LES IDÉES MORALES DE CICÉRON

 

CHAPITRE V. — MORALE RELIGIEUSE.

INCERTITUDES DE CICÉRON. - IL FAUT CROIRE À L’EXISTENCE DE DIEU, À LA PROVIDENCE. - CULTE EXTÉRIEUR ET INTÉRIEUR.

 

 

Quand nous cherchons à dégager de l’œuvre de Cicéron les éléments d’une morale religieuse, nous n’entendons nullement nous porter garants que les opinions exprimées dans ses ouvrages traduisent toujours le fond de sa pensée. A l’endroit des questions religieuses cette pensée fut toujours trop hésitante et trop flottante pour que nul puisse se flatter de la saisir dans sa vivante sincérité. Rarement, du reste, il affirme des opinions religieuses sous sa propre responsabilité. Le plus souvent il les place sur les lèvres d’autres personnages. Pour déterminer dans quelle mesure ces personnages sont les interprètes des vues de Cicéron et auxquelles de leurs pensées souvent contradictoires vont ses sympathies, il faudrait de longues et minutieuses recherches que ne comporte pas le plan de cette étude. Ici donc surtout on voudra bien m’accorder que des idées peuvent s’autoriser du patronage de Cicéron par le fait seul qu’il leur a donné l’hospitalité dans ses ouvrages sans les contredire bien ouvertement.

Pour Cicéron nous avons naturellement foi à l’existence des dieux[1] ou de Dieu[2], comme il lui arrive parfois d’écrire : Et une très forte preuve qu’on donne à l’appui, de cette croyance à l’existence des dieux, c’est qu’il n’y a point de peuple assez barbare, point d’homme assez farouche pour n’en avoir pas l’esprit imbu.

Plusieurs peuples, sans doute, n’ont pas une idée juste des dieux, ils se laissent tromper par des coutumes erronées, mais ils s’entendent tous à croire qu’il existe une puissance divine. Et ce n’est point une croyance qui ait été concertée ; les hommes ne se sont point donné le mot pour l’établir, leurs lois n’y ont point de part. Or, en quelque matière que ce soit, le consentement de toutes les nations doit se prendre pour loi de la nature. On ne peut pas plus douter de l’existence des dieux que de celle du soleil. L’un est-il plus visible que l’autre ? Cette persuasion, sans l’évidence qui l’accompagne, n’aurait pas été si ferme et si durable ; elle n’aurait pas acquis de nouvelles forces en vieillissant ; elle n’aurait pu résister au torrent des années et passer de siècle en siècle jusqu’à nous. Tout ce qui n’était que fiction, que fausseté, nous voyons que cela s’est dissipé à la longue. Personne croit-il encore aujourd’hui qu’il y eut jamais un hippocentaure, une chimère ?... Avec le temps les opinions des hommes s’évanouissent mais les jugements naturels se fortifient. D’où il arrive parmi nous et parmi les autres peuples que le culte divin et les pratiques de religion s’augmentent et s’épurent de jour en jour[3].

Des preuves invoquées en faveur de l’existence de Dieu la plus forte de beaucoup, c’est le mouvement réglé du ciel et la distinction, la variété, la beauté, l’arrangement du soleil, de la lune et de tous les astres. Il n’y a qu’if les voir pour juger que ce ne sont pas là des effets du hasard. Comme, quand on entre dans une maison, dans un gymnase, dans un lieu où se rend la justice, d’abord l’exacts discipline et le grand ordre qu’on remarque font bien comprendre qu’il y a là quelqu un qui commande et qui est obéi ; de même et à plus forte raison quand on voit dans une si prodigieuse quantité d’astres, une circulation régulière qui depuis une éternité ne s’est pas démentie un seul instant, c’est une nécessité de convenir qu’il y a quelque intelligence pour la régler. S’il y a, dit Chrysippe, des choses dans l’univers que l’esprit de l’homme que sa raison, que sa force, que sa puissance ne soient pas capables de faire, l’être qui les produit est certainement meilleur que l’homme. Or l’homme ne saurait faire le ciel, ni rien de ce qui est invariablement réglé. Donc l’être qui le fait est meilleur que l’homme.

Pourquoi donc ne pas dire que c’est Dieu ?[4]... Car peut-on regarder le ciel et contempler tout ce qui s’y passe sans voir avec toute l’évidence possible qu’il est gouverné par une suprême, par une divine intelligence ?[5]

Oui certes il existe une puissance qui préside à toute la nature, et, si dans nos corps faibles et fragiles, nous sentons un principe actif et pensant qui les anime, combien plus une intelligence souveraine doit-elle diriger les mouvements admirables de ce vaste univers ? Osera-t-on la révoquer en doute, parce qu’elle échappera à nos sens et qu’elle ne se montre pas à nos regards ? Mais cette âme qui vit en nous, par qui nous pensons et nous prévoyons, qui m’inspire en ce moment où je parle devant vous, notre Ame aussi, n’est-elle pas invisible ?[6]

Et cependant quand on vient à considérer cette âme sa raison, sa sagesse, son discernement, je trouve qu’il faut n’avoir point ces facultés pour ne pas comprendre que ce sont là les ouvrages d’une providence divine[7]. Et à voir le monde extérieur qui atteste l’existence des dieux, peut-on contester qu’il ne prouve aussi leur providence ? Rien de si excellent que la manière dont ce monde est gouverné. C’est donc la sagesse des dieux qui le gouverne. Autrement il faudrait imaginer quelque cause supérieure à Dieu, soit une nature inanimée, soit une nécessité mue fortement qui fit ces beaux ouvrages que nous voyons. La puissance des dieux par conséquent ne serait pas souveraine, puisque vous les soumettriez à cette nature par qui vous feriez gouverner le ciel, la terre, les mers. Or il n’est rien de su rieur à Dieu. C’est donc lui qui régit toute la nature. n effet si nous croyons de l’intelligence aux dieux, nous devons leur attribuer aussi une providence qui embrasse jusqu’aux choses les plus Importantes. Car peut-on les soupçonner ou de ne pas savoir quelles sont les choses importantes et quels soins elles demandent, ou de n’avoir pas les forces nécessaires pour soutenir un si grand poids ? Ni l’ignorance, ni la faiblesse ne peuvent compatir avec la majesté des dieux. — Il est donc vrai, comme nous le prétendons, que la providence gouverna le monde[8].

Au reste la providence des dieux n’embrasse pas le genre humain dans son universalité seulement, elle veille sur chaque particulier[9].

Ainsi de quelque côté que l’on examine l’univers, la raison nous fait conclure que tout y est admirablement gouverné par une providence divine qui veille au salut et à la conservation de tous les êtres. Si l’on demande pour qui le monde a été fait, dirons-nous que ce soit pour les arbres et pour les herbes, qui, sans avoir de sentiment, ne laissent pas d’être au nombre des choses que la nature fait subsister ? Cela parait absurde. Pour les bêtes ? il n’est pas plus probable que les dieux aient pris tant de peine pour ces brutes muettes et sans entendement. Pour qui donc ? Sans doute four les animaux raisonnables, c’est-à-dire pour les dieux et pour les hommes, qui certainement sont les plus parfaits de tous les êtres, puisque rien n’égale la raison. Il est donc à croire que le monde avec tout ce qu’il contient a été fait pour les dieux et pour les hommes[10].

Entre les devoirs qui nous atteignent dans la société il existe une certaine hiérarchie ; nos premiers devoirs sont envers les dieux immortels[11], ceux qui regardent la patrie ou les parents ne viennent qu’après.

Et de quelque manière qu’on nous représente ces divinités, et quelque nom que la coutume leur donne, nous leur devons un culte plein de respect, culte très beau, très saint qui exige beaucoup d’innocence et de piété, une inviolable pureté de cœur et de bouche, mais qui n’a rien de commun avec la superstition dont nos pères, aussi bien que les philosophes, ont entièrement séparé la religion[12]... La superstition inspire une crainte des dieux vaine et ridicule... la religion a pour fin de les honorer pieusement[13].

En ce qui concerne le culte : Que l’on s’approche des dieux avec chasteté, qu’on y apporte une âme pieuse et qu’on écarte la richesse[14]... La loi ordonne d’approcher des dieux avec chasteté, chasteté d’âme, cela s’entend, ce qui comprend tout et n’exclut pas la chasteté du corps ; seulement il faut concevoir que l’âme étant fort au-dessus du corps, si l’on observe de garder la chasteté extérieure, on doit à bien plus forte raison garder celle de l’esprit.

La souillure du corps, en effet, une aspersion d’eau, un délai de quelques jours la détruit. La tache de l’âme ne peut disparaître avec le temps ; tous les fleuves du monde ne la sauraient laver. Commander d’apporter une âme pieuse, cela veut dire que c’est la pureté de l’Aine qui est agréable et non le luxe, qui, lui, doit être éloigné. Pourquoi, en effet, nous qui voulons que dans le commerce des hommes la pauvreté soit l’égale de la richesse, en introduisant la dépense dans le culte, fermerions-nous à la pauvreté l’accès des dieux surtout quand rien ne doit être moins agréable à un dieu que de voir que sa porte n’est pas ouverte à tous pour l’apaiser et l’adorer ? Ensuite un Dieu vengeur tient ici la lace d’un juge pour que la religion trouve une garantie dans la cruauté d’une peine présente[15].

Ainsi donc que les citoyens aient avant tout la conviction que les dieux sont les maîtres et les régulateurs de toutes choses ; que tout ce qui se fait se fait par leur puissance, leur volonté leur providence ; qu’ils sont les grands bienfaiteurs die l’humanité, qu’ils voient ce que nous sommes, nos actions, nos cœurs, dans quel esprit, avec quelle dévotion chacun accomplit les pratiques religieuses et qu’ils tiennent compte de l’homme pieux et de l’impie. Et peut-on contester l’utilité de ces croyances quand on considère combien de choses s’appuient sur l’autorité du serment, combien d’hommes la crainte des châtiments a détournés du crime, combien enfin est sainte la société des citoyens entre eux dès que les dieux y interviennent comme juges ou comme témoins ?[16]

 

 

 



[1] Tusc., I, 16.

[2] De nat. deor., I, 22, 34 ; Tusc., I, 27.

[3] De nat. deor., II, 2.

[4] De nat. deor., II, 6.

[5] De nat. deor., II, 1.

[6] Pro Mil., 31.

[7] De nat. deor., II, 59.

[8] De nat. deor., II, 30.

[9] De nat. deor., II, 65.

[10] De nat. deor., II, 53.

[11] De of., I, 45.

[12] De nat. deor., II, 23.

[13] De nat. deor., I, 42.

[14] De leg., II, 8.

[15] De leg., II, 10.

[16] De leg., II, 7.