I TOAST DU CARDINAL LAVIGERIE (12 novembre 1890.) Messieurs, permettez-moi, avant de nous séparer, de boire à la marine française, si noblement représentée aujourd'hui au milieu de nous. Notre marine rappelle à l'Algérie des souvenirs glorieux et chers. Elle a contribué, dès le premier jour, à sa conquête ; et le nom du chef éminent qui commande actuellement l'escadre de la Méditerranée semble lui ramener comme un lointain écho de ses chants de victoire. Je suis donc heureux, Monsieur l'Amiral, en l'absence de notre gouverneur retenu loin de nous, d'avoir pu vous faire ici comme une couronne d'honneur de tous ceux qui représentent en Algérie l'autorité de la France, les chefs de notre vaillante armée, de notre administration et de notre magistrature. Ce qui me touche surtout, c'est qu'ils soient tous venus à cette table sur l'invitation du vieil archevêque qui a, comme eux, pour mieux servir la France, fait de l'Afrique sa seconde patrie. Plaise à Dieu que le même spectacle se reproduise dans notre France, et que l'union qui se montre ici parmi nous, en présence de l'étranger qui nous entoure, règne bientôt entre tous les fils de la mère-patrie. L'union en présence de ce passé qui saigne encore, de l'avenir qui nous menace toujours, est en ce moment, en effet, notre besoin suprême ; l'union est enfin, laissez-moi vous le dire, le premier vœu de l'Église et de ses pasteurs à tous les degrés de la hiérarchie. Sans doute, elle ne nous demande de renoncer ni au souvenir des gloires du passé, ni aux sentiments de fidélité et de reconnaissance qui honorent tous les hommes. Mais lorsque la volonté d'un peuple s'est nettement affirmée, que la forme d'un gouvernement n'a rien en soi de contraire, comme le proclamait dernièrement Léon XIII, aux principes qui seuls peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées ; lorsqu'il faut, pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent, l'adhésion sans arrière-pensée à cette forme de gouvernement, le moment vient de déclarer enfin l'épreuve faite, et, pour mettre un terme à nos divisions, de sacrifier tout ce que la conscience et l'homme permettent, ordonnent à chacun de nous de sacrifier pour le salut de la patrie. C'est ce que j'enseigne autour de moi ; c'est ce que je souhaite de voir enseigner en France par tout notre clergé, et en parlant ainsi je suis certain de n'être point désavoué par aucune voix autorisée. En dehors de cette résignation, de cette acceptation patriotique, rien n'est possible, en effet, ni pour conserver l'ordre et la paix, ni pour sauver le monde du péril social, ni pour sauver le culte même dont nous sommes les ministres. Ce serait folie d'espérer soutenir les colonnes d'un édifice sans entrer dans l'édifice lui-même, ne serait-ce que pour empêcher ceux qui voudraient tout détruire d'accomplir leur œuvre de folie, surtout de l'assiéger du dehors, comme le font encore quelques-uns malgré les hontes récentes, donnant aux ennemis qui nous observent le spectacle de nos ambitions ou de nos haines, et jetant dans le cœur de la France le découragement, précurseur des dernières catastrophes. La marine française nous a, de même que l'armée, donné cet exemple. Quels que fussent les sentiments de chacun de ses membres, elle n'a jamais admis qu'elle dût jamais ni rompre avec ses traditions antiques, ni se séparer du drapeau de la patrie, quelle que soit la forme, d'ailleurs régulière, du gouvernement qu'abrite ce drapeau. Voilà une des causes pour lesquelles la marine française est forte et respectée, même aux plus mauvais jours, pourquoi elle peut porter son drapeau comme un symbole d'honneur partout où elle doit soutenir le nom de la France ; et permettez à un cardinal missionnaire de le dire avec reconnaissance, partout où elle protège les missions chrétiennes créées par nous. II ENCYCLIQUE RERUM NOVARUM, SUR LA CONDITION DES OUVRIERS (16 mai 1891.) La soif d'innovations qui, depuis longtemps, s'est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère voisine de l'économie sociale. Et, en effet, ces progrès incessants de l'industrie, ces routes nouvelles que les arts se sont ouvertes, l'altération des rapports entre les ouvriers et les patrons, l'affluence de la richesse dans les mains du petit nombre à côté de l'indigence de la multitude, l'opinion enfin plus grande que les ouvriers ont conçue d'eux-mêmes, et leur union plus compacte, tout cela, sans parler de la corruption des mœurs, a eu pour résultat final un redoutable conflit. Partout, les esprits sont en suspens et dans une anxieuse attente, ce qui suffit à lui seul pour prouver combien de graves intérêts sont ici engagés. Cette situation préoccupe et exerce à la fois le génie des doctes, la prudence des sages, les délibérations des réunions populaires, la perspicacité des législateurs et les conseils des gouvernants, et il n'est pas de cause qui saisisse en ce moment l'esprit humain avec autant de véhémence. — C'est pourquoi, Vénérables Frères, ce que, pour le bien de l'Église et le salut commun des hommes, Nous avons fait ailleurs par nos Lettres sur la souveraineté politique, la liberté humaine, la constitution chrétienne des Etats et sur d'autres sujets analogues, afin de réfuter, selon qu'il Nous semblait opportun, les opinions erronées et fallacieuses, Nous jugeons devoir le réitérer aujourd'hui et pour les mêmes motifs, en Vous entretenant de la condition des ouvriers. Ce sujet, Nous l'avons, suivant l'occasion, effleuré plusieurs fois ; mais la conscience de Notre charge apostolique Nous fait un devoir de le traiter dans ces Lettres plus explicitement et avec plus d'ampleur, afin de mettre en évidence les principes d'une solution conforme à la justice et à l'équité. Le problème n'est pas aisé à résoudre, ni exempt de périt. Il est difficile, en effet, de préciser avec justesse les droits et les devoirs qui doivent à la fois commander la richesse et le prolétariat, le capital et, le travail. D'autre part, le problème n'est pas sans danger, parce que, trop souvent, des hommes turbulents et astucieux cherchent à en dénaturer le sens et en profitent pour exciter les multitudes et fomenter des troubles. Quoi qu'il en soit, Nous sommes persuadé, et tout le monde en convient, qu'il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu'ils sont pour la plupart dans une situation d'infortune et de misère imméritée. Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes, qui étaient pour eux une protection ; tout principe et, tout sentiment religieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vus avec le temps livrés à la merci de maitres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée. — Une usure dévorante est venue ajouter encore au mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l'Église, elle n'a cessé d'être pratiquée, sous une autre forme, par des hommes avides de gain, d'une insatiable cupidité. A tout cela, il faut ajouter le monopole du travail et des effets de commerce devenus le partage d'un petit nombre de riches et d'opulents, qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie multitude des prolétaires. Les socialistes, pour guérir ce mal, poussent la haine jalouse des pauvres contre ceux qui possèdent. et prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d'un chacun doivent être communs à tous et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l'État. Moyennant cette translation des propriétés et cette égale répartition entre les citoyens des richesses et de leurs commodités, ils se flattent de porter un remède efficace aux maux présents. Mais, pareille théorie, loin d'être capable de mettre fin au conflit, ferait tort à l'ouvrier, si elle était mise en pratique. D'ailleurs, elle est souverainement injuste en ce qu'elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu'elle dénature les fonctions de l'État et tend à bouleverser de fond en comble l'édifice social. De fait, comme il est facile de le comprendre, la raison intrinsèque du travail entrepris par quiconque exerce un art lucratif, le but immédiat visé par le travailleur, c'est de conquérir un bien qu'il possédera en propre et comme lui appartenant ; car, s'il met à la disposition d'autrui ses forces et son industrie, ce n'est pas évidemment pour un motif autre, sinon pour obtenir de quoi pourvoir à son entretien et aux besoins de la vie, et il attend de son travail non seulement les droits au salaire, mais encore un droit strict et rigoureux d'en user comme bon lui semblera. Si donc, en réduisant ses dépenses, il est arrivé à faire quelques épargnes et si, pour s'en assurer la conservation, il les a par exemple réalisées dans un champ, il est de toute évidence que ce champ n'est pas autre chose que le salaire transformé : le fonds ainsi acquis sera la propriété de l'artisan, au même titre que la rémunération même de son travail. Mais qui ne voit que c'est, précisément en cela que consiste le droit de propriété mobilière et immobilière ? Ainsi, cette conversion de la propriété privée en propriété collective, tant préconisée par le socialisme, n'aurait d'autre effet que de rendre la situation des ouvriers plus précaire, en leur retirant la libre disposition de leur salaire et en leur enlevant par le fait même tout espoir et toute possibilité d'agrandir leur patrimoine et d'améliorer leur situation. Mais, et ceci parait plus grave encore, le remède proposé est en opposition flagrante avec la justice, car la propriété privée et personnelle est pour l'homme le droit naturel. Il y a, en effet, sous ce rapport, une très grande différence entre l'homme et les animaux dénués de raison. Ceux-ci ne se gouvernent pas eux-mêmes ; ils sont dirigés et gouvernés par la nature, moyennant un double instinct, qui, d'une part, tient leur activité constamment en éveil et en développe les forces ; de l'autre, provoque tout à la fois et circonscrit chacun de leurs mouvements. Un premier instinct les porte à la conservation et à la défense de leur vie propre, un second, à la propagation de l'espèce ; et ce double résultat, ils l'obtiennent aisément par l'usage des choses présentes et mises à leur portée. lis seraient d'ailleurs incapables de tendre au delà puisqu'ils ne sont mus que par les sens et par chaque objet particulier que les sens perçoivent. — Bien autre est la nature humaine. En l'homme, d'abord, réside dans la perfection toute la vertu de la nature sensitive et, dès lors, il lui revient, non moins qu'à celle-ci, de jouir des objets physiques et corporels. Mais la vie sensitive, même possédée dans toute sa plénitude, non seulement n'embrasse pas toute la nature humaine, mais lui est bien inférieure et faite pour lui obéir et lui être assujettie. Ce qui excelle en nous, qui nous fait hommes et nous distingue essentiellement de la bête, c'est la raison ou l'intelligence, et en vertu de cette prérogative, il faut reconnaître à l'homme, non seulement la faculté générale d'user des choses extérieures, mais, en plus, le droit stable et perpétuel de les posséder, tant celles qui se consument par l'usage que celles qui demeurent après nous avoir servi. Une considération plus profonde de la nature humaine va faire ressortir mieux encore celte vérité. L'homme embrasse par son intelligence une infinité d'objets, et aux choses présentes, il ajoute et rattache les choses futures ; il est, d'ailleurs, le maître de ses actions ; aussi, sous la direction de la loi éternelle et sous le gouvernement universel de la Providence divine, est-il en quelque sorte à lui-même et sa loi et sa providence. C'est pourquoi il a le droit de choisir les choses qu'il estime les plus aptes, non seulement à pourvoir au présent, mais encore au futur. D'où il suit qu'il doit avoir sous sa domination, non seulement les produits de la terre, mais encore la terre elle-même qu'il voit appelé à être, par sa fécondité, sa pourvoyeuse de l'avenir. Les nécessités de l'homme ont de perpétuels retours : satisfaites aujourd'hui, elles renaissent demain avec de nouvelles exigences. Il a donc fallu, pour qu'il pût y faire droit en tout temps, que la nature mit à sa disposition un élément stable et permanent, capable de lui en fournir perpétuellement les moyens. Or, cet élément ne pouvait être que la terre avec ses ressources toujours fécondes. Et qu'on n'en appelle pas à la Providence de l'État, car l'État est postérieur à l'homme, et avant qu'il pût se former, l'homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence. Qu'on n'oppose pas non plus à la légitimité de la propriété le fait que Dieu a donné la terre en jouissance au genre humain tout entier, car Dieu ne l'a pas livrée aux hommes pour qu'ils la dominassent confusément tous ensemble. Tel n'est pas le sens de cette vérité. Elle signifie uniquement que Dieu n'a assigné de part à aucun homme en particulier, mais a voulu abandonner la délimitation des propriétés à l'industrie humaine et aux institutions des peuples. — Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu'il n'est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs. Qui en manque y supplée par le travail, de telle sorte que l'on peut affirmes', en toute vérité ; que le travail est le moyen universel de pourvoir aux besoins de la vie, soit qu'on l'exerce dans un fonds propre, ou dans quelque art lucratif dont la rémunération ne se tire que des produits multiples de la terre avec lesquels elle est convertissable. De tout cela, il ressort, une fois de plus, que la propriété privée est pleinement conforme à la nature. La terre, sans doute, fournit à l'homme avec abondance les choses nécessaires à la conservation de sa vie et plus encore à son perfectionnement, mais elle ne le pourrait d'elle-même sans la culture et les soins de l'homme. Or, celui-ci, que fait-il en consumant les ressources de son esprit et les forces de son corps pour se procurer ces biens de la nature ? ll s'applique pour ainsi dire à lui-même la portion de la nature corporelle qu'il cultive, et y laisse comme une certaine empreinte de sa personne, au point qu'en toute justice, ce bien sera possédé dorénavant comme sien et qu'il ne sera licite à personne de violer son droit en n'importe quelle manière. La force de ces raisonnements est d'une évidence telle, qu'il est permis de s'étonner comment certains tenants d'opinions surannées peuvent encore y contredire, en accordant sans doute à l'homme privé l'usage du sol et les fruits des champs, mais en lui refusant le droit de posséder en qualité de propriétaire ce sol où il a bâti, cette portion de terre qu'il a cultivée. Ils ne voient donc pas qu'ils dépouillent par là cet homme du fruit de son labeur ; car enfin, ce champ remué avec art par la main du cultivateur a changé complètement de nature : il était sauvage, le voilà défriché ; d'infécond, il est devenu fertile ; ce qui l'a rendu meilleur est inhérent au sol et se confond tellement avec lui, qu'il serait en grande partie impossible de l'en séparer. Or, la justice tolérerait-elle qu'un étranger vint alors s'attribuer cette terre arrosée des sueurs de celui qui l'a cultivée ? De même que l'effet suit la cause, ainsi est-il juste que le fruit du travail soit au travailleur. C'est donc avec raison que l'universalité du genre humain, sans s'émouvoir des opinions contraires d'un petit groupe, reconnaît, en considérant attentivement la nature, que dans ses lois réside le premier fondement de la répartition des biens et des propriétés privées : c'est avec raison que la coutume de tous les siècles a sanctionné une situation si conforme à la nature de l'homme et à la vie calme et paisible des sociétés. — De leur côté, les lois civiles qui tirent leur valeur, quand elles sont justes, de la loi naturelle, confirment ce même droit et le protègent par la force. — Enfin, l'autorité des lois divines vient y apposer son sceau, en défendant, sous une peine très grave, jusqu'au désir même du bien d'autrui. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni sa maison, ni son champ, ni sa servante, ni son bœuf, ni son due, ni rien de ce qui est à lui. Cependant, ces droits, qui sont innés à chaque homme pris isolément, apparaissent plus rigoureux encore quand on les considère dans leurs relations et leur connexité avec les devoirs de la vie domestique. — Nul doute que, dans le choix d'un genre de vie, il ne soit loisible à chacun ou de suivre le conseil de Jésus-Christ sur la virginité, ou de contracter un lien conjugal. Aucune loi humaine ne saurait enlever d'aucune façon le droit naturel et primordial de tout homme an mariage, ni circonscrire la fin principale pour laquelle il a été établi par Dieu dès l'origine. Croissez et multipliez-vous. Voilà donc la famille, c'est-à-dire la société domestique, société très petite sans doute, mais réelle et antérieure à toute société civile, à laquelle, dès lors, il faudra de toute nécessité attribuer certains droits et certains devoirs absolument indépendants de l'Etat. Ainsi, ce droit de propriété que Nous avons, au nom même de la nature, revendiqué pour l'individu, il le faut maintenant transférer à l'homme, constitué chef de la famille : ce n'est pas assez : en passant dans la société domestique, ce droit y acquiert d'autant plus de force que la personne humaine y reçoit plus d'extension. La nature impose au père de famille le devoir sacré de nourrir et d'entretenir ses enfants ; elle va plus loin. Comme les enfants reflètent la physionomie de leur père et sont une sorte de prolongement de sa personne, la nature lui inspire de se préoccuper de leur avenir et de leur créer un patrimoine, qui les aide à se défendre, dans la périlleuse traversée de la vie, contre toutes les surprises de la mauvaise fortune. Mais ce patrimoine, pourra-t-il le leur créer sans l'acquisition et la possession de biens permanents et productifs qu'il puisse leur transmettre par voie d'héritage ? — Aussi bien que la société civile, la famille, comme Nous l'avons dit plus haut, est une société proprement dite, avec son autorité et son gouvernement propre, l'autorité et le gouvernement paternel. C'est pourquoi, toujours sans doute dans la sphère que lui détermine sa fin immédiate, elle jouit. pour le choix et l'usage de tout ce qu'exigent sa conservation et l'exercice d'une juste indépendance, de droits au moins égaux à ceux de la société civile. Au moins égaux, disons-Nous, car la société domestique a sur la société civile une priorité logique et une priorité réelle, auxquelles participent nécessairement ses droits et ses devoirs. Que si les individus, si les familles entrant dans la société y trouvaient, au lieu d'un soutien, un obstacle, au lieu d'une protection, une diminution de leurs droits, la société serait bientôt plus à fuir qu'à rechercher. Vouloir donc que le pouvoir civil envahisse arbitrairement jusqu'au sanctuaire de la famille, c'est une erreur grave et funeste. Assurément, s'il existe quelque part une famille qui se trouve dans une situation désespérée et qui fasse de vains efforts pour en sortir, il est juste que, dans de telles extrémités, le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, s'il existe quelque part un foyer domestique qui soit le théâtre de graves violations de droits mutuels, que le pouvoir public y rende son droit à un chacun. Ce n'est point là usurper sur les attributions des citoyens, c'est affermir leurs droits, les protéger, les défendre comme il conviendra. Là toutefois, doit s'arrêter l'action de ceux qui président à la chose publique ; la nature leur interdit de dépasser ces limites. L'autorité paternelle ne saurait être abolie ni absorbée par l'État, car elle a sa source là où la vie humaine prend la sienne. Les fils sont quelque chose de leur père ; ils sont en quelque sorte une extension de sa personne ; et, pour parler avec justesse, ce n'est pas immédiatement par eux-mêmes qu'ils s'agrègent et s'incorporent à la société civile, mais par l'intermédiaire de la société domestique dans laquelle ils sont nés. De ce que les fils sont naturellement quelque chose de leur père... ils doivent rester sous la tutelle des parents jusqu'à ce qu'ils aient acquis l'usage du libre arbitre. Ainsi, en substituant à la providence paternelle la providence de l'État, les socialistes vont contre la justice naturelle et brisent les liens de la famille. Mais, en dehors de l'injustice de leur système, on n'en voit que trop toutes les funestes conséquences : la perturbation dans tous les rangs de la société, une odieuse et insupportable servitude pour tous les citoyens, la porte ouverte à toutes les jalousies, à tous les mécontentements, à toutes les discordes ; le talent et l'habileté privés de leurs stimulants, et, comme conséquence nécessaire, les richesses taries dans leur source ; enfin, à la place de cette égalité tant rêvée, l'égalité dans le dénuement, dans l'indigence et la misère. Par tout ce que Nous venons de dire, on comprend que la théorie socialiste de la propriété collective est absolument à répudier, comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu'on veut secourir, contraire aux droits naturels des individus ; comme dénaturant les fonctions de l'État et troublant la tranquillité publique. Qu'il reste donc bien établi que le premier fondement à poser par tous ceux qui veulent sincèrement le bien du peuple, c'est l'inviolabilité de la propriété privée. A présent, expliquons ou il convient de chercher le remède tant désiré. C'est avec assurance que Nous abordons ce sujet, et dans toute la plénitude de notre droit ; car la question qui s'agite est d'une nature telle, qu'à moins de faire appel à la religion et à l'Église, il est impossible de lui trouver jamais une solution efficace. Or, comme c'est à Nous principalement qu'ont été confiées la sauvegarde de la religion et la dispensa-lion de ce qui est du domaine de l'Église, Nous taire serait aux yeux de tous négliger Notre devoir. Assurément, une cause de cette gravité demande encore d'autres agents leur part d'activité et d'efforts. Nous voulons parler des gouvernants, des maîtres et des riches, des ouvriers eux-mêmes, dont le sort est ici en jeu. Mais ce que nous affirmons sans hésitation, c'est l'inanité de leur action en dehors de celle de l'Église. C'est l'Église, en effet. qui puise dans l'Évangile des doctrines capables soit de mettre fin au conflit, soit au moins de l'adoucir, en lui enlevant tout ce qu'il a d'âpreté et d'aigreur ; l'Église, qui ne se contente pas d'éclairer l'esprit de ses enseignements, mais s'efforce encore de régler en conséquence la vie et les mœurs d'un chacun ; l'Église, qui, par une foule d'institutions éminemment bienfaisantes, tend à améliorer le sort des classes pauvres, l'Église qui veut et désire ardemment que toutes les classes mettent en commun leurs lumières et leurs forces pour donner à la question ouvrière la meilleure solution possible ; l'Église enfin, qui estime que les lois et l'autorité publique doivent, avec mesure sans doute, et avec sagesse, apporter à cette solution leur part de concours. Le premier principe à mettre en avant, c'est que l'homme doit prendre en patience sa condition ; il est impossible que, dans la société civile, tout le monde soit élevé au même niveau. Sans doute, c'est là ce que poursuivent les socialistes ; mais contre la nature, tous les efforts sont vains. C'est elle, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes : différences d'intelligence, de talent, d'habileté, de santé, de force ; différences nécessaires, d'où naît spontanément l'inégalité des conditions. Cette inégalité, d'ailleurs, tourne au profit de tous, de la société comme des individus : car la vie sociale requiert un organisme très varié et des fonctions fort diverses ; et, ce qui porte précisément les hommes à se partager ces fonctions, c'est surtout la différence de leurs conditions respectives. — Pour ce qui regarde le travail en particulier, l'homme, dans l'état même d'innocence, n'était pas destiné à vivre dans l'oisiveté ; mais ce que la volonté eût embrassé librement comme un exercice agréable, la nécessité y a ajouté, après le péché, le sentiment de la douleur et l'a imposé comme une expiation. La terre sera maudite à cause de toi : c'est par le travail que tu en tireras ta subsistance tous les jours de ta vie. Il en est de même de toutes les autres calamités qui ont fondu sur l'homme ; ici-bas, elles n'auront pas de fin ni de trêve, parce que les funestes fruits du péché sont amers, âpres, acerbes, et qu'ils accompagnent nécessairement l'homme jusqu'à son dernier soupir. Oui, la douleur et la souffrance sont l'apanage de l'humanité, et les hommes auront beau tout essayer, tout tenter pour les bannir, ils n'y réussiront jamais, quelques sources qu'ils déploient et quelques forces qu'ils mettent en jeu. S'il en est qui s'en attribuent le pouvoir, s'il en est qui promettent au pauvre une vie exempte de souffrances et de peines, toute au repos et à de perpétuelles jouissances, ceux-là certainement trompent le peuple et lui dressent des embûches où se cachent pour l'avenir de plus terribles calamités que celles du présent. Le meilleur parti consiste à voir les choses telles qu'elles sont et, comme nous l'avons dit, à chercher ailleurs un remède capable de soulager nos maux. L'erreur capitale dans la question présente, c'est de croire que les deux classes sont ennemies nées l'une de l'autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu'ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. C'est là une aberration telle, qu'il faut placer la vérité dans une doctrine contrairement opposée : car de même que, dans le corps humain, les membres, malgré leur diversité, s'adaptent merveilleusement l'un à l'autre, de façon à former un tout exactement proportionné et qu'on pourrait appeler symétrique, ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s'unir harmonieusement et à se tenir mutuellement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l'une de l'autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital. La concorde engendre l'ordre et la beauté ; au contraire, d'un conflit perpétuel, il ne peut résulter que la confusion des luttes sauvages. Or, pour dirimer ce conflit et couper le mal dans sa racine, les institutions chrétiennes possèdent une vertu admirable et multiple. Et d'abord, toute l'économie des vérités religieuses, dont l'Église est la gardienne et l'interprète, est de nature à rapprocher et à réconcilier les riches et les pauvres, en rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels et, avent tous les autres, ceux qui dérivent de la justice. Parmi ces devoirs, voici ceux qui regardent le pauvre et l'ouvrier : il doit fournir intégralement et fidèlement tout le travail auquel il s'est engagé par contrat libre et conforme à l'équité : il ne doit point léser son patron, ni dans ses biens ni dans sa personne ; ses revendications mêmes doivent être exemptes de violences et ne jamais revêtir la forme de séditions ; il doit fuir les hommes pervers qui, dans des discours artificieux, lui suggèrent des espérances exagérées et lui font de grandes promesses qui n'aboutissent qu'à de stériles regrets et à la ruine des fortunes. — Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l'ouvrier en esclave ; il est juste qu'ils respectent en lui la dignité de l'homme relevée encore par celle du chrétien. Le travail du corps, au témoignage de la raison et de la philosophie chrétienne, loin d'être un sujet de honte, fait honneur à l'homme, parce qu'il lui fournit un noble moyen de sustenter sa vie. Ce qui est honteux et inhumain, c'est d'user de l'homme comme d'un vil instrument de lucre, de ne l'estimer qu'en proportion de la vigueur de ses bras. Le christianisme, en outre, prescrit qu'il soit tenu compte des intérêts spirituels de l'ouvrier et du bien de son âme. Aux maîtres, il revient de veiller qu'il y soit donné pleine satisfaction ; que l'ouvrier ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices ; que rien ne vienne affaiblir en lui l'esprit de famille ni les habitudes d'économie. Défense encore aux maîtres d'imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces, ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe. Mais, parmi les devoirs principaux du patron, il faut mettre au premier rang celui de donner à chacun le salaire qui lui convient. Assurément, pour fixer la juste mesure du salaire, il y a de nombreux points de vue à considérer ; mais, d'une manière générale, que le riche et le patron se souviennent qu'exploiter la pauvreté et la misère et spéculer sur l'indigence sont choses que réprouvent également les lois divines et humaines. Ce qui serait un crime à crier vengeance au ciel, serait de frustrer quelqu'un du prix de ses labeurs. Voilà que le salaire que vous avez dérobé par fraude ù vos ouvriers crie vers vous, et que la clameur est montée jusqu'aux oreilles du Dieu des armées. Enfin, les riches doivent s'interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l'épargne du pauvre, et cela d'autant plus que celui-ci est moins apte à se défendre et que son avoir, pour être de mince importance, revêt un caractère plus sacré. L'obéissance à ces lois, Nous le demandons, ne suffirait-elle pas à elle seule pour faire cesser tout antagonisme et en supprimer les causes ? L'Église, toutefois, instruite et dirigée par Jésus-Christ, porte ses vues encore plus haut ; elle propose un corps de préceptes plus complet, parce qu'elle ambitionne de resserrer l'union des deux classes, jusqu'à les unir l'une à l'autre par les liens d'une véritable amitié. — Nul ne saurait avoir une vraie intelligence de la vie mortelle, ni l'estimer à sa juste valeur, s'il ne s'élève jusqu'à la considération de cette autre vie qui est immortelle. Supprimez celle-ci, et aussitôt toute forme et toute vraie notion de l'honnête disparaît ; bien plus, l'univers entier devient un impénétrable mystère. Quand nous aurons quitté cette vie, alors seulement nous commencerons à vivre ; cette vérité, que la nature elle-même nous enseigne, est un dogme chrétien sur lequel repose, comme sur son premier fondement, toute l'économie de la religion. Non, Dieu ne nous a point faits pour ces choses fragiles et caduques, mais pour les choses célestes et éternelles ; ce n'est point comme une demeure fixe qu'il nous a donné cette terre, mais comme un lieu d'exil. Que vous abondiez en richesses et en tout ce qui est réputé biens de la fortune ou que vous en soyez privé, cela n'importe nullement à l'éternelle béatitude ; l'usage que vous en ferez, voilé ce qui intéresse. Jésus-Christ n'a point supprimé les afflictions qui forment presque toute la trame de la vie mortelle : il en a fait des stimulants de la vertu et des sources du mérite, en sorte qu'il n'est point d'homme qui puisse prétendre aux récompenses éternelles s'il ne marche sur les traces sanglantes de Jésus-Christ. Si nous souffrons avec lui, nous régnerons avec lui. D'ailleurs, en choisissant de lui-même la croix et les tourments, il en a singulièrement adouci la force et l'amertume, et afin de nous rendre encore la souffrance plus supportable, à l'exemple, il a ajouté sa grâce et la promesse d'une récompense sans fin. Car le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons en cette vie produit en nous le poids éternel d'une gloire souveraine et incomparable. Ainsi, les fortunés de ce inonde sont avertis que les richesses ne les mettent pas à couvert de la douleur, qu'elles ne sont d'aucune utilité pour la vie éternelle, mais plutôt un obstacle ; qu'ils doivent trembler devant les menaces inusitées que Jésus-Christ profère contre les riches qu'enfin, il viendra un jour où ils devront rendre à Dieu, leur juge, un compte très rigoureux de l'usage qu'ils auront faits de leur fortune. Sur l'usage des richesses, voici l'enseignement d'une
excellence et d'une importance extrême que la philosophie a pu ébranler, mais
qu'il appartenait à l'Église de nous donner dans sa perfection et de faire
descendre de la connaissance à la pratique. Le fondement de cette doctrine
est dans la distinction entre la juste possession des richesses et leur usage
légitime. La propriété privée, Nous l'avons vu plus haut, est pour l'homme le
droit naturel ; l'exercice de ce droit est chose, non seulement permise, surtout
à qui vit en société, mais encore absolument nécessaire. Maintenant, si l'on
demande en quoi il faut faire consister l'usage des biens, l'Église répond
sans hésitation : Sous ce rapport, l'homme ne
doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais bien pour communes,
de telle sorte qu'il en fasse part facilement aux autres dans leurs
nécessités. C'est pourquoi l'Apôtre a dit : Divitibus hujus sæculi præcipe..... facile tribuere, communicare. Ordonne aux
riches de ce siècle..... de donner facilement, de communiquer leurs
richesses. Nul assurément n'est tenu de soulager le prochain en prenant sur son nécessaire ou sur celui de sa famille, ni même de rien retrancher de ce que les convenances ou la bienséance imposent à sa personne ; nul, en effet, ne doit vivre contrairement aux convenances Mais, dés qu'on a suffisamment donné à la nécessité et au décorum, c'est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres. C'est un devoir, non pas de stricte justice, sauf les cas d'extrême nécessité, mais de charité chrétienne ; un devoir, par conséquent, dont on ne peut poursuivre l'accomplissement par les voies de la justice humaine. Mais, au-dessus des jugements de l'homme et de ses lois, il y a la loi et le jugement de Jésus-Christ, notre Dieu, qui nous persuade de toutes les manières de faire habituellement l'aumône : Il est plus heureux, dit-il, celui qui donne que celui qui reçoit, et le Seigneur tiendra pour faite ou refusée à lui-même, l'aumône qu'on aura faite ou refusée aux pauvres. Chaque fois que vous avez fait l'aumône à l'un des moindres de nies frères que vous voyez, c'est à moi que vous l'avez faite. Du reste, voici en quelques mots le résumé de cette doctrine : Quiconque a reçu de la divine Bonté une grande abondance soit des biens externes et du corps, soit des biens de l'âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre fonctionnement, et, tout ensemble, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres. C'est pourquoi quelqu'un a-t-il le talent de la parole, qu'il prenne garde de se taire ; une surabondance de biens, qu'il ne laisse pas la miséricorde s'engloutir au fond de son cœur ; l'art de gouverner, qu'il s'applique avec soin à en partager avec son frère et l'exercice et les fruits. Quant aux déshérités de la fortune, ils apprennent de l'Église que, selon le jugement de Dieu lui-même, la pauvreté n'est pas un opprobre et qu'il ne faut pas rougir de devoir gagner son pain à la sueur de son front. C'est ce que Jésus-Christ Notre-Seigneur a confirmé par son exemple, lui qui, tout riche qu'il était, s'est fait indigent pour le salut des hommes ; qui, Fils de Dieu et Dieu lui-même, a voulu passer aux yeux du monde pour le fils d'un artisan ; qui est allé jusqu'à consumer une grande partie de sa vie dans un travail mercenaire. Quiconque tiendra sous son regard le modèle divin comprendra plus facilement ce que Nous allons dire : que la vraie dignité de l'homme et son excellence réside dans ses mœurs, c'est-à-dire dans sa vertu ; que la vertu est le patrimoine commun des mortels, à la portée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des riches ; que, seuls, la vertu et les mérites, n'importe en quel sujet ils se trouvent, obtiendront la récompense de l'éternelle béatitude. Bien plus, c'est vers les classes infortunées que le cœur de Dieu semble s'incliner davantage. Jésus-Christ appelle les pauvres des bienheureux ; il invite avec amour à venir à lui, afin qu'il les console, tous ceux qui souffrent et qui pleurent ; il embrasse avec une charité plus tendre les petits et les opprimés. Ces doctrines sont bien faites sans nul doute pour humilier l'âme hautaine du riche et le rendre plus condescendant, pour relever le courage de ceux qui souffrent et leur inspirer de la résignation. Avec elles se trouverait diminué un abîme cher à l'orgueil, et l'on obtiendrait sans peine que des deux côtés on se donne la main et que les volontés s'unissent dans une même amitié. Mais c'est encore trop peu de la simple amitié : si l'on obéit aux préceptes du christianisme, c'est dans l'amour fraternel que s'opérera l'union. De part et d'autre, on saura et l'on comprendra que les hommes sont tous absolument issus de Dieu, leur Père commun ; que Dieu est leur unique et commune fin, et que lui seul est capable de communiquer aux anges et aux hommes une félicité parfaite et absolue ; que tous, ils ont été également rachetés par Jésus-Christ et rétablis par lui dans leur dignité d'enfants de Dieu, et qu'ainsi un véritable lien de fraternité les unit, soit entre eux, soit au Christ leur Seigneur, qui est le premier-né de beaucoup de frères, primogenitus in multis fratribus. Ils sauront enfin que tous les biens de la nature, tous les trésors de la grâce appartiennent en commun et indistinctement à tout le genre humain et qu'il n'y a que les indignes qui soient déshérités des biens célestes. Si vous êtes fils, vous êtes aussi héritiers : héritiers de Dieu, cohéritiers de Jésus-Christ. Telle est l'économie des droits et des devoirs qu'enseigne la philosophie chrétienne. Ne verrait-on pas l'apaisement se faire à bref délai, si ces enseignements pouvaient une fois prévaloir dans les sociétés Cependant, l'Église ne se contente pas d'indiquer la voie qui mène au salut, elle y conduit et applique de sa propre main le remède au mal. Elle est tout entière à instruire et à élever les hommes d'après ses principes et sa doctrine, dont elle a soin de répandre les eaux vivifiantes aussi loin et aussi largement qu'il lui est possible, par le ministère des évêques et du clergé. Puis elle s'efforce de pénétrer dans les âmes et d'obtenir des volontés qui elles se laissent conduire et gouverner par la règle des préceptes divins. Cc point est capital et d'une importance très grande, parce qu'il renferme comme le résumé de tous les intérêts qui sont en cause, et ici l'action de l'Église est souveraine. Les instruments dont elle dispose pour toucher les âmes, elle les a reçus à cette fin de Jésus-Christ, et ils portent en eux l'efficace d'une vertu divine. Ce sont les seuls qui soient aptes à pénétrer jusque dans les profondeurs du cœur humain, qui soient capables d'amener l'homme à obéir aux injonctions du devoir, à maîtriser ses passions, à aimer Dieu et son prochain d'une charité sans mesure, à briser courageusement tous les obstacles qui entravent sa marche dans la voie de la vertu. Il suffit ici de passer légèrement en revue par la pensée les exemples de l'antiquité. Les choses et les faits que Nous allons rappeler sont hors de toute controverse. Ainsi, il n'est pas douteux que la société civile des hommes a été foncièrement renouvelée par les institutions chrétiennes ; que cette rénovation a eu pour effet de relever le niveau du genre humain, ou, pour mieux dire, de le rappeler de la mort à la vie, et de le porter à un si haut degré de perfection qu'on n'en vit de semblable ni avant ni après, et qu'on n'en verra jamais dans tout le cours des siècles. Qu'enfin ces bienfaits, c'est Jésus-Christ qui en n été le principe et qui en doit être la fin ; car, de même que tout est parti de lui, ainsi tout doit lui être rapporté. Quand donc l'Évangile eut rayonné dans le monde, quand les peuples eurent appris le grand mystère de l'incarnation du Verbe et de la rédemption des hommes, la vie de Jésus-Christ, Dieu et homme, envahit les sociétés et les imprégna tout entières de sa foi, de ses maximes et de ses lois. C'est pourquoi, si la société humaine doit être guérie, elle ne le sera que par le retour à la vie et aux 'institutions du christianisme. A qui veut régénérer une société quelconque en décadence, on prescrit avec raison de la ramener à ses origines. Car la perfection de toute société consiste à poursuivre et à atteindre la fin en vue de laquelle elle a été fondée ; en sorte que tous les mouvements et tous les actes de la vie sociale naissent du même principe d'où est née la société. Aussi, s'écarter de la fin, c'est aller à la mort ; y revenir, c'est reprendre de la vie. Et ce que Nous disons du corps social tout entier s'applique également à cette classe de citoyens qui vivent de leur travail et qui forment la très grande majorité. Et que l'on ne pense pas que l'Église se laisse tellement absorber par le soin des âmes, qu'elle néglige ce qui se rapporte à la vie terrestre et mortelle. Pour ce qui est en particulier de la classe des travailleurs, elle fait tous les efforts pour les arracher à la misère et leur procurer un sort meilleur. Et, certes, ce n'est pas un faible appoint qu'elle apporte à cette œuvre, par le fait seul qu'elle travaille, de paroles et d'actes, à ramener les hommes à la vertu. Les mœurs chrétiennes, dès qu'elles sont en honneur, exercent naturellement sur la prospérité temporelle leur part de bienfaisante influence ; car elles attirent la faveur de Dieu, principe et source de tout bien ; elles compriment le désir excessif des richesses et la soif des voluptés, ces deux fléaux qui, trop souvent, jettent l'amertume et le dégoût dans le sein même de l'opulence ; elles se contentent enfin d'une vie et d'une nourriture frugale et suppléent par l'économie à la modicité du revenu, loin de ces vices qui consument, non seulement les petites, mais les plus grandes fortunes et dissipent les plus gras patrimoines. L'Église, en outre, pourvoit encore directement au bonheur des classes déshéritées par la fondation et le soutien d'institutions qu'elle estime propres à soulager leur misère ; et même en ce genre de bienfaits, elle a tellement excellé que ses propres ennemis ont fait son éloge. Ainsi, chez les premiers chrétiens, telle était la vertu de leur charité mutuelle, qu'il n'était point rare de voir les plus riches se dépouiller de leur patrimoine en faveur des pauvres ; aussi l'indigence n'était-elle point connue par eux. Aux diacres, dont l'ordre avait été spécialement institué à cette fin, les Apôtres avaient confié la distribution quotidienne des aumônes. ; et saint Paul lui-même, quoique absorbé par une sollicitude qui embrassait toutes les Églises, n'hésitait pas à entreprendre de pénibles voyages pour aller en personne porter des secours aux chrétiens indigents. Des secours du même genre étaient spontanément offerts par les fidèles dans chacune de leurs assemblées ; ce que Tertullien appelle les dépôts de la piété, parce qu'on les employait à entretenir et à inhumer les personnes indigentes, les orphelins pauvres des deux sexes, les domestiques âgés, les victimes du naufrage. — Voilà comment, peu à peu, s'est formé ce patrimoine que l'Église a toujours gardé avec un soin religieux comme le bien propre de la famille des pauvres. Elle est allée jusqu'à assurer des secours aux malheureux, en leur épargnant l'humiliation de tendre la main. Car cette commune Mère des riches et des pauvres, pro-litant des merveilleux élans de charité qu'elle avait partout provoqués, fonda des Sociétés religieuses et une foule d'autres institutions utiles, qui ne devaient laisser sans soulagement à peu près aucun genre de misère. D'est sans doute un certain nombre d'hommes aujourd'hui qui, fidèles échos des païens d'autrefois, en viennent jusqu'à se faire même d'une charité aussi merveilleuse une arme pour attaquer l'Église ; et l'on a vu une bienfaisance établie par les lois civiles se substituer à la charité chrétienne ; mais cette charité, qui se voue tout entière et sans arrière-pensée à l'utilité du prochain, ne peut être suppléée par aucune industrie humaine. L'Église seule possède cette vertu, parce qu'on ne la puise que dans le Cœur Sacré de Jésus-Christ et que c'est errer loin de Jésus-Christ que d'être éloigné de son Église. Toutefois, il n'est pas douteux que, pour obtenir le résultat voulu, il ne faille de plus recourir aux moyens humains. Ainsi tous ceux que la cause regarde doivent viser au même but et travailler de concert, chacun dans sa sphère. ll y a là comme une image de la Providence gouvernant le monde ; car nous voyons d'ordinaire que les faits et les événements qui dépendent de causes diverses sont le résultat de leur action commune. Or, quelle part d'action et de remède sommes-nous en droit d'attendre de l'Église ? Disons d'abord que, par État, nous entendons ici non point tel gouvernement établi chez tel peuple en particulier, mais tout gouvernement qui répond aux préceptes de la raison naturelle et des enseignements divins, enseignements que Nous avons exposés Nous-même spécialement dans Nos Lettres Encycliques sur la constitution chrétienne des sociétés. Ce qu'on demande d'abord aux gouvernants, c'est un concours d'ordre général, qui consiste dans l'économie tout entière des lois et des institutions ; Nous voulons dire qu'ils doivent faire en sorte que, de l'organisation même et du gouvernement de la société, découle spontanément et sans efforts la prospérité tant publique que privée. Tel est, en effet, l'office de la prudence civile et le devoir propre de ceux qui gouvernent. Or, ce qui a fait une nation prospère, c'est la probité des mœurs, des familles fondées sur des bases d'ordre et de moralité, la pratique de la religion et le respect de la justice, une composition modérée et une répartition équitable des charges publiques, le progrès de l'industrie et du commerce, une agriculture florissante et d'autres éléments s'il en est du même genre, toutes choses que l'on ne peut porter plus haut sans faire monter d'autant la vie et le bonheur des citoyens. De même donc que, par tous ces moyens, l'État peut se rendre utile aux autres classes, de même il peut grandement améliorer le sort de la classe ouvrière ; et cela dans toute la rigueur de son droit et sans avoir à redouter le reproche d'ingérence ; car, en vertu même de son office, l'État doit servir l'intérêt commun. Et il est évident que plus se multiplieront les avantages résultant de cette action d'ordre général, et moins on aura besoin de recourir à d'autres expédients pour remédier à la condition des travailleurs. Mais, voici une autre considération qui atteint plus profondément encore notre sujet. La raison formelle de toute société est une et commune à tous ses membres, grands et petits. Les pauvres, au même titre que les riches, sont, de par le droit naturel, des citoyens, c'est-à-dire du nombre des parties vivantes dont se compose, par l'intermédiaire des familles, le corps entier de la nation, pour ne pas dire qu'en toutes les cités ils sont le grand nombre. Comme donc il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et d'en négliger l'autre, il devient évident que l'autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder le salut et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y manque. elle viole la stricte justice, qui veut qu'à chacun soit rendu ce qui lui est dû. A ce sujet, saint Thomas dit fort sagement : De même que la partie et le tout sont en quelque manière une même chose, ainsi ce qui appartient au tout est en quelque sorte à chaque partie. C'est pourquoi, parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernements qui veulent pourvoir comme il convient au bien public, celui qui domine tous les autres consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive. Mais, quoique tous les citoyens sans exception doivent apporter leur part à la masse des biens communs, lesquels, du reste, par un retour naturel, se répartissent de nouveau entre les individus, néanmoins les apports respectifs ne peuvent être ni les mêmes ni d'égale mesure. Quelles que soient les vicissitudes par lesquelles les formes de gouvernements sont appelées à passer, il y aura toujours entre les citoyens ces inégalités de conditions sans lesquelles une société ne peut ni exister ni être conçue. A tout prix, il faut des hommes qui gouvernent, qui fassent des lois, qui rendent la justice, qui, enfin, de conseil ou d'autorité, administrent les affaires de la paix et les choses de la guerre. Que ces hommes doivent avoir la prééminence dans toute société et y tenir le premier rang, personne n'en peut douter, puisqu'ils travaillent directement au bien commun et d'une 'manière si excellente. Les hommes, au contraire, qui s'appliquent aux choses de l'industrie, ne peuvent concourir à ce bien commun ni dans la même mesure, ni par les mêmes voies ; mais eux aussi, cependant, quoique d'une manière moins directe, ils servent grandement les intérêts de la société. Sans nul doute, ce bien commun, dont l'acquisition doit avoir pour effet de perfectionner les hommes, est principalement un bien moral. Mais, dans une société bien constituée, il doit se trouver encore une certaine abondance de biens extérieurs, dont l'usage est requis à l'exercice de la vertu. Or, tous ces biens, c'est le travail de l'ouvrier, travail des champs ou de l'usine, qui en est surtout la source féconde et nécessaire. Bien plus, dans cet ordre de choses, le travail a une telle fécondité et une telle efficacité, que l'on peut affirmer sans crainte de se tromper qu'il est la source unique d'où procède la richesse des nations. L'équité demande donc que l'État se préoccupe des travailleurs et fasse en sorte que de tous les biens qu'ils procurent à la société, il leur en revienne une part convenable, comme l'habitation et le vêtement, et qu'ils puissent vivre au prix de moins de peines et de privations. D'où il suit que l'État doit favoriser tout ce qui, de près ou de loin, parait de nature à améliorer leur sort. Cette sollicitude, bien loin de préjudicier à personne, tournera au contraire au profit de tous, car il importe souverainement à la nation que des hommes qui sont pour elle le principe de biens aussi indispensables ne se trouvent point continuellement aux prises avec les horreurs de la misère. Il est dans l'ordre, avons-Nous dit, que ni l'individu ni la famille ne soient absorbés par l'État ; il est juste que l'un et l'autre aient la faculté d'agir avec la liberté aussi longtemps que cela n'atteint pas le bien général et ne fait injure à personne. Cependant, aux gouvernants, il appartient de protéger la communauté et ses parties ; la communauté, parce que la nature en a confié la conservation au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n'est pas seulement ici la loi suprême, mais la cause même et la raison d'être du principat ; les parties, parce que, de droit naturel, le gouvernement ne doit pas viser l'intérêt de ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis : tel est l'enseignement de la philosophie non moins que de la foi chrétienne. D'ailleurs, toute autorité vient de Dieu et est une participation de son autorité suprême ; dès lors, ceux qui en sont les dépositaires doivent l'exercer à l'instar de Dieu, dont la paternelle sollicitude ne s'étend pas moins à chacune des créatures en particulier qu'à tout leur ensemble. Si donc, soit les intérêts généraux, soit l'intérêt d'une classe en particulier se trouvent ou lésés, ou simplement menacés, et qu'il soit impossible d'y remédier ou d'y obvier autrement, il faudra de toute nécessité recourir à l'autorité publique. Or, il importe au salut public et privé que l'ordre et la paix règnent partout ; que toute l'économie de la vie domestique soit réglée d'après les commandements de Dieu et les principes de la loi naturelle ; que la religion soit honorée et observée ; que l'on voie fleurir les mœurs privées et publiques ; que la justice soit religieusement gardée et que jamais une classe ne puisse opprimer l'autre impunément ; qu'il croisse de robustes générations, capables d'être le soutien et, s'il le faut, le rempart de la patrie. C'est pourquoi, s'il arrive que les ouvriers, abandonnant le travail ou le suspendant par les grèves, menacent la tranquillité publique ; que les liens naturels de la famille se relâchent parmi les travailleurs ; qu'on foule aux pieds la religion des ouvriers, en ne leur facilitant point l'accomplissement de leurs devoirs envers Dieu ; que la promiscuité des sexes, ou d'autres excitations au vice constituent dans les usines un péril pour la moralité ; que les patrons écrasent les travailleurs sous le poids de fardeaux iniques, ou déshonorent en eux la personne humaine par des conditions indignes et dégradantes ; qu'ils attentent à leur santé par un travail excessif et hors de proportion avec leur âge et leur sexe : dans tous ces cas, il faut absolument appliquer, dans de certaines limites, la force et l'autorité des lois ; les limites seront déterminées par la fin même qui appelle le secours des lois ; c'est-à-dire que celles-ci ne doivent pas s'avancer ni rien entreprendre au delà de ce qui est nécessaire pour réprimer les abus et écarter les dangers. Les droits, où qu'ils se trouvent, doivent être religieusement respectés, et l'État doit les assurer à tous les citoyens, en prévenant ou en vengeant leur violation. Toutefois, dans la protection des droits privés, il doit se préoccuper d'une manière spéciale des faibles et des indigents. La classe riche se fait comme un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La classe indigente, au contraire, sans richesse pour la mettre à couvert des injustices, compte surtout sur la protection de l'État. Que l'État se fasse donc, à un titre tout particulier, la providence des travailleurs qui appartiennent à la classe pauvre en général. Mais il est bon de traiter à part certains points de plus grande importance. En premier lieu, il faut que les lois publiques soient pour les propriétés privées une protection et une sauvegarde. Et ce qui importe par-dessus tout, au milieu de tant de cupidités en effervescence, c'est de contenir les masses dans le devoir ; car, s'il est permis de tendre vers de meilleures destinées avec l'aveu de la justice, enlever de force le bien d'autrui, envahir les propriétés étrangères, sous le prétexte d'une absurde égalité, sont choses que la justice condamne et que l'intérêt commun lui-même répudie. Assurément, les ouvriers qui veulent améliorer leur sort par un travail honnête et en dehors de toute injustice forment la très grande majorité ; mais combien n'en compte-t-on pas qui, imbus de fausses doctrines et ambitieux de nouveautés, mettent tout en œuvre pour exciter des tumultes et entrainer les autres à la violence ! Que l'autorité publique intervienne alors, et que, mettant un frein aux excitations des meneurs, elle protège les mœurs des ouvriers contre les artifices de la corruption, et les légitimes propriétés contre le péril de la rapine. Il n'est pas rare qu'un travail trop prolongé ou trop pénible, et un salaire réputé trop faible donnent lieu à ces chômages voulus et concertés qu'on appelle des grèves. A cette plaie si commune et en même temps si dangereuse, il appartient au pouvoir public de porter un remède ; car ces chômages, non seulement tournent au détriment des patrons et des ouvriers eux-mêmes, mais ils entravent le commerce et nuisent aux intérêts généraux de la société, et, comme ils dégénèrent facilement en violences et en tumultes, la tranquillité publique s'en trouve souvent compromise. Mais, ici, il est plus efficace et plus salutaire que l'autorité des lois prévienne le mal et l'empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons. Chez l'ouvrier pareillement, il est des intérêts nombreux qui réclament la protection de l'État et en première ligne ce qui regarde le bien de son âme. La vie du corps, en effet, quelque précieuse et désirable qu'elle soit, n'est pas le but dernier de notre existence ; elle est une voie et un moyen pour arriver, par la connaissance du vrai et l'amour du bien, à la perfection de la vie de l'âme. C'est l'âme qui porte gravée en elle-même l'image et la ressemblance de Dieu ; c'est en elle que réside cette souveraineté dont l'homme fut investi, quand il reçut l'ordre de s'assujettir la nature inférieure et de mettre à son service les terres et les mers. Remplissez la terre et l'assujetissez ; dominez sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux du ciel, et sur tous les animaux qui se meuvent sur la terre. A ce point de vue, tous les hommes sont égaux ; point de différence entre riches et pauvres, maîtres et serviteurs, princes et sujets : Ils n'ont tous qu'un même Seigneur. Cette dignité de l'homme, que Dieu lui-même traite avec un grand respect, il n'est permis à personne de la violer impunément, ni d'entraver la marche de l'homme vers cette perfection qui répond à la vie éternelle et céleste. Bien plus, il n'est même pas loisible à l'homme, sous ce rapport, de déroger spontanément à la dignité de sa nature, ou de vouloir l'asservissement de son âme, car il ne s'agit pas de droits dont il ait la libre disposition, mais de droits envers Dieu qu'il doit religieusement remplir. C'est de là que découle la nécessité du repos et de la cessation du travail aux jours du Seigneur. Qu'on n'entende pas toutefois par ce repos une plus large pari faite à une stérile oisiveté, ou encore moins, comme un grand nombre le souhaitent, ce chômage fauteur des vices et dissipateur des salaires, mais un repos sanctifié par la religion. Ainsi allié avec la religion, le repos retire l'homme des labeurs et des soucis de la vie quotidienne, l'élève aux grandes pensées du ciel, et l'invite à rendre à son Dieu le tribut d'adoration qu'il lui doit. Tel est surtout le caractère el la raison de ce repos du septième jour dont Dieu avait fait, même déjà dans l'Ancien Testament, un des principaux articles de la loi : Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat, et dont il avait lui-même donné l'exemple par ce mystérieux repos pris incontinent après qu'il eut créé l'homme : Il se reposa le septième jour de tout le travail qu'il avait fait. Pour ce qui est des intérêts physiques et corporels, l'autorité publique doit, tout d'abord, les sauvegarder en arrachant les malheureux ouvriers des mains de ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs personnes pour satisfaire d'insatiables cupidités. Exiger une somme de travail qui, en émoussant toutes les facultés de l'âme, écrase le corps et en consume les forces jusqu'à l'épuisement, c'est une conduite que ne peuvent tolérer ni la justice ni l'humanité. L'activité de l'homme, bornée comme sa nature, a des limites qu'elle ne peut franchir. Elle s'accroit sans doute par l'exercice et l'habitude, mais à la condition qu'on lui donne des relâches et des intervalles de repos. Ainsi le nombre d'heures d'une journée de travail ne doit-il pas excéder la mesure des forces des travailleurs, et les intervalles de repos devront-ils être proportionnés à la nature du travail et à la santé de l'ouvrier, et réglés d'après les circonstances des temps et des lieux. L'ouvrier qui arrache à la terre ce qu'elle a de plus caché, la pierre, le fer et l'airain, a un labeur dont la brièveté devra compenser la peine et la gravité, ainsi que le dommage physique qui peut en être la conséquence. Il est juste, en outre, que la part soit faite des époques de l'année : tel même travail sera souvent aisé dans une saison qui deviendra intolérable ou très pénible dans une autre. Enfin, ce que peut réaliser un homme valide et dans la force de l'âge, il ne serait pas équitable de le demander à une femme ou à un enfant. L'enfance en particulier — et ceci demande à être observé strictement — ne doit entrer à l'usine qu'après que l'âge aura suffisamment développé en elle ses forces physiques, intellectuelles et morales ; sinon, comme une herbe encore tendre, elle se verra flétrie par un travail trop précoce, et il en sera fait de son éducation. De même, il est des travaux moins adaptés à la femme, que la nature destine plutôt aux ouvrages domestiques ; ouvrages d'ailleurs qui sauvegardent admirablement l'honneur de son sexe et répondent mieux de leur nature, à ce que demandent la bonne éducation des enfants et la prospérité de la famille. En général, la durée du repos doit se mesurer d'après la dépense des forces qu'il doit restituer. Le droit au repos de chaque jour ainsi que la cessation du travail le jour du Seigneur doivent être la condition expresse ou tacite de tout contrat passé entre patrons et ouvriers. Là où cette condition n'entrerait pas, le contrat ne serait pas honnête, car nul ne peut exiger ou compromettre la violation des devoirs de l'homme envers Dieu et envers lui-même. Nous passons à présent, à un autre point de la question, d'une importance grande et qui, pour éviter tout extrême, demande à être défini avec justesse ; nous voulons parler de la fixation du salaire. Le salaire, ainsi raisonne-t-on, une fois librement consenti de part et d'autre, le patron, en le payant, a rempli tous ses engagements et n'est plus tenu à rien. Alors seulement la justice se trouverait lésée, si on lui refusait de tout solder, ou l'ouvrier d'achever tout son travail et de satisfaire Ô. ses engagements, auxquels cas, à l'exclusion de tout autre, le pouvoir public aurait à intervenir pour protéger le droit d'un chacun. — Pareil raisonnement ne trouvera pas de juge équitable qui consente à y adhérer sans réserve, car il n'embrasse pas tous les côtés de la question, et il en omet un de fort sérieux. Travailler, c'est exercer son activité dans le but de se procurer ce qui est requis pour les divers besoins de la vie, mais surtout pour l'entretien de la vie elle-même. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. C'est pourquoi le travail a reçu de la nature comme une double empreinte : il est personnel, parce que la force active est inhérente à la personne et qu'elle est la propriété de celui qui l'exerce et qui l'a reçue pour son utilité ; il est nécessaire, parce que l'homme a besoin du fruit de son travail pour conserver son existence, et qu'il doit la conserver pour obéir aux ordres irréfragables de la nature. Or„ si l'on ne regarde le travail que par le côté où il est personnel, nul doute qu'il ne soit au pouvoir de l'ouvrier de restreindre à son gré le taux du salaire ; la même volonté qui donne le travail peut se contenter d'une faible rémunération ou même n'en exiger aucune. Mais, il en va tout autrement si, au caractère de personnalité, on joint celui de nécessité, dont la pensée peut bien faire abstraction, mais qui n'en est pas séparable, en réalité. Et, en effet, conserver l'existence est un devoir imposé à tous les hommes, et auquel ils ne peuvent se soustraire sans crime. De ce devoir découle nécessairement le droit de se procurer les choses nécessaires à la subsistance, et que le pauvre ne se procure que moyennant le salaire de son travail. Que le patron et l'ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu'il leur plaira, qu'ils tombent d'accord notamment sur le chiffre du salaire, au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l'ouvrier sobre et honnête. Que si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d'un mal plus grand, il accepte des conditions dures que, d'ailleurs, il ne lui était pas loisible de refuser, parce qu'elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l'offre du travail, c'est là subir une violence contre laquelle la justice proteste. — Mais, de peur que, dans ces cas et d'autres analogues, comme en ce qui concerne la journée du travail et les soins de la santé des ouvriers dans les mines, les pouvoirs publics n'interviennent pas importunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux, il sera préférable, qu'en principe, la solution en soit réservée aux corporations ou syndicats dont Nous parlerons plus loin, ou que l'on recoure à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers, même, si la cause le réclamait, avec le secours et l'appui de l'État. L'ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille suivra, s'il est sage, le conseil que semble lui donner la nature elle-même ; il s'appliquera à être parcimonieux et fera en sorte, par de prudentes épargnes, de se ménager un petit superflu, qui lui permette de parvenir, un jour, à l'acquisition d'un modeste patrimoine. Nous avons vu, en effet, que la question présente ne pouvait recevoir de solution vraiment efficace si l'on ne commençait par poser comme principe fondamental l'inviolabilité de la propriété privée. Il importe donc que les lois favorisent l'esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu'il est possible dans les niasses populaires. Ce résultat, une fois obtenu, serait la source des plus précieux avantages ; et d'abord, d'une répartition des biens certainement plus équitable. La violence des révolutions politiques a divisé le corps social en deux classes, et a creusé entre elles un immense abîme. D'une part, la toute-puissance dans l'opulence : une faction qui, maîtresse absolue de l'industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer en elle toutes les sources ; faction, d'ailleurs, qui tient en sa main plus d'un ressort de l'administration publique. De l'autre, la faiblesse dans l'indigence : une multitude, l'âme ulcérée, toujours prête au désordre. Eh bien ! que l'on stimule l'industrieuse activité du peuple par la perspective d'une participation à la propriété du sol, et l'on verra se combler peu Ô. peu l'abîme qui sépare l'opulence de la misère et s'opérer le rapprochement des deux classes. En outre, la terre produira toute chose en plus grande abondance. Car l'homme est ainsi fait, que la pensée de travailler sur un fonds qui est à lui redouble son ardeur et son application. Il en vient même jusqu'à mettre tout son cœur dans une terre qu'il a cultivée lui-même, qui lui promet, à lui et aux siens, non seulement le strict nécessaire, mais encore une certaine aisance. Et nul qui ne soie sans peine les heureux effets de ce redoublement d'activité sur la fécondité de la terre et sur la richesse des nations. Un troisième avantage sera l'arrêt dans le mouvement d'émigration nul, en effet, ne consentirait à échanger contre une région étrangère sa patrie et sa terre natale, s'il y trouvait les moyens de mener une vie plus tolérable. Mais une condition indispensable pour que tous ces avantages deviennent des réalités, c'est que la propriété privée ne soit pas épuisée par un excès de charges et d'impôts. Ce n'est pas des lois humaines, mais de la nature, qu'émane le droit de propriété individuelle ; l'autorité publique ne peut donc l'abolir ; tout ce qu'elle peut, c'est en tempérer l'usage et le concilier avec le bien commun. C'est pourquoi elle agit contre la justice et l'humanité quand, sous le nom d'impôts, elle grève outre mesure les biens des particuliers. En dernier lieu, les maitres et les ouvriers eux-mêmes peuvent singulièrement aider à la solution, par toutes les œuvres propres à soulager efficacement l'indigence et à opérer un rapprochement entre les deux classes. De ce nombre sont les Sociétés de secours mutuels ; les institutions diverses, dues à l'initiative privée, qui ont pour but de secourir les ouvriers ainsi que leurs veuves et leurs orphelins, en cas de mort, d'accidents ou d'infirmités ; les patronages, qui exercent une protection bienfaisante sur les enfants des deux Sexes, sur les adolescents et sur les hommes faits. Mais la première place appartient aux corporations ouvrières, qui, en soi, embrassent à peu près tontes les œuvres. Nos ancêtres éprouvèrent longtemps la bienfaisante influence de ces corporations car, tandis que les artisans y trouvaient d'inappréciables avantages, les arts, ainsi qu'une foule de monuments le proclament, y puisaient un nouveau lustre et une nouvelle vie. Aujourd'hui, les générations étant plus cultivées, les mœurs plus policées, les exigences de la vie quotidienne plus nombreuses, il n'est point douteux qu'il ne faille adapter les corporations à la condition nouvelle. Aussi est-ce avec plaisir que Nous voyons se former partout des Sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, ou mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons ; il est à désirer qu'elles accroissent leur nombre et l'efficacité de leur action. Bien que Nous Nous en soyons occupé plus d'une fois, Nous voulons exposer ici leur opportunité et leur droit à l'existence, et indiquer comment elles doivent s'organiser et quel doit être leur programme d'action. L'expérience quotidienne que fait l'homme de l'exigüité de ses forces l'engage et le pousse à s'adjoindre une coopération étrangère. C'est dans les Saintes Lettres qu'on lit cette maxime : Il vaut mieux que deux soient ensemble que d'être seuls, car alors ils tirent de l'avantage de leur société. Si l'un tombe, l'autre le soutient. Malheur à l'homme seul ! car lorsqu'il sera tombé, il n'aura personne pour le relever. Et cette autre : Le frère qui est aidé par son frère est comme une ville forte. De cette propension naturelle, comme d'un même genre, naissent la société civile d'abord, puis, au sein même de celle-ci, d'autres sociétés qui, pour être restreintes et imparfaites, n'en sont pas moins des sociétés véritables. Entre ces petites sociétés et la grande, il y a de profondes différences, qui résultent de leur fin prochaine. La fin de la société civile embrasse universellement tous les citoyens, car elle réside dans le bien commun, c'est-a-dire dans un bien auquel tous et chacun ont le droit de participer dans une mesure proportionnelle. C'est pourquoi on l'appelle publique, parce qu'elle réunit les hommes pour en former une nation. Au contraire, les sociétés qui se constituent dans son sein sont tenues pour privées et le sont, en effet, car leur raison d'être immédiate est l'utilité particulière et exclusive de leurs membres. La société privée est celle qui se forme dans un but privé, comme lorsque deux ou trois s'associent pour exercer ensemble le négoce. Or, de ce que les sociétés privées n'ont d'existence qu'au sein de la société civile, dont elles sont comme autant de parties, il ne suit pas, à ne parler qu'en général et à ne considérer que leur nature, qu'il soit au pouvoir de l'État de leur dénier l'existence. Le droit à l'existence leur a été octroyé par la nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l'anéantir. C'est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s'attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés publiques et privées tirent leur origine d'un même principe, la naturelle sociabilité de l'homme. — Assurément, il y a des conjonctures qui autorisent les lois à s'opposer a la formation de quelque société de ce genre. Si une société, en vertu même de ses statuts organiques, poursuivait une fin en opposition flagrante avec la probité, avec la justice, avec la sécurité de l'État. les pouvoirs publics auraient le droit d'en empêcher la formation et, si elle était formée, de la dissoudre. Mais encore faut-il qu'en tout cela ils n'agissent qu'avec une très grande circonspection, pour éviter d'empiéter sur les droits des citoyens, et de statuer, sous couleur d'utilité publique, quelque chose qui serait, désavouée par la raison. Car une loi ne mérite obéissance qu'autant qu'elle est conforme à la droite raison et à la loi éternelle de Dieu. Ici se présentent à Notre esprit les confréries, les Congrégations et les Ordres religieux de tout genre, auxquels l'autorité de l'Église et la piété des fidèles avaient donné naissance ; quels en furent les fruits de salut pour le genre humain jusqu'à nos jours, l'histoire le dit assez. Considérées simplement par la raison, ces sociétés apparaissent comme fondées dans un but honnête, et conséquemment comme établies sur le droit naturel ; du côté où elles touchent à la religion, elles ne relèvent que de l'Église. Les pouvoirs publics ne peuvent donc légitimement s'arroger sur elles aucun droit, ni s'en attribuer l'administration ; leur office plutôt est de les respecter, de les protéger et, s'il en est besoin, de les défendre. Or, c'est justement tout l'opposé que Nous avons été condamné à voir, surtout en ces derniers temps. Dans beaucoup de pays, l'État a porté la main sur ces sociétés et a accumulé à leur égard injustice sur injustice : assujettissement aux lois civiles, privation du droit légitime de personne morale, spoliation des biens. Sur ces biens l'Église avait pourtant ses droits : chacun des membres avait les siens ; les donateurs qui leur avaient fixé une destination, ceux enfin qui en retiraient des secours et du soulagement avaient les leurs. Aussi ne pouvons-Nous Nous empêcher de déplorer amèrement des spoliations si iniques et si funestes ; d'autant plus, qu'on frappe de proscription les sociétés catholiques dans le temps même où l'on affirme la légalité des sociétés privées, et que ce que l'on refuse à des hommes paisibles et qui n'ont en vue que l'utilité publique, on l'accorde, et très largement, à des hommes qui roulent dans leur esprit des desseins funestes tout à la fois à la religion et à l'État. Jamais, assurément, à aucune autre époque, on ne vit une si grande multiplicité d'associations de tout genre, surtout d'associations ouvrières. D'où viennent beaucoup d'entre elles, où elles tendent, par quelle voie, ce n'est pas ici le lieu de le rechercher. Mais, c'est une opinion confirmée par de nombreux indices qu'elles sont ordinairement gouvernées par des chefs occultes, et qu'elles obéissent à un mot d'ordre également hostile au nom chrétien et à la sécurité des nations ; qu'après avoir accaparé toutes les entreprises, s'il se trouve des ouvriers qui se refusent à entrer dans leur sein, elles leur font expier ce refus par la misère. Dans cet état de choses, les ouvriers chrétiens n'ont plus qu'à choisir entre ces deux pouvoirs, secouer hardiment un joug si injuste et si intolérable. Qu'il faille opter pour ce dernier parti, y a-t-il des hommes ayant vraiment à cœur d'arracher le souverain bien de l'humanité à un péril imminent qui puissent avoir là-dessus le moindre doute 1 Certes, il faut louer hautement le zèle d'un grand nombre des nôtres, lesquels, se rendant, parfaitement compte des besoins de l'heure présente, sondent soigneusement le terrain, pour y découvrir une voix honnête qui conduise au relèvement de la classe ouvrière. S'étant constitués les protecteurs des personnes vouées au travail, ils s'étudient à accroître leur prospérité tant domestique qu'individuelle, à régler avec équité les relations réciproques des patrons et des ouvriers, à entretenir et à affermir dans les uns et les autres le souvenir de leurs devoirs et l'observation des préceptes divins : préceptes qui, en l'amenant l'homme à la modération et condamnant tous les excès, maintiennent dans les nations et parmi les éléments si divers de personnes et de choses, la concorde et l'harmonie la plus parfaite. Sous l'inspiration des mêmes pensées, des hommes de grand mérite se réunissent fréquemment en Congrès, pour se communiquer leurs vues, unir leurs forces, arrêter des programmes d'action. D'autres s'occupent de fonder des corporations assorties aux divers métiers et d'y faire entrer les artisans ; ils aident ces derniers de leurs conseils et de leur fortune, et pourvoient à ce qu'ils ne manquent jamais d'un travail honnête et fructueux. Les évêques, de leur côté, encouragent ces efforts et les mettent sous leur haut patronage ; par leur autorité et sous leurs auspices, des membres du clergé, tant séculier que régulier, se dévouent en grand nombre aux intérêts spirituels des corporations. Enfin, il ne manque pas de catholiques qui, pourvus d'abondantes richesses, mais devenus en quelque sorte compagnons volontaires de travailleurs, ne regardent à aucune dépense pour fonder et étendre au loin des sociétés, où ceux-ci puissent trouver, avec une certaine aisance pour le présent, le gage d'un repos honorable pour l'avenir. Tant de zèle, tant et de si industrieux efforts ont déjà réalisé parmi les peuples un bien très considérable et trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en parler en détail. Il est à nos yeux d'un heureux augure pour l'avenir, et Nous Nous promettons de ces corporations les plus heureux fruits, pourvu qu'elles continuent à se développer et que la prudence préside toujours à leur organisation. Que l'État protège ces sociétés fondées selon le droit, que, toutefois, il ne s'immisce point dans leur gouvernement intérieur, et ne touche point aux ressorts intimes qui lui donnent la vie : car le mouvement vital procède essentiellement d'un principe intérieur et s'éteint très facilement sous l'action d'une cause externe. A ces corporations, il faut, évidemment, pour qu'il y ait unité d'action et accord des volontés, une organisation et une discipline sage et prudente. Si donc, comme il est certain, les citoyens sont libres de s'associer, ils doivent l'être également de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu'ils poursuivent. Quels doivent être ces statuts et règlements 1 Nous ne croyons pas qu'on puisse donner de règles certaines et précises pour en déterminer le détail ; tout dépend du génie de chaque nation, des essais tentés et de l'expérience acquise, du genre du travail, de l'étendue du commerce, et d'autres circonstances de choses et de temps qu'il faut peser avec maturité. Tont ce qu'on peut dire, en général, c'est qu'on doit prendre pour règle universelle et constante d'organiser et gouverner les corporations, de façon qu'elles fournissent à chacun de leurs membres les moyens propres à lui faire atteindre par la voie la plus commode et la plus courte, le but qu'il se propose, et qui consiste dans l'accroissement le plus grand possible des biens du corps, de l'esprit, de la fortune. Mais il est évident qu'il faut viser avant. tout à l'objet principal, qui est le perfectionnement moral et religieux ; c'est surtout cette fin qui doit régler toute l'économie de ces sociétés ; autrement elles dégénéreraient bien vite et tomberaient, ou peu s'en faut, au rang des sociétés où la religion ne tient aucune place. Aussi bien, que servirait à l'artisan d'avoir trouvé au sein de la corporation l'abondance matérielle, si la disette d'aliments spirituels mettait en péril le salut de son âme ? Que sert à l'homme de gagner l'univers entier s'il vient à perdre son âme ? Voici le caractère auquel Notre-Seigneur Jésus-Christ veut qu'on distingue le chrétien d'avec le gentil. Les gentils recherchent toutes ces choses... cherchez d'abord le royaume de Dieu, et toutes choses vous seront ajoutées par surcroit. Ainsi donc, après avoir pris Dieu comme point de départ, qu'on donne une large place à l'instruction religieuse, afin que tous connaissent leurs devoirs envers lui ; ce qu'il faut croire, ce qu'il faut espérer, ce qu'il faut faire en vue du salut éternel, tout cela doit leur être soigneusement inculqué : qu'on les prémunisse avec une sollicitude particulière contre les opinions erronées et toutes les variétés du vice. Qu'on porte l'ouvrier au culte de Dieu, qu'on excite en lui l'esprit de piété, qu'on le rende surtout fidèle à l'observation des dimanches et des jours de fête. Qu'il apprenne à respecter et à aimer l'Église, la commune Mère de tous les chrétiens ; à obtempérer à ses préceptes, à fréquenter ses sacrements qui sont des sources divines où l'âme se purifie de ses taches et puise la sainteté. La religion ainsi constituée comme fondement de toutes les lois sociales, il n'est pas difficile de déterminer les relations mutuelles à établir entre les membres pour obtenir la paix et la prospérité de la société. Les diverses fonctions doivent être réparties de la manière la plus profitable aux intérêts communs et de telle sorte que l'inégalité ne nuise point à la concorde. Il importe grandement que les charges soient distribuées avec intelligence et clairement définies, afin que personne n'ait à souffrir d'injustice. Que la masse commune soit administrée avec intégrité et qu'on détermine d'avance, par le degré d'indigence de chacun des membres, la mesure de secours à lui accorder ; que les droits et les devoirs des patrons soient parfaitement conciliés avec les droits et les devoirs des ouvriers. Afin de parer aux réclamations éventuelles qui s'élèveraient dans l'une ou l'autre classe au sujet de droits lésés, il serait très désirable que les statuts mêmes chargeassent des hommes prudents et intègres, tirés de son sein, de régler le litige en qualité d'arbitres. Il faut encore pourvoir d'une manière toute spéciale à ce qu'en aucun temps l'ouvrier ne manque de travail, et qu'il y ait un fonds de réserves destiné à faire face, non seulement aux accidents soudains et fortuits, inséparables du travail industriel, mais encore à la maladie, à la vieillesse et aux coups de la mauvaise fortune. Ces lois, pourvu qu'elles soient acceptées de bon cœur, suffisent pour assurer aux faibles la subsistance et un certain bien-être : mais les corporations catholiques sont appelées encore à apporter leur bonne part à la prospérité générale. Par le passé, nous pouvons juger sans témérité de l'avenir. Un âge fait place à un autre, mais le cours des choses présente de merveilleuses similitudes, ménagées par cette Providence qui dirige tout et fait tout converger vers la fin que Dieu s'est proposée en créant l'humanité. Nous savons que, dans les premiers âges de l'Église, on lui faisait un crime de l'indigence de ses membres, condamnées à vivre d'aumônes liais, de travail. ais, dénués comme ils étaient de richesses et de puissance, ils surent se concilier la faveur des riches et la protection des puissants. On pouvait les voir diligents, laborieux, pacifiques, modèles de justice et surtout de charité. Au spectacle d'une vie si parfaite et de mœurs si pures, tous les préjugés se dissipèrent, le sarcasme se tut et les fictions d'une superstition invétérée s'évanouirent peu à peu devant la vérité chrétienne. — Le sort de la classe ouvrière, telle est la question qui s'agite aujourd'hui ; elle sera résolue par la raison ou sans elle, et il ne peut être indifférent aux nations qu'elle soit résolue par l'une ou l'autre voie. Or, les ouvriers chrétiens la résoudront facilement par la raison, si, unis en sociétés et conduits par une direction prudente, ils entrent dans la voie où leurs pères et leurs ancêtres trouvèrent leur salut et celui des peuples. Quelle que soit, dans les hommes, la force des préjugés et des passions, si une volonté perverse n'a pas entièrement étouffé le sentiment du juste et de l'honnête, il faudra que tôt ou tard la bienveillance publique se tourne vers ces ouvriers, qu'on aura vus actifs et modestes, mettant l'équité avant le gain et préférant à tout la religion du devoir. Il résultera de là cet autre avantage, que l'espoir et de grandes facilités de salut seront offerts à ces ouvriers qui vivent dans le mépris de la foi chrétienne ou dans les habitudes qu'elle réprouve Ils comprennent d'ordinaire, ces ouvriers, qu'ils ont été le jouet d'espérances trompeuses et d'apparences mensongères. Car ils sentent par les traitements inhumains qu'ils reçoivent de leurs maitres, qu'ils n'en sont guère estimés qu'au poids de l'or produit par leur travail ; quant aux sociétés qui les ont circonvenus, ils voient bien qu'à la place de la charité et de l'amour, ils n'y trouvent que les discordes intestines, ces compagnes inséparables de la pauvreté insolente et incrédule. L'ame brisée, le corps exténué, combien qui voudraient secouer un joug si humiliant ? mais, soit respect humain, soit crainte de l'indigence, ils ne l'osent pas. Eh bien ! à tous ces ouvriers, les sociétés catholiques peuvent être d'une merveilleuse utilité, si, hésitants, elles les invitent à venir chercher dans leur sein un remède à tous les maux, si, repentants. elles les accueillent avec empressement et leur assurent sauvegarde et protection. Vous voyez, Vénérables Frères, par qui et par quels moyens cette crise si difficile demande à être traitée et résolue. Que chacun se mette à la part qui lui incombe, et cela sans délai, de peur qu'en différant le remède, on ne rende incurable un mal déjà si grave. Que les gouvernants fassent usage de l'autorité protectrice des lois et des institutions ; que les riches et les maitres se rappellent leurs devoirs ; que les ouvriers, dont le sort est en jeu, poursuivent leurs intérêts par des voies légitimes ; et puisque la religion seule, comme Nous l'avons dit dès le début, est capable de détruire le mal dans sa racine, que tous se rappellent que la première condition à réaliser, c'est la restauration des mœurs chrétiennes, sans lesquelles même les moyens suggérés par la prudence humaine comme les plus efficaces seront peu aptes à produire de salutaires résultats. Quant à l'Église, son action ne fera jamais défaut en aucune manière et sera d'autant plus féconde qu'elle aura pu se développer avec plus de liberté, et ceci, Nous désirons que ceux-là le comprennent dont la mission est de veiller au bien public. Que les ministres sacrés déploient toutes les forces de leur âme et toutes les industries de leur zèle, et que, sous l'autorité de Vos paroles et de Vos exemples, Vénérables Frères, ils ne cessent d'inculquer aux hommes de toutes les classes les règles évangéliques de la vie chrétienne ; qu'ils travaillent de tout leur pouvoir au salut des peuples, et par-dessus tout qu'ils s'appliquent à nourrir en eux-mêmes et à faire naître dans les autres, depuis les plus élevés jusqu'aux plus humbles, la charité, reine et maîtresse de toutes les vertus. C'est, en effet, d'une abondante effusion de charité qu'il faut principalement attendre le salut ; Nous parlons de la charité chrétienne, qui résume tout l'Evangile et qui, toujours prête à se dévouer au soulagement du prochain, est un antidote très assuré contre l'arrogance du siècle et l'amour immodéré de soi-même : vertu dont l'apôtre saint Paul a décrit les offices et les traits divins dans ces paroles : La charité est patiente ; elle est bénigne ; elle ne cherche pas son propre intérêt ; elle souffre tout ; elle supporte tout. Comme gage des faveurs divines et en témoignage de Notre bienveillance, Nous Vous accordons de tout cœur, à chacun de Vous, Vénérables Frères, à Votre clergé et à Vos fidèles. la Bénédiction Apostolique dans le Seigneur. Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 16 mai de l'année 1891, de Notre Pontificat la quatorzième. LÉON XIII, PAPE. III ENCYCLIQUE DU RALLIEMENT (16 février 1892.) Au milieu des sollicitudes de l'Église universelle, bien des fois dans le cours de Notre Pontificat Nous Nous sommes plu à témoigner de Notre affection pôur la France et pour son noble peuple. Et Nous avons voulu, par une de nos Encycliques encore présente à la mémoire de tous, dire solennellement, sur ce sujet, tout le fond de Notre âme. C'est précisément cette affection qui Nous a tenu sans cesse attentif à suivre du regard, puis à repasser en Nous-même l'ensemble des faits, tantôt, tristes, tantôt consolants, qui, depuis plusieurs années, se sont déroulés parmi vous. En pénétrant à fond, à l'heure présente encore, la portée du vaste complot que certains hommes ont formé d'anéantir en France le christianisme, et l'animosité qu'ils mettent à poursuivre la réalisation de leur dessein, foulant aux pieds les plus élémentaires notions de liberté et de justice pour le sentiment de la majorité de la nation, et de respect pour les droits inaliénables de l'Église catholique, comment ne serions-Nous pas saisi d'une vive douleur ? Et quand Nous voyons se révéler, l'une après l'autre, les conséquences funestes de ces coupables attaques qui conspirent à la ruine des mœurs, de la religion et même des intérêts politiques sagement compris, comment exprimer les amertumes qui Nous inondent et les appréhensions qui nous assiègent ? D'autre part, Nous Nous sentons grandement consolé, lorsque Nous voyons ce même peuple français redoubler, pour le Saint-Siège, d'affection et de zèle, à mesure qu'il le voit plus délaissé, Nous devrions dire plus combattu sur la terre. A plusieurs reprises, mus par un profond sen-liment de religion et de vrai patriotisme, les représentants de toutes les classes sociales sont accourus, de France jusqu'à Nous, heureux de subvenir aux nécessités incessantes de l'Église, désireux de Nous demander lumière et conseil, pour être sûrs qu'au milieu des présentes tribulations, ils ne s'écarteront en rien des enseignements du Chef des croyants. Et Nous, réciproquement, soit par écrit, soit de vive voix, Nous avons ouvertement dit à Nos fils ce qu'ils avaient droit de demander à leur Père. Et, loin de les porter au découragement, nous les avons fortement exhortés à redoubler d'amour et d'efforts dans la défense de la foi catholique, en même temps que de leur patrie : deux devoirs de premier ordre, auxquels nul homme, en cette vie, ne peut se soustraire. Et aujourd'hui encore, Nous croyons opportun, nécessaire même, d'élever de nouveau la voix, pour exhorter plus instamment, Nous ne dirons pas seulement les catholiques, mais tous les Français honnêtes et sensés à repousser loin d'eux tout germe de dissentiments politiques, afin de consacrer uniquement leurs forces à la pacification de leur patrie. Cette pacification, tous en comprennent le prix ; tous, de plus en plus l'appellent de leurs vœux, et Nous qui la désirons plus que personne, puisque Nous représentons sur la terre le Dieu de la paix, Nous convions, par les présentes Lettres, toutes les âmes droites, tous les cœurs généreux, à Nous seconder pour la rendre stable et féconde. Avant tout, prenons comme point de départ une vérité notoire souscrite par tout homme de bon sens et hautement proclamée par l'histoire de tous les peuples, à savoir que la religion, et la religion seule, peut créer le lien social ; que seule elle suffit à maintenir sur de solides fondements la paix d'une nation. Quand diverses familles, sans renoncer aux droits et aux devoirs de la société domestique, s'unissent sous l'inspiration de la nature, pour se constituer membres d'une autre famille plus vaste, appelée la société civile, leur but n'est pas seulement d'y trouver le moyen de pourvoir à leur bien-être matériel, mais surtout d'y puiser le bienfait de leur perfectionnement moral. Autrement la société s'élèverait peu au-dessus d'une agrégation d'êtres sans raison, dont toute la vie est dans la satisfaction des instincts sensuels. Il y a plus : sans ce perfectionnement moral, difficilement on démontrerait que la société civile, loin de devenir pour l'homme, en tant qu'homme, un avantage, ne tournerait pas à son détriment. Or, la moralité dans l'homme, par le fait même qu'elle doit mettre de concert tant de droits et tant de devoirs dissemblables, puisqu'elle entre comme élément dans tout acte humain, suppose nécessairement Dieu, et, avec Dieu, la religion, ce lien sacré dont le privilège est d'unir, antérieurement à tout autre lien, l'homme à Dieu. En effet, l'idée de moralité importe avant tout un ordre de dépendance à l'égard du vrai, qui est la lumière de l'esprit ; à l'égard du bien, qui est la fin de la volonté : sans le vrai, sans le bien, pas de morale digne de ce nom. Et quelle est donc la vérité principale et essentielle, celte dont toute vérité dérive ? c'est Dieu. Quelle est donc encore la bonté suprême dont tout autre bien procède ? c'est Dieu. Quel est enfin le créateur et le conservateur de notre raison, de notre volonté, de tout notre être, comme il est la fin de notre vie ? Toujours Dieu. Donc, puisque la religion est l'expression intérieure et extérieure de cette dépendance que nous devons à Dieu à titre de justice, il s'en dégage une grave conséquence qui s'impose. Tous les citoyens sont tenus de s'allier pour maintenir dans la nation le sentiment religieux vrai, et pour le défendre au besoin, si jamais une école athée, en dépit des protestations de la nature et de l'histoire, s'efforçait de chasser Dieu de la société, sûre par là d'anéantir le sens moral au fond même de la conscience humaine. Sur ce point, entre hommes qui n'ont pas perdu la notion de l'honnête, aucune dissidence ne saurait subsister. Dans les catholiques français, le sentiment religieux doit être encore plus profond et plus universel, puisqu'ils ont le bonheur d'appartenir à la vraie religion. Si, en effet, les croyances religieuses furent, toujours et partout, données comme base à la moralité des actions humaines et à l'existence de toute société bien ordonnée, il est évident que la religion catholique, par le fait même qu'elle est la vraie Église de Jésus-Christ, possède plus que toute autre l'efficacité voulue pour bien régler la vie, dans la société comme dans l'individu. En faut-il un éclatant exempté ? La France elle-même le fournit. — A mesure qu'elle progressait dans la foi chrétienne, on la voyait monter graduellement à cette grandeur morale qu'elle atteignit, comme puissance politique et militaire. C'est qu'à la générosité naturelle de son cœur, la charité chrétienne était venue ajouter une abondante source de nouvelles énergies ; c'est que son activité merveilleuse avait rencontré, tout à la fois comme aiguillon, lumière directive et garantie de constance, cette foi chrétienne qui, par la main de la France, traça dans les annales du genre humain des pages si glorieuses. Et, encore aujourd'hui, sa foi ne continue-t-elle pas d'ajouter aux gloires passées de nouvelles gloires ? On la voit, inépuisable de génie et de ressources, multiplier sur son propre sol les œuvres de charité ; on l'admire partant pour les pays lointains où, par son or, par les labeur de ses missionnaires, au prix même de leur sang, elle propage d'un même coup le renom de la France et les bienfaits de la religion catholique. Renoncer à de telles gloires, aucun Français, quelles que soient par ailleurs ses convictions, ne l'oserait ; ce serait renier la patrie. Or, l'histoire d'un peuple révèle, d'une manière incontestable, quel est l'élément générateur et conservateur de sa grandeur morale. Aussi, que cet élément vienne à lui manquer, ni la surabondance de l'or, ni la force des armes ne sauraient le sauver de la décadence morale, peut-être de la mort. Qui ne comprend maintenant que, pour tous les Français qui professent la religion catholique, la grande sollicitude doit être d'en assurer la conservation ; et cela avec d'autant plus de dévouement, qu'au milieu d'eux le christianisme devient, de la part des sectes, l'objet d'hostilités plus implacables ? Sur ce terrain, ils ne peuvent se permettre ni indolence dans l'action, ni division de partis ; l'une accuserait une lâcheté indigne du chrétien, l'autre serait la cause d'une faiblesse désastreuse. Et ici, avant de pousser plus loin, il nous faut signaler une calomnie astucieusement répandue, pour accréditer contre les catholiques et contre le Saint-Siège lui-même des imputations odieuses. — On prétend que l'entente et la vigueur d'action inculquées aux catholiques pour la défense de leur foi ont, comme secret mobile, bien moins la sauvegarde des intérêts religieux que l'ambition de ménager à l'Église une domination politique sur l'État. — Vraiment, c'est vouloir ressusciter une calomnie bien ancienne, puisque son invention appartient aux premiers ennemis du christianisme. Ne fut-elle pas formulée tout d'abord contre la personne adorable du Rédempteur ? Oui, on l'accusait d'agir par des visées politiques, alors qu'il illuminait les unes par sa prédication et qu'il soulageait les souffrances corporelles ou spirituelles des malheureux avec les trésors de sa divine bonté : Nous avons trouvé cet homme travaillant à bouleverser notre peuple, défendant de payer le tribut à César, et s'instituant le Chris Roi. Si vous lui rendez la liberté, vous n'êtes pas ami de César : Car quiconque se prétend roi fait de l'opposition à César... César est pour nous le seul roi...[1] Ce furent ces calomnies menaçantes qui arrachèrent à Pilate la sentence de mort contre celui qu'à plusieurs reprises il avait déclaré innocent. Et les auteurs de ces mensonges ou d'autres de la même force n'omirent rien pour les propager au loin, par leurs émissaires, ainsi que saint Justin martyr le reprochait aux juifs de son temps : Loin de vous repentir, après que vous avez appris sa résurrection d'entre les morts, vous avez envoyé de Jérusalem des hommes, habilement choisis, pour annoncer qu'une hérésie et une secte impie avaient été suscitées par un certain séducteur appelé Jésus de Galilée[2]. En diffamant si audacieusement le christianisme, ses ennemis savaient ce qu'ils faisaient ; leur plan était de susciter contre sa propagation un formidable adversaire, l'Empire romain. La calomnie fit son chemin ; et les païens, dans leur crédulité, appelaient à l'envi les premiers chrétiens des êtres inutiles, des citoyens dangereux, des factieux, des ennemis de l'Empire et des empereurs[3]. En vain les apologistes du christianisme par leurs écrits, en vain les chrétiens par leur belle conduite, s'appliquèrent-ils à démontrer tout ce qu'avaient d'absurde et de criminel ces qualifications : on ne daignait même pas les entendre. Leur nom seul valait une déclaration de guerre ; et les chrétiens, par le simple fait qu'ils étaient chrétiens, non pour aucune autre cause, se voyaient forcément placés dans cette alternative : ou l'apostasie ou le martyre. Les mêmes griefs et les mêmes rigueurs se renouvelèrent plus ou moins dans les siècles suivants, chaque fois que se rencontrèrent des gouvernements déraisonnablement jaloux de leur pouvoir, et animés contre l'Église d'intentions malveillantes. Toujours ils surent mettre en avant, devant le public, le prétexte des prétendus envahissements de l'Église sur l'État, pour fournir à l'État des apparences de droit dans ses empiètements et ses violences envers la religion catholique. Nous avons tenu à rappeler, en quelques traits, ce passé, pour que les catholiques ne se déconcertent pas du présent. La lutte, en substance, est toujours la même : toujours Jésus-Christ mis en butte aux contradictions du monde : toujours mêmes moyens mis en œuvre par les ennemis modernes du christianisme, moyens très vieux au fond, modifiés à peine dans la forme ; mais toujours aussi mêmes moyens de défense clairement indiqués aux chrétiens des temps présents par nus apologistes, nos docteurs, nos martyrs. Ce qu'ils ont fait, il nous incombe de le faire à notre tour. Mettons donc au-dessus de tout la gloire de Dieu et de son Église ; travaillons pour elle, avec une application constante et effective ; et laissons le soin du succès à Jésus-Christ qui nous dit : Dans le monde, tous serez opprimés ; mais, ayez confiance, j'ai vaincu le monde[4]. Pour aboutir là Nous l'avons déjà remarqué, une grande union est nécessaire, et si l'on veut y parvenir, il est indispensable de mettre de côté toute préoccupation capable d'en amoindrir la force et l'efficacité. — Ici, nous entendons principalement faire allusion aux divergences politiques des Français, sur la conduite à tenir envers la République actuelle : question que nous désirons traiter avec la clarté réclamée par la gravité du sujet, en parlant des principes et en descendant aux conséquences pratiques. Divers gouvernements politiques se sont succédé en France dans le cours de ce siècle, et chacun avec sa forme distinctive : empires, monarchies, républiques. En se renfermant dans les abstractions, on arriverait à définir quelle est la meilleure de ses formes, considérées en elles-mêmes ; on peut affirmer également, en toute vérité, que chacune d'elles est bonne, pourvu qu'elle sache marcher droit à sa fin, c'est-à-dire le bien commun, pour lequel l'autorité sociale est constituée ; il convient d'ajouter finalement, qu'à un point de vue relatif, telle ou telle forme de gouvernement peut être préférable, comme s'adaptant mieux au caractère et aux mœurs de telle ou telle nation. Dans cet ordre d'idées spéculatif, les catholiques, comme tout citoyen, ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à l'autre, précisément en vertu de ce qu'aucune de ces formes sociales ne s'oppose, par elle-même, aux données de la saine raison, ni aux maximes de la doctrine chrétienne. Et c'en est assez pour justifier pleinement la sagesse de l'Église, alors que, dans ses relations avec les pouvoirs politiques, elle fait abstraction des formes qui les différencient, pour traiter avec eux les grands intérêts religieux des peuples, sachant qu'elle a le devoir d'en prendre la tutelle, au-dessus de tout autre intérêt. Nos précédentes Encycliques ont exposé déjà ces principes ; il était toutefois nécessaire de les rappeler pour le développement du sujet qui nous occupe aujourd'hui. Que si l'on descend des abstractions sur le terrain des faits, il faut nous bien garder de renier les principes tout à l'heure établis ; ils demeurent inébranlables. Seulement, en s'incarnant dans les faits, ils y revêtent un caractère de contingence, déterminé par le milieu où se produit leur application. Autrement dit, si chaque forme politique est bonne par elle-même, et peut être appliquée au gouvernement des peuples, en fait, cependant, on ne rencontre pas chez tous les peuples le pouvoir politique sous une même forme ; chacun possède la sienne propre. Cette forme nait de l'ensemble des circonstances historiques ou nationales, mais toujours humaines, qui font surgir dans une nation ses lois traditionnelles et même fondamentales : et, par celles-ci, se trouve déterminée telle forme particulière de gouvernement, telle base de transmission des pouvoirs suprêmes. Inutile de rappeler que tous les individus sont tenus d'accepter ces gouvernements, et de ne rien tenter pour les renverser ou pour en changer la forme. De là vient que l'Église, gardienne de la plus vraie et de la plus hante notion sur la souveraineté politique, puisqu'elle l'a fait dériver de Dieu, a toujours réprouvé les doctrines et toujours condamné les hommes rebelles à l'autorité légitime. Et cela, dans le temps même où les dépositaires du pouvoir en abusaient contre Elle, se privant par là du plus puissant appui donné à leur autorité, et du moyen le plus efficace pour obtenir du peuple l'obéissance à leurs lois. On ne saurait trop méditer sur ce sujet les célèbres prescriptions que le Prince des apôtres au milieu des persécutions, donnait aux premiers chrétiens : Honorez tout le monde : aimez la fraternité : craignez Dieu : rendez honneur au roi[5]. Et celle de saint Paul : Je vous en conjure donc avant toutes choses : ayez soin qu'il se fasse au milieu de vous des obsécrations, des oraisons, des demandes, des actions de grâces, pour tous les hommes, pour les rois, et pour tous ceux qui sont élevés en dignité, afin que nous menions une vie tranquille, en toute piété et chasteté : car cela est bon et agréable devant Dieu notre Sauveur[6]. Cependant, il faut soigneusement le remarquer ici : quelle que soit la forme des pouvoirs civils dans une nation, on ne peut la considérer comme tellement définitive qu'elle doive demeurer immuable, fût-ce l'intention de ceux qui, à l'origine, l'ont déterminée. Seule, l'Église de Jésus-Christ a pu conserver et conservera sûrement jusqu'à la consommation des temps sa forme de gouvernement. Fondée par celui qui était, qui est, et qui sera dans les siècles[7], elle a reçu de lui, dès son origine, tout ce qu'il faut pour poursuivre sa mission divine à travers l'océan mobile des choses humaines. Et, loin d'avoir besoin de transformer sa constitution essentielle, elle n'a même pas le pouvoir de renoncer aux conditions de vraie liberté et de souveraine indépendance, dont la Providence l'a munie dans l'intérêt général des âmes. Mais quant aux sociétés purement humaines, c'est un fait gravé cent fois dans l'histoire, que le temps, ce grand transformateur de tout ici-bas, opère dans leurs institutions politiques de profonds changements. Parfois, il se borne à modifier quelque chose à la forme de gouvernement établie ; d'autres fois, il va jusqu'à substituer aux formes primitives d'autres formes totalement différentes, sans en excepter le mode de transmission du pouvoir souverain. Et comment viennent à se produire ces changements politiques dont Nous parlons ? Ils succèdent parfois à des crises violentes, trop souvent sanglantes, au milieu desquelles les gouvernements préexistants disparaissent en fait ; voilà l'anarchie qui domine ; bientôt, l'ordre public est bouleversé jusque dans ses fondements. Dès lors, une nécessité sociale s'impose à la nation ; elle doit sans retard pourvoir à elle-même. Comment n'aurait-elle pas le droit, et plus encore le devoir de se défendre contre un état de choses qui la trouble si profondément, et de rétablir la paix publique dans la tranquillité de l'ordre ? Or, cette nécessité sociale justifie la création et l'existence des nouveaux gouvernements, quelque forme qu'ils prennent ; puisque, dans l'hypothèse où nous raisonnons, ces nouveaux gouvernements sont nécessairement requis par l'ordre public, tout ordre public étant impossible sans un gouvernement. Il suit de là que, dans de semblables conjonctures, toute la nouveauté se borne à la forme politique des pouvoirs civils, ou à leur mode de transmission ; elle n'affecte nullement le pouvoir considéré en lui-même. Celui-ci continue d'être immuable et digne de respect car, envisagé dans sa nature, il est constitué et s'impose pour pourvoir au bien commun, but suprême qui donne son origine à la société humaine. En d'autres termes, dans toute hypothèse, le pouvoir civil, considéré comme tel, est de Dieu et toujours de Dieu : Car il n'y a point de pouvoir si ce n'est de Dieu[8]. Par conséquent, lorsque les nouveaux gouvernements qui représentent cet immuable pouvoir sont constitués, les accepter n'est pas seulement permis, mais réclamé, voire même imposé par la nécessité du bien social qui les a faits et les maintient. D'autant plus que l'insurrection attise la haine entre citoyens, provoque les guerres civiles et peut rejeter la nation dans le chaos de l'anarchie. Et ce grand devoir de respect et de dépendance persévérera, tant que les exigences du bien commun le demanderont, puisque ce bien est, après Dieu, dans la société, la loi première et dernière. Par là s'explique d'elle-même la sagesse de l'Église dans le maintien de ses relations avec les nombreux gouvernements qui se sont succédé en France, en moins d'un siècle, et jamais sans produire des secousses violentes et profondes. Une telle attitude est la plus sûre et la plus salutaire ligne de conduite pour tous les Français, dans leurs relations civiles avec la République, qui est le gouvernement actuel de leur nation. Loin d'eux ces dissentiments politiques qui les divisent ; tous leurs efforts doivent se combiner pour conserver ou relever la grandeur morale de leur patrie. Mais une difficulté se présente : Cette
République, fait-on remarquer, est animée de sentiments si antichrétiens que
les hommes honnêtes, et beaucoup plus les catholiques, ne pourraient
consciencieusement l'accepter. Voilà surtout ce qui a donné naissance
aux dissentiments et les a aggravés. On eût évité ces regrettables divergences, si l'on avait su tenir soigneusement compte de la distinction considérable qu'il y a entre Pouvoirs constitues et Législation. La législation diffère à tel point des pouvoirs politiques et de leur forme, que, sous le régime dont la forme est la plus excellente, la législation peut être détestable ; tandis qu'à l'opposé, sous le régime dont la forme est la plus imparfaite, peut se rencontrer une excellente législation. Prouver, l'histoire à la main, cette vérité, serait chose facile ; mais à quoi bon ? tous en sont convaincus. Et qui mieux que l'Église est en mesure de le savoir, elle qui s'est efforcée d'entretenir des rapports habituels avec tous les régimes politiques ? Certes, plus que toute autre puissance, elle saurait dire ce que lui ont souvent apporté de consolations ou de douleurs les lois des divers gouvernements qui ont successivement régi les peuples, de l'Empire romain jusqu'à nous. Si la distinction, tout à l'heure établie, a son importance majeure, elle a aussi sa raison manifeste ; la législation est l'œuvre des hommes investis du pouvoir et qui, de fait, gouvernent la nation. D'où il résulte qu'en pratique la qualité des lois dépend plus de la qualité de ces hommes que de la forme du pouvoir. Ces lois seront donc bonnes ou mauvaises, selon que les législateurs auront l'esprit imbu de bons ou de mauvais principes et se laisseront diriger, ou par la prudence politique, ou par la passion. Qu'en France, depuis plusieurs années, divers actes importants de la législation aient procédé de tendances hostiles à la religion, et par conséquent aux intérêts de la nation, c'est l'aveu de tous, malheureusement confirmé par l'évidence des faits. Nous-même, obéissant à un devoir sacré, nous en adressâmes des plaintes vivement senties à celui qui était alors à la tète de la République. Ces tendances cependant persistèrent, le mal s'aggrava, et l'on ne saurait s'étonner que les membres de l'Episcopat français, placés par l'Esprit-Saint pour régir leurs différentes et illustres Eglises, aient regardé, encore tout récemment, comme une obligation, d'exprimer publiquement leur douleur, touchant la situation créée en France à la religion catholique. Pauvre France ! Dieu seul peut mesurer l'abîme de maux où elle s'enfoncerait, si cette législation, loin de s'améliorer, s'obstinait dans une telle déviation, qui aboutirait à arracher de l'esprit et du cœur des Français la religion qui les a faits si grands. Et voilà précisément le terrain sur lequel, tout dissentiment politique mis à part, les gens de bien doivent s'unir comme un seul homme, pour combattre, par tous les moyens légaux et honnêtes, ces abus progressifs de la législation. Le respect que l'on doit aux pouvoirs constitués ne saurait l'interdire : il ne peut importer, ni le respect, ni beaucoup moins d'obéissance sans limites à toute mesure législative quelconque, édictée par ces mêmes pouvoirs. Qu'on ne l'oublie pas, la loi est une prescription ordonnée selon la raison et promulguée, pour le bien de la communauté, par ceux qui ont reçu à cette fin le dépôt du pouvoir. En conséquence. jamais on ne peut approuver des points de législation qui soient hostiles à la religion et à Dieu ; c'est, au contraire, un devoir de les réprouver. C'est ce que le grand évêque d'Hippone, saint Augustin mettait en parfaite lumière dans ce raisonnement plein d'éloquence : Quelquefois, les puissances de la terre sont bonnes et craignent Dieu ; d'autres fois, elles ne le craignent pas. Julien était un empereur infidèle à Dieu, un apostat, un pervers, un idolâtre. Les soldats chrétiens servirent cet empereur infidèle. Mais, dès qu'il s'agissait de la cause de Jésus-Christ, ils ne reconnaissaient que celui qui est dans le ciel. Julien leur prescrivait-il d'honorer les idoles et de les encenser ? Ils mettaient Dieu au-dessus du prince. Mais, leur disait-il, formez vos rangs pour marcher contre telle nation ennemie ? A l'instant ils obéissaient. Ils distinguaient le Maitre éternel du maitre temporel, et cependant, en vue du Maitre éternel, ils se soumettaient même à un tel maitre temporel[9]. Nous le savons, l'athée, par un lamentable abus de sa raison et plus encore de sa volonté, nie ces principes. Mais, en définitive, l'athéisme est une erreur si monstrueuse qu'elle ne pourra jamais, soit dit à l'honneur de l'humanité, y anéantir la conscience des droits de Dieu pour y substituer l'idolâtrie de l'État. Les principes qui doivent régler notre conduite envers Dieu et envers les gouvernements humains étant ainsi définis, aucun homme impartial ne pourra accuser les catholiques français, si, sans épargner ni fatigues ni sacrifices, ils travaillent à conserver à leur patrie ce qui est pour elle une condition de salut, ce qui résume tant de traditions glorieuses enregistrées par l'histoire, et que tout Français a le devoir de ne pas oublier. Avant de terminer notre Lettre, Nous voulons toucher à deux points connexes entre eux, et qui, se rattachant de plus près aux intérêts religieux, ont pu susciter parmi les catholiques quelque division. L'un d'eux est le Concordat qui, pendant tant d'années, a facilité en France l'harmonie entre le gouvernement de l'Église et celui de l'État. Sur le maintien de ce pacte solennel et bilatéral, toujours fidèlement observé de la part du Saint-Siège, les adversaires de la religion catholique eux-mêmes ne s'accordent pas. Les plus violents voudraient son abolition, pour laisser à l'État toute liberté de molester l'Église de Jésus-Christ. D'autres, au contraire, avec plus d'astuce, veulent, ou du moins assurent vouloir la conservation du Concordat : non pas qu'ils reconnaissent à l'État le devoir de remplir envers l'Église les engagements souscrits, mais uniquement pour le faire bénéficier des concessions faites par l'Église ; comme si l'on pouvait à son gré séparer les engagements pris des concessions obtenues, alors que ces deux choses font partie substantielle d'un seul tout. Pour eux, le Concordat ne resterait donc que comme une chaîne propre à entraver la liberté de l'Église, cette liberté sainte à laquelle elle a un droit divin et inaliénable. De ces deux opinions, laquelle prévaudra ? Nous l'ignorons. Nous avons voulu seulement le rappeler, pour recommander aux catholiques de ne pas provoquer de scission sur un sujet dont il appartient au Saint-Siège de s'occuper. Nous ne tiendrons pas le même langage sur l'autre point, concernant le principe de la séparation de l'État et de l'Église, ce qui équivaut à séparer la législation humaine de la législation chrétienne et divine. Nous ne voulons pas nous arrêter à démontrer ici tout ce qu'a d'absurde la théorie de cette séparation ; chacun le comprendra de lui-même. Dès que l'État refuse de donner à Dieu ce qui est à Dieu, il refuse, par une conséquence nécessaire, de donner aux citoyens ce à quoi ils ont droit comme hommes ; car, qu'on le veuille ou non, les vrais droits de l'homme naissent précisément de ses devoirs envers Dieu. D'où il suit que l'État, en manquant, sous ce rapport, le but principal de son institution, aboutit en réalité à se renier lui-même et à démentir ce qui est la raison de sa propre existence. Ces vérités supérieures sont si clairement proclamées par la voix même de la raison naturelle, qu'elles s'imposent à tout homme que n'aveugle pas la violence de la passion. Les catholiques, en conséquence, ne sauraient trop se garder de soutenir une telle séparation. En effet, vouloir que l'État se sépare de l'Église, ce serait vouloir, par une conséquence logique, que l'Église fût réduite à la liberté de vivre selon le droit commun à tous les citoyens. Cette situation, il est vrai, se produit dans certains pays. C'est une manière d'être qui, si elle a ses nombreux et graves inconvénients, offre aussi quelques avantages, surtout quand le législateur, par une heureuse inconséquence, ne laisse pas que de s'inspirer des principes chrétiens ; et ces avantages, bien qu'ils ne puissent justifier le faux principe de la séparation, ni autoriser à le défendre, rendent cependant digne de tolérance un état de choses qui, pratiquement, n'est pas le pire de tous. Mais en France, nation catholique par ses traditions et par la foi présente de la grande majorité de ses fils, l'Église ne doit pas être mise dans la situation précaire qu'elle subit chez d'autres peuples. Les catholiques peuvent d'autant moins préconiser la séparation, qu'ils connaissent mieux les intentions des ennemis qui la désirent. Pour ces derniers, et ils le disent assez clairement, cette séparation, c'est l'indépendance entière de la législation politique envers la législation religieuse ; il y a plus, c'est l'indifférence absolue du pouvoir à l'égard des intérêts de la société chrétienne, c'est-à-dire de l'Église, et la négation même de son existence. — Ils font cependant une réserve qui se formule ainsi : Dès que l'Église, utilisant les ressources que le droit commun laisse aux moindres des Français, saura, par un redoublement de son activité native, faire prospérer son œuvre, aussitôt l'État intervenant pourra et devra mettre les catholiques français hors du droit commun lui-même. Pour tout dire, en un mot, l'idéal de ces hommes serait le retour au paganisme : l'État ne reconnaît l'Église qu'au jour où il lui plait de la persécuter. Nous avons expliqué, Vénérables Frères, d'une manière abrégée mais nette, sinon tous, au moins les principaux points sur lesquels les catholiques français et tous les hommes sensés doivent pratiquer l'union et la concorde, pour guérir, autant qu'il est possible encore, les maux dont la France est affligée, et pour relever même sa grandeur morale. Ces points sont : la religion et la patrie, les pouvoirs politiques et la législation, la conduite à tenir à l'égard de ces pouvoirs et à l'égard de cette législation, le concordat, la séparation de l'État et de l'Église. Nous nourrissons l'espoir et la confiance que l'éclaircissement de ces points dissipera les préjugés de plusieurs hommes de bonne foi, facilitera la pacification des esprits, et par elle l'union parfaite de tous les catholiques, pour soutenir la grande cause du Christ qui aime les Francs. Quelle consolation pour Notre cœur, de vous encourager dans cette voie, et de vous contempler tous, répondant docilement à Notre appel ! Vous, Vénérables Frères, par Votre autorité, et avec le zèle si éclairé pour l'Église et la Patrie qui Vous distingue, Vous apporterez un puissant secours à cette œuvre pacificatrice. — Nous aimons même à espérer que ceux qui sont au pouvoir voudront bien apprécier Nos paroles, qui visent à la prospérité et au bonheur de la France. En attendant, comme gage de Notre affection paternelle, Nous donnons à Vous, Vénérables Frères, à Votre Clergé, ainsi qu'à tous les catholiques de France, la Bénédiction Apostolique. Donné à Rome, le 16 février de l'année 1892, de Notre Pontificat la quatorzième. LÉON XIII, PAPE. IV PROJET DE LOI DE WALDECK-TROUSSEAU SUR LE CONTRAT D'ASSOCIATION (1890.) TITRE PREMIERARTICLE PREMIER. — L'association est la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices. Elle n'est régie, quant à sa validité et à sa formation, que par les principes de droit communs à toutes les obligations. ART. 2. — Toute association fondée sur une cause ou en vue d'un objet illicite, contraire aux lois, à la constitution, à l'ordre public, aux bonnes mœurs, ou emportant renonciation aux droits qui ne sont pas dans le commerce, est nulle et de nul effet. ART. 3. — Aucune convention d'association ne pourra être formée que pour un temps déterminé. En l'absence d'une stipulation relative à sa durée, elle pourra être résolue par la seule volonté d'une des parties. ART. 4. — Toute convention d'association devra être rendue publique par les soins de ses fondateurs. La déclaration en sera faite à la préfecture de l'arrondissement dans lequel doit fonctionner l'association et, pour Paris, à la préfecture de la Seine. Elle fera connaître le titre et l'objet de l'association, le siège de son établissement, les noms et professions des membres de l'association et de ceux qui, à un titre quelconque, sont chargés de son administration ou de sa direction. Un exemplaire des statuts sera joint à la déclaration. Les associations sont tenues de faire connaître tous changements survenus dans leur composition, administration ou direction, ainsi que toutes modifications apportées à leurs statuts. Ces changements et modifications seront en outre consignés sur un registre spécial qui devra être représenté aux autorités administratives ou judiciaires chaque fois qu'elles en feront la demande. ART. 5. — Les directeurs ou administrateurs de l'association pourront la représenter soit dans les actes prévus dans les statuts, soit en justice. ART. 6. — En cas de nullité prévue par l'article 2 ou d'infraction aux dispositions de l'article 4. la dissolution de l'association sera prononcée, soit à la requête de tout intéressé, soit à la diligence du ministère public. Le jugement qui prononcera la dissolution de l'association portera défense de la reconstituer en tout ou en partie, sous quelque forme que ce soit, sous peine d'encourir les condamnations édictées par l'article 7 de la présente loi. ART. 7. — Seront punis d'une amende de 16 à 5.000 francs ou d'un emprisonnement de six jours à un an les fondateurs, directeurs ou administrateurs de l'association qui se serait maintenue ou reconstituée après le jugement de dissolution. Seront punies de la même peine toutes les personnes qui auront favorisé la réunion des membres de l'association dissoute, ou l'accomplissement du but qu'elle se proposait. Dans le même cas, les immeubles affectés à son usage seront présumés appartenir aux membres de l'association. TITRE IIDes biens possédés par les associations. ART. 8. — Une association non reconnue ne peut en aucun cas et sous aucune forme constituer une personne morale distincte de la personne de ses membres. Tous les biens qu'elle possède sont la propriété indivise des sociétaires et le gage commun de ses créanciers. A défaut de convention en décidant autrement, la part de chaque sociétaire dans l'indivision sera fixée suivant son apport, l'importance ou la durée de ses services. ART. 9. — Si la convention est annulée par application de l'article 2 de la présente loi, la liquidation aura lieu conformément aux règles ci-après : Les valeurs appartenant aux membres de l'association avant sa formation, ou qui leur seraient échues depuis, mais par la succession seulement, leur seront restituées. Les valeurs acquises à titre gratuit pourront être revendiquées par le donateur, le testateur ou leurs héritiers ou ayants droit pendant le délai d'un an à partir du jugement de dissolution. Passé ce délai, la propriété en sera acquise à l'État. Il en sera de même de l'actif. TITRE IIIDes associations reconnues. ART. 10. — La personnalité civile est la fiction légale en vertu de laquelle une association est considérée comme constituant une personne morale distincte de la personne de ses membres, qui leur survit et en qui réside la propriété des biens de l'association. ART. 11. — Les associations qui voudront obtenir le privilège de la personnalité civile devront être reconnus par décrets rendus en la forme de règlements d'administration publique. Tout ce qui concerne leur fonctionnement sera soumis aux règles actuellement en vigueur sur la matière. ART. 12. — Nul ne polira disposer en faveur d'une association reconnue autrement qu'à titre particulier, ni consentir à son profit de donation avec réserve d'usufruit. TITRE IVDes associations qui ne peuvent se former sans autorisation. ART. 13. —Ne peuvent se former sans autorisation préalable par décret rendu en Conseil d'État : Les associations entre Français et étrangers ; Les associations entre Français dont le siège ou la direction seraient fixés à l'étranger ou confiés à des étrangers. ART. 14. — Toute association rentrant dans les prévisions de l'article 13, formée sans l'autorisation du gouvernement, sera réputée illicite. Ceux qui en auront fait partie ou qui s'y seront affiliés seront punis des peines édictées à l'article 7. La peine applicable aux fondateurs ou administrateurs sera portée au double. La liquidation en sera faite conformément à l'article 9. TITRE VDispositions générales. ART. 15. — Toute clause de réversibilité et tout pacte ayant pour effet de perpétuer la propriété des biens de l'association ou en opérant la dévolution au profit d'une ou de plusieurs personnes, est illicite. Elle donne lieu à l'action en dissolution, telle qu'elle est prévue et réglée par la présente loi, et à la liquidation, conformément à l'article 9. ART. 16. — La présente loi est applicable aux associations existantes au moment de sa promulgation, à l'exception de celles antérieurement autorisées ou reconnues. Elles auront un délai de six mois pour se conformer à ses prescriptions. ART. 17. — Sont abrogés les articles 291, 292, 293 du Code pénal ; l'article 20 de la loi du 20 juillet 1820 ; la loi du 10 avril 1834 ; l'article 13 du décret du 28 juillet 1848 : l'article 7 de la loi du 30 juin 1881 ; la loi du 14 mars 1872 ; le décret du 18 août 1892 ; le paragraphe 2, article 2, de la loi du 24 mai 1825 ; le décret du 31 janvier 1852. Il n'est en rien dérogé pour l'avenir aux lois spéciales relatives aux syndicats professionnels, aux sociétés de commerce et aux sociétés de secours mutuels. V PROJET DE LOI SUR LE CONTRAT D'ASSOCIATION (Texte de la commission de la Chambre des députés.) TITRE PREMIERARTICLE PREMIER. — L'association est la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices. Elle est régie. Quant à sa validité, par les principes généraux du droit applicables aux contrats et obligations. ART. 2. —Toute association fondée sur une cause ou en vue d'un objet illicite, contraire aux lois, à l'ordre public, aux lionnes mœurs, à l'unité nationale et à la forme du gouvernement de la République, est nulle et de nul effet ART. 3. — Tout membre d'une association qui n'est pas formée pour un temps déterminé peut s'en retirer en tout temps, après payement des cotisations échues et de l'année courante, nonobstant toute clause contraire. ART. 4. — Toute convention d'association devra être rendue publique par les soins de ses fondateurs. La déclaration préalable en sera faite à la préfecture du département ou à la sous-préfecture de l'arrondissement on l'association aura son siège social. Elle fera connaître le titre et l'objet de l'association, le siège de ses établissements et les noms, professions et domiciles de ceux qui, à un titre quelconque, sont chargés de son administration ou de sa direction. Deux exemplaires des statuts seront joints à la déclaration. Les associations seront tenues de faire connaître, dans les trois mois, tous les changements survenus dans leur administration ou direction, ainsi que toutes les modifications apportées à leurs statuts. Ces modifications et changements ne sont opposables aux tiers qu'à partir du jour où ils auront été déclarés. Les modifications et changements seront en outre consignés sur un registre spécial qui devra être présenté aux autorités administratives ou judiciaires chaque fois qu'elles en feront la demande. ART. 5. — Les directeurs ou administrateurs de l'association pourront la représenter soit dans les actes prévus par les statuts, soit en justice. ART. 6. — En cas de nullité prévue par l'article 2, la dissolution de l'association sera prononcée par le tribunal civil, soit à la requête de tout intéressé, soit à la diligence du ministère public. En cas d'infraction aux dispositions de l'article 4, la dissolution pourra également être prononcée, à la requête de tout intéressé ou du ministère public. ART. 7. — Seront punis d'une amende de 16 à 200 francs et, en cas de récidive, d'une amende double, ceux qui auront contrevenu aux dispositions de l'article 4. Seront punis d'une amende de 50 à 500 francs les fondateurs, directeurs ou administrateurs d'une association formée en violation des dispositions de l'article 2. Seront punis d'une amende de 500 à 5.000 francs et d'un emprisonnement de six jours à un an les fondateurs, directeurs ou administrateurs de l'association qui se serait maintenue ou reconstituée illégalement après le jugement de dissolution. Seront punis de la même peine toutes les personnes qui auront favorisé la réunion des membres de l'association dissoute, en consentant l'usage d'un local dont ils disposent. Dans le même cas, les immeubles affectés à son usage seront présumés appartenir aux membres de l'association. ART. 8. —A défaut de convention spéciale réglant les droits des membres de l'association sur ses biens, ils seront réputés la propriété indivise des sociétaires, et la part de chacun dans cette indivision sera fixée suivant la valeur de son apport en nature ou l'importance de ses services. TITRE IIDes associations reconnues d'utilité publique. ART. 9. — La personnalité civile est la fiction légale en vertu de laquelle une association est considérée comme constituant une personne morale distincte de la personne de ses membres, qui leur survit et en qui réside la propriété des biens de l'association. Cette personnalité civile est subordonnée à la reconnaissance de l'utilité publique par décrets rendus en la forme des règlements d'administration publique. ART. 10. — Ces associations peuvent faire tous les actes de la vie civile qui ne sont pas interdits par leurs statuts, mais elles ne peuvent posséder ou acquérir d'autres immeubles que ceux nécessaires au but qu'elles se proposent. Toutes les valeurs mobilières d'une association doivent être placées en titres nominatifs. Elles peuvent recevoir des dons et des legs dans les conditions prévues par l'article 910 du Code civil. Les immeubles compris dans un acte de donation ou dans une disposition testamentaire qui ne seraient pas nécessaires au fonctionnement de l'association sont aliénés dans les délais et la forme prescrits par le décret qui autorise l'acceptation de la libéralité ; le prix en est versé à la caisse de l'association. Elles ne peuvent accepter une donation mobilière ou immobilière avec réserve d'usufruit au profit du donateur. TITRE IIIDes associations gui ne peuvent se former sans autorisation. ART. 11. — Ne peuvent se former sans autorisation préalable par décret rendu en Conseil d'Étal, les associations entre Français et étrangers. Ne peuvent se former sans autorisation donnée par une loi qui déterminera les conditions de leur fonctionnement : 1° Les associations entre Français dont le siège ou la direction seraient fixés à l'étranger ou confiés à des étrangers ; 2° Les associations dont les membres vivent en commun. ART. 12. — Toute association rentrant dans les prévisions de l'article 11, formée sans autorisation, sera déclarée illicite. Ceux qui en auront fait partie seront punis des peines édictées à l'article 7, paragraphe 3. La peine applicable aux fondateurs ou administrateurs sera portée au double. TITRE IVDispositions générales. ART. 13. — Sont nuls tous actes entre vifs ou testamentaires, à titre onéreux ou gratuit, soit directement, soit par des personnes interposées, ou toute autre voie indirecte, en violation de la présente loi, et ayant pour effet de permettre aux associations légalement ou illégalement formées de se soustraire aux dispositions des articles 8, 10 et 14. Sont réputées personnes interposées au profit des associations pour lesquelles est exigée l'autorisation législative : 1° Les associés à qui des dons et legs ont été faits par d'autres membres de la même association, à moins que le bénéficiaire ne soit l'héritier en ligne directe du disposant ; 2° L'associé ou la société civile ou commerciale composée en tout ou partie de membres de l'association, propriétaire de tout immeuble occupé par l'association. Est également réputée personne interposée, au profit des mêmes associations, mais sous réserve-de la preuve contraire, le propriétaire, même étranger à l'association, de tout immeuble occupé par elle. ART. 14. — Les associations existantes au moment de la promulgation de la présente loi, et qui n'avaient pas été antérieurement autorisées ou reconnues, devront, dans le délai de six mois, justifier qu'elles ont fait les diligences nécessaires pour se conformer à ses prescriptions. Toutefois, les associations rentrant dans les catégories prévues à l'article 11 seront considérées comme dissoutes si, dans ce délai de six mois, elles n'ont pas rapporté l'autorisation exigée par cet article. Les valeurs appartenant aux membres de l'association avant sa formation, ou qui leur seraient échues depuis, mais par succession seulement, leur seront restituées. Les valeurs acquises à titre gratuit pourront être revendiquées par le donateur, ses héritiers ou ayants droit, ou par les héritiers ou ayants droit du testateur, pendant le délai d'un an à partir de la publication au Journal officiel du jugement de dissolution ou de l'acte de dissolution volontaire. Passé ce délai, la propriété en sera acquise à l'État, ainsi que le surplus de l'actif, et affectée à la dotation d'une caisse de retraite des travailleurs. Jusqu'au fonctionnement de cette caisse de retraites, le montant des valeurs revenant à l'État sera versé à la caisse dés dépôts et consignations. ART. 15. — Les dispositions de l'article 463 du Code pénal sont applicables aux délits prévus plus haut. ART. 16. — Un règlement d'administration publique déterminera les conditions d'application de la présente loi. ART. 17. — Sont abrogés : Les articles 291, 292 et 293 du Code pénal, ainsi que les dispositions de l'article 294 du même Code relatives aux associations ; La loi du 10 août 1834 sur les associations ; Les lois et décrets relatifs aux congrégations et communautés religieuses, dans celles de leurs dispositions qui sont contraires à la présente loi. |