I. A la veille de la bataille. — II. La commission des 33 et le projet Briand. — III. Comment le gouvernement est amené à déposer aussi un projet de loi. — IV. Le gouvernement et la commission ; fin du ministère Combes. — V. Le cabinet Bouvier, le projet Bienvenu-Martin et le texte final de la Commission. — VI. La loi de Séparation à la Chambre, discussion générale. — VII. La loi de Séparation à la Chambre, discussion des articles. — VIII. La Séparation au Sénat.I Après la rupture éclatante dont on vient de lire le récit, il était bien certain que le Concordat, si souvent et si platoniquement menacé depuis vingt-cinq ans, allait cette fois subir un assaut sérieux, mais il n'était pas du tout évident qu'il dût succomber à cette attaque. En tout cas, les hommes du Vatican se montraient à cet égard fort rassurés et, après comme avant le départ du chargé d'affaires de France, affectaient vis-à-vis du cabinet Combes, dont ils escomptaient avec confiance la chute prochaine, une raideur et une intransigeance absolues. Quand le malheureux évêque de Dijon, qui n'avait pas eu la force de résister jusqu'au bout et s'était décidé, vers la fin de juillet, à partir pour Rome, vint, tout en larmes, présenter sa défense au secrétaire d'État, l'aigre Merry del Val[1], fort peu touché de ses plaintes, lui reprocha durement d'avoir trahi l'Église en communiquant au pouvoir civil les ordres qu'il avait reçus de l'autorité religieuse et lui dit d'un ton sec : Il faudra donner votre démission. Le pauvre prélat obéit piteusement. Et autant en fit un mois plus tard l'évêque de Laval qui, non moins découragé, courut à son tour se jeter aux pieds du Pape et n'obtint, comme lui, son pardon qu'en résignant son évêché. Qu'importait après cela que Combes, refusant les deux démissions, persistât à traiter leurs auteurs en évêques et, pour bien montrer qu'il les regardait toujours comme tels, les frappât de suspension de traitement pour être sortis de France sans sa permission ? Pie X et son ministre semblaient plus que jamais déterminés à ne tenir aucun compte ni de ce qu'il faisait ni de ce qu'il disait. Aussi ne parurent-ils nullement intimidés par les propos et les discours de plus en plus menaçants que tenait à l'égard du Saint-Siège le colérique vieillard. Rompant maintenant sans réserve avec la politique concordataire dont il avait si longtemps déclaré ne pas vouloir s'écarter, le président du Conseil ne perdait aucune occasion de faire savoir au public qu'il regardait la séparation comme nécessaire, autant qu'opportune, et qu'à son sens aucun rapprochement n'était plus possible entre la République et la papauté. C'est ce qu'il disait notamment, en août 1904, à un rédacteur de la Nouvelle presse libre de Vienne, ajoutant que les conséquences de la séparation ne l'effrayaient pas, et qu'en particulier la crainte de voir la France perdre le protectorat des catholiques d'Orient, avantage illusoire à son sens et que, du reste, la France ne devait nullement au Pape, ne serait pas pour le faire reculer[2]. C'est le langage qu'il tenait encore, en y mettant même plus d'énergie et de rigueur, le 3 septembre, dans son discours d'Auxerre, où, représentant que le Concordat avait été déchiré vingt fois, dans ces dernières années, par le chef de la catholicité, il protestait qu'il n'était pas homme à le rapiécer et conviait la République à reprendre sa liberté, toute sa liberté vis-à-vis d'une autorité dont l'alliance n'était pour elle qu'un leurre en même temps qu'une humiliation. Tout ce qu'il concédait, c'était qu'en se séparant de l'Église, elle devait faire preuve d'une largeur d'idées et d'une bienveillance envers les personnes qui désarmassent la défiance et rendissent acceptable le passage de l'ordre de choses actuel à l'ordre de choses à venir. La déclaration de guerre était certes fort nette et sans ambages. Mais ce qui rassurait les politiques du Vatican, c'est que, tout en tenant ce langage, le président du Conseil ne paraissait pas très pressé d'en venir aux coups. Et de fait, comment ne pas remarquer le soin que Combes prenait, dans ce même discours d'Auxerre, de renvoyer le débat parlementaire auquel devait donner lieu la séparation à une époque relativement éloignée, qui pouvait fort bien finir par s'appeler les calendes grecques ? A son avis, en effet, cette question ne devait être discutée qu'après celles de l'impôt sur le revenu et des retraites ouvrières. Il faut ajouter qu'elle ne pouvait évidemment l'être qu'après l'examen du budget de1903, qui était encore en souffrance. Si l'on se représente que ce budget, mis en discussion seulement en novembre, ne devait être voté que cinq mois plus tard et que l'impôt sur le revenu et les retraites ouvrières, longuement discutés depuis. trois ans, ne le sont pas encore à l'heure qu'il est (1908), on concevra sans peine que c'était renvoyer la séparation tout au moins jusqu'à la fin de la législature et jusqu'après les élections de 1906 qui, dans la pensée des hommes d'Église, devaient la rendre impossible. Aussi le Pape ne faisait-il preuve, à cette époque, que d'une fort médiocre inquiétude et, quand il avait â haranguer des pèlerinages français[3], ou à répondre aux questions des visiteurs de marque[4] qui, de notre pays, allaient à Rome s'informer de ses sentiments, ne s'attardait-il guère à parler des dangers du présent, mais célébrait-il avec une confiance sereine les vertus chrétiennes de la France, qui était toujours à ses yeux la fille aînée de l'Église. Il était en effet bien persuadé que cette nation, prise en masse, ne souhaitait pas la séparation des Églises et de l'État. Il n'ignorait pas que, dans notre monde parlementaire, en dehors des députés et des sénateurs de droite qui, par cléricalisme et par esprit d'opposition à la République, repoussaient absolument cette solution, .un assez grand nombre de républicains ne l'admettaient pas non plus ou n'étaient disposés à s'y rallier qu'à des conditions dont les séparatistes ne pouvaient s'accommoder. Il n'ignorait pas que Waldeck-Rousseau, dont l'autorité politique et morale était si grande dans notre pays, avait toujours renvoyé à beaucoup plus tard une mesure aussi grave et qu'il jugeait pour le moment par trop prématurée ; que, depuis sa sortie du ministère, il avait maintes fois représenté à ses amis la nécessité de maintenir pour un temps indéterminé le Concordat de 1802[5]. Cet homme d'État venait, il est vrai, de mourir (10 août 1904) à la suite d'une maladie qui depuis un an le tenait éloigné du Parlement. Mais son influence lui survivait. Sans parler des républicains du centre qui, comme Ribot, l'avaient jadis combattu et combattaient à plus forte raison le ministère Combes, il y avait, jusque dans le Bloc qui soutenait ce gouvernement, nombre de vieux républicains opportunistes, qui estimaient, comme autrefois Gambetta, Paul Bert et Ferry, que l'heure de la séparation n'était pas venue et que cette mesure serait pour le moment plus préjudiciable qu'avantageuse à la République. Ainsi pensaient beaucoup de membres de l'Union démocratique de la Chambre. Ainsi pensaient même — ce qui était bien fait pour rassurer le Pape — plusieurs membres du cabinet Combes, et non des moins influents, les Delcassé, les Chaumié, les Bouvier, qui ne dissimulaient nullement leurs préférences concordataires et contre l'avis desquels le président du Conseil, bien que fortement encouragé dans sa politique séparatiste par d'autres collègues — Pelletan, Doumergue, André, etc. —, n'osait déposer officiellement un projet de séparation qu'ils eussent désavoué ou contre lequel ils eussent protesté en se retirant. Ce n'était pas non plus un mystère que le président Loubet ne souhaitait nullement la rupture des liens qui attachaient l'Église à l'État, parce qu'il y voyait, à tort ou à raison, un moyen précieux pour l'autorité civile de surveiller l'autorité spirituelle et de la contraindre — autant que possible — au respect des lois. On se disait donc au Vatican que les diatribes anticoncordataires de Combes n'engageaient que lui ; qu'elles ne bâteraient pas la séparation ; que, lui tombé — ce qui, croyait-on, ne pouvait tarder —, il serait remplacé soit par un modéré qui ire pourrait gouverner qu'avec le concours de la droite, soit par un de ces dissidents[6] qui le harcelaient depuis longtemps de leurs attaques et qui, réprouvés par ses amis de l'extrême gauche, devraient forcément s'appuyer sur les républicains du centre et les progressistes ; bref, que, de toutes façons, la séparation serait, pour longtemps encore, impossible. Pie X et Merry del Val étaient d'autant moins inquiets que, malgré la rupture officielle de toutes relations diplomatiques avec le gouvernement français, ils avaient encore à Paris un agent attitré qui se renseignait officieusement à leur intention dans le monde politique, comme dans le monde religieux, et dont les informations ne pouvaient que les entretenir dans leur optimisme. Après le rappel de Lorenzelli, il semblait que l'hôtel de la nonciature eût dû être purement et simplement fermé et que le cardinal secrétaire d'État eût dû se borner — pour être tout à fait correct — à confier au représentant de quelque autre puissance la garde des archives que ledit Lorenzelli y avait laissées. Mais ce ministre avait cru devoir (dès le 3 août) enjoindre à un auditeur de la nonciature, nommé Montagnini[7], de demeurer à Paris soit pour la garde des archives, soit pour tout ce dont aura besoin le Saint-Siège. Et ce monsignor, plein de zèle — plus que de finesse et de prudence — était resté, servant d'intermédiaire entre le Saint-Siège et l'épiscopat français, faisant et recevant beaucoup de visites, pratiquant l'espionnage dans tous les mondes, attirant à lui beaucoup de renseignements et beaucoup d'argent, prenant force notes et transmettant à son chef force racontars qui ne contribuaient pas peu à l'entretenir dans sa hautaine sécurité. Il faut bien convenir, du reste que, par le seul fait que la présence d'un agent du pape était tolérée à Paris et que notre ministre des Affaires étrangères lui faisait l'honneur de le recevoir, le Pape et son ministre étaient fondés à croire que la rupture diplomatique du 30 juillet n'était pas définitive. Aussi pensaient-ils bien que, soit sous le cabinet Combes, soit sous celui qui lui succéderait, les relations et négociations officielles seraient reprises entre les deux puissances. II Le Pape et son entourage avaient pourtant tort, la suite des événements l'a prouvé, de se montrer si peu inquiets. L'idée de la séparation était, depuis plusieurs années, sérieusement en marche, et, depuis quelques mois, elle avait fait des pas de géant. On s'en apercevait à l'ardeur et à la vivacité chaque jour croissantes avec lesquelles un grand nombre de journaux républicains, tant en province qu'à Paris, faisaient campagne contre le Concordat, à l'influence maçonnique qui s'étendait visiblement par toute la France, enfin aux encouragements que divers Congrès, tenus en septembre et octobre 1904 — celui de la Ligue de l'enseignement, par exemple, et, plus encore, celui du parti radical et du parti radical-socialiste[8] —, envoyaient à cette époque au président du Conseil pour l'empêcher de faiblir. On s'en apercevait bien plus encore au désir que la commission parlementaire nominée en juin 1903 pour examiner les propositions de loi relatives à la séparation des Églises et de l'État témoignait maintenant de mener son travail à bonne fin et de hâter la mise en discussion de cette réforme. Ladite commission, formée de 33 membres[9],
dont 17 séparatistes et 16 concordataires, avait d'abord paru, par le fait
même que les premiers n'y disposaient que d'une majorité si faible, si peu
assurée, condamnée à une radicale et incurable impuissance. Puis, à l'époque
où elle avait été nommée, et pendant bien des mois encore, elle n'avait
vraiment pas cru que la séparation fùt réalisable à bref délai et ne l'avait
étudiée qu'avec une lenteur tout académique. Les
événements, a écrit plus tard son rapporteur[10],
n'avaient pas pris encore le caractère aigu et
pressant que les conflits avec le Saint-Siège lui ont donné depuis. La
question de la séparation n'était pas posée dans le domaine des faits ; elle
restait sous la seule influence des considérations théoriques et des raisons
de principe. C'est dire que l'on pouvait croire encore lointaine la solution
qui s'impose aujourd'hui. La majorité de la commission, favorable en principe
à la réforme, ne travaillait donc pas pour un résultat immédiat... Ensuite, elle ne tarda pas à se laisser prendre tout
entière par le vif intérêt de ses travaux... Deux hommes contribuèrent principalement à lui faire prendre l'orientation qu'elle se donna vers la fin de 1903 et qu'elle manifesta surtout l'année suivante quand les conflits mentionnés plus haut se furent produits. L'un, dont elle avait fait, dès le début, son président, était Ferdinand Buisson[11], qui jadis, comme collaborateur de Jules Ferry au ministère de l'Instruction publique, avait pris une Part si importante à la laïcisation de l'enseignement primaire public. L'autre, qui devait prendre une si prépondérante à l'élaboration et à la discussion de la nouvelle loi que cette loi a déjà pris son nom dans l'histoire, était Aristide Briand, socialiste éloquent, ingénieux et souple, merveilleusement apte au travail parlementaire qui consiste à rendre possible, par d'opportunes et habiles transactions, l'application des principes les plus absolus. C'est certainement grâce à lui que la séparation des Églises[12] et de l'État, présentée généralement jusqu'alors au Parlement sous une forme qui l'eût rendue peu acceptable et peu pratique, a fini par paraître parfaitement admissible à la grande majorité du pays. Durant le quart de siècle qui avait précédé les élections de 1902, de nombreuses propositions de séparation, émanées presque toutes des partis avancés, et tendant beaucoup plus à armer l'État contre l'Église qu'à rendre à chacun des deux pouvoirs sa liberté, avaient été déposées sur le bureau de la Chambre[13]. Aucune d'elles n'avait été discutée à la tribune et nous ne les rappelons en bloc que pour mémoire. Mais la nouvelle Chambre, en moins de cieux ans, n'en avait pas reçu moins de huit[14], que, vu les circonstances, la commission des 33 se fit un devoir d'étudier sérieusement et qui furent le point de départ de son propre travail. Ces propositions, dont nous ne pouvons ici retracer la teneur en détail, étaient de tendances très diverses, car elles provenaient, les unes d'ennemis avérés, les autres d'amis bien connus de l'Église catholique. Celle du socialiste Dejeante, reproduction assez fidèle de celle que Zévaès, autre socialiste, avait faite au Palais-Bourbon avant 1902, était de toutes la plus radicale et la plus simpliste : suppression du Concordat, du budget des cultes, dissolution de toutes les congrégations et reprise par l'État de tous les biens ecclésiastiques au profit d'une caisse des retraites ouvrières, telles en étaient, en substance, les grandes lignes. Celle d'Hubbard, un peu moins révolutionnaire, comportait encore l'abolition de toutes les lois concordataires, l'assimilation des associations cultuelles aux associations ordinaires, la reprise des biens par l'État et les communes — sauf, il est vrai, revendication possible par les donateurs ou leurs héritiers, mais seulement pour les dons et legs ne datant pas de plus de trente ans —. Elle accordait aux prêtres pouvant justifier de l'insuffisance de leurs ressources une indemnité, mais seulement pendant deux années, et ne concédait d'indemnité viagère qu'aux vieillards et aux infirmes. Elle instituait d'autre part dans chaque commune un Conseil d'éducation sociale où les femmes pourraient être admises, conseil qui serait chargé d'administrer les biens nécessaires à l'exercice du culte et de présider au fonctionnement de toutes les fonctions d'enseignement ou de prédication morale, philosophique ou religieuse. Elle appliquait enfin simplement le droit commun aux réunions religieuses et aux manifestations extérieures des cultes. Bien différentes de ces deux propositions, celle de Flourens et celle de Grosjean et Berthoulat avaient surtout pour but de pourvoir l'Église d'une indépendance complète, puisqu'elles assuraient aux associations cultuelles pleine liberté, même pour l'enseignement ; elles leur donnaient droit à la jouissance gratuite des édifices religieux avec cette aggravation que les grosses réparations desdits édifices resteraient à la charge de l'État ou des communes. Elles n'exigeaient qu'une simple déclaration pour l'ouverture des nouveaux temples et pour la tenue permanente des réunions ; et quant aux prêtres, elles promettaient pour la vie entière le maintien de leur traitement complet à tous ceux qui compteraient seulement dix ans de service. Le nationaliste Ernest Roche, un peu moins favorable à l'Église, voulait cependant que les associations cultuelles pussent jouir de tous les avantages du droit commun ; il admettait que les immeubles repris par l'État et les communes pussent leur être affermés ; il prescrivait des mesures transitoires, assez libérales, pour les prêtres actuellement en fonctions et affectait les ressources que la suppression du budget des cultes rendrait disponibles à la caisse des retraites ouvrières. Les deux propositions qui se rapprochaient le plus, par l'espèce d'équilibre qu'elles cherchaient à établir entre l'intérêt de l'État et celui des Églises, de la législation adoptée plus tard par la Chambre étaient celles de Francis de Pressensé et de Réveillaud — deux protestants —. Soucieux d'opérer une séparation complète et sincère des deux pouvoirs, leurs auteurs entouraient des garanties les plus minutieuses la liberté des cultes, dont ils s'efforçaient de rendre la police aussi équitable et aussi peu tracassière que possible. Les biens de l'État et des communes seraient d'après eux pris en location — et, d'après Réveillaud, au prix à peu près fictif d'un franc par an —. Les immeubles reconnus comme propriétés de l'Église seraient remis aux sociétés civiles ou associations qui se formeraient pour l'exercice du culte ; des précautions — publicité, contrôle des comptes — seraient prises pour empêcher l'accumulation des biens et des capitaux aux mains de ces sociétés. Pressensé voulait, d'autre part, que tous signes et manifestations extérieures des cultes fussent interdits et que, dans les églises louées aux associations, il pût être tenu, à certains jours et à certaines heures, des réunions non cultuelles, notamment pour la célébration de cérémonies d'intérêt national ou d'intérêt local. Quant à la proposition Sénac, dont il nous reste à dire un mot, son originalité consistait en ce que, d'après elle, le gouvernement, les départements, les communes auraient à toute heure le droit de retirer aux associations la jouissance des édifices cultuels qu'ils leur auraient concédée, que, de même, l'État pourrait toujours retirer aux prêtres les pensions ou secours qui leur auraient été accordés, et que ceux qui en auraient été ainsi privés ne pourraient plus exercer leur ministère dans un édifice public. Ce n'était pas là bien évidemment, une véritable séparation et l'Église, à coup sûr, n'aurait pas eu à se louer d'un pareil régime. Saisie des huit propositions dont nous venons d'indiquer le sens, la commission des 33 avait eu d'abord à se prononcer sur le principe même de la séparation, qu'elle avait adopté, mais à la faible majorité de deux voix. Elle avait ensuite, après de longs débats, décidé que, dans le projet qu'elle rédigerait elle-même pour le soumettre à la Chambre, il ne serait pas parlé des congrégations religieuses ; que, dans l'établissement du nouveau régime des cultes, on prendrait pour règle générale le droit commun, dont on ne s'écarterait qu'en vue de cas spéciaux, et seulement dans l'intérêt de l'ordre public ; enfin, que les associations cultuelles établies dans les communes pourraient se fédérer, sans aucune limitation de territoire. Mais aucune décision n'avait pu être prise — la commission s'étant exactement divisée à cet égard en deux parties égales — sur la question de savoir si, à défaut de l'État, les départements et les communes pourraient subventionner les cultes. De même, aucune proposition n'avait pu réunir de majorité en ce qui touchait au régime des édifices publics des cultes. Enfin, la commission n'avait pris aucun parti au sujet de l'abrogation des lois antérieures qui pourraient être en opposition avec la législation nouvelle, ne sachant si elle devait en proposer l'abolition par une seule disposition générale, ou, s'il fallait à cet égard procéder par articles spéciaux et précis, de façon à régler à part chaque point particulier. Aussi, désespérant d'aboutir par la discussion à des solutions fermes sur les points en litige, ou du moins de trouver ainsi les formules qui pourraient l'y aider, avait-elle fini par charger le sagace et disert juriste dont elle avait fait son rapporteur, c'est-à-dire Briand, de rédiger lui-même de toutes pièces un avant-projet qu'elle pût s'approprier, ou qui pût tout au moins servir de base à ses délibérations ultérieures. Bien convaincu qu'il fallait, pour rendre la séparation acceptable et pratique, d'une part ne laisser subsister entre l'État et les Églises que le moins de rapports possible, de l'autre, faire la loi nouvelle aussi libérale que le permettrait l'ordre public, Briand n'avait pas tardé à présenter à ses collègues une rédaction qui, amendée sur divers points, avait fini par être adoptée et aurait pu être portée à la tribune au lendemain de la rupture survenue entre le gouvernement français et le Vatican. Cet avant-projet[15] était divisé en six titres, dont le premier, consacré aux Principes, portait, d'une part, que l'État, assurant la liberté de conscience, garantirait la liberté des cultes sous les seules restrictions nécessitées par l'intérêt de l'ordre public ; de l'autre, que la République n'avait à protéger, salarier ou reconnaître aucun culte, aucun ministre du culte, non plus qu'à leur fournir gratuitement aucun local, aucun logement. Le titre II, relatif à l'abrogation des lois et décrets, à la dénonciation du Concordat et à la liquidation, énonçait tous les actes législatifs destinés à disparaître par l'effet de la nouvelle loi, depuis celui du 18 Germinal an X inclusivement. Il supprimait expressément l'ambassade auprès du Vatican et la direction des cultes, pour ôter tout espoir à ceux qui parlaient de reprendre les négociations avec le Saint-Siège. Il supprimait ensuite toutes dépenses publiques pour l'exercice ou l'entretien des cultes à partir du ter janvier qui suivrait la promulgation de la loi, ajoutant que les sommes rendues ainsi disponibles seraient employées à la détaxe des petites cotes de la propriété foncière non bâtie. Il faisait cesser l'usage gratuit des églises, temples, synagogues, palais épiscopaux, presbytères, séminaires, qui appartenaient à l'État, aux départements et aux communes. Quant aux biens appartenant aux établissements publics du culte[16], il en prescrivait la répartition par ces établissements aux associations cultuelles qui se formeraient dans les diverses circonscriptions religieuses, et cela dans un délai de six mois. Les biens immobiliers provenant de l'État devaient être repris par lui. Ceux des biens appartenant aux établissements précités qui étaient affectés à des œuvres de bienfaisance seraient attribués par eux, sauf approbation du Conseil d'État, à des établissements similaires publics ou reconnus d'utilité publique. Quant aux ministres des Cultes jusqu'alors salariés par l'État, ils recevraient, pourvu qu'ils eussent quarante-cinq ans d'âge et vingt ans de service, une pension viagère qui ne pourrait dépasser 1.200 francs et qui serait incessible et insaisissable, mais serait supprimée en cas de condamnation du titulaire à une peine afflictive et infamante. Le titre III, consacré aux édifices du culte, distinguait ceux qui étaient antérieurs au Concordat, et qui demeuraient propriété de l'État ou des communes, de ceux qui, postérieurs à cette convention, avaient été construits sur des terrains appartenant aux établissements cultuels ou acquis par eux et qui seraient reconnus comme leur domaine, ces derniers devant être dévolus, dans le délai d'un an, aux associations nouvelles. L'État et les communes devraient, pendant la première année qui suivrait la promulgation de la loi, consentir à louer les édifices à eux appartenant aux associations, pour une durée maxima de 10 ans, à un prix qui ne pourrait dépasser 10 p. 100 du revenu annuel moyen de la circonscription religieuse intéressée. Tous les frais de réparation seraient à la charge des locataires. Enfin des précautions étaient prises pour la conservation des immeubles ou meubles servant au culte et rentrant dans la catégorie des monuments ou objets historiques. Pour les associations cultuelles, qui faisaient l'objet du titre IV, elles pourraient se former conformément à la loi du 1er juillet 1901. Mai, outre les cotisations autorisées par cette loi, elles auraient le droit de recevoir des quêtes et collectes, des taxes (même par fondation) pour les cérémonies religieuses, pour la location des sièges, la fourniture des objets destinés aux funérailles, etc. Elles auraient aussi celui de former des unions, avec administration centrale. Leurs valeurs mobilières devraient être placées en titres nominatifs et ne pas dépasser en revenu la moyenne annuelle de leurs dépenses. Par contre, elles pourraient former une seconde réserve, illimitée, celle-là mais à la double condition d'en placer les fonds en titres nominatifs et de n'en employer le capital, comme les intérêts — après avis du Conseil d'État —, qu'à des constructions ou réparations d'immeubles ou de meubles indispensables. Enfin les biens des associations ne paieraient, en sus des contributions imposées aux particuliers, que la taxe de mainmorte. Le titre V, qui concernait la police des cultes, assimilait les cérémonies religieuses aux réunions publiques, mais les dispensait des formalités prescrites par l'article 8 de la loi de 1881 et ne prescrivait qu'une seule déclaration pour l'ensemble des assemblées cultuelles permanentes ou périodiques. Il interdisait la tenue de réunions politiques dans les lieux consacrés au culte. Il édictait des pénalités contre quiconque aurait voulu contraindre une ou plusieurs personnes à participer à un culte ou au contraire les en empêcher ; contre ceux qui auraient troublé l'exercice d'un culte ou qui en auraient outragé les objets dans le temple même consacré au culte ; contre les prêtres qui, dans l'exercice de leurs fonctions, auraient outragé ou diffamé un membre du gouvernement, des Chambres ou une autorité publique, enfin contre ceux qui auraient, dans les mêmes conditions, provoqué à la résistance aux lois, à la sédition, à la guerre civile ou à la révolte[17]. Les auteurs des écrits dont la lecture aurait constitué ces délits seraient déclarés responsables ; les associations le seraient aussi (civilement), et le contrat de location de l'édifice où le délit aurait été commis pourrait être résilié. Le titre VI et dernier comprenait deux séries des prescriptions, relatives, la première aux manifestations et signes extérieurs du culte, la seconde aux cimetières. D'après le projet Briand, les processions et autres cérémonies extérieures du culte pourraient avoir lieu, mais seulement en vertu d'une autorisation municipale. Le serment judiciaire ne devait comporter ni formules ni emblèmes religieux ou philosophiques de nature à violenter la conscience. Aucun signe ou emblème particulier d'un culte ne pourrait être érigé dans un emplacement public, à l'exception de l'enceinte destinée au culte, des cimetières et des musées. La garde, la police, l'entretien des cimetières, comme leur propriété, appartenaient aux communes. Il était interdit de bénir ou consacrer un cimetière entier ou une portion de cimetière contenant plusieurs tombes et d'y ériger des emblèmes religieux ayant un caractère collectif, sauf sur la sépulture unique consacrée à une famille ou à une collectivité. Les ornements et inscriptions funéraires seraient soumis à l'autorité municipale, qui pourrait les interdire, supprimer ou modifier s'ils portaient atteinte aux lois, aux bonnes mœurs ou à la paix publique. L'enlèvement d'emblèmes philosophiques ou religieux déposés en vertu de la volonté du défunt était interdit. Il était enfin défendu d'assigner des places spéciales aux suicidés, ainsi qu'aux personnes non baptisées ou appartenant à un culte différent de celui de la majorité des habitants de la commune, et de faire quoi que ce soit qui fût de nature à déshonorer la mémoire d'un mort. III Le projet que nous venons d'analyser était rédigé depuis longtemps et la majorité de la Commission ne demandait qu'à le soumettre à la Chambre au moment où prirent fin les vacances parlementaires de 1904 (17 octobre). Mais elle était fondée à craindre que, si le gouvernement ne s'associait pas formellement à elle, soit en l'adoptant, soit en déposant lui-même un autre projet de séparation, la réforme, qui, au fond, effrayait encore tant de républicains, n'avortât une fois de plus misérablement. On commençait à s'étonner, dans les rangs du Bloc, que Combes, qui paraissait la vouloir si résolument, ne se compromît qu'en paroles et reculât encore devant cet acte décisif. Le groupe radical, si profondément séparatiste, venait de lui envoyer son chef, Sarrien, pour l'inviter très catégoriquement à s'exécuter. Mais le président du Conseil avait persisté à se dérober, et l'on comprend de reste-son embarras quand on se rappelle que, presque la moitié de ses collègues du ministère étant opposés à la séparation, il lui était bien difficile de rédiger un projet qui pût leur plaire et contenter en même temps ses amis du Bloc. Aussi, quand se produisirent, peu après la rentrée (21 octobre), les interpellations depuis longtemps annoncées sur sa politique religieuse, interpellations dont la discussion dura deux journées entières et donna lieu à de très importants discours[18], Combes exposa bien, avec toute la raideur anticléricale qu'on pouvait attendre de lui, l'histoire de ses derniers démêlés et de sa rupture avec le Saint-Siège, déclara qu'à son sens cette rupture devait être définitive, que toute reprise de négociations avec le Vatican serait une humiliation inutile ; qu'il ne voulait être, pour sa part, ni dupe, ni complice et qu'il n'irait pas à Canossa[19]. Mais il se garda de demander la mise en discussion immédiate de la loi de séparation, comme de faire connaître son sentiment sur la façon d'opérer cette réforme. Et il faut dire que la majorité de la Chambre, qui approuva ses déclarations (par 325 voix contre 287), n'osa pas l'y inviter formellement[20]. Le président du Conseil cherchait visiblement à gagner du temps. Mais justement sa prudence, qui dénotait de façon assez manifeste la crainte de s'exposer à une crise ministérielle, donna l'idée non plus seulement aux radicaux, mais aux modérés de l'Union démocratique — dont certains, comme Barthou et Leygues, avaient la nostalgie du pouvoir — de le mettre, eux aussi, au pied du mur en invitant deux jours plus tard (24 octobre) le gouvernement à déposer un projet de loi sur la séparation et à prendre ainsi officiellement la responsabilité de cette grave mesure. Cette fois encore, il est vrai, Combes fit la sourde oreille et parut, comme précédemment, désireux d'atermoyer. Les choses en étaient là quand se produisit à la Chambre un grand scandale qui, couvrant Combes, ainsi qu'un de ses collègues, de confusion et le discréditant avec éclat auprès des républicains modérés, le réduisit à se livrer pour ainsi dire pieds et poings liés à l'extrême gauche, qui exigeait impérieusement qu'on en finit sans retard avec la loi de séparation. Je veux parler de cette affaire des fiches et de la délation que je n'ai pas à raconter en détail, mais qui, devant avoir et ayant eu pour résultat de mettre fin au ministère Combes, ne peut être passée sous silence. Depuis quelque temps le monde clérical et réactionnaire dénonçait la franc-maçonnerie française, dont les tendances républicaines et libres-penseuses étaient bien connues, comme une vaste agence d'espionnage et de dénonciation au service des députés du Bloc et du gouvernement qu'ils soutenaient. Selon les journaux de l'opposition, les fonctionnaires, grands ou petits, les officiers de nos armées de terre et de mer étaient, de la part du Grand Orient et des loges placées sous son obédience, l'objet d'une surveillance et d'une inquisition qui avaient pour but de renseigner le ministère ou ses agents sur leurs sentiments religieux et de les désigner pour la disgrâce ou pour l'avancement suivant qu'ils paraissaient dévoués ou hostiles à la cause de l'Église. Ces menées maçonniques avaient été dénoncées d'abord par une pétition[21] dont la Chambre n'avait pas tenu grand compte, puis par une interpellation récente du député Prache, qui, vu le défaut de preuves, n'avait pas non plus été prise fort au sérieux[22]. Mais, en septembre 1904, les accusations, portées cette fois par le journal le Matin[23], s'étaient précisées et avaient motivé de la part du lieutenant-colonel Rousset, député nationaliste, une demande d'interpellation qui devait être portée le 28 octobre à la tribune. Le 27 et le 28, le Figaro dénonçait, avec pièces à l'appui, le fonctionnement au ministère de la Guerre d'un service régulier de délation entretenu par des officiers francs-maçons et surtout la correspondance de l'un d'eux, le capitaine Mollin, officier d'ordonnance du général André, ministre de la Guerre, avec l'agence du Grand Orient. Et ses allégations n'étaient que trop vraies. Déjà depuis quelques jours un membre de la Chambre des députés, Guyot de Villeneuve, officier démissionnaire, avait pu, de concert avec son ami Syveton, se faire livrer secrètement, moyennant finances, par le secrétaire-adjoint du Grand Orient, Bidegain, un grand nombre de fiches de délation relatives à des officiers et des lettres du capitaine Mollin d'où ressortait avec évidence la pratique inavouable reprochée au ministre de la Guerre et que le président du Conseil n'avait nullement ignorée, pas plus qu'il ne l'avait découragée. Tous les chefs de gouvernement ont eu sans doute l'habitude de se faire renseigner confidentiellement sur le loyalisme ou l'infidélité de leurs subordonnés, et il serait naïf de croire qu'ils renonceront à cette habitude. Mais il faut, au moins, tant dans la manière d'exercer cette surveillance que dans celle de s'en servir, beaucoup de tact, de largeur d'esprit et de mesure. Or ce n'étaient pas là les qualités maîtresses de Combes, non plus que du général André, qui, après avoir pris, au début, des mesures louables pour républicaniser et décléricaliser notre corps d'officiers[24], en était venu à croire tous les moyens licites pour s'assurer de leurs sentiments et n'avait pas rougi de faire provoquer ceux d'entre eux qui appartenaient à la maçonnerie, à espionner et dénoncer — fort lâchement, puisque c'était à l'abri et à la condition du secret — leurs camarades ou leurs supérieurs. Que des gouvernements monarchiques et cléricaux eussent souvent procédé de même ; que le clergé catholique constituât encore, à l'heure actuelle, une immense et multiple machine d'inquisition et de délation[25], cela n'était pas niable. Mais ce n'était pas une excuse pour la République, qui, reposant sur des principes tout autres que ceux de la monarchie et de l'Église, se devait à elle-même de ne pas les imiter et ne pouvait que se déshonorer en les adoptant comme des moyens de gouvernement[26]. Quoi qu'il en soit, quand, le 28 octobre, Guyot de Villeneuve vint tout à coup lire à la tribune, non seulement des fiches de délation dressées par le Grand Orient, mais quelques-unes des lettres les plus fâcheuses du capitaine Mollin, André, qui avait ignoré jusque-là qu'il les possédât, parut frappé comme d'un coup de foudre. Combes et lui ne surent que balbutier, mettre vaguement en doute l'authenticité des documents, faire les étonnés, dire qu'ils ne savaient rien. Quant. à la Chambre, péniblement impressionnée par les révélations qu'elle venait d'entendre, elle se fit un devoir de voter un ordre du jour par lequel, blâmant, s'ils étaient reconnus exacts, les procédés inadmissibles signalés à la tribune, elle mettait le ministre de la Guerre en demeure de donner les sanctions nécessaires. La sanction la plus naturelle, puisque les faits étaient malheureusement vrais, c'était la démission non seulement du ministre de la Guerre, mais du président du Conseil. C'est ce qu'ils ne voulurent comprendre ni l'un ni l'autre. Se sentant soutenu par l'extrême gauche, dont beaucoup de députés, affiliés à la maçonnerie[27], avaient encouragé dans les dernières années ses agissements et ne pouvaient les désavouer, Combes se bâta (dès le 29 octobre) de lui donner un nouveau gage en remettant à la commission des 33 une sorte de contre-projet de séparation. Il est vrai que cette pièce semblait n'avoir pas de valeur gouvernementale puisqu'elle n'était pas signée du président de la République. Mais c'était de la part de Combes une preuve de bonne volonté dont on ne pouvait point ne pas lui savoir gré. Il lui fallut, du reste, bientôt faire davantage. En effet, André n'ayant pas démissionné et s'étant borné à sacrifier — peu noblement — le capitaine Mollin[28], l'opposition, qui escomptait sa chute et même celle de Combes[29], se remit à crier contre lui. Les fiches de délation et les lettres de Mollin commencèrent à paraitre dans plusieurs journaux — l'Echo de Paris, le Gaulois, le Figaro — et devaient pendant plusieurs mois raviver chaque matin le scandale. On fournit au public la preuve que Combes savait depuis fort longtemps ce qui se passait au ministère de la Guerre, puisque dès le mois de décembre 1902 Waldeck-Rousseau lui avait fait des observations à cet égard et qu'il avait promis d'y mettre ordre, ce qu'il n'avait point fait[30]. Aussi la séance du 4 novembre, où de nouvelles interpellations furent adressées au ministère, fut-elle particulièrement chaude au Palais-Bourbon. La politique d'espionnage et de délation, flétrie avec éloquence, non seulement par les hommes de la droite, mais par Ribot, Leygues, Millerand[31] ; y fut défendue[32] dans une certaine mesure par Jaurès, qui argua surtout du danger que faisait courir à la République l'invasion du cléricalisme dans l'armée. André et Combes représentèrent, non sans embarras, qu'ils n'avaient pas eu d'autre moyen de recueillir les renseignements dont ils avaient besoin pour la protéger. Mais la Chambre, péniblement impressionnée par les nouvelles révélations qu'elle venait de recevoir, eût peut-être fini par se prononcer contre eux — l'ordre du jour pur et simple, réclamé par eux, n'avait été voté qu'à la majorité de deux voix, et les ministres avaient pris part au vote ! —, si le nationaliste Syveton, en se précipitant sur le ministre de la Guerre et le souffletant à deux reprises, n'eût provoqué, par cette violence, une réaction favorable au ministère, qui fut finalement sauvé par l'ordre du jour des gauches, à la majorité de 297 voix contre 221[33]. L'excès en tout est un défaut, dit un sage proverbe. L'imprudente brutalité de Syveton eut pour effet de grossir momentanément les rangs du Bloc. Les poursuites judiciaires demandées contre lui furent autorisées sans hésitation par la Chambre dès le 8 novembre[34]. Il faut ajouter que la publication des fiches, continuée chaque matin avec une persistance significative dans trois journaux hostiles à la République, était la preuve manifeste que ce que Guyot de Villeneuve et ses amis cherchaient avant tout dans ce scandale prolongé, c'était une réaction politique qui ramenât la France au beau temps de l'Esprit nouveau, ou, s'il était possible, de l'Ordre moral. Or, l'immense majorité des républicains, y compris ceux-là mêmes qui réprouvaient le plus hautement les pratiques de la délation, était incapable de se prêter à ce jeu-là Les hommes du bloc surtout, quel que fût leur sentiment à l'égard des fiches, entendaient que la République restât ferme dans la politique anticléricale à laquelle elle s'était donnée de tout cœur depuis quelques années. C'est ce que comprit Combes, qui aurait mieux fait sans doute de s'en aller, mais qui, voulant absolument rester au pouvoir, crut devoir, pour conserver une majorité, faire encore un pas de plus dans la voie de la séparation et déposer cette fois au nom du gouvernement — le projet de loi que l'extrême gauche lui demandait depuis longtemps, projet que, non sans malice, l'Union démocratique, désireuse de l'embarrasser, venait aussi de lui réclamer. C'est ce que comprit également le président Loubet, qui, malgré sa répugnance invétérée, consentit à signer enfin ledit projet. Quant à ceux des collègues de Combes qui s'étaient toujours montrés peu favorables à l'idée de séparation, ils n'étaient pas obligés d'en faire autant et ils ne signèrent pas. Mais, par le seul fait qu'ils restèrent ministres, ils autorisèrent implicitement le dépôt du projet et en partagèrent la responsabilité. Voilà comment l'opposition de droite fut une fois de plus déçue dans ses profonds calculs. Quand le nationaliste Grosjean vint astucieusement, le 10 novembre, interpeller le président du Conseil sur ses intentions, et le mettre au défi de présenter un projet de loi de séparation au nom du gouvernement, le vieux Combes mit immédiatement les rieurs de son côté en tirant cette pièce de son portefeuille et en la déposant sur le bureau de la Chambre. IV On ne tarda pas à s'apercevoir, il est vrai, que ce geste ne terminait rien et les partisans de la séparation, quand ils connurent le projet en question, n'eurent guère lieu d'en être satisfaits. Il y avait en effet de telles différences entre ce travail et le projet de la commission que l'accord entre l'un et l'autre paraissait impossible ou semblait exiger des négociations qui pouvaient retarder indéfiniment la discussion et le vote de la loi. Pour ne pas être désavoué par ceux de ses collègues qui répugnaient le plus à la séparation et pour plaire à ceux qui, comme lui, tout en se disant séparatistes, rêvaient plutôt d'inféoder l'Église à l'État que de libérer l'un de l'autre les deux pouvoirs, Combes avait élaboré un programme de Constitution civile du clergé beaucoup moins qu'un véritable programme de séparation. Remarquons tout d'abord qu'il n'avait pas cru devoir, comme Briand, faire précéder son projet d'une déclaration de principes ; qu'il ne faisait aucune allusion à l'ambassade du Vatican et qu'il maintenait formellement par un de ses articles la direction générale des cultes. En ce qui touchait au traitement matériel du clergé, il se montrait certainement plus généreux que la commission des 33. C'est ainsi qu'il accordait pour deux ans aux associations cultuelles la jouissance gratuite des églises, palais épiscopaux, séminaires et presbytères ; qu'il leur garantissait après cette période la location de ces immeubles pour dix ans au moins, avec faculté de renouvellement — et cela malgré les départements et les communes, qui ne pourraient à cet égard qu'émettre un avis — ; qu'il admettait des subventions de l'État, des départements et des communes pour le fait des grosses réparations ; enfin qu'il accordait des pensions aux prêtres à partir de quarante ans d'âge et de quinze ans de service et attribuait à ceux qui auraient moins de quarante ans une indemnité de 400 francs pendant quatre ans[35]. C'étaient là des avantages évidents pour l'Église ; mais il entendait les lui faire payer en la plaçant à certains égards sous la dépendance étroite de l'État. Sans prendre la peine de trancher la question de savoir à qui appartenaient les biens acquis par les établissements ecclésiastiques postérieurement au Concordat, il décidait que — prélèvement fait des immeubles provenant de dotation de l'État et qui devraient lui faire retour et des biens à destination charitable, qui seraient attribués à des établissements publics d'assistance, non par les fabriques mais par le Conseil d'État ou par les préfets —, ils seraient bien attribués aux associations cultuelles, mais : 1° dans les anciennes circonscriptions ecclésiastiques où ils se trouveraient[36] ; 2° dans les limites des besoins desdites associations — limites dont le gouvernement serait naturellement juge —. Ce n'est pas tout : l'attribution des biens serait faite, suivant leur importance, par le préfet ou par le Conseil d'État, et seulement pour dix ans, avec obligation d'en rendre compte. La concession pourrait être renouvelée ; mais on voit qu'à cet égard les associations resteraient toujours sous le bon plaisir de l'administration. Enfin les édifices du culte seraient donnés à bail non par les communes, mais par le gouvernement ou ses préfets. Quant aux associations cultuelles, Combes entendait qu'elles ne pussent faire appel à des prêtres étrangers ; que leurs administrateurs ou directeurs fuissent Français, jouissant de leurs droits civils et domiciliés dans le canton où seraient situés les édifices qui leur seraient concédés. Les unions d'associations, envers lesquelles Briand se montrait si large, ne pourraient dépasser les limites d'un département. Les fonds de réserve ne devraient pas dépasser en capital le tiers des revenus annuels de l'association ; le préfet pourrait les employer d'office aux réparations d'édifices négligées par elle ; et il en devrait être rendu compte à l'administration, comme des recettes et des dépenses. Les infractions à ces diverses dispositions seraient punies d'amende et même de prison. En matière de police des cultes, Combes ne se bornait pas à adopter le système de pénalités établi par Briand. Il interdisait absolument toutes processions et cérémonies extérieures du culte, à l'exception des funérailles. Il exigeait que la déclaration pour les réunions religieuses publiques fût renouvelée chaque année. Il menaçait d'amende et de prison, en termes vagues et dont il eût été facile d'abuser, tout prêtre qui dans l'exercice du culte se rendrait coupable d'actes pouvant compromettre l'honneur des citoyens et dégénérer contre eux en oppression, en injure ou scandale public, notamment par des inculpations contre les personnes[37]. Enfin les congrégations religieuses, dont il n'était pas fait mention dans le projet Briand, étaient visées par un article spécial qui confirmait expressément à leur égard les lois des 1er juillet 1901, 4 décembre 1902 et 7 juillet 1904. Naturellement un pareil projet devait provoquer de très vifs débats dans la commission des 33. Ces débats se prolongèrent plusieurs semaines sans qu'aucun accord pût se produire. Le 28 novembre, l'adoption en bloc de ce document, proposée par Deville, fut rejetée par 13 voix contre 12. En revanche, le rejet en bloc demandé par Georges Berry ne fut pas admis non plus. De guerre lasse, on chargea Briand de négocier personnellement avec Combes. Mais si les pourparlers entre le souple et patient rapporteur et le président du Conseil amenèrent ce dernier à faire d'importantes concessions à la commission[38], il s'en fallait de beaucoup que l'on s'entendit sur tous les points quand, au mois de janvier 1905, le ministère crut devoir enfin résigner ses pouvoirs. La mise en discussion de la loi de séparation paraissait encore d'autant moins prochaine que Combes, soit pour la retarder, soit simple ment pour complaire au parti socialiste, venait de faire décider par la Chambre (le 21 novembre) qu'elle discuterait deux jours par semaine la question de l'impôt sur le revenu, ce qui eut lieu, eu effet, à partir du 28 novembre ; et que d'autre part, la discussion du budget, commencée seulement le 14 novembre, semblait devoir suffire pour occuper la Chambre pendant plusieurs mois. Cette discussion permit, il est vrai à l'assemblée de confirmer par un vote formel la suppression de l'ambassade au Vatican (25 novembre) ; mais elle lui donna d'autre part l'occasion de voter une fois de plus le budget des Cultes (24 novembre)[39]. En somme le président du Conseil n'était pas pressé de voir s'ouvrir un débat d'où pouvaient sortir pour lui de nouvelles chances d'être renversé, à un moment où son ministère, vu le scandale des fiches, ne tenait vraiment plus qu'à un fil. Profondément discrédité, même au sein de la majorité qui le soutenait encore, mais qui, au fond, souhaitait sa retraite, Combes s'était entêté à rester au pouvoir après les tristes séances du 28 octobre et du 4 novembre. A la suite de cette dernière, il ne trouva rien de mieux que de débarquer — comme disent les parlementaires — le compromettant général André, que ses émissaires assiégèrent de leur suggestion jusqu'à ce qu'il eût enfin démissionné (15 novembre)[40], mais quand il l'eut remplacé au ministère de la Guerre par l'agent de change Berteaux, qui tout en réprouvant les délateurs, ne voulait pas plus que lui les frapper, il ne fut ni moins attaqué ni plus fort pour se défendre. Interpellé sans relâche soit par les dissidents de gauche, soit par les progressistes, soit par les nationalistes et les droitiers, il perdait pied visiblement et commettait maladresse sur maladresse, comme quand, accusé d'avoir pour sa part organisé la délation dans toute la France, il avoua que, dans les communes où il ne pouvait pas compter sur le maire, il se faisait renseigner secrètement par des délégués, sorte de volontaires — irresponsables — de la délation, choisis par les préfets et dont la moralité ne pouvait évidemment être que celle que comporte un pareil métier[41] (17-19 novembre). Cette théorie des délégués, il l'étalait encore publiquement le 21 novembre dans une circulaire aux préfets qui la présentait comme un système d'administration ou de gouvernement. Vainement, la Chambre, sur la proposition de Doumer (22 novembre), lui infligeait l'affront d'une diminution des fonds secrets. Vainement, à la suite de la proposition Colin — tendant à déférer au Conseil supérieur de la magistrature les membres de ce corps compromis dans l'affaire des fiches —, il n'obtenait encore qu'une majorité de 2 voix, en faisant voter ses collègues du ministère, ce qui était en réalité être battu (8 décembre). Le lendemain 9, à la suite des violentes attaques de Ribot et de Millerand, qui l'obligeaient à désavouer, à condamner lui-même le système des fiches il restait encore au pouvoir[42]. Le 23 décembre, malmené plus que jamais, à propos de l'affaire Pasquier[43], par Deschanel, Leygues et d'autres encore, il n'obtenait l'approbation de la Chambre qu'à la faveur de l'ordre du jour quelque peu contradictoire — du radical Klotz, qui confirmait celui du 28 octobre[44]. Bref, il était visible que le Bloc était las de le soutenir. Il devenait gênant et importun à ses propres amis[45]. Ses procédés de surveillance et d'inquisition à l'égard des hommes politiques dont il redoutait l'hostilité ou dont il suspectait la fidélité[46], faisaient souhaiter son départ à nombre de députés qui n'osaient pas voter publiquement contre lui, mais qui attendaient — peu noblement — l'occasion de lui faire connaitre leurs sentiments par un scrutin secret. Cette occasion, ils la saisirent, le 10 janvier 1005, quand ayant à élire le président de la Chambre, ils appelèrent au fauteuil le dissident Doumer, qui le combattait avec persistance depuis longtemps et qui avait déclaré lui-même que son élection serait une manifestation contre le ministère. Le tenace vieillard était pourtant homme à lutter encore. Mais l'Union démocratique, sous l'impulsion de Barthou, se séparait décidément de lui et refusait de se solidariser plus longtemps avec les autres groupes du Bloc pour le défendre. La publication des fiches continuait chaque matin dans les journaux et produisait un effet de plus en plus fâcheux pour le ministère[47]. La grande chancellerie de la Légion d'honneur, saisie de pétitions et de plaintes contre les légionnaires qui avaient participé à l'œuvre de la délation, proposait, malgré les efforts du gouvernement pour l'en empêcher, de frapper l'un d'entre eux de la peine de la radiation (12 janvier). Combes se sentait perdu. Mais il fit encore bonne contenance quand il lui fallut (13-14 janvier) répondre à l'interpellation pressante du radical Lhôpiteau et surtout aux harangues enflammées de Deschanel et de Ribot, qui lui reprochèrent d'avoir subordonné toutes les questions politiques au maintien de son ministère. Il essaya une fois de plus de rallier autour de lui toutes les fractions du parti républicain en proposant à la Chambre un programme de travail d'après lequel, le budget une fois voté (du 15 janvier au 15 février), elle eût résolu avant le 20 avril la question des retraites ouvrières et eût ensuite, à son choix, abordé soit celle de l'impôt sur le revenu, soit celle de la séparation de l'Église et de l'État — c'était, en réalité renvoyer encore celte dernière bien loin et probablement, en fait, jusqu'après les élections de 1906 —. Cette tactique n'eut pas pour lui grand succès. Vainement les socialistes, Zévaès, Vaillant et surtout Jaurès, le défendirent-ils avec la plus grande énergie. Il ne put, cette fois encore, obtenir qu'une très faible majorité (291 voix contre 277) et, renonçant enfin à une lutte que les circonstances lui rendaient par trop pénible, annonça dès le lendemain sa démission, qu'il remit le 19 janvier au Président de la République. V Ainsi Combes partait, mais en sauvant la face et avec les honneurs de la guerre, puisqu'après tout il pouvait se vanter d'avoir eu jusqu'au bout la majorité. Aussi s'en vantait-il et, dans une lettre qu'il adressait en se retirant au Président de la République, il le mettait au défi de former un ministère qui ne représentât pas sa politique à lui. Pour si réduite, disait-il, que soit la majorité parlementaire dans la Chambre, elle n'en est pas moins la majorité ; elle n'en représente pas moins constitutionnellement la volonté du parti républicain. Ses décisions doivent faire loi pour le gouvernement de demain, quel qu'il soit, comme elles faisaient loi pour le gouvernement d'hier. A cette mise en demeure, le président Loubet, qui n'avait jamais eu grand faible ni pour la personne de Combes, ni pour sa politique, répondit d'abord par une sorte de mouvement de recul d'où aurait pu résulter le renvoi de la séparation aux calendes grecques, ou du moins un retard tel qu'elle ne fût pas faite avant les élections de 1906, auquel cas bien des politiques, même dans le parti républicain, pensaient qu'elle ne se ferait pas du tout. En effet, si c'est à un membre du précédent ministère qu'il confia le soin de former le nouveau cabinet, on remarqua que c'était à un de ceux qui avaient toujours montré le moins de goût pour la séparation, aussi bien, du reste, que pour les réformes sociales réclamées par les partis avancés. C'était le vieil opportuniste Bouvier, ancien collaborateur de Gambetta, qui, comme naguère Waldeck-Rousseau, pensait que l'idée séparatiste n'était pas mûre et n'avait nul désir d'en accélérer la réalisation. Un pareil choix n'était pas certainement pour réjouir les gens de l'extrême-gauche. S'il était, à force d'énergie et de ténacité, revenu du profond discrédit que lui avait jadis valu l'affaire de Panama, si tout le monde dans le Parlement faisait grand cas de son expérience et de sa dextérité financière, Rouvier n'avait pu faire entièrement oublier les ménagements qu'il avait eus pour la droite et le parti clérical lors de sa première présidence du Conseil, en 1887. Aussi, bien qu'il se déclarât toujours et qu'il fût, en réalité, très ferme républicain, demeurait-il encore suspect aux partis avancés. Il l'était d'autant plus que les premiers collaborateurs auxquels il crut devoir faire appel s'étaient fait remarquer comme lui, dans le ministère Combes, par leur peu de goût pour la politique séparatiste. Il gardait, en effet, dans la combinaison nouvelle, Delcassé et Chaumié, dont les préférences concordataires n'étaient pas un mystère pour le public[48]. Il y faisait entrer Étienne, personnage influent de l'Union démocratique, dont les sentiments ne différaient pas des leurs. Bien plus, il faisait mine d'y appeler Poincaré, qui n'avait même pas voulu voter la loi du 1er juillet 1901, et Jean Dupuy, ancien membre du cabinet Waldeck-Rousseau. Il était donc permis de croire que, s'il n'eût dépendu que de lui, son ministère eût été composé de telle sorte et orienté de telle façon que la séparation eût été pour longtemps écartée. Mais justement cela ne dépendait pas de lui. Sans doute le Bloc républicain, dont la discipline avait longtemps fait la force de Combes, comme jadis celle de Waldeck-Rousseau, était maintenant ébranlé, affaibli, par la demi-défection de l'Union démocratique[49] et par l'impossibilité momentanée de reconstituer la fameuse délégation des gauches[50]. Mais le nouveau cabinet n'en avait pas moins à compter avec plusieurs groupes compacts et résolus — gauche radicale, gauche radicale-socialiste, extrême gauche radicale-socialiste, parti socialiste parlementaire et parti socialiste révolutionnaire —, qui s'entendaient entre eux à beaucoup d'égards, et sans lesquels nul ne pouvait avoir la prétention de former et surtout de faire vivre un ministère républicain. Or ils étaient absolument d'accord pour exiger d'une part que tous les dissidents, qui avaient combattu le cabinet Combes, fussent tenus en dehors du nouveau gouvernement, de l'autre que ce gouvernement adoptât le programme de réformes du 14 janvier et s'engageât notamment à réaliser enfin la séparation des Églises et de l'État. Bouvier, qui tenait au pouvoir, était trop opportuniste pour ne pas céder. Aussi le fit-il de bonne grâce et commença-t-il par ouvrir largement son ministère au parti radical. Il y fit même entrer les présidents des deux groupes radicaux-socialistes de la Chambre, Bienvenu-Martin et Dubief, séparatistes fort résolus[51]. Il ne laissa dehors que les socialistes. En revanche et pour compenser le tort que pouvaient lui faire ces derniers, il se montra disposé à faire — sans en avoir l'air — quelques avances aux progressistes et aux nationalistes, donnant par exemple d'une part à entendre qu'il ne répugnerait pas à une amnistie pour les condamnés de la Haute-Cour[52], tandis qu'il faisait exclure de la Légion d'honneur, suivant la proposition de la Grande Chancellerie, le commandant Bégnicourt, et mettre en disponibilité le général Peigné. Sa déclaration ministérielle, lue au Palais-Bourbon et au Luxembourg dans la séance du 27 janvier, fut généralement trouvée quelque peu équivoque. De fait, il l'avait rédigée pour tâcher de contenter relativement tout le monde. C'est ainsi que, tout d'abord, il déplorait et réprouvait avec la plus grande énergie les procédés inadmissibles que la Chambre avait condamnés le 28 octobre, se déclarait fermement résolu à ne demander les moyens de gouvernement qu'aux organes réguliers et légaux de l'administration, à l'exclusion de toute organisation extérieure. Passant ensuite au programme des travaux qui s'imposaient pour le moment aux Chambres, il représentait qu'elles auraient, avant les prochaines élections générales, c'est-à-dire en quinze mois, à voter cieux budgets, celui de 1905 et celui de 1906. Il énumérait après cela les réformes urgentes souhaitées par le pays : Assistance aux vieillards et aux incurables, abrogation de la loi Falloux, impôt sur le revenu, séparation des Églises et de l'État, caisse des retraites pour la vieillesse. Mais il se gardait bien de dire par laquelle il faudrait commencer. Le gouvernement, déclarait-il simplement, les prendra au point où le président et les commissions du Parlement les ont mises. C'étaient là on en conviendra, un engagement bien vague et qui permettait de craindre encore bien des atermoiements. Bouvier ne tint pas un langage beaucoup plus net en répondant (le même jour, 27) aux interpellations qui lui furent adressées sur sa politique générale et particulièrement sur ses intentions à l'égard de la séparation des Églises et de l'État. Il répéta qu'il entendait ne gouverner qu'avec une majorité de gauche ; mais il la voulait élargie. Ennemi de la délation, il demandait à tous les partis une amnistie morale qui fit oublier le passé. Il voulait pour sa part un gouvernement de lumière et de plein air. Quant à la Séparation, il rappelait que Combes lui-même, au début et pendant la plus grande partie de son ministère, ne l'avait pas demandée ; lui non plus, naturellement. Mais, disait-il, des événements ont surgi qui ont posé le problème. Toutes les fois que les incidents qui ont fait naître la situation nouvelle sont venus à la Chambre, des majorités énormes ont marqué le dessein arrêté de poursuivre le problème, mais, ajoutait-il, dans la voie de la liberté ; c'est ainsi que nous l'entendons... Du reste, il ne cachait pas qu'à son sens, il fallait d'abord voter le budget, puis en finir avec la loi militaire qui était pour le moment soumise au Sénat et devait faire retour à la Chambre[53]. Il s'agissait de la loi réduisant de trois à deux ans la durée du service militaire, enfin discuter et adopter la loi sur l'assistance aux vieillards. Alors seulement, déclarait il, se posera la question de savoir si le Parlement voudra entreprendre l'examen de la séparation, ou continuer la discussion de l'impôt sur le revenu, ou aborder les retraites ouvrières. Il était d'après cela manifeste qu'il n'était pour sa part nullement pressé d'en venir à la loi de séparation et que de nouveaux atermoiements ne seraient pas pour lui déplaire. C'est pourquoi si nombre de députés de la droite, ralliés ou nationalistes, s'unirent à ses amis républicains pour lui faire une majorité[54], les partis avancés ne se montrèrent que médiocrement satisfaits de son attitude et de son langage. Les avancés du Bloc le trouvaient trop dur pour les auteurs de fiches, trop accommodant pour leurs adversaires. Ils remarquaient avec déplaisir que le nationaliste Pugliesi-Conti, qui lui avait annoncé une interpellation gênante pour le ministre de la Guerre, venait de la retirer, pour ne pas accroître ses embarras, et que Guyot de Villeneuve, pour le même motif, avait déclaré suspendre, à partir de ce jour, la publication des fiches de délation. Aussi ne lui cachaient-ils pas leur mauvaise humeur et menaçaient-ils de lui rendre le gouvernement impossible s'il ne passait au plus tôt sous leurs fourches caudines. Combes, qui, naguère encore, au pouvoir, montrait si peu de hâte de voir la loi de séparation mise en discussion, avait maintenant les coudées plus franches et n'était empêché par personne de se dire plus impatient. Devenu président de la Gauche démocratique du Sénat, il signalait (le 2 février) en prenant possession de son fauteuil, les déclarations vagues, imprécises et, par là même inquiétantes, de Bouvier, déclarations que progressistes, nationalistes et droitiers exploitaient, disait-il, à l'envi dans un sens injurieux pour sa sincérité. Il exigeait nettement que la séparation fut inscrite au premier rang des travaux parlementaires qui suivraient le vote du budget ; et c'était une condition sine qua non du concours que le nouveau ministère attendait de lui et de ses amis. Or il devint bientôt manifeste que les fractions les plus avancées de la Chambre étaient à l'égard du cabinet Bouvier dans les mêmes dispositions. Le groupe radical-socialiste et l'extrême gauche radicale-socialiste prenaient des décisions qui ne laissaient pas sur ce point le moindre doute. Un de leurs hommes, le député Morlot, annonçait pour le 10 février une interpellation sur les mesures que le gouvernement comptait prendre en attendant la séparation des Églises et de l'État pour assurer l'administration concordataire des diocèses vacants[55], et préparer dès à présent la séparation. On voulait évidemment le forcer d'en finir avec ses atermoiements, d'accepter pour la mise en discussion la date la plus rapprochée et de prendre à cet égard un engagement ferme. Or le nouveau président du Conseil était trop intelligent pour ne pas comprendre une pareille mise en demeure et n'était pas assez intransigeant pour y résister. Il se hâta donc de capituler, non sans élégance, puisque, prenant les devants, il fit dès le 9 février déposer par son ministre des Cultes, Bienvenu-Martin, un projet de séparation beaucoup moins différent que celui de Combes de celui de la commission et où par conséquent l'extrême gauche devait voir un gage sérieux de sa docilité ou de sa conversion. Aussi, quand Morlot eut porté à la tribune l'interpellation annoncée, Bienvenu-Martin ne surprit-il personne en répondant que, quels que fussent les embarras administratifs qui régnaient dans les diocèses vacants — particulièrement dans celui de Dijon —, le gouvernement ne pouvait que laisser les choses en l'état jusqu'à la séparation et qu'il était bien décidé à ne pas reprendre pour y mettre fin les négociations avec le Saint-Siège. Après cela Gauthier de Clagny et Georges Berry purent bien venir à la tribune combattre l'idée d'une séparation qui, dans leur pensée, ne pouvait être qu'une mesure de guerre contre l'Église. L'abbé Gayraud put bien mettre à son acceptation de la loi nouvelle des conditions qui l'eussent rendue impossible[56]. Le ministère et les gauches paraissaient maintenant tout à fait d'accord ; et il y parut quand, malgré quelques protestations[57], la Chambre, à une très forte majorité, adopta l'ordre du jour suivant : La Chambre, constatant que l'attitude du Vatican a rendu nécessaire la séparation de l'Église et de l'État et comptant sur le gouvernement pour faire aboutir le vote immédiatement après le budget et la loi militaire, et repoussant toute addition, passe à l'ordre du jour. Comme le vote du budget et de la loi militaire n'étaient manifestement plus que l'affaire de quelques semaines, le scrutin du 10 février constituait un pas décisif dans la voie séparatiste où la Chambre était engagée. On était maintenant à peu près sûr, non pas que la discussion de la loi aboutirait à son adoption, mais qu'elle commencerait à bref délai. C'était un grand succès pour les partisans de la réforme. Après cela, nombre de républicains modérés, voyant Bouvier et les siens capituler, ne se sentaient plus le courage de résister et, se résignant, comme Ribot, au principe de la séparation, attendaient la mise en discussion du projet, espérant au moins pouvoir le modifier dans la mesure du possible, suivant leurs vues, par quelques amendements. Le travail présenté à la Chambre par Bienvenu-Martin[58] était un compromis très acceptable entre le projet Combes et le projet de la commission. Il empruntait d'une part au premier ses dispositions les moins contestables, maintenait par exemple la confirmation expresse des lois de 1901 et 1902 sur le droit d'association et les congrégations. Dans ce projet, comme dans celui de l'ancien président du Conseil, la jouissance gratuite des édifices cultuels, palais épiscopaux et presbytères était assurée au clergé pour deux années ; les biens ecclésiastiques ne devaient are dévolus qu'aux associations cultuelles des circonscriptions où ils étaient situés ; une assez forte part du budget des cultes était attribuée sous forme de pensions ou d'indemnités aux membres actuels du clergé ; par contre, certaines pénalités, introduites par Combes dans la loi ou aggravées par lui, étaient maintenues. Mais, d'autre part le nouveau projet ministériel se rapprochait — et beaucoup, plus, — de celui de la commission : 1° en ce qu'il comportait, comme celui-ci, une déclaration de principes au titre premier ; 2° en ce qu'il affirmait expressément le droit de propriété de l'État et des communes sur les biens ecclésiastiques antérieurs au Concordat ; 3° en ce qu'il n'attribuait pas à l'État la dévolution des biens, non plus que la location des édifices communaux ; 4° en ce qu'il n'imposait aux associations cultuelles pour se former d'autres conditions que celles qui résultaient de la loi du 1er juillet 1901 et admettait les unions par grandes circonscriptions de dix départements ; 5° en ce qu'il n'interdisait pas d'une façon absolue les processions et cérémonies extérieures du culte ; 6° en ce qu'il passait sous silence l'article 17 du projet Combes, dont la commission n'avait pas voulu ; 7° en ce qu'il ne demandait pas non plus, comme ce dernier, le maintien de la direction des Cultes. On comprend donc qu'il n'ait pas fallu longtemps à la commission des 33, dont la majorité était si désireuse d'en finir, pour examiner le nouveau projet du gouvernement, s'en inspirer dans la. mesure du possible, et adopter, d'accord avec Bienvenu-Martin, le projet définitif que Briand vint déposer le 4 mars au Palais-Bourbon, avec un très important rapport[59], et qui allait servir de base à la discussion de la loi. Nous n'analyserons pas ici en détail ce projet, non seulement parce qu'on en trouvera le texte complet à l'appendice de ce volume, mais parce que nous aurons à en faire connaître particulièrement la disposition en rendant compte de la discussion des articles dont il se compose. Il suffira pour le moment de faire remarquer : 1° Que, contrairement aux vues autoritaires de Combes, la commission avait voulu séparer véritablement et dans toute la mesure du possible l'autorité civile de l'autorité religieuse — réduisant par exemple au minimum l'intervention de l'État dans la liquidation et l'administration de l'Église, attribuant aux établissements ecclésiastiques eux-mêmes la dévolution des biens et aux tribunaux le jugement des conflits qui pouvaient se produire entre associations ; 2° Qu'elle avait, de même, fait très nettement le départ entre les édifices appartenant à l'État et les communes, qui en reprendraient l'entière propriété après les périodes de jouissance gratuite et de location qu'elle jugeait nécessaires comme transition, et les édifices appartenant aux associations, qui les recevraient non du gouvernement, mais des établissements ecclésiastiques eux-mêmes ou des tribunaux. Il faut ajouter, d'autre part, que la commission avait adouci notablement le projet de loi : par le libéralisme avec lequel elle avait réglé la question des pensions et indemnités aux membres du clergé ; par le droit qu'elle reconnaissait aux donateurs ou à leurs descendants directs de revendiquer les biens donnés ou légués à l'Église ; par le fait qu'elle n'exigeait plus des associations cultuelles les grosses réparations des édifices qu'elles auraient pris à bail de l'État ou des communes ; par la faculté qu'elle laissait aux plus riches de verser l'excédent de leurs recettes dans les caisses des plus pauvres ; par celle qu'elle leur reconnaissait de former des unions sans autres limites que celles de la France elle-même[60] ; par la suppression de diverses prescriptions relatives aux cimetières — dont nous avons fait mention à propos du premier projet Briand — ; enfin par les précautions très loyales qu'elle prenait pour garantir et protéger la liberté des cultes. Les seules aggravations contenues dans le nouveau projet consistaient en ce que : 1° l'État et les communes ne seraient pas obligés de louer aux associations cultuelles les palais épiscopaux et les séminaires, et ne le seraient que pendant cinq ans de leur louer les presbytères ; les associations cultuelles devraient comprendre un nombre minimum de membres fixé par la loi, et de membres domiciliés dans la commune ; 3° la réserve des associations, en valeurs mobilières, ne devrait pas dépasser une année de leurs dépenses, non en revenu, mais en capital ; 4° celles qui auraient outrepassé les prescriptions de la loi relatives aux recettes qui leur étaient permises, devraient verser l'excédent desdites recettes dans les caisses de l'État ; la comptabilité des associations serait soumise au contrôle administratif de l'enregistrement ; les déclarations pour réunions religieuses publiques ne seraient faites que pour une année, et les processions ou autres cérémonies cultuelles sur la voie publique, en dehors des funérailles, seraient interdites d'une façon absolue. VI La Chambre des députés, ayant terminé le 7 mars la discussion du budget et voté définitivement le 17 la loi militaire, qui lui revenait du Sénat, voulut tenir l'engagement qu'elle avait pris envers elle-même le 10 février et décida que l'examen du projet de loi sur la séparation des Églises et de l'État commencerait en séance publique le 21 du même mois. Ce grand débat eut pour prologue la discussion de deux motions préjudicielles qui, si elles eussent été adoptées, l'eussent fait encore renvoyer à un avenir indéterminé. La première émanait d'un rallié, Georges Berry, qui ne désespérait pas de la faire triompher et qui comptait même, après pointage, raconte-t-il quelque part[61], la faire passer à 92 voix de majorité. Il proposait simplement d'ajourner la loi jusqu'après les élections générales. A l'entendre, la Chambre n'avait pas le droit de trancher une question si grave sans consulter la nation, qui, disait-il, n'était nullement préparée à la réforme en question. En 1902, le problème de la séparation n'avait pas même été pose dans la moitié des circonscriptions électorales de la France. Cent vingt-neuf des députés actuels s'étaient prononcés pour la rupture du Concordat, mais cent quarante s'étaient prononcés contre, et les autres n'avaient rien dit. Un grand nombre de membres du Bloc s'étaient déclarés pour le maintien de cette convention. A quoi Briand répondit que la question n'était plus entière ; que le Concordat était, de fait, rompu, et par la faute du Pape ; que voter la motion Berry serait encourager toutes les audaces du Vatican, faire devant lui la plus périlleuse reculade, déchaîner les fureurs cléricales, donner libre carrière aux mensonges par lesquels on ne flanquerait pas d'abuser l'ignorance des électeurs : on parlerait de la fermeture des églises, de la persécution des prêtres, on ferait appel aux passions populaires les plus violentes et les plus aveugles. Comment, d'ailleurs, pouvait-on contester le droit de la Chambre ? Ne représentait-elle pas le suffrage universel ? N'avait-elle pas été élue pour faire les lois ? C'était parler d'or à des députés qui redoutaient justement par-dessus tout l'agitation électorale dont les menaçait Briand. Aussi, quand vint le vote, Georges Berry fut-il abandonné de la majorité dont il avait si complaisamment escompté le bénéfice[62]. Il en fut de même, à plus forte raison, de l'abbé Gayraud, qui proposait de nommer, avant de passer à la discussion de la loi, une commission extra-parlementaire où seraient appelés des représentants des cultes intéressés et où serait préparée la législation que l'on substituerait ensuite au Concordat. La Chambre, fort justement, considéra que ce serait en réalité reprendre les négociations avec le Saint-Siège et en tout cas faire subir encore de fort longs retards au projet de séparation. Gayraud ne fut donc pas plus heureux que Georges Berry. La discussion générale du projet de loi put dès lors commencer (23 mars) et se prolonger, durant sept séances, jusqu'au 6 avril. Sous peine d'étendre démesurément ce chapitre, nous ne pouvons essayer d'analyser ici successivement et dans leur ordre chronologique les principaux discours qui furent prononcés au cours de cet important débat. Nous devons nous borner à indiquer les arguments les plus saillants fournis à cette occasion par les différents partis, soit contre la séparation, soit en sa faveur. Il va sans dire que les adversaires les plus déterminés de la loi, les cléricaux purs, lui reprochaient par-dessus tout d'être une loi de persécution et de tyrannie. Groussau, par exemple, arguait des précédents, de l'abus qu'on avait fait de la loi de 1901 et qui seraient certainement imités, malgré les assurances pacifiques de Briand et de ses amis[63]. Plichon comparait la loi nouvelle à celle du 3 ventôse an III, rappelait les suites de cette dernière, le 18 fructidor, la persécution décadaire, la nécessité où avait été Bonaparte de traiter avec le Pape pour rendre la paix religieuse à la France[64]. Les droitiers[65] soutenaient que rien n'autorisait la République à supprimer le budget des cultes, dette sacrée, incontestable, indemnité trop légitime de ce que la Constituante avait pris à l'Église ; si l'on ne payait plus la rente, il fallait au moins, disaient-ils rendre le capital. Ils représentaient, avec Denys Cochin[66], que l'Église et l'État étaient faits pour vivre ensemble, qu'il n'était résulté de leur union que des avantages pour l'un et pour l'autre, ainsi que pour la nation ; avec Charles Benoît[67], que la véritable séparation des deux pouvoirs n'avait jamais été, ne serait jamais possible qu'avec le Concordat, qu'il faudrait tôt ou tard le renouveler et qu'il valait mieux en somme faire l'économie de la triste expérience qu'on allait tenter ; avec Boni de Castellane[68], que la séparation, loin d'être avantageuse à l'État, jetterait le clergé dans les luttes politiques et le rendrait plus dangereux pour la paix publique. Raiberti représentait[69] qu'il était impossible de séparer les deux pouvoirs ; qu'après comme avant, et plus qu'avant, l'État serait obligé d'intervenir dans les affaires de l'Église, parce que, devenue plus libre, elle deviendrait plus puissante et plus riche. Une entente était à son sens absolument nécessaire ; la séparation serait concordataire ou elle ne serait pas. Laniel remontrait qu'elle aboutirait forcément à chasser la religion des campagnes ; qu'elles y étaient attachées, qu'il était immoral et injuste de les en priver. Et Lefas réclamait instamment un referendum[70]. Après les adversaires irréductibles de la séparation, nous devons signaler ceux des républicains qui, l'ayant jusque là repoussée, s'y résignaient maintenant, mais à contre-cœur, et soulageaient leur conscience par un dernier effort pour en détourner le Parlement. Le plus éloquent était Ribot, qui, dans son grand discours du 3 avril, avouait bien qu'elle était l'aboutissement fatal de la crise où se débattait depuis longtemps la France nouvelle, mais contestait que la réforme fût mûre et opportune ; il rappelait à cet égard les discours de Gambetta, de Paul Bert, de Ferry ; il n'admettait pas que, dans le conflit qui s'était produit l'année précédente entre le gouvernement français et le Saint-Siège, tous les torts fussent du côté du Pape et de l'Église ; la France catholique ne pouvait, à son avis, s'empêcher de renouer les négociations avec le Souverain Pontife et de rétablir son ambassade au Vatican, où des puissances protestantes jugeaient à propos de se faire représenter ; si l'on persistait à ne plus vouloir le connaître, le Pape avait des moyens de se venger, non seulement en imposant à la France des évêques de combat pour la troubler, mais en ébranlant son protectorat religieux d'Orient et le lui faisant perdre, ce à quoi son patriotisme à lui, Ribot, ne se résignait pas. Certains républicains modérés acceptaient plus résolument que lui la séparation, la trouvaient nécessaire et opportune : tel Deschanel, qui s'en déclarait partisan comme il l'avait fait en octobre[71]. Mais ils insistaient sur la nécessité de n'en pas faire une loi de vengeance et de représailles, voulaient qu'elle fût libérale et s'étendaient particulièrement sur les concessions à faire à l'Église. D'autres, comme Barthou[72], faisaient un pas de plus, parlaient presque comme des radicaux en ce qu'ils soutenaient que la prétendue dette de la République envers l'Église n'existait pas. L'on ne pouvait, disait cet orateur, rappeler, à propos de la loi nouvelle, celle du 3 ventôse et ses suites ; si l'Église avait été maltraitée par la Convention et le Directoire, c'était pour avoir fomenté la guerre civile et l'invasion du pays. Le Concordat n'avait été pour l'État qu'un marché de dupes. Bref, il demandait la séparation, mais large et libérale, telle par exemple que les édifices du culte fussent abandonnés au clergé et qu'on laissât aux évêques le soin de désigner les associations cultuelles qui devraient recueillir les biens ecclésiastiques. C'était aussi ce que pensaient certains radicaux partisans de la loi, comme Colin, qui n'approuvait pas qu'on chargeât de la dévolution des biens les fabriques paroissiales, comme si elles représentaient les fidèles, et préférait qu'on en chargeât les évêques[73]. Un autre radical, Réveillaud, qui appartenait au culte protestant, voulait également une séparation très libérale, tant pour la dévolution des biens que pour la location des édifices. Il donnait, du reste à entendre que plus la République se montrerait généreuse, plus elle aurait de chances de gagner le clergé inférieur, qui, rompant avec l'intransigeance romaine, finirait peut être par se laisser entraîner jusqu'au schisme[74]. Certains radicaux-socialistes, comme Régnier, sans se faire illusion sur les difficultés que pouvait créer à la République la séparation, exprimaient le ferme espoir qu'elle en triompherait[75]. De plus avancés, Deville par exemple, soutenaient que la République, en se séparant de l'Église, ne lui faisait aucun tort ; que le revenu des menses était de 15 millions ; que celui des autres biens ecclésiastiques et les recettes des fabriques étaient de 90 millions et que c'était plus qu'il n'en fallait au clergé pour subsister convenablement[76] ; qu'il fallait sans doute se montrer libéral, mais que l'État ne pouvait se dessaisir, à l'égard des cultes et de leurs ministres, de son droit de contrôle, de surveillance et de répression[77]. D'autres enfin, et à leur tête le socialiste Zévaès, se bornaient à représenter l'éternelle, l'incurable hostilité de l'Église à l'égard de l'État, la nécessité pour la République de s'affranchir et de se défendre, et, se préoccupant fort peu des droits ou des prétentions du clergé, ne songeaient qu'à proclamer et à rendre effective la souveraineté du pouvoir civil[78]. En face de toutes ces opinions, que disait le gouvernement ? C'était, à coup sûr, un fait bien étrange que son chef, auteur responsable du projet de séparation déposé le 9 février semblât se désintéresser entièrement de la discussion. Ni alors ni plus tard Rouvier ne prit la peine de s'associer aux débats de la Chambre sur cette capitale question. Le Cabinet nouveau n'intervint dans la discussion générale qu'en la personne de Bienvenu-Martin, ministre de l'Instruction publique et des Cultes. Il est vrai que, partisan très résolu de la loi, cet homme d'État la soutint de toutes. ses forces, s'attachant surtout à prouver combien elle était libérale : garanties assurées à la liberté des cultes, suppression de toute entrave à l'ouverture d'églises nouvelles, dévolution des biens aux associations, facilités à elles offertes pour se créer des ressources, pour affermer les édifices cultuels ; il n'omettait aucun des avantages, très réels, que le clergé devait retirer de la réforme annoncée et remontrait avec conviction que, si l'Église devait perdre quelque chose, elle en retrouverait l'équivalent à la faveur du nouveau régime[79]. Ses arguments touchèrent la Chambre. Mais ce qui la toucha plus encore, ce fut l'ingénieux et souple discours du rapporteur Briand, dont l'éloquence charmeuse produisit d'autant plus d'effet que nulle provocation, nulle violence de langage ne put, du commencement à la fin, lui être reprochée[80]. Il fit tout d'abord remarquer que la République n'avait pas devant elle l'Église de Lamennais et de Montalembert, cette Église de 1830 qui ... ne demandait d'autre patrimoine que Dieu... et qui repoussait comme humiliante toute ingérence dans l'administration des affaires ecclésiastiques... On avait affaire maintenant à une Église militante et politicienne, qui n'avait que trop fait ses preuves et qui, tout en exigeant de l'État son entretien matériel, avait la prétention non seulement de ne pas lui obéir, mais de la régenter et de lui faire la loi. Cette Église-là on l'avait vue à l'œuvre depuis le commencement de la troisième République. ... Pendant cette longue période, disait l'orateur... dans toutes les circonstances graves, difficiles, aux heures critiques où son existence a été menacée, la République a vu le clergé se dresser contre elle en ennemi. Il représentait que ce clergé ne pourrait faire pis sous le régime de la séparation. La République se défendrait, comme elle s'était déjà défendue ; seulement elle aurait les coudées plus franches. Il y avait incompatibilité radicale, incurable, entre les principes dont s'inspiraient respectivement les deux pouvoirs ; on l'avait bien vu quand il s'était agi d'appliquer le Concordat, puisque les Articles organiques, qui étaient la mise en pratique de ce traité déclaré nécessaire par l'État, n'avaient jamais été, ne seraient jamais reconnus par le Saint-Siège, et que, d'autre part, l'Église, par sa façon d'interpréter et d'appliquer ledit Concordat, n'avait jamais cessé de le violer ou de le fausser — comme l'avaient encore prouvé les récents conflits —. Le droit gouvernemental de nommer les évêques était devenu illusoire soit par l'entente préalable, soit par les refus arbitraires et non motivés d'institution canonique, soit enfin par la volte-face cynique des nouveaux évêques, qui, après avoir flagorné le pouvoir civil pour se faire nommer, se tournaient contre lui, dès qu'ils étaient pourvus de la mitre[81]. L'épreuve avait assez duré. Toute négociation nouvelle avec le Vatican serait inutile et, d'ailleurs, impossible. L'État avait donc le droit et le devoir de reprendre toute sa liberté. Qu'on n'objectât pas la prétendue dette du budget des cultes. L'orateur démontrait surabondamment, contre Groussau et ses amis, qu'il n'y avait eu, dans l'acte de la Constituante, ni spoliation, ni expropriation. Il y avait eu simplement reprise de possession par l'État de biens qui lui appartenaient. Si l'État avait pris à sa charge, en 1790, les frais du culte, ce n'était pas en vertu d'un contrat ; c'était simplement par concession volontaire et par l'assimilation du culte à un service public, soumis comme les autres à la souveraineté de l'État. Quant au projet de loi en lui-même, Briand remontrait que
la préoccupation de la commission avait été de le dresser dans un esprit sincère et loyal d'équité et de libéralisme
; qu'il accordait à l'Église tout ce qui pouvait humainement lui être accordé
; que, si l'on y pouvait signaler quelques dérogations au droit commun, les
unes étaient justifiées par l'intérêt évident de l'ordre public — nécessité
de prévenir les progrès de la mainmorte, de réprimer les excès des réunions
publiques, les attaques au gouvernement, les excitations aux troubles et à la
guerre civile — ; les autres, plus nombreuses, l'étaient par l'intérêt même
de l'Église — clauses relatives aux associations cultuelles, à leurs
ressources et revenus, aux réunions cultuelles, etc. —. La preuve que le
projet était libéral c'était la vivacité avec laquelle il était attaqué par
l'extrême gauche, qui lui reprochait comme excessives les concessions qu'il
faisait à l'Église. Ces concessions, le rapporteur les défendait fort
habilement contre les partis avancés, montrait l'avantage qu'il y avait pour
l'État à autoriser la fédération des associations cultuelles, représentait
qu'il était équitable de laisser les établissements ecclésiastiques faire
eux-mêmes la dévolution de biens qui, en somme, appartenaient aux fidèles ;
qu'en fait, la compétence attribuée aux tribunaux dans le cas de conflits
entre associations n'avait rien dont on pût s'alarmer ; que les conflits et procès
de ce genre seraient certainement fort rares. Il ajoutait qu'à son sens il ne
se produirait pas de schisme dans l'Église. Je ne
crois pas au schisme, disait-il ; les
schismes ne peuvent exister que dans les pays où la foi est ardente et
active, et elle ne l'est plus en France. En ce qui concernait les édifices cultuels, il ne défendait pas moins énergiquement son projet. Il fallait, à son avis, que les communes en restassent propriétaires[82] — avec la charge des grosses réparations, qu'il trouvait injuste d'imposer aux associations —, parce qu'il fallait qu'elles eussent un moyen d'action contre le curé. Mais il n'entendait pas qu'ils pussent être livrés à des réunions de libres-penseurs ; ils n'étaient pas faits pour cela. Il espérait que les communes seraient raisonnables dans leurs rapports avec l'Église. Il souhaitait que l'Église le fût aussi. Mais la manière dont on lui ferait application de la loi dépendrait évidemment de son attitude à l'égard de la République. Et il rappelait fort sagement ce qu'il en avait coûté aux congrégations d'avoir voulu pratiquer, après la loi de 1901, la politique de l'excès du mal. J'ai horreur de la guerre religieuse, ajoutait-il... Mais nous serions véritablement bien imprudents si nous ne songions pas à munir l'État des armes dont il aura besoin peut-être demain pour résister aux milices de l'Église. Enfin il donnait à entendre qu'il était loin de considérer le projet de loi comme parfait, qu'il ne répugnait pas en principe aux modifications raisonnables qui pourraient y être introduites ; il adjurait pour sa part ses amis de se montrer modérés, conciliants, de ne pas multiplier les amendements par esprit d'obstruction et de faciliter par discipline, par bon sens, la prompte et complète élaboration de la loi. La clôture de la discussion générale ayant été prononcée le 6 avril, le nationaliste Berthoulat vint à la séance suivante (8 avril) proposer encore une nouvelle motion préjudicielle, celle de consulter, avant d'aller plus loin, les conseils généraux et les conseils municipaux. Mais Briand n'eut pas de peine à démontrer que, si la Chambre ne voulait pas faire appel au suffrage universel, qui, après tout, était souverain en toutes matières politiques, il n'y avait pas de raison pour poser à ces assemblées locales une question à laquelle elles n'avaient évidemment pas qualité pour répondre. Berthoulat fut donc battu (par 325 voix contre 239), et la Chambre, ayant accordé au projet de loi le bénéfice de l'urgence, décida (par 353 suffrages contre 219) qu'elle passerait à la discussion des articles. Mais avant d'aborder ce nouveau travail, elle eut à se prononcer sur plusieurs contre-projets qui lui furent successivement soumis à la séance du 8 avril. Le premier, présenté par le radical-socialiste Sénac, portait que les biens ecclésiastiques et les édifices seraient attribués aux bureaux de bienfaisance, sous réserve des clauses de jouissance édictées par la nouvelle loi pour la continuation du culte. Il fut repoussé à la presque unanimité[83]. Par le second, le socialiste Allard demandait, non seulement la suppression de tout budget et de toute subvention cultuelle, mais la désaffectation des édifices religieux, autorisant seulement les associations à les prendre à bail, pour dix ans, à un prix annuel dont le minimum serait 5 p. 100 de la valeur de l'immeuble[84], et n'autorisant pas le renouvellement des baux après cette période. Il supprimait de plus toutes pratiques religieuses dans les lycées, les casernes, les hôpitaux, etc. A quoi Briand objecta qu'une pareille législation équivaudrait à la suppression da culte. Henri Brisson, dont les sentiments séparatistes n'étaient pas douteux, s'unit à lui pour repousser une proposition qui eût rendu le vote de la séparation impossible et elle fut écartée à une énorme majorité[85]. Le contre-projet Archdeacon, qui n'avait rien de sérieux, et qui fut rejeté par 427 voix contre 2, tendait simplement à l'abolition en bloc de toutes les lois antérieures relatives aux cultes et à l'établissement du droit commun en matière religieuse. Enfin, d'après le contre-projet Réveillaud, les édifices et logements ecclésiastiques seraient laissés aux associations moyennant un loyer à peu près fictif d'un franc par an ; les associations auxquelles devraient être dévolus les biens seraient désignées par les évêques ou les consistoires ; les ministres du culte, âgés de plus de cinquante ans, conserveraient leur vie durant la totalité de leur traitement ; de trente-cinq à cinquante ans, ils en garderaient la moitié ; ceux qui auraient moins de trente-cinq ans auraient encore droit à un quart ; en matière de police des cultes, les peines seraient abaissées ; enfin les associations cultuelles pourraient mettre en réserve des valeurs mobilières d'un revenu égal à la moyenne annuelle de leurs dépenses. Mais l'auteur de ce contre-projet, après l'avoir soutenu devant la Chambre, le retira le 11 avril, pour ne pas faire le jeu de l'opposition[86], et alors put enfin commencer la discussion des articles. VII Le fait que la Chambre n'entendait pas esquiver cette
discussion n'impliquait pas du tout que le vote de la loi dut être considéré
comme certain. Les opposants, et non seulement ceux qui la combattaient
ouvertement, mais les opposants honteux qui en souhaitaient l'insuccès sans
trop oser se montrer, étaient encore légion. Ils étaient encouragés dans leur
attitude et dans leurs espoirs par le récent manifeste du Pape qui, après
s'être longtemps borné à défendre sa politique contre Combes[87],
et à exprimer sa confiance dans un avenir meilleur[88],
venait de protester solennellement en consistoire contre le projet de loi
soumis à la Chambre[89]
(27 mars). Ils l'étaient également par
la lettre que les cinq cardinaux français venaient d'adresser au président de
la République (28 mars), lettre qui,
rendue publique, représentait la loi nouvelle comme de nature à blesser profondément la conscience des
catholiques, reprochait amèrement à ses auteurs de préparer,
contre tout droit, la spoliation de l'Église et signalait surtout les futures
associations cultuelles, organisées en dehors de
toute autorité des évêques et des curés, comme une tentative formellement schismatique[90]. Les adversaires de la séparation n'étaient pas, d'autre part, médiocrement enhardis par l'attitude équivoque, et par là-même fort significative, du président du Conseil Bouvier, qui, pas une fois, n'était intervenu dans la discussion générale de la loi et paraissait vouloir se désintéresser aussi de la discussion des articles. Il comptait, disait-on, sur des incidents dilatoires qui pourraient se produire au cours des débats, incidents qu'il préparerait peut-être en dessous et qui, rendant nécessaire un renvoi à la commission, causeraient un de ces atermoiements sine die qui sont la mort des projets de loi. Ses amis, ses collaborateurs même parlaient, disait-on, fort légèrement de la séparation et paraissaient ne pas la croire possible[91]. On comprend donc que, pour triompher des résistances qui pouvaient prendre le caractère d'une invincible obstruction, ceux qui voulaient vraiment la séparation fussent, comme Briand, disposés à se concilier par de sérieuses concessions ceux qui ne faisaient que s'y résigner et qui, si on leur refusait le moyen de l'améliorer — comme ils disaient —, étaient encore fort capables de la faire échouer. L'article le', relatif au principe de la liberté des cultes, ne fut guère critiqué que par des membres de la droite et passa sans difficulté. Mais, à propos de l'article 2, qui portait suppression du budget des cultes, les progressistes commencèrent à se montrer, et l'un deux, Sibille, put faire passer un amendement autorisant les conseils généraux et municipaux à inscrire dans leur budget des crédits pour le service des aumôniers dans les lycées, collèges écoles, hospices, asiles, prisons. Moins heureux à propos de l'article 3, — que la Chambre renforça en prescrivant que l'inventaire des biens ecclésiastiques fût dressé aussitôt après la promulgation de la loi —, Ribot n'en put obtenir le renvoi à la commission[92]. Mais l'opposition redoubla d'efforts au sujet de l'article 4, qui, signalé spécialement par la lettre des cardinaux, était considéré comme le point capital de la loi, et à cet égard elle allait obtenir un avantage fort sérieux. Cet article portait que les biens ecclésiastiques seraient dévolus aux associations cultuelles. Mais ces associations se formeraient-elles en dehors et sans nulle intervention del 'autorité de l'Église c'est-à-dire de l'évêque du diocèse ? C'était ce que ne voulaient à aucun prix les adversaires de la loi. Briand, très libéral et très prudent, avait bien donné à entendre, par certains passages de son rapport, que, pour recevoir des anciens établissements, soumis eux-mêmes à la hiérarchie catholique, la dévolution des biens, il faudrait évidemment que les associations ne pussent être considérées comme schismatiques. Mais Ribot et ses amis, sans compter certains membres de l'Union démocratique, voulaient qu'à cet égard des prescriptions formelles fussent insérées dans la loi. Tel était aussi l'avis de certains radicaux, comme le protestant Réveillaud, et même de socialistes ardents comme Pressensé, autre protestant, et Jaurès, philosophe libre-penseur. Et Briand pensait avec eux que si l'on ne transigeait pas sur cc point avec les catholiques, la loi décidément ne passerait pas[93]. Et la majorité de la commission pensa comme lui, puisqu'elle voulut bien ajouter à l'article 4, prescrivant la dévolution des biens aux associations cultuelles, qu'il s'agissait d'associations constituées en se conformant aux règles d'organisation générale du culte dont elles se proposeraient d'assurer l'exercice. C'était assurément une concession grave, qui fut amèrement reprochée à Briand et à ses amis. Si les Ribot, les Barthou et autres républicains modérés s'en montraient extrêmement satisfaits, beaucoup de membres de l'extrême gauche, comme Allard — qui voulait lui, supprimer les articles 4 à 8 du projet de loi et nationaliser purement et simplement les biens ecclésiastiques — en étaient, au contraire, exaspérés. Comment, disaient-ils, mettre d'accord maintenant l'article 2, par lequel la République déclarait ne reconnaitre aucun culte, avec le nouvel article 4, par lequel elle reconnaissait implicitement la hiérarchie catholique, la dévolution des biens ne devant évidemment être faite qu'à l'association, pourvue de l'attache épiscopale ? Il y avait certainement contradiction entre l'un et l'autre. La liberté d'évolution de l'association, enchaînée à l'évêque par un lien d'argent, était manifestement menacée. Briand et Bienvenu-Martin furent bien obligés de convenir qu'en cas de litige entre deux associations se disputant les biens des anciens établissements, les tribunaux devraient sursoie jusqu'à ce que la question canonique eût été résolue, et par les voies canoniques, c'est-à-dire jusqu'à ce que l'évêque se fût prononcé en faveur de l'une ou de l'autre. L'extrême gauche cria. Leygues qui n'était rien moins qu'un radical intransigeant, profita de la circonstance pour augmenter l'embarras du ministère par un amendement singulier, grâce auquel, les fabriques étant remplacées par des associations cultuelles, celles-ci, mises en possession des biens, seraient aussitôt déclarées d'utilité publique, par suite, placées sous la dépendance de l'État. Jaurès n'eut pas de peine à démontrer que ce serait là revenir par une voie détournée au Concordat et l'amendement fut retiré. Mais après cela Briand dut soutenir une lutte violente contre l'opposition d'extrême gauche — Ch. Dumont, Pelletan, etc. —, qui lui reprochait de trahir la République, de l'humilier devant l'Église et de lui créer pour l'avenir des difficultés qui l'obligeraient certainement à reprendre avec elle les négociations[94]. Dans l'émouvant discours qu'il prononça le 22 avril, il représenta que ce qu'il avait voulu, c'était faire une séparation loyale et non pas tendre un piège à l'Église ; que les établissements actuels, étant catholiques, ne pouvaient évidemment prendre pour héritiers que des catholiques ; qu'il n'était pas admissible que l'argent donné pour des fondations de messes pût passer à des protestants ou à des israélites ; qu'un prêtre catholique qui se séparait de son évêque, perdait, aux yeux de l'Église romaine, son caractère d'orthodoxie et n'en pouvait plus réclamer le bénéfice. On a pu voir, disait-il, dans le passé, des curés, même des évêques, reconquérir leur liberté. Mais que voulez-vous ? Le jour où ils la reprennent, c'est qu'ils ont abandonné l'Église. Les règles qu'ils avaient acceptées la veille leur sont devenues trop étroites, ils ne veulent plus s'incliner devant une discipline qui leur est devenue insupportable, ils rompent avec elle, ils s'en vont, ils quittent la maison ; vous lie pouvez pourtant pas leur donner le droit d'emporter les meubles. Il remontrait ensuite qu'il lui avait fallu du courage pour se résoudre au parti qu'il avait pris ; il ajoutait qu'il persisterait, au risque de scandaliser et d'irriter ses amis. Il y avait, à son sens, un intérêt capital à transiger sur l'article 4. ... Vous voulez, s'écriait-il, faire une loi braquée sur l'Église Comme un revolver. Vous serez bien avancés quand vous aurez fait cela ! Et si l'Église ne l'accepte pas, votre loi ? Si elle entre en révolte contre elle ? Si, dans toutes les paroisses, elle peut, avec une apparence de raison, justifier cette révolte, si elle parvient ainsi à déchaîner des colères contre la République, que direz-vous ? Que ferez-vous ? Ne sentez-vous pas quelle sera votre responsabilité, si après vous être lancés à la poursuite d'une chimère, vous aboutissez à une réforme inacceptable pour l'Église et pour le pays lui-même ? Cela revenait à dire qu'il fallait faire la loi acceptable pour l'Église, afin que, si plus tard — comme il est arrivé — elle ne l'acceptait pas, elle fût manifestement dans son tort et que le pays ne se mît pas avec elle pour la repousser. La Chambre, sous l'impression du grand discours qu'elle venait d'entendre, impression qu'un retour offensif de Pelletan ne put effacer, adopta, par 374 voix contre 200, le nouvel article 4, et Jaurès, plein de joie, s'écria : Maintenant, la séparation est faite ! C'était un optimisme exagéré, car la bataille n'était pas tout à fait gagnée. Mais, ce qu'il y avait de certain, c'est qu'après ce vote, le clergé catholique pouvait bien dire encore que la loi nouvelle serait une loi de persécution, mais qu'il ne pouvait plus le faire croire. Pendant les vacances parlementaires de Pâques, qui durèrent du 22 avril au 15 mai, le pays resta calme et ses représentants départementaux, qui se réunirent en session ordinaire le ter mai, .ne parurent pas non plus s'émouvoir beaucoup. Dix-sept conseils généraux émirent des vœux favorables à la séparation ; treize seulement se prononcèrent en sens contraire. Les autres, c'est-à-dire la grande majorité, ne donnèrent aucun avis. Cette abstention prouvait tout au moins deux choses : d'abord, que la masse de la nation n'était point exaspérée, comme les chefs cléricaux voulaient le faire croire, par l'initiative de la Chambre des députés en matière de séparation et ne voyait point comme eux dans cotte mesure l'abomination de la désolation ; ensuite, que cette même masse, timide et routinière, ne croyait pas devoir prendre la responsabilité de l'entreprise et aimait mieux voir venir les événements. Il était manifeste, pour les esprits impartiaux, que le pays attendait, pour faire connaitre son sentiment avec netteté, de savoir exactement en quoi consisterait la loi nouvelle et continent elle serait faite. A en juger par le dernier vote de la Chambre, elle devait être fort libérale. Pourtant, il fallait encore compter avec les politiques que le nouvel article 4 avait déçus et mécontentés. C'étaient d'une part, les anticléricaux les plus avancés qui, comme Clemenceau et Pelletan, menaient alors dans divers journaux — l'Aurore et la Dépêche par exemple — une violente campagne contre Briand et Jaurès, leur reprochant d'avoir trahi la République et subordonné la loi civile à l'autorité religieuse ; de l'autre, c'étaient des républicains de gouvernement, les Leygues, les Barthou, les Cruppi, qui trouvaient que le nouvel article 4 et quelques autres du projet de loi désarmaient à l'excès l'État en face de l'Église catholique. Il résulta de ce double courant de mécontentement que, quand la discussion reprit au Palais-Bourbon, le 15 mai, un accès nouveau d'anticléricalisme se produisit dans les rangs de la majorité, qui, pendant quelques jours au moins, sembla portée plutôt à aggraver le projet de la commission qu'à l'atténuer et à l'adoucir par ses votes. C'est ainsi que, si elle ne s'arrêta pas à la proposition Allard, tendant à n'accorder aux associations que l'usufruit des biens ecclésiastiques, non plus qu'à la motion Lasies, portant que les évêques devraient forcément être Français, elle décida que les biens provenant de l'État lui feraient retour, même s'ils étaient grevés de fondations pieuses, si ces fondations étaient antérieures au Concordat, par la raison qu'avant cette époque les domaines ecclésiastiques avaient été repris par l'État sans réserve[95]. De même, elle prit bien soin d'établir[96] que les associations attributaires des biens des établissements supprimés seraient tenus des dettes de ces établissements, ainsi que de leurs emprunts. Il est vrai que par compensation elle leur laissait jusqu'à l'extinction de ces dettes la jouissance des biens qui devaient faire retour au domaine national. Ce n'est pas tout. A propos des biens grevés d'une affectation charitable ou de toute autre affectation étrangère à l'exercice du culte, et qui devaient être attribués par les représentants légaux des établissements supprimés aux établissements publics ou d'utilité publique d'une destination conforme à celle desdits biens, la majorité ne s'arrêta pas aux réclamations de Groussau, d'Aynard et de quelques autres, qui auraient voulu que certaines affectations visées par cet article fussent regardées comme se rapportant au culte[97], et que les biens destinés à des écoles confessionnelles ne pussent être attribués à des écoles laïques[98]. Mais c'est surtout à propos de l'article 6 — devenu depuis l'article 8 de la loi — que se manifesta sa réaction contre la reculade de l'article 4[99]. La délégation des gauches, qui, tant bien que mal, était parvenue à se reformer, venait d'obliger la commission à le modifier fort gravement sur deux points. D'après la rédaction nouvelle, c'était le Conseil d'État et non plus le tribunal civil qui devait faire la dévolution des biens dans le cas où les anciens établissements ne l'auraient pas faite, et, chose plus grave, dans celui où plusieurs associations s'en disputeraient la propriété. Et, dans ce dernier cas, il prononcerait en tenant compte de toutes les circonstances de fait. Une arrière-pensée politique semblait ressortir de ce nouveau texte. On devait y voir surtout l'envie de réagir contre l'article 4 en facilitant à l'État le moyen d'enlever les biens ecclésiastiques à des associations pourvues de l'estampille épiscopale pour les donner à d'autres, moins orthodoxes, qui lui seraient plus sympathiques. Il va sans dire que les catholiques s'élevèrent avec véhémence contre l'article ainsi modifié. Des républicains, comme Ribot, s'indignèrent contre ce qu'ils considéraient comme une déloyauté de la loi. Jaurès lui-même le combattit, parce qu'il voulait qu'on restât fidèle à l'esprit de l'article 4, faute duquel, à son sens, croulerait toute la loi. Le débat confus et violent qui, plusieurs jours durant, se prolongea sur le texte de la commission et auquel prirent part les chefs de tous les partis — Groussau, Gayraud, Ribot, Leygues, Cruppi, Jaurès, Briand, Bienvenu-Martin, etc. —, se termina par son adoption (27 mai). Mais il demeura bien entendu que l'article 4 n'était pas infirmé. Et, d'autre part, la Chambre prit soin, par une adjonction à ce texte, de déterminer les cas où l'attribution des biens pourrait être contestée devant le Conseil d'État. Ces cas étaient : 1° la scission de l'association nantie ; 2° la création d'une association nouvelle par suite d'une modification dans le territoire de la circonscription ecclésiastique ; 3° le fait que l'association attributaire ne serait plus en mesure de remplir son objet. Ainsi, en réalité, les amis de l'Église n'avaient plus tout à fait le droit de crier que la République voulait leur reprendre de la main gauche ce qu'elle leur avait donné de la droite. Mais il était bien vrai aussi que, dans les cas précités, l'État pouvait mettre l'évêque en échec. Il faut ajouter que l'opposition de l'article 4 et de l'article S, intelligemment exploitée, pouvait donner lieu à des litiges et à des d acuités sans nombre, — que, fort heureusement, comme nous l'avons dit plus haut, l'intransigeance du pape Pie X a, depuis, épargnés à la République. Enfin la Chambre aggrava encore quelque peu le projet de la commission en décidant qu'à défaut de toute association les biens seraient attribués aux établissements d'assistance ou de bienfaisance par décret, c'est-à-dire par autorité de l'État, et qu'il en serait de même en cas de dissolution d'une association. La discussion des articles fut alors interrompue toute une semaine en raison du séjour que le roi d'Espagne vint faire à Paris et des fêtes qu'il occasionna. Quand elle reprit, le 5 juin, on put s'apercevoir, non seulement que la Chambre était plus disposée que précédemment à l'accélérer[100], mais qu'un nouveau courant de libéralisme et de tolérance l'entraînait maintenant et qu'elle n'avait à cœur que de rendre la loi plus douce et plus supportable aux amis de l'Église. Ce fait ne provenait pas uniquement de ce que l'assemblée commençait à se lasser et qu'à gauche comme à droite on se sentait porté, pour en finir, à se faire quelques concessions. L'adoucissement de la loi eut aussi, croyons-nous, une autre cause, qu'il faut chercher dans les préoccupations de politique étrangère qui troublèrent alors toute la France. Sans entrer dans le détail des événements auxquels s'applique cette allusion, rappelons ici simplement que la guerre soutenue depuis une année par la Russie contre le Japon, les revers inouïs éprouvés par cet État et l'impuissance manifeste à laquelle ils l'avaient réduit[101], avaient démesurément accru l'orgueil et la jactance de l'empereur allemand qui, voyant notre alliée du Nord incapable de nous venir en aide, et irrité d'autre part de nos bons rapports avec l'Angleterre et avec l'Italie[102], crut devoir saisir la question du Maroc, réglée sans lui par notre ministre Delcassé, comme prétexte d'un conflit avec la France. Après des manifestations menaçantes, il exigeait hautement que cette question fût soumise à une conférence internationale et Delcassé ne paraissait pas vouloir se soumettre à ses exigences. Dans les premiers jours de juin 1905, son attitude devint si menaçante que Bouvier et ses collègues du cabinet crurent devoir lui sacrifier ce ministre qui fut incontinent débarqué ; après quoi, le président du Conseil, prenant pour lui le portefeuille des Affaires étrangères, ouvrit avec le gouvernement allemand une négociation fort pénible qu'il eut le mérite de mener à bien, mais qui ne laissa pas de troubler et d'alarmer la France pendant plusieurs semaines. Comme il s'agissait pour nous de faire tourner à notre avantage la conférence réclamée par l'empereur Guillaume, et que le concours de l'Italie — partie intégrante de la Triple Alliance — nous était pour cela nécessaire, nombre d'hommes politiques français, peu enclins à la séparation des Églises et de l'État, mais fort judicieux et fort patriotes, se dirent sans doute que, s'ils faisaient échouer la loi, ils réjouiraient fort le Pape, mais nous alièneraient le gouvernement du Quirinal et que ce n'était vraiment pas le moment. Les séparatistes comprirent aussi sans doute qu'il fallait profiter des dispositions conciliantes de leurs adversaires et ne pas les rebuter en se montrant à leur égard trop intransigeants. Et c'est ainsi, croyons-nous, que, par la force des choses, le projet de loi alla, dès lors, chaque jour en s'adoucissant à l'égard de l'Église. Du 5 au 8 juin la question tant de fois et si vivement Controversée des pensions et indemnités ecclésiastiques fut réglée par la Chambre dans le sens le plus équitable et le plus libéral. Les pensions — dont le maximum fut porté de 1.200 à 1.500 francs — durent être des trois quarts du traitement pour les prêtres comptant soixante ans d'âge et trente ans de service ; de la moitié pour ceux qui compteraient quarante-cinq ans d'âge et vingt ans de service. Les autres recevraient la totalité de leur traitement la première année qui suivrait la mise en vigueur de la loi, les deux tiers la seconde, la moitié la troisième, et un tiers la quatrième ; et encore la durée de ces indemnités serait-elle doublée dans les communes de moins de mille habitants. C'est dans un esprit plus généreux encore que la question des édifices du culte fut résolue par la Chambre. Sans s'arrêter à la proposition Allard, qui tendait à priver le clergé de ces édifices, non plus qu'à la proposition Augagneur, qui lui en abandonnait la pleine propriété, l'assemblée, plus favorable à l'amendement Flandin, qui autorisait des baux emphytéotiques de quatre-vingt dix-neuf ans au prix de franc par an, finit même par accorder bien davantage, puisque, tout en réservant à l'État et aux communes la propriété des églises, elle en assura la jouissance gratuite aux associations cultuelles. Comment se plaindre après cela de son sectarisme et de son esprit de persécution ? Elle ne fit pas preuve de dispositions moins conciliantes quand elle eut à se prononcer sur le régime des associations cultuelles. Le minimum du nombre des citoyens nécessaire pour les constituer fut abaissé à 7 dans les petites communes, à 25 dans les plus grandes ; et Buisson, qui demandait que tous les catholiques d'une commune pussent exiger et obtenir leur admission dans l'association, vit son amendement repoussé. La condition d'être domiciliés dans la commune ne fut pas imposée aux associés. L'Union des associations put se constituer, comme l'avait voulu Briand, sans autres limites territoriales que celles de la France. Enfin le montant de la réserve permise aux associations put atteindre une somme égale à trois fois et même six fois la moyenne annuelle de leurs dépenses[103]. Pour la police des cultes, dont s'occupa la Chambre à partir du 21 juin, le projet de la commission fut également fort adouci. Non seulement on ne s'arrêta pas à l'amendement Chabert et Dejeante, qui interdisait le port du costume ecclésiastique en dehors des cérémonies religieuses, mais les processions et cérémonies extérieures du culte, au lieu d'être absolument interdites, turent maintenues sous le régime du statu quo, c'est-à-dire subordonnées simplement à l'autorisation municipale. Si, d'autre part, la Chambre crut devoir déférer aux tribunaux correctionnels — et non aux cours d'assises — les délits d'injures et de diffamations de fonctionnaires par les prêtres dans l'exercice de leurs fonctions ; si, de plus, elle interdit, aux ministres des cultes de donner l'enseignement religieux aux enfants de six à treize ans, inscrits dans les écoles publiques, en dehors des heures des classes — ce qui était la justice même —, en revanche elle refusa, malgré l'amendement Leroy, de déclarer les prêtres inéligibles dans les communes où ils exerçaient leurs fonctions[104]. Elle ne voulut pas, non plus, malgré la motion de Gérault-Richard, abroger les dispositions légales relatives aux jours actuellement fériés. Le dernier article de la loi fut consacré à l'abrogation de toutes celles qui pouvaient lui être contraires. La première indiquée était naturellement celle du '18 germinal an X, où était contenu le Concordat. Le Catholique Lerolle profita de l'occasion pour livrer une dernière bataille contre cette loi de Séparation qu'on faisait, disait-il, malgré le pays. Il allégua les pétitions organisées dans toute la France par le clergé et qui n'auraient pas réuni moins de 3.800.000 signatures[105]. La Chambre le laissa dire et continua de voter. Quand ce fut fini et qu'il ne resta plus qu'à se prononcer sur l'ensemble de la loi, Raiberti, par un discours énergique et pressant, adjura la Chambre de retirer au projet le bénéfice de l'urgence — c'est-à-dire de décider qu'il y aurait lieu à une seconde délibération —. Cette proposition donna lieu à Briand de prononcer une courte, mais substantielle et éloquente harangue, dont l'assemblée ordonna non sans raison l'affichage. Le rapporteur du projet représenta une fois de plus combien la séparation était devenue nécessaire, et cela par la faute du clergé et du Saint-Siège ; avec quel soin, quels ménagements pour tous les intérêts en cause la Chambre avait examiné la loi ; quelles concessions réciproques s'étaient faites les partis. Il remontra la préoccupation qu'on avait eue de faire non une loi de provocation et de guerre civile, mais une loi de justice, de loyauté, de liberté, résolvant d'une façon définitive la question posée devant la France depuis trente-quatre ans, et permettant à la République, par ce déblaiement de terrain, de procéder enfin aux réformes sociales depuis si longtemps attendues. Et c'est aux applaudissements répétés de la très grande majorité de ses collègues qu'il fit entendre les paroles suivantes : La loi que nous avons faite sera
une loi de bon sens et d'équité, combinant la justice, les droits des
personnes et l'intérêt des Églises avec les intérêts et les droits de l'État,
que nous ne pouvions méconnaitre sans manquer à notre devoir... Il fallait que la séparation ne donnât pas le signal des
luttes confessionnelles ; il fallait que la loi se montrât respectueuse de
toutes les croyances et leur laissât la faculté de s'exprimer librement. Nous
l'avons faite de telle sorte que l'Église ne puisse invoquer aucun prétexte
pour s'insurger contre le nouvel état de choses qui va se substituer au
régime concordataire. Elle pourra s'en accommoder, il ne met pas en péril son
existence. Vous n'aurez plus le droit demain d'aller dire aux paysans, aux
catholiques de France que la majorité de cette Chambre s'est montrée à votre
égard tyrannique et persécutrice, car elle vous a généreusement accordé tout
ce que raisonnablement pouvaient réclamer vos consciences : la justice et la
liberté. Aussi, malgré les nouveaux efforts de l'opposition — discours de Millevoye, de Thierry —, la proposition relative au retrait de l'urgence fut-elle repoussée. Enfin, après le défilé d'un assez grand nombre de députés qui tenaient à expliquer leur vote[106], le projet de loi fut adopté dans son ensemble, par 341 voix contre 233, majorité considérable que les partisans de la séparation n'avaient pas osé espérer au début et que l'évolution d'un certain nombre de progressistes et de nationalistes avait fini par rendre possible (3 juillet 1905). VIII La loi votée par la Chambre fut, le lendemain même, portée au Sénat, qui, désireux de la voir aboutir, donna une première preuve de sa bonne volonté en élisant dès le 13 juillet la commission chargée de l'examiner. Cette commission de dix-huit membres, dont quatorze étaient favorables au projet et quatre seulement lui étaient hostiles, choisit pour président l'allé, l'ancien garde des sceaux du cabinet Combes, pour rapporteur Maxime Lecomte, dont les sentiments anticléricaux et séparatistes étaient bien connus. Il n'était dès lors pas douteux qu'elle ne dût terminer son travail avant la fin des vacances parlementaires et en présenter le résultat à la tribune aussitôt après la rentrée des Chambres. L'état d'esprit que manifesta la France républicaine pendant les vacances ne fit que rendre plus probable le vote prochain et définitif de la loi, malgré les protestations éplorées ou menaçantes des évêques, dont bien peu savaient se résigner à l'inévitable[107]. Malgré les sinistres prédictions des publicistes catholiques, d'après lesquels la séparation ne pouvait être pour la France qu'une source de persécution, d'anarchie, de guerre civile, malgré les mensonges effrontés que prêtres et dévots persistaient à répandre dans les campagnes, où, suivant eux, les églises allaient être fermées, le culte allait être supprimé, les oints du Seigneur allaient être chassés, peut-être même voués au martyre, malgré tant de provocations et de menaces, le pays en somme restait calme et confiant dans l'avenir. Le peuple républicain de France avait fini par apprendre à lire ; il connaissait en somme le projet voté par la Chambre et, en dépit des hobereaux et des prêtres qui persistaient à le croire imbécile, se rendait parfaitement compte que ce n'était point là une loi d'oppression. Il est bien possible — et cela me paraît même probable —que, s'il eût eu à se prononcer à ce moment sur la séparation par un plébiscite, il n'eût point osé prendre la responsabilité d'une mesure aussi grave. Mais les députés lui en ayant épargné la peine, il était fort loin de protester contre leur vote. Les citoyens pourvus de quelque instruction comprenaient à merveille l'avantage qu'il y aurait pour l'État à briser les entraves du Concordat et à recouvrer sa liberté. Le paysan escomptait, avec une complaisance où il entrait bien quelques illusions, le bénéfice de l'article 41 qui, par la suppression du budget des cultes, lui faisait espérer une diminution d'impôts[108]. Le promoteur de la campagne anticléricale qui allait aboutir à la séparation, c'est-à-dire Combes, était applaudi avec enthousiasme à Lyon, où il était allé faire l'apologie de sa politique (3 septembre). Briand ne l'était pas moins à Saint-Étienne, où, en présence d'Henri Brisson, de quarante députés et de plusieurs milliers d'électeurs, il exposait (le 1er octobre) l'œuvre de la séparation telle qu'il l'avait conçue. Enfin les préoccupations de politique extérieure que nous avons signalées plus haut et qui, pour être moins vives qu'au mois de juin, n'avaient point encore disparu, entretenaient dans la nation et particulièrement dans le monde parlementaire le désir d'achever au plus tôt la besogne si bien commencée. Les séparatistes les plus ardents reprochaient à Bouvier, comme une finesse dilatoire qui pouvait tout faire manquer, d'avoir retardé jusqu'au 30 octobre[109] la rentrée des Chambres. Ils craignaient que la discussion de la loi ne pût se terminer au Sénat avant le renouvellement partiel de cette assemblée qui devait avoir lieu dans les premiers jours de janvier. Mais le Sénat avait la volonté très ferme d'en finir, coûte que coûte, avant cette époque. Maxime Lecomte avait, dès le 20 octobre, déposé son rapport, œuvre considérable qui, tant par une argumentation historique que par un exposé de principes et une forte discussion juridique, tendait à l'adoption sans réserve du projet voté au Palais-Bourbon. Avant même que la discussion commençât, il était moralement entendu, dans les rangs de la majorité, que tout serait fini avant les élections de janvier, et, pour être bien sûr qu'il en serait ainsi, on était décidé à adopter ledit projet, tel quel, sans y introduire le moindre amendement. Par surcroît de précaution, Combes, président de la Gauche démocratique du Sénat, avait fait décider par ce groupe important qu'aucun de ses membres ne prendrait part aux débats. Aussi n'y eut-il pas de temps perdu, et, dès le 9 novembre, la loi de séparation vint à l'ordre du jour. Vainement, avant de procéder à la discussion générale, Ponthier de Chamaillard, sénateur de la droite, une motion préjudicielle portant que, comme le Concordat était un contrat synallagmatique, qui liait les deux parties, il n'appartenait pas à l'une d'elles de se dégager toute seule et qu'il ne pouvait y avoir rupture du contrat qu'après dénonciation et résiliation régulière. Maxime Lecomte répondit fort justement qu'il n'y avait pas contrat synallagmatique là où : 1° une des deux parties — la papauté — avait maintes fois déclaré que l'autre était liée, mais qu'elle-même ne l'était pas, étant souveraine[110] ; 2° l'autre partie — le gouvernement français — n'avait pu mettre la convention en vigueur que par une loi complémentaire — les Articles organiques — faite sans le concours de la première, qui ne l'avait jamais reconnue. Il ajouta que ce n'était pas le Concordat en lui-même qui était obligatoire en France, mais la loi du 18 germinal an X, par laquelle le pouvoir législatif en avait autorisé l'exécution ; qu'aucun traité n'était valable en France qu'en vertu d'une loi ; que le Concordat de 1817, par exemple, n'ayant jamais été ratifié par les Chambres, était resté comme nul et non avenu ; que, la nation étant souveraine, les représentants pouvaient défaire par une loi ce qu'ils avaient fait par une autre ; enfin que, quand il y avait inexécution ou violation manifeste d'un contrat par une des parties, ce contrat était de fait résilié et que l'inexécution et la violation du Concordat par le Saint-Siège, comme par le clergé, n'étaient pas contestables. Cette argumentation eût suffi pour assurer l'échec de la motion Chamaillard. Mais, chose étrange, Bouvier qui, plusieurs mois durant, avait laissé discuter la loi de séparation à la Chambre sans prendre part au débat, jugea cette fois à propos d'intervenir par quelques paroles. Outre qu'il se sentait un peu suspecté par les hommes du Bloc en raison même de sa longue abstention, il venait tout récemment, au Palais-Bourbon, d'indisposer l'extrême gauche par ses déclarations sur les syndicats professionnels de fonctionnaires et d'accepter le concours de la droite, qui l'avait sauvé (7 novembre). Il sentait donc le besoin de regagner la confiance des républicains par quelque déclaration qui leur fût agréable. Voilà pourquoi il tint à dire au Sénat, le 9 novembre qu'il lui paraissait nécessaire que la loi fût votée avant le 1er janvier et que, si elle ne l'était pas, il déclinait d'avance la responsabilité du retard[111]. En fin de compte, la motion préjudicielle de Chamaillard fut repoussée à une forte majorité. Il en fut de même de celles que présentèrent après lui les sénateurs de Cuverville. Lamarzelle et Piou et qui tendaient : la première, à consulter préalablement les conseils généraux et les conseils municipaux ; la seconde, à renvoyer la discussion de la loi jusqu'après les élections générales de 1906 ; la troisième, à la retarder au moins jusqu'après les élections sénatoriales de janvier. C'est alors seulement que put commencer la discussion générale du projet, qui occupa le Sénat durant plusieurs séances, du 10 au 18 novembre. La loi fut attaquée assez vivement d'un côté par des cléricaux de droite et de l'autre par certains républicains, comme elle l'avait été à la Chambre des députés. Les premiers, parmi lesquels nous citerons Halgan, Lamarzelle et Las Cases, mirent surtout en avant la violation d'engagements sacrés, parlèrent de dette contractée et reniée, représentèrent l'Église ruinée, empêchée par la nouvelle loi de se constituer des moyens d'existence et refusèrent en son nom une prétendue. liberté qui n'était à leurs yeux qu'un régime de servitude et d'oppression. Les autres, c'est-à-dire des progressistes comme Gourju, Charles Dupuy, Vidal de Saint-Urbain, et, avec eux, le radical Thézard, rappelèrent que les républicains les plus sages, les plus illustres, les Gambetta, les Ferry, les Waldeck-Rousseau, avaient été concordataires ; que le Concordat, sans être parfait, avait du moins maintenu tant bien que mal en France la paix religieuse ; qu'il donnait à l'État une prise sérieuse sur le clergé ; que, l'Église devenue libre, son hostilité serait pour lui bien plus dangereuse que par le passé ; que les conflits et difficultés de tout genre entre les cieux pouvoirs n'allaient faire que croître et s'aggraver. A cet argument que depuis cent ans ils avaient fait ensemble un ménage d'enfer et qu'il était temps d'y mettre ordre par le divorce, Thézard répondait, non sans humour : Ce sera un divorce, oui, mais un divorce avec cohabitation forcée et plus étroite que jamais. Ce sera un divorce où les deux époux, continuant à vivre côte à côte, auront, seulement, des passions plus vives et des plus libres allures dans leurs querelles. Mais d'autres républicains démontraient, comme Monis, l'histoire en main, que, le Concordat n'ayant jamais été qu'une cause de division, de trouble et de malheur pour la France, il était absolument impossible de le garder ou de le refaire ; ou, comme Boudenoot, que la loi de séparation n'était vraiment pas une loi de haine et de division et que tout ce qu'on avait le droit de souhaiter, c'était une séparation sur des bases équitables. Le rapporteur, Maxime Lecomte, n'était pas à court d'arguments pour prouver que la loi était nécessaire, inévitable et qu'elle établissait un juste équilibre entre les droits de l'État et les droits de la conscience. Le président de la commission, Vallé, représentait de son côté avec beaucoup de force qu'après ce qui s'était passé, un rapprochement entre la République et le Vatican était impossible. Ce serait, disait-il, porter à Rome la soumission de la France. Nous n'avons qu'une pensée, appliquer les principes de la Révolution. La papauté et la société laïque ont suivi des chemins opposés. Comment voulez-vous qu'elles se rencontrent ? Il n'y a qu'un moyen, c'est que l'une des deux s'arrête et revienne sur ses pas pour retrouver l'autre. Voulez-vous faire ce voyage ? Enfin, au vieux de Marcère, déplorant la loi comme grosse de dangers pour la liberté religieuse, ainsi que pour la France, Bienvenu-Martin répondait en alléguant aussi l'inconvénient grave qu'il y aurait à paraître reculer et la nécessité d'aller vite, sans hésitation, comme sans faiblesse. Ces passes d'armes fort courtoises se terminèrent, comme on pouvait s'y attendre, par la déclaration d'urgence, et, dès le 20 novembre, le Sénat put passer à la discussion des articles. Il serait sans intérêt de retracer en détail cette
discussion, qui, relativement rapide, n'amena l'adoption d'aucun amendement,
et au cours de laquelle furent simplement reproduits de part et d'autre les
arguments qui avaient été déjà tant de fois servis à la Chambre. Les
sénateurs les plus attachés à la politique du bloc étaient bien décidés à ne
pas se départir de la discipline qu'ils s'étaient imposée ; si certains
d'entre eux trouvaient la loi insuffisante et trop favorable à l'Église, ils
voulaient bien le dire, mais ne voulaient pas pour cela empêcher la loi de
passer. De ce nombre était Clemenceau, qui, le 23 novembre, se répandit en
critiques acerbes sur la concession grave faite à l'autorité ecclésiastique
par l'article 4 : ... Tout en rompant avec le
Concordat, dit-il, la Chambre, au point de
vue des biens, est restée dans l'esprit du Concordat... Si vous voulez faire une loi qui ne soit pas en
contradiction avec les règles générales de l'Église romaine, elle sera en
contradiction avec les règles de la démocratie. Il faut que nous ayons le
courage de légiférer au sens de l'évêque ou au sens de la démocratie. Il faut
choisir entre les droits de Dieu et les droits de l'homme. On a
beaucoup-discuté sur le point de savoir si l'autorité de l'évêque serait
capitale ou considérable : c'est de la chinoiserie ; au fond, l'évêque est le
maître de l'association actuelle. Vous inaugurez ainsi d'une façon singulière
le régime de la liberté. A ce premier monopole, la Chambre a ajouté, sans
protestation, le monopole des édifices cultuels. On a dit que l'église était
à l'État, à la commune ; puis on en a fait cadeau à l'Église romaine...
L'orateur ajoutait après cela qu'il voterait la loi tout de même, parce qu'en
l'adoptant le Parlement français n'aurait pas dit
son dernier mot. Les seuls débats importants auxquels donna lieu la discussion des articles au Sénat furent, en somme, motivés par l'article 4, et aussi par l'article S, au sujet desquels l'opposition demanda des explications que ni le rapporteur ni le ministre des cultes ne purent, naturellement, donner fort catégoriques ; car, si ces deux articles n'étaient pas forcément contradictoires, il était impossible qu'ils ne donnassent pas lieu à des interprétations passablement divergentes, confuses et incertaines. Après quinze jours de débats dont la monotonie n'intéressa guère le public, le Sénat termina, le 5 décembre, l'examen des articles, qui tous avaient été adoptés sans amendement. Le 6, un effort suprême fut encore tenté — mais en vain — pour le retrait de l'urgence, par Denoix, ferme républicain, fort peu clérical, mais qui, en matière de rapports de l'Église et de l'État, persistait à ne rien voir de meilleur que le Concordat. On dut alors passer au vote sur l'ensemble du projet, ce qui, après la protestation vigoureuse et prévue du droitier Lamarzelle, amena une importante déclaration de l'ancien président du Conseil Méline. Cet homme d'État, fidèle à l'esprit nouveau qu'il avait jadis servi, voulut bien convenir que la séparation était peut-être plus logique que le régime du Concordat. Mais quoi ? La France était, depuis des siècles, rivée à l'Église. On ne pouvait couper le câble entre l'Église et l'État sans des mesures de préparation indispensables. Ces mesures, on ne les avait pas prises. La loi de séparation qu'on allait voter ne donnait pas véritablement la liberté. Elle n'était ni équitable ni pratique. Elle aurait pour effet de rendre les catholiques plus catholiques. Elle n'était qu'une arme de guerre contre le parti clérical, qu'on avait eu raison de combattre autrefois, n ais qui s'était si fort amendé, au dire de Méline, sous le pontificat de Léon XIII. Elle serait une désillusion pour les paysans, qui allaient être obligés de payer leurs prêtres et qui demeuraient mécontents ; elle augmenterait l'autorité du pape sur le clergé ; elle rendrait ce clergé plus hardi, plus entreprenant contre la République. La République, au lieu de légiférer toute seule, aurait dû négocier avec Rome. Elle serait fatalement amenée à le faire plus tard. Mais d'ici-là la loi aurait fait bien du mal qui eût pu être évité. Cette déclaration eut pour contre-partie celle de Combes, qui, se félicitant au contraire du résultat obtenu, vint dire qu'il voterait la loi telle quelle, parce qu'il y avait urgence, mais que lui et ses amis ne renonçaient pas à en corriger les défectuosités, quand l'expérience les aurait montrées. Enfin la loi fut votée, par 181 voix contre 102. Et le 9 décembre 1905 ce grand acte fut promulgué au Journal officiel. La loi dont nous venons de retracer la lente et consciencieuse élaboration était depuis longtemps rêvée par les restaurateurs de la République, depuis longtemps prévue-par les sages de tous les partis. C'était l'aboutissement nécessaire du travail de laïcisation que les provocations et les empiètements de l'Église avaient forcé la France nouvelle d'entreprendre après les instructives épreuves de l'Ordre moral. Pendant bien des années, nos représentants et nos gouvernants avaient hésité devant le radicalisme d'une mesure dont ils s'exagéraient démesurément — ils le voient bien maintenant — les difficultés comme le péril. Mais ils l'avaient rendue à peu près inévitable par une série de lois fragmentaires et préparatoires qui, réagissant contre les diverses conséquences du Concordat, avaient affranchi déjà la société civile de bien des entraves cléricales et, la ramenant visiblement aux principes de la Révolution, lui avaient permis de reconquérir une bonne partie du terrain gagné par l'Église depuis un siècle. C'est ainsi qu'en réorganisant le Conseil supérieur de l'instruction publique (1880), en créant les lycées et collèges de jeunes filles (1880), en laïcisant l'enseignement (1882), puis le personnel (1886) des écoles primaires publiques, ils avaient tout d'abord forcé la France noire à reculer. Ils avaient, d'autre part, sensiblement élargi et fortifié les attributions des autorités municipales en matière de police des cultes (1884). Ils avaient dans une certaine mesure affranchi la famille du joug clérical par le rétablissement du divorce (1884) et la loi sur la liberté des funérailles (1887). En astreignant les séminaristes au service militaire (1889), ils avaient dépouillé l'Église d'un injustifiable privilège. Après plusieurs essais relativement malheureux pour arrêter la marée montante de la mainmorte ecclésiastique — lois de 1884, 1890, 1892, 1893, sur le droit d'accroissement, la comptabilité des fabriques, le droit d'abonnement —, ils avaient enfin porté par les lois du ter juillet 1901, 4 décembre 1902 et 7 juillet 1904 plusieurs coups décisifs aux congrégations religieuses, jusque-là si envahissantes et si pleines de mépris pour l'autorité civile ; les unes avaient été dissoutes, les autres placées sous l'autorité discrétionnaire du gouvernement ; toutes avaient été déclarées inhabiles aux fonctions de l'enseignement. Tout récemment (27 décembre 1904), le Parlement avait retiré aux fabriques paroissiales le monopole des inhumations. Enfin la République avait osé s'attaquer au pape et, après avoir supprimé son ambassade auprès du Vatican, elle reprenait vis-à-vis de lui son entière liberté en déchirant résolument ce Concordat, si avantageux pour lui, si fâcheux pour elle, et qu'un siècle durant l'Église lui avait représenté comme intangible et sacré. Ainsi se dissolvait par un divorce nécessaire l'union mal assortie que le premier Consul avait faite — d'autorité — de la France révolutionnaire avec la théocratie romaine. Il n'avait pas fallu moins de trente-cinq ans à la troisième République pour se risquer à rompre une bonne fois des chaînes dont le poids lui avait toujours paru odieux et insupportable, mais que, par la force de l'habitude, elle eût sans doute portées longtemps encore, si le clergé français se fût, en temps utile et loyalement, attaché au libre gouvernement de son pays. Le livre que je termine est, à mon sens, la démonstration de cette vérité que la rupture, longtemps souhaitée par les républicains qui n'osaient s'y résoudre, a été l'œuvre des évêques, des moines et du pape, qui ne la voulaient pas ; en d'autres termes, que l'auteur responsable de la séparation, ce n'est pas la République, c'est l'Église. |
[1] Une feuille de chicorée oubliée dans du vinaigre, comme l'appelle quelque part Jean de Bonnefon.
[2] La France, disait-il, n'a de ce protectorat que des embarras et aucun avantage... Le protectorat de la France sur les catholiques de tout l'univers avait autrefois un sens quand la France était encore la fille aînée de l'Église. Il était alors naturel que cette aînée traitât ses sœurs cadettes comme des protégées et intervint pour elles partout où elles étaient lésées ou bien menacées. Mais la France ne se sent plus du tout fille aînée de l'Église. D'ailleurs les plus jeunes sœurs ont grandi ; elles sont majeures et ne voient plus volontiers que la France s'occupe de leurs affaires. La France ne retire non plus de ce protectorat aucun avantage. La solution naturelle de la question doit être et sera celle-ci : chaque État protégera lui-même ses nationaux sur toute la surface de la terre. Nous, Français, nous avons bien assez de cette tâche... — C'était ce qu'il répétait, presque dans les mêmes termes, à Auxerre, le 3 septembre. Plus tard, ayant à traiter la même question devant la Chambre des députés (25 novembre 1904), il insistait sur cette idée qu'il n'y avait pas lieu de présenter comme indissolublement liées les deux questions de la séparation et du protectorat, l'une étant une question de politique intérieure, dont la solution dépend exclusivement du Parlement français, l'autre, une question de politique étrangère, qui suppose l'accord préalable du gouvernement français et des gouvernements étrangers. Mime après que les Chambres auront voté la séparation, ajoutait-il, les traités conclus au sujet du protectorat garderont toute leur valeur, — du moins quant à la lettre. Le Pape n'a pas qualité pour en supprimer ou en altérer le texte ; car il n'a pas participé aux négociations qui en ont été le préliminaire. Ce n'est pas d'accord avec le Pape que les traités ont pris naissance ; c'est en dehors de lui, par des conventions directes avec les puissances signataires. Il y avait lieu d'ajouter que, quand même le Pape aurait pu disposer du protectorat en question, il n'aurait pu ni se l'attribuer, puisque la force matérielle lui manquait pour l'exercer, ni le conférer, en dehors de la France, à aucune des grandes puissances chrétiennes du inonde : ni à l'Espagne, parce que c'était une puissance déchue et sans ressources ; ni à l'Italie, parce que la Papauté ne pouvait se réconcilier avec elle ; ni à l'Autriche-Hongrie, parce que ce n'était pas une puissance maritime, ni à l'Allemagne, ni à la Grande-Bretagne, ni aux Etats-Unis, ni à la Russie, parce que c'étaient des États hérétiques ou schismatiques ; sans compter qu'aucune de ces puissances n'aurait sans doute voulu assumer la charge peu profitable, mais en revanche fort embarrassante, du protectorat en question.
[3] Voir ses allocutions au Pèlerinage du travail présenté par l'archevêque de Toulouse, Germain, et Léon Harmel (9 septembre 1904) : au pèlerinage du Sillon conduit par Marc Sangnier (11 septembre) : au Pèlerinage français, mené par Odelin, vicaire général du diocèse de Paris (33 septembre), et au pèlerinage de la Jeunesse française, présenté par Jean Lerolle (25 septembre).
[4] Notamment Emile Ollivier, qui, toujours désireux, malgré son grand âge et ses mésaventures politiques, de faire parler de lui, alla le voir à la même époque pour pouvoir instruire le public des propos que lui aurait tenus le Saint-Père.
[5] La Revue politique et parlementaire publia après sa mort (octobre 1904) des notes trouvées dans ses papiers et rédigées par lui l'année précédente en vue d'un discours qu'il préparait justement pour combattre l'idée de séparation. Il y bilanait, comme impolitique et abusive, l'attitude qu'avait prise Combes vis-à-vis du Vatican, se réclamait hautement de la politique dilatoire de Gambetta et de Ferry, rappelait que jusqu'en 1902 inclusivement les séparatistes n'avaient jamais formé que la minorité de la Chambre (un quart, ou un tiers tout au plus) et, sans se montrer hostile en principe à la réforme en question, répétait qu'elle devait être précédée de mesures préparatoires qui ne seraient pas l'affaire d'un jour. ... La séparation, disait-il, se fera : elle se fait par l'action lente et invisible du temps sur l'état des esprits, sur l'état des mœurs. par le progrès insaisissable, mais certain, de l'esprit de discussion. de contrôle, de critique et d'analyse, et par la nécessité même pour le catholicisme d'évoluer vers cette conception plus moderne, qui a déjà ses apôtres, de la conscience politique et de la conscience religieuse... Mais il ajoutait qu'il faudrait encore longtemps à la France pour changer de mœurs et se défaire de l'atavisme séculaire qui l'attachait à l'Église. ... S'il est, ajoutait-il, une question dont on puisse dire qu'elle n'est pas mûre, c'est celle-là Pourquoi alors cette obstination à la jeter sur la route de tous les gouvernements... à faire apparaître constamment une menace qu'on n'est pas en mesure de réaliser ... ? Ces lignes, nous le répétons, étaient tracées en 1903. Waldeck-Rousseau les aurait-il écrites en 1904, après les événements qui venaient d'amener la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint. Siège ? Nous ne saurions le dire ; à cette dernière époque, il était mourant et nous ne saurions faire à cet égard que des conjectures.
[6] C'étaient des républicains de diverses nuances, dont les chefs (Millerand, Leygues. Lanessan, Doumer, etc.) avaient déjà été ministres et, au dire de Combes, qui les haïssait furieusement, ne songeaient qu'à le redevenir.
[7] Ce Carlo Montagnini, fils d'un boulanger de Trino (Piémont), s'était à un certain moment donné le nom de Montagnini di Mirabello ; mais on l'avait obligé à y renoncer. Devenu camérier secret du Pape en 1889, à vingt-six ans, il avait passé comme secrétaire par les nonciatures de Munich (1892), Vienne (1893) et Paris (1898) ; il avait ensuite servi comme auditeur à celle de Munich (1902) et, depuis un an, appartenait au même titre à celle de Paris.
[8] Ce dernier, qui se tint à Toulouse et dont les débats eurent un grand retentissement, entendit et applaudit, entre autres orateurs séparatistes, Henri Brisson, et prétendit exclure des cieux partis qu'il représentait des hommes comme Lockroy, Millerand, Baudin, etc., parce qu'ils combattaient le ministère Combes et faisaient ainsi, disait-on, le jeu de la réaction.
[9] Ferdinand Buisson, Bepmale, Baudin, Georges Deville, Sarraut, Cazeneuve, Loup, Lofas, Amédée Reille, Prache, Rouanet, Catalogne, Trannoy, Rose, Mougeot, Ballande, Boucher, Grosjean, Allard, Vaillant, Krantz, Dèche, Roger-Ballu, Briand, Trouin, Gervais, Dejeante, Colliard, Bussière, Minier, Berger, Georges Berry et Cachet.
[10] Aristide Briand, La Séparation des Églises et de l'État, p. 221.
[11] Né à Paris le 20 décembre 1841, professeur à l'Académie de Neufchâtel (1866) ; rentré en France après le 4 septembre ; inspecteur primaire à Paris (1871) ; inspecteur général de l'instruction publique (1878) ; directeur de l'enseignement primaire (1879) ; professeur à la Sorbonne (1896) ; député de la Seine (1902) ; réélu en 1906.
[12] Faisons remarquer une fois pour toutes au lecteur que, bien que la loi de séparation votée en 1905 s'applique aux cultes protestant et israélite aussi bien qu'au culte catholique, nous avons dû, de parti pris et pour ne pas nous écarter de notre sujet, nous occuper seulement de ce dernier et faire abstraction des deux autres à la fin comme au commencement de cet ouvrage.
[13] Rappelons notamment celles de Boysset (17 novembre. 1881), de Jules Roche (1er février 1882), de Planteau (27 décembre 1887), d'Yves Guyot (27 mai 1886), de Pichon et Clemenceau (12 décembre 1891), de Lafargue (17 décembre (1891), de Michelin (6 mars 1897) et la proposition plus récente de Zévaès.
[14] C'étaient les propositions Dejeante (27 juin 1902), Ernest Roche (20 octobre 1902), Francis de Pressensé (7 avril 1903), Hubbard (26 mai 1903), Flourens (7 juin 1903), Réveillaud (2 :1 juin 1903), Grosjean et Berthoulat (29 juin 1903), et Sénac (31 janvier 1901). On en trouvera l'analyse dans le rapport de Briand indiqué plus haut, analyse que nous reproduisons parmi les pièces justificatives de ce volume.
[15] On en trouvera le texte complet à l'appendice de ce volume.
[16] Menses épiscopales ou curiales, fabriques, consistoires ou conseils presbytéraux, etc.
[17] Avec aggravation de peine si la provocation avait été suivie d'effet.
[18] Rappelons en particulier celui de Paul Deschanel, ancien président de la Chambre qui, depuis quelque temps discrédité et désireux de regagner la faveur du parti républicain, se déclara, en principe, partisan de la séparation. Depuis cinq ans, dit-il, il semble que toute la vie nationale soit suspendue par la guerre religieuse. Le Concordat, a son sens, n'était plus qu'une cause de discorde, il avait fait son temps, il était nécessaire d'y mettre fin. Mais il fallait pour cette grande réforme un gouvernement ferme, qui soit, disait-il, à la tête du mouvement et non à la remorque... qui ne s'en remette pas à une sorte de comité exécutif. Il faisait allusion par ces mots à la délégation des gauches, par laquelle Combes faisait profession de se laisser mener en tout et pour tout. Il fallait aussi un gouvernement qui ne fût ni confessionnel ni anti-confessionnel et qui se montrât par dessus tout respectueux de la liberté. L'entière liberté des cultes devait être garantie, avec une parfaite impartialité entre eux tous. Il était également indispensable d'assurer la conservation des intérêts français dans le monde, c'est-à-dire de ne pas renoncer au protectorat des missions, que célébrait avec une éloquente émotion le brillant orateur. Tout cela ne pouvait se faire sans négociations avec le Vatican. Les rapports diplomatiques rompus par Combes devaient être renoués. Comment la France catholique pouvait-elle se passer d'un ambassadeur au Vatican, où des Etats protestants se faisaient eux-mêmes représenter ? Deschanel adjurait, en terminant, les républicains conservateurs, jusque-là tout à fait réfractaires à la séparation, d'imiter les conservateurs anglais qui, quand une réforme longtemps combattue par eux, est devenue tout à l'ait nécessaire, savent le reconnaître opportunément, s'y rallier, l'exécuter eux-mêmes, et en recueillent, par suite, le bénéfice.
[19] Ira à Canossa qui voudra, déclarait-il ; ni mon âge, ni mes goûts ne me permettent d'entreprendre ce voyage.
[20] Un certain nombre de républicains (Mulac et autres) déclarèrent avant le vote qu'ils s'associeraient à l'ordre du jour approbatif de Bienvenu-Martin, mais en faisant leurs réserves sur la question de séparation.
[21] Cette pétition, qui datait de plusieurs années et qui avait réuni quatre-vingt mille signatures, était due à l'initiative de Jules Lemaitre, président de la Patrie française, qui, dans un discours prononcé lors des élections de 1902, s'exprimait en ces termes au sujet de la franc-maçonnerie : ... Oui, il y a une Église à laquelle l'État est présentement asservi, une Église fermée, occulte, qui a son Credo, son Anti-Credo et sa liturgie, ses rites, son Sacré-Collège, ses tribunaux ecclésiastiques : une Église de dogmatisme étroit et de discipline serrée et merveilleusement organisée pour la domination et le butin. Mais cette Église n'est pas notre vieille Église traditionnelle... Cette Église, c'est la franc-maçonnerie. La F*** M*** et ses annexes et ce qu'on peut appeler les frères du Tiers-Ordre maçonnique ont fini par fariner une sorte de faux pays légal qui opprime le vrai pays et qui substitue sa volonté à celle de la nation. Nous avons aujourd'hui 400 députés ou sénateurs affiliés à la secte. Que dirions-nous, que diraient nos adversaires s'il y avait 400 congréganistes dans les deux Chambres ? Ils crieraient au cléricalisme et ils auraient raison. Nous poussons le même cri contre les francs-maçons. C'est eux à l'heure qu'il est qui sont les cléricaux...
[22] Prache reprochait à la franc-maçonnerie de constituer une société secrète, qui se soustrayait aux charges publiques, se dérobait, en ce qui concernait ses publications, aux prescriptions de la loi, enchaînait la liberté de ses membres, et exerçait par des procédés occultes et immoraux, une influence prépondérante sur l'État. Le débat provoqué par son interpellation n'avait pas rempli moins de trois séances (17, 24 juin et 1er juillet 1904). Le député Lafferre, président du Conseil de l'Ordre du Grand-Orient, avait répondu par une apologie sans réserve de la Maçonnerie, sans laquelle, disait-il, la République n'existerait pas. Le garde des sceaux, d'allé, l'avait défendue en représentant, que, de fait, elle ne violait aucune loi. Finalement, l'ordre du jour pur et simple avait été voté par 339 voix contre 202.
[23] Il s'agissait de certaines complaisances pour des officiers indignes. de certains avancements ou de certaines disgrâces attribués par cette feuille à des notes secrètes et à des actes de délation injustifiables.
[24] Tous les républicains honnêtes lui avaient su gré notamment d'avoir protégé avec énergie les officiers juifs ou les officiers divorcés contre les sottes persécutions de leurs camarades cléricaux et d'avoir prouvé par ses actes que le principal titre à l'avancement n'était plus d'être protégé par la Congrégation. — Il s'était honoré d'autre part, à la suite d'un discours retentissant de Jaurès sur l'affaire Dreyfus (mars 1903) en ouvrant et dirigeant une enquête administrative à la suite de laquelle se produisit une nouvelle instance en révision. On sait que cette instance, admise par la Cour de cassation (mars 1904), donna lieu à la longue et laborieuse enquête judiciaire d'où résulta l'arrêt du 12 juillet 1906 ; qui réhabilita solennellement l'ancien prisonnier de l'Île du Diable.
[25] Il n'y avait pas bien longtemps, par exemple, que l'évêque de Périgueux avait prescrit aux fidèles de lui dénoncer les francs–maçons de son diocèse, pour pouvoir mettre en interdit ceux de ces derniers qui exerçaient des métiers et avaient besoin da la clientèle du public. — Qu'on se rappelle d'autre part le service de renseignements organisé par les Assomptionnistes et que nous avons signalé plus dans ce volume.
[26] Ce que je ne saurais admettre, écrivait Clemenceau dans l'Aurore (en novembre 1901), c'est que le ministre de la Guerre recommence avec ou sans la franc-maçonnerie, les dossiers secrets de l'affaire Dreyfus, car il n'y a là j'ai regret de le dire, que du jésuitisme retourné. — Les dossiers secrets auxquels il faisait allusion étaient ceux qui avaient été constitués à l'état-major du ministère de la Guerre, au temps du colonel Henry, touchant certains hommes politiques (Clemenceau. Brisson. etc.), et dont l'existence venait d'être révélée par un récent procès en Conseil de guerre.
[27] Le Conseil de l'Ordre du Grand Orient avait pour président Lafferre, député radical-socialiste, qui avait pris hautement sa défense contre Prache en juillet. Plusieurs d'entre eux, Réveillaud, Hubbard, Massé, s'étaient, il est vrai, honorés par leur opposition malheureusement infructueuse à l'organisation de l'espionnage et de la délation par le Grand Orient.
[28] Cet officier donna quelque temps après dans le Journal (février 1903), une série d'articles sur ce débarquement qui, de fait, n'était guère à l'honneur du ministre de la Guerre.
[29] Montagnini, toujours aux aguets, écrivait à Merry del Val le 2 novembre : Si on ne peut réussir à faire tomber le cabinet entier. on fera tout ce qu'on pourra pour obliger André à partir. On prévoit pour vendredi une séance tumultueuse.
[30] Notes de Waldeck-Rousseau, des 24 et 30 décembre 1902, relatant les entretiens qu'il avait eus à cet égard avec le général Percin, chef du cabinet du ministre de la Guerre, et avec le président du Conseil (Figaro, n° du 3 novembre 1904).
[31] Ce dernier, avec beaucoup d'énergie, déclara que, par l'organisation de l'espionnage et de la délation, on déshonorait le parti républicain et qu'on versait à pleines mains les ferments de haine et de division dans l'armée. Il n'était pas admissible, à son sens, que la République empruntât les procédés de la Congrégation et s'appropriât la fameuse maxime que la fin justifie les moyens. ... Et vous avez la folie, ajoutait-il, de croire que c'est par de pareils procédés que vous constituerez une armée républicaine ? Ne voyez-vous pas que vous ne faites ainsi que donner une prime à l'hypocrisie et que ceux qui hier allaient comme vous les en accusez, à l'église pour obtenir de l'avancement, iront demain dans le même but à la Loge avec la même facilité et la même conviction ?...
[32] Lafferre l'avait, la veille, défendue sans réserve dans un manifeste lancé au nom du Conseil de l'Ordre du Grand Orient : Nous tenons, avait-il dit, au nom de la franc-maçonnerie tout entière, à déclarer hautement qu'en fournissant au ministère de la Guerre des renseignements sur les serviteurs fidèles de la République et sur ceux qui, par leur attitude hostile peuvent faire concevoir la plus légitime inquiétude, le G*** O*** de France a la prétention non seulement d'avoir exercé un droit légitime, mais encore d'avoir accompli le plus strict des devoirs... Sans la Maçonnerie, il y a longtemps que la République n'existerait plus, que la pensée libre aurait été définitivement étouffée par la Congrégation triomphante et que Pie X régnerait en maître sur la France asservie... En terminant, Lafferre reprochait vivement à un certain nombre de députés d'avoir faibli dans la séance du 28 octobre, de n'avoir pas saisi l'occasion de glorifier la Maçonnerie attaquée... et proclamer à la face de tous qu'elle avait bien mérité de la République. Nous signalons... à nos Loges, ajoutait-il..., les votes de défaillance, de peur et de lâcheté d'un certain nombre de républicains qui, au moment où il fallait l'aire bloc contre la réaction déchaînée, sont allés mêler leurs voix à celles de nos plus acharnes ennemis... Beaucoup, nous l'espérons, auront le temps de se ressaisir. Nos ateliers tiendront, en attendant, l'œil sur eux.
[33] Cet ordre du jour, présenté par Bienvenu-Martin. était ainsi conçu : La Chambre, convaincue que le devoir de l'État républicain est de défendre contre les influences et l'esprit de caste et de réaction et par les moyens de contrôle régulier dont il dispose les fidèles et courageux serviteurs de la République et de la nation, compte sur le gouvernement pour assurer dans le recrutement et l'avancement des officiers, arec la reconnaissance des droits. des mérites et des services de chacun, le nécessaire dévouement de tous aux institutions de la République, et repoussant toute addition, passe à l'ordre du jour. — Le 5 novembre, Montagnini constatait piteusement l'échec de la campagne qui depuis huit jours avait été organisée et conduite avec tant d'habileté... contre le ministre de la Guerre, surtout afin de le faire tomber sur l'affaire de la délation... Il racontait la séance du 4. Tout allait bien, disait-il, le ministère paraissait perdu, si le magistral Syveton n'avait tout fait manquer avec ses malencontreux soufflets.
[34] Après quelques semaines d'instruction, ce député fut, le 25 novembre, renvoyé devant la Cour d'assises de la Seine. Mais le 8 décembre, veille du jour où il devait y comparaître, on le trouva mort dans son cabinet de travail. Les cléricaux et les nationalistes ses amis. Rochefort en tête, ne manquèrent pas de crier à l'assassinat. A les entendre, le défunt était évidemment victime des francs-maçons, à moins qu'il ne le fût du ministère ; et Coppée, toujours naïf, jura, d'un ton de mélodrame, qu'il le vengerait. La vérité, bientôt découverte, était tout autre. Menacé par son beau-fils et par sa femme de révélations accablantes pour son honneur (il s'agissait d'affaires de mœurs et de détournement de fonds), Syveton s'était tout simplement asphyxié au moyen du gaz d'éclairage. Jules Lemaître, dont il avait été l'homme de confiance, se montra dès lors beaucoup moins plein de zèle que par le passé pour la Patrie française.
[35] Voir le texte complet du projet Combes à l'appendice de ce volume.
[36] Le projet Briand portait simplement qu'ils seraient dévolus aux diverses associations cultuelles.
[37] Article 17 du projet.
[38] C'est ainsi que Briand fit admettre par Combes la déclaration de principes placée en tête du projet de la commission et l'affirmation expresse du droit de propriété de l'État, des départements et des communes sur les biens ecclésiastiques antérieurs au Concordat. Il obtint aussi que le président du Conseil reconnût aux communes la liberté de disposer librement des édifices cultuels après une première location de dix ans, qu'il consentit à étendre les unions d'associations aux limites des circonscriptions concordataires : enfin qu'il renonçât à cet article 17 de son projet dont l'application eût pu être si arbitraire et si dangereuse.
[39] La suppression immédiate en était demandée par le socialiste Allard et par le nationaliste Ernest Roche, qui invitait la droite à le voter pour mettre Combes dans l'embarras. Mais le président du Conseil déclara bravement que si ce budget était repoussé au Palais-Bourbon, il n'en demanderait pas le maintien au Luxembourg et tirerait de ce vote l'induction que la Chambre était pressée de voter la séparation des Églises et de l'Étal. — Ce que voyant, l'assemblée qui, mise au pied du mur, semblait encore avoir peur de se jeter dans les aventures, s'empressa de maintenir le crédit des cultes. — Il en fut de même (25 novembre) des crédits consacrés au protectorat des missions.
[40] M. Combes, écrivait à ce sujet Clemenceau (dans l'Aurore), a démissionné le général André. M. le président du Conseil est tombé dans cette illusion de croire que la faiblesse du cabinet venait de la présence du général André au ministère de la Guerre. Il a donc conçu tout aussitôt et réalisé la pensée de se débarrasser de ce collègue fâcheux, dont il a connu et encouragé, tacitement au moins, toutes les fautes. Le malheureux guerrier s'est vu, en conséquence, assiéger chaque jour par une troupe d'amis qui lui conseillaient le départ. Il a lait quelque résistance, puis il a capitulé sans les honneurs de la guerre... Renvoyer par la porte basse le ministre de la Guerre sous les coups de M. Syveton, c'est tout juste le contraire d'un acte de bravoure. Il y a encore un mot pour désigner cette totale absence d'héroïsme, un mot connu, que, heureusement, au moment de l'écrire, je me trouve avoir oublié... Revenant sur cette question dans la Dépêche, le mordant polémiste écrivait : ... Tout le monde connaît à la Chambre les noms des muets du sérail qui ont été chargés de porter le lacet au suicidé par persuasion... Le général André a été sacrifié, étranglé à la turque...
[41] Le délégué, disait-il, c'est le notable de la commune qui est investi de la confiance des républicains et qui, à ce titre, les représente auprès du gouvernement, quand le maire est réactionnaire. — Il m'est permis, lit-on dans sa circulaire aux préfets du novembre, de vous inviter à ne puiser vos renseignements qu'auprès des fonctionnaires de l'ordre politique, des personnalités républicaines investies d'un mandat électif et de celles que vous avez choisies comme délégués ou correspondants administratifs en raison de leur autorité morale et de leur attachement à la République.
[42] ... Si les instituteurs, disait Millerand, les agents-voyers, les autres modestes et honorables fonctionnaires qui sont dans les communes ne peuvent remplir ce rôle de délégués, qui le remplira ? Il y aura d'un côté dans les communes les honnêtes gens, qui ne devront pas, qui ne vaudront pas remplir ce rôle de délégués. Il restera les autres... — Le gouvernement, conséquent avec lui-même, déclara Combes à la suite de ce débat, en condamnant le système des fiches et en le condamnant à jamais, a décidé également d'accepter un article additionnel à la loi de finances déposé par un membre de cette assemblée et condamnant les notes secrètes.
[43] Le commandant Pasquier avait été signalé comme auteur de plus de deux cents fiches relatives à des officiers.
[44] C'est à propos de cet ordre du jour que Clémenceau écrivait dans l'Aurore : La majorité, renouvelant sa réprobation contre le système des fiches, maintient son approbation à ceux qui l'ont appliqué.
[45] Vers la fin de 1904, l'Alliance démocratique républicaine, présidée par Adolphe Carnot et dont l'influence était, comme elle est encore, fort grande dans tout le pays, protestait vigoureusement contre le système des fiches. Leur emploi, disait-elle est contraire à la plus élémentaire loyauté et aux principes de justice et d'égalité des citoyens, que la République considère avec raison comme lui étant essentiels... Il est nécessaire que les responsabilités diverses dans l'organisation de la délation soient bien établies et que le parti républicain repousse énergiquement toute solidarité avec ceux qui l'ont mise en pratique.
[46] Clemenceau écrivait à ce sujet dans l'Aurore : ... M. Combes, dès le premier jour, avait institué le gouvernement du pointage. Il a toujours en poche un petit carnet où sont inscrits les noms des députés avec des signes conventionnels, fiches secrètes par lesquelles s'établit le compte moral de chacun. Il voit ainsi, quand besoin est, ce qu'il faut dire ou faire pour obtenir la voix de celui-ci, l'abstention dé celui-là Il sait quel message il faut envoyer à tel ou tel, par qui le faire presser, par quels arguments l'émouvoir. A cela je dois ajouter qu'il a la réputation solidement établie d'avoir organisé une véritable police des couloirs... de puis affirmer cependant que cette police ne se cantonne pas au Palais-Bourbon, connue parfois me l'ont prouvé la présence de certaines personnes autour de nia demeure et les reproches bienveillants adressés par quelqu'un que je sais à certain député qui s'était permis de me venir voir la veille sans l'autorisation préalable de M. le président du Conseil. Il y a mieux encore : dès qu'une fiche de couloir annonce .que M. X... ou M. Z... sont sur le point de faiblir, préfets ou sous-préfets, commissaires ou même délégués s'emploient à travailler les comités combistes, dont certains membres quelquefois peuvent comme le député même, avoir besoin du gouvernement. Et le député mollissant est bientôt submergé de lettres menaçantes destinées à le maintenir dans le devoir. Au besoin une note de journal appuie l'opération...
[47] Une lettre fort regrettable du général Peigné, commandant le 9e corps d'armée, à Vadecard, secrétaire général du Grand Orient venait d'être livrée au public et n'avait pas peu contribué à augmenter le scandale.
[48] Récemment encore, Chaumié les avait fait connaître par une interview qui avait paru dans divers journaux.
[49] Sous l'influence de Leygues et de Barthou, ce groupe important venait de reprendre sa liberté vis-à-vis du reste du Bloc. Un certain nombre de ses membres se rapprochèrent même des progressistes pour former un nouveau groupe, l'Union républicaine. Par contre, une vingtaine d'autres, restés blocards, constituaient, sous Codet, la Gauche démocratique.
[50] Les groupes du Bloc avaient naguère formé sous ce nom une sorte de Comité directeur qui les faisait marcher comme un régiment et dont le mot d'ordre faisait loi pour le chef du dernier cabinet.
[51] Le nouveau ministère, constitué le janvier 1905, était formé de la façon suivante : Présidence du Conseil et Finances, Bouvier ; Affaires étrangères, Delcassé ; Justice, Chaumié ; Intérieur, Etienne ; Guerre, Berteaux ; Marine, Thomson ; Instruction publique et Cultes, Bienvenu-Martin ; Commerce, Dubief ; Colonies, Clémentel ; Agriculture, Ruau ; Travaux publics, Gauthier. — Sous-secrétariats d'État : Postes et Télégraphes, Bérard ; Finances, Merlou ; Beaux-Arts, Dujardin-Beaumetz.
[52] Déroulède et ses amis.
[53] Il s'agissait de la loi réduisant de trois à deux ans la durée du service militaire.
[54] L'ordre du jour Sarrion, qu'il avait accepté, fut adopté par 373 voix contre 99. Cette majorité se composait pour moitié de députés de la droite, de ralliés, de nationalistes, de progressistes et de radicaux dissidents. Cent députés, dont 70 républicains, s'étaient abstenus.
[55] Il s'agissait en particulier du diocèse de Dijon, dont le titulaire avait, on s'en souvient, donné sa démission. Cette démission n'ayant pas été acceptée par le gouvernement. Le Nordez, bien qu'aux yeux du Pape il n'en eût plus le droit, s'était encore permis (janvier 1905) de faire acte d'évêque en révoquant les pouvoirs de ses vicaires généraux, et Combes, à la veille de sa retraite, s'était hâté d'approuver sa décision.
[56] Il demandait en effet non seulement la reprise des négociations avec le Vatican, mais l'octroi d'une entière liberté de mouvements à l'Église, ... Accordez-nous la liberté totale du culte, accordez-nous les immeubles nécessaires au culte, accordez-nous la liberté des associations cultuelles... et je serai avec vous.
[57] Notamment celle de Ribot.
[58] Voir le texte complet de ce projet à l'appendice de ce volume.
[59] Ce rapport, publié depuis en un volume sous ce titre : La Séparation des Églises et de l'État (Paris, Cornély, 1905), est la démonstration de ce fait que les rapports entre les Eglises (principalement l'Église catholique) et l'État sont devenus impossibles et que la séparation s'impose. Il est divisé en sept chapitres, dont le premier, fort étendu, retrace les incessantes luttes du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel en France depuis le va siècle jusqu'en 1789, puis pendant la période révolutionnaire, enfin depuis l'époque du Concordat jusqu'à nos jours. Le second et le troisième exposent, également sous forme historique, les relations de l'État avec les églises protestantes et avec le judaïsme depuis la Révolution et le Concordat. Dans le quatrième, l'auteur, après avoir posé en principe que, par le développement logique de la civilisation, les nations évoluent du régime théocratique, auquel elles ont d'abord été soumises, au régime de la séparation et de la neutralité absolue de l'État, passe en revue ceux des Etats d'Europe et d'Amérique qui sont encore liés aux Eglises, comme l'Espagne et le Portugal ; ceux qui, sans être enchaînés par de pareilles conventions, admettent encore une législation spéciale pour les cultes et leur reconnaissent certains avantages légaux (États Scandinaves, Angleterre, Allemagne, Autriche-Hongrie) ou, comme l'Italie et la Belgique, ne jouissant qu'en apparence du régime de la séparation ; enfin, ceux où la séparation est effective, soit qu'elle laisse à l'Église catholique de grands avantages (comme au Canada ou au Brésil), soit qu'elle lui reconnaisse seulement (comme aux États-Unis) une liberté à peu près illimitée, soit que, comme au Mexique, elle soit accompagnée de précautions sévères et minutieuses contre les écarts et les empiétements du clergé. Le chapitre v est consacré à l'examen des diverses propositions de séparation faites è. la Chambre des députés de 1902 à 1904 ; le suivant a pour objet la justification critique des divers articles du projet que la Commission soumet définitivement à la Chambre. Dans le septième, qui sert de conclusion, l'auteur représente avec force que, le Concordat n'ayant jamais été pour l'État qu'une duperie et pour la France qu'une cause de troubles et d'embarras, la rupture de cette convention est devenue nécessaire. Il déclare enfin qu'a, son sens retarder davantage cette solution serait une faiblesse et une faiblesse dangereuse, surtout si on la remettait jusqu'après les élections générales de 1906. ... Lier pour si longtemps, dit-il, dans les circonstances actuelles, les mains au gouvernement, ce serait faire au Saint-Siège la partie belle et facile, ce serait vouloir mettre la République dans une posture humiliante et dangereuse. Faire dépendre du résultat des prochaines élections législatives l'issue du conflit, autant vaudrait offrir une prime à l'agitation cléricale. Un an d'impuissance imposée au gouvernement de la République, d'émancipation électorale accordée au clergé, quel est le républicain soucieux des intérêts de ce régime qui oserait envisager sans inquiétude une telle perspective ?
[60] Tous les diocèses, remontre fort ingénieusement Briand dans son rapport (La Séparation, p. 319), sont reliés hors de France par une direction nique bien autrement redoutable que celle qui pourrait leur venir de l'association nationale. Alors, à quoi servirait-il d'interdire celle-ci, et comment le pourrait-on ? Ne serait-il pas, au contraire, plus dangereux encore de ne mettre aux associations de prendre contact qu'à Rome pour toute l'administration des affaires ecclésiastiques en France ?
[61] Une page d'histoire, la Séparation des Églises et de l'État à la Chambre des députés, p. 36.
[62] Nombre de progressistes, sur lesquels il avait compté, le firent échouer en s'abstenant de voter, parce que, dit-il, ils avaient préparé de grands discours et qu'ils ne voulurent pas en priver la postérité (Une page d'histoire, 60).
[63] Séance du 27 mars.
[64] Séance du 28 mars.
[65] Groussau le 27 mars, Gailhard-Bancel le 3 avril.
[66] Séance du 30 mars.
[67] Séance du 27 mars.
[68] Séance du 27 mars.
[69] Le 30 mars.
[70] Séance du 6 avril.
[71] Séance du 23 mars.
[72] Séance du 28 mars.
[73] Séance du 4 avril.
[74] Séance du 4 avril.
[75] Séance du 30 mars.
[76] D'après un état dressé parla direction des cultes en mai 1905, les revenus des établissements ecclésiastiques (fabriques, cathédrales, menses curiales et succursales, menses épiscopales et archiépiscopales, chapitres, séminaires, caisses et maisons diocésaines) étaient de 11 337 798 francs, dont 6.016.000 francs de revenus fonciers et 5.319.795 francs de rentes sur Mat de revenu des biens des fabriques était de 7.981.138 francs, dont 783.546 francs formant le revenu des biens à restituer à l'État). Les recettes des fabriques étaient de 60.910.817 francs, leurs dépenses de 55.933.100 francs.
[77] Séance du 23 mars.
[78] Séance du 27 mars.
[79] Séance du 4 avril.
[80] Séance du 6 avril.
[81] Le directeur des cultes, Dumay, était comparé par Briand à une poule à qui l'on a donné un œuf de canard à couver et qui, l'opération réussie, voit d'un œil arrondi et triste le poussin frais éclos, obéissant à son instinct, se précipiter vers la mare la plus voisine.
[82] Le socialiste Augagneur avait proposé d'en abandonner la propriété à l'Église.
[83] 580 voix contre 2.
[84] Il s'ensuivait que telle cathédrale dont la valeur pouvait bien s'élever à vingt millions, ne devrait pas coûter moins d'un million par an à ceux qui la prendraient à bail.
[85] 194 voix contre 68.
[86] Dans l'intervalle, entre les deux séances où se commença et s'acheva son discours, l'orateur avait été informé que, pour faire pièce à la commission, les députés du centre et de la droite même, adversaires de la séparation, voulaient joindre leurs voix à celles de l'orateur et de ses amis, pour donner une majorité à son contre-projet. C'est ce qui décida surtout M. Réveillaud le retirer, et c'est sans doute ce qui décida M. Julien Goujon, du centre, à le reprendre (Eug. Réveillaud, La Séparation des Églises et de l'État, p. 357). — Goujon parla lui-même deux heures sur le contre-projet en question, mais en fit surtout la critique, ainsi que de celui de la commission, et finit par l'abandonner aussi.
[87] Notamment par son allocution consistoriale du 14 novembre 1904 (Actes de S. S. Pie X, II, 232-250).
[88] Dans une lettre à l'archevêque de Paris, datée du 15 décembre 1904, le Pape exprime l'espoir qu'il y aura un jour de retour au bien obtenu par la protection puissante de la mère de Dieu. Et il exprime le souhait que tous ceux qui en France ont l'amour de la religion de leurs ancêtres unissent amicalement leurs forces pour le salut commun.
[89] Allocution consistoriale du e mars 4905 (Actes de S. S. Pie X, II, 60). ... Nous avons déploré, lit-on dans ce document, le projet non seulement de briser le pacte conclu au commencement du siècle dernier entre le Pontife romain et les chefs du gouvernement français pour le bien commun de la religion et de l'État, mais encore de sceller à jamais par une loi la séparation du gouvernement civil d'avec l'Église. Pour Nous, en vérité, Nous Nous sommes efforcé, encore en ces derniers temps, par tous les moyens possibles et par tout Notre zèle, d'éviter un si grand malheur, et Nous persévérerons dans les mêmes efforts... Nous plaignons amèrement le sort de la nation française que Nous aimons de tout Notre cœur, car Nous savons par expérience que tout ce qui se fait au détriment de l'Église est, partout, également funeste à la chose publique. Qu'ils retiennent bien cette observation, non seulement Ceux qui, en France, sont catholiques et pour lesquels défendre l'Église est un devoir sacré, mais encore tous ceux qui veulent la paix et la tranquillité publique, afin que tous unissent leurs efforts pour épargner à leur patrie un si grand désastre.
[90] L'existence de l'Église après la séparation serait soumise au régime des associations cultuelles. Or ces associations, organisées en dehors de toute autorité des évêques et des curés, sont par là même la négation de la constitution de l'Église et une tentative formellement schismatique. Le vice essentiel des associations cultuelles est de créer une institution purement laïque pour l'imposer à l'Église catholique.
[91] Clemenceau, dans l'Aurore, racontait que tout récemment le sous-secrétaire d'État aux finances, Merlon, aurait à ce propos dit à un sénateur : Eh ! quoi, mon cher, vous coupez encore dans ce pont-là ! Mais il n'y a plus de séparation.
[92] Qu'il demandait pour lui faire résoudre la question des dettes que laisseraient les établissements ecclésiastiques supprimés.
[93] Il m'a dit à moi-même et il a dit à d'autres que, jusqu'au moment où l'article 4 fut modifié suivant le vœu de l'opposition, il avait sérieusement craint que la séparation ne fût pas votée. — L'auteur de Vers libre. Julien de Narfon, ayant quelque temps après attribué sa transaction à l'influence de l'archevêque de Rouen, Fuzet, avec qui Jean de Bonnefon fait dîner peu auparavant, et Clemenceau lui ayant demandé à cet égard une explication, Briand répondit (comme il me l'a confirmé plus tard, en février 1906) que ce prélat n'avait fait auprès de lui aucune tentative dans ce sens et n'avait été pour rien dans sa détermination. — J. de Narfon, Vers l'Église libre, 331-339 ; — J. de Bonnefon, Paroles françaises et romaines, 1er décembre 1905.
[94] Ils n'avaient pas tout à fait tort en parlant de ces difficultés, qui se fussent sans doute produites et eussent mis la République dans un grand embarras, si, fort heureusement pour elle, l'intransigeant Pie X n'eût simplifié la question en interdisant, comme il l'a fait, la formation des associations cultuelles.
[95] Article 4 bis, devenu depuis l'article 5 de la loi.
[96] Par l'article 4 ter, devenu depuis l'article 6 de la loi.
[97] Par exemple, la distribution du pain à la sortie des cérémonies religieuses, des écoles de catéchisme, etc.
[98] Art. 5, devenu l'article 7 de la loi.
[99] Au lendemain du vote de l'article 4, les cléricaux s'étaient bâtés de triompher de cette prétendue reculade. Et c'étaient leurs chants de triomphe qui, en exaspérant l'extrême gauche, avaient le plus contribué à ce retour offensif d'anticléricalisme. C'est ce que plus tard Briand leur représentait, non sans malice, dans son discours du 13 novembre 1906 à la Chambre des députés, quand, à propos de l'article 8 de la loi, il leur disait : ... D'où est donc sorti l'article 8, Monsieur de Mun ?... Il est sorti d'un article de vous d'un cri de triomphe jailli de votre plume, au lendemain du vote de cet article 4 qui avait été enregistré avec quelque surprise douloureuse par la gauche de cette assemblée. A ce montent vous auriez dit faciliter ma tâche, et, puisque vous l'aviez voté, cet article, et que vous considériez qu'il vous faisait droit et justice, vous auriez dû taire votre joie et surtout ne pas lui prêter une allure agressive. Or vous avez écrit le lendemain : La séparation est morte. Ce jour-là vous avez donné naissance à l'article 8...
[100] Elle n'avait guère fait qu'un quart de sa besogne en trois semaines et demie (du 11 au 22 avril et du 15 au 28 mai). Elle expédia tout le reste en quatre semaines.
[101] C'est surtout après la chute de Port-Arthur (janvier 1903), suivie bientôt des désastres de Moukden (mars) et de Tsou-Sima (mai), que cette impuissance, aggravée par l'anarchie révolutionnaire qui régnait alors en Russie, éclata aux yeux de tous.
[102] Bons rapports dont on avait pour preuve, en dehors des récents voyages des souverains de ces deux Etats, ainsi que du président de la République française, le traité d'arbitrage franco-italien et surtout la convention anglo-française du 8 avril (relative surtout à l'Egypte et au Maroc).
[103] Six fois pour les associations et unions ayant moins de 5.000 francs de revenu, trois fois pour les autres.
[104] Mais ils ne durent rare admis à y jouir de l'éligibilité que huit uns après la promulgation de la loi (article 40).
[105] En supposant élue le fait fût vrai, ce n'était encore là que le dixième de la population.
[106] Bepmale, notamment, au nom de 42 radicaux, vint déclarer qu'il voterait la loi, bien qu'elle lui parût insuffisante et trop favorable à l'Église, parce qu'elle lui enlevait du moins son caractère officiel et parce qu'il la considérait comme une loi provisoire destinée à marquer une étape nécessaire dans la marche vers la laïcisation intégrale.
[107] Voir le volume d'Henri Charriant, Après la séparation, enquête sur l'avenir des églises (Paris, F. Alcan, 1905).
[108] Cet article 41 du projet voté par la Chambre était ainsi conçu : Les sommes rendues disponibles chaque année par la suppression du budget des cultes sont réparties entre les communes au prorata du contingent de la contribution foncière des propriétés non inities qui leur a été assignée pendant l'exercice qui précédera la promulgation de la présente loi.
[109] En raison du voyage qu'il devait faire avec le président de la République en Espagne et en Portugal.
[110] Voir le tome Ier de cet ouvrage.
[111] La Chambre lui sut gré de cette manifestation ; aussi, le lendemain, quand son collègue Bedeaux, ministre de la Guerre, donna si bruyamment sa démission en pleine séance pour lui faire pièce, ne l'abandonna-t-elle pas et déclara-t-elle par son ordre du jour, qu'elle comptait sur lui pour faire aboutir la loi de séparation.