LES MANIEURS D’ARGENT À ROME JUSQU’À L’EMPIRE

 

CHAPITRE PREMIER. — INFLUENCE PROGRESSIVE DE LA RICHESSE DANS LA LÉGISLATION ET DANS LES MŒURS ROMAINES, JUSQU’AUX PREMIERS TEMPS DE L’EMPIRE

Texte numérisé et mis en page par Marc Szwajcer

 

 

Ce qui fit la force et la grandeur du peuple romain, ce fut : l’austérité de ses mœurs primitives ; le culte de sa religion profond et sincère, jusqu’à en mêler les pratiques à tous les événements de la vie, au foyer et dans l’État ; la fidélité à la foi jurée ; la vigoureuse organisation delà famille, autour de laquelle rayonnaient les lignes indéfinies de la Gens fidèle ; la persistance héréditaire dans les traditions de vertu civique et de dévouement à la patrie ; ce furent enfin l’amour passionné et l’orgueil du nom de la cité romaine, dans le passé, le présent et l’avenir, allant parfois jusqu’à excuser tout., à légitimer tout, pendant la guerre, comme au sein de la paix.

Les caractères énergiques et les talents se perpétuaient, à travers les générations, dans ces vigoureuses familles des temps anciens, à la sève puissante, à l’âme forte, où l’obéissance au chef ne se discutait pas, où l’abnégation s’élevait souvent, et presque naturellement, jusqu’à l’héroïsme. Tout Claudius était réputé fier, tout Scipion belliqueux, tout Mucius jurisconsulte[1].

Le respect des ancêtres allait jusqu’à en faire des dieux ; jusqu’à leur élever des autels, où la famille venait prier en commun, suivant les rites ; où la jeune fille portait, tous les matins, les fleurs nouvelles[2] ; où l’adolescent et l’homme fait allaient chercher, pour les difficultés de la vie, de la force d’âme, des conseils et des exemples.

C’est pour cela que les Romains out pu établir solidement leur domination sur le monde, sans se presser ; non par le fait d’un seul homme de génie, comme Alexandre, Charlemagne ou Napoléon, dont l’œuvre hâtive ne pouvait être qu’éphémère ; non en vertu d’un plan préconçu ; mais par des progrès mesurés, incessants, accomplis très souvent, sous la conduite des negotiatores, qui devançaient en éclaireurs les armées, dans les pays à conquérir. Ils étaient soutenus surtout par les traditions nationales, religieusement transmises d’âge en âge, dans la vie privée, comme dans la conduite de l’État.

Les Romains, dit M. Humbert, étaient nés pour créer l’administration comme la jurisprudence ; jamais peuple ne fut à la fois plus traditionnel et plus progressif[3]. Supérieurs en cela, au grand capitaine qui faillit les détruire à Cannes, ils surent vaincre, et ils surent ensuite profiter de la victoire.

Ils célébrèrent, dans tous leurs actes, les gloires d’un passé que leurs écrivains ont voulu placer au-dessus des lois ordinaires de la nature. Sous l’inspiration des mêmes sentiments, ils construisirent des monuments dont la grandeur était destinée à affirmer la puissance du peuple-roi dans l’avenir, et qui devaient, par leur inébranlable solidité, consacrer à jamais sa mémoire.

C’étaient là les nobles et beaux côtés de la race romaine. Il serait injuste de les méconnaître ou de les atténuer. C’est par eux, il faut se hâter de le dire, que les événements extraordinaires de cette phase de l’histoire de l’humanité, qui appartient à Rome, conservent leur logique et leur moralité.

Ces traditions d’abnégation personnelle, austères et énergiques jusqu’à l’excès, étaient faites, non pas, sans doute, pour rendre la nation heureuse par les joies du présent, mais pour conserver et augmenter ses forces, comme font, dans une armée, la discipline et la fidélité aux enseignes. Elles se maintinrent tant que les patriciens restèrent les plus puissants, en restant les plus riches, avec leurs patrimoines restreints et leurs pratiques à la fois religieuses et autoritaires ; et aussi tant que les richesses et les mœurs de l’Orient ne furent pas venues troubler les esprits et amollir les âmes.

Nous retrouverons dans les actes des publicains, quelques traits rappelant les grands souvenirs du patriotisme antique ; mais c’est sous un autre aspect, d’ordinaire, qu’ils vont se montrer à nous. Les préoccupations de l’intérêt matériel finirent par se substituer à tous les grands sentiments que contenaient en elles les anciennes traditions.

C’est que les Romains, même des plus beaux âges, n’étaient pas seulement avides de gloire ; leur ambition n’a jamais été pleinement désintéressée, ni uniquement chevaleresque. Il est, au contraire, établi, avec certitude, qu’ils furent toujours attachés à la richesse, jusqu’à la passion ; qu’ils conquirent d’abord pour piller[4], et qu’à l’époque de leur puissance, l’esprit d’économie, se transformant en cupidité sans frein, ils ne s’arrêtèrent que rarement, si ce n’est pas calcul, devant les spoliations les plus violentes et les plus injustes.

Cette passion de l’argent se manifesta constamment dans leurs usages privés, aussi bien que dans leur vie publique, dans leurs principes et leurs constitutions politiques, non moins que dans leurs lois civiles[5]. Elle était trop profondément enracinée au cœur des Romains, pour ne pas se retrouver au fond de presque toutes leurs lois.

 

Section première. — De la richesse dans les lois d’ordre privé.

Quant aux rapports privés, d’abord, les garanties et les effets de la propriété, le droit des créanciers contre leurs débiteurs, les privilèges effectifs de la fortune, en un mot la richesse, tout cela est, à Rome, l’objet de lois écrites ou de coutumes, dont la rigueur jalouse ne recule pas, même devant les plus rudes conséquences pratiques. On peut affirmer qu’aucun peuple civilisé n’a jamais poussé aussi loin, ni les faveurs dont jouirent, chez les Romains, ceux qui avaient le bonheur de posséder, ni la dureté implacable, dans les sanctions du droit.

La propriété immobilière, très probablement inaliénable dans le très ancien Droit[6], considérée comme émanant de l’État, interprète lui-même de la divinité, fut, dès l’origine, placée sous la protection vigilante du dieu Terme. On sait que celui qui, de sa charrue, effleure le champ voisin, commet un sacrilège : Sacer esto[7]. Il sera condamné à périr, lui et ses bœufs.

Il en est à peu près de même pour la propriété mobilière. Le voleur est condamné à l’esclavage, flagellé, précipité du haut de la roche Tarpéienne ; il peut être tué s’il se laisse surprendre. Le temps est venu adoucir ces lois redoutables ; mais il a fallu pour cela le travail des siècles.

La loi des Douze Tables a dû mettre un frein à la cruauté des créanciers ; elle a limité le poids des chaînes dont on peut charger un débiteur, et a fixé la quantité de nourriture qui lui est due. Cette loi, qui, toute barbare qu’elle est, constitue un progrès et qui fut entourée d’une sorte de culte, permet encore que l’on conduise le débiteur en justice, ob torto collo ; et si la prison n’amène pas le paiement, par lui ou par d’autres, on le vendra comme esclave, hors de Rome, trans Tiberim, à moins que les créanciers ne préfèrent se partager ses membres sanglants[8], Partes secanio.

On a contesté que la loi eût autorisé cette œuvre sanguinaire, sur le cadavre de celui qui n’a eu, quelquefois, que le tort d’être insolvable ; on a voulu voir dans ces mots, un symbole du partage des biens ; mais comme les historiens romains les moins suspects, lorsqu’il s’agit de médire de leur race, s’indignent au souvenir de ces rigueurs, on ne saurait douter du sens de cette horrible disposition, que l’on trouve, d’ailleurs, dans d’autres lois anciennes[9].

On sait que les exigences d’une usure éhontée furent souvent la cause des révoltes de la plèbe ; qu’il fallut régler ou même proscrire, par des lois répétées, le prêt à intérêt ; que les dettes furent la raison déterminante de la retraite du peuple sur le mont sacré, aussi bien que de la conspiration de Catilina[10], tant était âpre et dure la cupidité des prêteurs d’argent dans l’ancienne Rome.

On demandait un jour à Caton l’Ancien, comment il était permis de s’enrichir, et ce Romain des temps antiques se bornait à vanter les bienfaits de l’agriculture. Son interlocuteur, insistant, lui demanda si on ne pouvait pas placer son argent à intérêt ; quid fœnerari ? Caton répondit, en prenant l’air indigné : Et pourquoi pas tuer son homme alors ? Tum Cato, quid hominem inquit occidere[11].

Cette réponse contenait une dissimulation, assurément fort grave, car il est avéré que Caton fit l’usure dans de vastes proportions. Son génie des affaires le porta même à trouver un moyen nouveau de garantir son argent, en forçant cinquante de ses débiteurs à acheter ensemble cinquante navires, et à les exploiter dans la forme d’une véritable commandite par intérêt. Un texte de Plutarque, dont nous donnerons le détail dans la suite, ne permet aucun doute à cet égard[12]. C’est là, très probablement, le premier exemple de commandite nettement rapporté dans l’histoire.

Sénèque prêchait, en philosophe, le mépris des richesses, pendant qu’il épuisait la Bretagne par ses usures[13].

Enfin, Cicéron, qui, en parlant de son prédécesseur en Cilicie, disait : On eût cru qu’une bête féroce eût passé par là, donnait la main aux vastes exploitations de Pompée, ménageait celles des publicains, et tirait lui-même, en douze mois, de sa province, Salvis tegibus, deux millions deux cent mille sesterces[14].

Nous ne nous étonnerons pas, dès lors, des immenses fortunes que nous verrons s’entasser dans les coffres des chevaliers ; mais avant de passer aux résultats, continuons à indiquer, en quelques mots, les procédés suivis dans la vie privée de Rome pour les obtenir.

L’un des traits les plus curieux et les plus caractéristiques des mœurs de ce peuple, qui fut rude au travail, et qui resta, même quand il devint oisif, toujours âpre au gain, c’est le soin religieux avec lequel il tenait ses comptes.

La tenue des registres domestiques, avec leur brouillon (adversaria), leur grand livre (codex), leurs pages du doit et de l’avoir (accepti et depensi... utraque pagina), le respect religieux avec lequel on tenait ces livres au courant, pour y accomplir les formes du contrat litteris, ou pour les produire en justice, tout cela rentre dans le domaine des études élémentaires du Droit romain. Nous n’en parlons, ici, que pour constater que cette tenue de livres s’imposait, non pas seulement aux négociants, comme de nos jours, mais à tout le monde. A Rome, où le commerce est déconsidéré, chaque chef de famille tient cependant ses comptes avec un soin minutieux, et dont beaucoup de nos commerçants auraient lieu de s’étonner peut-être. Encore, au temps de Cicéron, c’était un fait inouï qu’un plaideur osât présenter en justice son livre brouillon, et qu’un père de famille qui se respectait, n’eût pas son codex accepti et depensi dans l’ordre le plus parfait[15].

Dans tous les actes de la vie civile et particulièrement dans les contrats, les liens juridiques ne s’établissent que lorsqu’on est bien sûr du fond, par la netteté de la forme ; mais alors, ce lien produit tous les effets que lui attribue une logique inexorable.

Les mêmes mesures de prudence et d’organisation sévère, se manifestent par rapport au patrimoine et au régime des biens dans les familles. Le patrimoine de tous est placé sous la direction unique, absolue, du pater familias, et chacun s’y intéresse, pourtant, comme à une copropriété que protègent les lois civiles et religieuses.

C’est dans le même esprit que sont conçues les lois sur les successions ab intestat, d’abord seules admises, à l’exclusion de toute disposition testamentaire.

C’est encore une vérité élémentaire, que la tutelle perpétuelle des femmes, celle des mineurs, la curatelle, furent des mesures, non de protection pour les personnes, mais des garanties pour la conservation des biens dans les familles[16]. Le Droit féodal a dit : Ne doit mie garder l’agnel, qui doit en avoir la pel. Chez les Romains, ce sont les héritiers présomptifs qui veillent sur les biens des incapables[17]. Ce ne sont pas les fous furieux que l’on interdit, mais les prodigues, parce que l’on considère leur genre de faiblesse comme le plus dangereux pour le salut du patrimoine.

Un père, un mari, peuvent abandonner ex noxe leur enfant ou leur femme à celui qui, par le fait de ces derniers, a subi un dommage. Tu me coûterais, par ta faute, plus que tu ne vaux, pouvait dire le père, le grand-père ou le mari ; j’aime mieux te donner toi-même que de réparer, en payant, les torts que tu as causés. La femme et l’enfant passaient alors à l’état d’esclaves (in mancipio) de la partie lésée ; mais il n’y avait rien à débourser, et la loi déclarait le chef libéré de toute responsabilité. Il livre le coupable, et garde l’argent pour lui et le reste de sa famille ; voilà le droit paternel, que la loi a établi sur les descendants et les femmes in manu, comme sur les esclaves.

Le régime dotal lui-même, avec ses garanties exorbitantes, est un des symptômes de ces mœurs réalistes, où l’on veut que les femmes reprennent, à tout prix, leur dot : Propter quas nubere possint. A défaut, on rendra au père, si sa fille meurt avant lui, la dot qu’il a donnée, ne et filiæ amissæ et pecuniæ damnum sentiret, dit simplement, presque brutalement, le texte du Digeste.

L’abolition réitérée des dettes à suite des séditions, et les lois agraires, se rattachent assurément au même ordre de sentiments et d’idées ; je n’en parlerai cependant ici que pour mémoire, parce que ce sont là des faits accidentels ou des mesures politiques ; et je ne veux signaler, dans cette revue rapide du Droit privé, que les actes légaux de la vie civile.

Mais je ne saurais oublier, dans ce tableau, le trait le plus sombre, l’esclavage, les servi, ces pauvres êtres humiliés, ennemis vaincus ou enfants nés dans les ergastula infects. On sait de quel horrible trafic ils furent l’objet, sous l’influence des mœurs venues de l’Orient. Quant aux mœurs antiques, il suffit, pour les stigmatiser à cet égard, de rappeler les atroces paroles de Caton sur l’économie agricole et sur les esclaves devenus vieux, dont il faut, d’après lui, se défaire à tout prix[18].

Tout cela est, assurément, bien connu, mais il n’est pas sans intérêt de grouper ces dispositions, qui se soutiennent mutuellement, et forment un vigoureux système économique.

Telle est la rude harmonie des lois civiles. Le Droit prétorien se chargera de l’adoucir ; il le fera lentement, d’abord, poussé par l’influence persistante de la pratique, par les suggestions de l’équité naturelle, plus forte que la logique des textes, et, plus tard, sous les sages et vivifiantes inspirations de la morale chrétienne.

Assurément, on le voit bien, il serait difficile de trouver dans l’histoire juridique des peuples, nous ne dirons pas seulement un pareil ensemble de mesures protectrices du patrimoine privé, mais, même isolément et avec leur rigueur savante, la plupart des dispositions spéciales, que nous venons de voir reliées en un redoutable faisceau.

Tout prend de l’importance, quand il s’agit d’affaires d’argent, chez ce peuple qui fut toujours calculateur, méthodique, et, comme l’a dit un écrivain autorisé, absolument carré[19], jusque dans l’accomplissement de ses rapines. Ce fut là, sans aucun doute, une des causes de l’admirable perfection des détails de son droit privé, en certaines matières.

En résumé, tout manifeste, dans le Droit civil de la Rome ancienne, un amour des richesses instinctif, profond et systématiquement réalisé.

La propriété, les créances, les dettes, les contrats, les comptes, les garanties de payement, la direction du patrimoine familial, tout y prend un caractère de vigueur singulière, qui semble se refléter dans la vieille formule quiritaire : Suum cuique.

Celui qui touche au champ d’autrui subira la mort du sacrilège ; celui qui vole, on le tue ; celui qui ne veut pas payer ses dettes, on le charge de chaînes, on le jette en prison dans les affreux ergastula des esclaves, on le vend, ou on se partage son cadavre ; l’enfant, ou la femme, ou l’esclave qui a causé à autrui un dommage, on l’abandonne à la cupidité du plaignant ; les usuriers poussent leurs excès légaux jusqu’à provoquer des révolutions ; c’est partout la mort ou l’esclavage, les lourdes chaînes et les cachots qui assurent la possession des biens acquis, suivant les règles d’un droit impitoyablement appliqué.

Lorsque ces rigueurs barbares s’adouciront, la cupidité traditionnelle n’y perdra rien ; on sera moins rude pour défendre le bien, acquis, l’ancien esprit d’économie sera oublié, dédaigné même ; mais on s’enrichira, par tous les moyens et par tous les crimes, des dépouilles du monde entier.

 

Section II. De la richesse dans les lois et l’ordre public et politique.

La législation politique des Romains devait se conformer à ces tendances et à ces principes, si profondément gravés dans les mœurs de leur vie privée. L’amour égoïste de l’argent finit par l’emporter, là aussi, sur les vertus civiques, qui lui faisaient un contrepoids bien nécessaire.

La prépondérance de la fortune se manifesta, en effet, de bonne heure dans leurs constitutions, et ne cessa de continuer sa marche progressive jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’absorption de toutes choses dans le pouvoir impérial.

Le premier progrès, dans le sens de l’égalité politique, fut un progrès au profit de l’argent, car il consista à passer d’une aristocratie de naissance exclusive et despotique, au régime d’une aristocratie ploutocratique et militaire, plus accessible, mais toujours très privilégiée.

Il n’y a peut-être jamais eu de constitution qui ait poussé plus loin que celle de Servius Tullius, le souci des privilèges politiques et militaires au profit de la fortune. On le sait, le classement des citoyens y est minutieusement réglé par degrés, à raison de leurs patrimoines, et le vote de chacun y a plus ou moins de portée, suivant sa richesse actuelle.

Assurément, dans cotte constitution, comme dans toutes celles où la ploutocratie apparaît, le privilège accordé à l’argent se rattache aux qualités intellectuelles et sociales que la fortune implique ou suppose, en les rendant plus faciles à réaliser. Mais la rigoureuse et persistante application de ces idées à Rome, a quelque chose de si particulier, qu’il nous semble exister là un trait de mœurs à signaler, et une cause première à mettre en relief.

Lorsque la constitution de Servius Tullius s’efface, le rôle politique de la fortune ne disparaît pas pour cela. Les censeurs divisent les tribus en sections électorales, où les voix des riches ont encore la prédominance sur celles de la multitude.

Cette influence de l’argent est si incontestablement admise dans la politique romaine, que Cicéron établissait ce qui suit comme hors de contestation, en discutant une loi judiciaire : Pour choisir un juge, il faut avoir égard à la fortune autant qu’au mérite personnel[20]. Et Sénèque, plus explicite, disait après lui : C’est le cens qui élève un homme à la dignité de sénateur ; c’est le cens qui distingue le chevalier romain de la plèbe ; c’est le cens qui, dans les camps, amène les promotions ; c’est d’après le cens qu’on, choisit un juge au Forum[21].

Le cens est la base de presque toutes les lois judiciaires, particulièrement de celles dont nous aurons à parler, comme intéressant les publicains, par le choix de ceux qui pouvaient être appelés à les juger. C’est un des points les plus curieux de leur histoire et de l’histoire de la politique romaine, tout entière.

César restait fidèle aux mêmes principes, en constituant avec ses centurions une chevalerie militaire jouissant des privilèges politiques. Il leur donnait, avec le grade, le rang équestre, le droit de porter l’anneau d’or, et leur faisait en même temps une libéralité en argent, qui les mettait au niveau de leur classement. Les empereurs renouvelèrent ce système, que les nations modernes ont, à leur tour, vu reparaître aux époques des grandes conquêtes[22]. A Rome, on constitua, parallèlement, une hiérarchie civile sur des bases semblables.

Enfin quand la démagogie militaire vint porter le trouble dans les comices et supprimer les vieilles institutions, soit par la fraude éhontée, soit à l’aide de la corruption et de la vénalité pratiquées ouvertement, l’argent exerça, par la force des choses, une puissance plus effective et plus absolue que jamais.

C’est qu’en effet, l’organisation politique des Romains aurait dû se modifier avec le temps. Établie pour une petite cité où régnaient des traditions respectées et des mœurs austères, elle devint bientôt tout à fait insuffisante. Les grandes magistratures livrées au suffrage des comices, les lois votées directement par le peuple, furent fatalement l’occasion de désordres et de scandaleux trafics. Ni le sentiment patriotique, ni celui de l’importance des actes qu’ils avaient à accomplir par leurs votes, ne devaient pouvoir soustraire les besogneux et les gens sans principe, qui allaient en se multipliant tous les jours, à l’influence des riches en quête de suffrages. Les privilèges accordés légalement à la fortune, et la puissante organisation des spéculateurs, ne pouvaient qu’augmenter encore ces dangers. Tels étaient, dans les lois politiques anciennes, les vices qui devaient s’aggraver avec la décadence des mœurs, avec l’avilissement de la plèbe et ses développements imprévus, enfin avec l’accroissement des richesses, dont les publicains et les ambitieux de toutes les classes savaient user et abuser sans scrupules.

 

Section III.Prépondérance croissante de la richesse dans l’opinion et dans les résultats pratiques de la vie publique.

On a dit que les Romains dédaignaient le commerce, ils furent en effet, à raison de leurs origines, un peuple de laboureurs et de guerriers qui garda longtemps ses principes, mais qui sut prendre, avec les préjugés nationaux, les accommodements inspirés par l’utilité pratique.

C’est ainsi que Cicéron considérait comme très nécessaire, de ne pas confondre les divers genres de commerce. La place d’un homme libre n’est pas dans une boutique, disait-il. Le commerce ne convient qu’aux esclaves, s’il se fait en petit ; mais il se relève, lorsqu’il se fait en grand, qu’il apporte dans un même pays les productions du monde entier, qu’il les met à la portée du grand nombre et garde toujours une parfaite loyauté[23]. Cicéron songeait certainement, en écrivant ces lignes, à ses chers publicains[24]. Il a même des mots gracieux pour les spéculateurs retirés des affaires, ses plus vieux amis sans doute, qui, arrivés au port, se reposaient en regardant le large[25]. L’ordre sénatorial seul se voyait éloigné du commerce par les lois, mais, de plus en plus, sauf quelques héroïques exceptions, souvenirs du vieux temps, il se rattrapait, par la pratique d’une usure éhontée, et par les scandaleux profits des magistratures provinciales ; du reste, il ne tarda pas à se transformer complètement, ainsi que nous allons le voir.

Ces mœurs, à la fois aristocratiques et rarement désintéressées, ont souvent donné lieu à des rapprochements curieux entre les Romains et les Anglo-Saxons de notre temps ; rapprochements qui, sous bien d’autres rapports, et parfois pour les actes les plus sages et les traditions les plus honorables de la vie publique, se justifient étonnamment.

A l’époque qui doit nous occuper, la plèbe, de plus en plus indépendante et nombreuse, s’était mise au travail ; le temps des frumentaires paresseux n’était pas encore arrivé ; les chevaliers surtout, qui avaient quelques avances et que les préjugés aristocratiques n’arrêtaient pas, s’enrichissaient par les entreprises ou les fermages de l’État dont ils se rendaient adjudicataires. L’or des vaincus entrait sans mesure dans les coffres des negotiatores et des publicains.

Les patriciens de race fidèles aux anciennes mœurs, dont le nombre diminuait tous les jours, étaient réduits aux seuls bénéfices de l’agriculture ; ils furent débordés de toutes parts.

Ils abandonnaient, après des résistances héroïques et des prodiges d’habileté, chaque jour un nouveau privilège à la plèbe. Leurs patrimoines perdaient leur valeur relative, et les droits enlevés à la naissance, la fortune les conquérait par le fait des mœurs, autant que par celui des lois. Le siège de l’autorité et de l’influence se déplaçait ainsi ; il passait par la logique des événements, non moins que par celle de la constitution, des patriciens aux riches, aux homines novi. La morale de l’intérêt menaçait de n’être plus tempérée par les traditions de famille et de race.

Aussi, on a pu appliquer aux assemblées politiques de Rome, ce que M. Guizot a écrit de colles de l’Angleterre : Dans un des premiers parlements du règne de Charles Ier, on remarquait avec surprise que la Chambre des communes était trois fois plus riche que la Chambre des lords. La haute aristocratie ne possédait plus et n’apportait à la royauté, qu’elle continuait d’entourer, la même prépondérance dans la nation. Les simples gentilshommes, les francs-tenanciers, les bourgeois, uniquement occupés de faire valoir leurs terres, leurs capitaux, croissaient en richesse, en crédit, s’unissaient chaque jour plus étroitement, attiraient le peuple entier sous leur influence, et, sans éclat, sans dessein politique, s’emparaient en commun de toutes les forces sociales, vraies sources du pouvoir[26]. Le savant écrivain de l’Histoire des chevaliers a pu avec raison reproduire ce passage de Guizot, en le donnant comme le frontispice de son chapitre sur les publicains.

A Rome la révolution fut plus complète encore qu’en Angleterre. Les éléments constitutifs de la grande assemblée se modifièrent jusque dans leur personnel ; le patriciat perdit successivement tous les postes d’honneur qui lui avaient appartenu de droit, dans le gouvernement de l’État.

Des trois castes qui constituaient le populus, la noblesse de race fut celle qui, au nom de la religion et du droit, eut l’autorité la plus large, la plus incontestée pendant les premiers siècles. Mais elle se modifia dans ses éléments constitutifs. Le patriciat se fondit dans l’ordre sénatorial et la nobititas ; il perdit son prestige et vit le pouvoir s’échapper, en fait, de ses mains. Ce furent les riches, même de race plébéienne, qui se partagèrent les honneurs et le pouvoir. Il se fit alors, dit M. Duruy[27], une scission parmi ceux qui avaient le cens équestre. Les uns, fils de sénateurs, ne songèrent qu’à succéder aux honneurs de leurs pères : c’étaient les nobles. Les autres, d’origine obscure, et repoussés des charges comme hommes nouveaux, se jetèrent dans les fermes et les travaux publics : ce furent les publicains.

C’est l’ordre des chevaliers ou des publicains qui prendra, dès lors, l’influence dans les affaires. C’est la classe composée presque exclusivement des enrichis, des hommes nouveaux, homines novi, l’aristocratie d’argent, qui spéculera, qui gagnera et qui dirigera tout, à l’exclusion de la nobilitas déconsidérée. Auctoritas nominis in publicanis subsistit.

La plèbe, le troisième ordre, ne commença à exercer une influence persistante et normale qu’avec les Gracques ; elle grandit en luttant contre le Sénat et les chevaliers ; mais ses triomphes furent tardifs et éphémères. Ils conduisirent la République rapidement à la démagogie.

L’histoire des publicains correspond, sinon à la plus belle époque de l’histoire romaine[28], du moins à la plus grande, par les résultats obtenus ; celle des immenses travaux, des riches conquêtes, de la liberté politique et de la suprême éloquence.

Durant tout ce temps, la lutte politique des partis ne cessa pas un instant dans Rome ; mais ce fut le parti des financiers qui eut presque constamment l’avantage sur les deux autres, à dater des guerres puniques jusqu’à la démagogie militaire des guerres civiles. Nous avons vu le mouvement se manifester par les actes législatifs de l’ordre politique, dans la précédente section de ce chapitre, nous en trouvons ici la réalisation et l’explication dans les faits.

On vit alors se multiplier comme par enchantement, surtout après la soumission de Carthage, les signes certains des grands mouvements dans les affaires. Les banquiers, très anciens à Rome, étendent leurs opérations ; ce sont des changeurs, et surtout des intermédiaires entre spéculateurs. C’est par eux que l’argent circule, sous forme de billets, de Rome vers la province et réciproquement. Il en existait déjà, au quatrième siècle, qui tenaient leurs tables au Forum, plus tard ce fut dans les basiliques.

L’État prit des mesures financières, signalées par les auteurs qui se sont occupés de l’histoire économique de Rome. On empêchait l’argent de se porter sur un point donné, ou bien de sortir d’Italie ; on s’efforçait de favoriser les prêts faits à Rome et de donner à la capitale des avantages sur la province. On s’occupait spécialement des juifs bien connus partout, et particulièrement en Italie, par leurs affaires d’argent.

Le crédit public recevait de brusques secousses, au Forum et dans les basiliques, par suite des événements, même les plus lointains. On le sait, de tout temps, la prospérité des finances a directement dépendu de la politique, parce qu’il n’y a pas de crédit possible s’il n’y a pas de sécurité dans l’État. Faites-moi de la bonne politique, et je vous ferai de bonnes finances, disait un habile ministre, aux Chambres françaises. Ce fut fréquemment la donnée de Cicéron et des autres hommes politiques de Rome, devant le Sénat, chargé d’équilibrer le budget et de diriger la politique extérieure[29]. En réalité, c’étaient les préoccupations pécuniaires qui dominaient tout, la direction des guerres, comme les actes de la paix.

La richesse était entrée à Rome par d’autres mains que celles des spéculateurs. Les généraux et les proconsuls faisaient de scandaleuses fortunes aux dépens des provinciaux, et l’argent qu’ils rapportaient de leurs déprédations jouait aussi son rôle dans la politique pratique du Forum. Quelles que soient, en effet, les sources qui l’ont amené, c’est par lui qu’on arrive aux fonctions publiques et aux honneurs. On ne le dissimule pas, les votes sont à vendre[30]. Il y a sur le Forum des boutiques, ou le prix d’achat est affiché. Vainement on édicte, en 595-159, une loi qui punit les acheteurs de voix, et ensuite d’autres lois pour punir les concussionnaires. Les suffrages continuent à se vendre, et, dans les hautes fonctions, ce que l’on voit comme rémunération des peines prises et des dépenses parfois colossales de l’élection, c’est l’exploitation, en perspective, d’une province, pour la désignation de laquelle on saura se rendre le sort favorable[31]. Les soldats eux-mêmes promettaient, à prix d’argent, le triomphe à leurs généraux, comme plus tard ils leur vendront l’empire[32].

On pilla les provinces pour acheter les comices, on acheta les comices pour piller les provinces ; la République se trouva ainsi engagée dans un cercle sans issue, jusqu’à ce qu’elle tombât épuisée entre les mains d’Auguste...[33]

Les candidats, aux grandes charges empruntaient, s’ils n’étaient pas déjà immensément riches, pour pouvoir suffire aux frais de leurs élections, et lorsque leur avenir politique paraissait assuré, ils trouvaient très facilement du crédit. On savait que les bénéfices du proconsulat les rendraient aisément solvables et peut-être même les porteraient à témoigner une généreuse reconnaissance, au moment du retour.

C’est par eux qu’ont été construits les cirques, les riches basiliques, les temples somptueux, les plus beaux monuments de la Rome républicaine, et qu’ont été données, en vertu d’engagements pris d’avance quelquefois, les fêtes fastueuses pour lesquelles l’univers entier était mis à contribution. Ce sont là encore des faits bien connus. Nous nous bornons à les signaler, ainsi que nous l’avons fait pour les lois, comme des traits essentiels, dans les vues d’ensemble que nous voulons indiquer.

Après les conquêtes de la Grèce et de l’Asie, notamment, l’or avait afflué tout à coup dans Rome. M. Duruy a dit justement, en étudiant cette époque : L’or est comme l’eau des fleuves ; s’il inonde subitement, il dévaste ; qu’on le divise en mille canaux où il circule lentement, et il porte partout la fécondité et la vie[34]. Rien n’est plus frappant dans l’histoire de Rome.

Il serait aisé de multiplier les exemples de prodigalités, en vue desquelles les généraux vainqueurs ruinaient les provinces conquises. Mais plus redoutables encore en cela, pour leur patrie, ils venaient y porter, avec les richesses mal acquises, la corruption des mœurs[35].

César, pour se faire des partisans, donna au consul Paul-Émile près de 8 millions de francs ; à Curius, tribun du peuple, 12 millions pour acquitter ses dettes[36], car nos faillites et nos liquidations sont encore peu de chose, à côté des dettes personnelles de ce temps ; à Marc-Antoine, son lieutenant dans les Gaules, 12 millions[37] ; il avait aussi payé ses propres dettes, qui se montaient à 5 millions[38]. Il fît établir pour le peuple de Rome, un Forum entouré de portiques en marbre et décoré d’une villa publique ; l’emplacement seul avait coûté 100 millions de sesterces, plus de 20 millions de francs. Pour que sa gloire et son influence fussent partout présentes, il décorait les villes d’Italie, d’Espagne, des Gaules, de Grèce et d’Asie-Mineure, tout comme si l’empire eût déjà été son patrimoine. Aux rois, il envoyait en don des milliers de captifs ; aux provinces, il donnait, sans consulter le peuple ni le Sénat, tous les secours dont elles avaient besoin. Ces dons, et bien d’autres, ne l’empêchèrent pas de demeurer puissamment riche. Cicéron dit un jour publiquement au Sénat, que César, qui avait en ce moment, en Gaule, une armée de cinquante mille hommes, aurait pu la solder avec ses seules ressources[39] ; mais qu’elles étaient légitimement son bien, et que c’était à la République à payer les armées de ses généraux.

Pompée avait fait construire un théâtre où quarante mille spectateurs pouvaient contenir ; dans les premières fêles qu’il y donna, figurèrent des éléphants et d’autres animaux de toute espèce en grand nombre ; cinq cents lions y furent tués[40]. Gaius César faisait apporter les bêtes féroces aux jeux, dans des cages d’argent. Æmilius Scaurus bâtit pour quatre-vingt mille spectateurs, un théâtre soutenu par trois cent soixante colonnes de marbre et orné de trois mille statues d’airain[41]. Tout cela, avec la valeur artistique qu’y apportaient les Grecs, laisse bien en arrière ce que nous appelons les splendeurs modernes. On sait, malheureusement, quelle était la source de ces richesses.

Antoine ayant accepté toutes les flatteries hyperboliques des Grecs, se laissa fiancer par eux à Minerve ; mais il se hâta ensuite de réclamer la dot de la déesse, qu’il ne voulut pas prendre à moins de 10 millions de drachmes (8.694.400 francs). Cette plaisanterie juridique dut déplaire, sans doute, aux esprits raffinés de l’Attique ; les Romains avaient, si on les compare aux Grecs, l’imagination sèche et courte, mais ils avaient des goûts pratiques et peu de sensibilité dans l’âme, surtout à l’égard des étrangers.

La plupart de ces abus étaient, au reste, non seulement tolérés, mais encouragés par l’esprit public. Il fallait bien qu’un consulaire s’enrichît aux dépens des provinces, pour l’honneur du peuple romain lui-même. Comment admettre que celui qui avait commandé au peuple-roi, rentrât, comme au vieux temps, dans sa modeste maison, et se confondît dans la foule venue à Rome, de tous les points de l’univers.

Pendant ce temps, les publicains, plus riches que des rois, prêtaient aux peuples, bouleversaient des empires par leur argent, continuaient leurs exactions, et gardaient, le plus possible, leur part de gouvernement. Nous verrons plus loin tous ces faits se dérouler logiquement dans l’ordre des époques[42].

On faisait mille crimes, écrit Montesquieu, pour donner aux Romains tout l’argent du monde.

Déjà, de son temps, Gaius Gracchus disait au Sénat : Il y a ici trois camps : dans le premier on est à vendre, dans le second on est vendu à Nicomède, mais dans le troisième on est plus habile, on reçoit de toutes les mains et l’on trompe tout le monde[43].

Jugurtha, le roi numide, s’était écrié en quittant Rome : O ville vénale, et qui périra bientôt si elle trouve un acheteur ![44] Il avait prophétisé juste. La démagogie n’eut bientôt plus pour mobile que la violence et la cupidité. Trois siècles après, par une sorte de retour vers le passé, les soldats mettaient l’autorité impériale elle-même à l’encan, et trouvaient des acquéreurs solvables.

 

Section IV. — La religion, les beaux-arts, la vie privée et le luxe des chevaliers.

Tout s’enchaîne dans les mœurs et dans les lois des grands peuples. Les Romains des premiers temps, instinctivement utilitaires, avaient tout fait, d’abord, en vue de la puissance de leur race ; la religion avait dû naturellement se prêter à ces tendances habilement patriotiques de la cité encore barbare.

Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres races, dit Montesquieu, que les premiers firent la religion pour l’État et les autres l’État pour la religion[45]. Cela est parfaitement vrai, sinon dans les détails extérieurs du culte, du moins, dans l’esprit général qui en dominait toujours les pratiques incessantes.

M. Gaston Boissier, qui n’admet certainement pas la donnée historique de Montesquieu d’une manière absolue, puisqu’il indique très savamment les origines italiennes et grecques des croyances romaines, affirme cependant que : jamais peuple n’a été préoccupé autant que les Romains de l’importance et des droits de l’État : ils lui ont tout sacrifié, dit-il, a leurs vieilles habitudes et leurs sentiments les plus chers. Plus loin, il ajoute : La religion des Romains devait sembler aux Grecs la création la plus originale d’un peuple pratique et sensé, qui avait réussi à discipliner toutes les forces de l’homme, même les plus déréglées et les plus rebelles, et à les tourner vers un but unique, la grandeur de l’État[46].

Il ne faut donc pas s’étonner que la religion ait changé de caractère à Rome, non seulement sous l’influence des mœurs privées, mais encore par l’effet de la politique ; elle s’effaça presque complètement, lorsque le patriotisme traditionnel fut remplacé dans les âmes, par l’ambition personnelle et la soif de l’or.

En harmonie avec la pensée dominante, la religion romaine, à l’exemple des mœurs et des lois, avait, dès ses origines, placé la richesse à peu près au-dessus de tout, en ce monde. Plaute disait : Quand on est aimé des dieux, on fait toujours de bons profits, et M. Boissier conclut avec raison que dans cette religion, ce n’est pas, comme dans le christianisme, le pauvre qui est l’élu du Seigneur, c’est le riche[47].

La richesse finit logiquement par l’emporter sur le terrain religieux, comme sur tous les autres. On lui avait donné partout le premier rang ; elle arriva à tout asservir.

Les cérémonies du culte étaient devenues, à la fin de la république, à peu près uniquement le luxe des fêtes officielles, ou le passe-temps des classes aristocratiques et riches, qui n’aimaient à faire revivre les mœurs anciennes, que pour se parer de leurs souvenirs. L’indifférence absolue pour les pratiques religieuses avait envahi cette société travaillée par le scepticisme philosophique, ou rabaissée par l’entraînement des passions[48]. On laissait les édifices sacrés se dégrader dans l’abandon. Auguste, qui voulait rétablir les anciennes croyances, dut dépenser de nombreux millions pour la restauration de quatre-vingt deux temples consacrés aux dieux et aux déesses, à Rome seulement. Quelques-uns de ces beaux édifices commençaient à tomber en ruine[49]. Par la volonté des empereurs, le paganisme reprit, en effet, quelque vogue pendant les deux premiers siècles, comme si les sentiments religieux devaient naturellement reparaître, au moment même où le règne de l’argent venait de touchera sa fin.

Ce qui était resté des anciens rites était devenu, dès les débuts de l’influence grecque, très sensualiste, et même, en certaines circonstances, choquant jusqu’à l’obscénité ; tout répondait au culte effréné du plaisir et de la matière qui le procure.

Et comme les arts sont le reflet exact, non seulement des goûts, mais aussi des tendances humaines, ils suivirent la même voie. Le goût moderne ne s’y est pas trompé. Si l’on veut, de nos jours, construire une bourse ou une maison de banque, on ne songe pas, assurément, à y commettre les doux charmes de l’ogive gothique ; on fait instinctivement, de l’édifice, un temple grec ou romain.

Par une transformation que le temps et les événements ont produite à bien d’autres égards, quelques églises de la Rome contemporaine ont conservé le nom, d’origine grecque, des basiliques, et leurs formes architecturales. Le culte catholique ne nous semble pas répondre à ces ordonnances rectilignes et à ces harmonies plastiques, belles assurément, mais privées des pénombres graves et mystérieuses des cathédrales du moyen âge, et des plus belles églises de la Renaissance. La basilique ancienne représentait bien ce qu’elle devait être : la continuation du Forum, où l’on parlait d’affaires et de plaisir.

Les statues de bronze et de marbre, les belles colonnades, les monuments somptueux se multiplièrent indéfiniment dans les quartiers riches de Rome. Si l’on en croit les restitutions que nous en ont faites les archéologues et les artistes, le Forum, à l’avènement d’Auguste, devait présenter dans son ensemble, un amas de temples, de basiliques, de riches statues, de superbes portiques, disposés sans beaucoup d’ordre. Tout cela fait penser au luxe dispendieux, mais voyant et parfois indiscret, des gens trop vite enrichis.

Les Romains eurent des arts, dit M. Viollet-le-Duc, parce qu’ils comprenaient que les arts doivent exister dans tout état civilisé ; c’était une affaire de convenance, non de conviction comme chez les Grecs et les Égyptiens... Voilà pourquoi, quand ils en usèrent, ils le firent souvent sans mesure... Quant à lui, le Romain ne demande qu’une chose, c’est que son œuvre soit romaine, qu’elle soit un signe de grandeur et de puissance[50].

Le patriotisme héroïque des ancêtres avait cédé la place, dans le cœur de ces nouveaux citoyens, à l’orgueil égoïste de la fortune. Il fallut l’empire pour humilier ces vanités malfaisantes ; il fallut le culte scientifique et le respect du droit privé, pour rectifier les esprits agités ; il fallut surtout le christianisme, pour relever les âmes avilies par le vice d’abord, et ensuite par la servitude politique.

Les Grecs ont été les artistes de Rome, et c’est à eux, presque exclusivement, que l’on doit les belles œuvres de sculpture, dont les Romains décoraient leurs places publiques ou leurs solides monuments. Par eux pénétra aussi dans les esprits, l’amour des lettres. La muse au vol rapide vint visiter la nation sauvage de Romulus[51]. Mais c’est par eux aussi que les procédés malhonnêtes se sont introduits dans les usages privés et les spéculations de Rome. Ils ont servi d’intermédiaires et d’agents, aux mœurs dépravées qui venaient de leur pays. Ils ont trafiqué de leur vieille expérience, pour initier les rudes et belliqueux laboureurs, devenus riches, à tous les raffinements du luxe et des vices du monde de l’Orient déjà usé.

Les chevaliers, enrichis par leurs grandes spéculations et leurs entreprises lointaines, aussi bien que les patriciens gorgés de l’or de leurs proconsulats, connurent, comme nos financiers modernes et plus encore, toutes les recherches de la vie opulente. Il ne faut pas arriver à l’époque de Mécène, d’Horace et d’Auguste, pour voir apparaître les villas somptueuses des environs de Rome ou de Naples, avec leurs belles eaux courantes, leurs cascatelles, leurs épais ombrages, leurs splendides horizons ménagés à plaisir[52]. Au sixième siècle de Rome, on suit déjà les stations balnéaires pleines de charmes, dans la montagne, ou sur les rivages d’une mer admirable, avec leurs excursions bruyantes et coûteuses, leurs spectacles et leurs jeux. Depuis la seconde guerre punique, les scorta s’étaient multipliées comme les mouches quand il fait très chaud ; ce sont les expressions mêmes de Piaule. Elles se tenaient surtout, avec les lenones, autour des argentariæ, là où se pratiquait le maniement de l’argent et de l’or, au Forum[53].

Le nombre des esclaves attachés au service de la maison se compte par centaines, et nous ne pouvons pas, par ce que nous voyons autour de nous, nous faire une idée du luxe devenu de bon ton à Rome, avec les mœurs asiatiques[54].

Cicéron, le plus illustre, sinon le plus fidèle représentant de la classe bourgeoise et provinciale, de l’ordre des chevaliers, chevalier lui-même par son origine, nous parle dans ses lettres de tout cela, comme de choses ordinaires et passées dans les mœurs. Sa correspondance, particulièrement celle qu’il entretint avec son ami Atticus et son frère Quintus, est pleine de détails curieux à ce sujet. Arrêtons-nous y un instant, c’est la vie de la haute finance, l’existence que menaient les chevaliers et les publicains distingués.

Tour à tour avocat très occupé, orateur politique, consul, homme très influent au Sénat, proconsul et général d’armée en Cilicie, il a su se constituer, comme les autres, un riche patrimoine. Il est propriétaire ; il place des fonds en dépôt chez les publicains, avec lesquels il est en relations constantes d’affaires ou d’amitié.

Il n’a pas tardé à avoir sa maison de Rome, que le peuple démolit en un jour de colère. Il en avait plusieurs autres. Il a acheté et somptueusement meublé de nombreux domaines qu’il possède simultanément en Italie, qu’il habite tour à tour, et d’où il correspond avec ses amis et ses alliés politiques. Il réside tantôt à sa villa de Cumes, tantôt sur ses terres de Pouzzoles, ou dans sa maison de Pompéi, ou dans celle de Formies, ou de Clusium, ou du lac Lucrin, ou encore dans celle d’Arpinum, sa ville natale ; il marchande des terrains un pou partout et les achète à sa fantaisie. Il va se reposer aux bains de Naples ou de la voluptueuse Baïa, dont Martial disait : Penelope venit ; abit Helene[55]. Elle vint Pénélope et s’en retourna Hélène.

Pour son séjour favori de Tusculum, il commande en Grèce des statues de marbre et de bronze, et passe en revue les divinités dont les images conviendront à sa bibliothèque ou à sa salle de jeux. Il ne veut, dit-il, ni les Bacchantes, ni Mercure, ni Mars, quoiqu’il ait été homme d’affaires à la ville, et proclamé imperator par ses soldats, dans les camps de sa province d’Asie ; ce qu’il veut d’habitude, c’est avoir chez lui une salle dans le genre des gymnases de la Grèce, et beaucoup de livres grecs et latins. Il choisit, pour ses villas, des mosaïques, des colonnes du plus beau marbre, aménagé lui-même ses appartements d’hiver et d’été, dont il dirige l’orientation et le coup d’œil en vue des diverses saisons. C’est ainsi qu’on ouvrait, pour le plaisir des yeux, de larges avenues dans les forêts environnantes, afin d’apercevoir à l’horizon, les montagnes, les monuments, les temples de marbres richement colorés, et les portiques de la ville voisine ou de Rome elle-même. Les juristes savent que les Romains, toujours processifs, même quand il s’agissait de leurs goûts artistiques, fraudaient, parfois avec leurs acheteurs, et plaidaient ensuite avec eux sur la beauté des aspects que leurs domaines pouvaient offrir, près des rivages de la mer[56].

On oubliait peut-être un instant, dans ces lieux charmants, le tumulte des comices, et les luttes ou les affaires du Forum, les épées cachées sous les toges pendant les assemblées populaires, le sang versé dans les rues, et jusque sur les degrés même du Capitole, sans respect de l’inviolabilité des tribuns, ni de la pourpre consulaire, ni de la sainteté des monuments consacrés aux dieux.

Cicéron se séparait ainsi parfois des préoccupations du barreau et de la tribune aux harangues, témoin de ses triomphes oratoires ; il allait souvent aussi aux beaux jardins de son gendre Crasippès. Il parlait grec chez lui ou dans ses lettres, quand il voulait avoir des souvenirs aimables, être poétique ou plaisant. Il vivait sans trop de contrainte, entouré de l’affection des siens et particulièrement de celle de Tullia, sa fille bien-aimée, et de son petit Cicéron, qu’il faisait instruire sous ses yeux, mais à la vérité sans succès, dans l’art de l’éloquence ; il soignait l’éducation de ses esclaves favoris.

II avait pour hôtes ou pour voisins des amis, spécialement des jeunes gens, parfois Pompée, Crassus, Marius ; il raconte lui-même, qu’il amena une fois avec lui, de Baïes à Naples, Anicius, dans une litière à huit porteurs, avec une escorte de cent hommes armés, et rit de l’impression que produisit ce déploiement de forces inusité, sur son ami[57].

Ainsi passait le temps. On causait gaiement, on déridait même assez facilement jusqu’à Trébatius, le grave jurisconsulte ; on organisait des parties de pêche à la mer et dans les lacs, des repas champêtres, des excursions ; on allait aux spectacles, aux jeux et aux fêtes de la ville voisine ; on expédiait des courriers et on en recevait ; on dissertait et l’on riait des mets nouveaux ou des surprises de la température.

Et dans le cours rapide de cette vie de plaisir et de luxe, le maître du logis trouvait encore le temps de se recueillir, de lire les œuvres des littérateurs et des poètes, de composer des vers, d’écrire d’innombrables lettres et de savants livres de philosophie. Sans doute, il préparait aussi ses discours, sous l’inspiration de cette nature si riche d’elle-même, et si belle de tous les raffinements de l’art et de la fortune.

Telle était, avec moins d’art, de goût et d’esprit assurément, mais avec la même opulence, la vie de beaucoup de ces publicains, de ces banquiers, de ces negotiatores enrichis des dépouilles du monde, plus portés à la dépense, évidemment, que les vieux magistrats ou les patriciens de Rome.

Comme aujourd’hui peut-être, ces hommes nouveaux aimaient le luxe brillant, plus encore que les douceurs de la vie intime ; ils étaient arrivés tout à coup aux plus étonnantes faveurs de la fortune, et c’étaient des Italiens amoureux des modes de la Grèce. Les Romains de l’antiquité allaient disparaître pour toujours.

 

Section V. — La fortune de Cicéron.

En suivant, dans ses détails, l’existence très coûteuse de Cicéron, on est porté à se demander, comment le fils du pauvre chevalier d’Arpinum a pu suffire à toutes les dépenses que nous venons d’indiquer, et à bien d’autres, encore plus extraordinaires dont nous allons parler avec plus de précision.

M. Gaston Boissier, notamment, s’est posé cette question délicate[58]. Il y a répondu avec l’autorité qui s’attache à sa science, et avec son talent élevé d’historien des mœurs romaines. Sa bienveillance respectueuse pour le grand orateur lui a fait trouver des explications ingénieuses et vraies, mais qui nous paraissent incomplètes ; on dirait qu’il a craint de trop insister.

Nous sommes tenus, par la nature même de notre étude, à mettre moins de discrétion dans la vérification des comptes, si nous l’entreprenons ; et certes nous manquerions à notre devoir, en négligeant un document de cette valeur sur les mœurs financières des riches de Rome, si ce document existe. Or, nous l’avons assez complet, actif et passif, dans ce qui nous reste de l’énorme correspondance de Cicéron ; discutons-le.

En entreprenant ce travail, quelque peu difficile, nous ne voudrions, pour rien au monde, être accusé d’intentions malveillantes, ni de préventions systématiques, ni surtout d’esprit de dénigrement. Nous n’aimons pas à voir déshabiller les grands hommes, et ce n’est pas cela que nous cherchons à faire, par la publication de cette étude spéciale.

Cicéron ne partagea ni les vices odieux, ni surtout les crimes communs aux riches de son temps, et c’est un hommage par lequel nous nous plaisons à commencer cette énumération des actes de sa vie. On y trouvera assurément beaucoup de choses à blâmer, mais l’appréciation des œuvres humaines ne doit être faite, en pure justice que d’après les circonstances auxquelles se sont trouvés mêlés ceux qui les ont accomplies. C’est déjà un haut mérite pour Cicéron, d’avoir su résister au torrent qui entraînait, autour de lui, tant de grands esprits dans les abus même les plus honteux, dans les dilapidations cyniques, les spoliations effrénées et violentes, souvent jusqu’à la cruauté. Beaucoup de choses, que nous considérons, avec raison, comme tout à fait condamnables, étaient regardées comme absolument innocentes et licites, dans le monde que nous allons pouvoir examiner de près ; il ne faut donc pas se montrer trop sévère à leur sujet.

Nous plaçons ici, du reste, cette étude de mœurs, bien plus en vue de l’époque de Cicéron, qu’en vue de l’homme lui-même, quelque intéressant qu’il puisse être.

A l’égard de ce grand esprit, nous aimerons à respecter ce qui est respectable, au milieu des faiblesses humaines, et nous continuerons à admirer, sans réserve, ce qui doit être admiré dans le génie supérieur du moraliste et dans la merveilleuse éloquence de l’orateur.

Pour plus de clarté, nous ne parlerons guère, dans le relevé des chiffres, que par francs, et non par sesterces, et même, la plupart du temps, par millions de francs. Bien que Cicéron ne fût pas l’un des plus opulents citoyens de son temps, sa fortune nous permet, cependant, de compter en prenant pour base, très souvent, cette respectable unité[59].

Il eut infiniment plus de fortune qu’on ne le croit généralement, et cependant il ne fut pas riche, de son propre avis, parce qu’il eut beaucoup de fantaisies. Comme il le dit lui-même, c’est l’homme qu’on a coutume d’appeler riche et non sa caisse. C’est le besoin qui est la mesure des richesses... Celui qui désire beaucoup est pauvre[60].

La vérité est qu’il eut beaucoup d’argent, qu’il l’aima et le rechercha, non comme un avare, pour lui-même, mais pour le besoin qu’il avait de le dépenser inconsidérément et sans mesure. C’est ce que nous allons constater, pendant toute la durée de sa vie[61].

Tâchons de déterminer d’abord son actif, par ses immeubles, par ses biens de toute nature, et surtout par l’argent dont il a disposé, dans la dernière moitié de son existence très agitée.

Ce premier travail fait, nous chercherons à remonter jusqu’aux origines de ces surprenantes richesses. Mais assurément nous ne saurons pas tout.

En premier lieu, les immeubles : Cicéron a eu pendant la plus grande partie de son âge mûr, simultanément huit ou dix villas en Italie, dont quelques-unes étaient somptueuses. Celle de Tusculum et celle de Formies notamment, devaient valoir beaucoup d’argent, car, à son retour de l’exil, il trouvait dérisoire que le Sénat ne lui ait alloué, pour les réparations à faire, que cinquante mille francs pour Formies et cent mille pour Tusculum[62].

Il avait en même temps aussi, cinq ou six maisons de grande valeur, dans les beaux quartiers de Rome. L’une d’elles lui avait coûté près de un million[63], une autre plus de quatre cent mille francs. Le Sénat lui avait alloué quatre cent mille francs pour la reconstruction (superficies) de celle que le peuple avait détruite[64].

Nous pouvons ajouter enfin à cette liste de grands immeubles, sur plusieurs desquels on connaît de curieux détails, et dont on montre encore de belles ruines, les petites maisons (diversoria) que les grands seigneurs achetaient sur les principales routes pour s’y reposer, quand ils allaient d’un domaine à l’autre[65].

Voilà donc d’importantes valeurs assurément : quinze ou seize riches immeubles, d’autres disent une vingtaine[66], dans le même patrimoine, ceci n’est certes pas chose commune, même dans la Rome des anciens temps.

Si on pouvait exactement évaluer chacun de ces biens, on devrait compter déjà sûrement par millions. Les quelques maisons ou villas au sujet desquelles nous avons pu donner des chiffres certains, en représentent, à elles seules, au moins trois ou quatre. La valeur totale des autres s’élevait beaucoup plus haut. Or, pendant toute la période de son existence que nous étudions, on peut affirmer que Cicéron n’a guère modifié sa fortune immobilière, que pour l’accroître. Les détails abondent dans la correspondance, à ce sujet, et ils ont été soigneusement relevés par les historiens contemporains, en France et en Allemagne. Nos renseignements sont donc, jusqu’ici, parfaitement authentiques.

Passons aux meubles et aux dépenses de luxe, de fantaisie ou d’ambition politique. Ici, les chiffres vont monter sensiblement, sur le dernier point surtout : les dépenses d’ambition politique. Rien, de notre temps, ne peut nous en donner une idée, même approximative, malgré les surprises qu’amène avec lui parfois, notre suffrage universel, à cet égard.

Cicéron fut sans cesse ou avocat ou homme politique, quelquefois les deux en même temps, mais il fut aussi, artiste et amateur par accès. Il avait acheté, à certaines époques, de nombreux et remarquables objets d’art pour orner ses principales villas. En 687-67, notamment, il ne mettait aucune mesure à ses fantaisies. Il écrivait à Atticus, en Grèce, de lui envoyer des statues de marbre et de bronze, des objets précieux de toute espèce, le plus qu’il pourrait et le plus vite possible. Et signa et cetera quam plurimum quam primumque mittas[67]. Voilà ma passion, ajoutait-il. Lentulus m’offre ses vaisseaux pour le transport, et tu peux avoir confiance en ma bourse. Arcæ nostræ confidito. On pouvait aller très loin dans cette voie dispendieuse. Le mandat était pressant, et n’avait pas de limite. Mais, en ce moment-là, c’était l’amateur opulent qui ne comptait pas, et payait.

En 699-55, il faisait venir encore des statues ; cette fois il en commandait avec plus de réserve. Il venait d’ajouter des exhèdres à son joli portique de Tusculum ; alors, c’était la peinture qui lui plaisait surtout, pour orner ses demeures[68].

Pline parle d’une table de citre ou thuya, que Cicéron avait payée un million de sesterces (200.000 francs). C’était la première qu’on eût vue à Rome[69]. On peut avoir par là une idée du reste.

D’autre part, et ceci même est à noter, plusieurs de ses lettres familières témoignent hautement qu’il aimait aussi les plaisirs des grands repas, du moins dans les dernières années brillantes de sa vie à Rome. Il les goûtait à la fois en causeur spirituel et en gourmet raffiné[70].

Or, nous savons quel luxe y déployait, parfois follement, le grand monde de Rome. La vaisselle d’or et d’argent ciselé, les animaux et les poissons les plus chers ou les plus rares, les musiciens, les danseurs et les beaux esclaves de tous les pays, en faisaient ordinairement les frais. C’était, entre amphitryons, une rivalité dans les raffinements, au sujet de laquelle les perles fondues dans un acide et mêlées à la nourriture, restent comme un trait caractéristique, parmi les souvenirs classiques de chacun de nous.

Sa porte, dit V. Le Clerc, était ouverte aux étrangers qui lui paraissaient dignes de quelque distinction par leur mérite, et à tous les philosophes de l’Asie et de la Grèce. Il en avait constamment plusieurs auprès de lui, qui faisaient partie de sa famille et qui lui furent attachés dans cette familiarité pendant toute leur vie[71].

Il se faisait accompagner, même dans ses voyages à travers l’Italie, du nombreux personnel d’esclaves et de licteurs, qu’il considérait comme nécessaires à sa dignité[72].

Et cependant l’ambition devait coûter bien plus encore à l’homme politique, que ses goûts mondains ou ses fantaisies d’artiste.

A cet égard, nous avons d’abord les indications générales que nous fournissent, d’une manière certaine, les usages du temps. La correspondance intime nous a conservé, de plus, quelques traits qui nous indiqueront comment il procédait personnellement en cette matière.

Ainsi nous ne savons pas, sans doute, quel fut exactement le chiffre de ses dépenses pour les candidatures aux grandes charges de la préture et du consulat, et cependant on peut affirmer que ce chiffre fut formidable, parce qu’il l’était forcément pour tout le monde à cette époque. Et après le succès, il fallait aussi payer au peuple ces jeux publics qui exigeaient encore des millions.

Cicéron n’a aucune illusion à cet égard ; il faut, à son avis, être très riche pour s’aventurer sur ce terrain, car il écrit au sujet de Milon, qui avait eu pourtant beaucoup d’argent, que ce dernier ne pouvait pas se permettre ces libéralités trop au-dessus de ses moyens. Quia facultates non erant[73].

Au surplus, son frère Quintus le lui écrivait dans sa note sur la candidature au consulat : Il faut faire les choses magnifiquement ; c’est la condition indispensable du succès ; il faut donner des banquets privés, et aussi des banquets publics aux tribus réunies[74]. Aies soin, ajoutait ce frère très avisé, que ta candidature soit pleine de pompe, et illustre, et splendide, et populaire, et qu’elle ait un éclat et une dignité suprêmes[75].

Il subit, quant à lui, vaillamment, ces éprouves qui eussent été redoutables pour une caisse moins bien garnie que la sienne, et peut-être pour lui-même aussi, en d’autres moments. Il fit son devoir de magistrat avec facilité, sans doute, car il ne s’en alarma ni ne s’en plaignit nullement.

Il lui arrivait cependant bien souvent, de se montrer inquiet sur l’état de ses ressources. Il eut évidemment des crises financières aiguës à traverser parfois ; il on sortait, du reste, ordinairement à sa satisfaction.

Il y eut, en effet, des hauts et des bas incroyables dans cette fortune de prodigue impressionnable, littérateur ou artiste et, en tout cas, imprévoyant. Nous allons en juger par la suite.

Lors de son exil, dans les années agitées de sa carrière politique, en 596-58, il s’était vu ruiné du jour au lendemain. Sa correspondance devient alors vraiment attristante. On n’y trouve plus, pendant quelques mois, que des lamentations, des larmes, des remords de n’avoir pas été plus habile. Il s’attendrit sur tout et sur tous, sur sa fille particulièrement et aussi sur son fils, et même sur sa femme Terentia. Il se demande comment il pourra venir à leur aide, comment il fera lui-même pour vivre.

Son exil terminé, on le voit reprendre tout à coup et d’une manière étonnante, un nouvel et puissant essor, dans cette carrière quelque peu tourmentée, qui fut cependant heureuse, le plus souvent.

Dès son retour, en effet, il recommence à construire, il achète de nouvelles terres, de nouveaux objets d’art pour ses domaines, édifie des portiques, construit des terrasses et des bains dans ses villas ; il invite chez lui les plus grands personnages, Marius notamment[76]. C’est à cette époque qu’il fait circuler l’un de ses hôtes dont nous avons parlé, sur une litière à huit porteurs, accompagnée de cent hommes armés. En avril 698-56, il écrit à Quintus qu’il bâtit à trois endroits à la fois, et qu’il remet à neuf tout ce qui lui appartient, enfin qu’il vit plus largement que jamais[77]. Deux ans après, la baisse semble être revenue. Au mois de février de l’an 700-54, il raconte à Atticus qu’il vient d’écrire à César, pour plaisanter sur leur situation financière à l’un et à l’autre, assez peu brillante, paraît-il, en ce moment. Mais à peine sept mois se passent, et voilà qu’en octobre de la même année, il fait une confidence très inattendue à ce même Atticus : il lui apprend d’un ton très dégagé et incidemment, en finissant une très longue lettre, que deux amis de César, lui-même et Oppius me dico et Oppium, viennent de dépenser douze millions de francs, soixante millions de sesterces pour agrandir une basilique du Forum, dont l’aspect lui plaisait beaucoup. Il craint les admonestations affectueuses d’Atticus, et comme il ne veut pas recevoir d’observations dans la réponse à cette surprenante missive, il écrit à son ami : Je te permets d’être écrasé de cette nouvelle : dirumparis licet..., mais les propriétaires du terrain n’ont pas voulu traiter à meilleur marché. Ce sera magnifique. Efficiemus rem gloriosissimam[78]. On ne sait pas ce que répondit Atticus.

Il dut être fort étonné, dans tous les cas, lui, le confident des inquiétudes de la veille. Cicéron devait bien donner au moins la moitié de la somme, puisqu’il insistait sur son nom, me dico ; et s’il donnait, après une période de gêne, six millions au peuple, il devait bien en garder au moins autant pour lui-même. C’étaient donc, probablement, douze ou quatorze millions qui lui étaient arrivés assez vite ; dans le temps qui sépare le mois de février du mois d’octobre. Douze ou quatorze millions inopinément acquis en quelques mois ! il s’était produit évidemment de bonnes aubaines[79].

Au fond, cette dépense soudaine n’était pas tout à fait désintéressée, il y avait sûrement une arrière-pensée d’ambition, dans cette largesse vraiment royale. Bientôt après, en effet, en 704-50, on voit l’illustre citoyen se préparer à des sacrifices du même genre, mais bien plus rudes encore pour sa caisse, et dont cette fois le but direct est déclaré.

La pensée qu’il avait été proclamé Imperator par ses soldats en Cilicie le poursuivait ; il voulait, comme d’autres généraux victorieux, goûter les joies de la gloire militaire ; il voulait obtenir les honneurs du triomphe, dans ces rues, sur ces places, au milieu de ces masses du peuple encore tout animées des souvenirs de son éloquence. Les lauriers de la tribune et de la barre ne lui suffisaient plus.

En conséquence, il s’agite, se démène, pour obtenir cette consécration solennelle de succès guerriers, qui avaient en effet, besoin sans doute d’être consacrés ; mais surtout il se prépare à subvenir aux dépenses fastueuses de cette solennité triomphale. Il annonce à Atticus qu’il a donné l’ordre à Terentia, de verser entre ses mains les sommes nécessaires pour les préparatifs du triomphe espéré : Me quidquid possem nummo-rum ad apparatum sperati triumphi ad te redacturum[80]. Il est probable que cela fut fait.

On fut intraitable, à la vérité, pour les prétentions militaires du grand orateur. Le triomphe ne fut pas accordé. Mais ce que nous voulons relever ici, c’est que sans avoir rien rapporté de sa province, comme les autres généraux qui obtenaient le même honneur, et après la donation d’octobre 54, il se sentait cependant de force à supporter les énormes dépenses de la fête publique à laquelle il devait contribuer pour une large part.

C’était encore un de ses moments de grande opulence, un mouvement de hausse très prononcé dans l’état de ses fonds. Cela ne devait pas durer.

Bien peu après avoir ainsi traité somptueusement toutes choses, et bien que les dépenses prévues n’eussent pas été faites, le pauvre grand homme retombait, en effet, en proie à ses inquiétudes financières, et recommençait à se plaindre dans ses lettres aux parents et aux amis.

Mais qu’on se rassure, la fortune ne tarde pas à se montrer de nouveau clémente, car ses fantaisies coûteuses reparaissent, s’aggravent même, et il ne sait pas plus y résister, au moment de toucher à la soixantaine, que dans les années de la jeunesse[81].

En 709-43, ce sont des jardins qu’il lui faut dans Rome. Il ne peut plus profiter des jardins charmants de son ancien gendre Crasippès ; il lui en faut d’autres, pour s’isoler dans sa tristesse, et aussi en vue de l’avenir, pour ces années de la vieillesse, dont il avait si éloquemment parlé dans son traité. Le voilà donc écrivant avec insistance et à plusieurs reprises à Atticus, qu’il lui faut des jardins sans tarder, lui donnant l’ordre d’acheter à tout prix ceux qui sont à vendre, fussent-ils les plus beaux de Rome ; et l’on sait ce que coûtaient, aux Romains de ce temps, ces magnifiques séjours de luxe, théâtres de leurs fêtes et de leurs plaisirs. Ne te préoccupe pas du prix, lui dit-il. Nec tamen ista pretia hortorum pertimueris... Quanti quanti, bene emitur quod necesse est[82]. Goûte que coûte, il faut acheter ce qui nous est nécessaire. En ce moment-là, Cicéron avait dans sa caisse, en espèces, 120.000 francs, 600.000 sesterces, qui auraient servi, sans doute, à payer un premier acompte.

Après la mort de sa fille bien-aimée Tullie, c’est-à-dire vers la même époque, ses fantaisies changent de caractère, mais elles peuvent devenir encore plus désastreuses pour sa bourse, s’il n’a pas de puissants moyens à sa disposition. Il est dans la désolation, il faut qu’il associe le monde entier et la postérité elle-même à sa douleur paternelle ; douleur très sincère du reste et très touchante, quoique très expansive, comme tous ses grands sentiments et ses impressions incessantes de toutes natures.

Il ne renonce pas à ses jardins, bien au contraire, mais il a un autre désir, désir sacré cette fois : Me majore religione obstrictum puto.

Pour sa fille chérie, dit-il, un tombeau ne saurait suffire, il faut lui construire un temple. Fanum fieri volo[83]. Pas un édicule ou une simple chapelle, mais un temple qui lui assure la religion de la postérité. Les règlements fixent la dimension des tombeaux, cela ne peut lui convenir, c’est, comme il le dit, une apothéose qu’il veut faire, άποθέοσιν. C’est une folie, une extravagance, il le sait bien, error, ineptiœ, stultitia, τύφος, mais peu importe, il faut commencer tout de suite[84].

On voit que Cicéron prétendait rendre à sa fille, dit le savant abbé Mongault, les mêmes honneurs que l’on rendait à Bacchus, à Hercule... et qu’ainsi, ce Fanum qu’il voulait lui bâtir était un véritable temple... Il avait chargé Atticus de faire marché pour des colonnes de marbre de Chio, qui était un des plus beaux marbres de la Grèce ; par là on peut juger qu’il se proposait de faire un monument magnifique[85].

Ce n’est pas tout encore. Dans ce temps si fécond en talents, écrit-il toujours à Atticus, je veux, autant que je le pourrai, consacrer la chère mémoire de ma fille bien-aimée par tous les genres de monuments. Je ferai donc appel aux écrivains les plus éminents de la Grèce et de l’Italie pour la célébrer dans leurs œuvres, et cependant, hélas ! tout cela n’apportera peut-être qu’une aggravation à ma douleur[86].

C’est là surtout, dans cet appel fait aux grands talents, à tous les lettrés en renom du siècle, et, plus encore, dans la construction de ce temple édifié pour la postérité, qu’il aurait fallu verser les sesterces à flots. Or, certainement, Cicéron n’aurait pas plus songé, cette fois que les autres, à entreprendre ces manifestations extraordinaires de son chagrin, s’il n’avait pas été en mesure de suffire aux frais, car il est avéré qu’il s’est toujours mis en règle avec tout le monde.

Les épreuves politiques et ensuite la mort l’empêchèrent, sans doute, de réaliser ces somptuosités suprêmes.

Dans les derniers temps de sa vie, en finance comme en politique, la chance avait dû tourner pour cet homme, qui semble avoir servi de jouet à la fortune. La force de caractère indispensable pour dominer les tourmentes de la démagogie militaire et en tirer profit lui faisait défaut. Il fut meurtri et emporté par un courant trop violent pour son tempérament d’artiste. Il dut s’appauvrir aussi, car il épousa, un an avant sa mort, à soixante-trois ans, une toute jeune fille fort riche, dont il venait d’être le tuteur et dont les biens étaient encore entre ses mains ; on dit qu’il fit cette dernière folie, surtout pour payer des dettes devenues trop pressantes.

Nature honnête et bien intentionnée, il devait, par l’effet des troubles du temps, commettre des fautes, provoquer même des haines violentes autour de lui ; il dut se sentir accablé de tous les genres de tristesses, avant de mourir sous les poignards de ses ennemis.

Il avait fait, à une certaine époque, de nombreuses affaires avec un homme qui, sous ce rapport comme sous bien d’autres, devait le laisser fort en arrière, avec Jules César, dont il était tantôt créancier et tantôt débiteur. Il était en comptes avec lui, et l’on sait avec quel sans façon César traita, toute sa vie, les affaires d’argent. Peut-être la politique était pour quelque chose encore, dans ce va-et-vient de finances entre ces deux hommes illustres. Chez César, c’était le désordre et les folles prodigalités en permanence ; pour celui-ci, les millions se comptaient par dizaines, et, à certains moments, les créanciers par centaines. Les relations d’argent avec un pareil personnage ne devaient pas être exemptes de danger, en devenant fréquentes : avant son arrivée à la toute-puissance, il était hasardeux de traiter avec un financier de ce genre.

On ne dit pas que Cicéron y ait gagné quelque chose, on ne dit pas non plus qu’il y ait perdu. De ce côté, la politique devait tourner plus mal encore pour l’orateur, que les questions d’argent[87].

L’administration intérieure de sa maison pouvait-elle, du moins, tendre à diminuer l’effet de toutes ces fantaisies accumulées ? Bien au contraire. C’était, qu’on nous permette cette comparaison de circonstance, un nouveau tonneau des Danaïdes.

Sa femme Terentia, qui n’était pas toujours aimable pour lui, dirigea seule, pendant plus de trente ans, son ménage ; il lui reprochait de gaspiller son argent, d’en détourner pour elle de grosses sommes ; il l’accusa même, à plusieurs reprises, de l’avoir ruiné à son profit. Il finit, du reste, par divorcer, et Terentia, au dire de saint Jérôme, ainsi que d’autres historiens autorisés, fut chercher successivement trois époux, parmi les ennemis les plus irréconciliables de l’homme qui avait longtemps illustré sa vie[88].

En même temps, il était indignement volé aussi par ses intendants, et par celui même de sa femme, Philotimus, qu’il appelait l’admirable fripon, mirus φυράτης[89]. L’argent sortait de chez lui de tous les côtés à la fois.

Enfin, ses enfants ne furent guère, pour ce père infortuné, que des occasions de grosses dépenses et de tristesses. Sa fille Tullia, qu’il aimait tendrement, se maria trois fois, divorça deux, et fut complètement ruinée par son troisième mari, Dolabella, affreux débauché, qui l’avait épousée pour sa fortune, en escomptant les bénéfices du proconsulat de Cilicie. Elle fut obligée de le quitter étant enceinte. Elle mourut après être retombée à la charge de sa famille, âgée de trente ans à peine[90].

Ce fut encore bien pire de la part de Marcus son fils. Celui-ci, trouvant très insuffisants les 20.000 francs par an qu’on lui envoyait pour vivre à Athènes, encore tout jeune, fit de grosses dettes. La seule renommée dont il se montra fier par la suite, fut d’être le plus grand buveur de son temps[91]. Il paraît pourtant s’être relevé par ses succès militaires et sa mort courageuse.

Mais, de plus, si on en croit Dion Cassius, Cicéron aurait été aussi trop facile pour lui-même, et les mœurs de ses dernières années, au moins, n’auraient pas été sans reproches. Qui ne voit, en effet, ces fins manteaux que tu portes ? lui dit Calenus, d’après Dion, dans un discours au Sénat ; qui ne sent l’odeur de tes cheveux blancs peignés avec tant de soin ? Qui ne sait que ta première femme, celle qui t’avait donné deux enfants, tu l’as répudiée, et que tu en as pris une autre à la fleur de l’âge, bien que tu fusses décrépit, afin d’avoir sa fortune pour payer tes dettes ? Celle-là même, tu ne l’as pas gardée, afin de posséder sans crainte Cerellia, avec laquelle tu as commis l’adultère, bien qu’elle te surpasse en âge, autant que te surpassait en jeunesse, la vierge que tu avais épousée...[92]

Il fallait beaucoup d’argent pour tenir tête à tous ces désordres, auxquels rien n’aurait manqué vers la vieillesse, rien, s’il faut encore croire ce dernier trait.

Assurément les revenus ne pouvaient pas suffire, même pour les dépenses ordinaires d’une pareille maison. Aussi nous n’en parlons qu’en dernier lieu et simplement pour mémoire. Cicéron, qui entretient constamment Atticus de ses comptes, ne s’occupe, d’ailleurs, que très incidemment de ses revenus, tant pour l’argent que pour les immeubles. Il demande parfois ce qu’on peut bien faire du produit de ses terres[93].

Nous avons ainsi terminé le relevé de cette singulière fortune ; il est nécessaire de nous résumer et de conclure, sur ce premier point.

Avec ces seuls renseignements, et nous ne connaissons pas, certainement, tout ce qui est passé par ces mains toujours ouvertes, on peut cependant imaginer les sommes fabuleuses dont Cicéron a dû disposer, à certains moments.

Au total, toutes ces libéralités de candidat, de sénateur, de grand magistrat ou d’Imperator ; toutes ces dépenses d’ambitieux ou d’artiste ; tous ces immeubles somptueux à Rome et en Italie ; tous ces objets d’art ; toutes ces fantaisies insensées, auxquelles il faut ajouter des sommes considérables en dépôt ou en comptes dans les provinces, et dont nous allons parler en détail, tout cela représente des valeurs énormes, passées au compte de ce patrimoine de Romain du grand monde.

Les évaluations sur cet ensemble ne peuvent être évidemment que très hasardées, et nous ne savons à quel chiffre maximum on pourrait s’arrêter. Mais il nous est permis de prendre, pour fixer nos raisonnements, un chiffre minimum. Les sommes que nous venons d’énumérer, en parcourant la seconde moitié de la vie de Cicéron, doivent atteindre au moins 30 millions de francs, à notre avis, 150 millions de ces sesterces, que l’on voit incessamment reparaître, dans les lettres à Atticus, ou à d’autres.

Cinq ou six millions en immeubles, six ou huit donnés en une fois au peuple, en voilà déjà douze ou quatorze d’incontestables, sans compter ce que Cicéron dut garder, en cette circonstance, pour son propre usage ; les autres valeurs ou avances pour la politique sont assurément bien supérieures à ce premier chiffre. Et avec tout cela, il entreprend les plus grosses dépenses, en recommandant à ses mandataires de ne pas compter : ne pertimueris..... arcæ fidito. Qu’on accepte donc notre chiffre ; nous ne le présentons, d’ailleurs, que comme un à peu près, en vue seulement de simplifier notre démonstration.

Il faut observer, au surplus, que ce chiffre de trente millions n’est pas très considérable, eu égard à la fortune des grands personnages de ce temps. Il sèmerait élevé bien plus haut, si le proconsulat eut été pour Cicéron ce qu’il était pour d’autres.

Mais quel que soit le chiffre exact, encore avait-il fallu trouver le moyen de se procurer tout cet argent. Il y avait des multitudes de pauvres à Rome, et certainement tout le monde ne savait, et ne pouvait, pas plus que chez nous, y faire fortune. Nous le redisons, l’argent valait, à très peu près, ce qu’il vaut actuellement ; et il fallait savoir le gagner.

Or, Cicéron était, arrivé à Rome sans grandes ressources. Son père, simple chevalier à Arpinum, n’était pas riche. Dion Cassius dit même que c’était un pauvre foulon très misérable[94].

D’où venaient-ils donc ces millions, dont on ne saurait nier l’existence ? C’est ce qui nous reste à examiner, et c’est, à notre point de vue, la question vraiment intéressante.

Il paraît qu’on se la posait déjà, même autour du grand orateur ; les ennemis de l’homme politique en forçaient, dit-on, le chiffre, afin de susciter des doutes fâcheux.

On est porté à répondre au premier abord, que, jusqu’à quarante ans, Cicéron fut un avocat très occupé, qu’il plaida pour des rois étrangers et de riches citoyens ; or, il est certain qu’il est des pays et des époques où la carrière du barreau peut devenir fort lucrative.

Malheureusement, la loi Cincia, vigoureusement soutenue par l’intraitable Caton, avait été votée en vue de soutenir les mœurs anciennes, et n’était pas encore tombée en désuétude.

Cette loi défendait absolument aux avocats de recevoir des honoraires de leurs clients[95]. Aussi Quintus, en s’adressant à son frère, ne parle-t-il de ses plaidoiries nombreuses, que comme d’un moyen de se donner de la popularité, et nullement comme d’une carrière où l’on puisse faire fortune. C’est sous le même aspect, que Cicéron lui-même, au de Officiis, présente les choses sans aucune affectation. Il devient même plus formel en ce qui le concerne[96], dans une circonstance où il n’avait aucun intérêt à dissimuler la vérité[97]. Nous allons préciser.

Gagna-t-il du moins quelque argent, avec les nombreux livres qu’il écrivit, et dont quelques-uns sont d’immortels chefs-d’œuvre ? Ses livres ne pouvaient lui rapporter que beaucoup moins encore. L’industrie des libraires était pratiquée à peine, on faisait copier les ouvrages que l’on voulait avoir par des esclaves, et l’on ne connaissait pas du tout les habiles éditeurs[98]. Cependant, Cicéron vendait ses œuvres, il en parle une fois dans ses lettres à Atticus ; il a, peut-être, retiré de là quelques sommes qui durent être sans importance[99].

Il est vrai qu’il avait été proconsul en Cilicie, Imperator même ; mais, plus honnête que ses collègues, il n’avait rapporté de sa province, du moins c’est lui qui le raconte, que quatre cent quarante mille francs environ, légitimement gagnés en une année, salvis legibus, et sagement économisés.

Or, il ne faut même pas inscrire cette ressource comme effective, à son actif, car elle lui fut enlevée par un homme très puissant en ce moment, et sans scrupule, par Pompée, chez les publicains d’Éphèse auxquels Cicéron les avait confiés, sans doute pour qu’ils les missent dans leurs entreprises. Celui-ci ne réclama même pas ; il accepta facilement cette petite mésaventure qui parut ne pas le gêner, en ce moment ; Quod ego sive æquo animo sive iniquo fero[100]. Quelques jours après, du reste, il était au mieux avec Pompée qui ne lui avait rien rendu.

Le proconsulat de Cilicie ne fut donc pas ce qu’on pouvait en espérer, il ne produisit rien.

Enfin, la dot de Terentia, sa première femme, n’avait pas été très considérable : environ 80.000 francs suivant les uns, 111.000 suivant d’autres, et quelques immeubles de valeur moyenne ; mais il dut rendre le tout, lors du divorce, et nous avons vu qu’alors, les biens de sa jeune pupille, devenue sa seconde femme, furent employés à régler de l’arriéré. Où donc est la vérité ? Nous n’avons pas beaucoup avancé encore.

Nous avons reconnu que M. Gaston Boissier trouve dans sa bienveillance naturelle des explications judicieuses et justes. Il ne met à la charge de Cicéron qu’une illégalité, quelques fraudes à la loi Cincia, et quelques dissimulations, de peur, peut-être, de trouver plus mal que cela.

Mais nous ne pouvons pas nous déclarer complètement édifiés par ces explications, et nous allons dire pourquoi.

M. Boissier fait remarquer d’abord, ainsi que bien d’autres écrivains, que la loi Cincia sur les honoraires ne devait être qu’imparfaitement observée, surtout par des clients comme ceux qu’à eus parfois Cicéron, et qu’il dût lui arriver quelques bonnes fortunes de ce côté. Il l’indique sûrement, à l’égard de la maison de Crassus, que Cicéron acheta avec l’argent de ses amis, ce dernier le reconnut à peu près, lui-même, par un sourire muet au Sénat. Voilà, en effet, qui est admis, pour une de ses maisons de ville ; mais il en avait, en sus, quatre ou cinq des plus belles.

Un de ses clients, Pœtus, lui donna aussi de beaux livres ; mais il en avait déjà en grande quantité, venus de divers pays, de Grèce notamment. Atticus avait de la marge. Arcæ fidito.

D’ailleurs, il ne faut rien exagérer. Tous les clients ne sont pas également généreux, même dans les pays où c’est un devoir de régler ses avocats. Mais une loi défendant de payer les plaidoiries devait servir beaucoup de petits calculs. Elle devait calmer, chez beaucoup de clients, après l’audience, ces sentiments exubérants qui la précèdent parfois, ces protestations énergiques de dévouement si communes dans le cabinet de l’avocat, au moment où on va se rendre devant les juges pour plaider le procès, et auxquelles succèdent trop souvent un silence persistant et ingrat, même quand les honoraires constituent une dette.

Nous avons vu ce qu’en pensait Quintus. Cicéron lui-même déclare incidemment, mais très nettement, dans une lettre à Marius, que ses plaidoiries ne lui rapportent pas d’argent. S’il avoue, en souriant, avoir reçu quelques sommes, elles ont eu à ses yeux peu de valeur et surtout elles ne tiraient pas à conséquence. Maintenant, dit-il vers la fin de sa carrière, puisque l’ardeur de l’âge et l’ambition ne sont plus rien pour moi, je n’ai aucun fruit à attendre de mon travail. Neque enim fructum laboris expecto. Il n’avait donc jamais eu à compter sur un résultat matériel, c’est-à-dire sur des honoraires sérieux et soutenus[101].

On voit bien, de même, d’après ce qu’il dit dans le discours pro Plancio, que la plaidoirie n’avait pas pour but de gagner de l’argent et que normalement elle n’en procurait pas. Chez nous les avocats ne reprochent pas à leurs confrères de repousser les clients et de se décharger comme d’un fardeau, des causes qui leur viennent, sans distinguer s’il s’agit de pauvres ou de riches. C’est cependant ce qu’exprime Cicéron. Vous me reprochez d’avoir défendu trop de clients ; vous pourriez me soulager de ce soin, et plût aux dieux que vous en eussiez la volonté, vous et tant d’autres qui évitent le travail. Mais à force d’examiner les causes, vous les rejetez presque toutes ; et elles refluent vers nous, qui ne pouvons rien refuser aux malheureux et aux opprimés. Ce n’est assurément pas là le langage des temps actuels, parce que les bases sur lesquelles est organisé notre barreau sont absolument différentes. Au surplus, nous voyons Plutarque affirmer que Cicéron ne reçut aucun présent ni aucun honoraire pour ses plaidoiries.

On plaidait pour se faire un nom au Forum, et arriver ainsi aux grandes magistratures. Les traditions de l’ancien patronage aristocratique étaient d’ailleurs en ce sens, et expliquent la pensée de Caton, et le but de la loi Cincia.

En résumé, il est bien venu, de certains clients généreux, quelques centaines de mille francs, peut-être même quelque million, illégalement et à la dérobée, et aussi de beaux cadeaux en livres et objets d’art. On peut l’admettre. Mais de grosses sommes à jets continus, suffisantes pour combler, toujours à point, même au temps où l’avocat n’exerçait plus, les vides qui se creusaient, pour diverses raisons, à toutes les étapes de cette longue carrière, c’est ce qui ne nous paraît pas possible. Nous pouvons en croire, à peu près complètement, Quintus, Cicéron lui-même, et enfin ce qu’en rapporte Plutarque.

Il ne faut pas oublier, au surplus, que Quintus, arrivé pauvre à Rome comme son frère, et qui n’avait pas comme lui de riches clients, avait pourtant comme lui de belles villas, dont Cicéron surveillait les embellissements pendant son absence. On ne peut pas dire pour Quintus, que la fortune était le produit de ses plaidoiries, et cependant, pour lui aussi, la fortune était venue. Il y avait donc, pour les deux Cicéron, d’autres moyens de s’enrichir.

Quant aux suffrages, et aux discours ou aux actes politiques, il faut rendre cette justice à notre orateur, qu’il ne les a jamais vendus pour de l’argent. Du moins on ne le lui a jamais reproché sérieusement, et on n’aurait pas manqué de le faire, s’il eût seulement éveillé quelque soupçon à cet égard[102].

Les clients pouvaient, à la vérité, tourner la loi Cincia d’une autre façon. A Rome, on instituait fréquemment de simples amis héritiers, ou on leur laissait des legs ; c’était un usage que l’on devait pratiquer naturellement, en vue d’exprimer sa reconnaissance, pour des services gratuitement rendus ; et Cicéron acquit souvent, par ses plaidoiries, le droit d’en bénéficier. Cette forme de la gratitude chez le client est encore louable, quoique moins méritoire de sa part, et moins sûre pour l’avocat.

En effet, il a relevé le compte exact de ce qu’il a touché, sa vie durant, de ce chef ; c’est quatre millions en tout[103].

Mais les autres vingt ou vingt-cinq millions, d’où sont-ils donc venus ? C’est ce que nous pouvons nous demander encore, car ils ne sont arrivés ni d’Arpinum, ni de Cilicie, ni de chez le libraire, ni même, du moins de son aveu, de chez les clients.

Et d’abord, ce qu’il nous paraît urgent d’affirmer de plus fort ici, pour dissiper tous les doutes, c’est que Cicéron ne fut ni un concussionnaire, ni un dilapidateur, ni un usurier. Tous ceux qui ont étudié de près la vie de cet homme si naturellement juste, qui l’ont jugé, comme nous, dans ses innombrables lettres, c’est-à-dire d’après nature, sont d’accord à cet égard. Malgré quelques insinuations, peu autorisées d’ailleurs, tous ses biographes lui rendent ce témoignage, auquel nous tenons à nous associer, pour l’honneur du grand personnage, non moins que dans l’intérêt de notre thèse.

Ce n’est pas, nous pouvons l’affirmer, dans les concussions, malheureusement si fréquentes autour de lui, qu’il a cherché sa fortune. S’il l’eût fait, c’est surtout dans sa province proconsulaire, en Cilicie, qu’il en eût trouvé l’occasion. Or, c’est là que M. d’Hugues l’a spécialement étudié dans son remarquable ouvrage : Une province romaine sous la République, et il n’y est pas question d’une sorte d’honnêteté relative seulement, mais de son intégrité, de son désintéressement, de sa délicatesse pointilleuse qui devait lui servir de règlement[104]. Le même auteur ajoute, en divers autres passages de son beau livre, que la Cilicie eût dû bénéficier de l’administration excellente d’un homme tel que Cicéron, si grand à la fois par le génie et par le cœur... Ce fut le plus humain, le plus intelligent des hommes... Et qui donc a jamais mis en doute la modération et le désintéressement de Cicéron... N’y a-t-il pas, de la part de certains historiens, quelque maladresse à lui faire une gloire de n’avoir pas volé comme tant d’autres ? Le vrai mérite n’était pas tant de s’abstenir soi-même, que d’obliger les autres à suivre cet exemple. Quelques bottes de foin qu’il eût pu réquisitionner, chemin faisant, auraient fait moins de mal à la province que l’insigne mollesse de sa conduite à l’égard d’Appius Claudius... Il sortit de sa province, comme il y était entré, les mains nettes[105]. C’était bien salvis legibus, comme il le dit lui-même.

Il finit son administration, dit V. Le Clerc, par un trait de générosité sans exemple avant lui, et qui n’eut pas sans doute beaucoup d’imitateurs. Comme il avait épargné par son économie un million de sesterces sur la somme qui lui était assignée pour sa dépense annuelle, il les remit libéralement au trésor. Ce désintéressement, dit-il, fit murmurer tous ceux de sa suite, qui s’attendaient à lui voir distribuer entre eux cet argent. Cependant il ne manqua pas non plus de leur faire trouver beaucoup d’avantages à l’avoir servi, et les récompenses qu’ils reçurent de lui furent honorables[106]. C’est toujours la même chose : des générosités, de grosses dépenses, sans qu’on puisse apercevoir la source où elles viennent s’alimenter, ni surtout leur attribuer des origines criminelles.

De même il renonça, plus tard, en faveur d’Antoine, au proconsulat de la riche province de Macédoine qui lui était échue en partage, et ensuite à celui de la Gaule Cisalpine qu’il abandonna à Q. Metellus.

Il faut donc encore chercher ailleurs.

Drumann, qui a étudié en détail la vie de Cicéron, avec peu de sympathie A la vérité, comme la plupart de ses compatriotes, mais qui en a analysé les actes avec un soin méticuleux, s’est, à notre avis, rapproché de la vérité. Il s’étonne de la fortune de Cicéron ; que serait-ce s’il y avait compté la donation des douze millions faite avec Oppius, dont il paraît ne s’être pas suffisamment préoccupé. Quand il cherche l’origine de tout cela, il y ajoute, entre autres sources, l’argent des publicains. Reste à savoir par quelle voie arrivait cet argent[107]. C’est ce que Drumann ne nous dit pas.

Ce qu’il y aurait de mieux à faire, peut-être, serait d’interroger sur ce point Cicéron lui-même. Or, il a répondu à la question, du moins en thèse, et d’une manière générale : publicis sumendis. Il s’agit seulement de bien comprendre ces mots, passés jusqu’ici, à peu près inaperçus.

La démonstration serait plus complète, s’il était possible de prendre le spéculateur sur le fait. N’en désespérons pas. Il y a des choses de telle importance dans la vie que, quoi qu’on fasse, on ne parvient jamais à les dissimuler complètement. Voici d’abord ses déclarations de principe. Il ne connaît, quant à lui, que trois moyens de s’enrichir honnêtement : Le commerce, mercaturis faciendis, le travail, operis dandis et enfin publicis sumendis, les opérations sur les adjudications de l’État, fermes de l’impôt ou entreprises de grands travaux publics[108], plus clairement les opérations des publicains. Nous demandons qu’on accepte pour le moment cette traduction. Nous la légitimerons avec toute son étendue et toute sa portée, dans le sens le plus moderne du mot. C’est l’un des objets principaux de ce travail[109]. Le public bénéficiait de ces entreprises, en des actions et en opérant sur leur valeur variable, comme on le fait de nos jours.

Le commerce lui est prohibé comme sénateur ; n’en parlons pas.

Le travail est gratuit pour lui comme avocat. La loi Cincia est là ; et il ne considérerait pas comme un procédé honnête et avouable, celui qui consisterait à violer les lois. Il fallait, dans tous les cas, y mettre une certaine mesure, comme nous l’avons dit. Ce second procédé ne compte guère plus que l’autre, pour lui, et nous devons passer encore.

Restent les opérations sur les entreprises des publicains, comme seul moyen légal et usuel à sa portée.

Or, nous verrons que c’est justement au Forum où il va lui-même tous les jours de sa vie, que ces opérations se réalisent et se concentrent. Les publicains richissimes, les directeurs et sous-directeurs de grandes compagnies par actions s’y réunissent très régulièrement, aux mêmes endroits, pour y recevoir leurs courriers de province, pour y retrouver leurs actionnaires et leurs clients, constater le cours des partes, délibérer et donner leurs ordres. On y est en relation avec le monde entier, et on y fait des affaires avec les correspondants de toutes les provinces ; on s’y ruine ou on y fait des fortunes subites, voilà ce que nous établirons à n’en pas douter.

Il y avait là une place, auprès des deux Janus, où les naufrages fréquents des uns servaient à enrichir les autres. Nous expliquerons amplement tout ce trafic énorme. Là, tous les jours, Cicéron voit les publicains, il s’y entretient avec eux, comme il a le soin de l’écrire à son frère Quintus.

Se mêlait-il à ces groupes affairés de financiers que Plaute nous peindra sous de vives couleurs, ou bien à ces capitalistes entourant les banquiers à leur place quotidienne, seulement pour causer des événements du jour, ou plutôt n’était-il pas là pour user, lui aussi et avec eux, de ce troisième moyen de faire fortune à l’usage des honnêtes gens, Publicis sumendis ? Que faut-il en penser ? Qu’est-ce donc qui aurait pu l’attirer si assidûment dans ce quartier de la finance, pendant les périodes, surtout, où il abandonnait la politique pour ne plus s’occuper que de ses propres affaires ?[110]

Cherchons encore dans la correspondance. Nous y trouverons que, pendant une de ces années où les événements le tenaient éloigné des fonctions publiques, il confiait ce qui suit à Atticus : Maintenant, j’agis au Forum, de façon à ce que chaque jour le zèle de nos hommes et nos ressources aillent en augmentant : ut opes nostræ augeantur[111]. Peut-on traduire ici le mot opes nostræ du texte, par les mots nos richesses, comme on le fait très fréquemment ? S’il en était ainsi, il n’y aurait plus, pensons-nous, aucun doute possible. Cicéron se serait enrichi au Forum comme les autres financiers s’y enrichissaient, en y exposant leurs fortunes dans la spéculation. Mais la suite de la phrase prouve que ce mot doit être pris dans un sens plus général, et c’est pour cela que nous avons employé, pour le traduire, le mot français ressources.

Pourtant ce mot opes ne comprend-il pas ici les résultats matériels, en même temps que d’autres que l’on peut recueillir au Forum, la considération, l’influence politique ? C’est ce que nous croyons. Le mot opes doit se référer nécessairement à quelque chose de positif, et, dans ce moment, Cicéron ne recherchait pas les suffrages de ses concitoyens. Rem publicam nulla ex parte attingimus.

Il semble, du reste, et c’est un trait curieux de son caractère, toutes les fois qu’il fait des affaires d’argent plus ou moins honorables, se réfugier instinctivement à l’abri des mêmes équivoques. On dirait qu’il veut se tromper lui-même et rester au-dessus des préoccupations vulgaires. C’est ainsi, qu’à l’occasion de son second mariage, après avoir avoué, dans une lettre à Plancius, le mauvais état de ses affaires domestiques et la nécessité d’y mettre ordre, il termine sa phrase en disant que s’il épouse à soixante-trois ans sa riche pupille, c’est pour se créer des relations plus fidèles que les anciennes. Il oublie, à trois lignes de distance, le vrai motif, qui était de remettre ses affaires à flot, Novarum necessitudinum fidelitate contra veterum perfidiam muniendum putavi, dit-il ; il faut y ajouter la fortune, qu’il détenait déjà comme tuteur de la jeune fille, et qu’il avait besoin de garder d’une façon ou de l’autre.

Ce qui nous confirme, d’autre part, dans la pensée que ce sont les relations d’affaires, et l’argent des publicains, que Cicéron vient chercher au Forum, c’est l’intérêt tout particulier qu’il manifeste précisément pour eux et pour les opérations qu’ils y pratiquaient. Dans une lettre de l’an 708-46, il écrit à Brutus pour lui recommander Varron ; à peine venu au Forum, dit-il, Terentius Varron a cherché mon amitié, cette amitié s’accrût immédiatement par deux raisons qui devaient redoubler ma sympathie : la première, c’est l’objet de ses études... la seconde raison, c’est qu’il s’attacha aussitôt aux sociétés des publicains ; à la vérité, je ne l’aurais pas voulu, parce qu’il y fit de grosses pertes, mais cette association dans un ordre qui se recommande si fort à moi, mihi commendatissimi, rendit notre amitié plus solide[112].

Il est absolument certain, comme nous le verrons dans un chapitre spécial, que, non seulement Cicéron était en relations journalières avec les financiers et particulièrement avec les grands publicains au Forum, mais qu’il était leur ami et leur protecteur ; qu’il leur rendait des services, en disant que ce n’étaient que des actes de réciprocité et de reconnaissance ; qu’il les appelait valde familiares, amplissimi, nobis optime meriti, et de bien d’autres mots plus expressifs encore, que nous signalerons dans ses lettres et ses discours.

Il nous paraît résulter de tout cela, que Cicéron ne fut pas associé en nom, ce qui ne lui était pas permis comme sénateur, mais qu’il dut se procurer des actions, des partes, sur lesquelles il spécula, à Rome et sur toutes les places où les publicains entretenaient des relations avec Rome, ut opes augeantur pour accroître ses ressources. Nous verrons, par la suite, qu’il savait indiquer le prix de ces actions, en tenant compte de leur valeur à un moment donné, c’est-à-dire au cours du jour.

Cette explication des origines restées jusqu’à ce jour obscures, de la fortune du grand orateur, nous paraît d’autant plus probable, qu’elle s’appuie enfin sur un autre fait certain de sa vie, qu’il semble avoir voulu laisser aussi dans l’ombre.

Nous allons, en effet, terminer l’énumération de ces demi-aveux, en prenant le spéculateur sur le fait, ou du moins en affaires d’argent avec les publicains, et alors, peut-être, ne restera-t-il plus aucun doute sur ses relations et ses habitudes financières.

Nous voulons parler des créances considérables et nombreuses qu’il a eues pendant tout le temps que dura sa correspondance, on province et à Rome. Corellia, cette femme âgée à laquelle il s’intéressait tant sur ses vieux jours, sa necessaria, comme lui-même, avait des créances en Asie, il les recommandait chaleureusement aux soins de ses amis, en même temps que ses propres fonds.

En mai 703, il s’agit d’une créance de cent soixante-quatre mille francs[113], en juin, c’est une autre plus modeste, de cinq mille francs, et puis une autre de cent quatre-vingt mille francs[114]. En 706, il écrit qu’il a à lui, on Asie, une grosse somme, cette fois, quatre cent quarante mille francs disponibles, deux millions deux cent mille sesterces en monnaie de cistophores, et qu’on peut en disposer par billets pour payer ce qu’il doit à Rome[115]. Il était en ce moment dans les plus grands embarras : Quibus acerbissime afflictor. Sur tout cet argent, il ne donne, dans ses lettres, aucune explication, pas même à Atticus ; on dirait qu’il affecte sur cette matière de ne s’exprimer jamais qu’à demi-mot. Il n’expliquait pas davantage à Atticus comment lui venait tout cet autre argent que, si souvent, il le chargeait de dépenser en le priant de ne pas compter. L’argent qui lui était ainsi dû, ou qui lui revenait, n’était pas de l’argent placé à intérêts ; ce n’est pas sous cet aspect que Cicéron le présente dans ses lettres. Il faut, d’ailleurs, à notre avis, lui rendre cette justice, qu’il ne se livrait pas à l’usure, comme le faisaient beaucoup de ses contemporains les plus célèbres ; du moins rien ne l’indique. Nous savons mémo qu’il avait refusé, en province, de faire des entreprises équivoques, dans lesquelles sa femme Terentia avait voulu l’engager.

Mais ce qui n’est pas douteux, c’est que ces grands publicains et ces riches banquiers du Forum, qu’il voit tous les jours, sont eux-mêmes en relations d’affaires avec tous les pays de l’univers, surtout avec la province d’Asie, tam opima et fertilis, la première de toute la terre pour les publicains[116]. Par l’intermédiaire de ces derniers, on peut avoir des créanciers et des débiteurs partout.

Comment cela pouvait-il se faire ? le discours pro lege Manilia nous l’apprendra en détail. Pour faire nommer Pompée, l’ami des publicains, général en chef de la guerre contre Mithridate en Asie, Cicéron démontre, avec la plus grande éloquence, au Sénat et au peuple, qu’il faut se hâter de mettre en sûreté les valeurs de tous genres apportées par les publicains dans cette province ; et ce qu’il faut sauvegarder aussi, ajoute-t-il, c’est l’argent, ce sont les sommes énormes que les citoyens de Rome, les plus honorables chevaliers, y ont engagées dans les entreprises vectigaliennes : Quorum magrue res aguntur in vestris vecligalibus exercendis occupatæ. Nous reviendrons en détail sur tous ces faits que nous pouvons invoquer légitimement ici, parce que nous les établirons sûrement à la place qui leur est réservée dans notre travail[117].

C’est bien chez les publicains aussi, nous l’avons vu, chez les publicains d’Éphèse, que Cicéron avait remis personnellement, en passant, le produit de ses économies proconsulaires. Évidemment les publicains étaient ses hommes d’affaires, il était leur client.

Avons-nous à rechercher maintenant comment quatre cent quarante mille francs en cistophores étaient dus, un peu plus tard, à notre orateur, à l’honorable chevalier et d’autres grosses sommes à Cerellia, dans cette même province d’Asie, que continuaient à exploiter les publicains, avec l’argent venu de Rome ?

C’était pour Cicéron et aussi pour sa vieille necessaria Cerellia, ou bien des dividendes à toucher sur place, ou bien le prix d’actions, de partes, vendues sur le lieu même, et payables on monnaie du pays ; car, pour ces raisons de détail ou pour d’autres, les rapprochements que nous faisons s’imposent, et les preuves nous semblent faites.

Il avait donc peut-être déjà, en l’année 687-97, des motifs tout personnels de dire dans sa chaude harangue : Protégez-les donc ces publicains qui nous sont si précieux. Il se servait même d’un mot plus expressif, plus caractéristique de son impressionnabilité ordinaire : Qui nobis fructuosi sunt. Fructueux, dirons-nous, non pas seulement a raison des impôts qu’ils perçoivent pour l’État et des grandes entreprises qui leur sont adjugées, mais fructueux aussi pour les particuliers : Quod ad multoram civium pertinet.

Le fait vient donc éclairer la déclaration de principes de Fauteur des paradoxes, sur les trois moyens de faire fortune de son temps. Il pratiquait le moyen resté à sa disposition : Publicis sumendis, et comptait par centaines de mille francs, par millions de sesterces, ce qui lui on revenait très souvent d’un seul coup.

Nous répugnerions à affirmer que Cicéron ait aidé la fortune en sachant trop sûrement prévoir la baisse, ou vendre trop à propos des partes carissimas, des actions en hausse. A-t-il abusé, par exemple quelquefois, de ses informations officielles ou autres, au profit des grands publicains pour partager leurs bénéfices ou même pour opérer sur des valeurs sur lesquelles il pouvait prévoir une brusque variation ? On peut se le demander.

Sa haute situation de consulaire et de sénateur influent, le mettait à même d’être toujours bien informé des nouvelles politiques. Il fut assurément au courant des moindres nouvelles apportées des provinces par les courriers d’État, tabellarii, et des première instruits, à partir du moment où il fut nommé augure. Or, par une coïncidence singulière, on peut remarquer qu’il fut élevé à ces hautes fonctions sacerdotales et politiques dans le courant de l’année 700-54, c’est-à-dire pendant cette année précisément où, besogneux en février, il donnait, en octobre, six ou huit millions au peuple, où il songeait ensuite à offrir un portique pour l’Académie à Athènes, et puis réunissait d’autres millions en vue de son triomphe[118].

Il pourrait y avoir dans ces dates, de terribles rapprochements à faire, pour les esprits portés aux observations pratiques. Voyons les, choses de plus près.

Cicéron était sans préjugé en ce qui concernait la dignité de ses fonctions de pontife. Ce n’était pas par sentiments religieux qu’il les avait briguées, mais uniquement pour les avantages qu’il en pouvait retirer ; c’est là un fait incontestable.

Etait ce des augures ou des aruspices seulement, qu’il voulait parler, lorsqu’il redisait corn plaisamment après Caton : Que ceux-ci ne pouvaient se regarder entre eux sans rire. Il aurait pu le dire également de tous ; et c’était son avis à n’en pas douter. Mais le titre d’augure lui conférait des honneurs suprêmes avec une influence directe et souveraine sur les grandes affaires de l’État ; il en possédait tous les secrets.

Certes, c’était une action déshonnête que de se faire ainsi le ministre de pratiques religieuses qu’il considérait comme de grossières impostures[119] ; voulait-il, en outre, en tirer profit ? Gela devait lui paraître assurément moins criminel, que de voler le trésor, ou de piller les provinces, comme tant d’autres.

Incontestablement, il fréquentait, tous les jours, le monde des spéculateurs, avant, après, et même pendant la durée de ses plus hautes fonctions politiques. Nous ne voudrions pas mettre gratuitement à sa charge des abus ou des indélicatesses, bien à portée de la main cependant, lorsqu’on possède un secret d’État avant qu’il ait pénétré dans le public, et qu’on fréquente personnellement le marché tous las jours. Mais ce que nous affirmons, c’est que tout cela était possible et même facile à la bourse de Rome, absolument comme dans nos bourses modernes, à raison de l’influence des événements politiques sur les affaires. Nous le démontrerons jusqu’à l’évidence par les discours de Cicéron lui-même[120].

Or, les plus graves événements de la guerre des Gaules et la réduction de Cypre en province romaine, correspondent précisément a cette première année du pontificat de Cicéron, si fertile on millions, et il avait dû se produire des variations très brusques et très fréquentes sur le marché de l’argent au Forum.

Ce sont là les passes périlleuses pour les imprudents, où les gens avisés font fortune, et l’on peut dire que Cicéron, en ce moment-là, ne savait que faire de son argent. Il le répandait somptueusement, presque follement, autour de lui par millions, et il n’avait pas plaidé une seule fois dans l’année[121].

Nous verrons que la spéculation et le jeu étaient d’ailleurs tout à fait dans les mœurs des riches de l’époque, particulièrement dans celles des chevaliers, des bourgeois d’origine, comme Cicéron.

Ce ne sont, disons-le bien, que de simples questions que nous nous posons sur ces derniers points d’un caractère personnel et délicat ; nous n’avons pas de texte explicite à cet égard.

Comment en aurions-nous, d’ailleurs ? En supposant nos conjectures exactes, Cicéron n’avait aucune raison d’indiquer en détail dans ses lettres à des amis, ce qui nous préoccupe ici. Et ses comptes avec les hommes d’affaire ne nous sont pas parvenus. Mais son silence même, sa discrétion sur les causes de ces prospérités subites et de ces ruines, qui viennent parfois surprendre Atticus, le conseiller et l’ami, jusqu’à l’écrasement, sont peut-être une preuve indirecte de plus, à l’appui de ce que nous pensons sur les soubresauts de cette fortune agitée. Comment ne dit-il pas tout simplement à son confident d’où lui vient tout cet argent inespéré, alors qu’il entre avec lui dans tous les détails de ses affaires infiniment moins importantes ?

Malgré les insinuations de ses ennemis, le silence de ceux qui ont parlé de lui peut certainement s’expliquer de la même façon. Cicéron ne faisait rien que de très ordinaire en spéculant au Forum, même sur des millions, par ces temps ou l’on était habitué à un maniement de fonds colossal dans la capitale du monde, et alors qu’on y voyait tous les ans des proconsuls et des généraux revenant trente et quarante fois millionnaires, des provinces pour lesquelles, peu de temps avant, ils étaient partis couverts de dettes.

Au reste, il ne poursuivait ainsi, selon ses propres expressions, que ce dont il avait besoin pour vivre (opus esse quœsito)[122], car ce qu’il dépensait, c’était pour lui, on quelque sorte, le juste nécessaire. II le dit littéralement à propos des beaux jardins qu’il lui faut à la fin de sa vie. Ne lui avons nous pas vu écrire à Atticus : achète-les, coûte que coûte, ces jardins, même les plus beaux, quanti quanti, ne crains rien pour le prix, ce qui est nécessaire est toujours bien acheté[123].

Il était facilement arrivé, sans doute, à être de ceux pour qui l’indispensable, c’est le superflu. Il ne faut pas trop le reprocher à son tempérament d’artiste, et d’orateur méridional, à ses mœurs, à la fois grecques et italiennes.

Cicéron nous raconte que, pondant son enfance, on apprenait dans les écoles à réciter le texte suranné de cette loi barbare des Douze Tables, abrogée en grande partie, mais que l’on vénérait encore comme une relique des luttes glorieuses de jadis : Discebamus enim pueri XII, ut carmen necessarium ; quas jam nemo discit. C’était au milieu du septième siècle.

Quand Cicéron est devenu un homme, ces antiques traditions se sont effacées pour toujours, quas nemo jam discit, personne n’apprend plus le vieux texte.

Aussi, par son éducation, est resté en lui quelque chose de ce patriotisme traditionnel et mystique, de ces scrupules personnels, de ces points de l’honneur romain que l’on ne retrouve presque plus désormais, à l’époque des sceptiques et des démagogues.

Alors il est devenu lui-même, avec le temps, le philosophe raisonneur qui a perdu toute foi aux anciennes croyances, l’homme aux goûts artistiques qui dépense inconsidérément son patrimoine en vanités ou en folios. Malgré la délicatesse de sa nature, malgré l’humanité de ses sentiments, il n’hésite pas à, couvrir de son honorabilité, à environner de tout l’éclat de sa parole, la classe de ces intraitables publicains qui pressuraient la province, l’épuisaient sans pitié et s’enrichissaient de la ruine de leurs innombrables victimes.

Enfin, malgré la droiture et la loyauté de sa vie, d’une façon ou de l’autre, tout le monde est d’accord à cet égard, il permet à ces publicains reconnaissants, de l’intéresser directement à leurs fortunes équivoques ou criminelles, pour parer à une partie des frais de sa vie élégante et coûteuse[124].

Ainsi, par une chance heureuse pour l’histoire des faits que nous étudions, se sont conservés jusqu’à nous, les souvenirs austères du passé de Rome, confondus dans les détails d’une même existence avec les mœurs sceptiques, dissolues, réalistes et imprévoyantes des temps nouveaux.

Nous trouvons, réunis en un point commua, les derniers reflets des origines glorieuses, et les présages funestes de la fin des libertés publiques.

On doit pardonner beaucoup à Cicéron, en souvenir de ses chefs-d’œuvre et aussi à raison du temps dans lequel il a vécu.

Il lui fallait, en vérité, pour devenir tout ce qu’il a su être, ces millions aussi faciles à perdre qu’à gagner. Sans eux, nous n’aurions pas eu Cicéron, ou du moins, nous l’aurions eu très différent de ce qu’il est resté pour nous, par ses œuvres.

Comment aurait-il pu s’élever et vivre de pair, ensuite, avec ces grands soigneurs de la finance et du patriciat, très inférieurs à lui, de toutes manières, et bien moins scrupuleux, mais dont la société était devenue, comme il le pensait, le strict nécessaire, pour sa vie politique, aussi bien que pour son délicat et merveilleux tempérament d’écrivain.

C’était un aristocrate par nature, dont le talent aurait été étouffé, s’il eût été contraint à vivre au milieu des vulgarités et des clameurs de la plèbe.

Ne soyons pas trop sévères pour ses fautes. La justice de Dieu seule peut être absolue, parce que, seule, elle peut tout voir, en tenant un compte exact des difficultés que chaque être a dû rencontrer dans la vie et des préjugés sous l’empire desquels il a passé son existence. Toile était déjà la doctrine supérieure professée par l’homme illustre en la personne duquel nous avons voulu surtout, faire revivre les mœurs de son temps.

Mais la pensée qui reste dominante en présence de ce grand nom de Cicéron, c’est que son génie oratoire a pu glorieusement braver les siècles, et que ses œuvres devront toujours être placées au premier rang, parmi les plus beaux titres d’honneur de l’esprit humain.

Nous pourrions assurément donner beaucoup d’autres détails sur la vie privée des Romains de ce temps, sur le luxe somptueux de leurs plaisirs et de leurs fêtes ; tout cela a été si souvent décrit dans des tableaux très artistiques, très saisissants, que nous ne devons pas y insister ici.

Dans les affaires de finance, le sentiment moderne de l’honneur a-t-il avantageusement remplacé là vieille tradition romaine du respect delà foi promise ou jurée, qui s’était longtemps conservée, au moins dans les rapports des citoyens, malgré ces enrichissements soudains et ces opulences d’origines si diverses ? C’est ce qui nous semble difficile à juger.

Il ne faut pas oublier, malgré tout, que ce ne sont pas les hontes de Rome qui lui ont donné la puissance et la domination sur l’univers ; bien au contraire, c’est par là qu’elle a décliné vers sa chute. C’est le moment de le redire, l’histoire serait sans logique et sans moralité, si elle n’avait pas pu relever, en même temps que les vices ou les abus dont nous venons de parier dans les dernières parties de ce chapitre, les énergies traditionnelles, la fidélité religieuse à la parole jurée, la fierté native et le dévouement à la patrie, qui survécurent quelque temps à la dissolution des mœurs, dans les dernières années de la République.

Il est temps maintenant d’introduire sur la scène les publicains eux-mêmes et les banquiers ; de les voir, jouant leur rôle dans ce monde romain qui finit par aimer l’argent par-dessus tout, au milieu de ce peuple dont nous avons essayé d’indiquer les passions, les caractères divers, les procédés et les ambitions, dans leurs changements à travers les siècles.

La suite de ce travail éclaircira, nous l’espérons, beaucoup de choses que nous n’avons pu qu’indiquer ici.

 

 

 



[1] Rodière, Les grands jurisconsultes, liv. I, ch. i, § 5, p. 33. Toulouse, Privat, édit. 1874.

[2] Ce fait est rapporté comme un trait de mœurs traditionnel, dans les plus anciennes pièces de théâtre de Rome.

[3] Humbert, Essai sur les finances et la comptabilité publique chez les Romains, I, p. 9.

[4] Voy. Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, chap. i et iv. Cic. Pro Lege Manilia, XXII. — De Rep., II, xxxiv, V, i.

[5] Voyez un très intéressant article intitulé : Du rôle de la richesse dans l’ancienne Rome sous la République, par A. Geffroy, de l’Institut. Revue des Deux-Mondes, 1er juin 1888, p. 528.

[6] Lheredium, propriété immobilière de la famille, était probablement inaliénable ou au moins l’aliénation n’en était permise qu’en cas de nécessité. Voyez Gérardin, Nouv. Revue historique, janv.-févr. 1889, p. 9. Labbé, même revue, 1887, p. 4, et Cuq, Eod., 1886, p. 537.

[7] Et ipsum et bovos sacros esse. Festus, v° Terminus. Voir l’Etude de M. Bénech, Le respect des Romains pour la propriété, Mélanges de droit et d’histoire, publiés sous les auspices de l’Académie de législation. Paris, Cotillon, 1867.

[8] Voyez Giraud, Les Nexi (Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, t. V).

[9] Tab. III, Nov. Enchiridium de Giraud, qui cite les autorités. Aulu-Gelle appelle cette disposition du droit, horrificam atrocitatis.

[10] Salluste, Catilina, 33. Voyez aussi Tite-Live, II, 23 et 24 avec la peinture animée des plaintes de la plèbe contre la cruauté des créanciers, et VI, 14, 18, 31, 32, 35. Cic., De Republica, II, xxxiii et xxxiv.

[11] Cicéron, c, De officiis, II, 1.

[12] Plutarque, Caton l’Ancien.

[13] Val. Max., IV, viii, 2 ; Dion Cass., LXII, ii ; Burman, op. cit., IX, p. 129.

[14] Epit. famil., V. 20 ; voyez aussi d’Hugues, Une province romaine sous la République, p. 312. Paris, Didier, 1876. Voir, pour les détails sur les richesses et les lois réglant l’usure, les indications précises fournies par Marquard, p. 64 et suiv. L’organisation financière, trad. Vigié. Paris, Thorin, 1888.

[15] Pline l’ancien, II, 9 ; Cicéron, Verr., II, 1, 23. — Nous verrons, d’ailleurs, plus bas, que les registres des banquiers, comme la pratique de leurs opérations, furent soumis à des règles spéciales.

[16] C’est en s’inspirant de cette idée, observe M. Gérardin, qu’on a dit qu’à leur début, la tutelle et la curatelle avaient été des droits pour les tuteurs et non pas des charges. Nouv. Revue historique, janvier-février 1889, p. 3. Article sur la tutelle et la curatelle dans l’ancien droit romain.

[17] Il est vrai que le tuteur n’a pas de plein droit la garde de la personne. Mais, en fait, rien ne prouve qu’on ne la lui confiât pas ordinairement.

[18] V. Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’antiquité, t. II, part. II, chap. III.

[19] Belot, Histoire des chevaliers, chap. VI. Geffroy, loc. cit., p. 530.

[20] Cicéron, Philippiques, I, 8.

[21] Sénèque, Controverses, II. Voyez aussi Belot, La révolution économique et monétaire, etc., loc. cit.

[22] Belot, Histoire des chevaliers, p. 287 et suiv. César, De bello gall., II, 7, 8. 10 ; De bello civ.. I, 77. Ovide, Am., III ; El., VIII. Martial, Epigr., VI, 58. Cicéron, Verr., II, lib. III, 80. Suétone, Caligula, 38.

[23] De officiis, I, xlii. Montesquieu, Esprit des lois, liv. XXI, ch. xiv : Du génie des Romains pour le commerce, et chapitres suivants.

[24] D’Hugues, loc. cit. : Une province romaine sous la République, p. 101.

[25] Atque etiam si satiata quæstu, vel contenta potius, ut sæpe, ex alio in portum, ex ipso portu in agros se possessionesque tulerit, videtur jure optimo posse laudari. Cicéron, De officiis, I, xlii.

[26] Belot, Histoire des chevaliers, chapitre VI : Les Publicains. — Guizot, Discours sur l’histoire de la Révolution d’Angleterre, p. 12 ; cf. Révolution d’Angleterre, et Duruy, Histoire des Romains, XV, § 1er, t. I, p. 470, note 1. — Mommsen, Droit public romain, t. VI, 2e partie (trad. Girard), p. 47 et suiv., 57 et suiv., 109 et suiv.

[27] Duruy, t. II, p. 56. Voyez Mommsen, Droit public romain, VI, 2e partie, 47 et 68. Cic., De Rep., XXXIV.

[28] Voir les réserves graves de Mommsen, au début du chapitre de son Histoire romaine, consacré à cette période.

[29] Cicéron, Pro lege Manilia très spécialement.

[30] Voyez La corruption électorale chez les Romains, par E. Labatut, vice-président au tribunal civil de Toulouse. Thorin, éditeur, Paris. Cicéron parle de dix paniers d’argent apportés par Verres, de Sicile à destination des électeurs des comices. Verr.. I, viii.

[31] Voyez Duruy, Hist. des Romains, t. II, p. 73 et suiv.

[32] Voyez notamment Mommsen, Hist. rom., t. IV, p. 86, qui rapporte que Lucius Paulus, le vainqueur de Pydna, faillit se voir refuser le triomphe, pour n’avoir pas assez tôt accordé à ses soldats ce qu’ils lui demandaient.

[33] E. Laboulaye, Lois criminelles des Romains, p. 164.

[34] Duruy, II, chap. xix. Salluste, Catilina, V, VI, X, XII ; Velleius Pat., II, 2 ; Florus, III, 13. Voir l’intéressant et judicieux discours préliminaire de l’Histoire des révolutions romaines de Vertot. L’esprit et l’inutilité des lois somptuaires est bien indiqué dans cet ouvrage, très vieilli d’ailleurs.

[35] Appien, Bel. Civ., liv. II, 26. Plut., Cæs., 29 ; Pomp., 58.

[36] Velleius Pat., II, 48.

[37] App., Ibid.

[38] App., Ibid. Plut., Cæs., 11.

[39] Cic., Prov. consul, 11 ; Pro balbo, 27. — Voyez Dezobry, Rome au siècle d’Auguste, III, p. 388. Duruy, Hist. des Romains, II, chap. xxvi et suiv.

[40] Plut., In Pomp., 54.

[41] Voyez sur ce point et sur le luxe de cette époque, Duruy, t. II, chap. xi.

[42] Infra, chap. III : Suite chronologique des événements de l’histoire romaine concernant les publicains et les banquiers (Histoire externe).

[43] Aulu-Gelle, II, 10. Mommsen, V, p. 67, note.

[44] O urbem venalem ! et mature perituram, si emptoram invenerit (Salluste, Jugurtha, 35).

[45] Montesquieu, Dissertation sur la politique des Romains dans la religion.

[46] La religion romaine d’Auguste aux Antonins, I, p. 11 et 34, introduction, ch. 1er. Polybe, VI, 56.

[47] G. Boissier, Religion romaine, t. I, p. 22, introd., ch. i". Plaute, Curculio, IV, 2, 45.

[48] Eod., p. 51, 60 et 70, introd., ch. ii.

[49] Inscript. d’Ancyre, Mommsen, Res gestæ divi Augusti, p. 60. G. Boissier, Religion romaine, t. I, p. 84 et 85, livre I, ch. 1er. Marquardt, Le Culte chez les Romains, 3e période, traduction de notre cher et savant collègue M. Brissaud, t. I, p. 86. Paris, Thorin, éditeur, 1890.

[50] Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture, 3e entretien, p. 93.

[51] Aulu-Gelle, XVII, 21, 45. G. Boissier, La Religion romaine, Introd., chap. I, p. 46.

[52] Voir, pour les détails sur les fortunes privées à Rome, Duruy, Histoire des Romains, t. I, chap. XIX.

[53] Plaute, Truculent., I, 1, 45.

Nam nunc lenonum et scortorum plus est fere.

Quam olim muscarum est, quom caletur maxime.

[54] Voyez Wallon, Histoire de l’esclavage, t. II, part. II, chap. III. G. Boissier, Religion romaine, t. II, p. 343, liv. II, ch. iv : Les esclaves.

[55] Martial, I, 62.

[56] Cic., De offic., III, 4.

[57] Ad Quint., II, 10, (633-655).

[58] Cicéron et ses amis, II, 1. — Voyez aussi Tyrrol (The correspondance of Tullius Cicero, introd., p. 34. Dublin, 1855), qui arrive aux mêmes conclusions que M. Boissier ; Hild, Junii Juvenalis satira septima. Paris, 1890, p. 55, et Drumann, Geschichte Röms, t. VI, § 106, p. 381.

[59] On aurait tort de croire que la valeur du franc fut très différente chez les Romains, de ce qu’elle est chez nous aujourd’hui. C’est par le prix des denrées ordinaires qu’on peut faire la comparaison. Or, de nombreux documents établissent que les prix étaient à peu près les mêmes que de nos jours le tarif de Dioclétien est l’un des plus précis parmi ces documents curieux ; quoiqu’il soit postérieur à l’époque où nous nous plaçons, c’est là que nous empruntons les quelques détails suivants : La livre de bœuf, 0 fr. 80 cent. ; de jambon, 2 fr. Le litre de vin ordinaire, 0 fr. 80 cent. ; de bière, 0 fr. 40 cent. La journée de cultivateur, 2 fr. 60 ; de maçon, 5 fr. ; de boulanger, 5 fr. ; au garçon de bain, 0 fr. 20 cent., etc. Ou le voit, le million d’alors valait bien, pour le peuple, au moins celui d’aujourd’hui. Voyez Etude de M. G. Humbert, Recueil de l’Académie de législation, 1868, p. 447, et les nombreux travaux publiés sur les finances et l’économie politique des Romains. Bureau de la Malle, Mommsen, Marquardt, etc. Voyez supra, notre bibliographie.

[60] Parad., VI.

[61] On peut lui appliquer, au moins en partie, cette phrase qu’il écrivait, en philosophe, dans les Tusculanes : Etenim quæ res pecuniæ cupiditatem afferunt, ut, amori, ut ambitioni, ut quotidianis sumptibus copiæ suppetant : quum procul ab iis omnibus rebus absit, cur pecuniam magnopere desideret, vel potius curet omnino ? Tuscul., V, xxxii.

[62] Ad. Attic., IV, 2 ; octobre 697-57. On peut voir l’énumération d’un grand nombre de ces immeubles et des objets de luxe qui s’y trouvaient, dans le Geschichte Röms de Drumann, t. VI, §§ 107 et 108. Le Clerc indique les villas d’Antium, Astura, Arpinum, Cumes, Formie, Pouzzoles, Pompéi et Tusculum.

[63] Ad. fam., V, 6 ; Aulu-Gelle, N. A., XII, 12. Voyez Hild, loc. cit.

[64] Ad. att. eod. Ces maisons n’étaient pas assurément les plus belles de Rome ; Claudius avait acheté plus de trois millions celle de Scaurus, qui était située sur le Palatin, comme l’une de celles de Cicéron, celle que ce dernier avait achetée à Crassus. Pline, Hist. Nat., XXXVI, 15-24. Ascon, Ad. Cic. mil. arg., 70.

[65] G. Boissier, loc. cit.

[66] Hild, loc. cit. V. Le Clerc parle de dix-huit immeubles auxquels rien ne devait manquer, puisque Cicéron les appelle les délices de l’Italie. Vie privée et litt. de Cic., 2e édit., p. 314, t. I des œuvres traduites.

[67] Ad. att., I, 4, 8 et 9 (687-67).

[68] Ad. fam., VII, 23 (695-55).

[69] Pline, Hist. Nat., XIII, 15.

[70] ) Dans les premières années de sa vie publique, il avait, paraît-il, l’estomac délicat, et redoutait les repas copieux, mais il en fut différemment plus tard ; plusieurs lettres à ses amis l’indiquent, pendant ses périodes de prospérité, depuis la fin du septième siècle surtout. Cic. Ad fam., VII. 26 ; IX, 15, 24, 26.

[71] Œuvres complètes de Cicéron, t. I, vie privée et littéraire, 2e éd., p. 311. Cic. De natura Deorum, I, 3.

[72] F. Antoine, La Famille de Cicéron, Terentia, p. 23. Extrait des Mémoires de l’Académie des sciences de Toulouse, 1889. Cic., Ad. Att., XI, 13, 4.

[73] Ad. Quint., II, 8 (nov. 700-54). Plutarque (Vie de Cicéron, VIII), rapporte que les Siciliens lui amenèrent, pour les jeux de son édilité, beaucoup d’animaux de leur île, et lui firent de nombreux présents. Il ne profita point de leur bonne volonté pour s’enrichir, et ne s’en servit que pour faire baisser le prix des vivres.

[74] Est in conviviis... et passim et tributimQuintus, De petit. consul., XI.

[75] Ut pompas plena sit, ut illustris, ut splendida, ut popularis, ut habeat summant speciem et dignitatem. Eod., XIII.

[76] Voir, en ce sens, de nombreux détails dans les lettres des années 698, 699 et 700 à Quintus ou à Atticus. Il s’occupait aussi des villas de son frère absent ; on ne distingue pas toujours très bien de quelles il s’agit, dans ses lettres à Quintus. Ce qui en ressort, c’est qu’il y avait de très beaux immeubles dans la fortune des deux frères.

[77] Ad. Quint., II, 6, an. 698-56.

[78] Toutes les éditions de Cicéron que nous avons consultées, et toutes les traductions sont d’accord sur ce chiffre énorme : Sexcenties, HS, soixante millions de sesterces. Contempsimus Sexcenties, HS. — Ad. attic, IV, 16, édit. Nisard, lettre 155, t. V, p. 160. — Le Clerc, t. XVIII, p. 443. — Edit. Panckoucke, t. XIX, trad. de Golbery, lettre 149. — Tyrrel, The correspondance of Tullius Cicero, vol. II. — Billerbeck, Lettres annotées, t. I, p. 513. Et cela ne l’empêchait pas de songer peu après à offrir un portique, προπλαιον, à l’académie d’Athènes, Ad. att., VI, 1.

[79] Dans le courant de cette année 700-54, il ne plaida pas une seule fois, ou du moins, pas une de ses plaidoiries n’est mentionnée ; il ne prononça qu’un discours au sénat sur les dettes de Milon, mais il fut nommé augure. V. Le Clerc, t. I, Tableau chronol. de la vie de Cicéron (700-54).

[80] Ad. attic., VII, 1 ; 704-50.

[81] Il faut observer, d’ailleurs, pour être tout à fait exact, que ses plaintes coïncident quelquefois, avec des dépenses de fantaisie qu’on a peine à comprendre, en un pareil état. C’est ce qu’il faisait notamment pour le domaine de Phamea et pour la villa de Frusino, en mars 607-47. Pendant qu’il affirmait n’avoir plus de quoi tenir son train de maison à Brindes, et ne plus pouvoir conserver ses licteurs d’imperator et sa valetaille, il donnait l’ordre de reprendre cette dernière villa qu’il avait vendue fort cher avec pacte de rachat, quelque temps avant. Voir F. Antoine, La famille de Cicéron : Terentia, p. 20 et 23, loc. cit. Cicéron, Ad. Attic., XII, 18, 36, 43.

[82] Ad. attic, XII, 23 ; mars 709.

[83] Ad. attic, XII, 17, 36, 43. — F. Antoine, loc. cit. : Tullia, p. 31.

[84] Ad. attic, XII, 36, avril 709 : Fanum fieri volo... sepulchri similitudinem effugio, non tam propter pœnam legis studeo, quam ut maxime assequar άποθέοσιν... ut posteritas habeat religionem.

[85] Hist. de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, t. I, p. 678 et 684. Mémoire sur le Fanum de Tullia, par l’abbé Mongault, membre de l’Académie. Cic., Ad att., XII, 1, 9.

[86] Ad. attic, XII, 18.

[87] Drumann, op. cit., §§ 107 et 108, donne des détails sur quelques affaires faites avec d’autres personnages. Nous nous bornons à signaler ici, que ce sont ou des prêts, ou des emprunts, ou des restitutions, qui n’offrent, pour nous, d’intérêt, que par leur importance. Il s’agit presque toujours de centaines de mille, ou bien de millions de sesterces. V. notamment Aulu-Gelle, N. att., XII, 12. Cic., Ad fam., V, 6, 20 ; XII, 23. Ad Att., I, 13 ; VI, 1, 9 ; XI, 11, 13 ; XII, 13, 25 ; XIV, 16 ; XV, 20.

[88] F. Antoine, loc. cit. : Terentia, p. 31.

[89] F. Antoine, loc. cit. : Tullia, p. 29.

[90] Ad. Attic., VIII, 1.

[91] G. Boissier, loc. cit. Dion Cassius, liv. XLVI, 18 et suiv.

[92] Dion Cassius, eod. Cicéron recommande très chaudement cotte femme à Servilius dans une lettre ; elle avait, elle aussi, des affaires, des créances et mémo des immeubles on Asie, Cerelliœ, necessariæ mese, rem, nomina, possessiones asiaticas commendavi tibi præsens in hortis tuis quam potui diligentissime. Ad. famil., XIII, 72, 708-46.

[93] Peut-être est-ce de lui-même qu’il entend parler lorsqu’il dit dans ses paradoxes à Brutus : Je n’ai que cent mille sesterces (vingt mille francs) de revenu... Mais il y dit beaucoup d’autres choses, qui sont bien plus conformes à ses principes qu’à la réalité des faits. (Parad., VI.) N’est-ce pas de sa main qu’a été écrit au même ouvrage, cet éloge de l’économie et de la simplicité de mœurs, pour lesquelles il n’eut que des admirations très peu pratiques : Non esse cupidum, pecunia est, non esse emacem, vectigat est : contentus vero suis rebus esse, maximæ sunt certissimsæque divitiæ.

[94] V. Dion Cassius, liv. XLVI n° 4 et suiv. qui fait dire à Calenus que Cicéron a passé son enfance couvert de haillons. A la vérité, Dion Cassius est suspect, et il n’a pas connu Cicéron, ni vu de près les mœurs de son temps, puisqu’il n’a écrit qu’à la fin du deuxième siècle de Jésus-Christ. D’ailleurs, Cicéron et son frère Quintus ont été voyager pour s’instruire en Grèce et en Asie dans leur jeunesse, avant d’avoir pu gagner de l’argent à Rome ; il fallait bien que leur père ait eu le moyen de pourvoir à ces avances improductives.

[95] Cette loi, ou plutôt ce plébiscite de l’an 550-204, était si peu tombé en désuétude au temps de Cicéron, que plus de deux cents ans après, Paul en écrivait un Commentaire dont certains extraits figurent au Digeste, et discutait les moyens pratiques de son temps, pour le tourner (l. 29, D., I, 3, de Legibus). C’est surtout sous l’empire que, suivant l’expression de M. Accarias (I, p. 788, 4e édit.), le barreau n’étant plus une occupation aristocratique et un acheminement aux honneurs, on fit de la plaidoirie une profession. Et, néanmoins, le principe de la prohibition de toucher des honoraires était tellement dans l’esprit des lois romaines, que, sous Claude, on s’occupa de maintenir cotte disposition de la loi Cincia en vigueur. Certainement, même à cette époque, la cognitio extraordinaria, dont parle le Digeste, n’existait pas. Caracalla et Septime Sévère se préoccupaient encore de cette loi, pendant que Paul faisait le commentaire de son texte trois fois séculaire (V. Grellet-Dumazeau, Le barreau romain, et l’étude de M. Massol au Recueil de l’Académie de législation de Toulouse, 1878-79, p. 41). Qu’importait aux grands personnages, ou aux hommes de talent, comme Cicéron, de plaider quelques années gratuitement. En une seule année de proconsulat, ou autrement, ils pouvaient gagner, s’ils le voulaient, des millions par dizaines. Ils n’avaient aucun mérite à escompter ainsi l’avenir assuré à tous les préteurs et consuls sortant de charge, ou aux généraux d’armée ; le tout était de devenir populaire et de se faire élire aux comices. Assurément, les grands avocats étaient, à Rome, les moins portés de tous à se faire payer par leurs clients, tant que dureront les élections par le peuple aux grandes charges annuelles de l’État. Ils partaient pour leurs provinces très endettées, et puis ils rendaient avec usure à ceux qui leur avaient fait un crédit très intéressé. Tel ne fut cependant pas le cas de Cicéron ; mais son talent lui suscita de bonne heure des amis dévoués et des relations fécondes dans le monde de la finance. — Quintus, De petitione consulatus, IX. Plutarque (Vie de Cicéron, VII) dit : On s’étonnait qu’il ne reçût aucun présent, aucun honoraire pour ses plaidoiries. Voyez aussi Vie politique de Cicéron, par Le Clerc, d’après Middleton, t. I, 1er supplément.

[96] Ad. fam., VII, 1, vid. infra.

[97] Quintus, De petit. consul., 5, 9. Cicéron, De officiis, II, 20. 

[98] G. Boissier, eod.

[99] Cicéron remercie Atticus d’avoir bien vendu son Ligarius, Ligarianam præclare vendidisti. Post hœc quidquid scripsero, tibi prœconium deferam. Ad. Attic., XIII, 1.2.

[100] Ad. fam., V, 20, 705-49.

[101] Ad. famil., VII, l (669-55). Martial plaisante sur la misère des avocats de son temps (III, 32). Lorsque Suétone (Cic., 29) et Tacite parlent de discours payés, il ne s’agit pas de plaidoiries, mais de harangues politiques. Voyez Hild., op. cit., loc. cit., et aussi aux vers 122 et 124, notes sur les abus des avocats sous l’empire. Nous ne parlons ici que de l’époque voisine de la loi Cincia, du temps de la république et des comices populaires.

[102] Voir toutefois Plutarque, Cic., IX, et l’Invective attribuée à Salluste.

[103] Ad. attic, XVI. V. quelques détails dans Marquardt, op. cit., g 106.

[104] G. d’Hugues, Une province romaine sous la République, p. 362.

[105] Eod., p. 4, 8,10, 242, 363. Voir, dans le même sens, Gaston Boissier, loc. cit.

[106] V. Le Clerc, Vie politique de Cicéron in med. — Cic., Ad Att., VII, 1.

[107] Op. cit., § 106.

[108] Parad., VI.

[109] Remarquons, on effet, qu’il n’est pas question ici, seulement de ceux qui prennent une part directe à la perception de l’impôt, des adjudicataires, des publicains proprement dits, mais des spéculateurs qui se multiplient autour d’eux.

Il s’agit ici d’opérations financières, à la portée du public, puisqu’il s’agit d’une ressource ayant un caractère général. On ne dirait pas chez nous, que les fonctions d’employé des contributions ou des chemins de fer et travaux publics, sont l’une des trois uniques sources où le peuple doit trouver ses moyens d’existence, au mémo rang que le commerce et les professions libérales. A ce moment-là, ce qu’on a appelé depuis la plaie du fonctionnarisme n’existait pas à Rome ; elle n’apparut que sous l’Empire. Ce n’est donc pas seulement au travail de la perception que ces mots de publicis sumendis peuvent s’appliquer ici. Quelques traducteurs disent dans les fermes de l’impôt, c’est vrai, mais pas suffisamment compréhensif ; il faudrait y ajouter les grands travaux publics, et autres spéculations innombrables et d’immense étendue.

[110] Ce qu’il y trouve représenté, il le dit bien : Honestissimus et maximœ societates. Les plus honorables et les plus grandes compagnies. N’est-ce pas le langage moderne ? Ad. Quint., 693, 61. Voyez sur ce point notre étude, infra, chap. II, sect. III.

[111] Voici ce texte nue nous transcrivons dans toute son étendue pour qu’on puisse en apprécier la portée : Nunc ita nos gerimus, ut in dies singulos et etudia in nos hominum et opes nostrœ augeantur. Rempublicam nulla ex parte attingimus. In causis atque in illa opera nostra forensi summa industria versamus. Quod egregie non modo iis, qui utuntur opera, sed etiam in vulgus gratum esse sentimus. Domus celebratur, occurritur, etc. Ad. attic, II, 22 (695-59).

[112] Ad. fam., XIII, 10 (708-46).

[113] Ad. attic, V, 5 (mai 703). Explication sit illud, HS, XX et DCCC.

[114] Ad. attic, V, 9 (juin 703). Maxime de XX et DCCC : Cura, ut sciamus.

[115] Ad. attic., XII, 1 (février 706-48). Il est vrai que cette somme de 2.200.000 sesterces se trouve numériquement la même que celle qui lui a été enlevée par Pompée chez les publicains d’Ephèse. On a conclu, sans donner des preuves, que c’était ce que Pompée lui avait pris à Ephèse qui lui restait dû deux ou trois ans plus tard, dans une ville d’Asie, qu’il ne désigne pas. Mais rien, si ce n’est la similitude des chiffres, n’autorise cette conclusion, et on ne voit pas comment, si Pompée lui a enlevé cette somme (abstulisse), elle s’y trouve encore ; ou bien, s’il l’a rendue, comment il ne l’a pas rendue à Rome, ou il doit l’avoir emportée, et où il est dans les termes de la meilleure amitié, en ce moment, avec Cicéron qui, du reste, en avait fait son deuil, nous l’avons vu. En tout cas, que ces sommes soient distinctes, ou qu’il y ait une somme unique, ce que nous ne pensons pas, c’est chez les publicains d’Asie et par leur caisse que passent ces millions de sesterces, ce qui est pour nous le fait capital. Restent, d’ailleurs, les autres créances énormes de Cicéron, et celles aussi que Gerollia possède en Asie, et sur lesquelles veille son ami.

[116] Pro lege Manilia, VI et VIII.

[117] Eod. Voyez le chap. III, sect. II, § 6 ; Les publicains en Asie.

[118] Il se considérait bien comme étant, par situation, au courant des questions d’État, lorsqu’il disait, au point de vue des affaires publiques : Itaque in hac custodia, et tanquam in specula, collocati sumus... Equidum non decro : monebo, prsedicam, denuntiabo, testabor semper deos hominosque quid sentiam... Philip., VII, 7. Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer particulièrement qu’en cette année (700-54), il était, en sa qualité d’augure, mis au courant de toutes les nouvelles reçues par les magistrats, auxquels il devait picter son ministère, spécialement dans les comices, où il pouvait prononcer la fameuse formule allero die pour en faire ordonner le renvoi. Il pouvait donc prévoir les influences qui devaient se produire sur le marché, dès l’arrivée des tabellarii, des courriers d’État. Cette observation a d’autant plus de gravité, que, d’une part, il n’est fait mention d’aucune plaidoirie prononcée par lui pendant cette année, et que, d’autre part, il ne devait pas avoir à compter sur les produits de ses travaux antérieurs, puisqu’il exprimait, peu de temps avant sa bonne fortune, des inquiétudes sur sa situation pécuniaire. C’était évidemment une aubaine inattendue.

[119] Voir en ce sens tout son traité de Divinatione et spécialement sur le mot de Caton, De Divinatione, II, 24 ; De natura deorum, I, 26. Les augures et les aruspices étaient proprement les grotesques du paganisme, dit Montesquieu. C’est de Cicéron lui-même qui était augure que nous apprenons ce qu’il faut en penser. On en avait retenu l’usage pour l’utilité de la République, reprend l’autour de l’Esprit des lois. Cela ne nous parait pas suffisant pour justifier Cicéron de s’être fait sciemment le complice de ces impostures. Il fut bien plus honnête homme en disant publiquement ce qu’il en pensait en 709-45.

[120] Voyez notamment le discours Pro lege Manilia, et surtout le passage que nous transcrivons au chapitre III, sect. I, § 6 de notre étude.

[121] Le Clerc (tableau chronologique), Œuvres de Cic., t. I.

[122] Paradoxe VI, eod.

[123] Ad. attic, XII, 23.

[124] Druman, Geschichte Röms, t. VI, § 106. Tous les auteurs qui ont étudié la vie de Cicéron ont été amenés à signaler ces rapprochements réitérés entre ses affaires d’argent, et celles des publicains.