L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET L'ÉTAT

QUATRIÈME PARTIE. — LE DIVORCE (1899-1906)

 

CHAPITRE II. — LA GUERRE AUX MOINES (1900-1902).

 

 

I. Préliminaires de la loi sur les associations. — II. Discussion de la loi à la Chambre. — III. Agitation dans le pays ; la discussion au Sénat. — IV. Le Vatican et le gouvernement français au lendemain de la loi. — V. Tergiversations de Waldeck-Rousseau. — VI. Les élections de 1902 et le nouveau ministère.

 

I

La loi sur le contrat d'association, dont la discussion et le vote sont en partie l'objet du présent chapitre, devait être finalement beaucoup plus rigoureuse pour les congrégations que le projet déposé par Waldeck-Rousseau en novembre 1899. Et, dès la fin de l'année 1900, on pouvait bien se douter qu'il en serait ainsi. On se rappelle que cet homme d'État, vu la définition qu'il avait donnée du droit d'association, avait prétendu faire une loi fort générale et de droit commun, espèce d'arme à deux tranchants, qui, dans sa pensée, pourrait être employée tant contre le socialisme que contre le cléricalisme, et où il s'était étudié à ne menacer en particulier aucun genre d'association, si bien que dans son texte le terme de congrégation religieuse n'était même pas une seule fois employé. On verra, du reste, par la suite, que, s'il voulait, par la législation nouvelle, affirmer en principe le droit de l'État, il n'entendait user rigoureusement de ce droit que contre fort peu de congrégations et que la très grande majorité de ces associations, en se soumettant à la loi, eussent pu s'attendre de sa part à la plus large tolérance.

Mais la commission nommée par la Chambre pour examiner son projet se montrait bien autrement hostile au clergé régulier. Cette commission, où l'élément radical et radical-socialiste dominait de beaucoup[1], s'était visiblement attaché à en corriger le texte, de façon à lui donner une signification anticléricale plus prononcée. C'est ce qui ressortait du rapport déposé en son nom le 8 juin et du nouveau projet auquel après de longs pourparlers Waldeck-Rousseau, intimidé, avait fini par adhérer.

Le texte de la commission ne différait pas seulement du texte primitif du ministre par des termes beaucoup plus précis en ce qui concernait les droits de l'État et de la société civile[2]. Il s'en distinguait aussi et surtout par des aggravations significatives et menaçantes surtout pour les associations religieuses. Ces aggravations portaient principalement sur les points suivants :

1° A l'article 4, le délai accordé aux associations pour faire connaitre les changements survenus dans leurs composition, administration, direction, ainsi que les modifications apportées dans leurs statuts, était réduit à trois mois.

2° Les pénalités prescrites par l'article 7 étaient appliquées aux contraventions à l'article 4, tandis que Waldeck-Rousseau n'avait entendu punir ces contraventions que de la dissolution de l'association.

3° A l'article 10, relatif à la personnalité civile, la commission avait ajouté que les associations reconnues d'utilité publique ne pourraient posséder ou acquérir d'autres immeubles que ceux nécessaires au but qu'elles se proposaient ; que leurs valeurs mobilières devraient consister en titres nominatifs ; enfin, que les immeubles qui leur seraient donnés ou légués et qui ne seraient pas nécessaires à leur fonctionnement seraient réalisés en espèces qui seraient versées dans la caisse de l'association.

4° A l'article 11, la commission subordonnait au vote d'une loi, et non plus seulement à l'octroi d'un décret rendu en Conseil d'État — comme l'avait voulu Waldeck-Rousseau —, non seulement la création des associations entre Français dont le siège était à l'étranger ou dont la direction était confiée à des étrangers, mais aussi et surtout celle des associations dont les membres vivaient en commun, ce qui visait particulièrement les congrégations religieuses.

5° Les associations en question déjà existantes seraient dissoutes si dans un délai de six mois elles ne rapportaient pas l'autorisation exigée par l'article 11.

6° Enfin, en cas de liquidation, les valeurs non revendiquées au bout d'une année par les donateurs, testateurs ou leurs héritiers, ainsi que par les ayants droit, seraient acquises à l'État et serviraient, avec le surplus de l'actif, à la dotation d'une caisse de retraite pour les travailleurs.

De pareilles aggravations, qui en faisaient pressentir d'autres plus douloureuses encore pour l'Église, devaient forcément émouvoir quelque peu le Pape, qui, ayant déjà protesté par avance contre la loi nouvelle par sa lettre du 23 mars au Président de la République et n'ayant obtenu aucune satisfaction, crut devoir, à la veille de la discussion, élever de nouveau la voix en faveur des religieux menacés. Il le fit, il est vrai, avec sa prudence et sa modération ordinaires et se contenta d'abord d'épancher sa douleur dans le sein d'un journaliste français, des Houx, qui, à la suite de sa conversation avec le Saint-Père, représenta, dans un article intitulé la France et le Pape[3], qu'aux yeux de Léon XIII les congrégations étaient partie intégrante de l'Église, que leur maintien et leur indépendance étaient donc nécessaires à la liberté du culte catholique promise par le Concordat ; qu'elles étaient mieux traitées par des puissances protestantes, comme l'Angleterre et les États-Unis, qu'elles ne le seraient par la France sous la nouvelle législation ; que cette législation affaiblirait non seulement l'Église, mais la France, qui avait tant d'intérêt au maintien de son protectorat religieux à l'étranger, etc.

Léon XIII avait, du reste, bientôt compris — ou on lui avait fait comprendre — qu'une protestation aussi indirecte ne suffirait pas, pour sa dignité. Aussi avait-il cru devoir, vers la fin de décembre, en formuler une autre par le moyen d'une lettre à l'archevêque de Paris, lettre que ce prélat fit paraître dès le 5 janvier 1901 dans sa Semaine religieuse avec des commentaires de nature à en aggraver la portée. Dans ce document, le Pape faisait surtout ressortir les grands services rendus par les congrégations, non seulement à l'Église, mais à la France, au dedans par l'enseignement, la morale, l'assistance, le développement de la civilisation et du patriotisme ; au dehors, par les Missions. Il insistait particulièrement sur ce dernier point et faisait charitablement entendre que, si le recrutement des dites missions avait à souffrir de la loi nouvelle, le Saint-Siège se verrait dans la nécessité de ne point s'opposer à ce que les vides laissés par les missionnaires français fussent comblés par des missionnaires d'autres nationalités. Il ajoutait, comme dans son entretien avec des Houx, que les congrégations faisaient partie intégrante de l'Église, que la liberté du culte assurée par le Concordat ne pouvait subsister sans elles ; que leurs richesses avaient été fort exagérées, que leur fortune était bien acquise, qu'elles n'en faisaient que l'usage le plus légitime et le plus louable ; enfin, qu'au lieu de les persécuter, il serait juste d'entamer à leur sujet une négociation avec le Pape ; ce qui revenait à dire qu'il fallait que leurs droits fussent garantis par un second Concordat, comme ceux du clergé séculier l'étaient par le premier.

La publication d'un pareil manifeste ne pouvait laisser indifférents en France les partis avancés. Et c'est pourquoi le socialiste Sembat, à la veille même du jour où devait commencer à la Chambre le grand débat sur le contrat d'association, crut devoir interpeller à cet égard le président du Conseil (14 janvier 1901). Il protesta très vivement contre ce qu'il appelait une ingérence du Pape dans notre politique intérieure et ne demanda rien moins que l'application de l'article 204 du code pénal à l'archevêque de Paris pour avoir livré à la publicité, avec commentaires aggravants, un document constituant une attaque au gouvernement français.

Un débat assez animé s'ensuivit, au cours duquel Ribot, en habile tacticien, ne se borna pas à représenter que rien, dans la lettre du Pape, ne lui paraissait constituer une violation du Concordat, mais mit le président du Conseil en demeure de faire la même déclaration et déposa un ordre du jour qu'il n'eût pu adopter sans se séparer des socialistes, par conséquent sans disloquer sa majorité. Waldeck-Rousseau ne tomba pas dans le piège. Il commença par déclarer que la loi sur les associations serait discutée, que dans sa conviction elle serait votée. Il ne dissimula pas, il est vrai, qu'il ne voyait pas non plus d'atteinte au Concordat dans la lettre de Léon XIII[4]. Quant au fait de la publication de ce document, sans doute il n'était pas régulier, mais, avec la liberté de la presse, de pareils faits avaient lieu tous les jours et ne pouvaient être réprimés. Par-dessus tout il mit les rieurs de son côté en disant que si l'Église, à la veille d'un débat qui l'intéressait passionnément, avait voulu se rendre intéressante en provoquant des persécutions, il ne se prêterait pas à un tel calcul et que ce n'était pas le moment de faire des martyrs. Il avait du reste, affirmé assez haut les droits du pouvoir civil pour que la Chambre n'hésite pas à lui accorder un témoignage éclatant de sa confiance. Aussi l'obtint-il sans difficulté par le rejet de l'ordre du jour Sembat, aussi bien que de l'ordre du jour Ribot.

Vainement le parti des pêcheurs en eau trouble, c'est-à-dire le groupe nationaliste, s'efforça-t-il après cela de créer des complications en proposant, par la voix d'un des siens, le député Holz, que la Chambre décidât de discuter, aussitôt après la loi des associations, la séparation de l'Église et de l'État. Vainement, après le rejet de cette motion captieuse, un autre — Gauthier de Clagny — demanda-t-il que, par contre, elle s'engageât à maintenir le Concordat. Fort sagement, la Chambre prouva par ses votes qu'elle ne voulait pas s'enchaîner et que, si elle ne regardait pas la séparation comme réalisable à bref délai, elle la regardait cependant comme chose possible dans un avenir raisonnable.

De ces incidents préliminaires ressortait bien la certitude que le projet de loi sur les associations serait non seulement adopté, mais considérablement aggravé, quelle que pût être la modération personnelle de Waldeck-Rousseau et de son collègue Delcassé, ministre des Affaires étrangères.

 

II

La discussion générale du projet de loi, qui commença le 15 janvier au Palais-Bourbon et qui ne remplit pas moins de cinq séances entières[5], fut une des plus belles joutes oratoires dont, puisse s'honorer la tribune française. Ceux qui ont eu, comme l'auteur de ce livre, la bonne fortune d'y assister, en garderont l'impression jusqu'à la mort. Tous les partis, comprenant que l'affaire qui venait de s'engager était d'une importance capitale, s'y firent représenter par leurs chefs les plus éloquents ou les plus diserts, et quiconque a entendu, par exemple, en ce grand débat, Waldeck-Rousseau donner la réplique à de Mun[6], ne peut oublier un duel aussi émouvant, aussi solennel.

Nous ne pouvons, malheureusement, analyser en détail et l'un é après l'autre, en ces courtes pages, les harangues admirables qui furent alors échangées entre les principaux orateurs des différents groupes dont se composait la Chambre des députés. Nous devons nous borner à y faire de rapides allusions en retraçant sommairement, mais non sans précision, les diverses opinions auxquelles ce débat donna lieu de se produire et de s'affirmer.

Les cléricaux purs, comme Piou, de Mun, Lerolle, faisaient naturellement à la loi nouvelle une opposition absolue. Ils ne voulaient voir en elle qu'un monstre juridique. C'était à leurs yeux l'arbitraire organisé sous le droit commun. Le projet ne se justifiait ni par la tradition ni par le droit. On ne pouvait pas traiter les congrégations comme sous l'ancien régime, puisque les privilèges, qui étaient l'essence de ce régime, n'existaient plus. Les vœux religieux n'étaient plus ni garantis ni protégés par la loi. Les religieux étaient maintenant libres de rentrer dans la vie civile quand bon leur semblait. Ils devaient donc être traités en citoyens. Pourquoi leur refuser la liberté qu'on accordait aux organisations socialistes et aux francs-maçons ? Ils ne demandaient que le droit commun, et, tout en le proclamant, on le leur refusait. La vraie raison de cette persécution, c'était la haine des libres-penseurs contre l'Église et contre la foi. C'était une nouvelle offensive de l'esprit révolutionnaire. On voulait, disait-on, prévenir le péril de la mainmorte, mais il n'y avait pas seulement la mainmorte des congrégations ; il y avait celle des départements, des communes, des syndicats[7]. Que ne leur déclarait-on également la guerre ? La propriété congréganiste n'était nullement un danger pour la société ; elle n'avait d'autre raison d'être que l'assistance et la charité. Du reste on en exagérait ridiculement l'importance. Le milliard des congrégations se réduisait à 435 millions, non réalisables d'ailleurs, parce qu'ils appartenaient presque entièrement à des congrégations autorisées. Au point de vue juridique, comment se faisait-il, si toutes les congrégations étaient fondées sur des causes illicites[8], que certaines d'entre elles fussent autorisées par la loi ? Étrange contradiction ! Waldeck-Rousseau parlait vainement de sa modération : il serait entraîné, débordé par les hommes du bloc, par la Révolution, par le socialisme, qui tuerait la République. L'existence des congrégations n'était qu'un prétexte pour leurs persécuteurs. Leur véritable but était de les empêcher d'enseigner, mais elles se défendraient et l'on échouerait misérablement. Qu'on ne vint pas parler d'unité morale i rétablir. Il était bon qu'il y eût, par une féconde émulation, plusieurs jeunesses élevées dans des principes divers. Ce qui les unissait toutes., c'était l'amour commun de la patrie, et la France n'avait rien à craindre.

A côté des intransigeants qui tenaient un pareil langage, les progressistes et quelques radicaux indépendants — Renault-Molière, Ribot, Puech — se bornaient à demander pour tous les citoyens, au nom de la liberté, le droit de former des associations sans autorisation, sauf le droit reconnu par eux au gouvernement de les dissoudre en cas de besoin, de restreindre et de contrôler leurs acquisitions. C'était la thèse que soutenait notamment avec beaucoup d'éclat Alexandre Ribot. Les vœux, disaient-ils, n'étaient pas garantis par nos lois, mais ils n'étaient pas interdits. Nos lois n'admettaient pas non plus la confiscation, dont le principe avait été introduit dans le projet en discussion. Les chiffres donnés, tant pour le nombre des congréganistes que pour la valeur de leurs biens, manquaient d'exactitude. Certaines congrégations, vu les services qu'elles rendaient, méritaient les plus grands égards. Le principe de la liberté de l'enseignement était et devait rester intangible. Enfin il fallait tenir compte de l'opinion unanime du Pape et du clergé qui déclaraient, se réclamant de l'esprit, sinon de la lettre, du Concordat, que les congrégations étaient partie intégrante de l'Église, et aussi de ce fait que la liberté s'était, en notre pays, développée pour tout le monde et qu'il serait injuste qu'elle n'eût pas grandi aussi pour les associations religieuses.

A des argumentations de ce genre, le parti gouvernemental — Waldeck-Rousseau, Trouillot, Brisson, etc. — n'était pas en peine de répondre. Il montrait que le projet actuel n'était point un texte improvisé, qu'il n'était que la résultante des forces républicaines coalisées depuis plus de vingt ans contre le péril clérical ; qu'il n'était que l'application juridique des principes bien connus de notre droit commun au contrat d'association en général ; que personne n'était fondé à s'en plaindre ; que de tout temps, sous l'ancien régime comme depuis la Révolution, les congrégations avaient vécu sous l'autorité et le contrôle du gouvernement ; qu'il ne devait pas pouvoir se former d'État dans l'État ; que le nombre des religieux et l'importance de leurs biens s'étaient accrus de la façon la plus inquiétante sous la troisième République ; que les congrégations étaient surtout redoutables par l'esprit dont elles étaient animées ; que cet esprit était celui de la contre-révolution ; qu'il s'était suffisamment manifesté en ces dernières années par la presse, par l'enseignement, par l'agitation électorale. Qu'on ne dit pas, du reste, que l'Église était menacée. C'était faux. Le Concordat n'avait pas dit un mot des congrégations. Il n'avait garanti de droits qu'au clergé séculier ; ces droits seraient respectés. Les congrégations seules y portaient atteinte en usurpant et accaparant des fonctions qui ne devaient appartenir qu'à ce dit clergé[9]. Dans l'enseignement en particulier ils faisaient le plus grand mal par la casuistique subtile et immorale dont leurs livres étaient pleins[10]. Quant à leurs moyens de tourner la loi et d'acquérir des biens en dépit d'elle — notamment par personnes interposées, par fidéicommis, etc. —, ils en inventaient chaque jour de plus ingénieux[11]. Avec cela ils exploitaient les pauvres, ils combattaient la liberté, ils glorifiaient des traitres à la patrie, comme ceux de Quiberon. Que venait-on parler de ralliement et de république ouverte ? Sans doute, disait Waldeck-Rousseau, la République ne doit repousser aucun de ceux qui embrassent avec sincérité ses principes ; qu'elle soit et demeure ouverte, mais pour qu'on y puisse entrer et non pour qu'on en puisse sortir[12].

Mais ce langage, à la fois très ferme et très modéré, ne satisfaisait qu'à moitié les gens de l'extrême-gauche, qui trouvaient le projet insuffisant, et qui, par l'organe d'orateurs pressants et vifs, comme Viviani, Chauvière, etc., le déclaraient beaucoup trop sévère pour les associations laïques — c'est-à-dire pour les socialistes —, beaucoup trop indulgent pour les congrégations. A les entendre, les moines et religieux, qui se soustrayaient à la lutte pour la vie, ne méritaient aucun égard. La société civile, menacée par eux, devait se défendre. La liberté de s'associer ne pouvait être reconnue à ceux qui commençaient par renoncer à leur liberté individuelle. Qu'on n'alléguât pas l'assistance, la charité, but de certaines congrégations. C'étaient là des devoirs publics qui incombaient à l'État. Bref, il fallait opposer à la religion divine, qui poétise la souffrance en lui promettant le bonheur du ciel, la religion de l'humanité qui, elle aussi poétise la souffrance, parce qu'elle lui offre en récompense le bonheur des générations[13].

Cette mémorable discussion se termina, comme on pouvait s'y attendre, par le vote de l'urgence[14], et, après la discussion, fort longue encore, mais fort superflue, de plusieurs contre-projets, qui furent tous rejetés (séances des 24, 28 et 29 janvier)[15], la Chambre put enfin passer, le 31 janvier, à la discussion des articles.

 

III

La discussion du projet par articles fut, durant les deux mois de février et de mars, la principale occupation de la Chambre des députés[16].

sous n'avons pas à analyser ici la partie de cette discussion relative au titre premier du projet, ce titre n'étant relatif qu'aux règles fondamentales et aux conditions d'existence des associations en général et ne pouvant s'appliquer aux congrégations religieuses. Faisons remarquer qu'en cette matière le texte adopté par la Chambre fut sensiblement plus libéral que ne l'avait été le texte primitif de Waldeck-Rousseau et celui de la commission, puisque l'Assemblée posa en principe le droit absolu de former des associations sans autorisation ni même déclaration, quand il s'agirait d'associations ne demandant pas la capacité juridique[17] — c'était le cas en général pour les groupements socialistes —. Ajoutons que, pour ne pas s'aliéner la partie la plus avancée du Bloc, Waldeck-Rousseau dut consentir à ce que la provocation à l'abolition de la propriété ne fût pas rangée parmi les causes de nullité des associations[18]. Par contre, quand des cléricaux comme Piou demandèrent que toute association fût pourvue de la personnalité civile pleine et entière, il s'y opposa vivement et fit adopter une disposition par laquelle toute association pourrait seulement acquérir sans autorisation, mais en se soumettant à certaines formalités, la capacité juridique ou personnalité civile restreinte, c'est-à-dire le droit d'ester en justice, d'acquérir à titre onéreux, de posséder et d'administrer. Encore fut-il arrêté qu'en ce cas elles ne pourraient posséder que : 1° les cotisations de leurs membres ou les sommes en constituant le rachat, ces sommes ne pouvant dépasser 500 francs ; 2° le local destiné à l'administration et aux réunions de l'association ; 3° tee immeubles strictement nécessaires à l'accomplissement du but qu'elle se serait proposé.

Nous n'avons pas non plus à nous arrêter longuement sur la discussion à laquelle donna lieu le titre II touchant les conditions auxquelles des associations en général pourraient obtenir la pleine personnalité civile[19], et les précautions à prendre envers les associations composées en majeure partie d'étrangers, celles ayant des administrateurs étrangers ou leur siège à l'étranger et dont les agissements seraient de nature, soit à fausser les conditions normales du marché des valeurs ou des marchandises, soit à menacer la sûreté intérieure ou extérieure de l'État. Le débat sur ce dernier point fut particulièrement vif. Primitivement Waldeck-Rousseau avait voulu que les associations de ce genre ne pussent exister qu'en vertu d'une loi. Mais, pour complaire aux socialistes, il dut consentir à ce qu'elles pussent se former librement, comme les autres. Seulement il obtint — non sans peine — qu'elles pussent être dissoutes par décret du président de la République, rendu en Conseil des ministres[20].

On arriva enfin à la discussion — particulièrement intéressante pour nous — du titre III[21], presque entièrement consacré aux congrégations religieuses, dont le nom ne se trouvait même pas, on s'en souvient, dans le projet de Waldeck-Rousseau. Il s'agissait, en réalité, après avoir légiféré d'une façon générale sur le droit d'association, d'établir que certaines associations ne pourraient bénéficier du droit commun, et ces associations, c'étaient justement celles qui constituaient le clergé régulier.

La lutte très longue et très violente qui s'engagea sur cette question porta principalement sur quatre points : 1° le mode de formation et de dissolution des congrégations ; 2° le droit à l'enseignement ; 3° le droit de posséder ; 4° la liquidation des congrégations dissoutes.

Sur le premier, il y eut tout 'd'abord un débat préjudiciel engagé le 11 mars par le socialiste Zévaès, qui demanda nettement la suppression de toutes les congrégations, même autorisées, l'État devant se substituer à elles dans l'accomplissement de leurs œuvres d'enseignement, d'assistance et de charité. A quoi l'abbé Gayraud répondit longuement en alléguant surtout les grosses difficultés financières d'une pareille mesure et les grands services rendus tant au dehors qu'au dedans par les Ordres en question. Pelletan, par contre, représenta que les congrégations n'existaient qu'au mépris du Concordat et au préjudice du clergé séculier, dont elles usurpaient les fonctions, les ressources, et auquel ledit Concordat n'aurait pas accordé certains avantages si l'on eût pu prévoir en 1801 leur résurrection et les développements qu'elles prendraient. Plichon, de la droite, remontra, par contre, que les associations internationales laïques (il voulait dire socialistes) étaient seules menaçantes pour l'État et pour l'ordre public. Quant à Waldeck-Rousseau, il se borna à arguer des engagements pris, des œuvres vraiment utiles de certaines congrégations, enfin de l'imprudence qu'il y aurait à prendre actuellement une mesure radicale qui troublerait le pays et compromettrait le sort de la loi en discussion. Aussi les groupes avancés du Bloc, sans renoncer à leurs projets pour l'avenir, se rallièrent-ils par opportunisme à ses conclusions, et, pour cette fois, les congrégations gardèrent en principe le droit de vivre.

Mais alors vint la grosse question de savoir à quelles conditions elles pourraient se constituer.

La commission tenait absolument : 1° à ce qu'elles ne le pussent faire sans autorisation ; 2° à ce que l'autorisation ne pût leur être donnée que par une loi.

L'opposition combattit ce parti pris avec un véritable acharnement. Renault-Morlière demanda que les congrégations pussent se former sans autorisation, après enquête du préfet, et fussent seulement soumises à une certaine surveillance, puis passibles de la dissolution par décret. Ribot, partisan de l'autorisation par décret, remontra que les Chambres, chargées de la donner par une loi, prolongeraient outre mesure leur travail, que ce travail était non leur affaire, mais celle du Conseil d'État, qu'en le confiant au Parlement on avait peut-être l'arrière-pensée de faire refuser toutes les autorisations demandées, ce qui serait souverainement injuste, etc. Mais la commission s'en tint à ses conclusions, menaçant de se retirer si elles n'étaient adoptées. Quant au président du Conseil, qui primitivement avait proposé l'autorisation par décret, il déclara qu'il s'était rallié au principe de l'autorisation législative à cause de la personnalité civile, qu'on voulait donner aux congrégations. Il ajouta qu'il n'y avait de sa part nulle arrière-pensée et que toutes les demandes seraient sans doute examinées avec une parfaite loyauté. Aussi un nouvel amendement de Piou qui, se fondant sur la liberté, principe fondamental de nos institutions, réclamait pour les ordres religieux le bénéfice du droit commun, fut-il repoussé comme ceux de Renault-Morlière et de Ribot.

Après cet échec, la droite, infatigable dans sa politique d'obstruction, fit encore perdre à la Chambre plusieurs jours en demandant que le régime de l'autorisation par décret fût appliqué à diverses catégories de congrégations, par exemple aux congrégations vouées à la bienfaisance ou aux travaux scientifiques[22] ; aux congrégations actuellement existantes[23] ; aux congrégations dont le patrimoine était entièrement consacré aux malades, aux vieillards, infirmes ou indigents[24] ; aux congrégations existantes de femmes[25] ; aux congrégations des missions étrangères[26]. Tout fut repoussé, par cette excellente raison que, si ces associations étaient vraiment consacrées à des œuvres utiles, on ne voyait pas pourquoi elles ne demanderaient pas l'autorisation et auraient l'air de redouter la lumière.

Toujours battus, les amis des moines s'efforcèrent au moins d'obtenir qu'une congrégation étant une fois autorisée, ses établissements particuliers pussent se former sans décret. A quoi Waldeck-Rousseau répondit qu'en pareille matière la nécessité d'un décret avait toujours été reconnue depuis un siècle ; si, par négligence, on avait laissé un certain nombre d'établissements se constituer sans autorisation, ce n'était pas, disait-il, une raison pour qu'il continuât d'en être ainsi et que l'État abdiquât son droit. La Chambre lui donna naturellement raison.

Restait la question si grave du droit de dissolution. Un progressiste, Bertrand, demanda que les congrégations ne pussent être dissoutes, comme elles ne pourraient être formées, que par une loi. Cette garantie, disait-il, leur était due, et il était abusif que le gouvernement pût infirmer par simple décret un acte du pouvoir législatif. A quoi Waldeck-Rousseau répondit que les Chambres, étant souveraines, pouvaient lui en conférer le droit, et surtout que, puisqu'on donnait au gouvernement celui de dissoudre par simple décret des associations fondées, en vertu de la loi, sans autorisation ni déclaration, il serait illogique de le désarmer vis-à-vis des autres ; que, du reste, si on pouvait prendre son temps quand il s'agissait d'autoriser une congrégation nouvelle, il y avait presque toujours urgence quand il y avait lieu de dissoudre une congrégation existante et qu'en ce cas les Chambres feraient perdre beaucoup trop de temps. Bref, il obtint encore gain de cause. Et l'interminable discours par lequel le député Prache vint ensuite demander — sans succès — que les loges maçonniques — qui n'ont rien de commun avec des congrégations — fussent astreintes à l'autorisation par forme de loi, ne modifia pas, bien au contraire[27], les dispositions de la Chambre à l'égard du clergé régulier.

Mais la bataille la plus violente et la plus acharnée n'avait pas encore eu lieu. Elle se produisit quand se posa la question de l'enseignement, question capitale, on le sait, pour le clergé régulier et pour l'Église en général.

Cette question, Waldeck-Rousseau ne lui avait fait aucune place dans son projet de loi. Mais la commission — par l'organe de Rabier — avait voulu à tout prix qu'elle fût introduite dans le sien et elle y figurait par l'article 14, qui interdisait l'enseignement à tout membre d'une congrégation non autorisée, et le président du Conseil avait fini par y consentir. Cet article, l'ardent et combatif Aynard en demanda d'abord la suppression au nom de la liberté, raillant l'idée de l'unité morale de la jeunesse, s'élevant contre les conceptions jacobines du bloc, reprochant à l'État enseignant de vouloir supprimer une concurrence trop heureuse et trop redoutable, de faire par-dessus tout la guerre à l'idée religieuse, et revendiquant hautement ce qu'il considérait comme le droit de la famille et le droit de l'enfant. Mais à ce droit s'opposait celui de l'État, qui ne peut se désintéresser de l'éducation du futur citoyen. De Mun, qui vint ensuite, fit un grand discours pour démontrer que l'article 14 tendait à ressusciter le monopole de l'État. Selon lui l'État n'avait pas le droit d'avoir une doctrine à lui, car elle serait trop instable et changeante sous un régime de suffrage universel ; par conséquent, il n'avait même pas le droit d'enseigner. A tout prendre pourtant, il se serait contenté de la loi de 1850, transaction entre deux principes, celui du monopole et celui de la liberté. Et lui aussi voulait, bien entendu, qu'on respectât la liberté de la famille, quand elle s'exerçait au profit des religieux. Léon Bourgeois riposta (le 25 mars) par un discours vibrant et lumineux, fit ressortir une fois de plus que les écoles congréganistes n'étaient que des écoles de guerre civile, qu'on y élevait les enfants dans la haine et le mépris des lois de leur pays et qu'on les y nourrissait du lait empoisonné de l'intolérance[28]. Le ministre Leygues représenta avec beaucoup de bon sens qu'il y avait des congrégations autorisées qui enseignaient et que celles-là n'étaient pas menacées. On ne demandait aux religieux que de se soumettre à la loi. La loi de 1850, du reste, n'avait pas été, à son sens, une transaction, mais la victoire insolente de l'Église contre l'État. Et l'État avait sans conteste le droit d'avoir une doctrine, c'était celle de la liberté, la doctrine enfantée par la Révolution.

D'autres vinrent encore reprocher à la République, avec Cochin, de rouvrir l'ère des persécutions, ou proposer, avec Cazals, la disjonction de l'article 14, que fit repousser Trouillot. Mais l'adversaire le plus redoutable du dit article fut Ribot, qui, après avoir reproché à Waldeck-Rousseau ses concessions à l'extrême gauche, représenta, non sans éloquence, que, la loi actuelle frappant de dissolution[29] les congrégations non autorisées, on ne voyait pas de quel droit on rechercherait après cela les individus qui en auraient fait partie, pour les priver du droit personnel d'enseigner ; que de difficultés, que d'embarras on préparait aux gouvernements futurs ! Comment prouver qu'un ancien jésuite était resté jésuite ? Comment, du reste, même dans le cas d'une réelle sécularisation, empêcher la persistance de l'esprit congréganiste dans un établissement scolaire ? C'était manifestement impossible.

Ces arguments, il est vrai, ne restèrent pas sans réplique. Le président du Conseil vint à son tour remontrer qu'il s'agissait dans le débat de congrégations rebelles à la loi, qui ne voulaient ni la connaître ni s'y soumettre ; qu'on laissait pleine liberté d'enseignement aux prêtres séculiers et aux religieux autorisés, mais que l'État ne pouvait sans abdiquer le laisser à des congrégations qui, par leur exemple et par leurs doctrines, prêchaient ouvertement le mépris de nos lois nationales. Quelle jeunesse pouvaient-elles donc nous faire[30] ? La doctrine qu'elles enseignaient, n'était autre que la contre-révolution, cette doctrine que de Mun lui-même avait tant de fois et si magistralement exposée. Quant à l'esprit de l'article 14, c'était celui de l'article 7, élaboré jadis par Jules Ferry, et il n'appartenait pas à des républicains libéraux, qui s'étaient fait honneur de soutenir le dit article, de le représenter maintenant comme un esprit d'intolérance et de persécution.

Finalement, force resta à la République, et l'article 14 fut adopté par 312 voix contre 216 (26 mars 1901).

La fin de la discussion — qui dura trois jours encore — fut signalée d'un côté par une aggravation, de l'autre par deux adoucissements au texte de la commission, en ce qui touchait aux congrégations.

L'aggravation consistait dans le vote d'un nouvel article (l'article 15) introduit dans la loi par Bienvenu-Martin et obligeant les congrégations à tenir, ainsi qu'à communiquer, aux préfets, sous menace de certaines pénalités, des registres indicatifs : 1° de leurs recettes et dépenses, de leurs biens meubles et immeubles ; 2° de leur personnel, c'est-à-dire des noms, âge, lieu de naissance et antécédents de leurs membres.

Quant aux deux atténuations ci-dessus annoncées, la première résultait du fait que, dans l'article 17, relatif aux personnes interposées, réserve fut faite en faveur des personnes qui seraient présumées telles de prouver que la présomption n'était pas fondée.

La seconde résulta du débat très long et très vif auquel donna lieu l'article '18, consacré à la liquidation des congrégations non autorisées. Ce débat, précédé de la proposition faite — sans succès — par Zévaès, de déclarer purement et simplement leurs biens confisqués, porta principalement sur l'amendement du radical Lhopiteau qui, voulant, au contraire, écarter de la loi tout ce qui pouvait ressembler à une confiscation, fit malgré Waldeck-Rousseau substituer au mode de liquidation proposé par le gouvernement et la commission les dispositions suivantes : les liquidateurs seraient désignés par les tribunaux, les donateurs ou testateurs — ou leurs ayants droit — pourraient revendiquer leurs dons ou leurs legs qui, en cas de non-revendication, pourraient, après un délai de six mois, être mis en vente. Le produit des ventes serait déposé à la Caisse des dépôts et consignations. L'actif net, en cas de non-contestation ou après le jugement des actions formées dans les délais prescrits, serait réparti entre les ayants droit[31], chacun de ceux-ci ayant à se pourvoir en justice pour la justification de leurs prétentions. Enfin, si certaines valeurs se trouvaient vraiment en déshérence, il y avait à cet égard des lois existantes, l'État en bénéficierait, mais il n'y aurait jamais de sa part confiscation. C'étaient là des dispositions fort équitables. Complétées par les clauses relatives : 1° à l'entretien des pauvres hospitalisés, qui devait rester à la charge de la liquidation ; 2° aux pensions et secours aux membres de la congrégation dissoute qui seraient dénués de moyens d'existence, elles ne laissèrent aux adversaires de la loi aucun prétexte plausible de la représenter comme un instrument de spoliation.

Après quelques débats sans importance sur les derniers articles et quelques protestations suprêmes des chefs de l'opposition, l'ensemble de la loi fut enfin voté, le 29 mars, par 303 voix contre 224[32].

 

IV

Un grand pas était fait, mais il fallait maintenant que la loi passât au Sénat et, dans l'intervalle des deux discussions, le gouvernement put craindre que l'agitation cléricale, provoquée par le vote de la Chambre, ne fût de nature à troubler sérieusement le pays. Pour prévenir, dans la mesure du possible, les effets de cette agitation, le ministère chargea, dès le 10 avril, son représentant au Vatican de faire comprendre au Saint-Père que, dans les circonstances actuelles, une extrême réserve s'imposait à la Curie, ainsi qu'à notre clergé, et qu'il était particulièrement nécessaire que, dans son allocution au Consistoire du 15 avril, le Pape ne prononçât aucune parole qui, en blessant certains sentiments dans notre Parlement, aurait infailliblement pour contre-coup quelque aggravation par le Sénat de la lai sur les associations[33].

Cet avertissement était, je crois, superflu, Léon XIII n'étant point homme, on le sait, à jeter de l'huile sur le feu. Comme il fallait bien pourtant qu'il dit quelque chose, le vieux pape larmoya congrûment le 15 avril devant les cardinaux, sur les pauvres ordres religieux qu'on voulait en France ruiner peu à peu, et représenta combien il était fâcheux qu'en ce pays républicain on leur déniât la liberté qui était accordée à chacun de vivre à sa guise. Puis il exprima charitablement la crainte que la société civile, en procédant ainsi, ne se préparât à elle-même de lamentables catastrophes[34].

Tout cela n'était guère méchant. Mais les hommes du Bloc étaient susceptibles et ce langage ne fut pas sans les effaroucher un peu. Ce qui les irrita surtout, ce fut l'attitude du clergé français qui, moins prudent que le vieux pape et toujours inféodé aux partis de réaction, se remit ardemment, en avril et mai, à prêcher 1a croisade contre la République. Les pèlerinages tapageurs et provocants se reproduisirent. On parla beaucoup à cette époque de l'exubérant jésuite Coubé qui, devant soixante mille personnes réunies à Lourdes, fit un violent appel au glaive électoral et transforma de son chef la Vierge Marie en une Vierge guerrière capable comme Jeanne d'Arc, de bien conduire ses fidèles à la victoire. A la bataille, s'écriait-il, sous le labarum du Sacré-Cœur ! Un labarum n'est pas un signe de paix, niais un signe de guerre !

Ces excitations ne troublaient pas heureusement beaucoup le pays, mais n'étaient pas sans impatienter un peu le pacifique Sénat, qu'ils prédisposaient mal à adoucir la nouvelle loi. De fait, la commission à laquelle elle fut soumise (en mai) par la haute assemblée et où les radicaux dominaient de beaucoup se montra portée à en aggraver plutôt qu'à en atténuer les dispositions à l'égard des congrégations. Son président, Émile Combes, ancien ministre de l'Instruction publique et des Cultes, avait été élevé dans l'Église, dont mieux que personne il connaissait les détours ; et, comme il était à jamais séparé d'elle, qu'il ne savait ni aimer ni haïr à demi et que son énergie était bien connue, on ne fut pas surpris de la façon dont il dirigea les travaux de ses collègues. Le rapporteur, Vallé, plus jeune, mais non moins résolu, n'était pas homme non plus à faire des concessions au parti clérical. Aussi ladite commission n'en fit-elle aucune et s'attacha-t-elle à renforcer plutôt qu'à affaiblir la nouvelle loi en ce qui concernait les précautions à prendre contre le clergé régulier. C'est ainsi notamment que, dans son projet, elle réduisit de six mois à trois mois le délai accordé aux congrégations pour demander l'autorisation et qu'au sujet des liquidations elle introduisit dans l'article 18 cette disposition qu'en aucun cas les membres des congrégations dissoutes ne pourraient arguer d'une prétendue société de fait ayant existé entre eux pour réclamer tout ou partie de l'actif.

Quand le projet vint en discussion (le 11 juin), le Sénat se hâta d'abord, malgré l'opposition du vieux et catholique Wallon, de voter l'urgence et commença aussitôt la discussion générale, qui dura moins longtemps qu'à la Chambre, mais qui n'en eut pas moins beaucoup d'ampleur et de solennité. Parmi les discours importants auxquels elle donna lieu, nous mentionnerons tout d'abord celui de Lamarzelle, jurisconsulte éminent du parti de l'Église, qui s'attacha surtout aux illogismes et contradictions dont fourmillait selon lui la loi votée par la Chambre. Comment, disait-il, si des associations sont fondées, comme l'a soutenu Waldeck-Rousseau, sur des causes illicites, peut-on les autoriser au nom de la loi ? Comment, d'autre part, le président :du Conseil qui, primitivement, prétendait soumettre à la nécessité de l'autorisation les associations formées en majorité d'étrangers ou ayant leur siège à l'étranger, ou bien encore administrées par des étrangers, avait-il fini par consentir à ce qu'elles pussent se former non seulement sans autorisation, mais même sans déclaration ? Comment, après cela, imposait-on aux congrégations l'obligation de se faire autoriser ? N'était-ce pas faire là une loi de tyrannie et d'exception ? De plus, était-il rationnel que l'autorisation accordée par une loi, c'est-à-dire par la volonté du Parlement, pût être retirée par simple décret, c'est-à-dire par la volonté du gouvernement ? L'orateur passait ensuite à des considérations historiques, relatait les services rendus par les congrégations, arguait de la liberté qui leur était laissée en d'autres pays, comme l'Italie, et même en des pays protestants, comme l'Angleterre, les États-Unis. Puis il traitait de la mainmorte, nécessaire, suivant lui, aux associations ; on l'accordait aux syndicats ; pourquoi la refuser aux congrégations ? S'il y avait un droit de contrôle à exercer, n'avait-on pas pour cela les tribunaux ? Mais, en réalité, ce n'était pas de tout cela qu'il s'agissait. On en voulait surtout aux jésuites, c'est-à-dire à l'idée qu'ils représentaient. Ce n'était pas à des religieux, c'était à la religion qu'on faisait la guerre, c'était la religion qu'on voulait détruire.

Le rapporteur, l'allé, défendit avec beaucoup de franchise les idées générales dont on s'était inspiré pour l'élaboration de la loi. En principe, on avait voulu donner la liberté aux associations en général. Mais l'intérêt de la République et l'intérêt social voulaient qu'il fût fait exception à cette règle pour les congrégations qui, exigeant de leurs membres des engagements et sacrifices particuliers, ne pouvaient être considérées comme des associations ordinaires, et qui exerçaient sur les familles, aussi bien que sur le clergé séculier, une influence vraiment dangereuse.

La démonstration la plus ample et la plus probante que la loi était légitime et nécessaire fut faite, comme on pouvait s'y attendre, par Waldeck-Rousseau. Après avoir excellemment expliqué pourquoi la Chambre avait cru devoir modifier son projet de loi, il convint que certaines congrégations rendaient de réels services. Mais ce n'était pas une raison, à son sens, pour qu'elles ne fussent pas surveillées. Pourquoi n'en rendraient-elles pas tout autant si elles se soumettaient à la loi de leur pays ? Les Lazaristes, qui étaient autorisés, n'était-ils pas aussi bons missionnaires que les Jésuites, qui ne l'étaient pas ? Pouvait-on nier les embarras que les congrégations causaient souvent à la France au dehors et les excès qu'elles commettaient même dans l'accomplissement de leurs œuvres de bienfaisance au dedans ? Tous les gouvernements avaient jugé nécessaire de les surveiller, de les contenir ; l'ancien régime ne les avait jamais laissées libres, et l'orateur en donnait la preuve. Quant à soutenir, d'après un mot d'ordre parti de haut, qu'elles ne faisaient qu'un avec l'Église, c'était là une prétention inadmissible. Comment, du reste, le Concordat aurait-il pris tant de précautions contre le clergé séculier — jusqu'à interdire l'érection d'une simple cure sans autorisation spéciale — et aurait-il au contraire laissé aux congrégations une liberté sans limites ? La vérité, c'est que le Concordat ne parlait pas d'elles, qu'elles vivaient complètement en dehors de lui, que les auteurs de ce pacte avaient pensé que l'Église pouvait parfaitement vivre sans elles. Depuis qu'il était en vigueur, l'autorisation avait toujours été exigée des congrégations, les lois de 1817 et de 1825 en étaient la preuve. En 1880 et 1882, aucun libéral en France n'avait osé en contester le principe. En fait, l'accroissement des ordres religieux était, depuis quelques années, devenu tout à fait menaçant pour l'État et l'ordre public. Les religieux n'étaient que 60.000 en 1789 ; ils étaient maintenant 157.000 ; leurs immeubles, qui ne valaient que 60 millions en 1850, avaient plus que décuplé, et leur fortune mobilière, impossible à évaluer, était certainement excessive. Mais elles étaient surtout dangereuses par leur mainmise sur les consciences. Elles occupaient toutes les avenues par lesquelles on doit passer depuis l'enfance pour arriver à l'âge d'homme. Elles accaparaient le culte, la chaire, le confessionnal, elles s'emparaient, par les séminaires, de l'éducation des prêtres, elles envahissaient le clergé, elles tiraient à elles la clientèle riche et influente. Ne fallait-il pas y prendre garde ? Quant au reproche d'illogisme et de contradiction formulé par Lamarzelle, Waldeck-Rousseau déclarait que c'était un piège et qu'il n'y tomberait pas. Le pouvoir souverain qui faisait la loi avait le droit d'en dispenser dans des cas et à des conditions déterminées. On ne supprimerait pas les congrégations vraiment utiles. La République ne serait pas assez sotte pour faire des martyrs. C'était aux catholiques à faire preuve de bon sens et à comprendre l'intérêt qu'il y avait pour eux à ce que la nouvelle loi ne se heurtât pas à des intransigeances qui elles-mêmes pourraient éveiller d'autres intransigeances. Enfin, qu'on fût assez sage pour ne pas sacrifier la religion à certains intérêts politiques, et l'apaisement si désirable se ferait sans doute dans les esprits.

Sur la proposition de Combes, le Sénat vota l'affichage de ce grand discours et passa à la discussion des articles, qui l'occupa du 14 au 22 juin.

Des débats relatifs au titre premier, nous n'avons guère à retenir que les efforts faits par les progressistes et les droitiers, notamment par Rambaud, pour restreindre la liberté laissée aux associations laïques et dont pourrait bénéficier surtout le socialisme. Mais nous devons plus particulièrement mentionner ceux auxquels donnèrent lieu les titres II et III, et particulièrement les articles 13 et 14, où repartirent les questions de l'autorisation, de la dissolution et de l'enseignement.

A propos de l'article 13, les catholiques comme Lamarzelle demandaient naturellement pour les congrégations, dont ils ne se lassaient pas de retracer l'histoire et de vanter les services, la liberté entière et le droit commun. Vainement Vallé répliquait-il que la loi avait dû proportionner ses exigences à l'égard des associations à la gravité du danger qu'elles pouvaient faire courir à la société ; que, pour cette raison, elle n'exigeait même pas de déclarations de certaines d'entre elles, tandis que cette formalité était imposée à d'autres ; que des formalités plus gênantes étaient édictées à l'égard de celles qui réclamaient le bénéfice de la personnalité civile ; enfin que, pour les plus dangereuses de toutes, c'est-à-dire pour les congrégations religieuses, l'autorisation législative avait paru nécessaire.

L'opposition, reculant un peu, disputait toujours le terrain, mais sans succès. Gourju et Milliard, par exemple, demandaient que les congrégations pussent se constituer sur simple déclaration ; Bérenger, que liberté entière fût accordée aux congrégations de moins de 21 personnes ; Rambaud et Charmes, que l'autorisation fût conférée non par une loi, mais par un décret. Riou voulait qu'une congrégation ne pût être dissoute par le gouvernement qu'après avoir été entendue[35] ; Halgan, que les établissements non autorisés d'une congrégation autorisée pussent subsister librement sans formalité nouvelle[36] ; Mézières et Bérenger, que les congrégations vouées à la charité et aux missions pussent être autorisées par simple décret. Tous ces amendements furent successivement rejetés.

Quand on eut à parler de l'enseignement (21 juin), le comte de Blois, au nom de la droite catholique — et royaliste —, en revendiqua la liberté pleine et entière pour les congrégations. Combes lui répondit par un discours vigoureux et franc, où il remontra tout d'abord que la liberté de l'enseignement n'est pas un droit naturel, comme la liberté individuelle ou la liberté de conscience ; qu'elle ne peut être qu'un simple fait ; que l'État, étant souverain, a le droit d'empêcher ce qui peut lui nuire, notamment en matière d'éducation. Ce n'était pas là ajoutait-il, une nouveauté. Tous les anciens gouvernements avaient pensé de même et agi en conséquence. On pouvait, il est vrai, objecter que la République, gouvernement fondé sur la liberté, ne pouvait pas se comporter comme les monarchies. Mais l'orateur répondait que la République, comme les autres régimes, avait son principe à défendre ; que ce principe, c'était la Révolution, avec toutes les lois qui en découlent, lois que les congrégations attaquaient systématiquement et tendaient ouvertement à détruire. Les conquêtes libérales qui nous sont les plus chères, disait-il : loi scolaire, loi militaire : loi sur le divorce et d'autres, inspirent à toutes les congrégations les mêmes sentiments d'horreur et leur arrachent les mêmes cris de colère. C'est toute notre organisation politique, toute notre vie sociale qui se trouvent enveloppées par elles dans une même réprobation. Nous avons donc le devoir rigoureux de soustraire la jeunesse à leurs enseignements et nous en puisons le droit dans les mêmes raisons que les hommes de la monarchie invoquaient avec tant de justesse pour se défendre de leur abandonner l'éducation de leurs enfants.

Lamarzelle, toujours sur la brèche, représenta de nouveau que la République faisait la guerre aux idées, qu'elle n'en avait pas le droit. Le ministre de l'Instruction publique, Leygues, lui répondit que ce dont il n'avait pas le droit, c'était de se désintéresser de l'enseignement libre, de son esprit et de ses tendances ; il ne pouvait lui permettre d'attaquer et de compromettre les principes fondamentaux de la société civile. Sans doute le monopole n'était pas désirable, mais il ne fallait pas non plus qu'une certaine liberté fit deux Frances rivales et préparât systématiquement la, guerre civile.

L'opposition ne se tenait cependant pas pour battue. De Marcère, de Cuverville vinrent encore à la rescousse. Rambaud, pour sa part, crut devoir proposer de laisser les congréganistes libres d'enseigner en les soumettant à l'inspection de l'État. Leygues lui répondit avec raison qu'elle serait illusoire, et un ancien ministre de l'Instruction publique comme Rambaud devait le savoir de reste.

Enfin, malgré la persévérante obstruction de la droite catholique, les derniers articles de la loi furent votés, sans autre modification importante que la suppression des termes introduits par la commission dans le projet au sujet des prétendues sociétés de fait, suppression à laquelle Waldeck-Rousseau consentit sans peine, déclarant que ce surcroit de précautions était superflu.

Et l'ensemble de la loi fut voté, le juin, par 169 voix contre 95.

Le texte adopté par le Sénat n'étant pas tout à fait le même que celui qui lui avait été envoyé par la Chambre, la loi dut encore retourner au Palais-Bourbon, où l'extrême gauche et l'opposition firent mine de vouloir discuter longuement, surtout à propos de l'article 18. Mais Waldeck-Rousseau, fort sagement, fit observer que l'important, maintenant, c'était de ne pas prolonger inutilement le débat, de ne pas rendre nécessaire un second renvoi au Sénat ; que l'État était déjà suffisamment armé contre les religieux qui viendraient réclamer une part de l'actif des congrégations dissoutes. Il ne restait plus aux ultra-catholiques qu'à renouveler les lamentations de Jérémie et à prédire à Waldeck-Rousseau — ce que de Mun fit, du reste, en termes éloquents — que, prisonnier de l'extrême gauche, il serait entraîné encore bien plus loin qu'il ne voulait aller[37]. La loi fut définitivement votée le 28 juin. Et dès le 2 juillet elle fut promulguée au Journal officiel.

C'était l'acte le plus vigoureux et le plus décisif de politique anticléricale que la République se fût permis depuis 1870.

 

V

Quelle impression allait-il faire sur la Cour du Vatican ? Après cela, quelle attitude allaient prendre le Saint-Père et son secrétaire d'État ? Quel langage allaient-ils tenir ?

Non seulement le gouvernement français et avec lui les Chambres n'avaient tenu aucun compte des plaintes exprimées par Léon XIII dans ses deux lettres du 23 mars et du 23 décembre 1900 au président de la République et à l'archevêque de Paris, mais le courant anticlérical dont le Pape avait constaté la formation et le progrès dans notre pays devenait de jour en jour plus audacieux et plus menaçant. Au lendemain même du vote de la loi sur les associations, le socialiste Allemane demandait à la Chambre (1er juillet) la dissolution de toutes les congrégations, même autorisées, et la confiscation de leurs biens. Le franc-maçon Lafferre proposait le même jour que l'on retirât au moins la personnalité civile aux Frères des Écoles chrétiennes. Le député Sembat demandait une enquête sur les actes de sauvagerie et de pillage commis non seulement par les troupes européennes, mais par les missionnaires protégés de la France, lors de l'occupation de Pékin en août 1900, actes constatés, disait-il, dans un rapport secret du général Voyron.

Enfin, le 6 juillet, les menées cléricales dans l'Université étaient dénoncées par Pastre et Zévaès dans une interpellation qui — depuis longtemps — n'était que trop motivée. Sans doute, aucune suite n'était donnée pour le moment ni par la Chambre ni par le gouvernement à toutes ces manifestations. Mais le fait que l'Église était attaquée chaque jour avec plus d'insistance et de vivacité ne pouvait point ne pas frapper un observateur aussi attentif que Léon XIII.

Vu les circonstances, le vieux pape ne pouvait sep dispenser de parler et de se plaindre. Mais, vu les circonstances aussi, l'intérêt de l'Église était, plus que jamais, qu'il se plaignit avec modération. Tout d'abord il crut devoir se borner, dans une lettre adressée le 29 juin aux Supérieurs généraux des ordres et instituts religieux, à leur exprimer — en termes fort peu belliqueux — sa douloureuse sympathie et le chagrin qu'il éprouvait de n'avoir pas mieux réussi à les préserver des lois d'exception dont ils avaient à souffrir. Il les exhortait à redoubler d'ardeur et de foi et insistait sur l'attitude ferme et digne, mais douce et indulgente, que leur imposait la charité du Christ.

Cette lettre étant destinée à être publiée, on s'explique l'extrême prudence avec laquelle il l'avait rédigée. Comme il lui fallait bien toutefois protester avec un peu plus de vigueur, il le fit, mais il tint à ne le faire ni publiquement, ni personnellement. Il chargea simplement Rampolla de remettre à Nisard — qui en fit part le 6 juillet à Delcassé — une note où était exprimé le regret que les plaintes et réclamations antérieures du Souverain Pontife n'eussent pas été mieux écoutés. Le Saint-Père, y était-il dit, obéissant aux devoirs qui Lui sont imposés par son ministère sacré, a ordonné au soussigné... de protester... contre la loi précitée, comme étant une loi de représailles et d'exception qui exclut des citoyens honnêtes et méritant des bienfaits du droit commun, qui blesse également les droits de l'Église, est en opposition avec les principes du droit naturel et en même temps grosse de déplorables conséquences... Tandis que, d'un côté, elle restreint la liberté de l'Église, garantie en France par un pacte solennel, et tandis qu'elle empêche l'Église de remplir sa mission divine, en la privant de précieux collaborateurs, d'un autre côté, elle aigrit davantage les esprits en un moment où plus vif et plus pressant se fait sentir le besoin de l'apaisement et enlève à l'État les apôtres les plus zélés de la civilisation, de la charité, et les propagateurs les plus efficaces du nom, de la langue et de l'influence française à l'extérieur...

A bon entendeur, salut. C'était toujours l'argument du protectorat des missions, si cher à Léon XIII, mais qui, à la longue, finissait par s'user un peu.

Entre temps, la loi sur le contrat d'association, comme on l'a vu plus haut, venait d'être promulguée. Elle était accompagnée d'un arrêté ministériel de la même date, relatif à la forme dans laquelle les demandes devaient être introduites, par les congrégations visées dans l'article 18, le délai de trois mois qui leur était accordé pour cela courant à partir du 1er juillet[38]. Ces demandes devaient contenir, entre autres choses, l'engagement des congrégations de se soumettre à la juridiction de l'ordinaire, et la preuve que leurs statuts avaient été approuvés de l'évêque de tout diocèse où se trouvait un de leurs établissements.

A cet arrêté le Pape fit répondre, dès le 10 juillet, par une Instruction de la Congrégation des Évêques et Réguliers aux Supérieurs des ordres et instituts religieux, instruction qui les autorisait à demander l'autorisation, niais à deux conditions : 1° on ne présenterait pas au gouvernement les anciennes règles et constitutions déjà approuvées par le Saint-Siège, mais simplement des statuts répondant aux divers points énumérés dans l'article 3 de l'arrêté[39], et c'étaient ces statuts que l'on pourrait faire approuver par les évêques ; 2° on ne promettait à l'ordinaire qu'une soumission conforme au caractère de chaque institut. Ainsi, non seulement on ne présenterait pas les vrais statuts, mais on ne promettrait pas aux évêques une soumission sans réserve. L'Instruction distinguait des Congrégations diocésaines, qui restaient complètement sous l'autorité de l'ordinaire, des Congrégations approuvées par le Saint-Siège et visées par la lettre apostolique Conditæ (du 8 décembre 1900), qui ne pourraient promettre soumission à l'évêque que dans les termes de cette constitution. Quant aux Ordres réguliers, ils promettraient dans les termes du droit commun. Or, d'après le droit commun, lit-on dans l'Instruction[40], les Réguliers dépendent des évêques pour l'érection d'une nouvelle maison dans le diocèse, pour les écoles publiques, les asiles, les hôpitaux et autres établissements de ce genre, la promotion de leurs sujets aux ordres, l'administration des sacrements aux fidèles, la prédication, l'exposition du Saint-Sacrement, la consécration des églises, la publication des indulgences, l'érection d'une confrérie ou pieuse congrégation, la permission de publier des livres ; enfin les Réguliers dépendent des évêques pour ce qui regarde la charge d'âmes dans les endroits où ils sont investis de ce ministère.

Pendant que Léon XIII faisait rédiger ce document, une commission formée par Waldeck-Rousseau dès le 20 juin et où figuraient Combes, Sarrien, Trouillot et d'allé, élaborait le règlement d'administration publique annoncée par l'article 20 de la loi nouvelle et qui devait compléter ladite loi et en assurer l'exécution.

Le travail de cette commission aboutit à la rédaction de deux décrets qui, adoptés en Conseil d'État, furent publiés par le gouvernement le 16 août suivant et qui se rapportaient, l'un à l'application de la loi en général, l'autre à la liquidation des congrégations prévues par l'article 18.

Le premier décret comprenait trois titres, dont le premier, relatif aux associations en général — c'est-à-dire aux associations laïques —, réglait notamment les formalités à remplir en ce qui concernait la déclaration, la personnalité civile, la liquidation. Le titre II, plus important pour nous, s'appliquait particulièrement aux congrégations religieuses. Il reproduisait, touchant les demandes d'autorisation, les prescriptions de l'arrêté du 1er juillet. S'il s'agissait d'une congrégation non existante encore, mais à créer, il faudrait indiquer si certains de ses membres n'auraient pas déjà fait partie d'autres congrégations, à quelles époques ils y étaient entrés et en étaient sortis, ainsi que les noms qu'ils portaient. Les statuts des nouvelles congrégations devraient faire connaître les conditions d'admission de leurs membres, les recettes et dépenses de l'association, l'indication des actes de la vie civile qu'elle pourrait accomplir avec ou sans autorisation, etc. Les demandes d'autorisation seraient soumises d'abord aux Conseils municipaux des communes intéressées ; puis le gouvernement les soumettrait au parlement en proposant ou qu'elles fussent acceptées ou qu'elles fussent rejetées ; et dans l'un ou l'autre cas, une loi, c'est-à-dire un vote des deux Chambres serait nécessaire[41]. Enfin le titre II traitait des formalités à remplir pour les établissements particuliers des congrégations — lesquels, on se le rappelle, pouvaient être autorisés par simple décret —, de l'instruction des demandes par le ministre de l'Intérieur, enfin des dispositions communes aux congrégations et à leurs établissements. Quant au titre III, il contenait des dispositions générales et transitoires et aggravait encore l'article 14 relatif à l'enseignement, en prescrivant qu'il y eût dans tout établissement d'enseignement privé un registre spécial, communicable sur réquisition administrative et où seraient portés les nom, prénoms, date et lieu de naissance des maîtres et employés, l'indication de leurs emplois antérieurs et des lieux où ils auraient résidé, ainsi que la nature et la date des diplômes dont ils seraient pourvus.

Le deuxième décret du 16 août traitait tout d'abord de la publicité du jugement qui aurait pourvu les congrégations dissoutes d'un liquidateur, de la question des scellés, des inventaires, du paiement des dettes et des frais de liquidation. Il déterminait ensuite en détail la procédure relative aux allocations qui pourraient être allouées, sur leur demande, aux membres desdites congrégations.

Le Saint-Siège, après avoir pris connaissance des décrets, aurait voulu que le gouvernement français consentit à négocier sur la forme dont les congrégations devraient utilement se servir pour demander l'autorisation prescrite par la loi. Il y avait lieu, écrivait à ce sujet (le 10 août) le chargé d'affaires français de Navenne[42] à Delcassé, en ce qui concerne la question de la juridiction des évêques, de prendre comme point de départ la distinction entre le régime intérieur et le régime extérieur des communautés que Sa Sainteté a récemment mise en lumière. En même temps Rampolla faisait charitablement remarquer qu'il ne restait plus que cinq semaines aux généraux des ordres intéressés dans l'affaire pour adresser leurs instructions à leurs subordonnés et qu'ils ne pouvaient les leur adresser avant d'avoir pris les ordres du Pape.

Waldeck-Rousseau, informé le 29 août de ces prétentions par Delcassé, lui répondit le 3 septembre que le gouvernement ne saurait entrer dans cette voie[43] sans se départir d'une règle qui a été invariablement suivie depuis 1809 sans donner lieu à aucune difficulté. On avait toujours, ajoutait-il, employé les termes : Soumission à la juridiction de l'ordinaire du lieu, sans commentaires, définitions ou distinctions. L'État n'a point, disait-il, à s'enquérir du régime intérieur des congrégations, à s'enquérir de la règle intérieure qu'elles suivent. Il l'ignore. Il ne prétend connaître que la règle civile qu'elles adoptent, leur fonctionnement, leur personnel, leur but. Pour lui, les évêques sont les chefs hiérarchiques de tous ceux qui, dans le diocèse, participent à la pratique du culte. Il demande donc aux congrégations de se soumettre à eux. L'autorité des évêques, que le gouvernement n'a point à définir, peut s'exercer spontanément, sans qu'il s'en mêle. Quant à lui, s'il en provoque l'exercice, ce ne peut être pour intervenir dans l'établissement ou le fonctionnement de la règle intérieure, mais seulement dans le cas où des manifestations extérieures donneraient prise à des reproches comme étant de nature à troubler l'ordre public ou à constituer une violation des lois et règlements en vigueur, lorsque, en un mot, son droit de police aurait à s'exercer. Par conséquent le plus sage est de rester fidèle aux précédents. Il est facile de se mettre d'accord en fait, tandis qu'en droit le conflit ne manquerait pas de se réveiller. Le gouvernement fera preuve de l'esprit de la plus large tolérance et du libéralisme le plus bienveillant dans l'application de la loi du 1er juillet. L'administration acceptera les demandes et en délivrera récépissé si les statuts contiennent la déclaration de soumission à l'ordinaire et l'approbation de celui-ci, sans apprécier les formules employées. Mais il est impossible d'aller plus loin[44].

On voit tout ce qu'il y avait d'équivoque dans un pareil arrangement et toutes les chicanes qui en pouvaient résulter. Mais on voit aussi combien Waldeck-Rousseau était disposé à user de condescendance envers les congrégations.

Et cependant un grand nombre d'entre elles se refusaient à demander l'autorisation et allaient jusqu'au bout s'opiniâtrer dans leur refus.

 

VI

Avec quelle extrême modération Waldeck-Rousseau entendait appliquer la loi du 1er juillet, de quels ménagements il était capable envers les congrégations et le Saint-Siège, c'est ce qui ressort de ses actes, de ses discours, de ses écrits du mois de septembre 1901 au mois de février 1902.

Après la promulgation de la loi, deux questions principales le préoccupaient : celle des congrégations existantes non autorisées et celle des établissements non autorisés des congrégations autorisées.

Les congrégations non autorisées étaient au nombre de 753, dont 147 d'hommes[45] et 606 de femmes. Mises en demeure par l'article 18 de la loi et par le décret du 16 août de faire leurs demandes d'autorisation dans le délai de trois mois, qui expirait le 3 octobre[46], averties en outre par une circulaire du garde des sceaux que celles qui ne se soumettraient pas dans ce délai seraient déférées à la justice, qui leur nommerait des séquestres et ordonnerait la liquidation de leurs biens, bon nombre d'entre elles s'abstinrent de toute démarche légale. Parmi les congrégations d'hommes, 63 seulement demandèrent l'autorisation[47]. Quatre-vingt-quatre s'y refusèrent, et notamment la plus célèbre et la plus dangereuse, celle des Jésuites, qui, étant bien sûre que l'autorisation lui serait refusée, ne risquait rien à prendre l'attitude rogue et intransigeante que dénotait son manifeste du 1er octobre. Quant aux congrégations de femmes, les deux tiers, c'est-à-dire un peu plus de 400, se conformèrent aux prescriptions de la loi.

Les congrégations réfractaires se dispersèrent en apparence dès le commencement d'octobre, car, se sentant fort impopulaires, elles se doutaient bien que, si elles s'exposaient à se faire expulser manu militari, le public ne se porterait guère à leur secours. Nous disons qu'elles se dispersèrent en apparence, parce qu'en réalité religieux et religieuses restèrent fort étroitement attachés à leurs ordres. La prétendue sécularisation des moines n'était qu'une comédie qui ne trompait personne. Pour parer aux fraudes qui en résultaient, Waldeck-Rousseau crut devoir adresser aux évêques, le 14 novembre, une circulaire d'où il résultait : 1° qu'un membre d'une congrégation existant encore, dans quelque lieu qu'elle se fût transportée, ne pouvait être admis dans le clergé paroissial ; 2° que la sécularisation ne devait être accordée qu'aux prêtres rentrés dans leur diocèse d'origine pour y vivre conformément aux lois et sous la juridiction unique de l'ordinaire ; 3° que la sécularisation ne pourrait jamais s'effectuer sur place, c'est-à-dire au lieu même où existait la congrégation[48]. Mais on sait combien peu sont respectées les circulaires ministérielles et l'attitude des évêques à cette époque faisait craindre qu'ils ne tinssent de ces prescriptions absolument aucun compte.

Quant aux établissements non autorisés de congrégations autorisées, le gouvernement ne se heurtait pas à une moindre difficulté. Il en était un fort grand nombre. Quelques-uns étaient des établissements hospitaliers ; la plupart étaient des établissements enseignants. En droit, il n'était pas douteux qu'ils ne dussent demander l'autorisation, non seulement parce que l'esprit de la loi du 1er juillet le voulait ainsi, mais parce qu'ils y étaient obligés par des lois antérieures — la loi de 1825, relative aux congrégations de femmes, était très explicite à cet égard et presque tous les établissements en question étaient des établissements de femmes —. On pouvait de plus se rappeler qu'au cours de la discussion de la loi sur les associations, un député, Peschard ayant proposé que les établissements existants non autorisés de congrégations autorisées fussent dispensés de la demande d'autorisation, Waldeck-Rousseau avait répondu que cette demande était nécessaire et que Peschard avait retiré son amendement.

Il est vrai qu'un autre jour, le 18 mars, Denys Cochin s'étant enquis si les Frères des Écoles chrétiennes seraient obligés de faire des demandes pour ceux de leurs établissements qui avaient été ouverts sans autorisation, le président du Conseil avait dit : Quant au droit d'ouvrir des écoles primaires, la Chambre sent à merveille qu'il est réglé par une loi spéciale[49]. S'il s'agit d'enseignement primaire, il suffit d'une simple déclaration ; l'école est alors placée sous le contrôle et l'inspection de l'État, mais l'autorisation d'ouvrir une école ne peut are réglementée que par la législation spéciale à laquelle je viens de me référer[50].

Cette déclaration, dont l'imprudence a lieu de surprendre quand on se rappelle combien Waldeck-Rousseau était réfléchi d'ordinaire et prévoyant, devait être singulièrement exploitée plus tard par l'opposition et le mettre à plusieurs reprises dans un cruel embarras.

Tout d'abord les moines et religieux en contravention avaient pas pris garde et avaient si bien cru l'autorisation nécessaire que le plus grand nombre des établissements intéressés — il y en avait plusieurs milliers — avaient commencé par la demander. Mais depuis, les meneurs politiques de l'opposition parlementaire, de Mackau et bien d'autres, avaient formé des comités et s'étaient donné pour Liche de les détourner de l'obéissance à la loi. Ils leur avaient représenté : 1° que, vu le langage tenu par Waldeck-Rousseau le 18 mars, les écoles ouvertes avant le 1er juillet 1901, c'est-à-dire avant la promulgation de la loi nouvelle, étaient parfaitement en règle ; 2° que ceux d'entre eux qui enseignaient dans des locaux appartenant non à leur congrégation, mais à des particuliers ne devaient être considérés que comme de simples salariés et ne pouvaient être regardés comme formant des établissements congréganistes. Et le résultat de ces menées, c'est que, d'une part, les demandes d'autorisation avaient été retirées en très grand nombre ; et que, de l'autre, une multitude d'écoles desservies par des frères ou des sœurs venaient de s'ouvrir, sans nulle autorisation, dans des immeubles qui n'étaient pas la propriété de ces religieux ou de leur ordre.

Cette manœuvre subtile détermina le président du Conseil à publier, le 5 décembre, une autre circulaire, par laquelle, rappelant les prescriptions de la loi du 1er juillet, il enjoignait de nouveau aux établissements non autorisés de demander l'autorisation, mais leur accordait encore un délai de six semaines pour se mettre en règle[51].

Aux yeux des opposants, c'était une reculade, d'autant plus que, Waldeck-Rousseau ne désavouant point clans sa circulaire ce qu'il avait dit le 18 mars précédent, on pouvait croire, ou faire semblant de croire, que, dans sa pensée, parmi les établissements ouverts avant le 1er juillet, il n'y avait que les établissements hospitaliers qui fussent obligés de demander l'autorisation — et peut-être était-ce bien là son opinion.

Du reste, l'attitude que prenait et le langage que tenait à cette époque le président du Conseil, au sujet d'autres questions intéressant le clergé régulier, étaient de nature à encourager encore les réfractaires dans leur opposition.

C'est ainsi tout d'abord qu'à la suite d'un conflit qui venait de se produire entre la France et le gouvernement turc, Waldeck-Rousseau venait de conclure avec ce dernier (le 7 novembre) un arrangement qui confirmait en termes exprès le protectorat de la France sur certains établissements catholiques de l'empire ottoman.

Un peu plus tard (18-21 novembre), l'extrême gauche de la Chambre ayant voulu, faire réduire l'emprunt chinois[52] de la part qui devait revenir comme indemnité aux missionnaires de Pékin et autres villes de l'Empire Céleste, Waldeck-Rousseau les avait combattus avec succès ; et Sembat ayant demandé que le rapport du général Voyron, où étaient relatés les excès et violences commis par ces missionnaires à la suite de l'entrée des troupes européennes à Pékin, fût livré à la publicité, le président du Conseil s'y était énergiquement refusé[53].

Enfin la commission du budget ayant cru devoir proposer la suppression du budget des cultes, Waldeck-Rousseau, se prononçant une fois de plus, et très manifestement, contre la séparation de l'Église et de l'État, le fit maintenir (12-17 décembre) ; et un mois après, l'extrême gauche ayant, comme d'habitude, demandé la suppression de l'ambassade de France au Vatican, le ministre des Affaires étrangères, Delcassé, qui la défendit victorieusement, alla jusqu'à soutenir que, même si le Concordat était dénoncé, ladite ambassade devrait encore être conservée.

Tant de ménagements pour l'Église eurent pour effet de la rendre non plus accommodante et plus docile, mais au contraire plus fière et plus arrogante.

Aussi la date du 15 janvier passa-t-elle sans que la situation des établissements non autorisés vis-à-vis de l'État se fût modifiée. Ces établissements, tant ceux qui existaient avant le 1er juillet que ceux qui s'étaient constitués depuis, persistaient à soutenir qu'ils étaient en règle, qu'ils n'avaient nul besoin d'autorisation. Certains d'entre eux, poursuivis en justice, avaient été acquittés. Waldeck-Rousseau, outré de l'abus fait par les congrégations et leurs amis de quelques paroles inconsidérées qui lui avaient échappé, crut devoir, pour couper court à tant de chicanes, provoquer un avis du Conseil d'État sur la question de savoir si des religieux tenant une école, même s'ils la tenaient dans l'immeuble et pour le compte d'autrui, ne constituaient pas un établissement congréganiste. Or, le Conseil d'État répondit fort nettement, le 23 janvier, que les formalités imposées par la loi de 1886 à tout individu, laïque ou non, qui voulait enseigner comme instituteur, n'avaient rien de commun avec les obligations résultant pour les congrégations de la loi du 1er juillet 1901 ; que l'élément constitutif d'une école, ce n'était pas le propriétaire — vrai ou fictif — de l'immeuble où elle était située[54], mais le maitre qui devait la tenir ; que, par conséquent, si ce maitre appartenait à une congrégation, comme il ne pouvait agir que par la permission, ou plutôt par l'ordre de ses supérieurs, il fondait ipso facto, en l'ouvrant, un établissement congréganiste et qu'il tombait forcément sous le coup des lois relatives aux établissements de ce genre. Il n'était donc pas douteux que la demande d'autorisation ne fût nécessaire.

Muni de cet avis décisif, le gouvernement paraissait cette fois suffisamment armé. Mais il semblait vraiment que Waldeck-Rousseau, très désireux d'avoir des armes, ne se souciât guère, une fois qu'il les tenait, d'en faire usage.

Il paraissait à cette époque très préoccupé, très effrayé de l'opposition que lui faisait l'Église concordataire, et particulièrement l'épiscopat. Il s'en plaignait amèrement au Saint-Siège, faisant par exemple, le 23 janvier, c'est-à-dire peu de jours après le débat sur l'ambassade, écrire par Delcassé à Nisard les lignes suivantes : Je viens d'être informé que certains prélats se rendent à Rome pour obtenir du pape quelque déclaration retentissante et hostile à la politique du gouvernement. Je n'ai pas besoin de vous faire remarquer combien grave à tous les points de vue serait le succès d'une pareille démarche, au lendemain des débats où le gouvernement s'est élevé avec autant d'énergie que d'efficacité contre les propositions de rupture...

Le vieux pape n'était point homme à lui refuser à cet égard toute satisfaction. Mais donnant-donnant était sa devise. Aussi Nisard répondait-il à Delcassé, le 29 janvier, pour lui faire part des récriminations de Rampolla au sujet de l'avis récent du Conseil d'État. Le cardinal, écrivait-il, se montre très préoccupé des conclusions de la haute assemblée, qui lui paraissent en contradiction avec les assurances données par le gouvernement au cours de la discussion de la loi sur les congrégations[55].

Waldeck, fort contrarié, réunit aussitôt le Conseil des ministres (31 janvier) et, pour se tirer d'embarras dans la mesure du possible, lui fit décider que l'avis du 23 ne s'appliquerait pas, à son sens, aux écoles ouvertes avant le 1er juillet 1901[56], et que la loi sur les associations n'aurait pas à leur égard d'effet rétroactif. Le jour même, Delcassé communiquait cette décision à Lorenzelli, qui voulait bien s'en montrer très satisfait, et, quatre jours après (4 février), il en donnait avis à Nisard officiellement.

En retour de cette concession fort grave — que le public pour le moment ignora —, le gouvernement n'obtint de Rampolla qu'une réponse assez vague et fort évasive en ce qui concernait les démarches des évêques (12 février)[57], et il ne poussa pas plus loin ses exigences.

Mais la concession était faite et Waldeck-Rousseau entendait si peu la retirer que, dès le 8 février, il n'exigeait, par une nouvelle circulaire, la demande d'autorisation que pour les écoles ouvertes depuis le 1er juillet[58].

Mais. pendant que le président du Conseil louvoyait ou tergiversait ainsi, le radicalisme anticlérical du Parlement s'exacerbait au contraire chaque jour. Le 10 décembre 1901, la motion Béraud, pour l'abrogation de la loi Falloux[59], avait été prise en considération au Sénat. Plus récemment (24-31 janvier), au Palais-Bourbon, deux socialistes, Pastre et Zévaès, avaient interpellé le gouvernement sur les complaisances dont le cléricalisme bénéficiait, suivant eux, dans l'Université et en avaient cité des exemples, au grand scandale du Bloc. Enfin, le 14 février, à propos de la réforme de l'enseignement secondaire, qui était alors en discussion, Brisson avait proposé à la Chambre de s'approprier la motion Béraud et avait eu gain de cause.

Waldeck-Rousseau, qui ne voyait pas avec plaisir ces diverses manifestations, fut bien obligé, le 17 février, de venir à la tribune défendre l'avis du Conseil d'État, que l'abbé Gayraud dénonçait comme contraire aux engagements qu'il disait avoir été pris envers lui et d'autres membres de la droite par le président du Conseil. Il rappela qu'au lendemain de la loi les établissements non autorisés, même ceux dont les locaux n'étaient pas des propriétés congréganistes, avaient presque tous demandé l'autorisation. Il exposa ensuite que, sur ces entrefaites, certaines personnes s'étaient avisées de créer des écoles chez elles et d'y appeler des congréganistes ; qu'interrogé sur plusieurs cas de cette nature, il avait cru devoir répondre qu'il y avait lieu de les examiner par espèces ; que, quand il avait cru qu'il s'agissait simplement de tiers faisant appel aux services des congréganistes, il avait été d'avis qu'il n'y avait pas lieu à demande d'autorisation ; que, quand au contraire il lui avait paru qu'il s'agissait de congréganistes faisant appel à des tiers pour ne pas demander l'autorisation, il avait été d'avis différent ; que Gayraud et les autres avaient abusé de sa largeur d'interprétation et de sa tolérance ; que de là étaient venus le mot d'ordre donné aux congréganistes, le retrait des demandes et la création de tant d'écoles nouvelles sans autorisation ; qu'il y avait manifestement mauvaise foi dans de pareils procédés ; que, pour couper court à cet abus, il avait cru devoir recourir au Conseil d'État, et que l'avis de ce Conseil étant — comme il le montrait — on ne peut mieux fondé en droit, il était fondé, lui, à l'appliquer aux écoles ouvertes depuis le 1er juillet au mépris de la loi.

Son argumentation était si peu réfutable que Gayraud se tint pour battu et ne crut pas devoir insister.

D'autre part, Waldeck-Rousseau était si peu disposé à pousser à bout les réfractaires que, même après ce dernier succès, on le vit, à l'égard des écoles que visaient particulièrement ses menaces, traîner les choses en longueur si bien que la fin de son ministère devait arriver sans que les dites menaces eussent été mises à exécution.

Mais ces atermoiements et ces complaisances, on le comprend, n'étaient pas pour plaire aux impatients du Bloc qui, rêvant bien autre chose que la loi du le" juillet voulaient, en attendant, que la dite loi fût, au moins, exécutée sans retard et à la rigueur.

 

On n'a pas de peine à comprendre après ce qu'on vient de lire, l'importance extraordinaire que devaient avoir les élections de 1902. Quand on se rappelle l'état où Waldeck-Rousseau avait trouvé la République et celui où il allait la laisser, on conçoit l'exaspération des ennemis du nouveau régime et l'acharnement qu'ils allaient apporter dans la lutte. Ils ne pouvaient lui pardonner d'avoir rétabli la paix dans la rue et jusqu'à un certain point dans les esprits, d'avoir ramené l'armée à l'obéissance et à la légalité, d'avoir donné une certaine satisfaction aux classes populaires en admettant le parti socialiste au gouvernement et d'avoir amorcé dans le Parlement certaines réformes sociales — syndicats, retraites ouvrières, etc. —. Ce qu'ils lui reprochaient surtout, c'était d'avoir rouvert avec tant d'éclat la guerre au cléricalisme, depuis si longtemps négligée. On ne lui savait aucun gré de la modération — excessive aux yeux de beaucoup de républicains — qu'il avait mise dans ses projets de loi et dans leur discussion, non plus que de la mansuétude et du libéralisme avec lesquels il se montrait disposé à appliquer la fameuse loi sur les associations. Vainement expliquait-il que ni la religion ni le clergé concordataire, le seul envers qui l'État se trouvât lié, n'avaient rien à craindre d'elle ; on prenait prétexte de la liberté religieuse ou de la liberté d'enseignement pour coaliser contre lui les partis les plus disparates. Le cléricalisme, alors et plus encore que jadis, servait de ciment à cette coalition où l'on voyait reparaître le parti sans nom de l'Ordre moral, et l'opposition la plus haineuse à la République se dissimulait sous une étiquette républicaine qui, fort heureusement, ne pouvait tromper la nation.

Il semble qu'en présence d'adversaires si dénués de scrupules, tous les vrais amis de la République auraient dû, sans exception, s'unir à lui pour la défendre. De fait, les plus nombreux, les plus énergiques — radicaux, radicaux-socialistes, socialistes ou simples ministériels — restaient fidèles à la politique du Bloc. On voyait même un certain nombre de modérés ou de progressistes, qui jadis avaient longtemps marché sous le drapeau de Méline, s'y rallier ouvertement parce qu'ils faisaient passer avant tout la nécessité de la défense républicaine. De ce nombre était Etienne, vieil ami de Gambetta, qui n'avait pas oublié le 16 mai. Des politiques plus jeunes, comme Jonnart, éclairés par l'affaire Dreyfus et par l'évidence du péril clérical, en étaient également. Et même un ancien membre du cabinet Méline, le souple et distingué Barthou, désireux sans doute de redevenir ministre, mais instruit, lui aussi, par les événements, expliquait publiquement avec éloquence pourquoi, sans s'abandonner au socialisme et sans renoncer à la liberté de l'enseignement, il regardait comme un devoir de soutenir la loi sur les associations.

Mais tous les progressistes ne tenaient pas un langage si politique et si courageux. Le plus grand nombre persistait même vis-à-vis de Waldeck-Rousseau dans une opposition irréductible qui ne pouvait avoir pour effet que d'enhardir et de fortifier les ennemis de la République. On ne saurait évidemment admettre que des hommes comme Poincaré, Ribot, Méline, qui étaient les chefs de ce parti, voulussent ou crussent même par de pareilles attaques porter atteinte au régime établi. Mais en fait, quand on les entendait en diverses villes, s'élever avec la plus véhémente éloquence contre les compromissions socialistes du ministère, surtout contre le mal qu'il faisait, suivant eux, à la liberté religieuse et à la liberté de l'enseignement[60] ; quand on lisait le manifeste, signé Barboux, du Comité de l'Union libérale, on comprenait la joie des adversaires de la République et le bon accueil qu'ils étaient disposés à faire à des candidats même républicains, pourvu qu'ils fussent antiministériels. Très édifiant était à cet égard le langage tenu par les Cassagnac, les Mayol de Lupé, les Lamarzelle. C'était, disait ce dernier, la patrie elle-même que défendraient tous ceux qui combattraient les candidats de Waldeck-Rousseau ; il était de ceux-là et ne voulait pas que ses amis pussent encourir le reproche de semer la division dans les rangs des antiministériels.

Les hommes du Bloc devenaient chaque jour plus violemment anticléricaux, en entendant de pareils discours. Ils s'irritaient surtout en voyant d'autres progressistes, qui s'intitulaient et se croyaient sans doute bons républicains, faire manifestement le jeu du parti sans nom qui, après avoir voulu faire marcher la France au 16 mai, avait plus tard suivi le cheval noir du général Boulanger et survivait, maintenant, sous l'étiquette nationaliste, aux troubles de l'affaire Dreyfus. Quand d'anciens ministres de la République, comme Alfred Rambaud, comme Milliard, Krantz et d'autres encore, reprochaient aux ministres de la défense républicaine non seulement de livrer la France à l'anarchie collectiviste, mais de saper la religion, de détruire la liberté, de désorganiser systématiquement l'armée parce qu'ils la voulaient obéissante et dévouée à la Constitution ; quand Franck-Chauveau, ancien vice-président du Sénat, accusait le gouvernement de livrer à la délation des comités socialistes et maçonniques non seulement les fonctionnaires les plus attachés à leurs devoirs s'ils avaient, eux ou leurs parents, conservé des habitudes religieuses, et de ne pas épargner même la sécurité et les droits des citoyens ; quand le vieux de Marcère, oublieux du 16 mai, quand Cavaignac, qui aurait eu tant de raisons de se taire, se faisaient les agents et les porte-paroles de la Patrie française, comment pouvait-on s'étonner que les chefs de cette association, encore riche et puissante, tinssent un langage analogue, tout en se disant, comme eux, républicains sans ambages, sans réserve, sans arrière-pensée ? Jules Lemaître, dont le royalisme clérical, aujourd'hui réveillé, sommeillait alors — sans pouvoir se dissimuler aux plus clairvoyants —, ne s'élevait pas avec beaucoup plus de véhémence que certains de ces vieux républicains contre le sectarisme du gouvernement, et ne dénonçait pas avec plus d'indignation la tyrannie maçonnique et le cléricalisme à rebours de nos députés.

C'étaient la même accusation, les mêmes reproches que faisaient entendre aussi dans leurs nombreuses réunions de propagande, avec plus ou moins d'éloquence, les hommes de l'Action libérale populaire, c'est-à-dire les cléricaux purs qui, sous la conduite de l'inlassable Piou, affectaient de faire bon marché des formes politiques, mais voulaient avant tout que la France fût catholique et prêchaient un catholicisme si étroit, si exigeant et si absolu, que de vrais libéraux ne pouvaient évidemment s'en accommoder. Eux aussi se paraient, quand il le fallait, de l'étiquette républicaine — le pape ne les y avait-il pas invités ? —, mais le diable n'y perdait rien. Les gentilshommes pieux et les bourgeois bien pensants qui constituaient toutes leurs troupes gardaient trop manifestement leurs préférences royalistes — en même temps qu'ultramontaines. Les nobles dames qui, enrégimentées dans la Ligue des femmes françaises, allaient quêter en leur nom pour la bonne cause, ne faisaient que confirmer l'opinion générale qu'ils jouaient une comédie. Le peuple, qu'ils s'obstinaient à croire imbécile, s'obstinait, lui, à ire pas les regarder comme siens. Le républicanisme de M. de Mackau ou de M. de Mun ne lui disait rien qui vaille. Et il n'aimait pas beaucoup que ce dernier, en qui s'incarnait toujours à ses yeux la contre-révolution, terminât un de ses discours par ces paroles menaçantes Rappelons-nous que David frappa le géant Goliath d'une pierre au front qui le terrassa. Nous possédons une fronde qui, espérons-le, frappera au front, comme Goliath, M. Waldeck-Rousseau, son ministère et sa majorité.

Piou et ses amis pouvaient d'autant moins faire illusion à la masse républicaine que cette prétendue Action libérale populaire fermait systématiquement ses portes à tout ce qui, dans le monde catholique, montrait vraiment quelque souci de la liberté et de la démocratie. Il est certain, par exemple, que non seulement elle n'encourageait pas, mais qu'elle s'efforçait de discréditer les organisations catholiques qui, se réclamant comme elle de la République, mais avec plus de sincérité, s'adressaient réellement au peuple, se donnaient pour tache de l'instruire, de lui donner conscience de ses droits aussi bien que de ses devoirs et, sans cesser de servir la religion, travaillaient avec zèle à la réforme sociale : particulièrement le Sillon, de Marc Sangnier, qui, avec ses salles de travail, ses cercles d'étude, ses Instituts populaires, ses lectures publiques, ses conférences, ses créations de sociétés coopératives, de syndicats, de mutualités, s'efforçait bien sans doute de rendre les républicains catholiques, mais paraissait aussi vouloir que les catholiques devinssent républicains.

À la rigueur, il est vrai, on pouvait comprendre que l'Action libérale se méfiât quelque peu d'une organisation laïque comme elle et qui pouvait lui faire concurrence. Mais on s'expliquait moins sa méfiance à l'égard des bonnes volontés ecclésiastiques qui s'offraient à elle. Puisqu'elle prétendait ne s'inspirer que de l'intérêt de l'Église, c'était assurément faire douter de sa sincérité et de son républicanisme que de fermer sa porte à des prêtres qui, d'une orthodoxie religieuse incontestable, ne lui étaient évidemment suspects que parce qu'ils se disaient hautement républicains et démocrates. Les abbés démocrates qui avaient organisé et dirigé le congrès ecclésiastique de Reims et, plus récemment, celui de Bourges, les rédacteurs de l'Ouest-Éclair, du Journal de Roubaix, de la Justice sociale, de la Voix du siècle[61], méritaient mieux que leurs dédains et que le dénigrement systématique dont ils étaient l'objet de la part des prétendus ralliés de l'Action libérale. Il faut lire dans les Catholiques républicains, de Dabry, et dans Pourquoi les catholiques ont perdu la bataille, de Naudet, l'exposé triste et amer de toutes les avanies et persécutions qu'ils subirent de la part de gens qui partageaient leur foi religieuse et qui prétendaient avoir la même foi politique. Et l'on comprend leur désespoir.

Ce qu'il y avait, je ne dirai pas d'étonnant — car les soi-disant ralliés avaient fait leurs preuves —, mais tout au moins d'étrange et de paradoxal, c'était la persistance avec laquelle ces hommes et leurs journaux — la Croix, la Vérité, le Peuple français, etc. —, contrecarraient, tout en se proclamant sans cesse les enfants respectueux du Saint-Siège, les directions pontificales. Le vieux Léon XIII, toujours si informé, si attentif à ce qui se passait en France, n'était pas sans comprendre qu'après l'affaire Dreyfus, après les encouragements donnés au parti anticlérical par le gouvernement de la Défense républicaine, le mouvement pouvait ne pas s'arrêter là ; que l'heure était décisive ; que le Concordat en réalité ne tenait plus qu'à un fil ; que Waldeck-Rousseau le soutenait bien, mais que cet homme d'État pouvait s'en aller et qu'après lui pouvait venir un homme qui en ferait bon marché ; qu'il fallait donc en somme plutôt ne pas le combattre, ou ne le faire qu'avec les plus grands ménagements ; en tout cas que, puisque la République était décidément victorieuse, il fallait non seulement ne pas l'attaquer, mais ne pas lui faire grise mine. Sans doute Léon XIII n'était pas homme à faire des démonstrations publiques en faveur d'un gouvernement qui venait de faire la loi sur les associations. Mais persuadé que de bons procédés l'entretiendraient dans la disposition où il était de ne l'appliquer qu'avec la plus grande modération, il ne parlait aux évêques qui le consultaient que pour leur conseiller la sagesse et la modération. Tel était le langage qu'il tenait, par exemple, à l'archevêque de Bourges. Avec un autre, qui venait d'être récemment nommé et qu'il savait être persona grata auprès de la République, c'est-à-dire Lacroix, évêque de Tarentaise, il se montrait plus explicite. Ses avis ne pouvaient ne pas être écoutés de ce dernier, qui s'était depuis longtemps montré fort attaché aux lois de son pays. De là les conseils de loyalisme et de républicanisme que ce prélat donnait à son clergé et aux catholiques. Et quelques autres, les Servonnet, les Fuzet, les Geay, les Le Nordez, etc., tenaient aussi un langage analogue.

Mais de pareilles démonstrations ne pouvaient sérieusement arrêter le courant anticlérical qui emportait le pays, parce que manifestement elles n'étaient que le fait d'une infime minorité. La grande majorité de l'épiscopat restait réfractaire et marchait plutôt derrière l'archevêque de Paris qui, en janvier, lui donnait le mot d'ordre par une nouvelle déclaration de guerre au gouvernement républicain[62]. Les évêques se rendaient à Rome pour demander au Pape de manifester avec eux, et, loin de suivre ses sages conseils, suivaient plutôt la direction des moines ligueurs et d'affaires qui les poussaient à la croisade. Les manifestations soi-disant religieuses se multipliaient sous leurs auspices à grand fracas. Aux mises en scène charlatanesques de Lourdes et autres sanctuaires provinciaux répondaient les momeries non moins provocantes que ridicules du Sacré-Cœur de Montmartre, dont Gustave Téry révélait cette année même les dessous si peu édifiants dans sa spirituelle étude des Cordicoles. Enfin la plupart des prélats, par leurs mandements, et des curés, par leurs sermons, renouvelaient à grand bruit, à la veille des élections de 1902, contre la République et ses institutions, les manifestations belliqueuses qui tant de fois leur avaient été reprochées, qui leur avaient tant de fois si mal réussi et qui cette fois encore devaient avoir pour eux si peu de succès[63].

Le résultat le plus clair de toutes ces menées, c'était que, comme en 1817 et plus que jamais, pour la France républicaine, le mot d'ordre était celui de Gambetta : Le cléricalisme, c'est l'ennemi ! C'était, d'un bout à l'autre du territoire, ce qui ressortait de la campagne menée par des milliers de journaux, qui soutenaient la politique du bloc, c'était ce qui ressortait des instructions données par le comité électoral le plus autorisé et le plus respecté, l'Alliance républicaine démocratique, de Magnin et Adolphe Carnot ; c'était ce qui ressortait aussi du manifeste aussi ferme que sage que les deux groupes sénatoriaux de l'Union républicaine (avec Lourties) et de la Gauche démocratique (avec Combes) adressaient, en avril 1902, à la France républicaine.

Aussi le résultat fut-il tel que les sages et les clairvoyants de tous les partis avaient pu le pressentir. Pas une défection ne s'étant produite dans le bloc républicain, et nombre de recrues importantes lui étant venues, les élections générales du 27 avril et du 11 mai furent pour lui le plus éclatant triomphe. Si les nationalistes gagnèrent une vingtaine de sièges et parvinrent notamment à faire élire à Paris le remuant et peu scrupuleux Syveton, les progressistes, par contre, perdirent 36 places. La droite soi-disant ralliée ou franchement réactionnaire perdait plusieurs de ses chefs de file les plus écoutés : Pion, Cassagnac, Drumont, etc. Quant au Bloc, privé de quelques unités importantes, comme Viviani, Zévaès, mais fortifié de recrues qui, comme Jaurès[64] et Briand, valaient des armées, il allait former à la Chambre une masse compacte de 339 membres, assurant au gouvernement de la défense républicaine une majorité de 87 voix, sensiblement plus forte que celle qui avait soutenu jusque-là le ministère Waldeck-Rousseau. Si l'on ajoute que, peu auparavant, une élection partielle venait de faire entrer au Sénat Clemenceau[65], plus alerte, plus militant que jamais et qui, lui aussi, valait une armée, on comprend que Waldeck-Rousseau dût regarder une pareille victoire comme tout à fait décisive.

Elle ne lui parut même que trop décisive et, s'il eut lieu d'une part d'en être quelque peu fier, il en fut d'autre part quelque peu effrayé. En effet, si la majorité de la précédente Chambre s'était montrée plus radicale que lui dans sa lutte contre le cléricalisme et l'avait entraîné plus loin qu'il n'eût voulu aller, la nouvelle, surexcitée par la campagne électorale qu'elle venait de mener, allait se montrer plus agressive et plus exigeante encore. Cela se sentait, cela se voyait. La loi du 1er juillet n'allait être à ses yeux qu'un minimum, qui serait sans doute bientôt dépassé En tout cas, elle allait vouloir que cette loi, qu'il entendait n'exécuter qu'avec tant de ménagements, fût appliquée à la rigueur. Il allait falloir expulser les moines et les religieuses rebelles. Cette besogne un peu brutale, avec les criailleries, les échauffourées, les appels à la guerre civile qu'elle devait comporter, répugnait à la nature de ce juriste froid et hautain, qui n'aimait ni le bruit ni la violence et à qui son entourage intime représentait sans doute de pareilles exécutions comme indignes de lui. Peut-être y a-t-il aussi lieu de croire que, songeant à rester possible comme candidat à la présidence de la République, il n'était pas Mellé de quitter momentanément le pouvoir, en plein triomphe, auréolé par le succès, de laisser les chefs du parti radical s'y user après lui dans l'accomplissement d'une tâche manifestement ingrate, pour revenir un jour, désiré, appelé à la première place de l'État par l'opinion publique. Enfin, il faut aussi tenir compte d'un fait qui n'était que trop vrai, c'est que sa santé, profondément ébranlée par les fatigues du gouvernement, l'avait dans les deux dernières années plusieurs fois éloigné des affaires et exigeait impérieusement qu'il prit un repos un peu prolongé.

Quoi qu'il en soit, on vit ce fait extraordinaire et qui ne s'était jamais produit depuis 1870, d'un homme d'État renonçant spontanément, librement, au pouvoir, alors qu'il ne tenait qu'à lui de le garder ; et au lendemain de la victoire complète que venait de remporter sa politique, fort peu de jours après les élections, les amis de Waldeck-Rousseau connurent son immuable résolution. S'il tarda quelques semaines à l'exécuter, c'est à cause des deux voyages que le président Loubet fit en Russie d'abord (14-27 mai), puis à Montélimar. Mais, dès qu'il fut rentré de ce dernier, le président du Conseil lui remit en conseil la démission du ministère (3 juin 1902).

Qui allait lui succéder ? Vu les circonstances, ce ne pouvait être qu'un républicain de nuance plus accentuée que lui. C'était d'autant plus manifeste que les radicaux — qui avec les radicaux-socialistes formaient le groupe de beaucoup le plus important de la Chambre, 233 membres —, venaient, dès le 1er juin, de placer un des leurs et non des moins illustres, Léon Bourgeois, au fauteuil de la présidence de la Chambre[66], en remplacement de Deschanel — discrédité par ses complaisances pour le monde clérical et un peu ridiculisé aussi par l'affaire Humbert —. C'est à cet homme politique, si qualifié à tous égards, que Loubet crut tout d'abord devoir faire appel. Des raisons privées l'ayant empêché d'accepter, il fit venir Brisson. Mais cc dernier, peut-être un peu dépité de n'avoir pas été appelé le premier, sentant peut-être aussi son autorité diminuer dans son propre parti, déclina également l'offre qui lui fut faite. Et alors surgit un homme qu'on avait regardé jusque-là comme de second plan, Émile Combes. Cet homme d'État, qui avait passé en 1895 par le ministère de l'Instruction publique et des Cultes, et qui s'était autrefois attaché aux questions relatives à la marine et à l'Algérie, venait de se faire remarquer au Sénat par son énergie dans la discussion de la loi sur les associations. Brisson et Waldeck-Rousseau lui-même l'ayant proposé à Loubet et ayant répondu de lui, il fut, dès le 5 juin, chargé de former le nouveau ministère, et, deux jours plus tard, ce ministère, où l'élément radical et radical-socialiste dominait de beaucoup, se trouva constitué[67].

Peu connu jusqu'alors, le nouveau président du Conseil était pardessus tout un homme de volonté forte et tenace, qui savait commander et que n'effrayaient pas les responsabilités. C'était alors, dit Joseph Reinach[68], un petit vieillard, très alerte, à près de soixante-dix ans, d'une physionomie vive et ouverte, les traits énergiques et très marqués, toujours en mouvement, d'une capacité extraordinaire de travail, d'une belle vaillance physique, aussi têtu qu'on peut l'être, autoritaire en diable, ayant le goût de la lutte, rendant coup pour coup, les haines aussi vigoureuses que les amitiés, et avec cela, sous une rude écorce, fort délié et subtil. D'une famille pauvre, élevé dans un petit séminaire, il avait fait de fortes études de théologie, une thèse sur saint Thomas d'Aquin, d'où lui étaient restées des convictions spiritualistes dont il ne se défendait pas et un fonds de dialectique qui donnait à sa copieuse éloquence une ossature solide. Il était devenu anticlérical, mais il l'était comme on est catholique, avec des œillères et sans rien de cette grâce tolérante et un peu sceptique qui fait le charme des pensées vraiment libres ; c'était du catholicisme à rebours. Pourtant il était concordataire, protestait de sa bonne volonté de ne pas troubler les consciences, affirmait l'utilité, pour longtemps encore, des idées religieuses... Au surplus, le plus honnête homme du monde et sans besoins d'aucun genre...

Ce jugement donne assez bien dans l'ensemble une idée du personnage. Et le public put aussi juger, au programme énergique et net qu'il vint lire le 11 juin au Parlement, que sa politique ne serait pas une politique de tâtonnements ou de complaisance, mais une politique d'action, au besoin même une politique de combat. Aucune des grandes réformes demandées par les partis avancés — réduction du service militaire, réforme des conseils de guerre, retraites ouvrières, impôt sur le revenu — n'était esquivée. Quant à la question religieuse, celle qui pour le moment préoccupait le plus le monde politique, on pouvait pressentir 'que, si le nouveau ministère n'était pas décidé, de parti pris, à rompre avec l'Église, il l'était à ne pas reculer devant elle et 'a exercer rigoureusement à son égard les droits de l'État.

... Cédant à de coupables suggestions, disait le nouveau président du Conseil, une partie du clergé a voulu confondre la cause de l'Église catholique avec celle des congrégations religieuses ; contrairement à l'esprit de la législation, elle est descendue dans l'arène électorale. De tels écarts sont intolérables. Nous aurons à examiner avec vous si les moyens d'action dont le gouvernement dispose aujourd'hui suffisent à en éviter le retour. La loi des associations est entrée dans sa période d'application administrative et judiciaire. Le gouvernement tiendra la main à ce qu'aucune de ses dispositions ne demeure frappée d'impuissance. Nous vous proposerons en même temps d'abroger la loi du 15 mars 1850[69] sur l'enseignement et de restituer à l'État, sans qu'il soit besoin de revenir au monopole universitaire, des droits et des garanties qui lui font absolument défaut.

On remarqua la vigueur de ces paroles. Mais ceux qui connaissaient Combes pressentaient bien déjà qu'elle serait encore surpassée par la vigueur de ses actes.

 

 

 



[1] Elle avait pris pour président Sarrien, pour rapporteur Trouillot, et comptait parmi ses membres Fernand Rabier, qui, comme les deux précédents, tenait une place importante dans le parti.

[2] Ce dont il est aisé de se rendre compte en rapprochant les deux textes, que nous reproduisons comme pièces justificatives à la fin du volume.

[3] Le Matin, n° du 29 décembre 1900.

[4] En ce qui concerne les missions d'Orient, il m'est impossible, dit-il, d'y apercevoir une autre proposition que celle qui s'y trouve inscrite, à savoir que, si les missionnaires français venaient à disparaître, évidemment ils seraient remplacés par des missionnaires étrangers.

[5] Séances des 15, 17, 21, 22 et 24 janvier.

[6] Séance du 21 janvier.

[7] Certains orateurs fantaisistes de l'opposition, comme Lasies, opposèrent aussi avec humour à la mainmorte congréganiste la mainmorte juive qui, suivant eux, atteignait en France le chiffre fantastique de 80 milliards. Je retrouve ce chiffre rapporté et répété à satiété dans un factum violent, intitulé justement : La Mainmorte juive et répandu en février 1901 par les soins de l'Œuvre nationale de propagande anti-juive.

[8] C'est-à-dire l'abandon des droits que l'homme ne peut abdiquer.

[9] La prédication, l'éducation des clercs, la confession, etc.

[10] Voir spécialement à cet égard les édifiantes citations apportées par Trouillot dans son discours du 17 janvier.

[11] Voir les nombreux et curieux exemples rapportés par Brisson dans son discours du 22 janvier.

[12] Discours du 21 janvier.

[13] Discours de Viviani à la séance du 15 janvier.

[14] A la majorité de 361 voix contre 179.

[15] L'abbé Gayraud et l'abbé Lemire demandaient, chacun de son côté, la liberté pure et simple pour toutes les associations, sauf le droit pour l'État de les dissoudre dans certains cas, de restreindre leurs acquisitions et d'exercer sur elles une certaine surveillance. Cuneo d'Ornano (un bonapartiste !) proposait simplement l'abrogation de toutes les lois contraires à la liberté d'association. Enfin Puech voulait que les associations pussent se former sans autorisation ni déclaration, sauf à ne pas leur laisser la liberté illimitée d'acquérir et à les. poursuivre devant les tribunaux en cas de délit.

[16] Après avoir rempli les séances des 31 janvier, 4, 5 et 7 février, cette discussion, interrompue par une maladie de Waldeck-Rousseau, reprit le 25 février et occupa encore, outre la séance de ce jour, celles des 26, 28 février, 7, 11, 12, 44, 18, 20, 21, 25, 26, 27, 28 et 29 mars.

[17] Article 2 de la loi.

[18] Article 3 de la loi. — Il représenta que les atteintes au droit de propriété-tombaient, d'ailleurs, sous le coup de la loi et seraient réprimées par les articles du Code relatifs au maintien de l'ordre public. S'il ne s'agissait que d'idées et d'opinions, il était d'avis qu'il n'y eût pas moins de liberté pour les associations qu'il n'y en avait pour la presse et pour les réunions publiques.

[19] Cet avantage est concédé par décret rendu en la forme des règlements d'administration publique (art. 10 de la loi).

[20] Article 12 de la loi.

[21] Les titres II et III du projet de la commission avaient été réunis pour former le titre II dans le texte définitif de la loi.

[22] Amendement Thiéry.

[23] Amendement Alicot.

[24] Amendement Georges Berry.

[25] Amendement Beauregard.

[26] Amendement Dansette.

[27] Séances des 19 et 20 mars. Cet amendement produisit très mauvais effet sur les républicains du centre ; Ribot crut devoir le combattre et plus de 200 abstentions se produisirent au moment du vote.

[28] Comment voulez-vous, disait-il, que pensent et que fassent plus tard les enfants qui ont été préparés ainsi ? Ils ne retiendront de cet enseignement que l'affirmation des droits absolus de l'Église et la condamnation de ceux qui ne partagent pas leur doctrine. Arrivés à l'âge d'homme, ils descendront dans la rue, et alors ce sera la guerre civile.

[29] Par l'article 13.

[30] Il ne s'agit pas de savoir, disait-il, si les catholiques ont le droit d'élever leurs enfants suivant leur conscience, si des laïques catholiques peuvent ouvrir des écoles ; oui, ils le peuvent, et vous le savez. Il ne s'agit pas de savoir si des prêtres séculiers peuvent avoir des établissements d'instruction ; ils le peuvent, et vous le savez. Il ne s'agit pas même de savoir si des congrégations autorisées qui se seront inclinées devant la loi pourront donner l'enseignement ; elles le peuvent, et vous le savez. Il s'agit pour vous d'obtenir que l'enseignement soit livré à des religieux qui ont traversé les siècles contemplant avec le même dédain et le même mépris les monarchies et les républiques, parce que les uns et les autres de ces gouvernements synthétisaient à leurs yeux l'État, et qui ont refusé de demander à une époque quelle qu'elle fût l'autorisation de vivre. Et vous venez dire que la liberté sera violée si ces congrégations, qui ne veulent pas connaître l'État, le trouvent aujourd'hui comme jadis résolu à ne pas mettre entre leurs mains ce qu'il a de plus précieux !... Pourquoi voulez-vous donc les secours du religieux non reconnu ? Parce que sa persévérance à ne pas demander l'autorisation de l'État est absolument concordante avec le but qu'il poursuit et que, nécessairement, il poursuivra dans son enseignement. Il faudra toujours revenir à cette idée maîtresse et supérieure que, pour certains ordres religieux, il n'y a de vérité, il n'y a d'avenir et il n'y a de salut lue dans la toute-puissance et la prééminence absolue du pouvoir religieux sur la société laïque. lit l'on ne trouvera pas d'autre explication à ce phénomène que les Jésuites, par exemple, n'ont jamais à un régime quelconque demandé l'autorisation. Et c'est à ceux qui professent de pareilles maximes qu'on nous demande de confier la jeunesse pour acquérir ou pour consolider la paix religieuse !...

[31] Y compris les membres de la congrégation.

[32] L'article relatif à la caisse des retraites ouvrières avait été supprimé, parce qu'il était évident que l'État ne tirerait à peu près aucun bénéfice de la liquidation des congrégations. On était bien loin, du reste, de savoir si le régime des retraites ouvrières (si imprudemment annoncé) pourrait être établi et comment il le serait. On n'ignore pas que les longs et confus débats qui eurent lieu à cet égard à la Chambre (juin-juillet 1900) n'aboutirent à aucun résultat, et que la discussion dut être pour bien longtemps suspendue.

[33] Livre jaune, Saint-Siège, p. 13.

[34] Ni les droits communs à tous, disait-il, ni l'équité, ni les mérites insignes qu'ils ont acquis n'ont pu les préserver de cette catastrophe. Bien plus, on a voulu empêcher d'élever ceux-là même qui ont formé pour la patrie tant d'hommes distingués et, tandis que la plus large liberté est accordée à chacun de vivre à sa guise, on l'enlève ou on la restreint à ceux dont c'est la loi de vivre sans en violer aucune, d'après les conseils divinement donnés... Il est à craindre que les gouvernements ne voient point où ils vont ; et quant à la société civile, on peut redouter qu'elle n'éprouve des catastrophes d'autant plus lamentables qu'elle se sera davantage éloignée de Jésus-Christ...

[35] Ce à quoi Waldeck-Rousseau répondait que pareil avantage n'était pas accordé par l'article 12 aux associations laïques : et que, du reste, les congrégations dissoutes auraient toujours la ressource du recours pour excès de pouvoir.

[36] Cet amendement visait les milliers d'écoles ouvertes au mépris de la loi par des congrégations autorisées et auxquelles Combes devait faire plus lard une si rude guerre.

[37] Nul n'a oublié, dit de Mun (dans son discours du 28 juin), le discours mémorable par lequel l'honorable M. Viviani a exposé ici la politique de son parti. Quoi qu'on veuille, ce discours restera, il dominera toute la discussion... C'est celui que la masse du pays aura le mieux lu et, j'espère, le mieux compris. M. Viviani a déclaré que son parti, élément nécessaire, indispensable, de la majorité ministérielle, n'entendait point se contenter de la suppression des congrégations autorisées et que pour lui la loi serait vaine si elle n'était pas le commencement de cette guerre contre l'Église catholique qui demeure l'alpha et l'oméga du programme socialiste. Du côté radical on a aussi déclaré très haut que la loi des associations n'était qu'un commencement et qu'il fallait viser à la destruction complète de la liberté d'enseignement de toutes les congrégations. Le rapporteur lui-même de la loi, M. Trouillot, avait proclamé que la loi n'était que le prélude de la séparation de l'Église et de l'État, celle-ci devant vraisemblablement s'imposer à bref délai. Vous serez obligé, pour conserver votre majorité, et, par elle, le pouvoir, de suivre jusqu'où il voudra vous porter le flot que vous aurez déchaîné...

[38] Voir le texte de cet arrêté à la fin du volume, parmi les pièces justificatives.

[39] ARTICLE 3. — Les statuts devront faire connaître notamment l'objet assigné à la congrégation ou à ses établissements, son siège principal et celui des établissements qu'elle aurait formés ou se proposerait actuellement de former, le nom de ses administrateurs ou directeurs. Ils devront contenir l'engagement par la congrégation et par ses membres de se soumettre à la juridiction de l'ordinaire du lieu.

[40] Lettres apostoliques de Léon XIII, t. VI, p. 251-252.

[41] Waldeck-Rousseau l'avait voulu ainsi et avait fait adopter cette mesure en l'absence de Combes, qui, plus tard, comme on le verra, la fit rapporter. C'était une précaution prise contre l'anticléricalisme radical de la Chambre qui, en repoussant un projet de loi portant acceptation d'une demande d'autorisation, empêchait ce projet d'aborder la discussion au Sénat, tandis que, s'il adoptait un projet de loi portant rejet de la demande (et il dépendrait toujours du gouvernement que la question fût ainsi posée), il fallait, pour qu'il y eût loi, que le Sénat fût appelé à se prononcer. Dans ce dernier cas, voici à quelles conséquences singulières on pouvait s'attendre : une demande d'autorisation pouvait se trouver en fait repoussée par une des deux assemblées, acceptée par l'autre. Dans ce cas, la congrégation n'était pas sans doute autorisée par une loi ; mais comme, d'autre part, l'autorisation ne lui aurait pas non plus été refusée par une loi, c'est-à-dire par l'accord des deux Chambres, elle pouvait chicaner et, si le gouvernement y mettait de la complaisance, continuer à subsister indéfiniment. En tout cas, c'était un moyen de gagner du temps.

[42] Gérant de l'ambassade en l'absence de Nisard.

[43] La distinction des deux régimes.

[44] Le 7 septembre, Delcassé accusait réception à Waldeck-Rousseau de sa lettre du 3 et annonçait en avoir donné copie au nonce Lorenzelli.

[45] Il n'y avait en France que cinq congrégations d'hommes pourvues d'autorisation.

[46] Ce délai ne courait que du jour où la loi avait paru au Journal Officiel, c'est-à-dire du 2 juillet.

[47] De ce nombre était celle des Dominicains, qui s'y résolut peut-être pour ne pas faire comme celle des Jésuites, sa rivale, peut-être aussi parce qu'un de ses membres, le P. Maumus, étant en relations amicales avec Waldeck-Rousseau, elle comptait en bénéficier. — Les Chartreux ne firent pas de demande ; mais le gouvernement ne voulait pas qu'ils transportassent au dehors leur lucrative industrie ; ils menaçaient de partir ; on négocia officieusement avec eux, et ils restèrent provisoirement sans condition.

[48] Pris à partie par l'abbé Gayraud, au sujet de cette circulaire, à la Chambre des députés (séance du 17 décembre), Waldeck-Rousseau n'eut pas de peine à démontrer qu'elle était absolument légale, conforme à la lettre et à l'esprit du Concordat, des Articles organiques et du décret de 1809, ainsi qu'à de nombreux précédents historiques.

[49] La loi de 1886.

[50] C'était parfaitement vrai si l'on ne considérait les moines que comme de simples citoyens. Mais Waldeck-Rousseau, en parlant ainsi, n'avait pas tenu, compte de ce fait qu'en tant que moines ils étaient aussi soumis aux lois relatives aux congrégations et que ces lois ne leur permettaient pas de fonder des établissements sans autorisation spéciale.

[51] Ce délai devait expirer le 15 janvier 1902.

[52] Par le traité du 7 septembre 1901 avec les gouvernements qui, l'année précédente, avaient dû recourir aux armes pour l'obliger à leur faire réparation, la Chine leur avait promis une indemnité sur laquelle 265 millions de francs devaient revenir à la France et indemniser ceux de nos nationaux qui avaient eu à souffrir des troubles de 1909. Mais, comme elle avait trente-neuf ans pour s'acquitter de cette dette, le gouvernement français, pour pouvoir disposer immédiatement de ce capital, venait de faire voter un emprunt d'égale somme, qu'éteindraient peu à peu les annuités payées par le gouvernement chinois.

[53] Malgré ce refus ; une partie du rapport, suffisante pour établir que les missionnaires n'étaient pas sans reproche, avait été, peu de jours après, livrée à la publicité par des indiscrétions faciles à prévoir.

[54] La preuve, c'est que la déclaration exigée par la loi de 1886 pour l'ouverture d'une école était imposée non au propriétaire de l'immeuble, mais à l'instituteur qui se proposait d'y enseigner.

[55] Allusion aux déclarations faites à la Chambre par Waldeck-Rousseau le 18 mars 1901.

[56] C'étaient de beaucoup les plus nombreuses.

[57] L'attitude et la parole du secrétaire d'État, écrivait Nisard, m'ont laissé l'impression qu'il se rendait lui-même tris exactement compte du danger qu'il y aurait pour le Saint-Siège à accueillir des suggestions dont Son Éminence, d'ailleurs, dans le cas où elles viendraient à se produire, n'a pas paru mettre en doute l'insuccès.

[58] 175 de ces écoles avaient fait cette demande. Mais 203 autres s'y refusaient encore avec persistance.

[59] Dont il ne restait plus guère que les dispositions relatives à l'enseignement secondaire.

[60] Voir notamment les discours de Méline à Remiremont le 12 janvier 1902, de Ribot à Marseille le 3 mars, de Poincaré à Rouen le 9 mars, etc.

[61] Fondée par Dabry le 31 janvier 1901, après sa sortie de la Vie catholique, et tombée en janvier 1902.

[62] Il s'agit de savoir, écrivait-il dans son mandement du 19 janvier 1902, si la société continuera à être régie par les enseignements de l'Évangile ou si elle suivra le progrès des sectes antichrétiennes qui proclament l'indépendance absolue de la raison humaine et ne veulent plus reconnaître le souverain domaine de Dieu, ni lui obéir... Vous comprendrez, que nous sommes amenés à notre époque à opter entre la négative absolue du christianisme et l'autorité de Jésus-Christ, toujours vivant et régnant dans son Église par la vérité, la justice et la charité... L'Église... demande que les législateurs n'oublient pas les principes qui sont le fondement de la société et de notre civilisation moderne, née du christianisme...

[63] Les renseignements qui me parviennent, disait Waldeck-Rousseau (dans une circulaire aux préfets, le 2 mai 1902), signalent dans un très grand nombre de départements une ingérence du clergé dans les élections ; les manifestations auxquelles il s'est livré constitueraient non l'exercice individuel du droit politique qui appartient à tous les citoyens, mais un abus flagrant des fonctions ecclésiastiques et de l'autorité morale qu'elles confèrent. De tels abus ne peuvent être tolérés et demeurer impunis. Je vous prie de m'adresser un rapport circonstancié sur les actes de cette nature qui se sont produits ou qui viendraient à se produire dans votre département, afin que je puisse y donner la suite qu'ils comporteraient. Ces instructions s'appliquent également aux manifestations du même genre émanant de religieux autorisés ou non.

[64] On se rappelle que Jaurès, pour s'être jadis déclaré dreyfusiste avec tant d'éclat, n'avait pas été réélu en 1898.

[65] Le 6 avril 1902.

[66] Le nouveau bureau fut aussi en grande majorité radical.

[67] Voici quelle était la composition de ce cabinet : Présidence du Conseil, Intérieur et Cultes. Combes ; Justice, Vallé ; Guerre, général André ; Marine, Camille Pelletan ; Commerce, Trouillot ; Travaux publics, Maruéjouls ; Agriculture, Mougeot ; Colonies, Doumergue ; Affaires étrangères, Delcassé ; Finances, Bouvier ; Instruction publique et beaux-arts, Chaumié. Ces trois derniers ministres représentaient le parti républicain modéré, l'opportunisme d'autrefois.

[68] Histoire de l'affaire Dreyfus, VI, 190.

[69] La loi Falloux.