L'IMPÉRATRICE THÉODORA

ÉTUDE CRITIQUE

 

CHAPITRE II. — L'IMPÉRATRICE.

 

 

La cour de Théodora. — Les factions de l'Hippodrome et l'affaire de Nika. — Théodora, les Vandales et les Goths ; question d'Amalasonthe. — Suite de la politique extérieure. — Théodora et les ministres de Justinien. — De la prétendue disgrâce de Bélisaire. — Théodora et sa police secrète. — Surveillance administrative et essais de réformes. — Travaux publics. — Théodora fut-elle populaire ?

 

LA COUR DE THÉODORA.

L'influence politique de Théodora nous est attestée d'abord par Procope, qui la signale dans ses divers ouvrages et principalement dans l'Histoire secrète. Evagre, Zonaras et bien d'autres auteurs confirment qu'elle ne fut pas seulement femme d'empereur, mais vraiment impératrice, et qu'elle exerça, non moins que son époux, l'autorité suprême. Son nom était, on en a la preuve, associé à celui du prince, et avec les mêmes titres, dans les inscriptions, les discours, les actes publics. Hautement associée au gouvernement de l'empire, elle recevait les mêmes honneurs que le souverain. Les principaux ministres l'accompagnaient dans ses voyages. En 532 ou 533, sa santé l'ayant obligée d'aller aux thermes Pythiens, elle s'y rendit, suivie du préfet du prétoire, du maître des offices et de plusieurs autres membres du Consistoire sacré (ou conseil de l'empereur) ; son escorte ne comprenait pas moins de quatre mille scholaires (ou gardes du corps)[1]. Je ne suis donc pas surpris que les Byzantins, dont la servilité proverbiale nous est connue, lui donnassent chaque jour ces marques de plate adulation que Procope rapporte non sans quelque amertume.

Les grands eux-mêmes, dit-il, n'obtenaient qu'à grand'peine d'être admis devant Augusta. On les voyait chaque jour, comme un troupeau d'esclaves, se presser dans une antichambre étroite, où ils étouffaient ; l'absence leur eût fait du tort. Ils étaient là, dressés sur la pointe des pieds, le cou tendu, élevant la face pour être vus des eunuques qui sortaient. Quelques-uns étaient appelés, mais après bien des jours d'attente. A peine entrés et en sa présence, ils s'abattaient tremblants devant elle, baisaient du bout des lèvres ses deux pieds et restaient sans mot dire dans cette posture d'adoration. Nul n'osait ni parler ni rien demander avant d'en avoir reçu l'ordre...[2]

 

LES FACTIONS DE L'HIPPODROME ET L'AFFAIRE DE NIKA.

Ainsi Théodora fut toute-puissante. Mais il est bon de faire remarquer qu'elle ne le fut pas toujours, et que son autorité, si étendue à la fin de sa vie, l'était sans doute beaucoup moins au début du règne de Justinien. Ce prince, qui connaissait les affaires et dont l'esprit ne manquait ni de finesse ni de fermeté, n'eût point, à l'aveugle, abandonné l'État à une femme. Aussi ne l'associa-t-il vraiment aux affaires qu'après avoir éprouvé, dans des circonstances difficiles, ses aptitudes et surtout la vigueur de son caractère. Procope ni les autres historiens ne signalent son immixtion dans le gouvernement avant la cinquième année du règne, c'est-à-dire avant 532 — 532, c'est l'époque de la sédition de Nika. J'inclinerais à croire que jusqu'à ce moment elle n'avait pris à l'administration qu'une part insignifiante. Le discours si remarquable qu'elle prononça dans le conseil au milieu de cette crise en est presque la preuve. Il ressort en effet des précautions oratoires qui en forment l'exorde que les ministres de l'empereur n'étaient pas habitués jusque-là à voir une femme intervenir dans leurs discussions[3]. Tous les historiens conviennent que la révolte eût été sans elle une révolution. Mais, s'il faut en croire Procope, l'émeute n'aurait pas non plus éclaté sans elle. D'après lui, Théodora portait dès l'enfance une haine mortelle à la faction des Verts, qui l'avait repoussée, honnie, injuriée ; elle tenait au contraire passionnément pour le parti des Bleus, qui l'avaient adoptée et à qui elle devait ses succès de théâtre. Devenue impératrice, elle était restée fidèle à ses amis et avait fait partager à son époux ses affections aussi bien que ses rancunes. Justinien s'était mis à persécuter les Verts et avait au contraire fermé les yeux sur les méfaits des Bleus. Ces derniers, enhardis par l'impunité, s'étaient regardés dans la capitale comme en ville conquise. Constantinople, grâce à eux, était devenue inhabitable. Plus de sécurité pour leurs adversaires, ni même pour la masse paisible et indifférente de la population. Incendies, vols à main armée, enlèvements de femmes, viols et attentats de toute nature s'étaient multipliés sans que les coupables, protégés par la souveraine, fussent jamais châtiés. De là, un jour, l'explosion de colère qui se produisit en plein Hippodrome et qui faillit coûter à l'empereur le trône et la vie. C'est ainsi qu'il faudrait, d'après l'Histoire secrète et divers endroits des ouvrages d'Evagre, de Marcellinus et de Zonaras, expliquer la sédition de Nika[4]. Le lecteur me permettra d'expliquer brièvement pourquoi je ne partage pas cette manière de voir. D'abord les troubles causés par la rivalité des factions théâtrales ne sont pas particuliers au règne de Justinien. Il s'en était produit, et très fréquemment, d'analogues dès les premiers temps de l'empire romain. Suétone[5], Dion Cassius[6], bien d'autres encore[7], en ont porté témoignage. Constantinople et la plupart des grandes villes d'Orient étaient, dès le quatrième siècle, troublées et ensanglantées sans relâche par les factions du cirque. Partout les Bleus et les Verts étaient depuis longtemps en lutte. La violence de leurs conflits tenait lieu aux Byzantins de liberté publique. Les haines religieuses, les passions politiques et souvent les plus vulgaires convoitises trouvaient dans ces rixes et ces émeutes des occasions de se satisfaire. Les deux partis commettaient les mêmes violences, les mêmes crimes. Seulement le plus faible criait d'ordinaire à la persécution. Que les Bleus eussent volé, tué, ravi des femmes, c'est probable. Mais ils n'avaient pas fait plus de mal sous Justinien que sous Justin et sous Anastase, et Procope ne dit point nettement à quel règne se rapportent les actes monstrueux dont il fait mention. Les Verts, qui se plaignaient d'être opprimés, se comportèrent, une fois la sédition commencée, avec encore plus de violence et de barbarie que leurs adversaires. La moitié de Constantinople fut brûlée par eux ; avec eux furent déchaînés de toutes parts le meurtre, le pillage et la dévastation. Il est à croire, du reste, que cette faction n'attendait qu'un prétexte pour prendre les armes, qu'elle avait des vues politiques et que le mouvement était préparé d'avance. N'avait-elle pas des prétendants à pousser au trône ? Les deux neveux d'Anastase, Hypatius et Pompéius, écartés de l'empire par Justin, conservaient encore, sous Justinien, des espérances et des amis. Le premier acte des Verts, dès qu'ils se crurent vainqueurs, fut de proclamer Auguste le premier de ces princes. On voit donc qu'il s'agissait pour eux de bien autre chose que de protester contre les caprices et les préférences de Théodora. Quant à l'impératrice, j'ai dit plus haut et je tiens à répéter qu'au milieu du tumulte de l'Hippodrome, dans le violent colloque rapporté par Théophane, son nom ne fut même pas prononcé par les mécontents. Ils n'en voulaient, paraît-il, qu'à Justinien. A lui seul s'adressaient leurs réclamations, leurs reproches et finalement leurs outrages. Plût à Dieu, lui criaient-ils, que Sabbatius n'eût jamais vécu ! Son sanguinaire fils n'aurait pas vu le jour[8]. Mais de l'impératrice ils ne disaient rien. D'où l'on peut inférer qu'ils n'étendaient pas jusqu'à elle la haine qu'ils éprouvaient pour l'empereur. Quoi qu'il en soit, il est un fait reconnu et que Procope, au livre II de la Guerre des Perses[9], a mis en pleine lumière, c'est qu'en présence de l'émeute triomphante Justinien se crut perdu et qu'elle seule montra pour le sauver le courage d'un homme. Tout le monde tremblait au palais. Le maître, éperdu, ne songeait plus qu'à la fuite. C'est alors que Théodora, qui assistait au conseil, fit entendre ces viriles paroles : ... Je ne veux pas qu'on me voie dépouillée de cette pourpre ; je ne veux pas, en prolongeant ma vie, n'être plus saluée sur mon passage du titre de souveraine. Si vous tenez à éviter la mort, empereur, c'est facile. Nous avons de l'or, voici la mer, les navires sont là, tout prêts. Mais songez-y, vous regretterez peut-être, une fois sorti du péril, d'avoir préféré le salut au trépas. Le trône est un glorieux sépulcre, c'est une vieille maxime et je m'y tiens. A ce discours ardent, Justinien et tous les assistants rougirent de leur lâcheté. L'empereur, réconforté, se joignit à l'impératrice pour prendre les mesures que la crise exigeait. L'on sait comment, par leurs ordres, les rebelles furent refoulés, cernés dans l'Hippodrome et presque tous massacrés. Cet événement est trop connu pour que j'insiste davantage. J'ajouterai seulement une réflexion complémentaire qui m'est suggérée par un passage, suivant moi peu exact, de l'Histoire secrète : ... Depuis longtemps, dit-il, plus de spectacles, plus de jeux au cirque, plus de chasses, plus de ces exercices au milieu desquels Théodora était née, avait grandi et passé sa jeunesse. L'empereur en a privé Byzance, pour épargner les fonds assignés d'ordinaire par le trésor à ces dépenses ; grand dommage pour une foule de gens presque innombrable, qui en vivait...[10] Certes, je crois bien qu'après la sédition de Nika les spectacles furent plus rares qu'auparavant. Justinien et Théodora ne tenaient pas sans doute à multiplier ces occasions de troubles populaires. Mais Constantinople ne fut pas pour cela tout à fait sevrée de jeux. La preuve en est qu'une rixe violente, rapportée par Théophane, éclata en plein Hippodrome entre les Verts et les Bleus en 546, quatorze ans après Nika. Les séditieux furent presque tous égorgés ou jetés dans la mer. Il n'est pas impossible que, cette fois encore, un parti politique eût songé à renverser Justinien. Hypatius, mis à mort en 532, avait laissé un fils nommé Jean. Ce jeune homme avait sans doute des partisans. Le fait est que Théodora, toujours en éveil, eut, fort peu après, l'idée de le gagner et, pour le désarmer, lui fit épouser Préiecte, nièce de l'empereur[11].

 

THÉODORA, LES VANDALES ET LES GOTHS QUESTION D'AMALASONTHE.

Justinien n'oublia jamais ce qu'il devait à l'impératrice. Une femme qui avait su parler et agir devant la révolte, quand les hommes tremblaient, méritait une haute place dans le gouvernement. Il la prit dès lors, on peut le dire, pour premier ministre. Elle fut la principale confidente de ses grands desseins, l'auxiliaire la plus active de sa politique. Les entreprises extérieures, les guerres, les conquêtes, les traités qui ont illustré le règne de Justinien furent pour une bonne partie son œuvre. C'est elle, par exemple, non moins que ce prince, qui rétablit, en 534, les bons rapports entre l'empire et le roi des Ibères, Zamanarse[12]. Presque à la même époque (533) commençait cette campagne de Bélisaire contre les Vandales, que Procope a racontée en détail et qui eut pour effet de réincorporer le nord de l'Afrique au monde romain. Théodora s'était vivement associée à ce projet, que combattait, au contraire, dans le conseil, Jean de Cappadoce, préfet du prétoire, son ennemi déclaré[13]. Les Vandales une fois vaincus, leur roi Gélimer prisonnier fut conduit à Byzance, promené comme un trophée dans l'Hippodrome. Arrivé en présence des souverains, il dut se prosterner non seulement devant l'empereur, mais devant l'impératrice et lui baiser les pieds[14]. Justinien voulut même que cette scène fût représentée par une mosaïque dont il est fait mention dans le traité des Edifices[15]. La guerre d'Afrique à peine finie, on sait que l'empereur entreprit de reconquérir l'Italie, occupée par les Goths depuis un demi-siècle, et que, dès l'an 533, Bélisaire débarqua en Sicile. On ne peut nier non plus la part considérable que Théodora prit à cette grande œuvre ; considérable et criminelle, s'il faut en croire l'auteur de l'Histoire secrète. On sait, en effet, que le grand roi des Goths, Théodoric, mort en 526, avait eu pour héritière sa fille Amalasonthe, que cette princesse gouverna d'abord au nom de son jeune fils Athalaric, mais que, l'ayant perdu en 534, elle vit son autorité contestée, méconnue, et finit par périr de mort violente un peu avant l'entrée des Byzantins en Italie. Eh bien ! d'après Procope, c'est sur l'ordre ou à l'instigation de Théodora qu'elle aurait été assassinée. Cet historien ne se souvient pas, sans doute, qu'au premier livre de sa Guerre des Goths[16], lui-même n'imputait ce crime qu'à un parent d'Amalasonthe, Théodat, qu'elle épousa en secondes noces, et qui se hâta de la séquestrer et de la mettre à mort pour régner à sa place. C'est un fait bien connu et sur lequel tout le monde ou à peu près est d'accord. Pour expliquer sa contradiction, Procope déclare simplement qu'il ne pouvait pas dire la vérité du vivant de l'impératrice. Son commentateur Alemanni ne se contente pas d'adopter son assertion. Il essaye de la corroborer par une citation fort obscure de Cassiodore[17]. Ce lettré, qui fut le principal secrétaire de Théodat, après l'avoir été d'Amalasonthe et de Théodoric, a écrit en effet, au nom de son maître, les lignes suivantes, d'où il faudrait conclure à une entente secrète entre l'usurpateur et Théodora : Au sujet de la personne dont il nous a été parlé à mots couverts, sachez qu'il a été statué conformément à vos intentions. Nous désirons, en effet, que votre volonté ne se fasse pas moins dans notre royaume que dans votre empire. De quelle personne s'agit-il ? C'est ce que nul ne peut savoir ; et comme on ignore même absolument la date de cette lettre, on conviendra que le passage en question n'est pas très probant. Du reste, on doit se demander pourquoi Théodora eût souhaité si vivement la mort d'Amalasonthe. Procope donne à entendre que la reine des Goths, menacée par son peuple et redoutant une révolte, voulait se retirer à Constantinople, et que l'impératrice craignait qu'elle ne lui ravît la confiance et l'amour de son époux. Amalasonthe était de race royale, jeune encore, d'une beauté célèbre ; une instruction très étendue et un esprit plein de ressources faisaient d'elle une femme accomplie. Puis, elle aurait toujours eu un parti puissant parmi les Goths et Justinien eût, en l'épousant, singulièrement facilité à Bélisaire l'occupation de l'Italie. La fille d'Acacius le gardien des ours aurait donc pressenti en elle une rivale. De là sa haine, de là son crime. Mais ce ne sont que des conjectures. Amalasonthe avait en effet songé un instant à fuir à Byzance, mais il est certain qu'elle avait promptement renoncé à ce projet. Effectivement elle avait cru, en épousant Théodat, affermir son autorité, prévenir tout complot, toute révolution[18]. Ne s'était-elle pas donné un protecteur ? Le protecteur la trahit et la tua[19]. Elle ne s'en était pas moins fiée à lui, ce qui prouve qu'elle ne pensait plus au patronage de Justinien. En outre, est-il admissible qu'à cette époque — c'est-à-dire en 535, année du meurtre d'Amalasonthe — l'empereur parût disposé à répudier sa femme ? C'est à ce moment même qu'il lui témoignait le plus de confiance, qu'il l'associait publiquement à ses travaux législatifs, qu'il reconnaissait en termes exprès dans une de ses Novelles le concours qu'il recevait d'elle. Ce n'est pas tout. Si Amalasonthe avait donné quelque inquiétude à Théodora, combien plus l'impératrice devait-elle redouter Matasonthe, fille de la reine des Goths ! Cette jeune princesse, qui surpassait, paraît-il, sa mère en esprit et en beauté, avait épousé (un peu par force, paraît-il) Vitigès, qui, après la mort de Théodat, disputa quatre ans à Bélisaire la possession de l'Italie. Conduite à Byzance après le triomphe des armes impériales, elle n'y fut ni jalousée ni maltraitée par Théodora. Cette dernière la prit même, à ce qu'il semble, en grande affection. Car Matasonthe étant devenue veuve, elle lui donna pour second mari le patrice Germain, neveu de Justinien, et la fit ainsi entrer dans sa famille[20]. Eût-elle traité de la sorte une femme dont elle eût redouté l'influence sur son époux et surtout dont elle eût fait assassiner la mère ? Pour en revenir à Amalasonthe, on ne voit pas quel intérêt l'empereur pouvait avoir à sa mort, et comment, par suite, l'impératrice l'aurait déterminé à se faire le complice de Théodat. Vivante, cette reine était un auxiliaire inconscient de la politique byzantine en Italie. C'est en son nom qu'on menaçait Théodat, et l'on se servait de ce dernier pour affaiblir Amalasonthe. Morte, elle laissait le champ libre à ce personnage, qui pouvait réunir contre l'empire toutes les forces de la nation des Goths. Ne devait-on pas craindre aussi d'exaspérer par une intervention criminelle, par un meurtre lâche et odieux, un peuple belliqueux, fier et toujours attaché, malgré son indiscipline, au noble sang de Théodoric ? La conquête de l'Italie n'en eût-elle pas été plus longue, plus difficile ? Et puis, s'il y avait complicité entre Théodat et Théodora, s'ils s'étaient mis d'accord pour accomplir le crime, comment se fait-il que lorsqu'ils se brouillèrent, le roi des Goths, qui n'avait plus aucun ménagement à garder, n'accusa ni l'empereur ni l'impératrice ? Il pouvait rejeter sur eux et sur leurs agents tout le crime ; il s'en abstint. Quoi ! Loin de le protéger, on l'attaquait ouvertement ; deux armées byzantines envahissaient ses États ; Bélisaire était en Sicile, puis à Naples, Mundo[21] franchissait l'Adige, puis le Pô ; Théodat pouvait parler, et il ne parlait pas ! Quelle était, au contraire, à ce moment même, l'attitude de Justinien et de Théodora ? Quel était leur langage ? Ils se montraient justement indignés du forfait que le roi des Goths venait de commettre. Ils se constituaient les vengeurs d'Amalasonthe, qui s'était, disaient-ils, placée précédemment sous leur protection. Ils faisaient signifier à Théodat et au peuple goth par un agent spécial, Pierre de Thessalonique, qu'après un pareil attentat, ils ne devaient plus compter sur la paix. Ils leur déclaraient pour ce motif une guerre à mort, sans trêve ni merci[22]. Doit-on s'arrêter après cela aux allégations de l'Histoire secrète[23], qui représente justement ce Pierre de Thessalonique comme ayant été, en leur nom, l'instigateur du meurtre ? C'est même uniquement pour ce fait qu'on l'aurait élevé depuis à la dignité de Maître des offices[24]. Ces assertions ne sont ni prouvées ni vraisemblables. La faveur dont jouit ce personnage s'explique tout naturellement par son grand mérite. Il est fréquemment fait allusion à ses talents et à ses honorables services dans les histoires de la Guerre des Goths et de la Guerre des Perses. Cassiodore rend quelque part hommage à son éloquence, à son érudition, à sa haute valeur morale[25]. Il n'est guère admissible qu'un tel homme eût trempé dans un assassinat. Tout ce que j'ai dit plus haut, du reste, ne rend-il pas cette hypothèse insoutenable ?

 

SUITE DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE.

La guerre d'Italie, qui avait commencé par d'éclatants succès, fut longue, laborieuse, entremêlée de revers. Les armées byzantines luttèrent bien des années contre Vitigès, puis contre Totila, qui releva pour quelque temps le royaume des Goths. La vigilance et la sollicitude de Théodora pour cette grande entreprise ne se ralentirent pas un instant. Qu'on ne croie pas toutefois que l'impératrice se désintéressât pour cela des autres desseins de Justinien. Il n'était pas une frontière qu'elle ne surveillât, pas un ennemi de l'empire qui n'eût affaire à elle. Dans le temps même où elle travaillait à la conquête de l'Italie, elle envoyait des troupes pour pacifier l'Afrique révoltée ; elle tentait, dans le Caucase, la conquête du pays des Lazes, elle se préoccupait sans relâche de l'Orient à défendre, des Perses à refouler et à punir. Des textes nombreux nous prouvent qu'elle n'était étrangère ni au choix ou à la révocation des généraux, des ambassadeurs, ni à la négociation et à la conclusion des traités. Qu'on se rappelle, par exemple, la lettre qu'elle écrivit, vers 541, à Zabergan, ministre de Chosroès, pour qu'il déterminât son maître à la paix. Le roi de Perse lut cette pièce et se moqua fort de l'empire romain, qui tenait tout entier, disait-il, dans la main d'une femme[26]. Mais cette femme n'était point une adversaire aussi méprisable qu'il affectait de le croire. Du reste, plus on avance dans le règne de Justinien, plus on voit Théodora participer activement aux relations extérieures de l'empire ; ce qui s'explique : car ce prince, absorbé, comme on le montrera plus loin, par les querelles religieuses en vint, à mesure qu'il vieillit, à négliger presque absolument la politique. Procope lui-même en convient. La guerre languissait, les intérêts de l'Etat périclitaient en Italie. Mais l'empereur, dit cet historien, quoiqu'il eût promis de s'occuper de ce pays, passait le meilleur de son temps à discuter sur les dogmes chrétiens, n'ayant rien plus à cœur que de mettre un terme aux controverses des sectes[27]. Ce reproche s'accorde avec le jugement d'Agathias[28] qui, racontant les dernières années du règne, reconnaît que, vers la fin de sa vie, Justinien ne semblait plus prendre aucun soin du gouvernement. C'est ce que permettent enfin de constater les vers de Corippe[29], où ce poète met ces paroles dans la bouche de Justin le Jeune : Bien des affaires ont été par mon père[30] négligées à l'excès ; vieux, il n'avait plus souci de rien...

 

THÉODORA ET LES MINISTRES DE JUSTINIEN.

Il est donc avéré que Théodora prit de bonne heure une place importante dans l'État et qu'elle finit par y occuper, de fait, la première. Son influence et son crédit éclatent dès le lendemain de Nika. Plusieurs hauts dignitaires de l'empire sont, à cette époque et sur sa demande, renvoyés, disgraciés. Du nombre est ce Priscus, secrétaire de Justinien, et qui, bien que fort cher à son maître, fut, vers 533, non seulement dépouillé de ses honneurs, mais tonsuré, contraint d'entrer dans les ordres[31]. Procope s'apitoie quelque part sur son malheureux sort ; mais il reconnaît ailleurs (et dans l'Histoire secrète) que ce personnage était plein de perversité[32]. Il n'y a donc pas lieu de blâmer bien vivement le procédé autoritaire de l'impératrice. J'en dirai autant de sa sévérité pour deux intrigants, Rhodon et Arsène, qui, voulant flatter les rancunes religieuses de l'empereur, avaient fait tuer sans raison un diacre nommé Psoès. Ils payèrent, grâce à elle, leur crime de leur vie et, franchement, ce fut bien fait[33]. Que dire maintenant de la plus connue de ses victimes, de ce Jean de Cappadoce, préfet du prétoire, qu'elle finit par faire disgracier après une lutte de dix ans ? C'était, de l'aveu de Procope[34], un homme perdu de vices ; sa dépravation dépassait toutes limites. Il n'était pas de forfaits qu'il n'eût commis ; point d'horreurs dont il ne fût souillé. Si Théodora, qu'il calomniait en secret, qu'il contrecarrait en tout et dont il méditait la ruine ou la mort, le fit tomber dans le piège qu'il lui préparait à elle-même, elle usa simplement du droit de légitime défense. Jean, destitué, réduit à la misère et tonsuré, fut relégué dans les solitudes lointaines de l'Egypte[35]. Mais d'autres, moins coupables que lui, avaient été mis à mort. L'impératrice s'était vengée, mais elle avait aussi vengé l'État et les innombrables victimes de ce ministre. Si elle l'eût frappé avec plus de rigueur, le peuple ne l'en eût certes pas blâmée. Il ne la blâma pas non plus, sans doute, d'avoir fait renvoyer un autre préfet du prétoire, Théodote, qui avait succédé à Jean. Abus de pouvoir, caprice, semble dire Procope. Mais pourquoi Théodora aurait-elle maintenu ce fonctionnaire, puisque le même historien reconnaît dans l'Histoire secrète[36], d'une part qu'il avait des mœurs scandaleuses, de l'autre[37] qu'il remplissait mal sa charge et n'avait pas su, durant une maladie de Justinien, prévenir une sédition qui mit la capitale à feu et à sang ?

 

DE LA PRÉTENDUE DISGRÂCE DE BÉLISAIRE.

Un des reproches les plus graves que cet auteur adresse à l'impératrice, c'est de n'avoir pas même épargné Bélisaire dans ses persécutions. Quoi ! le restaurateur du nom romain, le vainqueur de Gélimer et de Vitigès, le conquérant de l'Afrique et de l'Italie, le sujet vaillant qui avait étouffé dans l'Hippodrome la sédition de Nika ! Un tel homme avait fait à l'empereur plus de bien qu'il n'en pouvait recevoir de lui. L'inimitié de Théodora pour ce grand capitaine serait donc inexplicable et sans excuse. Mais allons, comme on dit, au fond des choses. Bélisaire ne provoqua-t-il, ne justifia-t-il jamais les soupçons de ses souverains ? Il est incontestable qu'à une certaine époque, quand, par exemple, Vitigès vaincu, l'Italie parut soumise pour toujours, la gloire, la fortune et la popularité l'enivrèrent. L'orgueil et l'ambition lui montèrent au cœur. Sa conduite et ses propos durent être dénaturés à Constantinople par ses ennemis et ses envieux. Il n'en fallait pas plus pour éveiller la méfiance d'un maître qui devait lui-même le trône à l'audace d'un soldat heureux. Un critique allemand[38] a fait remarquer, non sans raison que, dans ses campagnes d'Italie, Bélisaire n'avait jamais agi qu'à sa tête et qu'il prenait souvent sur lui d'outrepasser ou de négliger les instructions de son gouvernement. Lorsque les Goths, voyant Vitigès prisonnier, offrirent la couronne à son vainqueur, il refusa, mais en disant qu'il n'oserait jamais prendre le titre de roi tant que vivrait Justinien. Ne se réservait-il pas de hâter la fin de son maître pour se dégager de ses serments de fidélité ? Soupçonneux comme ils l'étaient et entourés de traîtres, Justinien et Théodora purent bien le croire. Il faut ajouter que peu après, dans des circonstances graves, le général sacrifia presque ouvertement à son intérêt personnel l'intérêt de l'État et que, considérant ses richesses, son influence, l'énorme clientèle armée dont il disposait, les souverains purent croire prudent et légitime de le réduire à une condition plus modeste. La guerre des Perses, suspendue depuis près de dix ans par un traité, venait de recommencer. Chosroès, à l'instigation de Vitigès, avait envahi l'Orient romain, ravagé la Syrie, pénétré jusqu'à Antioche. Bélisaire, qui revenait d'Italie, fut chargé en 541 de l'arrêter et de le chasser. Mais, de l'aveu de Procope[39] (même dans l'Histoire secrète), il se montra dans cette campagne inférieur à lui-même. Cet esprit si prompt, si fertile en ressources et en stratagèmes ne trouva pas le moyen de remporter sur une armée affaiblie et aventurée fort loin de sa base d'opération un succès que certaines occasions faisaient paraître infaillible. Il marcha lentement, tâtonna, finalement laissa échapper l'ennemi. Et quand l'empereur lui enjoignit de le poursuivre, de franchir la frontière, il désobéit, s'arrêta, refusa de quitter le territoire romain. On le vit même rétrograder. Pourquoi ? Au dire de Procope, c'était pour joindre plus tôt sa femme Antonine, qui arrivait de Byzance et qu'il voulait châtier de ses retentissantes infidélités. Mais à peine l'eut-il vue, qu'il subit de nouveau l'ascendant incroyable que cette femme indigne avait su prendre sur lui. La guerre du reste continua de languir. Le territoire romain fut encore insulté. Théodora dut presque implorer la paix, comme je l'ai dit plus haut. Et Bélisaire restait toujours immobile. Au fond, il avait à ce moment (542) un motif grave, mais peu avouable pour ne pas s'éloigner davantage de Constantinople. Une épidémie meurtrière, que Procope a longuement décrite dans sa Guerre des Perses[40], sévissait alors sur la capitale et sur beaucoup d'autres villes. L'empereur avait été atteint. Son mal fut bientôt si grave qu'on parla de sa fin prochaine. Des troubles éclatèrent, que le préfet du prétoire, Théodore, ne sut pas prévenir, et qu'il ne réprima qu'à grand'peine[41]. Que ces nouvelles aient éveillé ou surexcité l'ambition des généraux, on n'en saurait être surpris. Justinien pouvait mourir, ou être renversé ; il fallait se tenir prêt à recueillir son héritage, à s'emparer du trône ou à y placer un ami. De là vient que Bélisaire regardait beaucoup plus vers Byzance que vers la Perse. L'Histoire secrète[42] affirme et je croirais volontiers qu'il avait pris ses mesures, avec un de ses lieutenants, nommé Buzès, pour se saisir du pouvoir suprême avec l'aide de ses troupes. Mais la fortune trompa ses calculs. On annonça que l'empereur allait mieux, que le calme était rétabli à Constantinople. Plus de complot possible ; il n'en fut plus question. Mais le bruit en était venu jusqu'aux souverains. Était-il surprenant qu'ils retirassent leur confiance aux conspirateurs de la veille ? Buzès, on ne sait pourquoi, fut le plus durement traité. Théodora, dit Procope, fit jeter dans une basse fosse infecte cet homme consulaire ; il y resta longtemps enfoui ; quand on l'en tira, au bout de deux ans et quatre mois, c'était comme un revenant ; il en perdit la vue et sa santé, dès lors, ne fit plus que languir... Ce récit n'est pas tout à fait exact. Si Buzès fût sorti infirme de sa prison, il n'eût sans doute pas reçu, par la suite, de Justinien, de nouvelles missions militaires et n'eût point commandé des armées, comme on en a la preuve[43]. Quant à Bélisaire, l'auteur de l'Histoire secrète nous le fait voir abattu par sa disgrâce, avili, suant la peur, s'abaissant aux plus honteuses prières, se traînant aux genoux de l'indigne Antonine et aux pieds de l'impératrice[44]. Un homme qui avait tant de fois bravé la mort sur les champs de bataille était-il capable de tant de lâcheté ? Je ne puis le croire. Sans admettre qu'il se soit déshonoré à ce point, on doit penser que, se sentant un peu coupable, il demanda sa grâce et la fit solliciter par sa femme. Théodora, d'ailleurs, ne se montra point implacable. Elle fut même clémente, peut-être par politique. Non seulement Bélisaire ne fut pas puni, mais elle le fit rétablir peu après dans tous ses honneurs et lui confia de nouveau (en 543 ou 544) le commandement de l'armée de l'Italie, pour en finir avec les Goths qui, sous Totila, regagnaient du terrain. Ce ne fut pas, ajoute Procope, sans lui avoir fait verser préalablement une amende de trois mille livres d'or. Mais Bélisaire, s'il paya cette somme énorme, devait être ruiné. Comment expliquer alors cet autre passage de l'Histoire secrète où il est dit que ce général repartit pour l'Italie, à la condition, imposée par l'empereur, qu'il ne demanderait pas d'argent pour cette guerre, mais que, préparatifs et opérations, tout serait à ses frais [45] ? La seconde assertion n'est peut-être pas plus vraie que la première. Je ne veux plus maintenant ajouter que deux remarques à cet examen des rapports de Bélisaire avec l'impératrice. La première, c'est que Théodora ne lui témoigna jamais de malveillance à partir du jour où elle lui eut pardonné, tandis qu'à peine fut-elle morte il tomba dans une longue disgrâce[46]. La seconde, c'est que l'impératrice n'usa point, pour faire entrer dans sa famille les biens immenses de Bélisaire, du procédé odieux que lui impute l'Histoire secrète[47]. On lit dans cet ouvrage que le général avait une fille unique, nommée Jeanne ; que, pour assurer à quelqu'un des siens l'immense fortune dont elle devait hériter, Théodora la voulut marier à son petit fils à elle, qui s'appelait Anastase ; que les parents résistaient, mais que, grâce à l'impératrice, la pauvre enfant fut attirée dans un piège et froidement déshonorée par le jeune homme, ce qui rendit le mariage inévitable. Ce fait aurait eu lieu en 548, c'est-à-dire fort peu avant la mort de la souveraine. Mais qu'est-ce donc que ce petit-fils, né d'une fille de Théodora, nous dit Procope ? D'où vient-il et peut-on admettre qu'il ait jamais existé ? Divers auteurs disent formellement que Théodora n'eut jamais d'enfants de Justinien ; ni filles, ni garçons, nulle descendance, lisons-nous dans Constantin Manassès[48]. Cyrille de Scythopolis confirme ce témoignage dans sa Vie de saint Sabas, où il rapporte que ce pieux personnage, se trouvant à Constantinople, refusa, malgré les supplications de l'impératrice, de prier pour que Dieu fît cesser sa stérilité. Or, on sait que saint Sabas fit ce voyage à Byzance la dernière année de sa vie, c'est-à-dire en 529 ou 530. Que Théodora ait eu depuis une fille, je le veux bien. Mais comment d'une femme qui n'était pas née en 529 a-t-il pu naître un jeune homme bon à marier en 548 ?

 

THÉODORA ET SA POLICE SECRÈTE.

Les exemples que j'ai cités jusqu'ici prouvent, je crois, que l'immixtion de Théodora dans les affaires publiques fut, en somme, profitable à l'empereur et à l'empire. Il y faut voir autre chose que l'ingérence capricieuse et incohérente d'une femme passionnée. Qu'elle ait toujours distribué avec équité la faveur ou la disgrâce ; qu'elle n'ait jamais cédé ni aux entraînements de l'amitié ni à ceux de la haine, c'est ce que je me garderais bien de prétendre. Ce sont des fautes que nul ministre, et, à plus forte raison, nul souverain n'évite. Procope lui reproche aigrement le soin qu'elle donnait à la police secrète. Elle avait partout, nous dit-il[49], des agents, des espions. Les propos de ses sujets et leurs affaires privées lui étaient journellement rapportés. Quoi que l'on pût dire, dans la rue ou chez soi, l'on n'était jamais sûr qu'elle l'ignorât. Peut-être y a-t-il dans ce tableau quelque exagération. Mais j'admets volontiers que l'impératrice employait des moyens de surveillance et d'information, que les gouvernements despotiques ont toujours jugés nécessaires et que les gouvernements libres n'ont pas toujours répudiés. Menacée à toute heure du poison, du poignard, en butte aux complots des ambitieux, aux séditions des foules ignorantes et fanatisées, elle pourvoyait à sa sûreté et à celle de son époux. Si tous ne l'aimaient pas, tous du moins la craignaient. Mais Procope lui impute à l'égard de ses ennemis les procédés les plus barbares, les plus odieux. Suivant lui, leur attribuer des crimes qu'ils n'avaient pas commis, les faire traduire en justice, payer de faux témoins pour obtenir leur condamnation n'était pour elle qu'un jeu. Un jeune homme de haute famille, nommé Basien, l'avait raillée ; elle le fait accuser de vices infâmes ; le malheureux subit publiquement le dernier supplice, précédé de honteuses mutilations ; tous ses biens sont confisqués. Un autre, nommé Diogène, est frappé de la même manière ; il n'avait d'autre tort que d'appartenir à la faction des Verts[50]. Ces faits, que Procope rapporte seul, sont-ils vraisemblables ? On peut se demander si l'impératrice avait besoin, pour satisfaire ses haines, de traduire ses victimes devant les tribunaux et de donner à ses crimes une si révoltante publicité. Quand elle voulait frapper sans qu'on le sût, lisons-nous dans l'Histoire secrète[51], s'il s'agissait d'un noble, d'un patrice, elle le faisait venir sans témoins et le livrait à un satellite chargé de le conduire à quelque extrémité du territoire romain ; au milieu d'une nuit bien noire le malheureux était emmené, couvert de chaînes et la tête voilée ; le soldat l'embarquait, le conduisait au lieu de son exil ; là se trouvait un autre agent, exécuteur habituel de ces rigueurs, qui l'enfermait, sous bonne et sûre garde, loin de tous les regards ; et le prisonnier y restait jusqu'à ce qu'elle fût touchée de ses maux ou qu'après de longues souffrances la mort mît fin à sa pénible agonie. Ailleurs, Procope signale les cachots souterrains où cette furie aurait fait bien souvent séquestrer ses ennemis, retranchés ainsi du nombre des vivants[52]. Mais si de telles vengeances lui étaient possibles, si le secret lui était assuré, pourquoi aurait-elle provoqué le scandale et donné imprudemment de l'éclat à des accusations calomnieuses ? Avait-elle donc intérêt à se rendre impopulaire, à soulever la conscience publique et à étaler aux yeux de tous l'innocence de ses victimes en même temps que sa propre perversité ?

 

SURVEILLANCE ADMINISTRATIVE ET ESSAIS DE RÉFORMES.

L'historien que nous combattons ne s'élève pas seulement contre sa perfidie et sa cruauté. Il dénonce aussi en maints endroits son insatiable cupidité. Elle fut toujours de moitié, suivant lui, dans les exactions fiscales dont il accuse hautement Justinien. Mais Evagre[53], contemporain comme lui, ne confirme pas cette imputation ; c'est à l'empereur seul qu'il reproche cette soif d'or inextinguible que l'Histoire secrète attribue aussi à l'impératrice. Et ne doit-on pas croire que Procope était entièrement aveuglé par la haine quand il écrivait que, s'il s'agissait de conférer un emploi supérieur, Théodora n'avait d'autre souci que d'y appeler le plus avide et le moins scrupuleux de ses sujets[54] ? Quel est le roi, l'empereur, le gouvernant quelconque qui a jamais agi ainsi ? Est-il croyable que le chef d'un État choisisse, de parti pris, pour le représenter et administrer en son nom, les hommes les plus mal famés et les moins honnêtes ? L'historien de Césarée cite, il est vrai, un certain Pierre Barsame, personnage taré, perdu de vices et de crimes, et qui fut, suivant lui, pour cela même enrichi par Théodora, élevé par elle aux plus hautes dignités de l'empire. Que ce Barsame fût un scélérat, je le veux bien, sans en avoir d'autres preuves. Mais ce n'est point évidemment parce qu'il n'avait ni foi ni loi que ses souverains lui témoignèrent tant de confiance. Bien des princes ont été trompés, bien d'autres le seront par de faux semblants de dévouement, de probité, de vertu. Si Théodora fit la fortune d'un misérable qui l'avait sans doute abusée, ne dévoila-t-elle pas, d'autre part, l'indignité d'un Priscus, la perversité d'un Jean du Cappadoce ? Du reste, comment concilier cette cupidité féroce, cette dureté pour les pauvres gens, ce mépris du bon ordre et de la justice, que l'Histoire secrète reproche à l'impératrice, avec la modération, la sollicitude pour ses sujets, le goût de la régularité administrative dont témoignent ses lois — car elle participait, on le sait, à l'élaboration des Novelles — ? Celle que j'ai déjà citée plusieurs fois, et où Justinien se fait gloire de sa collaboration, a justement pour objet le gouvernement des provinces et l'exercice des fonctions judiciaires. Et qu'y lisons-nous ? Dès le préambule, la corruption des présidents (ou administrateurs locaux) aussi bien que des juges, leurs exactions, leurs abus sont signalés et flétris avec véhémence. Le souverain dénonce comme des fléaux publics les fonctionnaires, les magistrats qui achètent le droit d'administrer les sujets ou de leur appliquer les lois. L'or qu'ils ont déboursé pour capter la faveur, pour obtenir leurs places, ils se le font rendre au triple, au quadruple par leurs justiciables. Aussi que voit-on ? Des accusés sont renvoyés absous, moyennant finances ; dans les causes civiles la partie lésée a le dessous, si elle est la moins riche et la moins offrante ; il en est de même dans des procès criminels, dans des causes capitales. Les victimes de tant d'injustices fuient leurs provinces, affluent vers Constantinople. Ce sont des prêtres, des curiales, de petits fonctionnaires, des propriétaires, des gens du peuple, des laboureurs ; tous se plaignent, tous accusent la rapacité, l'iniquité des juges. Ce n'est pas tout. Que de séditions dans les villes ! Que de troubles toujours causés par ces exactions ! Et tout le mal vient de celte faveur que l'on achète pour obtenir les emplois. Si les juges eux-mêmes sont corrompus et cupides, qui donc ne le sera ? Si le gouverneur de la province n'est qu'un voleur, qui donc ne volera impunément ? Si tout se vend au poids de l'or, on se permettra tout, car on pourra tout racheter. L'homicide, l'adultère, le brigandage, le rapt, le mépris des lois et des juges, tout sera permis, car tout sera coté comme marchandise. Voilà pourquoi les souverains ont jugé nécessaire de porter une loi nouvelle pour moraliser la justice et l'administration. Cette constitution interdit, sous les peines les plus sévères, l'achat plus ou moins déguisé des places, défend aux juges de se faire remplacer, oblige les présidents à demeurer cinquante jours dans la province après leur sortie de charge, prescrit les mesures à prendre contre les voleurs et les brigands, règle les formes et les conditions du serment que les magistrats doivent prêter aux très sacrés souverains Justinien et Théodora son épouse, enfin spécifie qu'ils devront fournir caution. Qu'on ne croie pas, d'ailleurs, qu'une pareille loi soit isolée dans le recueil des Novelles. Une autre, du mois de janvier 536[55], porte que dans chaque province les évêques pleins d'amour pour Dieu et les habitants désigneront au très saint empereur ceux qu'ils désireront avoir pour présidents, et que ceux-ci seront nommés gratuitement. Ces prescriptions et d'autres analogues furent confirmées bien des fois, du vivant de Théodora. Les Novelles 85, 128, 134, 161, pour n'en pas citer davantage, en sont la preuve. Et l'on ne peut douter qu'elles ne soient l'œuvre de l'impératrice au moins autant que de son époux. Car lors même que ce dernier n'aurait pas reconnu par écrit, comme on l'a vu, sa coopération, tous les historiens s'accordent à dire qu'à partir du milieu du règne, ou à peu près, elle prenait plus de part au gouvernement même que l'empereur[56]. La Novelle 184, par exemple, fut portée en 541 ; Jean de Cappadoce venait d'être chassé ; rien ne faisait plus obstacle à la volonté de Théodora. J'ajoute que cette constitution paraît d'autant plus son œuvre propre qu'à côté de prescriptions administratives et judiciaires elle renferme des dispositions importantes sur les femmes et sur les mariages, sujet qui préoccupa toujours, on le sait, particulièrement l'impératrice. Toutes ces lois prouvent en somme que cette femme remarquable, loin de favoriser le désordre dans l'empire, s'appliquait à y faire régner le repos, le bien-être et l'équité. Je sais bien que leur fréquente répétition semble en démontrer l'inefficacité. Le mal était sans doute incurable. Il n'en faut pas moins louer Théodora, comme Justinien, d'avoir tant travaillé à le guérir.

 

TRAVAUX PUBLICS.

On ne se rendrait pas complètement compte de ce qu'on peut appeler le gouvernement de Théodora si l'on ne signalait la part prise par elle à ces travaux publics qui firent tant d'honneur au règne de Justinien. Procope a décrit en six livres ces constructions multiples, et son œuvre est restée inachevée. Places ou châteaux forts réparés ou édifiés de toutes pièces, églises magnifiques (comme Sainte-Sophie), hospices, orphelinats et crèches[57], rien ne fut négligé de ce qui pouvait contribuer à la défense de l'empire, aux pompes du culte, au soulagement de la misère publique. Théodora s'intéressait vivement à tous ces travaux. L'historien de Césarée et bien d'autres nous en fournissent la preuve. Elle aimait à bâtir. L'église de Saint-Pantaléon[58] fut en particulier son œuvre. C'est par elle que fut relevée la ville d'Antioche, presque entièrement détruite par un tremblement de terre[59] ; par elle qu'un ancien palais, transformé en couvent, devint la maison de la Repentance[60] ; qu'une route dangereuse fut refaite et rendue commode en Bithynie[61] ; que de nombreux refuges furent offerts aux pauvres et aux étrangers, qui y trouvèrent le vivre et le couvert[62]. Enfin, quand on songe à l'autorité presque illimitée qu'elle exerçait et aux penchants de son cœur, on peut supposer qu'elle ne resta pas plus étrangère à la construction qu'à l'administration des établissements hospitaliers de toutes sortes qui furent élevés sous le règne de Justinien.

 

THÉODORA FUT-ELLE POPULAIRE ?

Aussi semble-t-il que le peuple de Byzance et des provinces n'ait pas, en fin de compte, partagé pour elle les sentiments haineux dont témoigne l'Histoire secrète. Procope lui-même en donne la preuve sans le vouloir. Il nous apprend par exemple que les habitants de Baga, près de Carthage, changèrent en son honneur le nom de leur ville, qui dès lors fut appelée Théodorias[63] ; et que ceux de Constantinople lui érigèrent

une statue, pour la remercier d'une espèce de portique public qu'elle avait fait construire pour eux à ses frais[64]. C'est sans doute pour des raisons analogues que tant d'autres villes, de châteaux forts et même des stations balnéaires (énumérées par Procope, Agathias et d'autres auteurs) prirent, comme Baga, le nom de cette impératrice[65]. Je sais bien que l'adulation et la servilité purent avoir beaucoup de part à ces témoignages de gratitude. Ces manifestations, à elles seules, ne prouvent point que Théodora eût bien mérité de l'empire. Mais elles ne prouvent point le contraire. Il en résulterait plutôt en sa faveur une présomption, que le venimeux pamphlet de Procope ne peut détruire. Car je crois, en somme, que, tout bien pesé, Théodora méritait d'être populaire.

 

 

 



[1] Théophane, Chronographie, année 532

[2] Histoire secrète, ch. XV. Procope cite aussi un sénateur qui, étant allé lui demander justice, dans la posture la plus humble, ne fut accueillie par elle que par des éclats de rire et par des chants moqueurs auxquels s'associaient les femmes de la suite de l'impératrice.

[3] Procope, Guerre des Perses, liv. I, chap. XXIV.

[4] Histoire secrète, ch. VII. — Évagre, liv. IV, ch. XXXI. — Zonaras. — Marcellinus, Chronique. — Le comte Marcellinus vivait au commencement du sixième siècle. Il a laissé une Chronique en quatre livres, embrassant l'histoire de l'empire depuis l'avènement de Théodose jusqu'à celui de Justin (518) ; cet ouvrage a été continué jusqu'à l'année 584 par un anonyme.

[5] Vie de Vitellius, ch. XIV.

[6] Histoire romaine, liv. LIX.

[7] Par exemple, saint Grégoire de Nazianze, au quatrième siècle, dans ses Iambes à Séleucus. Voyez du reste à ce sujet les savantes notes d'Alemanni sur le chap. VII de l'Histoire secrète.

[8] Théophane, Chronographie.

[9] Ch. XXIV et XXV.

[10] Histoire secrète, ch. XXVI.

[11] Procope, Guerre des Goths, liv. III, ch. XXXI.

[12] Théophane, Chronographie, année 534. — Procope, Histoire secrète, ch. XIX.

[13] Procope, Guerre des Vandales, liv. I, ch. X.

[14] Procope, Guerre des Vandales, liv. II, ch. IX.

[15] Liv. I, ch. II.

[16] Ch. IV.

[17] Cassiodore, né en 468, vivait encore en 561. Il joua pendant cinquante ans un rôle considérable dans le gouvernement de l'Italie. Il fut, en somme, le principal ministre de Théodoric, d'Amalasonthe, de Théodat et même de Vitigès. Voyant la fortune des Goths fléchir, il se retira des affaires en 538, alla fonder un monastère dans les environs de Squillace, en Calabre, et passa les dernières années de sa vie dans l'étude et les exercices de piété. Ses lettres et rescrits politiques, réunis par lui sous le titre de Varia sont, malgré la subtilité du style et l'obscurité voulue de certains passages, d'un grand secours pour l'histoire de l'Italie sous la domination gothique.

[18] Procope, Guerre des Goths, liv. I, chap. IV.

[19] Sur le caractère lâche et perfide de Théodat, voyez Procope, Guerre des Goths, liv. I, chap. III.

[20] Procope, Guerre des Goths, liv. III, ch. XXIX.

[21] Mundo ou Mundio, petit-fils d'Attila, quitta le service du roi des Gépides, Thraséric, pour venir ravager avec ses bandes les terres de l'empire. Attaché quelque temps à Théodoric, roi des Goths, il s'offrit, après la mort de ce dernier (520) à la cour de Byzance. Il contribua énergiquement à réprimer la sédition de Nika en 532. Nommé ensuite commandant général de l'Illyrie, c'est de là qu'il partit pour attaquer l'Italie par le Nord pendant que Bélisaire l'envahissait par le Sud. (Voyez Jornandès, Hist. des Goths, 50 ; — Procope, Guerre des Perses, liv. I, ch. XXIV-XXV ; — Guerre des Goths, liv. I, ch. V, etc.)

[22] Procope, Guerre des Goths, liv. I, ch. V.

[23] Ch. XVI.

[24] Le Maître des offices était une sorte de ministre de l'intérieur et de la police, chargé aussi de la direction des manufactures d'armes.

[25] Vir eloquentissimus, dit-il, et doctrina summus et conscientiae claritate praecipuus (Var. epist., liv. X, ch. XIX).

[26] Histoire secrète, ch. II.

[27] Procope, Guerre des Goths, liv. III, ch. XXXV.

[28] Liv. V, ch. VI. Agathias le Scholastique, de Myrine en Asie Mineure, exerça la profession d'avocat à Smyrne et vint en 554 s'établir à Constantinople. Son Histoire de Justinien (en cinq livres) ne comprend que sept années du règne de cet empereur (552-559).

[29] Flavius Cresconius Corippus, poète latin du sixième siècle, connu surtout par le panégyrique qu'il fit de l'empereur Justin II et qui est intitulé : De laudibus Justini Augusti minoris, heroico carmine, libri IV, poème médiocre et plat, dicté par la plus basse adulation, mais où l'on trouve des renseignements utiles pour l'histoire de l'empire au sixième siècle.

[30] Justin le Jeune, neveu de Justinien, avait été adopté par cet empereur et lui succéda sans difficulté en 565.

[31] Théophane, Chronographie, année 533.

[32] Histoire secrète, ch. XVI.

[33] Histoire secrète, ch. XXVII.

[34] Guerre des Perses, liv. I, chap. XXV. — Histoire secrète, ch. XVII.

[35] Il y vécut plusieurs années (541-548) dans l'indigence et n'obtint de rentrer à Constantinople qu'après la mort de Théodora. C'est lui peut-être que l'on a confondu avec Bélisaire, qui ne subit jamais pareille disgrâce.

[36] Ch. XXII.

[37] Histoire secrète, ch. IX

[38] Auler, De fide Procopii Caesariensis in secundo bello Persico enarrando, p. 22-23.

[39] Guerre des Perses, liv. II. — Histoire secrète, ch. II.

[40] Liv. II, ch. XXII.

[41] Histoire secrète, ch. IX.

[42] Ch. IV.

[43] Auler, p. 22.

[44] Histoire secrète, ch. IV.

[45] Histoire secrète, ch. IV.

[46] Il en sortit un instant en 559, parce qu'on eut besoin de lui pour repousser les Bulgares. Mais il fut, par la suite, mis à l'écart de nouveau, et l'on sait que, vers la fin du règne de Justinien, il fut accusé de conspiration contre l'empereur et retenu quelque temps en prison.

[47] Ch. IV-V.

[48] Chroniqueur et romancier byzantin du douzième siècle, qui a laissé un Tableau historique s'étendant du commencement du monde à l'an 1081. — Voyez les notes d'Alemanni sur le ch. IV de l'Histoire secrète.

[49] Histoire secrète, ch. XVI.

[50] Histoire secrète, ch. XVI.

[51] Ch. XVI.

[52] Histoire secrète, ch. IV.

[53] Histoire ecclésiastique, liv. IV, ch. XXIX.

[54] Histoire secrète, ch. XXI-XXII.

[55] C'est la Novelle 149

[56] Zonaras, en particulier, dit expressément que la femme de Justinien n'était pas moins puissante que lui, si elle ne l'était davantage.

[57] Xenodochia, orphanotrophia, brephotrophia, lisons-nous dans les textes du temps.

[58] Voyez le traité De Antiquitate urbis Constantinopolitanœ, cité par Alemanni dans ses Notes sur le chap. IX de l'Histoire secrète.

[59] Théophane, Chronographie, année 528.

[60] Procope, Édifices, liv. I, ch. IX ; — Histoire secrète, ch. XVII.

[61] Procope, Édifices, liv. V. ch. III.

[62] Procope, Edifices, Liv. I, ch. XI.

[63] Procope, Edifices, liv. VI, ch. V.

[64] Edifices, liv. I, ch. XI.

[65] Procope, Edifices, liv. IV, ch. VI, VII, XI ; liv. VI, ch. V. — Agathias, liv. V.