I. Les fermetures d'écoles et la nouvelle Chouannerie. — II. Affaire des demandes d'autorisation. — III. L'idée de séparation en marche. — IV. Avènement et débuts du pape Pie X. — V. Suppression de l'enseignement congréganiste. — VI. Suite des chicanes sur le Concordat. — VII. Conséquences d'un voyage à Rome. — VIII. Quos vult perdere Jupiter dementat.I Le petit père — c'est ainsi qu'on commença bientôt à désigner familièrement le nouveau président du Conseil — savait être à l'occasion un orateur et portait dans les luttes parlementaires une verdeur et une vaillance toute juvéniles. Il en avait besoin, car jamais ministre à la tribune n'a été plus interrompu, plus injurié que lui. Mais il était par-dessus tout homme d'action et ne tarda pas à le faire voir. Interpellé au Palais-Bourbon dès le 12 juin sur l'esprit et la portée de sa déclaration du 10, il s'expliqua très nettement sur tous les points, mais insista particulièrement sur sa résolution de combattre le péril clérical et, tout en répondant à Jaurès et à ses amis que le moment n'était pas venu de parler de la séparation des Églises et de l'État, remontra qu'en présence du césarisme et de la théocratie toujours menaçants, il ne pouvait être question ni de désarmement, ni d'apaisement. Il promit d'appliquer la loi sur les associations rigoureusement, dans son texte et dans son esprit, sans se préoccuper de certaines interprétations juridiques. Quant à la liberté de l'enseignement, il la maintiendrait en principe ; mais il était d'avis qu'elle devait être contenue dans de justes limites — ce qui, dans sa pensée, voulait dire refusée aux congrégations —. Et la Chambre, malgré la protestation de Ribot, lui donna pleinement raison. Combes, ayant les mains libres et préoccupé avant tout d'exécuter la loi du 1er juillet, renvoya à plus tard ce qui ne pouvait être fait par le gouvernement seul, c'est-à-dire ce qui nécessitait le concours du pouvoir législatif, et mit en première ligne ce qui ne dépendait que de lui, c'est-à-dire ce qui pouvait être fait par décret. Ii s'agissait, on le devine, des établissements congréganistes ouverts sans autorisation et que son prédécesseur avait jusque-là si fort ménagés. Ces établissements formaient deux catégories : d'une part ceux qui existaient avant le le' juillet 1901 et que Waldeck-Rousseau s'était engagé à respecter ; de l'autre ceux qui s'étaient ouverts depuis cette date et qu'il avait menacés, mais sans les frapper. Ces derniers, qui manifestement étaient le plus dans leur tort, furent, on le comprend, frappés les premiers. Cent vingt-cinq d'entre eux étaient encore insoumis quand Combes en fit ordonner la fermeture immédiate par un décret du 27 juin dont l'exécution ne souffrit aucun retard. C'étaient pour la plupart des écoles de filles et le fait qu'il s'agissait d'expulser des religieuses ne toucha nullement le petit père. Les congrégations et leurs amis, qui avaient pris depuis si longtemps la douce habitude de violer impunément les lois, protestèrent bien pour la forme contre la liberté grande qu'on prenait de les troubler dans leur tranquille mépris de la République. Quelques curés se couchèrent, bien en travers des portes devant les agents de l'autorité. Mais les bonnes sœurs étaient si visiblement en fraude que le public resta partout très froid et les laissa partir sans les défendre. Quand, peu de jours après (4 juillet), les Cochin, les Gayraud, les de Ramel osèrent, à la Chambre, contester la légalité du décret, Combes n'eut pas de peine à établir qu'à la longanimité du gouvernement les congrégations ne répondaient, depuis un an, que par la plus insigne mauvaise foi ; que l'avis rendu par le Conseil d'État le 23 janvier, n'était pas une nouveauté ; que des avis semblables avaient été rendus du temps de Louis-Philippe et que l'exécution administrative qui venait d'avoir lieu n'était que l'application naturelle de la loi sur les associations. Bref le Bloc l'applaudit comme un seul homme quand il déclara qu'il ne reculerait pas devant les responsabilités ; que c'était là le premier acte qui serait bientôt suivi d'autres actes, et qu'il était bien décidé à assurer la supériorité de la société laïque sur la société monacale. Enhardi par le succès, Combes résolut aussitôt de s'en prendre aux établissements de la première catégorie qui, beaucoup plus nombreux (il y en avait plus de 3.000) et se croyant, grâce à Waldeck-Rousseau, à l'abri de toute tracasserie, devaient naturellement lui opposer plus de résistance. Par une circulaire du 10 juillet il chargea les préfets de leur faire savoir qu'ils devraient fermer leurs portes dans un délai de huit jours ; il ne les admettait même pas à en suspendre l'effet en faisant leurs demandes d'autorisation, puisqu'ils avaient laissé passer le temps fixé pour cette formalité. Ils devaient être fermés tout d'abord. Les demandes pourraient être adressées plus tard au gouvernement, qui verrait. quelle suite il convenait de leur donner. Cette mesure vigoureuse autant qu'imprévue mit les défenseurs des Congrégations dans un état de fureur inexprimable. Au Palais-Bourbon, dans la séance de nuit qui devait clore la session (11-12juillet), Aynard, indigné, dénonça ce fait inouï de braves gens qu'on jetait à la rue, comme des criminels. Tout cela n'était pas français, disait-il, c'était un crime contre la liberté et contre l'humanité. Le nationaliste Auffray cria bien haut : A bas le ministre proscripteur ! Il y eut des scènes de pugilat dans l'hémicycle. Mais force resta finalement au ministère. L'agitation ne tarda pas, il est vrai, à se répandre hors de la Chambre. A l'exemple du cardinal Richard, dont la lettre au président de la République fit grand bruit (19 juillet), nombre d'évêques — les Touchet, les Turinaz, les Penaud, etc. — lancèrent des manifestes contre le ministère. La presse catholique redoubla de violence. Les chefs de l'opposition cléricale, tout en se défendant de prêcher la guerre civile, invitaient les populations à prendre une attitude de résistance et de protestation qui pouvait très bien y conduire[1]. Le 21, le 22 juillet, à Paris les distributions de prix de certaines écoles congréganistes menacées donnèrent lieu à de tumultueuses manifestations. François Coppée, fanatisé depuis qu'il avait subi la bonne souffrance, s'y fit remarquer par son exaltation. Et Mmes Reille, Piou, Cibiels, de Mun, de Pommerol, au nom de la Ligue des femmes françaises, se présentèrent, sans succès, d'ailleurs, à l'Élysée, pour remettre une adresse de protestation à Mme Loubet. Le nouveau président du Conseil n'était pas homme à se laisser intimider par de pareilles manifestations. Il ne fut pas troublé non plus par l'intervention plus discrète, mais significative, du nonce Lorenzelli qui, le 16 juillet, demandait à Delcassé des explications sur la fameuse circulaire, remontrant que les écoles qu'elle visait n'étaient pas de véritables établissements congréganistes, étaient, du reste, garantis par la loi de 1886, par les déclarations que Waldeck-Rousseau avait faites le 18 mars 1901, enfin et surtout par les engagements qu'il avait pris envers le Saint-Siège le 31 janvier et le 4 février 1902. On comprend dans quel embarras de pareilles réclamations devaient mettre notre ministre des Affaires étrangères, qui se rappelait mieux que personne lesdits engagements. Il se hâta de demander des instructions à Combes. Ce dernier n'avait point, à ce qu'il semble, connu ces promesses quand il était entré aux affaires. En tout cas, quand il les connut, il jugea qu'elles ne pouvaient le lier, parce qu'il les regardait comme contraires à la loi. Il répondit donc à Delcassé[2] que les congrégations, au lendemain du 1er juillet, avaient si bien cru la demande d'autorisation Nécessaire qu'elles avaient commencé par la faire ; si elles l'avaient retirée depuis, par suite de mauvais conseils, tant pis pour elles. Ce n'était pas au nom de l'avis du 23 janvier qu'on allait fermer leurs établissements, c'était au nom de l'article 13 de la loi sur les associations, c'était aussi au nom des lois antérieures de 1825, de 1809, etc., qu'elles ne pouvaient ignorer. Il ajoutait qu'il ne pouvait admettre une intervention diplomatique du Saint-Siège, dans nos affaires à propos des congrégations, les seules matières qui pussent donner lieu à des négociations entre la France et le Vatican étant celles que touchait le Concordat, où les congrégations n'étaient même pas nommées. Le gouvernement français n'avait nullement violé le Concordat. Au contraire, c'étaient les évêques par leurs manifestes, le pape par de récentes allocutions, qui l'avaient enfreint. Si Sa Sainteté, disait en terminant l'irascible vieillard, souhaite le maintien du Concordat comme j'ose encore le croire, et comme j'en ai à coup sûr le véritable désir, ce maintien pourrait-il se concilier avec une pareille situation ? Dès le lendemain (25 juillet), pour bien prouver qu'on ne le ferait pas reculer[3], il fit un pas de plus et, comprenant que sa circulaire aux préfets ne suffirait pas pour que ses volontés fussent exécutées[4], il fit rendre par le président de la République un décret de fermeture s'appliquant aux établissements réfractaires situés dans les départements de la Seine et du Rhône (au nombre de 61). L'exécution suivit de près. Si, malgré pas mal de criailleries, elle eut lieu dans le Rhône sans difficultés graves, il n'en fut pas tout à tait de même dans la Seine où, les 26 et 27 juillet, des attroupements cléricaux considérables se formèrent sur plusieurs points — rue Saint-Maur, rue Saint-Roch, à Levallois, etc. — et où des députés, les Paulin-Méry, les Archdeacon, se montrèrent à la foule pour l'exciter[5]. Une grande manifestation catholico-nationaliste eut lieu sur la place de la Concorde et dans le jardin des Tuileries, où l'entreprenant Syveton fit une fois de plus preuve de toutes ses audaces. Les libres-penseurs affluèrent naturellement aussi, et l'on échangea non seulement force injures, mais force horions. Les Femmes françaises, toujours les mêmes, eurent la malencontreuse idée de s'y montrer, au risque de se faire malmener par une foule qui ne parlait pas précisément le langage des cours. Plusieurs sociétés réactionnaires, la Patrie française, la Ligue antisémitique, la Ligue des patriotes, etc., se réunirent d'autre part dans la salle de la Société d'agriculture, Jules Lemaître les harangua de son mieux. On cria beaucoup : A l'Élysée ! mais en définitive personne ne bougea, et cette fois encore, la République, souriante et dédaigneuse, demeura debout. Ce que voyant, Combes crut devoir aller encore de l'avant et, par décret du 1er août, fit prescrire la fermeture de 237 écoles qui n'étaient pas en règle et qui étaient situées dans 32 départements. La résistance cette fois devait être un peu plus forte, un peu plus longue et plus bruyante qu'elle ne l'avait été à Lyon et à Paris. Le nonce, qui ne s'était pas tenu pour battu, ayant cru devoir protester le 26 juillet contre le décret du 25 et Combes lui ayant fait répéter de 7 août) par Delcassé non seulement que ce qu'il faisait il le faisait au nom des lois anciennes de 1825, 1809, etc., mais qu'il ne pouvait admettre une négociation avec le Saint-Siège sur des matières non visées par le Concordat, Lorenzelli ripostait, le 10 août, une fois de plus, signalant quelques inadvertances de rédaction dans la note qu'il venait de recevoir, rappelant que les Articles organiques n'avaient jamais été reconnus par le Saint-Siège, enfin soutenant cette thèse paradoxale qu'il avait le droit d'intervenir au nom du Concordat, parce que cet acte garantissait la liberté du culte catholique et que l'existence des congrégations était nécessaire à cette liberté, enfin qu'à défaut de textes positifs en leur faveur lesdites congrégations avaient pour elles le droit commun et que, si le Concordat ne parlait pas d'elles, à plus forte raison ne les avait-il pas exclues du droit commun. Mais de telles arguties n'avaient aucune prise sur Combes, qui était aussi raisonneur à ses heures. Il ne se laissa pas non plus émouvoir par la consultation juridique de Jules Roche[6], qui s'efforçait de prouver au public l'illégalité des décrets et la nécessité de faire trancher uniquement par les tribunaux les difficultés pendantes. Il ne trembla pas non plus devant certains libéraux ou prétendus tels — les Berger, les Brunetière, les Cochin, les Rousse, etc. — qui, ayant formé une Ligue de la liberté de l'enseignement, en répandirent bruyamment les manifestes et provoquèrent dans toute la France, en faveur des congrégations, un vaste pétitionnement et une agitation légale qui ne devaient donner que d'assez piteux résultats. A plus forte raison ne trembla-t-il pas devant la Ligue pour le refus de l'impôt organisée à grand bruit par des énergumènes comme Drumont et comme Coppée, qui ne tarda pas à payer lui-même fort docilement ses contributions. Les violentes excitations de la presse cléricale et les menées des prêtres et des hobereaux eurent cependant pour effet de produire une certaine effervescence dans la catholique Bretagne, où l'influence du clergé était encore si puissante et où les souvenirs de la chouannerie étaient encore si vivaces. Un grand nombre des écoles visées par le décret du 1er août étaient situées dans les départements du Finistère, du Morbihan, des Côtes-du-Nord. Les paysans fanatisés de ces départements faisaient mine de résister. Le préfet Collignon, dans une réunion tenue à Lesneven le 11 août, cherchait vainement à les calmer. Sans doute les Cuverville, les Gayraud et autres chefs de l'opposition cléricale parlementaire, accourus sur les lieux, leur recommandaient un certain calme relatif et leur défendaient d'en venir aux armes. Mais le fait qu'ils leur recommandaient avec cela de tenir bon pouvait bien avoir pour conséquence de graves désordres. La résistance pacifique n'est pas longtemps, d'ordinaire, le fait des foules fanatisées. Il faut ajouter que les meneurs cherchaient de leur mieux à débaucher l'armée et, montaient particulièrement la tête aux officiers, dont beaucoup, on le sait, étaient si aveuglément cléricaux, pour les empêcher de faire leur devoir. Et ce n'était pas tout à fait sans succès.. Pontivy par exemple, le colonel Gaudin de Saint-Rémy refusait de marcher sous prétexte que sa conscience de catholique ne le lui permettait pas, et peu de jours après le commandant Leroy-Ladurie donnait sa démission pour n'être pas obligé de coopérer à l'exécution des décrets. Les religieux et les religieuses avaient généralement une attitude en apparence correcte. Ils ne refusaient pas d'obéir au gouvernement, par la bonne raison que Combes, au moyen d'une circulaire nouvelle, avait menacé de dissoudre les congrégations dont les établissements particuliers résisteraient à ses ordres. Mais ils se laissaient faire une douce violence par leurs défenseurs, qui, s'établissant en maîtres dans leurs écoles, avaient l'air de les y retenir de force, y faisaient de véritables préparatifs de défense. Sous la conduite de leurs prêtres, et d'un certain nombre de nobles ou de bourgeois, les paysans faisaient le guet dans les clochers pour annoncer l'approche des troupes, entouraient les écoles de barricades et, armés simplement de bâtons, y accumulaient fiévreusement leurs munitions de guerre. Ces munitions, faut-il le dire ? c'étaient, outre des pierres, d'énormes quantités de matières fécales qu'ils se proposaient de projeter sur les assaillants du haut de leurs murailles, au chant des cantiques sacrés. Telle fut, en résumé, la chouannerie de 1902, qui, après avoir été délogée sans trop de peine de presque toutes ses positions, s'illustra particulièrement dans les trois communes de Ploudaniel, de Saint-Méen et de Folgoët (Finistère). Les commissaires de police, les gendarmes, les soldats ne pénétrèrent dans les écoles de ces localités qu'après avoir reçu sur la tête ou au visage maints baquets d'ordures, versés par des mains pieuses au nom du Sacré-Cœur et de la Vierge immaculée. Mais force resta finalement à la loi. Les religieuses s'en allèrent et les scellés furent apposés sur leur immeuble. Il est vrai qu'en nombre d'endroits ces scellés furent brisés peu après. Et de là résultèrent de nombreuses et interminables poursuites judiciaires qui, grâce aux tendances cléricales des magistrats locaux, ne devaient pas tourner toujours à l'avantage du gouvernement. Si bien que, quoique vaincus, les cléricaux de Bretagne purent encore entretenir quelque temps une agitation qu'ils étaient très fiers d'avoir fait naitre, sans se douter du mal qu'elle pouvait faire à leur cause. Les scandales militaires qu'ils avaient provoqués d'autre part étaient encore accrus par l'attitude des Conseils de guerre chargés d'y mettre ordre. Celui de Nantes, par exemple, ne condamnait le colonel de Saint-Rémy (5 septembre) qu'à un jour de prison — qu'il avait déjà fait par prévention — ; et celui de Rennes (16 septembre) ne frappait le commandant Leroy-Ladurie que de destitution. C'était démontrer une fois de plus la nécessité de réformer profondément ou d'abolir les Conseils de guerre. Et le mal que le gouvernement avait eu, d'autre part, à obtenir la fermeture des écoles prouvait la nécessité d'édicter contre les congréganistes réfractaires et rebelles non plus seulement la dissolution, niais des pénalités spéciales qui prévinssent le retour de pareils incidents. En somme, toutes les écoles visées par les décrets étaient fermées en septembre. La majorité des Conseils généraux avaient, en août, publiquement approuvé la politique du nouveau ministère et la Chambre, rentrée en session le l4 octobre, allait, elle aussi, lui donner pleinement raison. Interpellé (14-16 octobre) par Aynard, de alun, Georges Berry, Charles Benoist, Plichon, dont les véhéments réquisitoires n'entamèrent pas le Bloc, éloquemment défendu par Jonnart qui, revenu de ses illusions sur le ralliement, n'entendait servir qu'une République républicaine[7], Combes, très nettement, démontra une fois de plus que les établissements qui venaient d'être fermés ne s'étaient ouverts et n'avaient subsisté qu'au mépris des lois : qu'on n'avait pu agir contre eux que par mesures administratives ; il retraça, non sans vivacité, l'agitation, au fond purement réactionnaire et antirépublicaine, dont la Bretagne venait d'être le théâtre, les moyens grossiers et malpropres employés par les nouveaux chouans, et ne craignit pas enfin de faire entendre ces paroles menaçantes : ... Nos adversaires... se sont rendu compte que nos premiers actes n'étaient que le prélude nécessaire de l'œuvre capitale que la démocratie attend. Il ne dépend que de vous qu'elle s'accomplisse dans toute son étendue. Vous avez pour vous le droit et vous avez la force : Le gouvernement ne peut invoquer que le droit ; c'est à vous de lui donner la force. Ce qu'il entendait par là ce n'était pas seulement l'ordre du jour pleinement approbatif qu'il obtint ce jour-là au Palais-Bourbon. C'était, entre autres choses, la loi par laquelle pourrait désormais être frappé d'amende et de prison quiconque ouvrirait sans autorisation un établissement congréganiste, quiconque continuerait à en faire partie quand la fermeture en aurait été ordonnée, quiconque en aurait favorisé l'organisation ou le fonctionnement ; loi dont le projet fut déposé par lui dès le lendemain, 17 octobre, sur le bureau de la Chambre. Après cela, le nationaliste Ernest Roche put bien venir, le 20 octobre, pour faire diversion et détacher, s'il se pouvait, du ministère la partie la plus avancée du Bloc[8], faire une proposition formelle de Séparation de l'Église et de l'État. C'était une finesse cousue de fil blanc et nul ne s'y laissa prendre. Le vieux et loyal Brisson déclara qu'il ne voterait pas l'urgence ; qu'il fallait d'abord et avant tout en finir avec les congrégations. Combes n'eut pas de peine à prouver que les ennemis de la République avaient voulu simplement le mettre dans l'embarras. La Chambre décida donc seulement, sur la proposition de Réveillaud, qu'elle nommerait ultérieurement — une commission à laquelle seraient renvoyées non seulement la proposition d'Ernest Boche et une proposition analogue faite précédemment[9] par le socialiste Dejeante, ainsi que toutes celles du même genre qui pourraient encore se produire. Et elle était si peu pressée de discuter la séparation que bien des mois devaient s'écouler sans que cette commission fût constituée par la Chambre. Les récentes fermetures d'écoles donnèrent encore lieu, du 28 au 30 octobre, à une violente interpellation[10] au Sénat, débat d'où Combes sortit vainqueur, comme des précédents, et que nous ne mentionnerions pas si elle n'avait fourni à Clemenceau, rentré depuis peu au Parlement, l'occasion de reparaître à la tribune où, tout en défendant la liberté de l'enseignement, il prononça contre la théocratie romaine une philippique qui lui valut le plus grand succès. La loi des pénalités, dont Combes hâta l'examen, parce qu'il était impatient d'avoir en main cette arme nouvelle, fut enfin discutée et votée au Palais-Bourbon le 11 novembre, au Sénat le 28 du même mois, et promulguée le 4 décembre. La question des établissements congréganistes non autorisés était donc définitivement tranchée. Restait maintenant à résoudre la question bien autrement grave des demandes d'autorisation adressées au gouvernement, qui restait en suspens depuis la fin de l'année 1901 et qui allait fournir à Combes l'occasion de donner une nouvelle preuve de sa radicale énergie. II Ces demandes étaient de deux sortes : les unes émanaient des établissements non autorisées de congrégations autorisés, les autres de congrégations existantes, mais non autorisées. Il pouvait être satisfait à celles du premier groupe par de simples décrets ; mais celles du second, on se le rappelle, ne pouvaient recevoir de solution que par des lois. Fidèle à sa méthode expéditive de travail, le petit père avait résolu de commencer par ce qui ne dépendait que de lui. En conséquence, il s'était occupé, dès son avènement au pouvoir, des demandes d'autorisation des établissements qui jusque-là n'étaient pas en règle. Il y en avait un fort grand nombre (11.000 environ). Quelques-uns de ces établissements étaient des maisons hospitalières, que Combes n'avait pas l'intention de fermer, parce qu'il n'eût pas été en mesure de les remplacer ; mais la plus forte partie se composait d'écoles que, depuis longtemps[11], son intention était de fermer, sauf à accorder certains délais à celles dont les élèves ne pourraient pas être immédiatement recueillis dans les écoles laïques. Or, la loi du 1er juillet portant que les autorisations de ce genre seraient données par décret rendu en Conseil d'État, il avait réfléchi de bonne heure que l'examen de tant de requêtes par cette assemblée durerait bien longtemps au gré de son impatience et de celle de ses amis. En conséquence il avait imaginé de demander au Conseil si, dans le cas où le gouvernement était résolu à refuser l'autorisation, il serait nécessaire que les dossiers lui fussent soumis tout de même. Le Conseil n'avait pas manqué de répondre que, là où il ne devait pas y avoir de décret rendu, il n'y avait pas de raison pour qu'il s'occupa de l'affaire (4 septembre). La solution était raide, mais strictement légale. Combes eût donc pu, dès cette époque, réduire à néant toutes les demandes qu'il voulait écarter en leur opposant une simple fin de non-recevoir. Mais on se souvient qu'à cette époque il n'avait pas encore le moyen de réprimer par des dispositions pénales les résistances que les établissements en question pouvaient lui opposer et lui eussent certainement opposées s'ils eussent été sûrs de l'impunité. C'est là ce qui explique qu'il attendit pour agir la publication de la loi du 4 décembre, mentionnée plus haut. Muni de cet instrument de répression, il n'hésita plus et, dès le 23 décembre, il enjoignit aux préfets de faire fermer sans retard la plupart des établissements en instance d'autorisation, ne laissant ouverts, comme nous l'avons dit, que ceux qui pour le moment ne pouvaient être remplacés. Et comme on le savait armé, l'exécution, si elle lui valut beaucoup de protestations et beaucoup d'injures, eut lieu d'un bout de la France à l'autre sans grandes difficultés. Restaient maintenant les congrégations existantes et non autorisées qui, au lieu d'imiter les jésuites et tant d'autres ordres réfractaires, s'étaient résignées à faire leurs demandes. Il y en avait, avons-nous dit, 63 d'hommes et environ 400 de femmes. Et l'on se souvient qu'elles ne pouvaient être autorisées que par des lois. Mais on se souvient aussi du biais de légiste que Waldeck-Rousseau, désireux d'en sauver le plus grand nombre, avait imaginé pour rendre à peu près impossible, quand le gouvernement le voudrait ainsi, les refus d'autorisation. Le décret du 16 août 1901, par son article 21, prescrivait, en effet, qu'il faudrait une loi soit pour accorder, soit pour refuser l'autorisation. Par suite, si le gouvernement proposait à la Chambre de l'accorder et qu'elle votât contre, tout serait fini, et le Sénat ne pourrait être saisi du projet ; mais s'il proposait de la refuser et que la Chambre, fidèle à ses habitudes anticléricales, adoptât sa proposition, il fallait qu'elle fût portée au Luxembourg pour devenir une loi, et il dépendait du gouvernement qu'il en fût ainsi. Il résulterait de cette procédure bizarre qu'un certain nombre de congrégations pourraient de fait continuer à substituer et à chicaner si le Sénat, comme elles l'espéraient, ne leur refusait pas l'autorisation. Et le gouvernement se trouverait engagé dans des difficultés inextricables et sans fin. La Commission nommée par la Chambre le 30 octobre 1901 pour examiner les demandes d'autorisation des congrégations n'avait pas manqué de remarquer la singularité fâcheuse de l'article 21 et de s'en plaindre. Combes avait lui-même réclamé fort vivement. Aussi, après de longues discussions, avait-on pris le parti de recourir au Conseil d'État qui, ayant élaboré le décret du 16 août, avait qualité pour l'expliquer et le modifier au besoin. Et ledit Conseil, par décision du '27 novembre — publié comme décret le 1er décembre — avait répondu que les projets de loi relatifs aux demandes des congrégations devaient être présentés, quel que fût l'avis exprimé par le gouvernement :dans l'exposé des motifs, sous la forme d'un dispositif d'autorisation (et non de refus). Par conséquent, la proposition formelle d'autorisation étant une fois rejetée par l'une des deux Chambres, on se trouverait dans le cas d'un projet de loi ordinaire et il n'y aurait pas lieu de soumettre la proposition à l'autre assemblée. Et il dépendait de Combes qu'il en fût ainsi ; il n'avait qu'à soumettre en premier lieu à la Chambre des députés, dont les sentiments étaient bien connus, les propositions d'autorisation qu'il désirait voir rejeter ; et les choses n'iraient pas plus loin. Des nombreuses demandes reçues par le gouvernement, le président du Conseil avait commencé par faire deux paquets. Laissant provisoirement de côté les requêtes des congrégations féminines, il s'était tout d'abord occupé de celles des congrégations d'hommes, qu'il lui semblait pour le moment plus facile de faire repousser. Quelques-unes de ces congrégations lui ayant paru devoir être autorisées, il avait résolu de soumettre en premier lieu leurs demandes au Sénat. Et c'est également à cette assemblée qu'il avait cru devoir adresser celle des Salésiens, qui, vu leur origine et la nature de leurs œuvres, ne pouvaient pas espérer plus de complaisance du Sénat que de la Chambre des députés. Restaient cinquante-quatre congrégations d'hommes, dont Combes avait fait trois groupes correspondant aux trois rapports par lesquels il donnait son avis sur la nature et la portée de leurs entreprises : vingt-cinq congrégations enseignantes, vingt-huit prédicantes, et une congrégation commerçante, celle des Chartreux. Ces trois rapports furent déposés dès le 2 décembre 1902 sur le bureau de la Chambre. Mais il faut remarquer qu'à ce moment, fidèle encore sur ce point à l'esprit dans lequel Waldeck-Rousseau avait conçu la loi sur les associations, Combes avait cru devoir rédiger cinquante-quatre projets de loi distincts, un par congrégation, et que, s'il entendait bien qu'ils fussent tous repoussés, il ne refusait à aucun d'entre eux l'honneur d'une discussion spéciale. Il faut ajouter que, n'étant point absolument sûr que, même à la Chambre, toutes les demandes fussent repoussées, il n'avait pas cru devoir à ce sujet poser la question de confiance au nom du cabinet. Il était donc encore porté à quelques ménagements — de forme tout au moins — envers les congrégations ; c'est ce qui ressortait des explications données par lui à la Chambre le 15 janvier en réponse aux questions à lui posées — de droite et de gauche, par Plichon et par Meunier — sur les dernières décisions du Conseil d'État et sur les intentions du gouvernement. Mais Combes, qui appartenait au Bloc plus encore qu'il ne s'appartenait à lui-même, allait être entraîné par lui, comme précédemment Waldeck-Rousseau, beaucoup plus loin qu'il ne voulait aller. L'extrême gauche, c'est-à-dire le parti socialiste, dominé alors par Jaurès, dont l'éloquence exerçait sur la majorité entière un irrésistible ascendant, trouvait encore trop de complaisance pour les congrégations dans la procédure que lui avait proposée le président du Conseil. La commission très radicale chargée par la Chambre d'examiner les projets ministériels, son président Buisson, son rapporteur Rabier, voulaient par-dessus tout aller vite et, désireux que les autorisations fussent refusées, voulaient qu'elles le fussent en bloc, après une discussion de principe, et sans discussion spéciale sur chaque demande. C'était un moyen de gagner du temps, et d'en gagner beaucoup ; car cinquante-quatre discussions particulières pouvaient mener loin ; et il fallait songer aussi aux quatre cents discussions particulières sur les congrégations de femmes qui pourraient venir plus tard. Donc, vers le milieu de janvier 1903, la commission décida sans plus de façons qu'elle réunirait en un seul les cinquante-quatre projets de loi présentés par le gouvernement et qu'elle proposerait à la Chambre, après la discussion générale, de ne pas passer à l'examen des articles. Et Combes céda sans trop de peine, se réservant toujours cependant de ne pas poser à ce propos la question de cabinet. Il y eut bien, vers la fin du mois, quelque flottement et un timide essai de réaction de la part de la fraction la moins avancée du Bloc, qui, encouragée par le fait que Waldeck-Rousseau s'était, disait-on, prononcé dans un bureau du Sénat pour l'examen distinct des cinquante-quatre projets de loi[12], songea un moment à proposer à la Chambre de se dessaisir des demandes d'autorisation et de faire attribuer au gouvernement le droit d'y répondre par de simples décrets. Mais ce ne fut là qu'une velléité passagère de sécession. Dès le 4 février, l'Union démocratique, intimidée par l'attitude des autres groupes du Bloc, prit peur et se soumit. Fort peu après, survint un accord définitif entre le ministère et la commission. Il fut arrêté qu'au lieu d'un seul projet il y en aurait trois, correspondant aux trois rapports déposés précédemment par Combes, c'est-à-dire aux trois catégories de congrégations distinguées par lui. Mais il demeura entendu qu'après la discussion générale de chacun d'eux, la Chambre serait invitée à ne pas passer à la discussion des articles. Et, de plus, on obligea Combes à déclarer que sur cette grave question il poserait à l'assemblée la question de confiance (6 février). Le nouveau président du Conseil s'écartait donc chaque jour davantage de son prédécesseur. Se sentant désapprouvé par lui pour les concessions qu'il venait de faire à l'extrême gauche, il finit par aller le trouver, quelque temps après, et eut avec lui une explication qui, de part et d'autre, fut sans doute quelque peu aigre-douce (6 mars). A un certain moment, il alla jusqu'à déclarer qu'il n'avait pas recherché le pouvoir et que, si Waldeck-Rousseau voulait le reprendre pour appliquer lui-même la loi qu'il avait faite, il le lui céderait bien volontiers. Pas avant que Bourgeois y ait passé, lui repartit simplement son interlocuteur. Ce mot — rapporté par Combes — semblerait donner raison à ceux qui croient que Waldeck n'avait quitté le ministère qu'avec l'arrière-pensée que les chefs du parti radical s'y useraient après lui et ne pourraient plus être pour lui des rivaux. Et ce qui donne quelque poids à cette opinion, c'est qu'au lieu d'intervenir en temps utile dans les débats auxquels donna lieu l'affaire des demandes d'autorisation, il attendit fort tranquillement que l'affaire fût close à la Chambre, c'est-à-dire que Combes et ses amis eussent commis ce qu'il regardait comme une faute capitale, pour prendre enfin publiquement vis-à-vis d'eux une attitude d'opposition. La discussion générale des trois projets de loi eut lieu au Palais-Bourbon, non sans ampleur, non sans vivacité non plus, du 12 au 18 mars pour les congrégations enseignantes ; du 22 au 24 pour les prédicantes ; du 27 au 28 pour les Chartreux. Suivant le programme arrêté d'avance, il ne fut point passé à l'examen des articles. L'autorisation se trouva donc ipso facto refusée aux cinquante-quatre congrégations intéressées, et il ne resta plus au gouvernement qu'à les dissoudre. En attendant l'adoption par le Sénat de deux lois de détail qu'il fit voter à la Chambre au commencement d'avril et qui devaient lui permettre d'abréger des lenteurs fâcheuses pour sa politique[13], Combes, qui ne s'endormait pas sur le succès, procéda sans plus de retard à la dissolution de ces congrégations et à la fermeture de leurs établissements, dont le nombre était d'environ 1.500. Il y eut, comme on pouvait s'y attendre, quelques troubles en France à cette occasion. La presse cléricale jeta jeu et flammes, prédit la guerre civile, injuria de son mieux le ministre et s'efforça d'intimider ses agents. Sans parler des innombrables procès qui furent intentés par les moines ou leurs amis aux liquidateurs, il y eut, en certains endroits, des difficultés matérielles soit pour expulser les religieux, soit pour dresser l'inventaire de leurs biens, soit pour prendre possession de leurs établissements. Comme l'année précédente, il y eut des bris de scellés suivis d'instances judiciaires. En quelques villes, les moines ameutèrent leurs partisans, les firent venir dans leurs couvents, où ils se barricadèrent. Il fallut forcer des serrures et faire sortir manu militari les récalcitrants, dont les chants pieux étaient souvent accompagnés de vociférations qui ne l'étaient guère. A Nantes, le 22 avril, le lieutenant Lestapies, requis d'aider à l'expulsion des Prémontrés, refusa le service ; dans la même ville, le 25, celle des Capucins donnait lieu à une bagarre où le député de Dion se fit remarquer par tant de violence qu'il fallut l'arrêter et le traduire en justice[14]. Aux Sables-d'Olonne, un lieutenant du 93'e refusait également d'obéir[15]. Dans l'Isère, les Chartreux, non contents d'avoir fait répandre l'invraisemblable et inepte racontar du million qu'Edgard Combes, fils du président du Conseil, leur aurait fait demander pour les protéger[16], organisèrent pour le jour de leur expulsion (29 avril) la mise en scène la plus théâtrale, et la plus bruyante ; un reporter du Matin, Mouthon, fut roué de coups, à moitié assommé par les manifestants ; le colonel de Coubertin, chargé d'assurer force à la loi, demanda sa mise à la retraite. A Valenciennes enfin, un professeur du lycée, Dimier, manifesta publiquement en faveur des Maristes, qui tombaient sous le coup de loi, si bien que le gouvernement dut le suspendre de ses fonctions (5 mai)[17]. Sans parler des troubles que nous venons de mentionner et des procès en cours devant tant de tribunaux, le gouvernement avait à lutter contre des difficultés d'un autre genre, c'est-à-dire contre la fraude manifeste d'un grand nombre de religieux et de religieuses qui, moyennant un simple changement d'habit, prétendaient rester dans leurs écoles ou y rentrer, sous prétexte qu'ils étaient sécularisés. La circulaire que Waldeck-Rousseau avait publiée en novembre 1901 pour prévenir cet abus n'avait produit aucun effet. Les moines et les nonnes se moquaient ouvertement de la loi. A la Chambre, la commission des congrégations cherchait depuis six mois le moyen de déjouer leurs subterfuges. Elle crut l'avoir trouvé dans la proposition Massé, qui tendait à empêcher, pendant trois ans à dater de la fermeture d'un établissement congréganiste, les membres de cet établissement d'enseigner dans la même commune ou dans une commune limitrophe. Cette proposition, le ministère s'y rallia. Mais il y fut fait opposition par certains socialistes ou radicaux-socialistes, comme Bos et Hubbard, qui la combattirent comme une atteinte à la liberté de l'enseignement[18]. Le contre-projet Modeste Leroy, qui interdisait l'enseignement à quiconque ne serait pas pourvu du certificat d'aptitude pédagogique, donna lieu (21-22 juin) à un important débat, au cours duquel furent révélées les instructions secrètes données aux religieux par leurs supérieurs en vue de fausses sécularisations[19], et cette lecture exaspéra tellement, le Bloc qu'il vota non seulement le projet Massé, mais le contre-projet en question, à titre d'article additionnel. Enfin le courant anticlérical était à ce moment si fort au Palais-Bourbon que deux jours (25-26 juin) suffirent à la Chambre pour rejeter collectivement 81 demandes d'autorisation de congrégations enseignantes de femmes[20] que Combes venait de lui présenter, et ces congrégations virent leurs établissements fermés, comme tant d'autres, fort peu après. Il est vrai qu'à ce moment Waldeck-Rousseau, jugeant sans doute Combes suffisamment discrédité par ses violences, crut devoir enfin rentrer en scène (27 juin) et, à propos de la loi sur les constructions d'écoles, prononça un réquisitoire en règle contre son successeur, représentant que l'application faite par ce dernier de la loi du ter juillet, d'abord aux établissements non autorisés et, plus récemment, aux congrégations, lui paraissait abusive et tout à fait contraire à l'esprit de ladite loi. Il eût fallu notamment, selon lui, en bonne justice, examiner une à une les demandes d'autorisation et en faire des questions d'espèce. Et son discours fit sur le Sénat une impression si profonde, si visible, qu'après avoir obtenu, tant bien que mal, de cette assemblée le vote de la loi sur les constructions d'écoles, Combes ne crut pas devoir insister sur le projet relatif aux sécularisations et le laissa prudemment tomber en oubli. Quoi qu'il en soit, le Sénat n'était pas pour cela devenu clérical, loin de là Il le prouvait en votant la loi sur la compétence des tribunaux, en matière de liquidations et en repoussant la demande d'autorisation des Salésiens (2-4 juillet)[21]. Si bien que, vers cette époque, en dépit des échauffourées cléricales, des menaces et des injures dont les moines et leurs amis étaient si prodigues, la politique du gouvernement avait en somme obtenu gain de cause[22]. III Nous avons dei, pour la clarté du récit, ne pas interrompre la suite et l'enchaînement des faits que nous avions à rapporter touchant l'application de la loi de 1901 jusqu'au mois de juillet 1903. ll nous faut maintenant revenir en arrière et montrer en quoi ces faits et l'agitation qui en était résultée avaient augmenté la tension des rapports que le gouvernement français avait alors avec le clergé concordataire ou avec la Cour de Rome et avait, par suite, pu faire progresser dans notre pays l'idée de la séparation de l'Église et de l'État. Certes cette idée, vers le milieu de 1903, ne paraissait pas en France sur le point de triompher ; loin de là Mais il est certain que, depuis l'avènement du ministère Combes, elle avait fait du chemin. On se souvient que le chef du nouveau Cabinet, dans son programme du 10 juin, dans son discours du 12, n'avait nullement paru disposé à provoquer la rupture du Concordat. Plus tard, en octobre, il n'avait voulu voir qu'un piège dans la proposition Ernest Roche, et ce piège, les radicaux, ses amis, Brisson en tête, s'étaient bien gardés d'y tomber. Même, en janvier 1903, il ne s'était pas contenté de combattre avec la dernière énergie la motion traditionnelle de l'extrême gauche de supprimer le budget des cultes, il avait bravement fait à la Chambre une apologie en règle de l'idée religieuse et spiritualiste qui n'avait pas été sans scandaliser quelque peu les libres-penseurs et les francs-maçons du Bloc[23]. Trois jours plus tard, le gouvernement avait défendu victorieusement le maintien de l'ambassade de France au Vatican et même fait repousser une motion tendant à laïciser l'enseignement entretenu par la France à l'étranger. Peu après, il est vrai, Combes, entraîné par la commission des congrégations, avait cru devoir rassurer ses amis de l'extrême gauche par une sorte de désaveu du discours de janvier qui leur avait si fort déplu (4 février). Il acheva de regagner leur confiance et leur sympathie quand, six semaines plus tard, répondant au Sénat à Delpech qui lui aussi demandait l'abolition du budget des cultes, il tint un langage bien différent de celui qu'il avait tenu au Palais-Bourbon et, non content de ne plus renvoyer la Séparation aux calendes grecques, déclara nettement qu'il la regardait comme possible, sinon désirable, et que peut-être même ne l'attendrait-on pas longtemps[24]. Que s'était-il donc passé pour qu'il eût changé d'attitude ? Pour le savoir, il faut rechercher quelles avaient été, depuis quelques mois, ses négociations avec le Vatican au sujet du Concordat et quelles divergences s'étaient produites à cette occasion entre le Saint-Siège et le gouvernement français. Ce que Combes ne voulait à aucun prix, c'était que le Concordat ne fût pas pour la France une duperie. C'était, à ses yeux, un contrat synallagmatique, qui liait l'Église aussi bien que l'État, et il ne fallait pas que tous les bénéfices en fussent pour elle seule. Or il le voyait toujours respecté par l'État et toujours violé par l'Église. En France, nos évêques n'en tenaient compte que quand ils ne les gênaient pas. Récemment, en octobre 1902, 74 d'entre eux — c'est-à-dire presque tous —, avaient cru devoir adresser aux Chambres, dans les termes les plus provocants[25] pour le pouvoir civil, une pétition en faveur des congrégations menacées ; et le gouvernement avait dû les poursuivre pour abus et prononcer quelques suspensions de traitements. Les prédicateurs, un peu partout, ne se gênaient guère pour faire ouvertement une critique acerbe du gouvernement et des lois. Évêques et curés faisaient illégalement monter dans leurs chaires des moines appartenant à des congrégations non autorisées. Mais c'était surtout l'attitude de la Cour de Rome que Combes trouvait depuis quelque temps anticoncordataire et qui avait pour effet de l'exaspérer. On se rappelle que les articles 4 et 5 du Concordat donnaient au gouvernement le droit de nommer les évêques, sauf au pape à leur conférer l'institution canonique, étant bien entendu dans l'esprit du premier Consul, auteur de ce contrat, que ladite institution ne-pouvait être refusée arbitrairement, sans motifs avoués, et ne devait l'être que pour insuffisance morale ou théologique du candidat. Or, depuis plus de trente ans, grâce à la faiblesse de la République,
la Cour de Rome avait entrepris d'éluder les deux articles en question et y
avait en grande partie réussi. Comment ? C'était d'abord en établissant, sur
le choix du candidat, cette entente préalable
à laquelle les gouvernements monarchiques ou césariens d'autrefois n'avaient
jamais consenti et qui, grâce à la complaisance de Crémieux, puis de Jules
Simon, était maintenant d'invariable usage. Quand des sièges épiscopaux devenaient
vacants, le Nonce intervenait toujours, et non seulement parvenait, par
d'habiles marchandages, à faire passer un ou plusieurs de ses candidats, mais
en arrivait souvent à désigner seul les sujets de son choix, que le
gouvernement se contentait d'accepter. Il va sans dire que ces sujets étaient
toujours des prêtres entièrement dévoués au Saint-Siège et presque toujours
des ennemis de la République. En fait, la prérogative concordataire du
gouvernement était réduite à peu près à néant. On se souvient que Combes,
lors de son premier passage au ministère des Cultes (1895-1896) avait voulu faire disparaître cet abus. Mais il
n'y était resté que peu de mois. Les vieux errements avaient été repris sous
Méline. Ils avaient persisté sous Waldeck-Rousseau. Et non seulement le
Saint-Siège pratiquait à son profit l'entente préalable ; mais, sachant bien
qu'il ne pouvait pas l'exiges', il prétendait avoir, dans le cas où le
gouvernement voudrait user pleinement de son droit de nomination, celui de
refuser l'institution sans discussion, sans énoncé de motifs, ex informata conscientia, comme on dit au
Vatican, ce qui était un moyen assurément fort simple de réduire à rien la
prérogative du pouvoir civil. Ce n'était pas encore tout. Le Saint-Siège faussait aussi le Concordat par la formule fameuse — Nobis nominavit, ou nominaverit — qu'il employait dans les bulles d'institution et d'où il ressortait qu'à ses yeux le choix fait par le gouvernement français n'était que l'humble présentation d'un candidat au pape souverain. Le mot præsentavit avait même été glissé dans certaines bulles et il avait fallu à Thiers une année de négociations pour amener la Cour de Rome à y renoncer[26]. Bref, au moment où il devint président du Conseil, Combes ne manquait pas de griefs à faire valoir en principe au Vatican et le Saint-Siège ne tarda pas à lui en fournir l'occasion. Tout d'abord, les bulles d'institution des deux nouveaux évêques d'Annecy et de Carcassonne (mai 1902), qui renfermaient la célèbre formule, ayant été déférées par lui au Conseil d'État, et ce Conseil ayant refusé de les enregistrer (novembre), il avait cru devoir, dès le 21 de ce mois, faire demander formellement par Delcassé au gouvernement pontifical la suppression du Nobis nominavit[27]. Le mois suivant (23 décembre), il croyait devoir notifier au Nonce, sans aucune entente préalable, la nomination de trois nouveaux évêques : Gazagnol, qui, déjà titulaire du siège de Constantine, serait transféré à celui de Bayonne ; Tournier, qui serait transféré de Bizerte à Constantine ; et l'abbé Mazeran, curé de Compiègne[28], qui serait appelé à celui de Saint-Jean-de-Maurienne. La Cour de Rome prit largement son temps pour répondre au
sujet de la formule d'investiture. Mais, au sujet des nouveaux évêques, elle
tarda moins à faire connaître son sentiment. Dès le 9 janvier 1903, Rampolla
se plaignait à Lorenzetti que le gouvernement les eût désignés sans entente
préalable avec lui et, repoussant les candidatures de Gazagnol et de Mazeran,
se trouvait repousser également, ipso facto,
celle de Tournier, puisque le siège destiné à ce dernier n'allait pas devenir
vacant. Ainsi les trois nominations de Combes étaient rejetées. Aussi
s'explique-t-on la raideur des instructions qu'il donna dès le lendemain à
Delcassé, représentant que l'entente préalable n'était nullement prescrite
par le Concordat, faisant ressortir les services ecclésiastiques et les
mérites de ses candidats, se plaignant qu'on ne les repoussât qu'à cause de
leur dévouement à la République, déclarant que, pour lui, il n'en nommerait
pas d'autres et ajoutant enfin ces paroles menaçantes : Il est à craindre que le Concordat ne souffre des
empêchements mis par la nonciature à l'exercice du droit de l'État. La
discussion prochaine du budget des cultes sera pour les partisans de la
dénonciation de ce contrat une occasion propice de renouveler leurs attaques...
Je serai obligé d'accentuer mon langage et de
m'élever avec force contre l'opposition faite par la nonciature à nos choix. Il
peut résulter du débat, à tout le moins, la proposition de supprimer les
crédits afférents aux sièges vacants. Je serai sans force, comme aussi sans
raisons suffisantes, pour, la combattre... Au fond ses menaces n'étaient pas bien sérieuses. Il espérait que la Cour du Vatican se rendrait à ses réclamations. En tout cas, il voulait jusqu'au bout se montrer correct. C'est en effet peu après la rédaction de cette note que lui et Delcassé prononcèrent les discours si concordataires des 26 et 29 janvier que nous avons relatés plus haut. Mais le Vatican ne voulut voir, à ce qu'il semble, dans ces discours que des reculades et des marques de faiblesse. Le 15 février, Rampolla, écrivant à notre ministre des Affaires étrangères, insistait sur l'utilité de l'entente préalable, représentait que le pape avait, chez les candidats aux évêchés qui lui étaient présentés, autre chose à examiner que les mœurs et la doctrine, et soutenait ensuite : 1° que le gouvernement n'avait pas, même d'après le Concordat, le droit de transférer un évêque d'un siège à un autre ; que le Saint-Père seul, et souverainement, pouvait prendre une mesure de ce genre, dans l'intérêt de l'Église ; que, pour l'obtenir, il fallait l'en supplier et que c'était une grâce pure, qu'il pouvait librement accorder ou refuser ; 2° que, si le pape refusait à un candidat l'institution canonique, il n'était nullement obligé de dire pourquoi. Le juge sans appel de l'aptitude des candidats et de la nécessité ou de l'utilité de l'Église est le seul pontife romain, et le gouvernement n'a pas le droit, en vertu du privilège[29] concordataire, d'exiger que lui soient manifestés les motifs pour lesquels sa proposition n'a point été acceptée... Le secrétaire d'État protestait du reste que jamais aucun évêque n'avait été repoussé par le pape à cause de son dévouement à la République. L'irascible Combes ne pouvait évidemment rester insensible à de pareilles bravades. Mais ce qui porta au comble son irritation, ce fut la réponse que le Vatican fit enfin (le 9 mars) à sa réclamation du 23 décembre sur le nobis nominavit. Cette réponse était une réfutation en règle de la théorie française. Le Saint-Siège prétendait s'être montré suffisamment conciliant par la suppression du mot præsentavit en 187. Il soutenait que la nomination stipulée par le Concordat n'était en somme qu'une simple désignation de candidat — c'était bien là justement ce que Combes ne pouvait admettre — ; que tant sous le régime actuel que sous celui du Concordat de 1516, c'était le Pape seul qui faisait les évêques, tant par institution divine que par disposition canonique, et qu'il ne pouvait céder ce droit à l'État[30]. L'institution canonique n'était donc pas une simple formalité. Quant à l'emploi de la formule nobis nominavit, elle était justifiée par le texte même du Concordat[31] et même par la forme des lettres patentes dont le président de la République usait pour notifier ses nominations au Pape. Nous le nommons et présentons à Votre Sainteté pour qu'il lui plaise, etc. Par conséquent le Saint-Siège, sans exclure l'examen d'une formule équivalente qui lui serait proposée et qui aurait la même signification, ne pouvait renoncer au Nobis, et s'il n'entendait pas diminuer par là les droits concédés au gouvernement, il n'entendait pas favoriser par la suppression requise un malentendu sur la nature et la portée des droits pontificaux. C'est ce memorandum qui provoqua la vigoureuse riposte que Combes fit entendre au Sénat le 21 mars, comme nous l'avons dit plus haut. Pans ce discours, qui sentait la poudre, le président du Conseil cita d'abord les noms d'un certain nombre d'ecclésiastiques méritants, irréprochables, que le Saint-Siège avait écartés de l'épiscopat uniquement parce qu'ils étaient restés trop bons français. Il exposa ensuite à sa façon les droits que le Concordat assurait au gouvernement et que l'Église méconnaissait ou violait sans cesse. Il se plaignit amèrement de l'ingérence constante du clergé dans la politique et termina par ces paroles menaçantes : Il est temps que ces incursions vagabondes et anticoncordataires sur un terrain défendu cessent de se produire. Le maintien du Concordat est à ce prix. Bien aveugle qui ne le voit pas ![32] Inutile de dire que le Sénat, malgré les efforts de Lamarzelle pour le réfuter, lui donna pleinement raison. Ce que voyant, Combes, enhardi, crut devoir faire un pas de plus et lança coup sur coup (9-11 avril) deux circulaires aux évêques par lesquelles il les invitait d'une part à faire fermer les chapelles ouvertes sans autorisation dans leurs diocèses[33], de l'autre, à faire cesser dans les cathédrales ou dans les églises les prédications extraordinaires de religieux appartenant à des congrégations non autorisées. Les troubles aussitôt se reproduisirent en France sur un certain nombre de points. Si quelques évêques, fort rares, comme Geay et Fuzet, se montrèrent disposés à obtempérer aux injonctions ministérielles, la plupart des autres protestèrent au contraire violemment contre elles et dénoncèrent à grand bruit les deux circulaires à l'indignation du monde catholique. Turinaz, à Nancy, fit aussitôt venir et prêcher devant lui dans sa cathédrale (19 avril) un jésuite soi-disant sécularisé. Les moines rebelles continuèrent à se montrer dans bien des chaires. Il est vrai qu'en certaines villes, et notamment à Paris, les libres-penseurs se firent un plaisir de venir les y troubler. En avril, à Notre-Dame-de-Lorette, Gustave Téry et Charbonne — prêtre défroqué — prétendirent empêcher de parler le P. Hébert, dominicain, ce moine n'ayant pas le droit d'être là. On les expulsa. Mais le 12 mai, à Aubervilliers, ils revinrent en force, et le prédicateur, un jésuite, fut interpellé de la sorte par l'auteur des Cordicoles : Vous êtes bien le citoyen Coubé ? Eh bien ! vous n'avez pas le droit de parler ici, vous ne parlerez pas. Il s'ensuivit de violentes bagarres et Coubé dut se retirer. Le 17 mai, des échauffourées analogues eurent lieu à Belleville et à Plaisance, où deux autres jésuites devaient se faire entendre, mais les bandes nationalistes de Max Régis et les bouchers de la Villette y vinrent faire le coup de poing contre les ennemis de l'Église. Le sang coula. Le gouvernement rétablit l'ordre tant bien que mal et suspendit le traitement des curés qui, en faisant appel au concours des moines, avaient provoqué ces désordres. En diverses villes, notamment à Clermont-Ferrand, des scènes du même genre se produisirent. Le journal l'Action organisa dans diverses villes des conférences anticléricales, fit propagande pour empêcher les processions de la Fête-Dieu, et de là résultèrent encore, particulièrement à Dunkerque et à Nantes (juin 1903) de sanglantes bagarres. Aux provocations de la rue les chefs de l'Église et par exemple l'archevêque de Paris répondaient en ordonnant des prières expiatoires. A la Chambre, les cléricaux de marque — Gayraud, de Ramel, Groussau, etc. —, interpellaient violemment Combes le 19 mai sur ses deux circulaires et leurs suites, remontraient l'utilité des chapelles, soutenaient la sincérité des sécularisations, raillaient, non sans quelque raison, le gouvernement d'avoir deux poids et deux mesures, de fermer certaines chapelles et d'en respecter d'autres, par politique, notamment celles du Doubs et surtout celle de Lourdes[34]. Baudry d'Asson exhortait ses amis à ne plus aller à qu'armés jusqu'aux dents. Par contre, Dejeante revendiquait le droit de siffler dans les édifices religieux. De Montebello dénonçait avec indignation les outrages commis contre la religion dans la cathédrale de Reims ; à quoi Mirman répliquait qu'ils étaient sans doute fort regrettables, mais que des catholiques avaient fait bien pis en Bretagne l'année précédente. Combes vint à son tour (20 mai) et, dans un discours que la droite hacha systématiquement des plus violentes interruptions, démontra la parfaite correction de ses circulaires, ajoutant que l'Église et ses amis nous menaient forcément soit à la Séparation, soit à une révision sérieuse et efficace des règlements de police jugés nécessaires pour le maintien de la tranquillité publique par l'auteur même du Concordat. De la Séparation, certes il ne voulait point encore. Quand Hubbard, à la fin du débat, vint une fois de plus la demander, la Chambre repoussa son ordre du jour. Mais il faut remarquer qu'elle ne le rejeta que par 265 voix contre 240. Ces chiffres indiquaient que l'idée de séparation était décidément en marche. Et on en eut encore la preuve quand on vit (le 11 juin) cette assemblée nommer enfin la commission de 33 membres, annoncée depuis huit mois, à qui les projets de loi relatifs à la rupture du Concordat devaient être renvoyés[35]. L'attitude de la Chambre et le langage comminatoire de Combes semblaient bien annoncer des orages. Mais ces orages, le Vatican ne paraissait point encore trop les redouter. Il y avait si longtemps qu'on parlait de la séparation sans oser la faire que le vieux pape ne pouvait la croire si prochaine. La diplomatie lui avait tant de fois réussi qu'il faisait plus que jamais fonds sur elle, persuadé que certaines menaces, discrètement faites, suffisaient encore à intimider le gouvernement français et à l'empêcher de rompre. C'est ainsi qu'à ce moment même il imaginait de lui chercher querelle — par anticipation — à propos des visites qu'au dire des chancelleries, le roi d'Italie et le président de la République devaient prochainement échanger. Victor-Emmanuel II devant être reçu à Paris, on disait que Loubet irait à Rome même lui rendre sa politesse. Or la Cour du Vatican ne voulait pas admettre que le chef de la nation française, c'est-à-dire d'une nation catholique, pût aller saluer, dans l'ancienne capitale des États pontificaux, l'usurpateur qui, suivant elle, détenait à tort ces États, sans faire au Souverain Pontife une cruelle offense. C'est ce que, dès le mois de mai 1903, Rampolla représentait à Nisard, ajoutant que si Loubet passait outre, le pape ne pourrait recevoir sa visite. C'est ce que Lorenzelli répétait peu après à Delcassé. Enfin c'est ce que le secrétaire d'État, par une note formelle — mais non publique — du 8 juin, chargeait le nonce de représenter encore une fois au gouvernement français. En somme, on voit par ce qui précède que, vers le milieu de 1903, les rapports étaient singulièrement tendus entre le gouvernement français d'une part, le clergé, tant séculier que régulier, et le Saint-Siège de l'autre. Toutefois, il est à supposer que, ledit gouvernement redoutant encore manifestement la séparation de l'Église et de l'État, et Léon XIII n'en voulant, de son côté, à aucun prix, le modus vivendi qui régnait entre les deux pouvoirs eût pu subsister longtemps encore. Mais il aurait fallu pour cela que Léon XIII continuât de vivre ou eût pour successeur un homme qui lui ressemblât. Or, il allait mourir et le trône pontifical allait être occupé par un pape différent de lui sous tous les rapports. IV Quand Léon XIII, qui avait dépassé depuis longtemps les limites ordinaires de la vieillesse et qui conservait, à quatre-vingt-treize ans, toute la vigueur et la lucidité de son esprit, fut atteint (le 3 juillet 1903) de la pneumonie qui devait lui être fatale, ses médecins ne se dissimulèrent pas longtemps qu'il était perdu. Quand il mourut (20 juillet), sa succession était regardée comme ouverte depuis deux semaines et donnait déjà lieu aux intrigues et aux calculs les plus variés. Le candidat le plus en vue à ladite succession et celui par lequel sans doute il désirait le plus être remplacé était ce cardinal Rampolla qui, comme secrétaire d'État, était depuis seize ans le confident et l'auxiliaire le plus fidèle de sa politique. Pour le grand public c'était celui qui semblait avoir le plus de chances de succès. Il va sans dire que les complaisances que lui et son maître, en haine de la Triple Alliance, avaient eues si longtemps pour la France[36] lui assuraient l'appui de cette puissance et, à plus forte raison, des cardinaux qui devaient la représenter au Conclave[37]. Il est certain qu'aussitôt après la mort de Léon VIII, Delcassé manda ces derniers et leur donna pour instructions de soutenir Rampolla et de lui gagner, s'ils pouvaient, des suffrages. Ils n'avaient, d'ailleurs, pas besoin de ce conseil et eussent d'eux-mêmes pris ce parti[38]. Les six cardinaux espagnols, vu les bons souvenirs que Rampolla jadis avait laissés dans leur pays, étaient du même bord. Enfin l'on calculait que tous les cardinaux nommés depuis seize ans lui étant dans une large mesure redevables de leurs chapeaux, beaucoup d'entre eux sans doute se feraient aussi ses électeurs. Mais il ne faut pas oublier qu'en conclave on ne devient pape qu'à la condition de réunir les deux tiers des suffrages. Or les pointages les plus favorables à Rampolla ne lui promettaient pas cette majorité. Il avait contre lui l'opposition irréductible de bon nombre de cardinaux, surtout des cardinaux de curie, qui, comme le vieil Oreglia, ne s'étaient jamais soumis qu'en frémissant à la politique de Léon XIII, l'avaient toujours désapprouvée, contrariée. A l'heure actuelle, ces mécontents la blâmaient plus que jamais, représentant qu'elle avait bien mal réussi, puisque la France, après tant de complaisances pontificales, se déchristianisait chaque jour davantage. S'il fallait, à leur sens, se rapprocher, non en droit, mais en fait, d'une puissance, c'était de l'Italie, parce que c'était, en somme, celle dont on avait le plus besoin[39]. Certains d'entre eux avaient pour candidat Serafino Vannutelli. Mais l'attitude indécise de ce cardinal entre la France et l'Italie lui faisait du tort ; et ce qui lui nuisait encore davantage, c'était le zèle indiscret et encombrant de son frère le cardinal Vincenzo Vannutelli. On craignait en le nommant d'avoir deux. papes au lieu d'un. Le cardinal Gotti semblait avoir beaucoup plus de chances parce que, franchement réactionnaire, il s'appuyait ouvertement sur les ennemis de la France et qu'on le savait persona grata auprès de l'empereur Guillaume[40]. Les cardinaux allemands, austro-hongrois et beaucoup d'Italiens devaient certainement se prononcer en sa faveur. Bref, il était dès lors douteux que Rampolla pût l'emporter ; mais ses concurrents, avec des troupes moins disciplinées que les siennes et quelque peu chaotiques, étaient encore moins assurés que lui du succès. Aussi quelques cardinaux commençaient-ils à souhaiter un candidat qui ne se rattachât en rien à la politique, qui pût être avant tout un pape pieux, et voilà pourquoi dès lors, sans croire d'ailleurs qu'il pût réussir, certaines personnes mettaient en avant le cardinal Sarto, qui allait devenir le pape Pie X. En somme, la plus grande incertitude régnait encore sur l'élection prochaine quand les cardinaux se- réunirent en conclave au Vatican le 31 juillet 1903. Ils étaient au nombre de 62 et l'on ne voyait pas trop lequel d'entre eux pourrait réunir sur sa tête les 41 suffrages nécessaires pour devenir pape. Au premier scrutin, le candidat le plus favorisé, Rampolla, n'en réunit que 24. Il est vrai que Gotti n'en eut que 17 et Vannutelli que 4. C'est alors que les pieux interprètes du Saint-Esprit redoublèrent d'intrigues autour de la tiare. Vannutelli, se voyant battu parce qu'il n'avait eu pour lui ni la France ni la Triplice, imagina de soutenir énergiquement le candidat non politique que nous avons nommé plus haut, et sur lequel les deux partis adverses pouvaient finir par s'entendre. Et il fit aussitôt campagne pour Joseph Sarto, qui venait d'obtenir 5 voix, sans les avoir recherchées, et qui ne les avait pas prises au sérieux[41]. Ce cardinal, âgé de soixante-huit ans, avait des origines fort humbles et s'en ressentait encore visiblement. Fils de paysans des environs de Trévise, longtemps vicaire, puis curé de paroisse rurale, il était devenu évêque de Mantoue, puis patriarche de Venise et ne s'était fait connaître que par des prédications plus solides que brillantes et par ses œuvres de charité. Il avait gardé dans les hauts emplois la simplicité et la bonhomie de sa jeunesse. Ne s'étant jamais cru destiné à la première place dans l'Église, il n'avait qu'une médiocre instruction, ne parlait que sa langue maternelle et ne faisait notamment pas usage du français[42]. Il ne savait rien de la politique, mais il était bon Italien, fort porté aux égards pour le gouvernement de son pays[43]. Sa candidature ne devait donc pas déplaire au Quirinal. Bref, dès le 1er août, Vannutelli et son auxiliaire Satolli — qui espérait en servant bien Sarto devenir son secrétaire d'État — travaillèrent pour lui avec ardeur, si bien qu'au second vote le patriarche de Venise avait déjà10 voix. Il est vrai que Rampolla maintenant en avait 29. Alors se produisit au conclave un coup de théâtre. Trois puissances catholiques, l'Autriche, l'Espagne et la France, s'étaient autrefois arrogé le droit d'exclusive en matière d'élections pontificales. Ce droit, dont il avait été fait usage jusqu'au XIXe siècle inclusivement[44], avait été nié solennellement par Pie IX, qui, dans deux Bulles de 1871 et de 1877, avait interdit aux cardinaux de le reconnaître. Pourtant, le 2 août au matin, pendant que l'on votait pour la troisième fois, le cardinal austro-hongrois Puzyna vint au nom de son souverain déclarer que ce dernier[45] excluait formellement la candidature de Rampolla. Sur le premier moment, cette ingérence toute politique souleva l'indignation du Conclave. Il s'ensuivit un grand tumulte et les cardinaux en vinrent presque aux voies de fait. Rampolla garda ses 29 voix. Il en eut même 30 au scrutin de l'après-midi (2 août). Mais le coup était porté. Ses irréconciliables adversaires se disciplinaient autour de Sarto et lui gagnaient des suffrages. Le patriarche de Venise en réunissait pour sa part 24. Le lendemain matin, les amis de la Triplice avaient encore si bien travaillé le corps électoral que Sarto arrivait le premier avec 27 voix, tandis que le malheureux Rampolla n'en avait plus que 24, L'ancien curé de Salzano se débattait, il est vrai, contre le redoutable honneur qu'on voulait lui faire. Mais le cardinal Gibbons ayant déclaré qu'il fallait à tout prix le décider à accepter, on lui dépêcha Satolli qui — plaidant pro domo sua — le prit par le point d'honneur, par le sentiment du devoir, et lui arracha son consentement. Dès lors son succès ne fut plus douteux. Le 3 août au soir, 35 voix se prononçaient pour Sarto, 16 seulement pour Rampolla. Les cardinaux français, reconnaissant l'impossibilité d'une plus longue lutte, se ralliaient ensuite au patriarche de Venise. Enfin le 4, au matin, Sarto était élu pape par 50 voix, Rampolla ne conservant plus que 10 fidèles. Il prit aussitôt le nom de Pie X. Le gouvernement italien ne put voir qu'avec plaisir une pareille élection. Il est vrai que le successeur de Léon XIII et de Pie IX dut aussitôt se déclarer, comme eux, prisonnier dans le Vatican, et, à ce titre, se garda de donner la bénédiction Urbi et orbi du haut de la loggia extérieure de Saint-Pierre, comme une partie du peuple romain l'avait espéré. Mais, s'il ne sortit plus, tout au moins se fit-il dans son palais et dans ses jardins aussi abordable que possible et, par la simplicité de ses manières et de son langage, s'efforça-t-il de montrer qu'il était resté le Sarto qu'on avait connu à Trévise, à Mantoue et à Venise. En tant que pape, effrayé sans doute par son nouveau métier et désireux de gagner du temps pour l'apprendre, il se renferma d'abord d'une façon presque systématique dans ses devoirs de piété et ne parut pas se soucier de la politique. C'est ainsi que, recevant de 6 et le 28 septembre) des pèlerins français, il ne leur adressa que deux allocutions très brèves et de la moins expressive banalité[46]. Les embarras d'argent qu'il éprouva tout au début de son pontificat l'occupèrent et le préoccupèrent aussi quelque temps[47]. Il lui fallut travailler à réduire le budget du Vatican. Puis il porta son attention sur la réforme de la musique sacrée, sur la visite apostolique[48]. Bref, il tarda deux mois à entrer officiellement en rapport avec le monde catholique par une déclaration de principes qu'on attendait impatiemment de lui et qui devait décevoir quelque peu les zelanti du Vatican. Dans ce document, daté du 4 octobre 1903[49], le nouveau pape
sembla n'avoir voulu paraître préoccupé que d'intérêts spirituels et de la direction mystique de
l'Église. Après avoir rappelé longuement combien peu il s'était attendu au
Souverain pontificat et combien il s'en jugeait indigne, il s'étendait sur la
diminution de la foi, sur les progrès de l'impiété, la nécessité d'y
remédier, déclarait qu'il ne voulait être qu'un chef religieux, que son but
unique était de tout restaurer dans le Christ
— omnia instaurare in Christo —, et
qu'il n'approuvait pas ceux qui, appliquant aux
choses divines la courte mesure des choses humaines, chercheraient à scruter
ses pensées et à les tourner à leurs vues terrestres et à leurs intérêts de
parti. Sans doute il traitait ensuite avec ampleur des droits et de l'autorité suprême du Créateur,
qui, menacés ou violés par les hommes, devaient être défendus ou vengés. Sans
doute il revendiquait pour Dieu la plénitude de son
domaine sur les hommes et sur toute créature ; sans doute il déclarait
avoir mission de ramener le genre humain à l'empire
du Christ... de ramener les sociétés humaines
à l'obéissance de l'Église. Il proclamait la nécessité de rétablir dans leur ancienne dignité des lois très saintes
et les conseils de l'Évangile, de proclamer hautement les vérités enseignées
par l'Église sur la sainteté du mariage, sur l'éducation de l'enfance, sur la
possession et l'usage des biens temporels, sur les devoirs de ceux qui
administrent la chose publique, de rétablir enfin le juste équilibre
entre les diverses classes de la société selon les lois et les institutions
chrétiennes. Mais il déclarait compter pour cela principalement sur
les prêtres, de l'éducation et.de la discipline desquels il dissertait
ensuite en détail. Il ne les voulait pas trop savants. Il répudiait les manœuvres insidieuses d'une certaine science qui se
pare du masque de la vérité ; d'une science menteuse qui, à la faveur
d'arguments fallacieux et perfides, s'efforce de frayer le chemin aux erreurs
du rationalisme ou du semi-rationalisme. Sans faire fi des prêtres qui
étudient, il leur préférait ceux qui se vouent plus
particulièrement au bien des âmes dans l'exercice des divers ministères qui
siéent au prêtre... Il recommandait la sollicitude pour les humbles et
la charité. Il admettait que les prêtres eussent des auxiliaires laïques,
qu'il y eût, par suite, des associations catholiques. Mais il fallait
qu'elles fussent dociles à l'Église et, au lieu de se perdre dans les
dissertations et les théories, qu'elles visassent surtout à l'action. En somme, l'on trouva, dans le monde du Vatican, que le nouveau pape s'était un peu trop confiné dans le monde spirituel. Et on ne manqua pas sans doute de le lui dire. Il fut, par suite, assez facile d'amener le bon Sarto, bien qu'il ne fût pas à proprement parler un esprit et un caractère faibles, à s'occuper de questions plus concrètes, plus terrestres, et à mettre les pieds dans la politique : 1° parce qu'on lui représenta que c'était son devoir de pape ; 2° parce que, se sentant, au fond, fort ignorant, il avait grande confiance dans ceux qui en savaient plus que lui. Ce n'est pas qu'il ne se méfiât beaucoup des vieux routiers politiques du Vatican. Il ne voulait absolument pas se mettre en leurs mains. On le vit bien quand il s'agit pour lui de choisir son secrétaire d'État. Ni Vannutelli, ni Satolli — qui comptait tant l'être — ne le devinrent. Il songea un moment à prendre Callegari, évêque de Padoue, qui avait été jadis son protecteur et qu'il connaissait bien. Mais finalement il en vint, à l'étonnement et au grand scandale de la curie, à désigner pour tel un monsignor jeune encore, qu'il fit cardinal presque en même temps que secrétaire d'État, et qui s'imposait à lui par sa puissance du travail, la solidité et l'étendue de ses connaissances, la netteté et la fermeté de ses vues. C'était ce Merry del Val[50] qui, ayant été secrétaire du Conclave, était ensuite resté près de lui à titre provisoire comme pro-secrétaire d'État et qui, parlant couramment cinq ou six langues, paraissait un prodige à Sarto, qui n'en parlait qu'une. En deux mois cet Espagnol mâtiné d'Anglais avait conquis, subjugué Pie X, qui, le voyant jeune et sans attache de famille en Italie, n'imaginait pas au contraire qu'il pût être dominé par lui. C'est par Merry del Val que le nouveau pape allait être entraîné dans la politique. Et quelle politique ? Celle de la théocratie la plus étroite, la plus intransigeante, la plus absolue, en un mot celle des jésuites, qui passaient pour être les protecteurs du nouveau secrétaire d'État et les artisans de sa fortune[51]. On en reconnaît déjà l'influence dans l'Allocution consistoriale du 9 novembre 1903, où Pie X, après avoir protesté — très mollement, du reste, et purement pour la forme — contre l'usurpation des États pontificaux par le roi d'Italie, s'exprimait sur d'autres points avec plus d'énergie et de clarté. Il lui fallait, disait-il, ramener à la règle et au droit sentier de l'honnêteté, dans la vie publique et dans la vie privée, sur le terrain social et sur le terrain politique, tous les hommes et chacun d'eux, ceux qui obéissent et ceux qui commandent. Et il ajoutait : ... Nous choquerons quelques personnes en disant que nous nous occuperons nécessairement de politique. Mais quiconque veut juger équitablement voit bien que le Souverain Pontife, investi par Dieu d'un magistère suprême, n'a pas le droit d'arracher les affaires politiques du domaine de la foi et des mœurs... Il condamnait ensuite la licence effrénée d'opinions et de mœurs qui ne respecte aucune autorité. Il était pour la vraie liberté, c'est-à-dire pour celle qui consiste à ne faire que ce que permet l'Église. De même, il était pour la science, mais il avait pour devoir de rejeter et de réfuter les principes de la philosophie moderne et les sentences du droit civil qui dirigent aujourd'hui le cours des affaires humaines dans une voie contraire aux prescriptions de la loi éternelle. Ce qu'il entendait par liberté de la science, il ne tarda pas à le faire savoir, de façon concrète, quand, en décembre, il fil rendre par la congrégation de l'Index une sentence contre les ouvrages de l'abbé Loisy. Ce savant exégète, d'autant plus dangereux qu'il entendait rester catholique, qu'il se prétendait et peut-être se croyait encore tel, Léon XIII, toujours prudent, n'avait pas voulu faire de bruit autour de son nom ; et tant qu'avait vécu le dernier pape, les foudres de l'Index lui avaient été épargnées. Lui mort, elles ne tardèrent pas à l'atteindre. Et les rigueurs pontificales ne devaient pas se borner là. C'est vers la même époque (18 décembre) que le nouveau pape expliquait aussi publiquement ce qu'il entendait par la démocratie chrétienne et quel genre de liberté il entendait lui laisser. Dans un Motu proprio rendu au lendemain du Congrès catholique de Bologne et portant Règlement fondamental de l'action populaire chrétienne, il affirmait d'abord qu'il faut qu'il y ait des princes et des sujets, des patrons et des prolétaires, des riches et des pauvres. Il insistait fortement sur le droit de propriété, sur la nécessité de séparer la justice de la charité, sur les droits et les devoirs des riches et des pauvres, sur la nécessité où est la démocratie chrétienne de dépendre de l'autorité ecclésiastique en montrant envers les évêques et leurs représentants une entière soumission et obéissance. Enfin il posait en principe que les écrivains catholiques, pour tout ce qui touche aux intérêts religieux et à l'action de l'Église sur la société, doivent se soumettre pleinement, d'intelligence et de volonté, comme tous les autres fidèles, aux évêques et au pape. Ils doivent surtout se garder de prévenir, sur tout sujet grave, les décisions du Saint-Siège. Bien plus les écrivains démocrates chrétiens, comme tous les écrivains catholiques, doivent soumettre à la censure préalable de l'Ordinaire tous les écrits se rapportant à la religion, à la morale chrétienne et à l'éthique naturelle... Les ecclésiastiques doivent en outre..., même quand ils publient des écrits d'un caractère purement technique, obtenir au préalable le consentement de l'Ordinaire... On voit par là de quelle façon Pie X, sous l'inspiration de Mercy del Val et des jésuites, comprenait les rapports de l'autorité pontificale et ecclésiastique avec les fidèles. Rien d'étonnant à ce qu'il n'ait pas compris avec plus de libéralisme ses rapports avec les pouvoirs civils. V On ne tarda pas à s'apercevoir en France que l'orientation politique du Saint-Siège était changée et la République vit bien que le nouveau Pape n'aurait pas pour elle les égards qu'elle avait obtenus de son prédécesseur. S'il faisait encore assez bon accueil, peu après son avènement à un journaliste comme des houx, qui soutenait le gouvernement, il en faisait un meilleur, et à coup sûr plus cordial, aux réfractaires. tant laïques que d'Église, et témoignait notamment sa sympathie au Comité de défense religieuse — dirigé par le vieux royaliste Keller — en lui donnant un cardinal pour Protecteur en cour de Rome. Il prêtait une oreille complaisante à tous les mécontents de France qui l'allaient voir et qui lui représentaient que notre pays était opprimé par les sectaires, qu'il ne demandait qu'à s'affranchir d'eux, mais qu'il avait besoin d'are encouragé. Aussi les encourageait-il. Et les journalistes d'Église, aussi bien que les prédicateurs, redoublaient d'audace et de violence dans leurs attaques contre le ministère. Les bien pensants continuaient à s'opposer aux fermetures d'écoles, multipliaient et faisaient durer à plaisir leurs procès contre l'État et, s'ils laissaient tomber la ridicule ligue pour le refus de l'impôt, poussaient le public à retirer l'argent des caisses d'épargne, l'alarmaient enfin de leur mieux à propos des affaires extérieures, comme à propos de celles du dedans. Les évêques faisaient rage avec leurs mandements ; onze d'entre eux, vers la fin de l'année, étaient déjà pour cela privés de leurs traitements. Et l'on cherchait aussi à désagréger le Bloc, à gagner les hommes de l'Union démocratique, voire même les radicaux, en leur faisant peur soit du socialisme, soit de la séparation, ou simplement en leur faisant espérer des porte- Mais l'homme le plus têtu de France, c'est-à-dire Combes, ne se laissait point ébranler pour cela. Il ne perdait aucune occasion de défendre son œuvre et d'en annoncer la continuation. Pendant les vacances parlementaires, on le voyait coup sur coup à Marseille (8 août), à Saintes (25 août), à Tréguier (13 septembre)[52], à Clermont-Ferrand (10 octobre), où il démontrait, dans de grands discours, qu'il n'avait fait qu'appliquer la loi, qu'il ne reculerait pas, qu'il irait jusqu'au bout, que le Bloc tiendrait bon et finirait par débarrasser la France de la Congrégation. Les fureurs cléricales augmentaient d'autant. Elles s'exaspérèrent encore à la suite de la réception solennelle qui fut faite à Paris au roi d'Italie (14-18 octobre) et qui ne permettait plus de douter du prochain voyage de Loubet à Rome. Aussi, dès la rentrée des Chambres, les interpellations au ministère se multipliaient-elles au Palais-Bourbon ; les troubles religieux d'Hennebont[53], la violente grève d'Armentières, tout servait de prétexte à l'incriminer. Mais Combes rétorquait bravement toute accusation et une fois de plus, obtenait triomphalement un ordre du jour de confiance (20 octobre). Les victoires ne le grisaient pourtant pas au point de lui faire demander la séparation, comme l'eût voulu l'extrême gauche. Bien qu'il regardât maintenant cette réforme comme possible et désirable, il ne la croyait pas encore mûre. Et c'est pourquoi, quand Allard, à propos du budget, proposa une fois de plus la suppression des crédits concordataires (4 novembre), puis celle du crédit de l'ambassade (20-24 novembre), il se fit un devoir de le combattre ; et grâce à lui, ainsi qu'à Delcassé, les allocations accordées aux missionnaires d'Orient furent encore maintenus[54]. Si le Bloc ministériel se désagrégeait un peu quand il s'agissait de la séparation, il se reformait en masse intangible pour continuer la politique anticléricale inaugurée par la loi des associations, et à cet égard non seulement il suivait Combes, mais il le poussait ou l'entrainait visiblement plus loin que lui et surtout certains de ses collègues[55] n'eussent voulu aller au début. On le vit par la tournure que prenait vers cette époque à la Chambre l'affaire de la loi Falloux. On se rappelle qu'après l'avortement du projet relatif au
stage scolaire, le Sénat, puis la Chambre s'étaient prononcés (décembre 1901, février 1902) par des votes
de principes, pour l'abolition de cette loi, dont il ne subsistait plus guère
que les dispositions relatives à l'enseignement secondaire. Nombre d'hommes
politiques se préoccupaient de cette question et faisaient depuis longtemps
campagne dans ce sens[56]. Tous les
républicains sincères étaient bien partisans de cette réforme. Mais de quelle
manière et dans quelle mesure elle devait être faite, c'est ce sur quoi ils
ne s'entendaient pas. Les uns voulaient simplement supprimer les privilèges
vraiment abusifs dont, grâce à la loi de 1850, le clergé, tant régulier que
séculier, bénéficiait encore, mais maintenir la liberté de l'enseignement,
sous réserve du contrôle et de la surveillance de l'État. Les autres
souhaitaient que l'enseignement ecclésiastique fût entièrement supprimé et
qu'on en revint, plus ou moins franchement, au monopole de l'État. Et ces
derniers paraissaient les plus forts dans le Parlement. Combes, lui, bien que, par tempérament, il inclinât vers les solutions les plus radicales, avait tout d'abord accepté le projet de loi que le très modéré Chaumié avait rédigé et déposé à la Chambre, au mois de novembre 1901 Ce projet imposait bien, il est vrai, à quiconque voudrait ouvrir un établissement d'enseignement secondaire, non seulement des déclarations, mais la possession des grades exigés des professeurs de l'Université, sans compter un certificat d'aptitude pédagogique délivré par l'État. Il excluait bien les membres des congrégations non autorisées ; mais il laissait de fait la liberté d'enseigner aux prêtres séculiers et aux membres des congrégations autorisées. Or, dès le début, ces dispositions avaient paru insuffisantes à la commission du Sénat, dont le jurisconsulte Thézard était le rapporteur. Cette commission avait fini par s'arrêter à l'idée d'exiger pour l'ouverture d'un établissement d'enseignement secondaire privé non plus une simple déclaration de l'intéressé, mais le vote d'une loi. Naturellement les hommes du centre au Sénat repoussaient ce parti. Mais l'Union républicaine — qui s'inspirait de Waldeck-Rousseau — n'en voulait pas non plus. Seule la Gauche démocratique s'y entêtait, persuadée que Combes était au fond de son avis. Mais le gouvernement maintenait son projet, si bien qu'au moment de la rentrée des Chambres ce projet était surtout soutenu par les adversaires du cabinet, tandis que les plus ardents ministériels semblaient au contraire combattre le ministère. Combes essaya bien de mettre un terme à cette complication en provoquant la formation d'une délégation des gauches[57] à l'arbitrage de laquelle il promettait de se soumettre. Waldeck-Rousseau fit échouer cette proposition. On parla ensuite d'une délégation du Bloc des deux Chambres. Mais cet homme d'État, sentant qu'il n'y serait pas le plus fort, fit encore rejeter cette motion par l'Union républicaine du Sénat (4 novembre). La situation du ministère semblait donc compromise quand s'ouvrit au Luxembourg la discussion du projet Chaumié (5 novembre 1903). Les deux partis, celui qui — avec Dupuy, Chaumié — trouvait l'État suffisamment armé par le projet ou qui — avec Chamaillard — voulait le désarmer davantage, et celui qui — avec Lintilhac, Maxime Lecomte, Thézard, etc. — tendait à augmenter ses attributions en matière d'enseignement, se mesurèrent ardemment plusieurs jours durant, et le débat menaçait de s'éterniser quand Alfred Girard — peut-être après accord secret avec Combes — proposa de résoudre la difficulté en proclamant une fois de plus la liberté de l'enseignement, mais en excluant du droit d'ouvrir des collèges quiconque aurait fait vœu de célibat et d'obéissance, ce qui revenait à en exclure non seulement tous les religieux, mais même tous les membres du clergé séculier. Le président du Conseil, que le radicalisme d'une telle proposition n'effarouchait pas, dût toutefois demander un peu de temps pour délibérer avec ses collègues, de certains desquels il pouvait craindre de l'opposition. Dès le 12 novembre il revint et déclara que la formule d'Alfred Girard n'était pas juridique, mais promit de déposer pour sa part et à bref délai un projet de loi interdisant non seulement l'enseignement secondaire, mais l'enseignement à tous les degrés aux membres des congrégations, même autorisées. Quant aux prêtres séculiers, on ne pouvait, disait-il, le leur interdire avant que le Parlement eût pris un parti au sujet de la séparation de l'Église et de l'État[58]. Par contre et à propos du projet en discussion, il déclarait que, la liberté de l'enseignement étant maintenue d'une part, il fallait de l'autre que le gouvernement eût, dans certains cas, le droit de supprimer par décret les établissements d'enseignement secondaire privés[59]. Dès lors il devint certain que le projet de la commission
ne serait pas adopté. On continua pourtant à le discuter pour la forme, ce
qui permit du moins à Clemenceau de prononcer un de ces discours âpres et
mordants dont il a le secret, pour défendre fort éloquemment en principe la
liberté de l'enseignement et n'en admettre pas moins, in fine, non seulement l'exclusion de toutes
les congrégations, comme représentant en France la société romaine, et la dissolution des établissements par
décret. Waldeck-Rousseau en profita aussi pour représenter, à l'encontre de
Delpech, qui par amendement déniait aux congrégations même autorisées le
droit d'enseigner, que ce serait là fausser et violer même la loi de 1901,
qui leur reconnaissait implicitement ce droit. ll montra aussi qu'après avoir
chassé les religieux des écoles secondaires, on en viendrait forcément à les
chasser des écoles primaires, mais qu'il faudrait les remplacer sur-le-champ
et en bloc, ce qui serait difficile et ruineux, tandis que la loi du 1er
juillet eût permis de les remplacer peu à peu grâce à des dissolutions
successives. Grande fut l'impression produite par son discours. Mais il n'y
avait qu'un mot à dire pour en détruire tout l'effet ; Clemenceau ne manqua
pas de le lui dire : M. Waldeck-Rousseau,
répliqua-t-il, a reproché à M. Combes d'avoir mal
appliqué sa loi ; M. Waldeck-Rousseau n'avait qu'à ne pas quitter le pouvoir
et à l'appliquer lui-même[60]. Et l'amendement
Delpech fut adopté. Le reste de la loi Chaumié passa presque sans débats en première lecture (24 novembre). La seconde lecture n'eut lieu qu'en février suivant. A cette dernière époque, Waldeck-Rousseau, déjà mortellement atteint par la maladie, ne pouvait plus prendre part aux débats. Cette nouvelle discussion, qui dura six journées encore[61], ne modifia pas sensiblement le projet de loi. Vainement l'opposition de droite et du centre — avec Cuverville, Wallon, Las Cases, de Marcère, Legrand, etc. — s'efforça-t-elle de faire prévaloir la liberté des congrégations, tout au moins des congrégations autorisées et d'obtenir que les décrets de dissolution fussent toujours précédés d'avis conformes des Conseils académiques et du Conseil supérieur de l'Instruction publique : L'ensemble de la loi passa au Sénat. Mais il fallait après cela qu'elle fût examinée et discutée à la Chambre, ce qui demandait encore bien du temps. Et avant que l'on en fût là tout intérêt fut enlevé d'avance à ladite loi par l'adoption d'une mesure anticléricale bien autrement grave, qui, de février à juillet 1904, allait être adoptée par le Parlement. Je veux parler du projet que Combes, le 12 novembre précédent, avait promis de présenter et qu'il avait effectivement présenté à la Chambre dès le 18 décembre 1903. Ce projet portait en substance que l'enseignement de tout ordre et de toute nature serait désormais interdit aux congrégations ; que les congrégations autorisées comme enseignantes et celles qui, autorisées à un autre titre, étaient devenues exclusivement enseignantes, seraient supprimées dans un délai de cinq ans ; que les congrégations mixtes perdraient au moins le droit d'enseigner ; que les congrégations enseignantes ne pourraient plus se recruter ; que tous établissements congréganistes d'enseignement seraient fermés dans un délai de cinq ans ; que les congrégations dissoutes seraient mises en liquidation et qu'après revendication des dons ou legs et attribution de pensions ou de secours aux ayants droit, l'actif disponible serait attribué aux communes pour construction, agrandissement ou location d'écoles. La Commission nommée pour l'examiner prit pour rapporteur Buisson, dont le rapport, déposé le 11 février 1904, posait en principe que ceux qui abdiquent leurs droits personnels et s'inféodent à un pouvoir religieux n'ont pas le droit d'enseigner ; que l'État a le devoir de préserver la jeunesse de leur influence tout à fait contraire aux principes de la société moderne, et que, n'étant pas libres, ils ne pouvaient former des citoyens libres. Sous cette réserve, il admettait que nul ne fût privé du droit d'enseigner. Il ne le refusait même pas aux anciens religieux vraiment sécularisés. Quant aux voies et moyens d'application, dont il importait de se préoccuper, étant donné que les établissements à supprimer étaient au nombre de 3.500[62], avec 400.000 élèves environ, il évaluait les dépenses que la loi rendrait nécessaires à 46 millions pour les écoles de garçons et 17 millions pour les écoles de filles[63] ; l'accroissement annuel de crédit pour le personnel enseignant serait d'environ 6 millions. Le projet vint peu après en discussion à la Chambre et, du 20 février au 28 mars, ne l'occupa pas moins de dix-huit séances. La longueur et la vivacité de ces débats s'expliquent non seulement par l'acharnement des cléricaux, qui jouaient un jeu décisif pour leur parti, mais par celui des progressistes — comme Ribot — ou des anciens collègues de Waldeck-Rousseau — Leygues, Millerand —, visiblement impatients de renverser le cabinet Combes pour prendre sa place. Après l'échec de diverses motions préjudicielles tendant soit à l'ajournement, soit au renvoi à la commission, au referendum[64], à la question préalable, la discussion générale commença et donna lieu, comme on pouvait s'y attendre, à de beaux discours. Certains orateurs, comme Charles Benoist et Ribot, invoquèrent surtout le principe de la liberté, le droit d'enseigner étant, à leur sens, un droit naturel, un des droits de l'homme et du citoyen, et se trouvant garanti par nos constitutions. D'autres, comme les cléricaux Lerolle et Cochin, s'attachèrent surtout à louer les congrégations, à rappeler leurs services, à vanter leur libéralisme, leur tolérance. L'ancien ministre Leygues représenta que le projet était contraire à l'esprit et à la lettre des lois de 1886 et de 1901, fit ressortir que certaines congrégations étaient nécessaires à la France à l'étranger, enfin remontra que les charges et difficultés financières qu'on allait rendre inévitables seraient bien plus graves encore qu'on ne l'avait dit. Mais les partisans de la loi, comme Buisson et surtout Jaurès, répondaient par des considérations de principes sur l'incapacité de droit des congrégations, sur le droit de l'État, sur l'exclusivisme et l'intolérance essentielle de l'Église catholique et de ceux qui la servent. Combes, lui aussi, revendiquait hautement le droit supérieur et inaliénable de l'État et répétait que pour former des citoyens, il faut un enseignement donné par des citoyens jouissant de tous leurs droits[65]. Il affirmait, du reste — et avec lui Chaumié — que la loi serait d'application facile et peu coûteuse. La discussion générale étant close, un radical, Noulens, proposa, sans succès, de renvoyer le projet à la commission de l'enseignement, parce que le gouvernement avait le droit de dissoudre par décrets, en vertu de l'article 13 de la loi de 1901, les établissements congréganistes, et qu'il pourrait le faire dans la mesure des crédits affectés annuellement au remplacement des écoles fermées. L'abbé Gayraud ne fut pas plus heureux en proposant d'accorder aux congrégations le droit de se constituer librement, conformément aux titres I et II de la loi du 1er juillet. Mais le contre-projet Colin, consistant à procéder par extinction, c'est-à-dire à ne plus permettre le recrutement des congrégations enseignantes et à fermer les établissements scolaires seulement à mesure que leur personnel deviendrait insuffisant, troubla profondément la Chambre. Buisson dut, au nom de la commission, déclarer qu'il accepterait un délai de 10 ans (au lieu de 5) pour la fermeture des établissements congréganistes et, après un débat assez confus, cette solution, soutenue par l'ancien ministre des finances Caillaux, fut adoptée, malgré les efforts de Combes. Sans doute, après cela, le président du Conseil triompha des innombrables amendements et des chicanes variées auxquels donna lieu l'article premier de son projet. Mais il ne s'en sentait pas moins atteint, menacé, miné par des adversaires infatigables, dont le plus dangereux, Millerand, vint, tout à coup, à la séance du 17 mars, lui reprocher, non sans éloquence, de retarder indéfiniment, avec son anticléricalisme, le vote des lois sociales si impatiemment attendues par la classe ouvrière — caisse des retraites, etc. —. Quand on vota sur l'ordre du jour proposé par cet orateur, le gouvernement n'obtint que 10 voix de majorité — et les ministres avaient voté —. C'était presque un échec. Dès le lendemain (18 mars), Leygues à son tour donnait l'assaut, et Combes ne pouvait l'empêcher de faire voter que, si les établissements scolaires congréganistes étaient supprimés, il serait fait exception pour ceux qui étaient destinés à former exclusivement le personnel enseignant des établissements français à l'étranger et dans les colonies ou les pays de protectorat[66]. (21 mars.) Le jeu d'obstruction des amendements ne tarda pas, du reste, à recommencer et devint intolérable, à propos surtout de l'article 3, relatif aux fermetures d'établissement et à la procédure qu'elles nécessitaient. On vit une fois la Chambre rester en séance jusqu'à trois heures et demie du matin. A chaque instant se produisaient des demandes de scrutin qui lui faisaient perdre un temps infini. C'est pour cela que Fernand Rabier vint proposer de remplacer les huit derniers articles du projet par un article unique[67], emprunté en grande partie à la loi de 1825 sur les congrégations de femmes, et relatif au mode de liquidation des congrégations, laissant au gouvernement à faire un règlement d'administration publique en Conseil d'État sur la matière des huit articles supprimés. Il fallut pourtant bien encore deux séances pour triompher des chicanes de l'opposition. Mais enfin la proposition Rabier fut adoptée ; et après quelques précautions nouvelles pour empêcher les congrégations de tourner la loi, le projet fut enfin voté dans son ensemble le 28 mars 1904 au Palais-Bourbon. On juge bien qu'un fait si grave n'avait pu se produire sans exaspérer l'Église et le parti clérical. Sans parler des polémiques de presse qui, plus que jamais, allaient leur train, nous devons constater l'ardeur avec laquelle les évêques venaient de se mettre en campagne. Les cardinaux Richard, Langénieux, Coullié, annonçaient la fin de la France et mettaient le Président de la République en demeure d'arrêter les efforts des barbares[68]. Le gouvernement déférait leur lettre au Conseil d'État. Et presque tout le reste de l'épiscopat s'empressait d'y adhérer. Quant au Pape, il n'avait pas attendu le vote de la loi nouvelle pour protester. Il l'avait fait dès le mois de décembre. Mais rendons-lui cette justice qu'à cette époque il l'avait fait discrètement, par simple lettre confidentielle au Président de la République — comme jadis Léon XIII à Grévy et à Félix Faure —[69]. Maintenant, au contraire, c'est par une allocution publique au Sacré Collège (18 mars 1904) qu'il croyait devoir élever la voix, pour flétrir solennellement une mesure aussi néfaste, qui, à son sens, ne pouvait avoir que les plus funestes conséquences ... Nous réprouvons hautement, s'écriait-il, de telles rigueurs, essentiellement contraires à l'idée de liberté bien entendue, aux lois fondamentales du pays, aux droits inhérents à l'Église catholique et aux règles de la civilisation elle-même... Nous ne pouvons nous dispenser d'exprimer notre douleur pour la mesure prise de déférer au Conseil d'État comme abusives des lettres respectueuses adressées au premier magistrat de la République par quelques pasteurs bien méritants, parmi lesquels trois membres du Sacré Collège... A quoi le gouvernement ripostait en faisant adresser par Delcassé à Nisard (20 mars) son expresse protestation contre une telle ingérence dans notre politique intérieure à propos de choses qui n'avaient rien de commun avec le Concordat — où il n'était, on le sait, question ni de congrégations, ni d'enseignement. Il va sans dire que la plainte du gouvernement au Conseil d'État ne pouvait aboutir et n'aboutit en effet (21 avril) qu'à l'inoffensive déclaration d'abus. Ce qu'il y avait de sérieux, c'était la suite donnée au projet sur l'enseignement congréganiste qui, porté au Sénat, y donnait encore lieu (du 23 juin au 5 juillet) à un débat très approfondi, mais n'en était pas moins adopté, malgré tous les efforts de l'opposition[70] et devenait enfin, le 7 juillet, loi de l'État par sa promulgation au Journal officiel[71]. Les congrégations pouvaient maintenant mesurer le terrain que leur arrogance et leur mépris du droit républicain leur avaient fait perdre depuis le beau temps de l'esprit nouveau. VI La discussion et le vote de la loi décisive qui excluait les congrégations de l'école n'avaient pu avoir lieu, l'on s'en doute bien, sans accroître la mauvaise humeur des intéressés et sans rendre plus difficiles, plus pénibles, les rapports, déjà si tendus, du gouvernement français et du Saint-Siège. Mais plus Combes avait constaté de mauvais vouloir à son égard chez le Pape et les hommes du Vatican, plus il leur en avait témoigné lui-même, et c'est avec une raideur chaque jour croissante qu'il avait vis-à-vis d'eux poursuivi sa politique personnelle, politique consistant à entretenir la querelle sur tous les points de litige jusqu'au moment où la Curie aurait démontré au peuple français, par son intransigeance, que le maintien du Concordat, tel qu'on le comprenait à Rome, était inconciliable avec l'indépendance de la République[72]. On se rappelle à quels échanges de notes avaient donné lieu, de 1902 à 1903, les deux questions du Nobis nominavit et de l'Entente préalable sur le choix des nouveaux évêques. Sur aucun de ces points, tant que Léon XIII avait vécu, on n'était parvenu à s'entendre. Sur le premier, le vieux pape, après avoir tout d'abord refusé toute concession, avait fini par proposer, au lieu du Nobis, le choix entre plusieurs autres formules que le gouvernement français avait dû rejeter parce qu'elles étaient manifestement équivalentes à celle dont il ne voulait pas. Sur le second, le Vatican persistait à soutenir, quand il n'y avait pas eu entente préalable, qu'il avait le droit de refuser les candidats du gouvernement sans faire connaître ses motifs. Là-dessus, Léon XIII était mort. Son successeur à peine nommé, les mêmes difficultés se produisirent. Sur le S'obis il y eut encore plusieurs mois de négociations. Finalement Pie X et Merry del Val se montrèrent, en apparence, plus accommodants que Léon XIII et Rampolla, puisqu'ils consentirent à la suppression du fâcheux pronom. Je dis en apparence, parce qu'en réalité l'accord qu'ils proposèrent maintenait en fait toutes leurs prétentions. Il y était dit, en effet, que la condition sine qua non de la suppression serait le maintien, dans les Lettres patentes par lesquelles le président de la République notifierait au Pape le choix des nouveaux évêques, de la formule depuis longtemps employée : Nous le nommons et présentons à Votre Sainteté, formule que la Bulle d'institution canonique rappelait par ces mots : Ad hoc per suas patentes litteras nominaverit. C'était une amère dérision. Mais, comme le gouvernement français ne pouvait nier, en somme, qu'il eût employé cette formule, Delcassé et Combes, après quelque résistance, acceptèrent cet accommodement, qui n'en était pas un (22 décembre 1903), et les nouveaux évêques d'Annecy et de Carcassonne, depuis si longtemps en suspens, reçurent enfin leur investiture (20 janvier 1904). La fin de cette querelle de mots n'empêchait pas le ministère Combes et le Saint-Siège de rester en parfait désaccord sur un point beaucoup plus important, c'est-à-dire sur l'entente préalable et sur les motifs de l'opposition pontificale à la nomination des évêques. Sur l'entente préalable Combes ne voulait absolument pas céder, ayant la lettre et l'esprit du Concordat pour lui. Naturellement, sous le nouveau pontificat comme sous l'ancien, il avait maintenu les trois nominations précédemment faites pour les évêchés de Bayonne, Saint-Jean-de-Maurienne et Constantine, nominations dont Pie X ne voulait pas plus que Léon XIII. Le 27 septembre 1903, il avait fait connaître au nonce, sans l'avoir consulté le moins du monde, le candidat dont il voulait faire choix pour le diocèse, alors vacant, d'Ajaccio. Le nonce n'avait rien dit ; mais, au bout de quelques mois, le candidat, sans phrases, avait été refusé. Ce que voyant, et deux nouveaux évêchés, ceux de Nevers et de Vannes, étant devenus disponibles, l'intraitable ministre, le 5 janvier 1904, notifie le choix de deux nouveaux candidats et, sans plus s'attarder aux formules de politesse dont il avait usé jusque-là réclame purement et simplement pour eux l'institution canonique[73]. Puis, comme Lorenzelli, sur l'ordre de Merry del Val (18 janvier), s'efforçait d'obtenir audience de lui, il se dérobe à toute entrevue, sous prétexte qu'il est trop occupé, en réalité sans doute pour que le nonce n'abuse pas de quelque parole imprudente qui pourrait lui échapper. Si bien qu'après deux mois de retard, ledit nonce doit l'informer par écrit (2 mars) que, des deux candidats nommés, le Saint-Père n'accepte que le premier de candidat pour Nevers), faisant remarquer, du reste, que, comme ce prêtre a été toute sa vie républicain, on ne peut attribuer à des motifs d'opposition politique le refus que fait le Pape d'accepter l'autre. A quoi le président du Conseil riposte de 19) par une note fort sèche où, constatant que, sur cinq évêques qu'il a nommés, le Vatican n'en a jusqu'à présent agréé qu'un, il ajoute qu'il ne saurait faire aucune nomination officielle tant que ses premières désignations, qu'il maintient absolument, n'auront pas été acceptées, les évêchés les plus récemment vacants ne pouvant être pourvus tant que les plus anciens resteront sans titulaires. Une pareille déclaration, dictée par une colère fort compréhensible, n'était point, il faut l'avouer, exigée par le Concordat, non plus que par la logique. C'est ce que Merry del Val ne manqua pas de faire remarquer le 27 par un télégramme à Lorenzelli, dont ce dernier communiqua la substance à Combes et où, rappelant la prétendue concession faite par le Saint-Siège sur le Nobis nominavit, il revendiquait pour le Pape le droit absolu de refuser les candidats ne réunissant pas les conditions d'idonéité canonique et protestait contre l'insinuation plusieurs fois répétée que le Pape voulait en France former un épiscopat contraire au gouvernement. Ce télégramme, il le développait par une dépêche au nonce, le 30 mars, dépêche terminée par cette déclaration que, le candidat à l'évêché de Bayonne n'ayant été écarté que pour une raison de principe, et ce principe ayant été suffisamment affirmé[74], ce candidat pourrait être accepté. Lorenzelli allait donc, le 2 avril, trouver Delcassé et lui représentait que, grâce à cette concession éventuelle, le Pape se trouverait avoir accepté trois des candidats présentés par Combes[75]. N'avait-il pas ainsi fait preuve d'une incontestable bonne volonté ? Mais l'insinuant diplomate perdait son temps. Plus têtu
que jamais, Combes voulait tout ou rien. Et le même jour, 2 avril, il
répondait à Lorenzelli par une note fort raide où, faisant remarquer que la
concession relative au Nobis n'avait
aucun rapport avec la question actuellement en litige, il représentait que,
si le Pape avait le droit incontesté de refuser les candidats, l'abus de ce droit, tel qu'il était pratiqué, aboutissait
à l'annulation en fait du droit de nomination. Il croyait devoir
répéter en outre que, par suite de l'abus de
l'entente préalable trop légèrement concédée par le gouvernement français, et
surtout par suite de la manière dont cette entente (était) pratiquée à
la nonciature[76], on (était) arrivé à constituer dans l'épiscopat une majorité de
prélats uniquement préoccupés d'exercer une action politique contraire à
celle du gouvernement. Naturellement il persistait dans sa résolution de ne pourvoir à aucune nouvelle vacance d'évêché tant qu'il ne lui aurait pas été donné satisfaction par l'institution canonique des titulaires déjà présentés. Et le Vatican, qui ne voulait pas céder, dut se borner à rééditer en détail, dans une note du nonce au président du Conseil (23 avril 1904), tous les arguments qu'il avait déjà fait valoir à l'appui de sa thèse, représentant une fois de phis que l'acceptation de plusieurs des candidats de Combes excluait l'idée d'une opposition systématique de la part du Saint-Siège, mais fournissant une fois de plus des armes à son adversaire par cette déclaration que le gouvernement ne peut exiger l'indication spécifique de tous les motifs absolus de refus opposés par le Saint-Siège, attendu que l'appréciation de ces motifs, comme les conditions et les qualités positives requises à l'idonéité canonique des candidats, relève exclusivement de la compétence papale. C'était faire beau jeu à Combes et prouver, comme il le désirait, qu'une impossibilité radicale de s'entendre sur l'esprit du Concordat existant entre les deux pouvoirs qui l'avaient conclu, ce pacte ne pouvait pas subsister plus longtemps. Enfin, n'était-ce pas se moquer outrageusement de notre gouvernement que d'affirmer une fois de plus que la majorité de l'épiscopat français était bien loin de lui être hostile et d'en donner pour preuve qu'en octobre 1902, 74 évêques sur 79 avaient signé une adhésion explicite à la République, alors que cette adhésion dérisoire et de pure forme avait été accompagnée (nul ne pouvait l'oublier) de la plus violente déclaration de guerre contre ce gouvernement[77] ? Les choses en étaient là et l'on peut dire que, si le Pape voulait empêcher la France de se séparer de lui, il n'avait vraiment plus une faute à commettre. Cette faute, il allait, on va le voir, la commettre sans nulle hésitation, soit qu'il se crût obligé d'honneur à tout hasarder sur un coup de dé, soit qu'il fût simplement de ces soldats fort braves parce qu'ils ne voient pas le danger. VII L'acte de Pie X qui a certainement le plus contribué à la séparation est une manifestation offensante contre la France et d'autant plus sensible à la nation entière, y compris les catholiques les plus sincères, les plus dévoués à la papauté, qu'elle ne pouvait se justifier ni par le Concordat ni par l'ombre même d'un 'prétexte religieux. Cette manifestation qui, dans la forme, était une véritable injure, impliquait de plus dans le fond l'insoutenable prétention d'un souverain étranger de se constituer le juge et le censeur de notre politique extérieure et de la dénoncer aux autres gouvernements. Il s'agit de la protestation du Pape contre la visite que le président de la République française fit au roi d'Italie au printemps de 1904. On se rappelle que déjà au mois de juin 1903, Léon XIII et Rampolla, en prévision de cette éventualité, dont on commençait à parler, avait averti — très discrètement d'ailleurs — le gouvernement français par une note que, si le président de la République était amené à rendre visite à Victor-Emmanuel dans sa capitale même, c'est-à-dire dans l'ancienne capitale de l'État pontifical, le Saint-Père ne pourrait voir dans cette démarche qu'une offense et qu'il 'lui serait impossible de le recevoir au Vatican, le Saint-Siège ayant établi en règle depuis Pie IX qu'aucun chef d'État catholique venant à Rome visiter le roi d'Italie, c'est-à-dire l'usurpateur, ne pouvait être reçu par le Souverain Pontife. C'était une attitude d'autant plus singulière, il faut en convenir, que, d'une part, le Pape admettait fort bien que les puissances, même catholiques, qui étaient représentées auprès de lui par des ambassadeurs, le fussent de même auprès de l'usurpateur et le traitassent ainsi, ipso facto, en souverain légitime ; que, d'autre part, les souverains non catholiques, alors même que, comme l'empereur allemand, ils avaient quinze ou dix-huit millions de sujets catholiques, étaient parfaitement reçus au Vatican en sortant du Quirinal, ce qui constituait pour eux un privilège, pour les États catholiques une offense et un préjudice moral, et ce qui, de plus, semblait — étrange paradoxe — une véritable invite à abandonner le catholicisme. Mais enfin, sans s'attacher à cette discussion et quelque désobligeant que pût être pour la France le refus du Pape de recevoir son chef, on devait reconnaître que le Pape était maître chez lui et qu'il avait le droit de recevoir qui bon lui semblait. Ce qui n'était pas son droit, c'était de se déclarer offensé de Ce que, sans nulle intention de l'offenser, la France voulait simplement user du sien en entretenant et resserrant ses bons rapports avec une puissance amie ; c'était la prétention de contrarier ainsi notre politique extérieure et de compromettre nos intérêts au nom d'un pouvoir temporel que personne n'admettait plus dans le monde et que lui-même, au fond, ne prenait plus au sérieux. Toutefois, vu le caractère bien connu de Léon XIII, on peut bien affirmer ou que, finalement, il n'eût pas protesté, ou qu'il l'eût fait sous une forme confidentielle et anodine dont le gouvernement français n'eût pu politiquement se formaliser. Mais Léon XIII n'était plus, et à la place d'un pape politique on avait un pape pieux, qui était pour la manière forte et ne comprenait pas qu'en offensant la France il ferait une irréparable sottise. Cette sottise, il ne dépendit pas de nos gouvernants, et particulièrement du chef de l'État, qu'il ne la commît point. Le président de la République, Loubet, fit effectivement, avant d'aller à Rome, les efforts les plus louables — et les plus infructueux — pour le rendre plus sage. Quand le roi d'Italie eut accompli ce voyage en France qui prouvait aux yeux du monde le rétablissement des bons rapports trop longtemps interrompus entre les deux États et qu'il eut été reçu avec tant de sympathie et de cordialité en plein Paris (octobre 1903), la nécessité de lui rendre sa visite prochainement et de la lui rendre à Rome même, sous peine de l'offenser, lui et son pays, ne fut mise en doute ni par nos gouvernants, ni par les hommes du Bloc, ni même par la plus grande partie des hommes de l'opposition, qui faisaient passer avant tout l'intérêt national et l'honneur du drapeau. Ce sentiment devint d'autant plus général au commencement de 1904 que le conflit qui venait de se produire en Extrême-Orient entre la Russie et le Japon immobilisait pour longtemps dans ces pays lointains la seule grande puissance qui fût pour le moment notre alliée et que, par suite, il nous importait davantage de désarmer moralement la Triple Alliance par de bons procédés à l'égard de l'Italie. Ainsi le voyage de Loubet devenait un acte de patriotisme et une obligation nationale. Loubet, qui était un politique modéré, peu porté aux solutions intransigeantes ou radicales, eût bien voulu mettre tout le monde d'accord et prévenir tout éclat fâcheux en rendant le Pape plus traitable[78]. Ce qu'il redoutait surtout — comme la majorité des Français le redoutait encore à cette époque —, c'était la rupture du Concordat et la séparation de l'Église et de l'État. Il était de ces républicains, nombreux encore, qui pensaient que l'Église libre deviendrait trop puissante, qu'elle serait un danger, et qui croyaient qu'on la tenait, du moins dans une certaine mesure, par les liens du Concordat[79]. Or il craignait — et il s'ouvrit, paraît-il, de ses craintes au cardinal Lecot, archevêque de Bordeaux[80], — que le refus du Pape de le recevoir à Rome et à plus forte raison une protestation pontificale contre son voyage ne poussassent à bout la patience de la nation française et ne rendissent la séparation inévitable : Lecot, qui était de son avis, s'efforça de prévenir cette éventualité en cherchant à obtenir que les évêques français fissent comprendre au Saint-Père qu'il y avait lieu pour lui de se montrer moins intransigeant, de céder aux circonstances, bref, de recevoir Loubet[81]. S'il faut en croire l'écrivain qui a rapporté tous ces dessous — c'est-à-dire l'auteur de Vers l'Église libre —, les évêques n'auraient pas fait grand accueil à sa proposition et Lecot y aurait bientôt renoncé. Loubet aurait alors fait négocier officieusement à Rome même par certains prélats dévoués au gouvernement, d'abord par Fuzet, archevêque de Rouen, puis par Bouquet, évêque de Mende. Mais, justement parce qu'ils étaient dévoués au gouvernement, ils étaient suspects à Pie X et à Merry del Val, qui n'avaient confiance que dans ses ennemis. Ils ne furent donc pas écoutés et se heurtèrent à un non possumus absolu. Vainement faisaient-ils ressortir les graves conséquences qui pouvaient résulter de cette intransigeance, la séparation, la perturbation du pays, la ruine de l'Église de France. Le Pape pieux levait les yeux au ciel et répondait imperturbablement : Deus providebit ! Dieu y pourvoira ! Bref, au printemps de 1904, Loubet savait à n'en pouvoir douter que les dispositions du Saint-Père n'étaient pas changées et que le plus sage, pour éviter un éclat, s'il pouvait encore être évité, était de ne pas faire de démarche officielle au sujet de la fameuse visite, pour ne pas recevoir officiellement l'affront d'un refus. On voit par ce qui précède combien étaient mal fondés les reproches que firent un peu plus tard avec tant d'aigreur les cléricaux qui, par ignorance ou mauvaise foi, accusaient — dans la Croix — le ministère d'avoir voulu que M. Loubet, chef passager d'une nation liée à la Papauté par des traditions séculaires et des traités solennels, allât à Rome en ignorant le Pape, afin de marquer par un dédain qui est le pire des outrages — leur — résolution de n'avoir avec lui rien de commun[82]. Ces reproches étaient d'autant moins fondés que, peu avant le voyage, l'Osservatore romano, journal du Vatican, prenait soin de rappeler au public qu'aucun chef d'État catholique venant faire visite au roi d'Italie ne pouvait être reçu par le Souverain Pontife. Les choses en étaient là quand le ministère demanda aux Chambres un crédit de 450.000 francs pour les frais du voyage. La discussion qui eut lieu le 25 mars au Palais-Bourbon donna lieu au parti clérical de prouver par l'abstention de ses principaux chefs combien ils se rendaient compte que le gouvernement était dans son droit et combien ils jugeaient impolitique de le contester. C'est à peine si quelques enfants perdus du parti s'élevèrent contre le projet, comme Boni de Castellane, qui crut devoir rappeler que les portes du Vatican étaient fermées par un protocole inflexible à tout chef d'État catholique venant saluer la dynastie spoliatrice de la papauté et qui, le président ayant déclaré que la France tout entière protesterait contre ces paroles, s'écria cavalièrement : Tant pis pour la nation française ! Bref, 502 voix contre 10 adoptèrent le crédit. Au Sénat, quelques droitiers de second plan s'étant aussi hasardés timidement à déclarer le voyage offensant pour le Pape, le ministre des Affaires étrangères, dont les convictions concordataires étaient bien connues, prit soin de déclarer très nettement, au nom du gouvernement et de la France : Il n'y a pas plus d'offense dans nos actes que dans nos intentions. Remplir un devoir évident, rendre une visite reçue, porter à l'Italie, en la personne de ses souverains, le salut de la France, resserrer ainsi, pour le bien commun des deux pays, des liens formés à la fois par les sentiments et les intérêts, qui donc pourrait équitablement prendre ombrage d'une démarche aussi naturelle ? Et comment M. Delahaye[83] n'a-t-il pas vu, étant donné l'objet de ses préoccupations, tout le danger qu'il y aurait à laisser croire à la France qu'elle ne peut vivre en bons rapports avec le chef suprême de l'Église catholique qu'à la condition de négliger, sinon même de sacrifier les intérêts français ? C'était la raison, la justice même. Et le Sénat la comprit si bien qu'il vota le projet du gouvernement à la presque unanimité (258 voix contre 2). Après de pareilles manifestations, nous le répétons, Léon XIII se fût sans doute fait un devoir de redoubler de prudence et de circonspection. Telle ne fut pas, bien au contraire, l'attitude de son successeur. Le voyage s'étant effectué (du 24 au 29 avril), avant même qu'il fût terminé, le Pape, exaspéré manifestement par l'accueil enthousiaste que l'Italie populaire, non moins que l'Italie officielle, faisait à la nation sœur qui avait jadis donné le signal de son affranchissement, et au bruit des fanfares et des applaudissements qui retentissaient encore autour du Vatican, encouragé aussi par la mauvaise humeur que l'empereur Guillaume témoignait alors au sujet du voyage de Loubet[84] — ce qui n'était pas non plus pour plaire au peuple français —, crut devoir, dès le 28 avril, faire remettre à Nisard une note aigre et méchante à titre de protestation. Dans cette pièce, non content de rappeler la règle établie par Pie IX au sujet des chefs des États catholiques, il déclarait que, malgré les intentions dont avait parlé Delcassé le 25 mars, la visite de Loubet au Quirinal constituait une offense pour le Saint-Siège, l'offense étant, disait-il, intrinsèque à l'acte. Cette offense, prétendait-il, avait même été bien plus grande de la part de M. Loubet qu'elle ne l'eût été de la part d'un autre chef d'État catholique, étant donné que la France, unie par des rapports très étroits et traditionnels avec le Pontificat romain, jouit, en vertu d'un traité bilatéral[85] avec le Saint-Siège de privilèges signalés, a une large représentation dans le Sacré-Collège des cardinaux et, par suite, dans le gouvernement de l'Église universelle, possède par faveur singulière le protectorat des intérêts catholiques en Orient et a reçu du Saint-Siège, spécialement dans ces dernières années, des preuves de très particulière bienveillance. Il n'était pas un Français un peu au courant de notre histoire qui ne dût être révolté de reproches aussi impudents et aussi mal fondés. La France n'était, en somme, redevable au Saint-Siège que de l'oppression, des troubles et des guerres civiles qu'elle avait subis durant tant de siècles pour cause de religion. C'était elle qui, par sa politique, ses armes, son argent, avait si longtemps contribué, plus qu'aucun autre État, à la puissance du Saint-Siège, et à son propre détriment[86]. Elle était encore la première puissance catholique du monde et pourtant elle ne comptait dans le Sacré-Collège que sept cardinaux, alors que l'Italie, dont le gouvernement n'était même pas reconnu par le Pape, en comptait quarante à elle seule. Enfin l'on savait bien au Vatican que nous devions le protectorat des intérêts catholiques d'Orient non point au Pape, mais aux gouvernements qui nous l'avaient concédé par traités et que ce protectorat, fort utile au Saint-Siège, n'était guère pour nous qu'une source d'embarras et de dépenses. Rien donc n'égalait l'injustice des reproches contenus dans la note du 28 avril, si ce n'est leur mauvaise foi. Et cette mauvaise foi éclatait surtout dans la partie de ce document où le Vatican faisait un crime au gouvernement français d'avoir méconnu ses droits à la souveraineté temporelle, droits et dignité que Sa Sainteté regarde comme son principal devoir de protéger et de défendre, dans l'intérêt même des catholiques du monde entier. On savait bien en effet que si Léon XIII n'avait jamais beaucoup songé à reprendre son domaine temporel, Pie X, lui, n'y songeait absolument pas ; que c'était à peine si dans sa première encyclique[87] il en avait fait pour la forme une vague et insignifiante mention. On savait bien que, comme ses deux prédécesseurs, il admettait que le spoliateur excommunié par l'Église eût auprès de lui un aumônier catholique ; et qu'il ne désaffectait pas l'église où reposaient les restes de Victor-Emmanuel et d'Humbert[88]. On ne pouvait ignorer qu'il avait autorisé récemment plusieurs membres catholiques du corps municipal de Rome à aller présenter leur hommage au roi d'Italie dans le palais du Quirinal[89] ; que, plus récemment encore, il avait laissé sans protester le gouvernement italien user du droit qu'il prétendait avoir de nommer le patriarche de Venise, droit que Léon XIII lui avait toujours contesté. Enfin ce qui rendait plus manifeste et plus scandaleuse, par suite plus offensante pour la France la comédie qu'on jouait au Vatican, c'est que, peu de jours après la protestation du 28 avril, c'est-à-dire au mois de mai 1904, le même Pape enjoignait à un de ses cardinaux, Svampa, de porter ses hommages à qui ? au roi d'Italie ! et où ? dans une ville qui avait fait partie jadis de l'État de l'Église, c'est-à-dire à Bologne ; que le cardinal s'y rendait en grande pompe et dînait solennellement à la droite de Victor-Emmanuel ! Etait-il possible de se moquer plus audacieusement du gouvernement français ? Il faut avouer que ce gouvernement eût été excusable de céder à sa trop légitime irritation. Pourtant il ne le fit pas. Quand la fameuse note de Merry del Val lui fut communiquée par Nisard (4 mai), le Conseil des ministres, soucieux par-dessus tout d'éviter une rupture violente qu'on n'eût pas manqué de l'accuser d'avoir provoquée, se borna très pacifiquement à décider qu'elle serait considérée comme nulle et non avenue et à faire répondre en conséquence Nisard à Merry del Val[90]. Il fut seulement entendu dans le Conseil, et nul ne saurait s'en étonner, que si la protestation du Pape était rendue publique, le gouvernement aurait d'autres mesures à prendrez. Donc, si la preuve n'avait pas été donnée au public non seulement que l'outrage avait eu lieu, mais qu'il avait été aggravé volontairement par le Vatican, l'affaire en fût restée là. Mais justement, cette aggravation, le Saint-Siège l'avait commise, et le jour même où il avait adressé sa note à Nisard. Cette note, en effet, il avait pris soin, dès le 28 avril, de la faire communiquer à tous les gouvernements avec lesquels le Saint-Siège était en relations diplomatiques, et en y ajoutant cette phrase particulièrement blessante pour le gouvernement français : ... Si malgré cela, le nonce est resté en France, cela est dû simplement à de très graves motifs d'ordre et de nature en tout point spéciaux. Ainsi le gouvernement pontifical non seulement se permettait de dénoncer aux autres gouvernements un acte du gouvernement français qui ne le regardait en rien et par lequel, sans nuire à personne, il n'avait fait qu'user de son droit et de son indépendance, mais croyait devoir s'excuser auprès d'eux de ne l'en avoir pas aussitôt puni et le traitait vis-à-vis d'eux comme un enfant pris en faute. Comment Merry del Val et son maitre pouvaient-ils penser qu'un acte si grave resterait longtemps inconnu du gouvernement français ? Et que le public l'ignorerait ? En fait, dès le 17 mai, la fameuse note du 28 avril, grossie de la phrase en question, paraissait dans le journal l'Humanité, dont le directeur, Jaurès, en avait reçu communication d'un prince souverain heureux sans doute à ce moment de faire pièce au Saint-Siège, avec lequel il n'était pas en bons termes[91]. L'impression produite sur le public fut naturellement désastreuse pour le Saint-Siège. Quant au ministère, qui maintenant ne pouvait plus avoir l'air d'ignorer la note, son parti fut bientôt pris. Mais ce ne fut pas, loin de là le plus radical qu'il pût prendre. Il avait en effet à choisir entre trois décisions : mettre en congé notre ambassadeur à Rome ; — le rappeler officiellement, en ne laissant à Rome qu'un chargé d'affaires ; — enfin supprimer purement et simplement l'ambassade. La première mesure eût été vraiment par trop anodine et insignifiante ; la troisième eût impliqué tout de suite la rupture du Concordat et, par suite, la séparation de l'Église et de l'État. Le ministère, prudemment, s'en tint à la seconde et, dès le 19 mai, Nisard fut invité à demander à Merry del Val si la note, telle qu'elle avait paru dans l'Humanité, avait bien été envoyée aux gouvernements. Si l'authenticité en était reconnue, ou si on éludait la réponse, l'ambassadeur avait ordre de quitter Rome. Or, le secrétaire d'État ayant déclaré, sans nier positivement le fait, qu'il ne répondrait que par écrit et à une demande écrite, Delcassé qui, dans l'intervalle, avait acquis la certitude que la circulaire avait bien été envoyée aux divers gouvernements, considéra l'attitude de Merry del Val comme le moyen dilatoire qu'il avait prévu et enjoignit à Nisard de se retirer. Cet ambassadeur quitta donc la ville de Rome dès le 21 mai et n'y laissa que son chancelier, de Navenne, pour l'expédition des affaires. Mais le gouvernement pontifical, affectant toujours de ne pas comprendre en quoi il avait pu offenser le gouvernement français, ne crut pas devoir riposter par une mesure analogue et, à la stupéfaction générale, Lorenzelli demeura tranquillement à Paris. Cependant, à la nouvelle de ce qui venait de se passer, tous les partis s'émurent en France, et dans la séance du 27 mai au Palais-Bourbon, diverses interpellations furent adressées au gouvernement. Les hommes du Bloc, comme Paul Meunier, Hubbard, Allard, demandèrent la suppression de l'ambassade ou même celle du budget des cultes et la séparation de l'Église et de l'État. Les nationalistes, comme Lasies, reconnurent bien que le gouvernement pontifical était dans son tort, mais déclarèrent que, la gravité de l'incident ne résultant que de la publicité donnée à la note pontificale, il y avait lieu d'ajourner le débat jusqu'à ce qu'une enquête eût fait connaître la source de l'indiscrétion. Les cléricaux purs, avec Gayraud et Groussau, plaidèrent pour le Saint-Siège les circonstances atténuantes, s'efforcèrent d'établir qu'il n'avait pas eu l'intention d'offenser la France et, que l'attitude et les procédés de Merry del Val avaient, jusqu'à la fin, été corrects. Mais les libéraux et les progressistes, qui d'ordinaire les soutenaient volontiers, les abandonnèrent cette fois, et Ribot, patriote avant tout, se fit applaudir en déclarant que le gouvernement ne pouvait accepter les revendications du Saint-Siège en ce qui concernait le pouvoir temporel. Il fit discrètement remarquer la mauvaise foi du Saint-Siège qui, tandis qu'il émettait l'insolente prétention d'empêcher la France de rendre au roi d'Italie sa politesse, envoyait saluer ce souverain à Bologne par un cardinal. Il reconnut que la note du 28 avril avait dépassé le ton habituel des conventions diplomatiques. Sans doute, il ne fallait pas prendre l'incident au tragique ; ... une rupture violente serait une folie. Mais enfin l'orateur et ses amis se déclaraient prêts à approuver la mesure prise par le ministre des Affaires étrangères, parce qu'ils voulaient défendre la société laïque contre tous les empiètements. Quant au gouvernement, il avait vraiment cette fois trop beau jeu. Nul, même parmi ses adversaires, ne put, dans son for intérieur, désapprouver Delcassé quand, après avoir simplement retracé les faits tels qu'ils s'étaient passés, il déclara qu'il y avait bien une offense pour la République dans cette sorte d'évocation devant des gouvernements étrangers d'une affaire purement française, — dans — cette communication à des gouvernements étrangers du langage dont on s'était servi à t'égard du chef de l'État français et qui prenait un ton inadmissible de remontrances. Enfin la grande majorité de la Chambre applaudit le président du Conseil non seulement quand, avec beaucoup de modération et de sagesse, il déclara que la suppression de l'ambassade, celle du budget des cultes et la rupture du Concordat n'étaient pas des mesures qu'on pût prendre au pied levé, ab irato, mais aussi quand il déclara fort nettement : ... Ce rappel — de l'ambassadeur — signifie politiquement que nous ne pouvons admettre sous aucun prétexte que la présence de notre ambassadeur à Rome soit interprétée par le Saint-Siège dans un sens favorable à ses prétentions et lui serve en quelque sorte de justification apparente pour une revendication de droits que nous repoussons de la manière la plus absolue. Il indique également que nous n'avons pas voulu tolérer l'ingérence de la cour pontificale dans nos rapports internationaux, de même que nous avons voulu en finir une bonne fois pour toutes avec la fiction surannée d'un pouvoir temporel disparu depuis trente ans[92]. Jamais chef de gouvernement français, depuis 1871, ne s'était exprimé avec cette raideur au sujet du pouvoir temporel des papes. Et c'était là le plus clair résultat de l'arrogante manifestation par laquelle le Souverain Pontife venait de le revendiquer. Mais l'excellent Pie X et l'autoritaire Merry del Val n'étaient pas gens à comprendre la gravité de la faute qu'ils avaient commise ; et la suite des événements, — une suite très prochaine — allait montrer que la note du 28 avril n'était point encore le dernier terme de leurs maladresses. VIII Après le grave avertissement que le gouvernement français venait de donner au Saint-Siège, des politiques moins sûrs d'eux-mêmes que Pie X et Merry del Val eussent cru devoir user vis-à-vis de ce gouvernement d'un peu de prudence et s'étudier à ne pas le pousser 'a bout par de nouvelles provocations. Mais il eût fallu pour cela qu'ils connussent la France mieux qu'ils ne la connaissaient, qu'ils se rendissent exactement compte de son état d'esprit et comprissent que le Concordat, dont ils ne voulaient certainement pas la rupture, ne tenait plus qu'à un fil. Or ils étaient fort loin de soupçonner la vérité. Les royalistes et cléricaux intransigeants de France, qu'ils écoutaient de préférence à tous autres, leur faisaient croire, ce qu'ils croyaient eux-mêmes, que les menaces de séparation n'étaient pas sérieuses, qu'elles ne seraient jamais nuises à exécution. A Rome le cardinal Mathieu était d'accord avec eux pour représenter sans cesse que le ministère Combes était à la veille de tomber et que ce n'était pas l'heure de lui céder en rien. Aussi est-ce juste le moment que les hommes du Vatican choisirent pour violer le Concordat plus ouvertement et plus audacieusement que ni eux ni leurs prédécesseurs ne l'avaient jamais fait, en prenant à l'égard de deux évêques français des mesures qui étaient la négation même de ce traité. Il y avait dans la Mayenne, c'est-à-dire dans un département où royalistes et cléricaux tenaient encore une grande place, un évêque nommé Geay[93], très loyalement concordataire. Ce prélat s'était de bonne heure attiré leur haine en recommandant à son clergé de ne pas attaquer le gouvernement et en s'opposant de son mieux aux intrigues ou aux progrès des congrégations non autorisées, particulièrement des Jésuites. Ne pouvant lui reprocher ouvertement cette attitude ni l'accuser d'hérésie, on avait pris le parti d'incriminer ses mœurs et l'on s'était voilé la face devant des lettres d'un mysticisme un peu tendre qu'il avait eu l'imprudence d'écrire à une religieuse de Laval. Ces lettres ne dénotaient en rien[94] que l'évêque eût été l'amant de cette religieuse. Il faut ajouter que l'Église n'a pas l'habitude de se montrer fort sévère envers les prélats, non plus qu'envers les prêtres qui succombent aux tentations de la chair. Elle ferme les yeux d'ordinaire et n'a pas tout à fait tort. Car, si elle devait chasser de ses rangs tous les infracteurs du sixième commandement, elle réduirait vraiment ses effectifs à trop peu de monde[95]. Quoi qu'il en soit, le trop sensible Geay, dénoncé dès 1899 en cour de Rome par les Jésuites et leurs amis, avait été engagé discrètement par le Saint-Office à donner sa démission pour éviter un grand scandale (26 janvier 1900). Il l'avait donnée d'abord, puis s'était ravisé, avait demandé à être transféré dans un autre évêché et avait fait intervenir le gouvernement français, qui, représentant ce qui était vrai, que sa culpabilité était loin d'être démontrée par ses lettres, avait fini par obtenir de l'accommodant Léon XIII qu'il passât l'éponge sur le passé et qu'il ne fût plus question de cette affaire délicate. Donc, en bonne justice, il n'y avait pas lieu sous Pie X de la ressusciter et le pauvre évêque de Laval pouvait se croire à l'abri de toute nouvelle persécution, quand tout à coup, le 17 mai 1904 c'est-à-dire fort peu après les procédés diplomatiques si incorrects dont le Saint-Siège venait d'user envers le gouvernement français, le secrétaire du Saint-Office, Vannutelli, lui adressa, par une brève et menaçante formule, l'invitation nouvelle de démissionner, invitation si impérative que, si l'intéressé n'obéissait pas — le mot y était — dans le délai d'un mois, il serait sous le coup de poursuites ultérieures, qui manifestement ne pouvaient se terminer que par sa déposition. Que le Saint-Office, dont l'autorité n'a jamais été reconnue en France, intimât directement, et sans aucune entente préalable avec le gouvernement français, un pareil ordre à un évêque qui, aux. termes du Concordat, tenait son pouvoir à la fois dudit gouvernement et 'du Pape, et ne devait, par suite, en être dépouillé que par leur accord, c'était une violation si flagrante, si audacieuse des traités que Combes, à qui on faisait ainsi la partie si belle, n'eût pas à se mettre en frais d'imagination pour faire à la cour du Vatican la réponse qu'elle méritait. Dès le 15 mai il ordonnait à Delcassé de représenter à Merry del Val que la destitution ou la démission forcée d'un évêque était soumise aux mêmes règles que la nomination et nécessitait une décision du gouvernement de la République. Le ministre des Affaires étrangères devait donc signifier au secrétaire d'État que, si la lettre du 17 mai, qui portait un si grave préjudice à l'article 5 du Concordat, n'était pas annulée, le gouvernement serait amené à prendre les mesures que comportait une semblable dérogation au pacte qui liait la France elle Saint-Siège. La note rédigée en conséquence de ces instructions le 28 mai fut communiquée le 3 juin à Merry del Val. Mais elle ne le rendit pas plus sage. Le 10, il répondait par une dépêche quelque peu prolixe où, retraçant en détail les origines de l'affaire, il revendiquait pour le Saint-Siège le droit d'inviter un évêque à démissionner et à se rendre à Rome, quand il le jugeait utile au bien de l'Église, sans le consentement préalable du gouvernement, représentait que progredi ad ulteriora voulait dire simplement que le prélat pourrait être appelé au Vatican pour se défendre des accusations portées contre lui, mais ne pouvait nier toutefois que, s'il ne s'en lavait pas — et il était bien certain qu'on n'admettrait jamais qu'il s'en fût lavé —, la situation deviendrait beaucoup plus grave et plus pénible. Enfin il rejetait toute la responsabilité de ce qui pouvait suivre sur l'évêque de Laval et lui reprochait amèrement de s'être permis de communiquer une lettre qui était, de sa propre nature, très secrète. A ces insolentes déclarations Combes prit d'abord le parti de ne faire aucune réponse. Il détermina même l'évêque de Laval à écrire au Pape comme s'il l'eût ignorée, aussi bien que la lettre du 17 mai, et, en conséquence, le 24. juin, Geay adressait au Saint-Père une lettre par laquelle, sans faire allusion à rien, il l'informait qu'il se rendrait à Rome en octobre pour lui rendre compte de son administration et lui apporter la contribution de son diocèse au denier de Saint-Pierre. L'effet d'une pareille tactique ne se fit pas longtemps attendre. Dès le juillet, Pie X, exaspéré, faisait envoyer à Geay par Merry del Val — toujours sans entente préalable avec le gouvernement français — l'ordre de se rendre à Rome sous quinze jours, pour comparaître devant le Saint-Office, sous peine de la suspense latæ sententiæ ab exercitio ordinis et juridictionis à encourir ipso facto dès l'expiration du délai fixé. Fort empêché entre son serment d'évêque, qui l'obligeait d'obéir au Pape, et ses devoirs concordataires, qui ne lui permettaient pas de quitter la France sans la permission du gouvernement, le pauvre Geay s'empressa naturellement de communiquer au ministre des Cultes la sommation qu'il venait de recevoir, et naturellement aussi le petit père lui interdit de s'y conformer, ce dont le prélat informa respectueusement Merry del Val, le 6 juillet. Mais quatre jours après, ce dernier, en termes très secs, l'informait qu'ayant enfreint, par la communication qu'il avait faite au pouvoir civil, la Constitution Apostolicæ sedis, il avait à pourvoir à sa conscience, et lui renouvelait expressément l'ordre de se trouver à Rome le 20 juillet, sous peine de la suspense dont il avait été menacé. Ainsi du Concordat il n'était tenu aucun compte. Le Pape n'avait pu donner la mitre à l'évêque de Laval que par un accord avec le pouvoir civil ; mais il prétendait la lui enlever de son chef, sans entente avec le dit pouvoir. Et, pour mieux montrer qu'on ne le ferait pas reculer, l'ignorant et arrogant pontife poursuivait dans le même temps, sans plus de raison, un autre membre de l'épiscopat français, qu'il menaçait d'un semblable sort. L'évêque de Dijon, Le Nordez[96], était, depuis plusieurs années, comme l'évêque de Laval, en butte à la haine et aux calomnies des hobereaux et du clergé réfractaire de son diocèse. Son loyalisme à l'égard du gouvernement de la République lui avait en outre valu l'hostilité redoutable de son voisin le cardinal Perraud[97], évêque d'Autun, dont il avait refusé de subir le joug et la direction. C'était un homme de bonnes mœurs, à qui l'on ne pouvait reprocher d'écrire trop tendrement aux Carmélites. Mais, comme dit le proverbe, quand on veut tuer son chien, on dit qu'il est enragé. On avait donc lancé contre lui la plus extravagante imputation qui pût être imaginée. On l'accusait d'être franc-maçon ! On n'en pouvait fournir, il est vrai, la preuve la plus légère et le prélat s'en défendait avec la plus orthodoxe indignation. N'importe, la calomnie faisait son chemin. Le curé de la cathédrale de Dijon, Bizouard, et les Sulpiciens du séminaire, qui haïssaient Le Nordez parce qu'il avait voulu les forcer à rendre des comptes[98], avaient si bien cultivé cette plante vénéneuse qu'elle porta ses fruits. En février 1904, quand l'évêque voulut conférer l'ordination à ceux des élèves dudit séminaire qui étaient en état de devenir prêtres, ils se mirent en grève et se refusèrent à recevoir de lui le sacerdoce. Ils quittèrent même l'établissement et allèrent rejoindre leurs familles. Il est vrai que, Combes et le général André les ayant aussitôt menacés de les incorporer dans des régiments, puisqu'ils ne tenaient plus les engagements qui les dispensaient du service militaire, ils se hâtèrent de rentrer. Mais la Cour de Rome fut sollicitée d'agir contre le prétendu franc-maçon ; et, dès le 11 mars, au nom de Merry del Val — qui, sans plus d'information, donnait ainsi une prime à l'insubordination des clercs —, le nonce Lorenzelli invitait Le Nordez à suspendre les ordinations jusqu'à nouvel ordre. Il va sans dire que cette communication si incorrecte fut faite sans que le gouvernement en fût informé. Ainsi un évêque était dépouillé de la plus essentielle de ses prérogatives, c'est-à-dire à demi déposé, sans que le pouvoir civil qui l'avait nommé fût averti d'une mesure aussi grave. Et le nonce du Pape, qui, comme tous les ambassadeurs étrangers, ne pouvait avoir de rapports officiels qu'avec le gouvernement auprès duquel il était accrédité et n'avait pas plus le droit de donner des instructions à nos évêques que l'ambassadeur d'Angleterre d'en donner à nos amiraux, violait délibérément la loi française qui lui interdisait pareille ingérence dans nos affaires[99]. Le pauvre Le Nordez n'était pas, du reste, au terme de ses tribulations. Bien qu'il se fût incliné sous la mesure injurieuse dont il était l'objet et qu'il eût même fait semblant de croire qu'elle avait été prise dans son intérêt[100], le Pape accueillait chaque jour avec plus de complaisance les dénonciations lancées contre lui. Le 24 avril, l'évêque était sèchement invité par le secrétaire d'État à se rendre à Rome le plus tôt possible. Mais, se doutant bien de ce qui l'y attendait, il cherchait à gagner du temps et répondait (le 3 mai) qu'il faisait sa tournée pastorale de confirmation et qu'elle durerait bien un mois et demi. Bizouard et d'autres détracteurs du prélat organisèrent alors contre lui une grève d'un nouveau genre. Poussés par ces mauvais prêtres, les enfants refusaient de recevoir le sacrement de la confirmation des mains d'un évêque qu'on leur représentait comme un franc-maçon, c'est-à-dire comme un réprouvé. La situation de Le Nordez devenait intolérable. Dans sa détresse il se tournait naturellement vers le gouvernement, qui avait pour devoir de le protéger, et lui communiquait la dépêche de Lorenzelli, qui lui interdisait de procéder aux ordinations. Combes, tout aussitôt (20 juin), déclarait — par une lettre à Delcassé — ne pouvoir admettre : 1° que le Saint-Siège se fût permis de diminuer les pouvoirs d'un évêque à l'insu du gouvernement ; 2° que, contrairement à ses devoirs d'agent diplomatique, le nonce eût pris la liberté de faire une communication directe à un évêque français. Mais, avant que la note rédigée en conséquence par le ministre des Affaires étrangères fût notifiée au secrétaire d'État[101], ce dernier, par ordre du Pape, sommait l'évêque de Dijon, comme l'évêque de Laval, de se rendre à Rome dans un délai de quinze jours, sous peine de suspense (9 juillet 1904). Ainsi Le Nordez était, comme Geay, cité devant le
Saint-Office. Pas plus que ce dernier, il n'avait envie de se rendre à la
citation. Il écrivait à Merry del Val de 19 juillet) pour se plaindre des persécutions
et des outrages sans nom dont il était l'objet depuis vingt mois dans son
diocèse, ajoutant que le Saint-Siège ne lui avait jamais
fait savoir, même par le moindre mot qu'il fût accusé comme
franc-maçon auprès de lui ; qu'il avait tant souffert, qu'il ne croyait pas
pouvoir se rendre à Rome dans les conditions où il
était convié ; qu'il en appelait à la bonté, à la fermeté du
Saint-Père ; enfin qu'il attendait une
notification définitive des censures dont il était menacé. Mais le
secrétaire d'État, loin d'être touché de ses plaintes, lui déclarait durement
qu'ayant enfreint, comme Geay, la bulle Apostolicæ sedis en
communiquant au pouvoir civil les instructions du Vatican, il avait, comme
l'évêque de Laval, à pourvoir à sa conscience, et lui réitérait, au nom du
Pape, l'injonction de se rendre à Rome (22
juillet). Mais le gouvernement n'avait pas attendu jusque-là pour faire savoir à qui de droit quelle conclusion il entendait tirer du conflit si imprudemment provoqué par le Pape et le secrétaire d'État. Non content d'interdire à Le tordez, comme à Geay, de quitter la France, Combes, dont le parti était pris, avait fait décider par le Conseil des ministres (le 13 juillet) qu'une protestation serait adressée au Saint-Père contre la citation faite aux deux évêques sous menace de suspense à l'insu du gouvernement et que, s'il n'en était pas tenu compte, il y aurait lieu à rupture complète des relations diplomatiques avec le Saint-Siège. En conséquence, une double note fut remise à Merry del Val par de Courcel le 23 juillet. Il y était dit que, si les lettres du 9 et du 10 juillet aux deux prélats n'étaient pas retirées, le gouvernement français devrait comprendre que le Saint-Siège n'avait plus souci de ses relations avec le pouvoir qui, remplissant les obligations du Concordat, avait le devoir de défendre les prérogatives à lui conférées par le Concordat. Mais si Combes était résolu à tenir bon, Pie X et son ministre ne l'étaient pas moins que lui. Et le cardinal en donna la preuve par sa double réponse du 26 juillet, où, maintenant toutes ses prétentions antérieures, soutenant que le Pape ne faisait qu'user de son droit et remplir son devoir, rappelant une, fois de plus que les Articles organiques n'existaient pas à ses yeux, qu'il n'avait pas à en tenir compte, il déclarait n'avoir rien à retirer et ajoutait que si le gouvernement français se laissait aller après cela à des mesures d'hostilité non justifiables... le Saint-Siège ne pourrait porter aucune responsabilité ni devant Dieu ni devant les hommes. Quelques jours plus tard, le chargé d'affaires de France
se présentait au Vatican et remettait au secrétaire d'État une courte note
aux termes de laquelle, le Saint-Siège ayant
maintenu les actes accomplis à l'insu du pouvoir avec lequel il avait signé
le Concordat, le gouvernement de la République avait décidé de mettre fin à
des relations officielles qui, par la volonté du Saint-Siège, se trouvaient
être sans objet. Il l'informait en même temps que le gouvernement
français considérait comme terminée la mission du
nonce apostolique à Paris. Et, dès le lendemain (31 juillet), tout le personnel de
l'ambassade française quittait Rome, tandis que Lorenzelli recevait de son
côté par télégramme l'ordre de rentrer en Italie. Ainsi l'on n'en pouvait plus douter : la guerre était ouvertement déclarée. Qu'allait maintenant devenir le Concordat ? |
[1] Je ne demande, écrivait de Mun dans le Matin (18 juillet), ni violence ni procédés illégaux, je les déconseille même formellement. Mais je voudrais que partout où il y a une école de sœurs décrétée de proscription, les agents du pouvoir ne pussent arriver jusqu'aux portes des religieuses qu'en traversant les rangs d'une population calme et maîtresse d'elle-même, aussi bien que ferme et résolue, qui témoigne à la fois par son attitude son indignation contre les proscriptions et sa respectueuse affection pour les victimes.
[2] Le 24 juillet.
[3] Il ne recula même pas devant certaines manifestations républicaines, comme les lettres publiques par lesquelles Gabriel Monod et Goblet protestaient à ce moment même, au nom du principe de la liberté pour tous, contre les atteintes portées par lui à l'enseignement congréganiste.
[4] Deux mille cinq cents des écoles visées par ladite circulaire avaient pourtant obéi déjà Mais il en restait encore plusieurs centaines à soumettre.
[5] A l'école Saint-Maur, les religieux, qui ne demandaient qu'à s'en aller, furent retenus d'autorité par leurs partisans.
[6] Le même qui avait jadis demandé si hautement la séparation de l'Eglise et de l'État.
[7] ... L'État, disait Jonnart, ne serait ni troublé ni inquiété s'il n'avait en face de lui que des religieux contemplatifs. Mais vous savez qu'il n'en est point ainsi. L'État et aussi l'Église ont toléré trop longtemps les pratiques des moines ligueurs et des moines d'affaires. Dans toutes les églises importantes ils se sont emparés de la chaire. L'État ne sait pas qui ils sont et ne sait pas d'où ils viennent. Je dis que c'est la négation du Concordat, et ce n'est pas attenter aux droits de l'Église que de vouloir atteindre ces gens qui, dans les Croix, ont créé ou encouragé la plus perfide campagne contre les républicains et exploité en même temps que la religion le drapeau de la France. Les principaux auteurs de la situation actuelle, les voilà Ils ont cherché à déraciner l'idée républicaine. La droite n'a jamais voulu écouter nos exhortations à l'apaisement. Un moment nous avons espéré une intervention du Vatican. Nous avions cru à la bonne foi de ceux qui se ralliaient à la République. Mais nous nous sommes trompés ; ils ne sont venus à nous que pour nous trahir. Et j'ai perdu toutes mes illusions quand j'ai vu que, comme au temps du Boulangisme, ils voulaient nous mener aux pires aventures. Ils ne se sont pas tenus de joie du beau geste de la jeunesse dorée d'Auteuil... Ce que nous voulons, c'est la victoire républicaine. Nous avons un patrimoine commun : les conquêtes de la société moderne et les lois fondamentales de la République ; nous avons un but commun : l'affranchissement définitif de la République et la suprématie du pouvoir civil, l'émancipation de la pensée humaine et le rayonnement dans le monde du génie de la France...
[8] En représentant aux socialistes que, si le gouvernement retardait toujours la séparation, c'était pour renvoyer aux calendes grecques les réformes sociales qui ne pouvaient avoir lieu qu'après elle.
[9] En juin.
[10] Interpellation Chamaillard, Lamarzelle, Milliard, etc.
[11] Dès le mois de mars 1902, c'est-à-dire avant la formation de son ministère, un rédacteur du Figaro, qui était allé l'interviewer, lui ayant posé cette question : Au cas où, même du fait de l'abrogation de la loi Falloux, l'enseignement libre ne serait pas supprimé, pensez-vous qu'on prendra des mesures pour arrêter le développement de l'enseignement congréganiste, et quelles mesures ? — Combes lui avait répondu : La loi des associations y a pourvu. Si le gouvernement l'exécute dans l'esprit qui l'a conçue, l'enseignement congréganiste aura vécu. (Figaro, n° du 18 mars 1902.)
[12] Pourquoi Waldeck-Rousseau, qui savait son influence encore fort grande, se borna-t-il, à cette époque, à cette déclaration presque furtive, sans écho, au lieu de faire connaître sa pensée à la France par une grande manifestation publique qui eût eu chance de modifier les dispositions de la Chambre ? Doit-on croire que, tout en désapprouvant Combes, il n'était pas fâché qu'il restât pour le moment au pouvoir et finit par s'y enferrer ?
[13] a. Loi déclarant le tribunal qui aurait nommé le liquidateur d'une congrégation seul compétent pour connaître de toute action relative à la liquidation et formée par le liquidateur ou contre lui. — b. Loi permettant aux préfets d'accélérer par des impositions d'office les constructions d'écoles rendues- nécessaires par la fermeture des établissements congréganistes et de couper court aux atermoiements indéfinis par lesquels certaines communes s'efforçaient d'empêcher les dites constructions.
[14] Georges Berry interpella sur cette affaire le 19 juin suivant, comme si un député arrêté en flagrant délit eût dû être soustrait à la vindicte des lois.
[15] Le Conseil de guerre l'acquitta triomphalement peu après (16 juin).
[16] Cette affaire donna lieu à une longue instruction judiciaire qui démontra la, calomnie, mais ne parvint pas à faire la lumière complète sur ses auteurs. Combes y revint plus tard assez malencontreusement à la tribune, dénonçant une tentative de corruption dont il aurait été l'objet en décembre 1902, ce qui donna lieu à de violents débats entre lui et Millerand, qu'il traitait depuis longtemps comme son ennemi personnel (juin-juillet 1901).
[17] Lamarzelle au Sénat interpella le gouvernement sur ce fait le 5 juin suivant.
[18] Séances du 15 et du 18 juin 1903.
[19] Ces instructions avaient été saisies dans la valise d'un religieux au cours d'une perquisition. En voici les passages les plus édifiants : ... II. Dans le cas où, pour des raisons de force majeure, les religieux ne pourraient se rendre dans un établissement de leur ordre, le supérieur général... pourra autoriser, sub-gravi, nominativement les religieux à se séculariser aux conditions suivantes : 1° Le religieux conserve intégralement le vœu de chasteté ; 2° Le religieux doit garder la pauvreté effective autant que possible, comme sont tenus de le faire les religieux en service, etc. Leurs habits séculiers sont simples, niais convenables et dignes de leur profession 3° En ce qui concerne l'établissement, le religieux reste sous la juridiction du supérieur ou de tout autre frère qui aura reçu le pouvoir. S'il n'y a pas de frère désigné pour cela, le religieux relèvera, quant à l'obéissance, du frère directeur de l'établissement le plus rapproché. — III. Les permissions de sécularisation et les dispenses pour la pauvreté et l'obéissance ne sont accordées que pour un an. Elles doivent donc être renouvelées chaque année. Les religieux sécularisés doivent régler leur conduite de manière qu'elle se rapproche le plus possible de celle des religieux réguliers en ce qui concerne les exercices religieux, la fréquentation des sacrements, etc. Il convient que les frères profès portent sous leurs habits séculiers leur croix de profession ou toute autre partie du costume religieux, afin de se rappeler sans cesse les obligations que leur impose leur qualité de religieux...
[20] Ces congrégations ne possédaient pas moins de 517 établissements.
[21] La commission chargée d'examiner la demande de cette congrégation lui reprochait d'être composée en majeure partie d'italiens, de ne pas se contenter de recueillir les orphelins et d'en faire des travailleurs, mais de les exploiter et d'avoir en vue bien moins leurs intérêts que les bénéfices qu'elle en pouvait tirer...
[22] On pouvait constater, en octobre 1903, qu'environ dix mille écoles congréganistes avaient été fermées. Il est vrai que cinq à six mille d'entre elles s'étaient rouvertes, sous des apparences laïques, à la faveur de divers subterfuges.
[23] Séance du 26 janvier. — Il soutenait que, s'il était fort désirable que la morale laïque se substituât à la morale des prêtres, elle ne la remplacerait pas, en fait, de longtemps, et qu'en attendant elle valait mieux que rien. Il voulait seulement que le clergé restât à sa place, qu'il ne s'isolât pas et n'isolât pas certaines populations de la nation. C'est pourquoi il avait voulu récemment interdire l'usage du bas-breton dans la prédication et l'enseignement du catéchisme ; — ce qui lui avait valu, le 16 janvier, une interpellation de plus.
[24] Séance du 21 mars 1903.
[25] Ils déclaraient que, si les mesures dont les Congrégations étaient menacées se réalisaient, elles produiraient une indignation générale. Ce serait le renouvellement de la Terreur, le prélude de la révolution sociale. Les populations s'apercevraient que ce n'est pas l'Église qui s'ingère dans la politique, mais que ce sont les hommes politiques qui déclarent la guerre à la religion. Il en résulterait une émotion dangereuse, et cette perspective, ajoutaient les prélats, doit inspirer la prudence à tout homme d'État digne de ce nom et capable de prévoir.
[26] Voir le tome Ier, de cet ouvrage. A cette époque (1872), le Saint-Siège avait bien voulu déclarer que l'emploi du Nobis, maintenu par lui, ne préjudiciait en rien au droit de nomination du gouvernement. Mais le Conseil d'État, pour ne pas laisser prescrire le droit du gouvernement, avait bien soin de n'enregistrer les bulles d'institution des évêques que sous toutes réserves en faveur des droits de l'État et de liberté de l'Église gallicane.
[27] Remarquons à ce propos qu'il aurait bien pu demander également à nos évêques celle d'une formule encore plus blessante pour le pouvoir civil, ceux-ci s'intitulant simplement évêques par la grâce de Dieu et la volonté du Saint-Siège apostolique, alors qu'ils l'étaient bien aussi quelque peu par la grâce du gouvernement de leur pays.
[28] Fort recommandé par Fuzet, archevêque de Rouen, dont le loyalisme républicain était fort apprécié du gouvernement.
[29] Remarquer ce mot, qui implique l'idée, chère au Vatican, que le Concordat n'est pas un traité synallagmatique, mais une simple concession du Saint-Siège.
[30] ... Le Gouvernement... par sa nomination, ne confère pas le diocèse, ou, pour parler plus exactement encore, ne fait pas l'évêque, comme semble le penser le Conseil d'État ; mais il indique seulement au Pontife romain le sujet qui doit, moyennant l'institution canonique, obtenir du Pontife romain le diocèse avec la juridiction y annexée... Le Saint-Siège, soit par institution divine, soit par disposition canonique, ne peut céder à l'État le droit de faire les évêques... quand il s'agit de pourvoir les diocèses, le seul droit que le Saint-Siège peut conférer à l'État est celui que l'on vient de décrire... L'institution canonique est... l'acte solennel par lequel le Pontife romain confère au sujet le diocèse avec pleine juridiction et le constitue évêque de ce diocèse.
[31] Où il était dit : ... Institutionem canonicam dabit juxta formas, relate ad Gallias, ante regiminis commutationem status...
[32] Rapprocher de cette déclaration les passages suivants, encore plus nets et plus menaçants, du même discours : ... Le dénoncer (le Concordat) en ce moment, sans avoir préparé suffisamment les esprits..., serait d'une mauvaise politique... Je ne dis pas que la rupture des liens qui existent entre l'État et l'Église ne se produira pas à un jour donné. Je ne dis pas même que ce jour n'est pas prochain... Au surplus, quo ceux de nos amis politiques qui sont pressés de voter la séparation des Églises et de l'État calment leur impatience. Au train dont les choses marchent, peut-être n'attendront-ils pas longtemps la réalisation de leurs vœux...
[33] C'étaient pour la plupart des chapelles congréganistes qui faisaient concurrence aux églises paroissiales.
[34] Que les députés, même radicaux, des Hautes-Pyrénées, ne voulaient à aucun prix voir fermée.
[35] Ces projets étaient alors au nombre de quatre : ceux de Dejeante et d'Ernest Roche, qui dataient de juin et d'octobre 1902, et ceux de Pressensé et d'Hubbard, déposés seulement en avril et mai 1903. Les membres de l'Union démocratique et même un certain nombre de radicaux, que l'idée d'une séparation prochaine de l'Église et de l'État effrayait encore, ne prirent pas part à l'élection de cette commission, qui se trouva composée de 17 partisans et de 16 adversaires de la séparation.
[36] C'était surtout en haine du gouvernement italien, dont il n'avait jamais voulu se rapprocher, que Léon XIII s'était montré peu favorable à cette alliance (formée, on le sait, par l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie), et c'était pour faire pièce à la Triplice qu'il avait poussé la bienveillance envers le gouvernement français jusqu'au mot d'ordre du ralliement.
[37] On a dit, mais sans en donner la preuve, qu'alors que Delcassé soutenait Rampolla et que ce cardinal était, en somme, le candidat officiel de la France, Combes, irrité de l'opposition que le secrétaire d'État lui avait faite récemment dans l'affaire du Nobis nominavit et des diocèses vacants, s'était efforcé de lui faire échec au Conclave. — Voir de Narfon, Vers l'Église libre, 301-302 ; — de Colleville, Les dessous de la Séparation, 89.
[38] Les cardinaux français étaient alors au nombre de sept : Richard, archevêque de Paris ; Langénieux, archevêque de Reims ; Lecot, archevêque de Bordeaux ; Coullié, archevêque de Lyon ; Labouré, archevêque de Rennes Perraud, évêque d'Autun ; enfin, Mathieu, ancien archevêque de Toulouse, maintenant cardinal de curie.
[39] Les cardinaux qui pensaient ainsi étaient pour la plupart Italiens.
[40] On se rappelait que ce souverain, lors de son dernier voyage à Rome, avait voulu le voir et s'entretenir longuement avec lui.
[41] Volent jocari super nomen meum, avait-il dit.
[42] Ce qui faisait dire au cardinal Lecot, son voisin de Conclave : Si non loqueris gallice, non potes esse Papa.
[43] En 1866, il avait voté pour l'annexion de Venise aux États de Victor-Emmanuel ; et depuis, il avait, dans son patriarcat, fait preuve de respect et d'égards pour la famille royale.
[44] En particulier au conclave de 1831.
[45] A l'instigation de l'Allemagne, et sans doute aussi de l'Italie.
[46] Actes de S. S. Pie X, t. I, p. 198 et 199.
[47] Le cardinal camerlingue, Oreglia, n'avait, après la mort de Léon XIII, trouvé que 700.000 francs dans la caisse pontificale. C'est seulement quatre mois plus tard que le cardinal Gotti révéla au nouveau pape l'existence d'un nombre respectable de millions à lui confiés par son prédécesseur.
[48] De là le Motu proprio du 22 novembre 1903, et la lettre apostolique Quam arcano du 11 février 1904 (Actes de S. S. Pie X, I, 48, 170).
[49] Encyclique E supremi apostolatus. — Actes de S. S. Pie X, t. I, p. 30.
[50] Merry del Val (Raphaël), né à Londres le 10 octobre 1865, d'une mère anglaise et d'un père espagnol (d'origine irlandaise), qui appartenait à la diplomatie et représenta le cabinet de Madrid successivement à Londres, à Bruxelles, au Vatican. Elève de l'Académie des Nobles à Rome, camérier secret du pape le 8 juin 1887, il avait été chargé d'une mission en Angleterre (1887), puis avait accompagné Galimherti à Berlin en 1888. Fort en faveur auprès de Léon XIII, il avait rempli plusieurs missions diplomatiques : En Autriche (1889), au Canada (1897), était devenu président de l'Académie des Nobles (1898) et archevêque titulaire de Nicée (1899).
[51] Le P. Martin, général des jésuites, était Espagnol comme lui. — Rappelons en passant qu'aux yeux de certaines gens les jésuites passaient aussi pour avoir fortement contribué à l'élection du nouveau pape.
[52] Où il inaugurait en plein pays de chouans la statue de Renan.
[53] L'église de cette localité avait été envahie, le 27 septembre, par des bandes de grévistes, qui l'avaient quelque peu saccagée.
[54] Dejeante ayant proposé, le 28 novembre, l'enlèvement de la croix-du Panthéon, cette motion fut également repoussée. Dans tous ces scrutins, l'Union démocratique et une partie du groupe radical votèrent avec le centre et avec la droite.
[55] Rouvier, Delcassé, Chaumié.
[56] Nous citerons notamment le député Maurice Faure, aujourd'hui sénateur, qui, tant par ses rapports ou ses discours que par d'importantes conférences en dehors du Parlement, soutenait un programme pouvant se résumer dans les mesures suivantes : 1° Action vigoureuse des administrations compétentes en vue d'empêcher les fonctionnaires civils et militaires de donner l'exemple de la défection à l'égard de l'enseignement de l'État et de jeter la défaveur sur les lycées ou collèges en envoyant leurs enfants dans les établissements congréganistes ; 2° interdiction aux professeurs de l'État de seconder le développement des établissements congréganistes en y donnant des leçons ; 3° Abolition du privilège institué au profit des Maristes en rompant tout lien entre l'Université et le Collège Stanislas ; 4° Fixation d'un délai pour la laïcisation obligatoire des écoles publiques de filles ; 5° Mesures destinées à faire cesser la concurrence illégale des petits séminaires. C'est sur ses instances (mars 1902) que l'injustifiable privilège du Collège Stanislas (au service duquel, depuis la Restauration, l'Université entretenait un certain nombre de ses professeurs) avait été supprimé. — V. Maurice Faure, Pour l'Université républicaine (Paris, 1901).
[57] Depuis longtemps fonctionnait à la Chambre une délégation du même genre, grâce à laquelle se maintenait au Palais-Bourbon la discipline du Bloc.
[58] Cette raison n'était pas absolument convaincante. Mais évidemment Combes avait dû faire cette concession à certains de ses collègues et de ses amis.
[59] Après avis du Conseil académique et du Conseil supérieur de l'Instruction publique, mais sans obligation pour lui de s'y conformer.
[60] Séance du 20 novembre 1903.
[61] Du 9 au 23 février 1903.
[62] Dont 1.452 appartenaient aux Frères des Écoles chrétiennes et les autres presque tous à des congrégations autorisées de femmes (au nombre de 371).
[63] Un tiers de ces dépenses devait être à la charge de l'État.
[64] Proposition Lasies.
[65] Discours du 7 mars 1904.
[66] Combes n'osa pas le combattre. Delcassé, qui pensait comme Leygues, ne dit rien non plus. Le soin de le réfuter fut laissé au ministre des Colonies, Doumergue, qui argua surtout des préoccupations trop exclusivement religieuses des missionnaires, des embarras qu'ils causaient au gouvernement, de leur inféodation aux jésuites, du fait que certaines congrégations enseignaient le latin et ne voulaient pas enseigner le français, etc. — A quoi Leygues répliqua que cela prouvait bien qu'il fallait laïciser, mais qu'en attendant il ne fallait pas supprimer.
[67] Qui devint l'article 5 de la loi.
[68] ... Nos cœurs, lui écrivaient-ils, saignent à ce spectacle et nous nous demandons avec anxiété si vous vous souviendrez enfin, Monsieur le Président, que vous deviez égale protection à tous les Français, et si, gardien de nos libertés et de nos droits... vous tenterez un effort pour arrêter cette barbarie — car c'en est une — qui menace de tout asservir... Nous avons peur que... la France ne trahisse sa vocation providentielle et que, n'ayant plus de raison d'être, elle finisse, comme tant d'autres nations, dont l'histoire nous raconte la décadence et la ruine...
[69] Par cette lettre, le nouveau Pape, après avoir rappelé avec douleur les refus systématiques opposés aux demandes d'autorisation des congrégations, la fermeture de tant d'établissements, l'expatriation forcée de tant de religieux, s'élevait avec force contre le projet de loi tendant à priver les congrégations du droit d'enseigner, droit primordial et sacré suivant lui. Il renouvelait les menaces tant de fois faites par Léon XIII en ce qui concernait les Missions. Puis il ajoutait : En voyant cette longue série de mesures toujours plus hostiles à l'Église, il semblerait qu'on veuille, comme certains le croient, préparer insensiblement le terrain pour en arriver non seulement à séparer complètement l'État d'avec l'Église, mais, si c'est possible, à enlever à la France cette empreinte du christianisme qui a fait sa gloire dans les siècles passés. Nous ne pouvons Nous persuader que les hommes d'État qui gouvernent actuellement les destinées de la France nourrissent de tels projets, qui entraineraient fatalement à l'intérieur les plus graves perturbations religieuses, et à l'extérieur une diminution du prestige et de l'influence morale de la France... Si, par malheur, de telles éventualités devaient se produire... le Saint-Siège..., plein de confiance dans la vitalité de l'Église en France, ne manquerait à aucun des devoirs que lui imposeraient et sa mission divine et la nature des circonstances, laissant à d'autres la responsabilité des conséquences qui pourraient en dériver. (Le Livre blanc du Saint-Siège, édition des Questions actuelles, p. 106-108.)
[70] Représentée principalement par Las Cases, de Cuverville, de Marcère, Wallon, Milliard, de Blois, Guérin, Bérenger, Tillaye et Guillier.
[71] Le règlement d'administration publique annoncé par l'article 5 n'avait pas encore paru à la fin de l'année 1904. Mais, dès le 1er octobre de cette année, 2.938 des écoles visées par la loi nouvelle avaient déjà été fermées par arrêtés ministériels. — Signalons encore ici en passant quelques autres mesures prises, de 1903 à 1904, par le gouvernement ou par le Parlement, au préjudice de l'Église : L'exclusion des sœurs des hôpitaux maritimes par Pelletan (2 décembre 1903) ; le vote au Palais-Bourbon de la loi retirant aux fabriques et consistoires le monopole des inhumations (29 décembre) ; la circulaire de Combes ordonnant d'enlever des prétoires tous emblèmes religieux (23 mars 1904) ; l'interdiction aux prêtres de se présenter aux concours d'agrégation, etc.
[72] Cette politique, Combes l'a expliquée dans un article de la National Review, de Londres (mars 1905), reproduit en tête de son livre : Une deuxième campagne laïque. Il y expose qu'en arrivant au ministère il n'était pas hostile à la séparation, bien au contraire, qu'il la regardait comme le terme naturel et logique du progrès à accomplir vers une société laïque, débarrassée de toute sujétion cléricale ; mais que lui et ses collègues la jugeaient alors inopportune et pensaient qu'il fallait quelque temps encore pour y préparer le pays. Or, il avait, dit-il, conscience de l'amorcer par les mesures qu'il se proposait de prendre. Résolu à observer rigoureusement le Concordat, il l'était aussi à exiger que l'Église l'observe de même. Il ne lui avait pas échappé que les droits du pouvoir civil étaient inconciliables avec la doctrine catholique telle qu'elle résultait des encycliques papales et que, par suite, les deux pouvoirs ne pouvaient être qu'en perpétuel désaccord. Il n'y avait donc, selon lui, qu'à prendre acte de ces désaccords inévitables, à mesure qu'ils se produisaient, pour inciter naturellement le pays à se tourner vers la séparation de l'Église catholique et de l'État comme vers le remède efficace à un mal constitutionnel et chronique qui ne pouvait être guéri autrement. En d'autres termes il fallait entretenir soigneusement la querelle ouverte avec le Saint-Siège, et surtout faire en sorte que le Saint-Siège se mit manifestement dans son tort. La grande faute des hommes du Vatican fut de se prêter à ce jeu fort simple, soit qu'ils ne le comprissent pas, soit qu'ils se crussent trop forts ou trop habiles pour succomber.
[73] Jusque-là il priait le nonce de lui faire savoir si quelque raison pourrait s'opposer à l'institution canonique des intéressés.
[74] Voir plus haut, au § III.
[75] Savoir les candidats aux sièges de Nevers, Bayonne et Constantine.
[76] Il y avait là un sous-entendu sur les marchandages par lesquels les nonces, et surtout Lorenzelli, parvenaient, grâce à ladite entente, à imposer leurs candidats au gouvernement ; peut-être aussi une allusion aux trafics lucratifs imputés à Lorenzelli qui, disait-on, se faisait remettre des sommes plus ou moins fortes par les aspirants aux évêchés. On citait un candidat, connu depuis pour sa violente opposition au gouvernement et qui, pour devenir auprès de lui persona grata, lui avait fait accepter, disait-on, par son frère, un pourboire de cinquante mille francs. La vénalité de ce représentant du Saint-Siège est affirmée sans ambages par Julien de Narfon (Vers l'Église libre, p. 303) : Ce Lorenzelli, dit-il, fut nettement accusé de simonie il y a quelques mois et traduit devant le Saint-Office. Pie X donna au procès une solution élégante et deux fois charitable en invitant l'ancien nonce à fonder une bourse de cinquante mille francs au séminaire de Bologne et en permettant que l'on vantât à cette occasion la générosité du prélat. Le Pape le nomma ensuite archevêque de Lucques. Mais l'archevêque de Lucre c'est ainsi que prononcent certains évêques auxquels Mg, Lorenzelli emprunta naguère des sommes assez fortes sur le denier de Saint-Pierre et aussi certaines personnes dont il a béni le mariage à l'hôtel de la nonciature — attendra peut-être longtemps le chapeau de cardinal.
[77] Il s'agissait de la pétition adressée aux Chambres en faveur des congrégations et dont il a été question plus haut, § III.
[78] Personnellement il n'était rien moins que catholique. Mais on l'était dans son entourage. Il n'y avait pas bien longtemps que Léon XIII avait pris la peine d'envoyer par l'évêque de Mende un chapelet bénit à M. Loubet.
[79] Ce que je viens d'écrire sur son peu de goût pour la séparation et sur ses préférences concordataires, m'a été affirmé par lui-même dans l'entretien qu'il m'a fait l'honneur de m'accorder le 3 décembre 1906 et dont je tiens à le remercier ici.
[80] LECOT (Victor-Lucien-Sulpice), né à Montescourt-Lizerolles (Aisne) le 8 janvier 1831 ; professeur au petit séminaire de Noyon (1852) ; vicaire de la cathédrale de Noyon (1852) ; curé de Saint-Antoine de Compiègne (1872) ; évêque, de Dijon (3 mars 1886) ; archevêque de Bordeaux (3 juin 1890) ; cardinal (12 juin 1893) ; auteur de nombreuses et importantes œuvres épiscopales.
[81] Il l'a nié depuis ; mais l'écrivain catholique Julien de Narfon l'affirme tout de même (Vers l'église libre, p. 229-231).
[82] J. de Narfon, Pie X, p. 233.
[83] Le sénateur qui venait de protester.
[84] Ce souverain, qui se trouvait en Italie en même temps que Loubet, avait cru devoir quitter bruyamment ce pays, sans envoyer, suivant les usages, de télégramme d'adieu au roi Victor-Emmanuel, et, rentré en Allemagne, prononcer à Carlsruhe un discours quelque peu provoquant pour la France.
[85] C'était pour les besoins de sa cause que le Pape qualifiait à ce moment de la sorte le Concordat où, en d'autres temps, le Vatican n'avait voulu voir qu'une grâce faite par le Saint-Siège au gouvernement français et un statut obligatoire seulement pour ce dernier.
[86] Qu'on se rappelle que Napoléon III s'était perdu et avait failli perdre la France pour avoir restauré par les armes le pouvoir temporel du Pape et avoir persisté jusqu'en 1870 à le défendre. On ne pouvait pourtant pas l'avoir oublié au Vatican. Pourquoi n'en parlait-on pas ?
[87] Du 4 octobre 1903.
[88] Il allait même peu après autoriser la démolition d'un autel dans cette église (le Panthéon) pour y substituer le mausolée d'Humbert.
[89] Ancien palais pontifical.
[90] Dans sa note du 6 mai, l'ambassadeur fait simplement savoir au secrétaire d'État que le ministre des Affaires étrangères l'a chargé de déclarer qu'ayant pris soin lui-même de préciser devant le Parlement le caractère et le but du voyage de M. le président de la République en Italie, il ne peut que repousser au nom de son gouvernement et les considérations développées dans cette note et la forme sous laquelle elles sont présentées.
[91] Le prince de Monaco.
[92] L'ordre du jour approuvant le gouvernement fut voté par 427 voix contre 91 ; l'ordre du jour Allard, impliquant la dénonciation immédiate du Concordat, avait été repoussé par 385 voix contre 146.
[93] GEAY (Pierre-Joseph), né à Saint-Symphorien-sur-Coise le 15 mars 1845 ; archiprêtre de la primatiale de Lyon ; évêque de Laval (30 mai 1896) ; démissionnaire en 1904 sur l'ordre du Pape.
[94] Je le tiens d'un homme qui les avait lues, c'est-à-dire de Dumay, l'ancien directeur des cultes.
[95] Les princes de l'Église, à Rome ou ailleurs, n'ont pas tous passé, même à notre époque, pour donner de fort édifiants exemples. Antonelli, secrétaire d'État au temps de Pie IX, n'avait point, que je sache, les mœurs d'un anachorète ; la fille naturelle qu'il laissa et qui réclama son héritage en était la preuve vivante. Sous Léon XIII, Galimberti n'avait pas non plus la réputation d'un ascète. Ces Eminences n'ont point été pour cela dépouillées de la pourpre. Quant aux simples prêtres qui dirigent de trop près la conscience de leurs paroissiennes, chacun sait qu'ils sont légion et il n'est pas un de mes lecteurs qui ne pût sans doute comme moi même en citer un assez gram nombre. Quand ils sont dénoncés, l'autorité ecclésiastique les défend d'ordinaire unquibus et rostro. Si les faits sont trop criants, elle se borne presque toujours à déplacer le prêtre incriminé, c'est-à-dire à lui fournir le moyen de recommencer dans une paroisse neuve.
[96] LE NORDEZ (Albert-Léon-Marie), né à Montebourg (Calvados), le 19 avril 1844 ; chapelain de Sainte-Geneviève, puis aumônier de Notre-Dame-de-la-Mère-de Dieu ; se fait connaître à partir de 1888 comme prédicateur ; évêque auxiliaire de Verdun (25 juin 1896) ; évêque de Dijon (7 juillet 1898) ; démissionnaire sur l'ordre du Pape en 1904.
[97] PERRAUD (Adolphe-Louis-Albert), né à Lyon le 7 février 1828 ; élève de l'École normale supérieure (1817) ; agrégé d'histoire (1850) ; prêtre de l'Oratoire, professeur d'histoire ecclésiastique à la faculté de théologie de Paris ; évêque d'Autun (10 janvier 1874) ; docteur .en théologie (1865) ; membre de l'Académie française (8 juin 1882) ; supérieur général de l'Oratoire (1884) ; cardinal (29 novembre 1895) ; mort à Autun le 10 février 1906.
[98] Ils recevaient à Dijon 33.000 francs de la mense épiscopale. — Au dire de Combes, c'est surtout aux Sulpiciens, très riches et très puissants en Cour de Rome, que Le Nordez dut toutes ses tribulations.
[99] De nombreuses protestations, à la suite de faits semblables, avaient été adressées par le gouvernement français au Saint-Siège, par exemple en 1821, en 1826, en 1830 (voyez J. de Narfon, Vers l'Église libre, p. 318). Plus récemment, Casimir-Perier, comme on l'a vu plus haut, avait aussi réclamé contre l'irrégulière intervention du nonce auprès de l'épiscopat.
[100] Lettre de Le Nordez à Lorenzelli, 13 mars 1904 (Livre blanc pontifical, édit. des Questions actuelles, p. 154-155).
[101] Elle ne lui fut remise par notre chargé d'affaires, de Courcel, que le 15 juillet.