, et, par eux, avait des nouvelles du gouvernement de son frère en Asie. Ils y venaient, avec bien d’autres, traiter des affaires devant les tabernæ argentariæ, et surveiller aussi le cours de leurs actions qui devait se modifier, sous l’influence de la politique du jour, être très chères ou à bon marché, comme l’indique Cicéron, suivant les nouvelles de la guerre ou de tout autre événement public[173].

 

SECTION III. — Centralisation des affaires à Rome et lieu de réunion des spéculateurs.

Très anciennement, tous les negotiatores avaient naturellement pris l’habitude de se réunir au Forum, comme le firent les marchands du quatorzième siècle au Pont-au-Change de Paris, et ceux du seizième siècle à la Bourse des marchands, à Lyon et à Toulouse notamment[174].

Mommsen[175] remarque que ce qui caractérise les grandes spéculations romaines, c’est leur centralisation absolue. Le caractère d’unité et îa tendance à absorber toutes choses dans la capitale de l’univers, se retrouve dans l’organisation du grand commerce de Rome, comme dans son administration et dans ses finances, en politique et en toutes matières.

Or, les intermédiaires et les trafiquants avaient besoin de se réunir pour traiter promptement leurs affaires. Ils furent vite en besogne ; le Forum devint de bonne heure le marché de l’argent et des grosses spéculations ; les banquiers y avaient leurs bancs, mensularii, mensas.

Mais avec les progrès du temps, de pareils hommes, et ceux qui traitaient avec eux ou circulaient autour de leurs bureaux, habitués au luxe dans leurs demeures, ne pouvaient rester ainsi exposés aux intempéries des saisons. Les basiliques s’élevèrent sur le Forum même ; elles furent, dès leur début, infiniment plus riches et plus belles, elles furent aussi, sans aucun doute, beaucoup plus fréquentées que nos bourses modernes ; les banquiers s’y multiplièrent ; ils y dressèrent leurs comptoirs, leurs Mensæ, et les établirent même avec une élégance et un confortable auxquels l’État vint contribuer de bonne heure, en y disposant les boucliers dorés pris sur les ennemis.

On retrouve sur des bas-reliefs antiques, représentant les banquiers derrière leur comptoir, la présence des grillages employés de nos jours par les caissiers, pour mettra le numéraire et les billets à l’abri des mains indiscrètes du public[176].

De notre temps, il n’y a qu’une bourse dans les plus grandes capitales, avec quelques annexes au dehors ; à Rome, il y en eut plusieurs qui étalèrent leurs splendeurs a côté les unes des autres, longtemps avant le règne d’Auguste.

Sous le nom de basilique, nom assez singulier avec une pareille destination, se fondèrent successivement des monuments vastes et d’aspect somptueux, aux portes et aux toits de bronze, affectant à l’intérieur les mêmes dispositions que notre Bourse de Paris. Ces monuments s’appelaient ainsi, a-t-on dit, parce qu’ils étaient destinés à recevoir le peuple-roi ; peut-être était-ce plutôt un nom simplement emprunté aux usages de la Grèce.

Ampère, parcourant les ruines de Rome, fait remarquer que l’avènement des capitalistes et des financiers coïncide, d’une manière remarquable, avec l’établissement des deux premières basiliques élevées, l’une par Caton, la basilique Porcia, et l’autre, par le père des Gracques, la basilique Sempronia. Le même progrès de l’influence financière dans la société romaine, ajoute-t-il, avait fait remplacer les boutiques de bouchers, situées dans le Forum, du côté de la curie, par les bureaux des changeurs et des prêteurs, qu’on appelait argentariæ novæ[177].

C’est bien réellement à l’usage des commerçants surtout, qu’étaient faites ces basiliques, car Vitruve, donnant les règles qui doivent en diriger la construction, commence ainsi : Les basiliques qui sont dans les places publiques doivent être construites dans l’endroit le plus chaud, afin que, pendant l’hiver, les commerçants puissent y trouver un abri contre les rigueurs de la saison[178].

On y faisait, à la vérité, autre chose que du commerce. Les  tribunaux y tenaient aussi leurs audiences, comme au Forum dont elles étaient une prolongation, et les gens de toute espèce s’y promenaient, en causant des événements ou des choses du jour, comme sous les portiques.

Non seulement il y en eut simultanément plusieurs à Rome, mais les villes les plus commerçantes de province en avaient aussi. On en retrouve assez fréquemment des traces dans les fouilles qui se font partout aujourd’hui avec plus de soin qu’autrefois. A l’intérieur comme à l’extérieur, les matières précieuses et les œuvres d’art furent prodiguées par les fondateurs qui se faisaient un titre d’honneur de cette magnificence.

Mais nous ne devons pas nous arrêter ici sur ce sujet curieux. L’histoire de ces monuments et du Forum lui-même se rattache aux faits publics et extérieurs de la vie des banquiers. Elle trouvera sa place tout naturellement dans une autre partie de notre étude[179]. Nous allons donc revenir aux manieurs d’argent eux-mêmes, à leur vie de tous les jours, en les suivant sur le terrain ordinaire de leurs opérations, dans leurs boutiques, devant leur table, sur le marché où ils vont traiter leurs affaires.

On a retrouvé, surtout dans les écrits littéraires du temps de la République ou du commencement de l’Empire, d’intéressants détails sur l’aspect de ce personnel de plus en plus nombreux, qui remplissait, du matin au soir, le Forum et les monuments publics environnants ; on pourrait presque en constituer une sorte de topographie vivante.

L’agitation y était très grande. Aux habitudes bruyantes des méridionaux et à l’exubérance italienne venaient se mêler, dans les siècles qui nous occupent, des passions de toute nature, et particulièrement colle de l’or, surexcitée par l’affluence des richesses de toutes les provinces[180]. C’est ainsi que nous avons vu ce banquier mauvais payeur, de la comédie, qui se met à courir chez tous ses confrères, qui passe de comptoir en comptoir, puis revient tout haletant, fait du bruit et du scandale autour de son créancier étonné, le menace de le citer en justice, et, finalement, sur les observations de ses confrères, se calme et paye ce qu’il doit. Les scènes de ce genre devaient être fréquentes et venaient se mêler aux hâbleries tapageuses de certains promeneurs ou aux cris des aruspices, des bateleurs et des personnes de toutes catégories qui s’y donnaient des rendez-vous d’affaires ou de plaisir.

Nos Bourses modernes, malgré les bruits étourdissants qui s’y fout entendre a certaines heures, ne sauraient nous donner une idée de cette foule bigarrée de toutes façons, mêlée, et cependant très classée, que l’on voyait à Rome et dans les grandes villes de l’antiquité romaine. Les anciens, les hommes du moins, vivaient beaucoup plus que nous hors de chez eux ; la politique, la justice et les lois, comme les relations de la vie de société, tout, à peu près, se passait au Forum ou à l’Agora. Il n’y avait, en dehors de cela, de causeries que dans les festins ; on ne connaissait pas les salons ; seulement, le même monde se retrouvait, par les beaux jours, sur les promenades ou sous les colonnades élégantes des portiques publics. A la vérité, les femmes honnêtes ne s’y arrêtaient guère. Et c’est là cependant que se traitaient toutes les petites affaires de la ville, comme les grandes affaires du monde entier, lorsque Rome l’eut conquis.

Plaute a eu l’heureuse inspiration de faire paraître dans son Curculios, pour nous renseigner exactement, un personnage inconnu aujourd’hui, a moins qu’on ne traite comme tel notre régisseur parlant au public. Sous le nom de Choragus, chef de la troupe, nous pourrions même employer des noms plus caractérisés et plus modernes, ce personnage vient, pendant la pièce, donner les détails les plus précis concernant les gens qui occupent le Forum, ses diverses parties et tous ses attenants. Il vient dire par où il faut passer pour trouver chaque groupe, nous pourrions dire chaque classe de la société, à sa place habituelle. Ces indications très nettes à l’usage des spectateurs, nous sont évidemment beaucoup plus utiles qu’à eux, et nous allons essayer de suivre notre guide à travers cette foule si animée et si bruyante, il y a deux mille ans.

La société y est tellement hétérogène que nous devrons garder le latin pour désigner quelques-uns de ces groupes, car le lecteur français veut être respecté.

Heureusement, quant à ceux qui nous intéressent, nous n’aurons aucun inconvénient à les mettre ici au grand jour de notre idiome ordinaire. Voici, d’abord, le texte latin.

Commonstrabo, que in quemquo hominem facile inveniatis toco,

No nimio opère sumat operam, si quem conventum velit,

Vel vitiosum, vel sine vitio, vel probum, vel improbum,

Vel perjurum convenire volt hominem, mitto in comitium

Qui mendacem et gloriosum, apud Cluacinæ sacrum.

Diteis damnosos maritos sub basilica quærito.

Ibidem crunt scorta exoleta, quique stipulari solent.

Symbolarum conlatorum apud forum piscarium.

In foro infimo boni hominos, atque diteis ambulant.

In medio propter canalem, ibi ostentatores meri.

Confidenteis, garrulique, et malevoli supra lacum,

Qui alteri de nihilo audacter dicunt, contumeliam,

Et qui ipsi sat habent, quod in se possit vere dicier.

Sub veteribus, ibi sunt qui dant quique accipiunt fœnore.

Pone Castoris, ibi sunt, subito quibus credas male :

In Tusco vico, ibi sunt homines qui ipsi sese venditant,

In velabro vel pistorem, vel lanium, vel aruspicem,

Vel qui ipsi vortant, vol qui alii, ut subvortontur, præbeant.

Sed interim foreis crepuero : linguæ moderandum’st mihi.

(Curculio, act. IV, sc. I.)

Cherchons, dans cette foule, nos faiseurs d’affaires, nos manieurs d’argent ; ils sont fort nombreux, sans doute, et, avec les marchands, ils y constituent la partie principale du public, car ils y figurent sous plusieurs noms et dans divers groupes distincts, autour desquels circulent les spéculateurs et les capitalistes.

Le Choragus nous guide : les premiers que nous rencontrons sont en bien mauvais voisinage, dans une basilique :

Diteis damnosos maritos sub basilica quærito.

Ibidem erunt scorta exoleta ; quique stipulari solent.

Voici bien des gens d’affaires, car ils passent leur vie à s’engager envers autrui et à engager les autres envers eux, dans la forme normale de la stipulation. Pourquoi sont-ils en si mauvaise compagnie, et pourquoi surtout Plaute s’applique-t-il à faire ressortir, par la forme de sa phrase, un semblable entourage des doux sexes ? Nous l’examinerons.

Un peu plus loin, le monde change d’aspect ; au bas du Forum, in Foro infimo, notre guide nous indique les boni hommes et les riches, diteis, cette fois sans épithètes, qui circulent ; c’est là que nous espérons trouver la classe distinguée de ceux que nous cherchons :

In foro infimo boni homines, atque diteis ambulant.

Si nous allons jusqu’aux anciennes boutiques, nous rencontrerons encore d’autres hommes d’argent, ce sont les fœneratores, ceux qui font des avances avec intérêts ou chez qui ou met de l’argent pour le faire valoir :

Sub vetoribus, ibi sunt qui dant, quiquo accipiunt fœnore.

Enfin, plus loin, viennent des marchands de toute espèce, des promeneurs de tout genre et ceux qui apportent au marché les produits de leurs terres pour les vendre, et qui nous importent pou.

Que représentent exactement ces trois groupes qui s’occupent évidemment tous les trois de spéculations sur l’argent et qui cependant restent si distincts et se tiennent si séparés ? Ici nous sommes bion réduits à des probabilités, mais nous croyons y voir des classifications naturelles très vraisemblables, parce qu’elles sont dans l’ordre des choses, qu’elles se produisent toujours, et qu’elles sont tout spécialement conformes aux traditions et aux mœurs romaines.

Nos trois groupes de financiers pouvaient faire des spéculations de même genre avec une spécialité prédominante, suivant le temps, les circonstances et les moyens d’agir, mais ils devaient se distinguer surtout par l’importance de leur commerce et l’honorabilité de leur situation.

En tête, nous placerons les boni homines du Forum infimum. Il ne faut pas, évidemment, se contenter d’une traduction littérale qui ne signifierait rien. Nous savons, au contraire, que boni homines est le nom que l’on donnait aux banquiers de profession, lorsqu’ils s’étaient attiré l’estime du public par leur expérience des affaires et leur honnêteté assurée. C’étaient les intermédiaires de confiance dans les grosses opérations de crédit, et c’est pourquoi promènent dans leurs voisinages les riches, diteis ; comme à la bourse, de notre temps, les spéculateurs circulent autour de la corbeille.

Viennent en second rang, les prêteurs à intérêt qui occupent les anciennes boutiques des argentarii primitifs : les fœneratores qui nous paraissent encore considérés, mais à un degré moins élevé ; ceux-ci ne sont qualifiés ni en bien ni en mal par le poète.

Mais nous ne dirons plus la même chose de ceux que nous avons rencontrés d’abord ; de ceux qui stipulent, a côté d’un monde de tristes femmes, scorta exoleta, et de maris opulents cherchant traîtreusement des aventures, sous les colonnades de la basilique contemporaine de Plaute. Ces agents d’affaires paraissent subir un rapprochement très volontairement injurieux, dans les vers du poète comique. C’étaient, sans doute, ces banquiers véreux, qui justifiaient les plaintes et les insultes qu’on leur adressait, parfois sans les distinguer des autres, mais que l’on retrouve on tout temps et en tout pays, près des frontières qui séparent la spéculation de l’escroquerie. On est là dans le monde où tous les vices se donnent la main.

Pour ceux-ci, il n’est pas question de grand-livre, de Codex et d’Expensilatio ; ils contractent des engagements par paroles, probablement de moindre importance que les autres, et à courte échéance, stipulari solent. Il nous semble qu’on pourrait retrouver là, quelques-uns des groupes de ceux qu’en terme de bourse ou de coulisses, on appelle les agents ou les banquiers marrons. Ce sont les manieurs d’argent d’ordre inférieur, qui ne se mêlent pas aux autres, et traitent leurs affaires au milieu d’une foule équivoque de promeneurs intéressés et d’habitués des deux sexes.

A la vérité, ces groupements se font ainsi d’eux-mêmes, partout où les gens d’affaires sont réunis ; et, il faut le dire, dans aucun monde, le classement n’est plus prompt, ni plus instinctif, ni plus nécessaire. Il dut se faire plus nettement à Rome que partout ailleurs ; dans une ville où régnait cette vanité extérieure, et cette morgue traditionnelle qui était passée, surtout avec ses travers, de la nobilitas jusqu’aux citoyens de la plèbe. C’étaient les préventions futiles, ou l’exclusivisme calculé, se substituant, dans les relations privées, à la vraie noblesse, à la vieille fierté romaine, et aux vertus austères de l’antique patriciat désormais transformé.

La comédie et le roman’ contemporains, en s’appliquant à peindre ce qui se passe autour d’eux, pourraient sembler, aujourd’hui même, avoir voulu s’inspirer des descriptions des écrivains latins, comme on le faisait souvent autrefois, notamment au grand siècle. Il n’en est rien, sans doute, mais on voit bien que l’image à reproduire est restée la même pour tous. Plaute et Horace, Ponsard et Zola, en décrivant le monde de la Bourse, ont eu, à travers les années, les mêmes passions et les mêmes personnages à traduire ; et c’est pour cela que leurs œuvres devaient se ressembler, même on se bornant à être exactes, chacune en ce qui les concernait, dans le monde de leur temps.

Mais ceux qui nous intéressent spécialement dans ces groupes, nous l’avons dit, ce sont ces boni homines et les hommes riches que nous avons classés les premiers, et auxquels il nous faut revenir.

Du temps de Plaute, les représentants des compagnies de publicains ne se faisaient pas remarquer, sans doute, beaucoup au Forum ; leur puissance commençait à peine à se manifester, 574-180. Du temps de Cicéron, au contraire, les magistri et les publicains de toutes les grandes compagnies y abondaient, et ce fut, sans doute, à ce groupe des hommes riches, des boni homines, et de leurs conseillers ou agents, qu’ils durent se joindre, car ils devinrent les grands seigneurs de la finance.

Nous avons vu à quels frais et avec quels soins, les publicains des provinces les plus éloignées avaient organisé un service de dépêches portées par ces tabellarii qui s’échelonnaient jusqu’à Rome[181]. On y était presque aussi bien renseigné sur les entreprises des publicains que dans la province elle-même, et Cicéron, qui devait utiliser, un jour, ce service pour sa correspondance de Cilicie, donnait, de sa maison de Rome, des indications à son frère Quintus, sur ce qui se passait dans la province d’Asie, dont ce dernier était le gouverneur et où il résidait.

Dans le discours pro lege Manilia, où nous avons puisé tant de précieux renseignements, il nous parle des nouvelles que les publicains reçoivent journellement à Rome, sur les projets de Mithridate, et sur les dangers qui menacent les sociétés des ruines et des vectigalia. C’est par les mêmes intermédiaires qu’il se renseigne sur son frère, et qu’il peut lui écrire : Non enim desistunt nobis agere quotidie gratins, honestissimæ et maximæ societates[182]. Chaque jour arrivaient les courriers.

C’est au Forum, évidemment, ou dans les basiliques, qu’il retrouve tous les jours les représentants de ces très honorables et très grandes sociétés[183] ; à moins qu’il ne les voie aussi, se succédant à son domicile,-pour exprimer leurs sentiments au frère du proconsul d’Asie, ce qui n’est guère vraisemblable, même avec les habitudes obséquieuses des Romains de cette époque. Le rendez-vous universel et journalier, c’est le Forum.

Les grandes sociétés publicaines y étaient représentées par leurs agents probablement, et aussi par leurs magistri, c’est-à-dire par leurs directeurs, qui résidaient toujours à Rome, quelque éloigné que fût d’ailleurs le lieu où s’accomplissait l’entreprise. De même, chez nous, c’est à Paris que les grandes compagnies financières ou industrielles ont leur domicile et leur direction.

Le nombre des sociétaires présents à Rome, même pour les exploitations les plus lointaines, devait être toujours considérable.

C’était là qu’était fixée la partie principale du conseil de direction et des actionnaires, ainsi que le personnel évidemment très nombreux des scribes, que nécessitait la tenue merveilleusement exacte des comptes et des livres des compagnies.

Ce qui fait qu’on ne peut douter de la présence et de l’activité de tous ces intéressés aux affaires des publicains sur le marché, c’est que, précisément, c’était à leurs opérations que se rattachaient les mouvements dans le crédit et les finances publiques, auxquels nous avons souvent fait allusion, et que nous retrouverons plus tard en détail[184].

C’est bien sur ces entreprises, sur ces valeurs que la spéculation se portait de préférence, car ceux que Cicéron déclare vouloir sauver d’une débâcle menaçante, ce sont particulièrement ces nombreux citoyens habitants de Rome qui ont engagé leurs fonds et ceux de leurs familles sur les mines et les impôts d’Asie[185] ; magnas res in vestris vectigalibus occupatæ.

Nous retrouverons tous les faits auxquels nous faisons allusion en ce moment, en parcourant l’histoire externe des publicains. Mais comment aurions-nous pu les passer sous silence, à propos de la Bourse de Rome, dont nous cherchons à déterminer le trafic, les opérations, et même, grâce à Piaule, la topographie ?

Il est certain, on effet, que le trafic qui s’y produisait était aussi hasardeux que considérable.

On y jouait gros jeu, car les Romains étaient joueurs par instinct et par tradition. On y jouait, ou du moins l’on y faisait les spéculations les plus considérables sur ce qui se traitait chez les Banquiers, c’est-à-dire sur les valeurs échangeables, et, par conséquent, sur les fonds des publicains, les plus exposés de tous aux événements politiques ; car il est question de ruines et de fortunes subites, quand les écrivains Latins nous parlent du Forum.

A ce sujet, il faut bien reconnaître, d’abord, que les Romains étaient joueurs, spéculateurs. Leur éducation était dirigée dans cet esprit. Horace se plaint, non pas dans une satire, mais dans une épître, de voir que, de son temps, on apprend à manier l’argent et à calculer, en même temps qu’on apprend à parler. C’est un trait de mœurs que le poète entend rapporter sur le ton simple et exact de l’épître, et non pas LUI fait isolé. Peut-être, sous ces habitudes traditionnelles et précoces, voyait-il, dans son imagination de poète, se préparer les publicains avides et les rapaces proconsuls de l’avenir. Laissons-lui la parole : Nos enfants de Rome apprennent, par de longs exercices, à partager un as en cent portions. Dis-moi donc, fils d’Albinus, si d’un quincunæ[186] je retire une once[187], que reste-t-il ? Tu peux répondre. — Triens[188]. — Parfait. Tu sauras garder ton argent. Mais, si je remets une once, qu’est-ce que cela fait ?Semis[189]. C’est bien ; quand ces soucis et ce désir de l’argent auront une fois envahi les âmes, aurons-nous encore ces poésies gardées sous l’huile incorruptible du cèdre, et que l’on conserve sur les tablettes légères de bois de cyprès ?[190]

Aristote a dit : La poésie est plus philosophique et plus vraie que l’histoire. Il est certain qu’elle pénètre, en effet, plus profondément dans les mœurs et qu’elle va chercher jusqu’au caractère intime des peuples. Si nous savons lire sous les mots et juger d’ensemble, c’est à elle que nous devons demander la peinture fidèle de son temps.

Or lorsque Juvénal, dans sa satire sur l’exemple[191], veut énumérer les vices les plus épidémiques et les plus héréditaires à Rome, c’est par le jeu et ses chances funestes, l’alea damnosa, qu’il commence la longue liste :

Si damnosa senem juvat alea, ludit et heres

Bullatus, parvoque eadem movet arma fritillo.

Si le jeu de hasard périlleux attire le vieillard, son héritier joue aussi, dès sa jeunesse ; lui aussi s’exerce avec les cornets faits à sa taille.

Peut-être Juvénal venait-il lui-même de subir les rigueurs de la fortune, car il en parlait avec amertume, lorsqu’il plaçait le jeu au premier rang, dans l’ordre des vices nuisibles et contagieux. Mais ne tombons pas dans les conjectures fâcheuses. Ce qui est certain, c’est que les aleas du Forum n’étaient pas moins redoutables que les autres.

Horace nous parle de ce Volanerius qui, empêché par la goutte déjouer, payait un homme à la journée, pour jeter les dés à sa place[192]. On ne voit guère de semblables choses aujourd’hui.

Et, comme pour confirmer à nos yeux ces traits de satire, des lois existaient pour punir les abus qui y étaient flagellés, et les jeux de hasard de toute nature, d’une peine pécuniaire du quadruple des valeurs engagées[193]. Il fut rendu un édit censorial à ce sujet en 639-115. D’autres dispositions du droit prétorien et des sénatus-consultes prirent des mesures dans le même sens ; on fut jusqu’à punir les joueurs de la prison et des chaînes. In Latumias et vincula publica. Cicéron représenta Antoine comme un joueur incorrigible, et l’accuse de distribuer à ses compagnons de jeu les fonctions de juges et les faveurs de l’État. Il parle de l’un d’eux, Licinius Dentatus, en spécifiant qu’il a été condamné comme joueur et qu’à raison de cette condamnation, il est défendu de jouer avec lui[194].

Cette passion du jeu se donnait-elle carrière au forum et dans les basiliques[195], là où toutes les autres passions venaient si impudemment s’étaler ? Comment pourrait-on en douter, en présence de tant d’espèces de gens que l’amour de l’argent y amenait ?

Lucilius, un autre satirique antérieur à Juvénal, dépeignait déjà, dans ses écrits, ces hommes qui, du matin au soir, courent au Forum, préoccupés d’un seul souci, feindre l’honnêteté et se tromper les uns les autres.

Enfin, il faut bien expliquer par ces spéculations hasardeuses sur les opérations diverses du Forum, ces tempêtes si dangereuses dont parlent les écrivains, et ces naufrages si fréquents qui se produisaient entre les deux Janus, c’est-à-dire précisément au lieu que fréquentaient les manieurs d’argent sous leurs divers noms[196]. Horace en parle comme d’une chose bien connue[197], et la peinture qu’il fait des mœurs de ce joueur opulent hier, pauvre aujourd’hui, semble prise dans notre siècle, où les favorisés de la capricieuse fortune se font aussi, volontiers, collectionneurs et acheteurs d’objets d’art, moitié par vanité et moitié par calcul, en comptant toujours sur leur habileté et leur bonne chance. Ces rapprochements ne restent-ils pas curieux et instructifs jusque dans leurs moindres détails ?

ïl n’y a, à cet égard, d’incertain pour nous, que les procédés d’exécution. Quant au jeu sur le change de l’argent, sur les marchandises ou sur les valeurs, on ne saurait contester qu’il ait été poussé à Rome jusqu’à ses derniers excès. Gomment pourrait-on refuser de voir la cause, là où les effets se révèlent si incontestablement ? Comment pourrait-on nier les spéculations audacieuses et les jeux passionnés du Forum, lorsqu’on sait les fortunes subites et scandaleuses, et les effondrements aussi, qui s’y produisaient comme des faits ordinaires[198].

En résumé, on faisait donc au Forum et dans les basiliques, beaucoup d’affaires ; on s’y livrait à des spéculations et à des commerces de toute nature ; on y adjugeait des travaux el des entreprises de toute espèce ; on y traitait de la politique et de bien d’autres choses encore ; on y préparait les élections et l’on y plaidait devant les juges de 4ivers ordres ; le peuple-roi semblait exploiter et gouverner, de là, les affaires de l’univers.

C’était, sous la République, le centre de tout, le point d’où prenait son origine le mouvement qui devait se répandre dans le monde connu, et c’est en cet endroit justement, sur ce terrain illustre du Forum, que fut placée par Auguste, comme un symbole, la Borne d’or, point de départ et d’arrivée de toutes les voies romaines.

Il nous reste, pour faire revivre dans leur véritable milieu, et avec la physionomie de leur rôle, les publicains, les hôtes habituels du Forum et des basiliques, à parcourir, dans l’ordre chronologique, les principaux faits de leur vie publique à Rome, tels qu’ils sont rapportés par les écrivains anciens, flous procéderons ensuite de même pour les banquiers ; et puis, nous tracerons l’histoire du Forum et des basiliques, considérés, à notre point de vue, comme terrain de la bourse romaine. Ensuite nous pourrons nous résumer et conclure.

 

 

 



[1] César, De bello gall., VII, III.

[2] Cicéron, Pro Fonteio, I. César signale ce fait que les Belges n’avaient pas encore subi l’influence des mercatores, lorsqu’il arriva dans leur pays.

[3] D’Hugues, loc. cit., p. 47.

[4] Salluste, Jugurtha, XXVI.

[5] César, De bello civ., III, III, 31, 103 ; Velleius Pat., II, 11.

[6] Tite-Live, I, 56 ; II, 59.

[7] Tite-Live fait dire à Brutus, pour exciter le peuple à la révolte : Opifices ac lapicidas, pro bellatoribus factos.

[8] Voir les quelques détails donnés à ce sujet par Belot, op. cit., p. 182 ; Tite-Live, XXVII, 3, tome II ; Mommsen, op. cit., t. V, p. 409.

[9] Queis facile est œdem conducere, flumina, portus,

Siccandum cluviem, portandum ad busta cadaver,

Cunducunt foricas.......... (Horace, Sat., III.)

Voir aussi Horace, Epit., II, et Mommsen, t. IV, p. 133.

[10] César, De bello gall., I, XVIII : Dumnorix complures annos portoria, reliquaque omuta Æduorum vectigalia parvo pretio redempta habere...

[11] Di alcune imposte dei Romani. Turin, 1887.

[12] Belot, La révolution économique, etc., p. 116.

[13] Tite-Live, XXXIII, 29.

[14] Belot, eod., 104 et suiv.

[15] Mommsen, Histoire romaine, t. XI, p. 103 et 105.

[16] Polybe est habile dans l’art de la guerre et dans la politique ; mais il raisonne trop, quoiqu’il raisonne très bien. Il va au delà des bornes d’un simple historien. Il développe chaque événement dans sa cause : c’est une anatomie exacte. Il montre, par une espèce de mécanique, qu’un tel peuple doit vaincre un tel autre peuple, et qu’une telle paix, faite entre Rome et Carthage, ne saurait durer. — Fénelon, Lettre à l’Académie, au chapitre VIII (Projet d’un traité sur l’histoire).

[17] Sequamur enim potissimum Polybium nestrum, que nemo fuit in exquirendia temporibus diligentior. Cicéron, De Rep., II, XV.

[18] Essai sur les lois criminelles des Romains, introduction, XVII.

[19] Polybe, Hist., VI, 17.

[20] Voyez notre aperçu général du sujet, supra.

[21] Duruy, t. II, chap. V.

[22] Valère Maxime, VI, 9, n° 7. Cicéron, Verr., 2, passim.

[23] Cicéron, Pro Rabirio.

[24] Mommsen, op. cit., t. V, p. 58.

[25] Cicéron, De offic., II, 2.

[26] Supra, chap. I, sect. VI.

[27] Paradoxes, VI, II.

[28] Salluste, Jugurtha, 65.

[29] Que l’on consulte les listes civiques ! dit Mommsen. De la fin des guerres d’Annibal à l’an 595, le nombre des citoyens va croissant, chose qui s’explique facilement par les distributions faites tous les jours et sur une grande échelle des terres domaniales ; après 595, où le cens a donné 328.000 citoyens valides, on entre dans une période constamment décroissante ; les listes de l’an 600 tombent au chiffre de 324,000, celles de 607 tombent à 322.000, celles de 623 à 319.000 ; chose déplorable pour une époque de paix au dedans et au dehors. Comment pouvait-il en être autrement, dans une société où la famille commençait à se décomposer par la plaie toujours envahissante du divorce, et où les traditions domestiques étaient supplantées par les vices qui avaient fait périr les plus grands peuples de l’antique Orient ?

[30] Voici, en effet, la suite du texte dont nous avons commencé à transcrire plus haut la traduction : Tout cela est au pouvoir et à la discrétion du Sénat, car il peut accorder des délais, si quoique événement malheureux est intervenu il peut faire remise aux publicains d’une partie du prix de leur ferme, ou même si un accident empêche l’opération de se réaliser, il peut annuler l’adjudication. Or il y a là une multitude de choses, à l’égard desquelles peuvent être lésés ou soutenus, ceux qui spéculent sur les fonds publics et les adjudications ; et tout cela revient aux sénateurs. Mais surtout, c’est dans l’ordre des sénateurs, que sont pris les juges, pour la plupart des poursuites publiques ou privées, pour peu que l’accusation ait de la gravité. En sorte que tous sont soumis à la puissance du Sénat, et, de crainte d’avoir un jour besoin de recourir à lui, personne n’ose résister ni s’opposer à sa volonté (Polybe, loc. cit., VI, 17). On voit qu’à côté du droit sur les publicains, il n’est question ici que des droits de juridiction comme de chose d’importance. Mais ce droit de juridiction, les publicains s’en empareront bientôt, de telle sorte que nous serons obligés de faire l’histoire des lois judiciaires, pour faire celle des publicains.

[31] Maynz, Cours de droit romain, introduction, n° 49, note.

[32] V. Willems, Le Sénat de la république romaine, I, chap. IV, p. 329.

[33] Lettre LXXXIII, t. III : Une espèce de fermentation sourde travaille l’ordre équestre depuis un mois ; elle n’a fait que croître de jour en jour, et ce matin, le quartier du Forum, rempli de chevaliers, est dans une agitation prodigieuse : la basilique Æmilia (ceci est écrit pour le temps d’Auguste ; voir plus bas ce qui concerne les basiliques), les tavernes neuves, les arcs de Janus, sont littéralement assiégés d’une foule immense de peuple, mouvante, bruyante, qui se heurte, va, vient, entre, sort, a l’air affairée, effarée, impatiente, inquiète, comme si l’ennemi était aux portes de Rome, comme si on était dans l’attente ou l’appréhension d’un grand événement. Il s’en prépare, en effet, un très grand pour l’ordre équestre ; le bail des publicains expire dans peu de temps, et l’on va procéder, aujourd’hui même, à une nouvelle vente pour cinq années, des revenus de la République. Les sociétés sont en présence, tous les intéressés directs ou indirects, grands ou petits, sont aussi accourus sur le Forum... Les préparatifs de cette lutte financière, à laquelle j’ai déjà assisté plusieurs fois, l’aspect de cette foule animée d’un sentiment unique, celui du lucre, m’ont fait fuir. Cette description est, sans doute, une conjecture, mais, sauf le dernier mot qui aurait, au moins, besoin d’être expliqué, elle est extrêmement vraisemblable et juste, et c’est pour cela que nous l’avons transcrite, sans vouloir cependant en exagérer la valeur. Ajoutons que tout cela devait être vrai, surtout avant Auguste, et dut disparaître même sous son gouvernement. (Rome au siècle d’Auguste.)

[34] Laboulaye, Essai sur les lois criminelles des Romains, p. 86.

[35] Proximus est huic dignitati ordo equester: omnes omnium publicorum societates de meo consulatu ac de meis rebus gestis amplissima atque ornatissima decreta fecerunt. Scribæ, qui nobiscum in rationibus monumentisque publicis versantur, non obscurum de meis in rem publicam beneficiis suum judicium decretumque esse voluerunt. Nullum est in hac urbe conlegium, nulli pagani aut montani, quoniam plebei quoque urbanæ majores nostri conventicula et quasi concilia quædam esse voluerunt, qui non amplissime non modo de salute mea sed etiam de dignitate decreverint. Cicéron, Pro domo, 28. A. la fin du même discours, Cicéron, faisant une nouvelle énumération dans le même sentiment, place encore les sociétés à la tête : Omnes societates, omnes ordines. Le traducteur, sous la direction de M. Nisard, a instinctivement corrigé, il a déplacé les rangs et traduit : tous les ordres, toutes les sociétés, croyant que ceci allait, comme ailleurs, après cela. La traduction de M. Le Clerc a fait de même. Cicéron n’aurait probablement pas accepté ce dérangement dans l’ordre d’une période très voulue, qui prépare la fin du discours. Eod., 56.

[36] Quid si omnes societates venerunt, quarum ex numero multi hic sedent judices ? Quid si multi homines nostri ordinis honestissimi ? (Pro Murena, XXXIII.)

[37] Dion Cassius, Fragm., an de Rome 657. Voir, sur le même point, l’intéressant résumé de Florus, III, 13.

[38] Comme nous pensons pouvoir consacrer ultérieurement une étude spéciale à l’objet du présent paragraphe, nous nous bornons, ici, à quelques notions générales et succinctes.

[39] Voyez Tite-Live, VIII, 16.

[40] Les municipes avaient parfois le droit de percevoir des revenus (vectigalia) dans certaines provinces ; cela constituait les principales ressources de ces municipes. Il en était ainsi pour le municipe d’Arpinum, pour celui d’Atella, dont Cicéron se fait le protecteur auprès des magistrats et de César lui-même. Cicéron, Ad. fam., XIII, 7 et 11.

[41] Appien (De bello civili, I, XXII) indique spécialement pour les routes, qu’elles étaient données on adjudication à des entrepreneurs, Gracchus, dit-il, établissait de longues routes à travers l’Italie ; ainsi il s’attachait la multitude des adjudicataires de ces travaux et de leurs ouvriers : c’était une troupe toujours prête à exécuter tout ce qu’il ordonnait.

[42] L’organisation financière des Romains, par Marquardt, trad. Vigié, p. 108.

[43] Sulpicius prætor sex millia togarum, trigenta tunicarum et equos, deporfanda in Macedoniam præbendaque arbitratu consulis locavit. Tite-Live, XLIV, 16.

[44] Tite-Live, XXIX, 44 ; XL, 51 ; XL, 46, 16 ; XLI, 27 ; XLIV, 16, 9.

[45] Marquardt, loc. cit., avec les textes nombreux des auteurs indiqués en note.

[46] Belot, Histoire des chevaliers, p. 163. V° la Lex PuteoUna parieti faciundo. Egger, Lat. Serm. vet. reliquiæ, p. 218. Mommsen, C. I. L., I, p. 577. Nombreux testes de Tite-Live et de Cicéron.

[47] Cicéron, II, Verr., I, 15.

[48] Orelli-Henzen, Selectes inscript., n° 3351, t. II, p. 79. Voyez Saint-Girons, loc. cit.., p. 81.

[49] Festus, v° Manceps.

[50] Cicéron, In Verr., II.

[51] L. 32 et 33, D., 17, 2, pro Socio.

[52] L. 13, C., 4, 65, de locato et conducto.

[53] L. 38, § 1, D., 42, 5, de rebus auctoritate judicis possid. vel vend.

[54] Festus, v° Præs.

[55] Ulpien, liv. I ; D., 43, 9, de loco publico fruendo.

[56] Nous préférons, pour faire cette étude juridique, le latin de la traduction de l’édition F. Didot, Paris, 1859, au texte grec et aussi à la traduction française : au texte grec parce que le latin est plus intelligible pour la plupart des lecteurs que le grec, et nous le préférons même à la traduction française, parce que le traducteur latin nous paraît avoir choisi judicieusement les mots propres de la langue du droit que nous étudions.

[57] Plutarque, Caton l’Ancien, 20. — Voyez le texte traduit en note 63.

[58] Le croupier était connu et pratiqué à Rome dans les sociétés ordinaires (L. 19 et 20, D., pro socio, 17, 2).

[59] Asconius, In divin. Aliud enim socius aliud particeps qui certam partem habet, et non indivise agit ut socius.

[60] La loi française, dans l’article 27, C. de C., a établi une prohibition relative aux actes de gestion, qu’elle sanctionne en infligeant au commanditaire la responsabilité in infinitum ; elle n’a pas eu à dire que le commanditaire n’agit pas en principe au nom de la société ; c’était inutile parce que la chose était évidente. Elle a établi une sanction pour les cas où on accomplirait ce fait illégal, parce qu’il peut devenir fâcheux en donnant à la société un crédit qu’elle ne mériterait pas.

[61] Nous avons bien rapporté ci-dessus, que Terentius Vairon avait perdu de l’argent dans les affaires des publicains, mais c’était probablement en spéculant sur les parles, ou bien, s’il était lui-même socius, il se trouvait, avec sa compagnie, dans un cas très exceptionnel. Cicéron, Ad. fam., XIII, 10.

[62] Verrines, II, 70, 71.

[63] Voici, a cet égard, le texte fort explicite de Plutarque (trad. Ricard), Caton l’Ancien, n° 20 : Il exigeait de ceux à qui il prêtait son argent, qu’ils fissent, au nombre de cinquante, une société de commerce, et qu’ils équipassent autant de vaisseaux sur chacun desquels il avait une portion qu’il faisait valoir par un de ses affranchis nommé Quintion, qui, étant comme son facteur, s’embarquait avec les autres associés et avait sa part dans tous les bénéfices. Par là il ne risquait pas tout son argent, mais seulement une petite portion dont il tirait de gros intérêts. C’est bien la commandite avec tous ses avantages pour la commanditaire unique qui l’invente et l’impose. Les débiteurs sont associés et tenus suivant les termes du droit commun ; quant à Caton, il a des portions qui lui procurent des bénéfices proportionnels sur chaque navire, au lieu d’intérêts, mais il n’expose que l’argent qu’il a déjà fourni, il n’en perdra jamais davantage en aucun cas.

[64] Nous nous bornons à signaler l’existence des nombreuses et brillantes controverses qui se sont produites sur les traits distinctifs de l’action. Voyez spécialement le rapport de M. le conseiller Voisin sur l’arrêt de Cass., 5 nov. 1888.

[65] Gaius, III, 131 et s.

[66] Tite-Live, dans un texte cité par nous, parle de la prohibition établie par les censeurs d’être socii et même affines ejus conductionis, ce qui fait bien supposer l’indication du nom des affines sur les registres de l’administration centrale, sans cela, comment cette prohibition eût-elle pu recevoir son exécution ? Tite-Live, XVIII, 16.

[67] At Rupilius non publicanum in Sicilia egit, sed operas publicanis dedit..., quem enim diurnas capturas exigentem animadverterunt, eumdem jura dantem, classesque et exercitus régentera viderunt. Valère Maxime, VI, 9, 8 ; Cicéron, P. Rabir post., XI.

[68] Après avoir transcrit un passage d’une lettre écrite par Cicéron à Atticus (V, XVI) pendant son gouvernement en Cilicie, M. Desjardins ajoute : Ce passage nous apprend donc : 1° qu’un gouverneur de province,cependant tout puissant en vertu de l’imperium qui lui était conféré,était contraint, en temps ordinaire, d’avoir recours à l’obligeance des tabellarii de l’entreprise privée des publicains ou fermiers de l’impôt, pour transmettre de ses nouvelles à Rome, et 2° que les conductores avaient un service entretenu évidemment à leurs frais, pour l’expédition de leurs dépêches, et sans doute pour le transport des sommes qu’ils avaient encaissées. Cependant, les proconsuls ayant l’evectio, c’est-à-dire le droit de faire circuler, à l’aide de réquisitions, leurs envoyés officiels, devaient avoir, à plus forte raison, des courriers spéciaux pour l’envoi de leurs messages ; mais les départs de ces tabellarii étaient sans doute limités à certaines époques fixes... Il fallait de quarante à cinquante jours pour se rendre de Cilicie à Rome ; et il est bien évident qu’ils ne franchissaient pas tout cet espace à pied et en bateau, mais qu’ils prenaient souvent des chevaux... Cicéron, Ad. att., V, 15, 16 et 19. — Epist. famil., V, 21 ; VIII, 6. Bibliothèque des Hautes études, 35e fascicule, 1878.

[69] Cicéron, Ad. Att., XI, 10 ; In Verr., II, 2, 70 ; Orelli, Inscr., édit. Henzen, III, 6, 642.

[70] Ev. sec. Luc, ch. III, v. 12 et 13 : Venerunt autem publicani ut baptizarentur et dixerunt ad eum ; magister quid faciemus ? At ille dixit ad eos : Nihil amplius quant quod constitution est vobis, faciatis. Ev. sec. Matth., IX, 11, 12 ; XI, 19 ; XVIII, 17 ; XXI, 31. — Sec. Marc, II, 15-16. — Sec. Luc, V, 27, 28, 29, 30 ; VII, 29, 34 ; XV, 1 ; XVIII, 10 ; XIX, 2.

[71] Ev. sec. Luc, cap. XVIII, v. 13.

[72] Ev. sec. Luc, V, 27 à 30.

[73] Certains auteurs prétendent qu’il n’y a là qu’une parabole, mais cela importe peu à notre point de vue.

[74] Il en était probablement de même de Lévi, dont parle saint Luc, Ev., V, 27, 28, 29, 30 : Et vidit publicanum nomen Levi sedentem ad telonium et ait illi sequere me... et secutus est eum... et fecit ei convivium magnum in domo sua ; et erat turba multa publicanorum et aliorum, et murmurabant pharisæi...

[75] Ev. sec. Luc, cap. XIX, v. 9.

[76] Stans autem Zachæus dixit ad Dominum : Ecce dimidium bonorum meorum, domine, de pauperibus ; et si quid aliquerti defraudavi, reddo quadruplum.

[77] Valère Maxime, VI, 9, 8. — Cicéron (Pro Rabirio, 11) dit que les Coactores avaient 5 %. Mais ce tarif ne devait porter que sur certaines recettes extraordinaires. Ou bien, il dépassait de beaucoup nos usages modernes à l’égard des porteurs de contrainte, si les Coactores n’étaient que cela.

[78] Ev. sec. Matth., cap. IX, v. 9.

[79] Les Telonarii paraissent être plus spécialement les entrepreneurs des douanes. Nous insisterons sur ce point dans notre deuxième partie. (Voyez Salkowski, Quæstiones de jure societatis, p. 18.) Ce sont les publicains de cette espèce qui semblent avoir été déconsidérés plus que tous les autres (eod.). Il en était de même du Lévi dont parle saint Luc, V, 27.

[80] Homilia sancti Gregorii papæ XXIV, in evang. : Matthæus vero ad telonii negotium non residit : quia aliud est, victum per piscationem quærere, aliud autem telonii lucris pecunias augere... Quæ ergo ad peccatum implicant, ad hæc necesse est ut post conversionem animus non recurrat. Offic. intra Oct. Paschæ, feria quarta.

[81] Nec tam execrabile esset nomen publicanorum, dit Tertullien, apud dominum, nisi extraneum vendentium ipsius cœli et terræ et maris transitas (de Pudicitia, cap. IX).

[82] Epist., 146.

[83] Voyez Cornelius a Lapide ; Vis Matthæus, publicanus.

[84] In Verr., act. II, lib. III, n° 33 et 34. — Paul parle aussi, dans un texte du Digeste, L. 47, pr., D., 49, 14, de jure fisci d’une femme : Moschis quædam fisci debitrix ex conductione vectigali.

[85] In Verr., act. II, lib. III, n° 37.

[86] In Verr., act. II, lib. III, n° 39.

[87] Eod., n° 42.

[88] Vigié, Des douanes dans l’empire romain, p. 75.

[89] Tombée on désuétude sous Cicéron, cette disposition fut renouvelée par la loi Julia, repetundarum. Dion Cassius et Asconius disent formellement que la prohibition était générale : Quæstus omnibus patribus indecorus. V. infra, § 7, plus bas.

[90] In Verr., II, III, 72. — Quintus, Cic. de petit, consul., I.

[91] Histoire des chevaliers, conclusion, p. 420.

[92] Mommsen, op. cit., t. V, p. 58.

[93] Notamment, Lex Flaminia, 537-217. Tite-Live, LXIII. Mommsen, IV, p. 244, note. Défense était faite aux membres de l’ordre sénatorial d’entrer dans les sociétés de publicains (Dion Cassius, LXIX, 16. Tacite, Ann., IV, 6). Le grand négoce leur avait été interdit sous la République par le plébiscite Claudien de l’an 219, ainsi que les fournitures par adjudication (Asconius, p. 94. Dion Cassius, LV, 10. Voyez Bouché-Leclercq, Manuel des institutions romaines, p. 128, n° 4).

[94] Liv. XIII, ch. XIX. Voyez, en outre, Fournier de Flaix, Traité de critique et de statistique comparée des institutions financières au dix-neuvième siècle, Paris, 1888.

[95] Voyez de Parieu, Traité des impôts, t. I, p. 105-107.

[96] Ou tout du moins, à des lettres qui furent écrites vers son époque, et sur l’auteur desquelles on est en contestation aujourd’hui.

[97] O. de Vallée, Les manieurs d’argent, p. 47.

[98] On peut voir une bibliographie très étendue sur cette matière et quelques détails historiques intéressants, au Répertoire général Alphabétique du droit français publié sous la direction de H. Fuzier-Herman, par MM. Carpentier et Frérejouan du Saint, Paris, 1891, t. VII, p. 421, v° Banque.

[99] Cicéron, Ad Quintum, I, 1. Fallaces sunt permulti et leves... Ipsis diligenter cavendæ sunt quædam familiaritates, præter hominum perpaucorum qui sunt vetere Græcia digni.

[100] Voyez Caillemer, Antiquités juridiques d’Athènes.

[101] Voir notamment les thèses de doctorat de MM. Da, Paris, 1877 ; Cruchon, Paris, 1878 ; Chastenet, Paris, 1882 ; Taudière, Poitiers, 1884. — Voyez aussi Guillard, Les banquiers athéniens et romains. Et dans l’ancienne littérature de notre pays, Saumaise, De Fœnore trapezitico, 1640.

[102] Voyez Dictionnaire de Daremberg et Saglio, v° Argentarii, article de E. Saglio, et pour les questions de droit, eod. v°, article Humbert. — Mommsen, Hist. de la monnaie romaine, III, p. 172, liv. Ier de la traduction Blacas ; et Fr. Lenormant, La monnaie dans l’antiquité, Paris, 1879.

[103] Voici quelques dénominations qui s’appliquent, d’après les écrivains latins, à ceux dont nous parlons, en sus de celles que nous indiquons au texte : Argenti structores, locatores, mercatores, hemerodanistæ, cernatistæ, argenti spectatores, probatores, æsculatores, xigostates, campsores, cambiatores, bancarii. Voir le classement de H. Cruchon, loc. cit., qui contient d’autres expressions équivalentes, et quelques-unes aussi qui s’en éloignent trop.

[104] Voyez notamment Mommsen, loc. cit. Fr. Lenormant, Monnaie dans l’antiquité, 3 vol. Lévy, 1879. VIIIe et IXe liv. des séances de l’Acad. en 1877. Et du même auteur, l’article v° As, au Dictionnaire de Daremberg et Saglio.

[105] L. 1, pr., D., de contr. emptione, 18, 1 : Origo emendi vendendique a permutationibus cœpit : olim enim non ita erat nummus : neque aliud merx, aliud pretium vocabatur : sed unusquisque secundum nécessitatem temporum ac rerum, utilibut inutilia permulabat, quando plerumque evenit ut quod alleri superett altari desit : sed quia, non semper, nec facile concurrebat, ut, cum tu haberes quod ego desiderarem, invicem haberem, quod tu accipere velles, electa materia est, cujus publica ac perpetua æstimatio difficultatibus permutationum æqualitate quantitatis subveniret : eaque materia forma publica percussa, usum dominiumque non tam ex subatantia præbet quam ex quantitate : nec ultra merx utrumque, sed alterum pretium vocatur. Aristote avait donné une définition dans laquelle, fait observer M. Lenormant, on trouve, plus nettement indiquée, la distinction entre la monnaie signe et la monnaie marchandise. Aristote ajoute, en effet, que la matière employée a une valeur par elle-même, et que la marque a pour but de délivrer de l’embarras de continuels mesurages. — Voyez Lenormant, La monnaie dans l’antiquité, t. I, p. 91, et III, p. 19. Aristote, Politic, I, 6, 14-16 ; t. I, p. 53, trad. B. Saint-Hilaire. Paul a voulu évidemment abréger sa définition, les mots non tam ex substantia quam ex quantitate prouvent bien que la notion complète était dans son esprit, et même elle apparaissait dans sa définition.

[106] Fr. Lenormant, art. du Dict. de Daremberg et Saglio, v° As, qui cite : Varron, De ling. lat., V, 19 ; Columelle, De re rustica, 6 ; Festus, De Verb. signif., p. 213, édit. Lindemann ; cf. Marquardt, Handb. der rom. Alterth., III, II, p. 3 ; Festus, p. 202 ; Cicéron, De Republ., II, 9, 16 ; Varron, De re rustica, II, 1 ; Pline, XXXIII, I, 7 ; Lange, Röm. Alterth., t. I, p. 455 et suiv.

[107] Pline, Hist. nat., XVIII, 3, 12 ; Festus, op. cit., p. 246.

[108] Pendant toute la durée de la République, dit M. Lenormant (t. I, p. 181), les Romains, à l’exemple des Athéniens, ne fabriquèrent des monnaies d’or, que dans les cas exceptionnels, bien que toutes les grandes affaires se réglassent au moyen de payements en or, sous forme de lingots ou d’espèces étrangères librement tarifées par le commerce. Sic, Mommsen, H. R., t. II, p. 119.

[109] Pline, Hist. nat., XXXIII, 3, 13.

[110] Mommsen, Hist. de la monnaie, p. 196 à 207.

[111] Cicéron, Pro Quintio, 4 ; L. 39, D., de solutionibus, 46, 3.

[112] L. 39, D., de suro argento, 34, 2, et L. 61, pr., D., de obi. et act., 44, 7.

[113] La monnaie dans l’antiquité, t. I, p. 114 et suiv.

[114] Eod., p. 214.

[115] Eod., p. 222.

[116] Cicéron, De offic., III, 20, 80 ; Pline, Hist. nat., XXXIII, 9, 132 ; Lenormant, loc. cit., p. 231.

[117] Cujas, sur la loi 8, Depositi, lib. 9, Quæstiones Papin. — Voyez aussi Cicéron, Pro Quintio, 4, et L. 39, D., de solut., 46, 2.

[118] Chap. I, p. 34 de l’édit. de Lyon, 1640.

[119] Cicéron, De offic., 14, n° 58.

[120] Sénèque, De Benef., VII, X.

[121] Op. cit., p. 80 et 82.

[122] Voyez Caillemer, Revue historique, 1877-78, p. 400, et les curieux détails relatifs aux tablettes de Lucius Cæcilius Jucundus, découvertes à Pompéi en juillet 1865 : Tabulæ auctionnariæ. — Voyez aussi la thèse de M. Cruchon, p. 196 et suiv.

[123] Accarias, Précis de droit romain, t. II, p. 437, 3e édit.

[124] Cicéron, Pro Flacco, 19.

[125] Sur deux textes contradictoires d’Ulpien relatif au privilège du déposant, la controverse est assez animée pour que M. Cruchon, dans sa thèse, ait pu signaler l’existence de douze systèmes différents. Loc. cit., p. 180 et suiv. ; L. 7, g 2 et 3, D., depositi vel contra, 16, 3, et L. 24, g 2, D., de rebus auctor., 42, 5.

[126] L. 8, D., depos., 16, 3.

[127] Dict., de Daremberg et Saglio, v° Argentarii.

[128] Ce pourrait être, tout au plus, un chèque souscrit au profit d’une personne déterminée, ainsi que la loi du 14 juin 1865 permet de le faire. Art. 1er.

[129] Ad. Atticus, liv. XII, n° 24.

[130] Ad. Atticus, liv. XII, n° 27. Voir aussi : XV, 15 ; V, 15 ; XI, 1, 24 ; ad. div., II, 17 ; III, 5 ; ad. quint., fragm. I, 3 ; pro Rabirio, 4.

[131] Ideo in arbitrium judicis refertur hæc actio, quia scimus quam varia sint pretia rerum per singulas civitates regionesque : maxime vini, olei, frumenti : pecuniarum quoque, licet videatur una et eadem potestas ubique esse, tamen aliis lotis facilius, et levibus usuris inveniuntur, aliis difficilius, et gravibus usuris. — L. 3, D., de eo quod certo loco, XIII, 4.

[132] Accarias, op. cit., t. II, p. 776, 3e édit. ; n° 720, p. 614, 4e édit.

[133] §§ 8 et 9, Inst., IV, VI, de action.

[134] Quint., XI, 92 ; Plaute, Curculio, II, 3, 66 ; III, 1, 64 ; IV, 3, 3 ; V, 2, 30 ; 3, 34.

[135] Cicéron, Pro Roscio, 1 ; Verr., II, liv. 23.

[136] Gaius, III, §§ 128 à 131. — Huic omnia expensa, huic omnia feruntur accepta, et in tota ratione mortalium sola utramque paginam fecit, dit Pline, Hist. nat., II, 7.

[137] Dict. de Daremberg et Saglio, v° Argentarii, II ; M. Pilette, Revue hist. de droit, 1861, et M. Thézard, Revue critique, 1871, dans des articles sur la compensation, ont assimilé les comptes courants des Romains à ceux de notre temps, avec les règles spéciales admises par la jurisprudence sur l’unité du titre résultant du reliquat. M. Cruchon, dans sa thèse sur les argentarii et sur les comptes courants, a combattu cette opinion. Paris, 1878.

[138] Gaius, III, §§ 131 et suiv.

[139] Ulpien, L. 4, pr., et § 1, D., de edendo, II, 13 ; L. 6, § 7, et 10, § 2, epo.

[140] Gaius, L. 10, g 1, D., eod. tit.

[141] Eod., leg. pr.

[142] L. 8, D., eod. tit.

[143] L. 10, § 2, D., eod. tit.

[144] L. 6, § 7, D., eod. tit.

[145] Rationem esse Labeo ait, ultro citro dandi accipiendi, credendi obligandi, solvendi sui causa, negotiationem : nec ullam rationem nuda duntaxat solutions debiti incipere : nec si pignus acceperit, aut mandatum, compellendum edere : hoc enim extra rationem esse. Sed et quod solvi constituit argentarius edere debet ; nam et hoc ex argentaria venit. Le Constitut suppose, en effet, lui aussi, deux obligations (L. 6, § 3, D., eod. tit.).

Justinien maintint cette obligation, il l’étendit même (L. 22, C., de fide instr., IV, 21).

[146] Gaius, IV, § 64 et suiv.

[147] Nous avons cité plus haut l’étude faite par M. Caillemer sur ce texte.

[148] Gaius, IV, 102.

[149] Gaius, III, 79.

[150] L. 1, D., quod cujuscumque, 3, 4.

[151] L. 52, § 5, D., pro socio, 17, 2.

[152] Savigny, Des obligations, trad. Joson, t. I, p. 171. — Demangeat, Obligations solidaires, p. 164. — Accarias, t. II, p. 517, note 2, 3e édit. ; p. 146, note 3, 4e édit.

[153] Cicéron, Ad Her., II, 13.

[154] Humbert, Dict. de Daremberg et Saglio, v° Argentarii, qui cite : Paul, fr. 27, D., de partis, II, 14 ; Demangeat et Savigny, aux lieux cités dans la note précédente.

[155] L. 3, pr., D., de partis, 2, 14.

[156] L. 34, D., de receptis, IV, 8.

[157] Les lois 27, D., de partis, II, 14, et 31, ; 1, D., de nov., 46, 2, paraissent être en opposition. Nous reviendrons sur ce point.

[158] L. 10, § 1, D., de edendo, 2, 13.

[159] L. 24, § 2, D., eod.

[160] L. 45, D., de judiciis, 5, 1.

[161] Leur situation était analogue, sous ce rapport, à celle qui est faite à nos courtiers de marchandises par la loi de 1866.

[162] L. 12, D., de edendo, II, 13.

[163] L. 1, D., de edendo, II, 1.

[164] C. I. L., t. VI, IIe part., p. 942, n° 5134. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que certaines dispositions du droit prises i l’égard des femmes, telles que la loi Voconia, et le sénatus-consulte Velléien, durent être pour les femmes, qui auraient voulu spéculer, de sérieux obstacles.

[165] L. 4, §§ 2 et 3, D., de edendo, 2, 13 ; L. 1, et 5, 8 3, D., de instit. act., 14, 3 ; L. 19, 11, D., eod. ; L. 5, § 1, D., quod jussu, 15, 4.

[166] Horace, Sat., liv. I, sat. IV, vers 85 et 87.

[167] On trouve, du moins sous l’Empire, des inscriptions portant des titres très honorifiques pour des coactores. Le C. I. L. contient des inscriptions nombreuses concernant des banquiers, avec des qualifications très diverses.

[168] L. 32, D., de contr. Emp., 18, 1. On pouvait même donner en gage ou hypothèque une taberna. Cela s’entendait, alors, des marchandises qui y étaient contenues. L. 34, D., de ping. et hip., 20.

[169] L. 77, § 16, D., de leg., n° 31.

[170] Voyez l’Histoire de classes ouvrières avant 1749, par H. Wallon, de l’Institut. Passim.

[171] Cassius quidem Parmensis quadam epistola non tantum ut pistoris, sed etiam ut nummulari nepotem sic taxat Augustum: Materna tibi farina est ex crudissimo Ariciæ pistrino; hanc finxit manibus collybo decoloratis Nerulonensis mensarius. Suétone, Augusti vita, c. IV.

[172] Pro Cæcina, IV, 72, 3. Voyez aussi Aur. Victor, De viris illustr., 72, 3. Horace, Sat., liv. I, VI, 86.

[173] Pro lege manilia, et infra, ch. III, sect. I, § 6, l’extrait transcrit.

[174] Voyez l’édit de juillet 1549 de Henri II : Établissons une bourse commune des marchands à Toulouse, à l’instar, similitude et semblance du change de notre ville de Lyon.

[175] Loc. cit., t. VI, p. 27.

[176] Voir le bas-relief reproduit dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, de Daremberg et Saglio, v° Argentarii.

[177] Ampère, L’Histoire romaine à Rome, t. IV, p. 268 : Caton et les Gracques. — Tite-Live, XXVI, 27. — Voyez aussi Promenades archéologiques, par Gaston Boissier, ch. Ier, n° 2.

[178] Vitruve, V, I. — Voyez Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, v° Basilica, art. de J. Guadet, et les nombreuses citations à l’appui.

[179] Infra, ch. III, sect. III.

[180] L’aspect de la population devint de plus en plus pittoresque à mesure que tous les peuples du monde connu y furent représentes par suite de l’extension des conquêtes romaines. On peut en voir d’intéressantes descriptions dans l’Histoire romaine de M. Duruy, et dans les études sur les mœurs ou les institutions à l’époque d’Auguste, de Dezobry, Friedlænder, Gaston Boissier, Fustel de Coulanges et de bien d’autres historiens ou lettrés.

[181] Cicéron, Ad. Attic., V, XV, et XVI, 703-51 ; Epist. fam., VIII, 7, 704-50 ; Ad. Attic., V, XXI. 704-50. Voyez l’article sur les Tabellarii, courriers porteurs de dépêches, par M. Ernest Desjardins, dans la Bibliothèque des hautes études, 1878, p. 51 et suiv., et supra, chap. II, sect. I, § 4.

[182] Cicéron, Ad quint. frat., lettre de 693-61. Ad quint., I, 1.

[183] Quod tibi quotidie ad forum descendenti, meditandum esse dixeramus, dit Quintus à son frère Cicéron, candidat au consulat. Ad Tullium fratrem, de Petitione consulatus.

[184] Voyez infra, chap. III, sect. III, § 6 : Les publicains en Asie du temps de Cicéron.

[185] Pro lege Manilia, loc. cit.

[186] 5/12. L’as se divisait en 12 onces.

[187] 1/12.

[188] 4/12 ou 1/3 de l’as.

[189] 6/12 ou la moitié de i’as.

[190] Horace, Lettre aux Pisons, vers 325-332.

[191] Juvénal, Sat., XIV. Cicéron, In Vatin., XII bis.

[192] Horace, Sat., liv. II, 7, vers 15 et suiv.

[193] Dict. de Daremberg et Saglio, article Humbert, v° alea.

[194] Cicéron, 2e Philipp., XXIII et XXXIX. Ces lois étaient plus sévères que les nôtres qui punissent bien ceux qui tiennent des maisons de jeu mais non pas les joueurs. 3e Philipp., XIV ; 5e Philipp., V ; 13e Philipp., XI.

[195] 2e Philipp., XIV, XXIII. Dans plusieurs de ces textes on rapproche les joueurs des Grecs, Grœci. Il faut se souvenir que c’était le nom des spéculateurs du Forum. Le nom a conservé chez nous le même caractère fâcheux, précisément aussi, dans le monde des joueurs.

[196] Là où on discute De quærenda et collocanda pecunia. Pro Cæcina, IV, 72.

[197] Horace, Sat., II, III : A présent que toute ma fortune a été détruite au Janus du milieu, je m’occupe d’autres affaires, les miennes m’ont été supprimées ; et il continue : Autrefois, je recherchais les vases d’airain où le rusé Sisyphe avait lavé ses pieds, les figures étranges, les sculptures primitives. En bon connaisseur, je mettais sur cet objet cent mille sesterces ! Moi seul, je savais acheter des jardins et des palais !

[198] Lorsque, sous l’Empire, les financiers ont disparu, entraînant avec eux les jeux sur les valeurs de bourse, ils n’ont pas supprimé pour cola la passion du jeu ; mais on ne joue plus qu’aux terribles jeux de dés que saint Cyprien anathématise ; et alors ce n’est plus au Forum que cela se passe. Nous reviendrons sur ce point dans notre étude chronologique. Voyez infra, ch. III, sect. II.