La séparation des Églises et de l'État marque exactement la fin de la période historique que je m'étais proposé d'étudier dans le présent livre. Ma biche est terminée. Je n'ai pas a exposer maintenant en détail la mise à exécution de la loi nouvelle, les difficultés qu'elle a rencontrées, les effets qu'elle a pu produire. Ce serait une œuvre prématurée. Les faits à raconter seraient encore trop près de moi. Il me faudrait, pour les embrasser dans leur ensemble, leur enchaînement, leur portée, un recul que la proximité du temps ne me permet pas de prendre. Cette loi, d'ailleurs, n'a pas encore, tant s'en faut, porté tous ses fruits. Mais si l'histoire ne peut, pour le moment, en apprécier le fonctionnement et les résultats en pleine connaissance de cause, elle a bien le droit de constater qu'après trois ans écoulés la séparation n'a pas justifié les prédictions sinistres du parti qui l'a combattue avec tant d'acharnement à la tribune, dans la presse et dans la chaire. Les adversaires de la loi la représentaient non seulement comme une mesure injuste et tyrannique, d'où devaient résulter l'oppression de l'Église, la persécution de ses prêtres, la perturbation de son culte, mais comme une iniquité dangereuse pour l'ordre public et grosse de malheurs pour la France. A les entendre, l'anarchie et la guerre religieuse devaient en sortir à très bref délai ; les consciences catholiques allaient, d'un incoercible élan, se soulever de toutes parts ; le pays allait être mis à feu et à sang. Or, près de trois ans se sont écoulés, la loi du 9 décembre est appliquée dans ses dispositions essentielles, et les églises ne sont pas fermées, les prêtres ne sont ni chassés, ni voués au martyre ; ils disent la messe fort librement et n'obéissent qu'à leurs supérieurs. La nation, d'autre part, en immense majorité, reste calme, sans colère et sans peur ; l'ère des dévastations, des fureurs et des massacres, annoncée par tant de prophètes, n'a pas commencé, et rien ne fait prévoir qu'elle doive s'ouvrir à brève échéance. Lesdits prophètes n'ont pourtant rien négligé pour qu'il en fût autrement. Afin d'assurer mieux le succès de leurs prédictions, ils ne se sont pas fait faute de prêcher la révolte, usant à l'égard de la République de l'intransigeance et des provocations les plus irritantes. Leur tactique a consisté non seulement à protester contre la loi, mais à essayer de la rendre inexécutable, dans l'espoir que les radicaux qui l'avaient faite ne tarderaient pas à répondre par de violentes représailles à leurs attaques, qu'ils en viendraient bien vite à la persécution véritable et que le peuple, savamment travaillé par les oints du Seigneur, prendrait ouvertement parti pour les persécutés. C'est le calcul qu'on a fait particulièrement au Vatican, où Pie et Berry del Val, au lieu d'écouter ceux de leurs amis, prêtres ou laïques, qui leur parlaient raison et leur représentaient les choses comme elles sont, n'ont voulu prêter l'oreille qu'aux irréductibles fauteurs de réaction, aux royalistes impénitents et à leur clientèle d'évêques ou de moines, tout enfiellés de haine contre la France républicaine et toujours ignorants de son état d'esprit, de ses sentiments, de sa volonté. Ces profonds politiques, dont les calculs, tant de fois déçus, avaient jadis mis en éveil le scepticisme défiant de Léon XIII, n'ont eu aucune peine à convaincre son successeur que notre République, en déchirant le Concordat, avait vraiment fait acte de suicide et qu'elle ne survivrait pas au coup qu'elle venait de se porter. Et le Saint-Père a cru bonnement que la grève ecclésiastique prescrite par lui avec rigueur, contre tout bon sens, toute justice, et au mépris même des intérêts de l'Église, la réduirait sans peine à capituler et à refaire un Concordat — ce qu'il n'espérait guère — ou à s'aliéner la nation en se faisant résolument persécutrice. C'est donc à la politique de l'excès du mal qu'il a eu recours qu'il s'est livré sans réserve. C'est elle qu'il a pratiquée sans relâche, qu'il pratique encore dans toute sa naïveté, pour ne pas dire dans toute sa niaiserie. Le mot ne paraîtra pas trop fort si on se représente les politiques fort avisés, fort peu naïfs, vis-à-vis desquels il s'est mis à jouer ce jeu dangereux. Les Briand et les Clemenceau ont su, pour déjouer ses plans, se montrer d'autant plus accommodant, d'autant plus souples, d'autant plus libéraux qu'il se montrait plus intransigeant, plus raide, plus absolu dans ses revendications. A la loi dont il ne voulait pas ils en ont juxtaposé d'autres plus avantageuses encore pour l'Église, lois dont il ne pouvait refuser le bénéfice sans se mettre plus manifestement dans son tort et sans prouver plus clairement au peuple français que c'était la République qui avait raison. Mais ils n'ont pas pour cela renoncé à la première et, à chaque faute nouvelle du pauvre pape ; ils en ont poursuivi sagement, mais fermement l'application, applaudis par un peuple qui sait lire, parfois même raisonner, et qui, s'il veut des prêtres, ne veut décidément pas du gouvernement des curés. La politique du pape et des hobereaux qui le poussent — ou qui l'entraînent — éclate à tous les yeux au lendemain même de la promulgation de la loi. Quand, en janvier et février, avec tous les ménagements désirables[1], le gouvernement fait procéder dans les paroisses, comme il le doit, à l'inventaire des biens ecclésiastiques, cette formalité s'accomplit bien sans encombre dans la majorité des communes[2], mais dans un certain nombre de localités, là même où, en 1902, les amis des moines avaient si maladroitement voulu faire échec aux lois, par exemple en Bretagne et dans les départements montagneux du Centre, on fanatise, on solde, on intimide de pauvres paysans, qui barricadent les églises, menacent, outragent les agents de l'administration, en viennent parfois aux coups de couteau et aux coups de fusil. Vainement représente-t-on à ces égarés, ce qui est la vérité, la raison même, que l'inventaire n'est qu'une mesure conservatoire, dont l'Église elle-même doit bénéficier, et ne ressemble en rien à un acte de spoliation. À Paris, des gentilshommes bien vêtus, avec de belles dames, et leurs valets ; toujours les mêmes, se portent aussi d'église en église et, entremêlant leurs pieux cantiques de violentes injures aux serviteurs de la République, opposent aux persécuteurs une résistance dont l'héroïsme ne tient pas devant quelques charges de gardiens de la paix ou quelques jets de pompes à incendie. Quant au Saint-Père, qui, depuis deux ans, n'a pas daigné apprendre au monde catholique ce qu'il pense de la loi nouvelle, il vient à la rescousse en publiant (le 11 février) l'encyclique Vehementer, où il la réprouve en principe dans les termes les plus sévères[3], sans instruire, du reste, le moins du monde le clergé français de la façon dont il doit procéder à l'organisation et à l'entretien du culte. Et le premier résultat de cette campagne, où Montagnini[4] et ses amis voient le prélude et la préparation des élections triomphantes qu'ils espèrent pour le mois de mai, c'est que la Chambre, impatientée par cette agitation, qui dure depuis six semaines, renverse le ministère Rouvier (7 mars) et qu'à la place d'un cabinet de concentration très modérément séparatiste au fond, le Bloc anticoncordataire forme le ministère Sarrien (14 mars), où prennent place Briand, le rapporteur d'hier, et Clemenceau, l'irréductible ennemi du Concordat. Ainsi la République prouve une fois de plus qu'elle ne reculera pas. Mais va-t-elle faire le jeu de ses adversaires en se laissant aller aux représailles et aux rigueurs qu'ils souhaitent de toute leur âme ? Bien au contraire : Clemenceau surseoit à la confection des inventaires partout où ils nécessiteraient l'emploi de la force, jugeant qu'il n'y a vraiment pas lieu de répandre le sang quand il s'agit de savoir si l'on comptera ou si l'on ne comptera pas les chandeliers d'une église[5]. Il n'y a nul péril en la demeure, puisqu'après tout les biens ne pourront être dévolus tant qu'ils n'auront pas été inventoriés. Et dans le même temps le Règlement d'administration publique du 16 mars sur la dévolution de ces biens, la constitution et le fonctionnement des associations cultuelles, adoucit singulièrement pour l'Église, par les mesures d'application qu'il prescrit, la loi du 9 décembre 1905. C'est ainsi, par exemple, que, pour donner aux associations le temps de se former, il étend à deux ans, à partir de la promulgation de la loi, le délai qu'elles auront pour demander l'attribution des biens ecclésiastiques. Comment le contraste entre la politique du Vatican et celle du gouvernement ne serait-il pas compris par le suffrage universel ? Aussi l'est-il si bien que, malgré les prédications les plus incendiaires, les mandements[6], les brochures, les feuilles cléricales répandues à profusion dans tout le pays, malgré les menées de Montagnini et de Pion son compère, inlassable patron de l'Action libérale, qui espère pouvoir enfin faire marcher la France, les réactions coalisées subissent aux élections générales de mai 1906 une lamentable défaite. Royalistes, nationalistes et même progressistes, déjà si magistralement battus en 1902, perdent encore du terrain. La majorité séparatiste, déjà considérable dans l'ancienne Chambre, va l'être plus encore dans la nouvelle[7]. On a demandé à la France ce qu'elle pense de la loi nouvelle. Elle répond qu'elle l'approuve. Que va faire le Vatican ? Ce qu'il avait à faire, les évêques français, las de la lutte et désireux de tirer au moins de la loi les avantages qu'elle accorde à l'Église, se résolvent eux-mêmes à le lui dire. L'assemblée générale de l'épiscopat, terme à Paris du 30 mai au 1er juin, émet à une forte majorité[8] l'avis qu'il y a lieu de constituer des associations pour assurer le service du culte et recevoir la dévolution des biens ecclésiastiques. Le Saint-Père, à qui des laïques de grande autorité morale et on ne peut plus dévoués à la religion ont déjà donné[9] le même conseil, va-t-il enfin se rendre à leur sage prière ? Pas le moins du monde. Après leur avoir fait attendre plus de deux mois sa réponse, il lance enfin le 10 août l'encyclique Gravissimo, c'est-à-dire le non possumus le plus radical, le plus hautain, le plus aveugle[10]. Quand la République a offert aux prêtres des indemnités et des pensions, il leur a fort bien permis de les accepter et même de les solliciter[11]. Il a fort bien tiré parti de la séparation — et l'a ainsi de fait acceptée — en s'emparant de la nomination des évêques, qu'il fait maintenant seul, sans obligatoire présentation. Il a fort bien laissé, d'autre part, les évêques bénéficier des libertés nouvelles en tenant des assemblées, ce qu'ils ne pouvaient faire sous la loi de Germinal. Et maintenant il soutient que sa conscience et son devoir ne lui permettent pas d'autoriser les associations à la fois canoniques et légales qui lui sont proposées par l'épiscopat. Il ne faut pas, dit-il, que des laïques puissent prendre part au gouvernement de l'Église. Vainement lui fera-t-on remarquer qu'en d'autres pays, notamment en Prusse, il se montre plus accommodant et moins absolus. Vainement fera-t-on remarquer aussi que la loi de 1905 n'empêche nullement les ecclésiastiques de prendre la haute main sur les associations cultuelles et même d'y prendre à eux seuls toute la place[12]. Le pape croit embarrasser très fort la République et semer des germes puissants de guerre civile en interdisant absolument les associations cultuelles visées par la loi de 1905 et toutes associations analogues. L'Église perdra ainsi les biens qui, d'après ladite loi, devaient être dévolus. Mais il n'importe ; il faut avant tout troubler la France ; qui veut la fin veut les moyens. Qu'à cela ne tienne, répond l'ingénieux Briand, qui n'est jamais à court d'expédients. Qu'à cela ne tienne, répond Clemenceau qui, devenu président du Conseil en octobre 1906[13], n'entend ni renoncer à la loi de séparation, ni fournir au clergé le moindre prétexte de crier à la persécution. L'extension de délai accordée par le Règlement du 16 mars est libéralement maintenue malgré les réclamations de l'extrême gauche[14]. Le nouveau président du Conseil déclare hautement que les églises ne seront pas fermées, le gouvernement n'étant nullement obligé, même par la loi nouvelle, de les interdire au culte parce que les associations cultuelles ne se forment pas. Par contre, à l'expiration du délai d'un an prescrit par cette loi, c'est-à-dire le 11 décembre 1906, le gouvernement fait évacuer les palais épiscopaux et les séminaires ; les biens ecclésiastiques, dont la dévolution peut se faire immédiatement, sont mis sous séquestre. Et dans le même temps, Montagnini, dont Clemenceau n'est pas d'humeur à supporter plus longtemps la présence, comme les menées, est expulsé de France ; ses papiers sont saisis et on aura la satisfaction d'y trouver la preuve de ses intrigues[15]. Mais comment prouver une fois de plus à l'Église et à la nation que la République ne veut vraiment pas rendre le culte catholique impossible ? En offrant aux fidèles et au clergé de nouvelles facilités pour l'organiser. Et c'est dans cet esprit que Briand soutient et fait voter la loi du 2 janvier 1907[16], si large, si souple, si raisonnable. Le culte public pourra être assuré, soit par les associations cultuelles conformes à la loi de 1905, soit par des associations formées en vertu de la loi de 1901 sur le droit d'association, soit enfin par des initiatives individuelles, sous la seule condition dune déclaration faite en conformité de la loi de 1881 sur le droit de réunion et valable pour une année. Les églises restent à la disposition des fidèles jusqu'à leur désaffectation régulière. La jouissance gratuite en est assurée, soit aux associations précitées, soit aux ministres indiqués dans la déclaration de réunion publique de culte, par le maire ou par le préfet, sous réserve pour le bénéficiaire de pourvoir aux réparations, frais d'assurances et autres charges de l'immeuble. En revanche, les prêtres qui continueront à exercer leurs fonctions dans les circonscriptions où n'auraient pas été remplies les prescriptions légales perdront tout droit aux pensions ou allocations concédées par la loi de 1903[17]. Le pape avait demandé pour l'Église le droit commun ; on le lui accordait, agrémenté encore de quelques privilèges. Allait-il enfin l'accepter ? Nullement. Peu de jours s'étaient écoulés quand on apprit, par un nouveau manifeste de Pie X, qu'il interdisait absolument toute déclaration relative aux réunions cultuelles. Il espérait — et avec lui les casse-cous du parti — que la République allait enfin se mettre en colère, chasser les prêtres des églises, les réduire à dire la messe dans des granges ou dans des caves, ce qui ne manquerait pas d'attendrir, puis d'exaspérer les fidèles. Mais ce pieux calcul fut encore déjoué. L'inépuisable Briand ne tarda pas à fournir un nouveau moyen d'arranger les choses. Au risque de se faire accuser d'incohérence par Clemenceau, qui commençait à le trouver trop accommodant envers l'Église[18], il présenta dès la fin de janvier et fit voter successivement à la Chambre et au Sénat la loi du 28 mars 1907 qui, modifiant celle de 1881, supprimait pour toutes les réunions publiques — et par conséquent pour les réunions cultuelles — la formalité obligatoire et préalable de la déclaration. Par cet ingénieux expédient les prêtres se trouvaient à leur corps défendant enfermés dans la légalité et, de plus, gardaient leurs pensions, ce qui ne serait sans doute pas pour leur déplaire. Mais tout ce qui, de la part de Briand et de ses collègues, était finesse et souci de la paix publique était pris par l'Église pour de la faiblesse. Les évêques, entièrement domestiqués par le Vatican, avaient, en septembre 1906, docilement adhéré à l'encyclique Gravissimo[19]. En janvier 1907 ils venaient de tenir une troisième assemblée générale au château de la Muette et, très désireux d'assurer au clergé la jouissance contractuelle des .édifices du culte, au lieu d'une jouissance précaire et de pure tolérance, ils proposaient au gouvernement, après avoir reçu les instructions du Saint-Père, un système inacceptable de location pour lesdits édifices[20]. Et ils le proposaient avec tant d'arrogance[21] que Clemenceau déclarait à la tribune repousser du pied un pareil projet. Briand répondit pourtant encore à cette insolente mise en demeure par la plus accommodante des circulaires (3 février), et l'attitude de certains prélats, pendant quelque temps, put faire croire qu'une transaction ne serait pas impossible entre les deux pouvoirs. Mais elle ne se fit pas, non seulement parce que l'Église, contre toute justice, s'efforçait de soustraire les prêtres investis de la jouissance contractuelle des édifices cultuels à l'obligation personnelle de les réparer, mais aussi et surtout parce qu'elle se refusait à l'engagement de ne jamais nommer aux charges paroissiales, soit d'anciens congréganistes, soit des prêtres de nationalité étrangère. Ainsi les prêtres ne sont plus dans les églises que des occupants à titre précaire, sans droit reconnu, que la République y tolère par libéralisme, mais qu'elle pourrait en faire sortir du jour au lendemain si cette expulsion lui paraissait nécessaire, opportune ou sans inconvénient pour la paix publique. Voilà ce que le clergé a perdu pour avoir refusé, par ordre du pape, tant d'avantages sérieux que lui offrait la loi du 9 décembre. Ses plus subtiles machinations contre la République se sont retournées contre lui. Il y a un an, il ne désespérait pas de faire perdre à l'État, par des milliers de chicanes de détail, ces trois à quatre cents millions de biens ecclésiastiques qu'il lui a permis de prendre en bloc par son entêtement à ne pas constituer les associations cultuelles — si rigoureusement orthodoxes — que prévoyait la loi de séparation[22]. La loi du 13 avril 1908 sur la dévolution des biens, désormais acquis à l'État ou aux communes, a dissipé ses illusions en ne reconnaissant qu'aux héritiers en ligne directe des donateurs ou testateurs le droit de revendiquer les biens donnés ou légués aux établissements ecclésiastiques[23]. Le culte catholique a cessé d'être entretenu par l'État. L'Église a perdu par sa faute ce qu'elle possédait encore de biens il y a trois ans. De ses membres, les uns — les évêques —, nommés arbitrairement par le pape, c'est-à-dire par un souverain étranger, auquel ils sont soumis sans réserve, deviennent de plus en plus suspects à la nation, qui voit surtout en eux les agents dociles d'une politique foncièrement hostile à ses libres institutions[24]. Les autres, c'est-à-dire les membres du clergé inférieur, n'ont pas recouvré, ne paraissent pas devoir recouvrer vis-à-vis de l'épiscopat les droits de défense que le gallicanisme d'autrefois leur avait permis de garder jusqu'à la Révolution. Toute initiative, toute liberté d'esprit est interdite au prêtre, je ne dis pas seulement au raisonneur et au critique comme Loisy, qui, atteint en plein cœur par la condamnation expresse et radicale du Modernisme[25], se voit bientôt impitoyablement frappé d'excommunication, mais au prêtre inattaqué dans sa foi qui, comme Naudet ou Dabry, croit pouvoir se dire démocrate, républicain, et reçoit l'ordre de se taire (1908)[26]. Enfin, Si l'on considère que le prêtre, autrefois privilégié, supporte aujourd'hui, de par la loi, les mêmes charges que les autres citoyens et que, vu la précarité des secours qu'il doit attendre des fidèles, il n'est plus trop assuré du lendemain, on comprend que le nombre des vocations ecclésiastiques ail déjà diminué sensiblement en France et qu'il paraisse devoir diminuer encore davantage. La foi qui baisse aussi manifestement tend, de plus, chaque jour à le faire décroître. Le progrès de l'enseignement laïque, la liberté de la presse et la liberté de réunion font dans beaucoup d'esprits, depuis vingt-cinq ou trente ans, un tort irréparable au dogme romain. Bien des Français réalisent, pour leur compte, sans recourir aux Chambres ou au Gouvernement, ce que le regretté romancier Eugène Le Roy appelait la séparation de l'Église et du citoyen. La thaumaturgie est certainement moins productive qu'autrefois. Lourdes attire beaucoup moins de monde qu'au beau temps de l'ordre moral ; mais on y fait beaucoup plus de miracles, ce qui prouve que l'entreprise a besoin de réclame[27]. Sur trente-huit millions d'habitants qu'il y a en France, il n'y en a guère plus d'un quart qui aille à la messe. La très grande majorité pratique encore, moins par piété que par routine ancestrale, les religions purement rituelles du baptême, du mariage, des funérailles. Mais chaque année s'accroît dans les villes et, fait plus significatif, dans les campagnes, le nombre des citoyens qui ne portent pas leurs nouveau-nés à l'église, qui se marient civilement et ne veulent pas que le prêtre accompagne leur corps au cimetière. Ainsi se déchristianisent peu à peu beaucoup de Français. Je n'ai pas la naïveté de croire que la France entière soit à la veille d'en faire autant, ni qu'elle soit de longtemps capable de se contenter de la libre-pensée. Il me semble bien, en tout cas, que sa déchristianisation sera sensiblement facilitée par la séparation de l'Église et de l'État, et que, si elle se fait, ce sera sans retour, parce qu'elle ne sera pas imposée par la force, mais se fera par le jeu légitime et régulier de la liberté. FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME |
[1] Voir le décret du 29 décembre 1905 portant règlement d'administration publique en ce qui concerne l'inventaire prescrit par l'article 3 de la loi du 9 décembre 1905.
[2] En mars 1906, quand le ministère Rouvier se retira, 43.835 inventaires, étaient terminés ; il en restait 20.069 en cours ou à entreprendre.
[3] Voir à l'appendice de ce volume un extrait de cette Encyclique.
[4] Cet agent, plus remuant et plus imprudent que jamais, occupait toujours à Paris l'hôtel de la nonciature, recueillant force fiches de renseignements, donnant aux évêques et aux chefs laïques du parti clérical le mot d'ordre du Vatican, attisant le zèle des uns et dénonçant la mollesse des autres à Merry del Val.
[5] Discours de Clemenceau au Sénat, 20 mars 1906.
[6] Certains évêques n'avaient pas attendu la période électorale pour entrer en campagne. Delamaire, par exemple, avait, pour sa part, dès la fin de 1904, préparé la mobilisation des fidèles et du clergé par un manifeste de combat intitulé : Les Catholiques et les élections de 1906.
[7] Le renouvellement partiel du Sénat (le 7 janvier 1906) avait déjà été un succès pour le parti séparatiste. Les élections générales des 6 et 20 mai furent pour lui un triomphe. La majorité de gauche, qui était déjà considérable dans l'ancienne Chambre, gagna encore 36 sièges, perdus par l'opposition de droite, par les nationalistes et les progressistes.
[8] 48 voix contre 26.
[9] Sous la forme d'une supplique adressée aux évêques par un certain nombre de notables catholiques, presque tous membres de l'Institut (les cardinaux verts, comme on les appela) : Aucoc, Brunetière, d'Haussonville, A. Leroy-Beaulieu, Picot, Thureau-Dangin, Vandal, de Vogüé, Denys Cochin, Henri Lorin, etc. — Cette lettre avait été rendue publique par le Figaro le 26 mars.
[10] Voir à l'appendice de ce volume un extrait de cette encyclique. — Une éloquente protestation contre l'intransigeance pontificale parut dans le Temps du 2 septembre sous la forme d'une supplique adressée au pape par un groupe de catholiques français, qui, naturellement, ne parvinrent pas à se faire comprendre du pauvre Sarto.
[11] Avant la fin de l'année 1906, le nombre des pensions et allocations ecclésiastiques accordées était déjà de 38.300.
[12] C'est ce que remontrait quelque temps après Briand, dans son discours du 13 novembre à la Chambre des députés, expliquant que, si dans les petites communes on ne devait pas trouver assez de prêtres pour constituer les associations sans le concours des laïques, il n'en serait pas de même dans les grandes, qu'en tout cas il pourrait être formé au chef-lieu de chaque diocèse des unions d'associations uniquement composées de prêtres et auxquelles seraient évidemment subordonnées les associations paroissiales, etc., etc.
[13] Sarrien, depuis longtemps éclipsé par son ministre de l'intérieur qui, aux yeux du public, était le véritable président du Conseil et en tenait le langage, avait fini par lui céder la place. Bourgeois, Leygues, Etienne et Poincaré s'étaient retirés avec lui et le nouveau cabinet, en très grande partie formé de radicaux, de radicaux-socialistes et de socialistes, avait été constitué le 23 octobre de la façon suivante : Présidence du Conseil et intérieur, Clemenceau ; Justice, Guyot-Dessaigne ; Affaires étrangères, Pichon ; Instruction publique et Beaux-Arts, Briand ; Finances, Caillaux ; Guerre, Picquart ; Marine, Thomson ; Travaux publics, Barthou ; Commerce, Doumergue ; Agriculture, Ruau ; Colonies, Milliès-Lacroix ; Travail et prévoyance sociale, Viviani.
[14] Les interpellations au gouvernement sur sa politique religieuse donnèrent lieu à de très longs et de très vifs débats à la Chambre des députés, du 5 au 13 novembre, et permirent à Briand de prononcer plusieurs discours importants, dont le libéralisme fut jugé excessif par l'extrême gauche. Finalement un ordre du jour d'approbation et de confiance fut voté par 391 voix contre 141.
[15] Le dépouillement et la traduction de ces papiers donnèrent lieu à de nombreuses indiscrétions ; et quand la Chambre, sur la proposition de Jaurès (20 mars 1907) eut formé une commission chargée d'examiner la portée politique des documents saisis à l'ancienne nonciature, les principaux journaux de Paris, qui s'étaient procuré sans peine par extraits les commérages imprudents de Montagnini, se hâtèrent d'en régaler le public. Ces extraits viennent d'être publiés en un petit volume sous ce titre : Les fiches de Monseigneur Montagnini (Paris, Nourry, 1908).
[16] Voir le texte de cette loi à l'appendice de ce volume.
[17] Il va sans dire que la protection promise au culte et à ses ministres dans cette loi ne cesse pas de leur être assurée.
[18] Les vivacités de langage du président du Conseil faillirent, le 30 janvier, en pleine séance de la Chambre, amener la démission de Briand. Mais des amis communs s'interposèrent, et ce ministre ne partit pas. Après quelques nouveaux tiraillements, qui ne furent pas tout à fait ignorés du public, l'accord finit, en février, par se rétablir dans le ministère.
[19] Dans une seconde assemblée générale tenue à l'archevêché de Paris du 4 au 7 septembre 1906. Ils avaient aussi dans cette assemblée pris des mesures provisoires pour assurer le service du culte et l'administration des ressources dont l'Église pourrait disposer.
[20] Voir la Déclaration publiée en leur nom par deux d'entre eux, Touchet et Dadolle, après leur retour de Rome. A ce manifeste était joint un projet de procès-verbal de concession de jouissance dont nous donnons ici le texte pour qu'on puisse se rendre compte de leurs exigences : Entre X..., maire de... et l'abbé Z..., curé de..., agissant en cette qualité en vertu des pouvoirs qui lui ont été conférés par Me..., évêque de... et avec son autorisation expresse, il a été convenu ce qui suit : à partir de ce jour, et pour une durée de 18 ans, l'abbé Z... a la jouissance gratuite de l'église de... et de tous les objets la garnissant, sous réserve des obligations énoncées par l'article 13 de la loi du 9 décembre 1903. — Au cas où l'abbé Z... ne serait plus curé de..., soit par suite de son décès, soit parce qu'il changerait de résidence, soit parce que ses pouvoirs lui seraient retirés par l'autorité diocésaine, la présente jouissance sera acquise de plein droit à son successeur nommé par l'évêque diocésain sur justification de ses pouvoirs, auquel successeur l'abbé Z... la cède et la délègue d'une manière définitive. — Pendant toute la durée ci-dessus prévue, l'abbé Z... aura la jouissance entière et complète de l'édifice plus haut dénommé et des objets qui y sent contenus. En conséquence, le maire s'interdit — lui ou son successeur — toute ingérence soit dans l'administration de la paroisse, soit dans les conditions d'occupation de l'immeuble. — L'abbé Z... aura la police de l'église. Le maire ne pourra intervenir que dans les circonstances graves où ses fonctions l'appelleraient, en vertu des lois, à rétablir l'ordre troublé. — Le présent procès-verbal ne sera définitif et la signature du curé n'aura de valeur qu'après ratification signée de Monseigneur l'évêque diocésain.
[21] Ils déclaraient en effet que le contrat de jouissance dont ils avaient dressé le modèle devait être accepté partout, c'est-à-dire dans toutes les communes, ou qu'ils ne le voudraient nulle part.
[22] Certains de ses meneurs continuaient à espérer davantage et ne se privaient pas de provocations à la guerre civile. En juin 1907, la mévente des vins ayant servi de prétexte à ces troubles du midi dont la France n'a pas perdu le souvenir, un évêque, au lieu de parler raison aux manifestants et de leur conseiller de rentrer chez eux, leur ouvrait les églises de sa ville épiscopale pour y coucher. Un peu plus tard, Delamaire qui, devenu coadjuteur de l'archevêque de Cambrai, compte bien, à force de zèle, devenir cardinal, prononçait, au 17. Congrès général de la Bonne presse (octobre 1907), les paroles suivantes : Quand, au tribunal ou ailleurs, un catholique dont les droits sont manifestement opprimés, se voit refuser toute satisfaction, n'a-t-il pas le droit de prendre la liberté qu'on lui refuse ? Quand même il y aurait de la casse à cette occasion, ce n'est pas cela qui m'inquiéterait. Dans l'histoire du monde, quelques horions de plus ou de moins, c'est bien peu de chose. Vivent ceux qui ont à ce point le saint amour de leur foi, qu'ils sont prêts à sacrifier même leur vie pour elle si elle est nécessaire !... (La Croisade de la Presse, 6e année, n° 163, 31 octobre-14 novembre 1907. Dix-septième Congrès général de la Bonne presse, p. 379). — Plus récemment, l'abbé Coubé, jésuite sécularisé, dont la violence de langage s'était déjà bien fait connaître, se permettait un langage encore plus séditieux. La foule est lasse, s'écriait-il, des hommes qui se contentent de lui servir, dans une timbale académique, la tisane opiacée de leur prudence et de leur neurasthénie politico-religieuse. Elle en a assez des manifestations qui n'aboutissent qu'à des levées de cierges bénits. Elle aimerait mieux des levées de boucliers et d'épées. L'encens du sanctuaire, c'est bien ; mais la poudre, encens de la bataille, ce serait dix fois mieux. Comme vous, messieurs, j'applaudis et je salue la matraque. Elle est la sœur cadette de la faux vendéenne, avec laquelle vos pères ont opéré des prodiges de valeur. Vive la matraque !... La résistance pacifique est une chinoiserie, une comédie, c'est la résistance de ceux qui ne veulent pas résister... La résistance violente à l'oppression violente est un droit naturel que rien ne peut nous enlever... Si le gouvernement veut m'enlever mieux que ma bourse ou ma vie, ma liberté religieuse et ma foi, j'ai droit de me défendre et donc de le frapper. Le curé, sac au dos ! Eh ! bien, le curé sac au dos, le voici, c'est moi. C'est le prêtre qui va dans les assemblées populaires faire la guerre non à l'étranger, mais à l'ennemi du dedans, le franc-maçon, pire que l'ennemi du dehors. Et mon plus grand désir serait de voir tous les curés de France sac au dos et flamberge au vent, unis à tous les laïcs vraiment chrétiens, dans une sainte croisade pour Dieu, pour la France et, pour la liberté. (La Matraque, discours prononcé à Chalet, sous la présidence de M. Jules Delahaye (Paris, au bureau Libertas, br. in-16). Inutile d'ajouter que cette éloquence a été dépensée en pure perte et que ceux-là mêmes qui l'ont applaudie n'ont encore pris ni le fusil ni la matraque. C'est aussi sans grand succès que les évêques se sont efforcés d'organiser contre l'école laïque et son personnel une véritable croisade de pères de famille, à laquelle le gouvernement a répondu par les deux projets de loi du 25 et du 30 juin 1908, et que l'épiscopat français a dénoncé ces projets aux fidèles par un violent manifeste lu dans toutes les églises le 20 septembre dernier.
[23] Une réserve fort libérale a, du reste, été insérée dans cette loi. Elle est relative aux fondations de messes, qui devront être respectées. Une somme correspondant à cette charge devra être prélevée sur les biens de fabrique et consacrée auxdites messes. D'autre part, l'abbé Lemire avait fait admettre un amendement qui a pris place aussi dans la loi et en vertu duquel les biens des caisses de retraites et maisons de secours pour prêtres figés et infirmes seraient attribués par décret à des sociétés de secours mutuels constituées dans les départements où ces établissements ecclésiastiques avaient leur siège. Et c'est à ces Mutualités ecclésiastiques que la loi du 13 avril 1908 attribuait la célébration desdites messes de fondation. Mais naturellement Pie X n'a pas manqué, par son intransigeance, d'en faire perdre le bénéfice à de France. Il a fait savoir, en effet, peu après, par une lettre aux cardinaux français, qu'il n'autorisait pas la formation des Mutualités ecclésiastiques. On demande, dit-il, au clergé français de former des Mutualités ouvertes à tous ceux qui se réclameraient, de quelque façon que ce soit, du Litre d'intéressés, sans moyen légal d'écarter de leurs rangs des égarés ou même des membres exclus de la communion de l'Église. On demande en somme aux ecclésiastiques français de se constituer en corps séparé et d'oublier, en quelque sorte, leur caractère de prêtres en communion avec le Siège apostolique. Ils devraient se considérer comme de simples citoyens, mais des citoyens privés du droit accordé à tous les Français d'exclure de leurs mutualités des sociétaires indignes... Tandis que les auteurs de la loi cherchent à éviter l'odieux d'avoir enlevé le pain aux pauvres prêtres figés et infirmes, ils s'offrent à rendre une petite part de tant de biens séquestrés, mais ce qu'ils donnent d'une main, ils le marchandent de l'autre, par des restrictions et des mesures d'exception. Dans ces conditions, il ne nous est pas possible d'autoriser la formation des Mutualités approuvées... Quant aux fondations de messes, elles devaient servir, dit le Saint-Père, dans la pensée des défunts, à célébrer les saintes messes non pas d'une façon quelconque ou par qui que ce soit, mais dans la forme légitime et en parfaite conformité avec la discipline de l'Église catholique. Or, au lieu de restituer ces fondations sans entraves, on les offre à des Mutualités que l'on dépouille explicitement de tout caractère ecclésiastique, et auxquelles, de par la loi, on interdit toute intervention légale de l'épiscopat. La loi, en effet, ne reconnaît aucune intervention de l'autorité ecclésiastique, qui se trouverait désormais dépourvue de toute force légale pour assurer toujours et partout la célébration légitime des saintes messes, et, par là même, malgré toutes les mesures que pourrait prendre l'épiscopat, et malgré le bon vouloir de la majorité des très dignes prêtres de France, la célébration de ces messes serait exposée aux plus redoutables périls... Nous ne pouvons donc autoriser un système qui est en opposition avec les intentions des défunts et contraire aux lois qui régissent la célébration légitime de l'acte le plus auguste du culte catholique... Le pape se borne après cela à inviter ses chers prêtres de France à célébrer, une fois par an, une messe aux intentions des pieuses fondations, ce qu'il fera lui-même une fois par mois, et à annoncer qu'il a déposé la somme nécessaire pour la célébration de deux mille messes par an.
[24] Ceux qui, comme Lacroix, évêque de Tarentaise, voudraient encore penser et agir comme Français, respectueux des lois de leur pays, sont réduits à démissionner, — ou à se taire.
[25] Le modernisme, expressément réprouvé par le décret Lamentabili de la Sainte et Universelle Inquisition (17 juillet 1907), qu'on a pu dénoncer au monde comme un nouveau Syllabus, l'a été, de façon plus solennelle, par l'Encyclique Pascendi du 16 septembre 1907.
[26] Dès l'année précédente, les mesures rigoureuses prises en Italie par le Saint-Siège contre l'abbé Murri et les démocrates chrétiens (20 avril 1907) avaient pu leur faire prévoir celle mise on demeure.
[27] Sur les dessous de l'entreprise de Lourdes, voir le volume si documenté, si suggestif qu'a publié en 1905 Jean de Bonnefon (Lourdes et ses tenanciers).