L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET L'ÉTAT

QUATRIÈME PARTIE. — LE DIVORCE (1899-1906)

 

CHAPITRE PREMIER. — LA DÉFENSE RÉPUBLICAINE (1899-1900).

 

 

I. Le ministère Waldeck-Rousseau. — II. Du Conseil de guerre à la Haute Cour. — III. Waldeck-Rousseau et les projets de loi du 14 novembre 1899. — IV. Le procès des Assomptionnistes et ses suites. — V. Les doléances de Léon XIII et l'agitation cléricale. — VI. La question de l'amnistie. — VII. Affaires de Chine. — VIII. Waldeck-Rousseau et le discours de Toulouse. — IX. L'armistice et le parti de l'obstruction.

 

I

La République, si compromise tant qu'avait vécu Félix Faure et tant qu'avait duré l'administration de Charles Dupuy, avait bien depuis quelques mois en la personne de Loubet un Président assez intelligent pour ne pas se laisser séduire par ses adversaires. Mais cela ne suffisait pas. Il lui fallait aussi, il lui fallait surtout, à la tête du ministère, un véritable homme d'État, plus préoccupé de la servir que de se servir lui-même et plus soucieux de la défendre que de l'exploiter, un politique à la fois expérimenté, assez ferme et assez souple pour mettre à profit les leçons du passé, pour ne pas reculer devant l'ennemi et pour déjouer ses finesses par des finesses équivalentes.

Elle aurait pu le trouver dans Raymond Poincaré, qui était encore presque un homme nouveau et- que Loubet chargea tout d'abord de 'reconstituer le cabinet, mais qui ne tarda pas à se récuser[1].

Après quelques tiraillements[2], elle le trouva dans Waldeck-Rousseau, en qui, pendant plus de trois ans, allait s'incarner victorieusement la défense républicaine.

Ce personnage froid, sagace et résolu, dont les qualités extérieures contrastaient si fort avec celles de Gambetta, avait, jeune encore, séduit ce dernier, qui se connaissait en hommes et qui, on s'en souvient, l'avait, en 1881, attaché à son ministère. Depuis, il avait été le principal collaborateur de Jules Ferry et avait, comme ministre de l'intérieur, donné la mesure de sa sobre éloquence, en même temps que de sa clairvoyance et de sa vigueur politique. Volontairement retiré du Parlement en 1889, il avait paru, plusieurs années durant, se complaire uniquement aux succès du barreau, qui avaient augmenté sa fortune et sa notoriété. Mais le parti républicain ne l'avait pas oublié. Et depuis 1894, époque où il était devenu sénateur, son autorité, bien qu'il parlât peu et se tint presque à l'écart, n'avait fait que grandir. Nul ne fut surpris en 1899, vu le désarroi de la République, qu'il fût appelé à la remettre d'aplomb, et nul ne le regarda comme inférieur à cette tâche.

Waldeck-Rousseau était le type achevé de l'opportuniste, dans la meilleure acception du mot. Républicain de gouvernement. avant tout, il était de ceux qui, sans trahir jamais les principes, savent les appliquer avec plus ou moins de rigueur suivant les, circonstances, de ceux qu'éclairent les leçons du temps, de ceux dont le modérantisme sait avec à propos, comme avec mesure, se teinter au besoin de radicalisme et renoncer, quand le bien du parti l'exige, à des résistances inutiles ou dangereuses, pour diriger et canaliser la politique du mouvement.

Il n'avait certes pas cessé d'être l'adversaire du collectivisme, qui n'était à ses yeux, comme à ceux de ses anciens amis, que la plus folle des utopies. Mais il avait assez vécu pour constater les progrès électoraux d'un parti avec lequel il fallait compter dans le Parlement et que, pour un chef de gouvernement républicain, il valait mieux maintenant avoir dedans que dehors, avec soi que contre soi. Le parti socialiste menait depuis un an si vigoureuse campagne contre les adversaires de la Révision, qui maintenant se confondaient avec les ennemis de la République, qu'il était sage de faire ouvertement et nettement alliance avec lui pour la défense de la Constitution et des lois. L'associer au gouvernement, c'était, du reste, le rendre lui-même jusqu'à un certain point opportuniste et l'amener, par la force des choses, à se contenter — pour un temps — de promesses ou de concessions médiocres qu'en d'autres circonstances il eût jugées ridicules ou inacceptables. Appeler au pouvoir le retors et gênant Millerand, qui n'avait pas moins d'ambition que de talent, obtenir des Jaurès, des Viviani, des Briand[3] et autres oracles du parti qu'ils l'approuvassent d'avoir accepté un portefeuille, c'était vraiment faire coup de maître. Confier un ministère au remuant Baudin, en qui les radicaux-socialistes mettaient leur complaisance, n'était pas moins habile.

Pour faire prendre patience à ses nouveaux alliés et pour satisfaire en même temps les radicaux, qui, eux aussi, devaient avoir place dans son cabinet[4], Waldeck-Rousseau allait naturellement être conduit à inaugurer une politique bien plus nettement anticléricale que celle que jadis il avait servie. Réagir vigoureusement contre l'esprit nouveau qui avait failli perdre la République, n'était-ce pas la condition sine qua non de la défense républicaine ? Gambetta et Jules Ferry, s'ils eussent encore vécu, ne s'en fussent-ils pas fait eux-mêmes un devoir ? Mais fallait-il aller, comme le voulaient toujours les partis avancés, jusqu'à une rupture complète avec la politique concordataire, jusqu'à la séparation des Églises et de l'État ? Waldeck-Rousseau ne le croyait pas. Sans doute il commençait à envisager la séparation comme une chose possible, mais seulement dans un avenir un peu éloigné et à la suite de mesures préparatoires dont il jugeait que la France républicaine devait pour le moment se contenter. Très tolérant, du reste, dans ses relations de famille et dans ses amitiés[5], il souffrait sans y céder, mais sans les exclure, certaines influences religieuses jusqu'à son foyer. Il n'était donc pas homme à exclure du gouvernement qu'il allait former des hommes qui pensaient comme lui que le Concordat était bon à garder ; que l'appliquer avec intelligence et fermeté serait encore le meilleur moyen de contenir l'Église dans le devoir ; que l'alliance du pape était, après tout, chose utile ; que le protectorat des missions catholiques d'Orient et d'Extrême-Orient était profitable à la France ; et que, pour en conserver les avantages, le mieux était de ne se point brouiller sans retour avec le pape, surtout avec un pape aussi politique et aussi artificieux que Léon XIII. Et c'est pourquoi, si le radicalisme prenait place avec Lanessan et Jean Dupuy dans le nouveau ministère, l'opportunisme bourgeois et conservateur y était également appelé avec des hommes comme Delcassé[6], Monis, Leygues, Caillaux et Decrais.

Que tous ces collaborateurs de Waldeck-Rousseau fissent bon ménage avec Millerand et Baudin et que les groupes parlementaires qu'ils représentaient y consentissent, c'était déjà chose fort extraordinaire. Mais le nouveau président du Conseil n'opéra pas ce seul tour de force. Il en fit un moins prévu et plus éclatant en appelant au ministère de la Guerre un des hommes pour lesquels les partis avancés avaient depuis trente ans le plus d'éloignement et d'aversion. Je veux parler du général de Galliffet, qu'à défaut de Casimir-Perier — dont il avait un moment voulu s'assurer le concours — il chargea de ramener à l'obéissance et au respect des lois les chefs de cette armée si puissamment travaillée par l'esprit clérical et réactionnaire depuis la reprise de l'affaire Dreyfus. Ce militaire, que sa naissance rattachait à l'ancienne aristocratie, que sa jeunesse rattachait à l'Empire, avait participé brutalement à la répression de la Commune en 1871. Il ne s'en défendait ni ne s'en cachait ; et la crânerie avec laquelle il revendiquait la responsabilité des exécutions ordonnées par lui à cette triste époque semblait rendre impossible son entrée dans un cabinet destiné surtout, semblait-il, à donner satisfaction aux partis avancés. Il est vrai que depuis 1871 il était devenu l'ami de Gambetta, qu'il était resté fidèle à sa mémoire ; qu'il s'était rallié franchement et nettement à la République ; enfin — et c'était là pour le moment le principal, — que, d'une part, convaincu de l'innocence de Dreyfus, il était partisan de la révision ; et que, de l'autre, son nom, ses faits d'armes, son caractère impérieux, altier et jusqu'à sa belle insolence de gentilhomme lui avaient depuis longtemps valu sur toute l'armée une autorité personnelle qui seule paraissait pour le moment pouvoir tenir en respect les conspirateurs et les malcontents de l'État-major.

C'est là ce que Waldeck-Rousseau s'efforça de faire comprendre à ses autres collaborateurs. Il y parvint, non sans peine, et, le 22 juin 1899, le nouveau ministère fut enfin constitué[7]. Quatre jours après, il se présentait devant les Chambres avec une déclaration de circonstance qui, sans s'arrêter aux divers projets de réformes qu'on pouvait attendre de lui, mettait surtout en lumière l'instante nécessité pour les diverses fractions du parti républicain de faire trêve à leurs discordes, de s'unir en un seul bloc contre l'ennemi commun, c'est-à-dire la réaction, comme elles l'avaient fait au temps du Boulangisme ou du 16 mai, en un mot de défendre et de sauver la République en péril. Mais au Palais-Bourbon la séance fut orageuse. Les nationalistes avec Ernest Roche, une fraction importante des socialistes avec Mirman attaquèrent vivement le cabinet, qui faillit sombrer dès le premier jour. Galliffet fut apostrophé avec la dernière violence par les hommes de l'extrême gauche ; les hommes du centre hésitèrent à se prononcer pour Millerand. Finalement Brisson et le parti radical dont il était l'âme firent pencher la balance en faveur du ministère. Mais les ordres du jour approuvant la déclaration ne furent adoptés qu'à la majorité de 12 et de 25 voix. Le Bloc républicain, qui ne devait pas tarder à se fortifier et qui devait plus tard résister à tant d'attaques, ne paraissait pas encore bien solide. C'est à ses premiers actes qu'on attendait le nouveau ministère et qu'on allait véritablement le juger.

 

II

Fort peu après son avènement, le cabinet Waldeck-Rousseau, par quelques mesures de vigueur, apprit aux chefs militaires qui, fanatisés par la Libre Parole ou par la Croix, prenaient depuis quelque temps vis-à-vis des pouvoirs publics une attitude arrogante ou douteuse, parlaient et écrivaient comme des factieux, que le temps était venu de se taire et que le gouvernement saurait enfin contraindre l'armée à redevenir la grande muette. Le général Hardschmitt, les colonels de Saxcé et de Coubertin furent déplacés dès la fin de juin pour avoir trop parlé. Le général Roget fut mis en pénitence à Belfort. Zurlinden, qui avait tant fait pour empêcher la révision et pour perdre Picquart, fut remplacé par Brugère[8] au gouvernement de Paris (7 juillet). Un personnage plus important encore, le général de Négrier[9], qui se croyait intangible, fut, pour quelques paroles séditieuses qu'il s'était permises au cours de ses inspections, relevé de son commandement (25 juillet). La fameuse Section de statistique, qui avait déshonoré l'État-Major général, fut supprimée. Enfin plusieurs décrets rendirent au ministre de la Guerre les pleins pouvoirs qui lui avaient été enlevés depuis quelques années pour la nomination des généraux et le classement des officiers.

Ces actes d'énergie étaient particulièrement opportuns à la veille du nouveau procès Dreyfus, qui allait s'ouvrir au milieu de la plus vive agitation et qui servait de prétexte à tous les ennemis de la République pour provoquer ouvertement la guerre civile et la révolution[10].

La Cour de Cassation avait eu un double tort : d'abord celui de ne pas annuler sans renvoi la condamnation de l'infortuné capitaine et de rendre inévitables des débats qui ne pouvaient que troubler profondément le pays ; ensuite celui de provoquer de pareils débats à Rennes, c'est-à-dire au cœur de cette Bretagne, inféodée à l'Église, où l'antisémitisme et les passions catholiques étaient certainement plus aveugles et plus violentes qu'en toute autre partie de la France. Comment les membres du second Conseil de guerre n'eussent-ils pas subi l'influence d'un pareil milieu, surchauffé, du reste, par les émissaires qui, comme Syveton[11], venaient, au nom de la Patrie française, attiser le feu et prêcher la haine ? Les journaux anti-révisionnistes affolaient ces pauvres officiers en leur répétant qu'ils avaient à choisir entre Dreyfus et les grands chefs ; que, si Dreyfus était déclaré innocent, il faudrait lui faire amende honorable, qu'il ne devrait pas y avoir assez de châtiments, d'humiliations, pour les généraux et les officiers qui avaient contribué jadis à sa perte[12]. La Libre Parole représentait aux juges qu'il leur suffisait, pour être en devoir de le condamner de nouveau, d'avoir la conviction morale qu'il était coupable et que point n'était besoin d'en avoir les preuves[13]. Et ces malheureux, tout aussi peu versés dans la connaissance du droit que leurs devanciers de 1894, se laissaient aisément séduire par ce monstrueux sophisme. Les manifestations violentes dont Dreyfus, ramené depuis peu à demi-mort de File du Diable, était l'objet à Rennes et dont souffraient aussi ses parents, ses amis[14], opéraient également sur eux un travail de suggestion que l'esprit de corps dont ils étaient animés rendait singulièrement facile et auquel leur honnêteté peu subtile n'était guère capable de résister. La conviction morale devait résulter pour eux, leur disait-on, moins des pièces fournies contre l'accusé que de celles que l'on ne fournissait pas. On répétait autour d'eux à satiété la meurtrière et criminelle invention du bordereau annoté par l'empereur d'Allemagne, de cette pièce capitale que le gouvernement ne pouvait produire, disait-on, sous peine de provoquer la guerre ; on en montrait au besoin confidentiellement la photographie[15]. Comment eussent-ils douté ? Aussi leur siège était-il fait avant même l'ouverture des débats ; le procès ne dût-il rien prouver par lui-même, Dreyfus était coupable, il n'était pas permis de l'absoudre.

En présence de pareilles menées, le gouvernement — que ses ennemis accusaient pourtant de travailler par les moyens les moins avouables à faire acquitter l'accusé — affecta malheureusement, par excès de scrupules, de se désintéresser de la direction du procès. C'est ainsi qu'au lieu d'exiger que les débats fussent limités strictement à la question du bordereau, comme l'avait voulu la Cour de Cassation, il laissa dès le début le Conseil les élargir à l'excès et autoriser des divagations et des hypothèses qui permettaient de mettre en cause toute la vie de l'accusé, toutes ses paroles, tous ses gestes, toutes ses pensées. C'est ainsi qu'il s'abstint également de donner des instructions positives au commandant Carrière, qui devait le représenter comme commissaire devant le Conseil. Il crut sans doute plus noble de le laisser tout à fait libre. Et ledit commissaire n'usa de sa liberté que pour prendre comme conseil et comme inspirateur l'avocat clérical Auffray, l'un des chefs les plus remuants et les plus audacieux de la faction anti-révisionniste.

Aussi, dès le jour où le procès s'ouvrit à Rennes (7 août 1899), fut-il facile de prévoir que l'accusé serait de nouveau condamné. Vainement l'examen du dossier secret en révéla-t-il avec évidence la parfaite inanité. Le général Mercier, principal auteur responsable de la félonie dont Dreyfus avait été victime cinq ans plus tôt, avait l'oreille et le cœur du Conseil. La victoire lui était d'avance assurée.

Bientôt se produisirent des incidents vraiment dramatiques, qui apprirent au public combien la situation était restée grave et menaçante pour la République. Le gouvernement ne tarda pas à être informé qu'à la faveur de l'agitation nouvelle causée par l'affaire, une réelle conspiration était ourdie contre nos institutions. Le rapprochement des royalistes et des nationalistes, dont nous avons indiqué plus haut l'origine, s'était opéré dans le courant de juillet. Déroulède et Jules Guérin marchaient maintenant la main dans la main[16]. Une réunion secrète avait eu lieu dans les premiers jours d'août ; les conjurés y avaient pris leurs dispositions en vue du coup de main qu'ils rêvaient ; les bandes étaient distribuées, les rendez-vous assignés, les membres du futur gouvernement étaient même désignés[17]. L'exécution devait avoir lieu dans Paris le jour où le général Mercier serait appelé à faire sa déposition devant le Conseil de guerre de Rennes, c'est-à-dire le 12 août[18]. Mais le gouvernement ne laissa pas à Déroulède et à ses amis le temps de se remettre en campagne.

Le 12 août, de grand matin, par ses ordres, 67 arrestations furent opérées à Paris et ailleurs, et les principaux meneurs du complot, déférés à la justice, sous l'inculpation d'attentat à la sûreté de l'État[19], qui les rendait justiciables de la Haute Cour, furent mis dans l'impossibilité de nuire. Déroulède était naturellement l'un d'entre eux. Plusieurs échappèrent à la police ; tels Georges Thiébaud, André Buffet, représentant attitré du duc d'Orléans, qui fut incarcéré peu après, Habert, qui se livra plus tard[20], Lur-Saluces, et surtout Jules Guérin, l'agitateur antisémite, qui, préparé depuis longtemps aux poursuites, se retira le jour même avec quatorze compagnons dans son quartier général de la rue de Chabrol, oh il se barricada de son mieux, avec des armes, des vivres, et, non sans force fanfaronnades, se déclara prêt à soutenir un siège. Cette satisfaction ne lui fut pas refusée. Le Fort Chabrol — c'est ainsi que l'on appela sa maison — fut bientôt étroitement bloqué par les agents de police et les soldats du gouvernement. Guérin tint bon et l'on eut en plein Paris, durant plusieurs semaines, le spectacle assurément peu banal d'une poignée de factieux se donnant l'illusion de tenir en échec (sans combat), dans un domicile privé, le gouvernement de leur pays. En réalité, ce semblant de résistance ne dura que parce que Waldeck-Rousseau, voulant éviter l'effusion du sang, avait interdit d'attaquer les rebelles de vive force et voulait les prendre simplement par la famine. La rue fut cependant, par suite de cette aventure, plus troublée qu'il ne l'eût souhaité. Le 20 août, les Libertaires, conduits par Sébastien Faure[21] et autres agitateurs populaires, voulant protester à leur façon contre une révolte qu'ils jugeaient inspirée surtout par les passions cléricales, manifestèrent violemment sur la place de la République, aux cris de : A bas la calotte ! Attaqués par les antisémites qui, eux, criaient : Mort aux Juifs ! ils s'en prirent à l'église Saint-Joseph, rue Saint-Maur, la mirent à sac et l'eussent brûlée sans l'intervention de la police. Le soir, des bandes nationalistes se portèrent aux alentours du fort Chabrol, comme pour le délivrer. II fallut faire donner la force publique pour les mettre en fuite, et une centaine de personnes furent blessées. Puis le siège continua tranquillement, agrémenté seulement par l'intervention ridicule, mais significative, du vieux Richard, archevêque de Paris, qui eut l'audace de solliciter Waldeck-Rousseau en faveur de Guérin et de ses amis et obtint, naturellement, le succès qu'il méritait.

Des incidents violents et de nature à passionner le public se produisaient pendant ce temps à Rennes, où continuait à se dérouler le procès Dreyfus. Mercier, qui avait longuement et jésuitiquement déposé le samedi 12 août et que l'un des avocats de l'accusé, le mordant et redoutable Labori, devait interroger le surlendemain lundi, n'eut pas à répondre à ses embarrassantes questions. Le matin de ce dernier jour, Labori, se rendant au Conseil, fut frappé d'un coup.de revolver par lin inconnu que Picquart et son beau-frère Gast, qui l'accompagnaient, poursuivirent vainement et qui, ultérieurement, n'a jamais pu être retrouvé. L'avocat, heureusement, n'avait pas été tué. Mais il avait reçu une balle dans le dos et fut quelque temps dans l'impossibilité d'assister aux débats. L'émotion produite par un tel crime fut profonde dans toute la France. Mais les adversaires de la révision, un moment interdits, reprirent vite leur aplomb, et, ne pouvant défendre l'assassin, prirent à Liche de ridiculiser la victime, dont ils allèrent jusqu'à nier la blessure[22]. La pieuse feuille de Drumont publia, et la Croix, non moins pieuse, reproduisit à profusion, pour l'édification des dévotes, une chanson sotte et malpropre où l'attentat de Rennes était tourné en parodie dans les termes les plus grossiers[23].

Nous n'avons pas à raconter ici le procès de Rennes, qui se prolongea jusqu'au 9 septembre et où d'innombrables témoins comparurent, dont aucun ne put produire contre l'accusé ni une preuve ni une simple présomption de culpabilité. Dans les derniers jours, les ennemis de Dreyfus en présentèrent un qu'ils avaient simplement acheté et dont la déposition, forgée de toutes pièces, devait, à leur sens, l'accabler. C'était un étranger nommé Czernucky, aventurier et déclassé, dont la moralité était si douteuse et dont les allégations étaient si invraisemblables que le Conseil de guerre, qui avait eu le tort de l'écouter, ne put attacher lui-même aucune importance à ses propos. Après de pareils débats, la France, l'Europe, le monde entier, qui attendaient avec impatience la fin de cette étrange affaire, pouvaient regarder l'acquittement comme certain. Mais les juges, incapables de réagir contre la suggestion dont ils étaient depuis si longtemps victimes, se prononcèrent, à l'exception de deux[24], contre toute évidence, pour la culpabilité de l'accusé. En même temps, il est vrai, ces malheureux, retenus malgré eux par un vague et illogique instinct de justice, rendaient leur verdict plus monstrueux et plus absurde encore en déclarant Dreyfus coupable avec circonstances atténuantes, comme si le crime pour lequel ils le frappaient, étant donné surtout sa condition, ses antécédents, sa situation sociale, avait pu comporter des circonstances atténuantes. Bref le malheureux capitaine n'était cette fois condamné qu'à dix ans de détention !

Cette sentence à la fois odieuse et ridicule ne devait évidemment pas être exécutée. Le gouvernement, qui ne pouvait, pour le moment, faire recommencer une troisième fois le procès[25], s'honora du moins en faisant pour le condamné tout ce que l'humanité exigeait de lui, tout ce que les circonstances lui permettaient. Dès le 19 septembre, sur la proposition du ministère, le président de la République accorda grâce entière à Dreyfus, qui, ne pouvant encore être réhabilité — mais n'y renonçant pas —, fut du moins immédiatement remis en liberté et rendu à sa famille. C'était déjà pour lui le commencement de la justice et pour la conscience publique un commencement de réparation.

Les adversaires de la révision, les ennemis de la République éprouvaient par là une défaite morale dont il leur était impossible de se relever. Ils ne pouvaient, après cela, songer à prolonger davantage la tragi-comédie du fort Chabrol. Toujours serrés de près et presque réduits à mourir de faim, Guérin et ses compagnons, après tant de rodomontades, se rendirent enfin piteusement le 10 septembre et allèrent rejoindre en prison le tonitruant. Déroulède, qui, demandant des juges à grands cris, allait cette fois encore obtenir satisfaction de la République.

Les énergumènes encombrants — plus que véritablement dangereux — que Waldeck-Rousseau avait fait mettre sous les verrous méritaient d'être frappés par la loi. Il le fallait pour l'exemple, mais il n'était pas nécessaire qu'ils le fussent tous. Bon nombre de simples comparses avaient été relâchés après une instruction préliminaire du juge Fabre. Vingt-deux seulement furent traduits (en septembre) devant le Sénat, constitué en Haute Cour de justice, qui, après sa propre instruction, n'en retint définitivement que quatorze. Déroulède tenait naturellement la tête de Cette petite, mais bruyante phalange, où, à côté de nationalistes soi-disant démocrates comme lui et comme les Barillier, les Dubuc, les Cailly, se trouvaient des agents salariés du duc d'Orléans comme Guérin, et des royalistes de marque et de conviction tels qu'André Buffet, ou ce comte de Sabran-Pontevès qui depuis quelque temps cherchait naïvement à se rendre populaire parmi les bouchers de la Villette et, pour en avoir embauché quelques-uns à prix d'argent, se flattait de les avoir convertis à la cause du pape et de la légitimité[26]. Le procès de ces Importants qui avaient si mal réussi à faire marcher la France se déroula deux mois durant (9 novembre 1899-4 janvier 1900) au Luxembourg, pour l'amusement du public, que leurs attitudes de capitans, leurs ergotages grotesques et leurs pantalonnades divertirent prodigieusement. Ils se fussent sans doute moins prolongés sans la débonnaireté un peu flasque du président Fallières qui ne sut que tardivement les contraindre au respect des lois et de la République. Chacun d'eux était assisté de deux avocats qui chicanaient de leur mieux et s'évertuaient consciencieusement à rendre l'affaire difficile ou embrouillée. Les accusés eux-mêmes rivalisaient d'insolence à l'égard des juges, comme du gouvernement et de la République, avaient sans cesse l'injure à la bouche et émettaient les prétentions les plus grotesques, comme celle d'obtenir la récusation de tous les sénateurs francs-maçons ou d'empêcher les membres de la Haute-Cour de s'absenter, ne fût-ce que quelques minutes, pendant les audiences. Certains témoins s'attachaient comme eux à rendre les débats bruyants et ridicules. Ni les uns, ni les autres n'empêchèrent l'accusation de prouver qu'il y avait eu véritablement complot contre la sûreté de l'État et que, malgré leurs dénégations, nationalistes, royalistes et simples cléricaux étaient complices et avaient marché la main dans la main à l'assaut de la République. Déroulède, grandiloquent comme d'habitude, se posa plus que jamais comme le sauveur indispensable à la France, menaça, insulta, tonitrua. Rien ne pouvait mettre un terme à l'incoercible faconde de cet impulsif. On le condamna d'abord à trois mois, puis à deux ans de prison pour outrages au président de la République et à la justice. Il n'en cria que plus fort. On ne cessa de l'entendre que quand on eut pris le parti de l'expulser de la salle et de l'en tenir éloigné jusqu'au réquisitoire et aux plaidoiries. Quand ces scènes burlesques eurent duré deux mois, le Sénat, avec une douce fermeté, frappa enfin quelques-uns des coupables : Déroulède, Buffet furent condamnés à dix années de bannissement ; Guérin le fut à dix années de détention ; les autres furent dédaigneusement acquittés. Et le public applaudit, trouvant la solution élégante. Après un tel arrêt, nul ne pouvait raisonnablement se poser en martyr. Force restait finalement à la loi et la défense républicaine commençait à porter ses fruits.

 

III

Les vieux amis de la République attendaient du nouveau ministère autre chose que le rétablissement de l'ordre dans la rue et celui de la discipline dans les hauts rangs de l'armée. Ils voulaient, que par une législation vigoureuse, devant laquelle ils avaient eux-mêmes jadis malheureusement reculé (après la crise du 16 mai), la République se protégeât enfin avec quelque efficacité contre un retour offensif de toutes les réactions. Et ce n'était pas seulement, par des projets de loi tendant à la réforme si nécessaire des conseils de guerre ou à l'extension des droits des syndicats professionnels, projets bientôt après élaborés par le ministère et soumis aux Chambres[27], qu'ils demandaient à Waldeck-Rousseau de la fortifier. C'était aussi et surtout par une réaction systématique contre cette conquête cléricale dont l'affaire Dreyfus avait fait éclater aux yeux des moins clairvoyants le progrès, la menace, le péril. Plus que jamais, le Cléricalisme, c'était l'ennemi. On recommençait à parler de cette séparation des Églises et de l'État que naguère encore, au temps de l'esprit nouveau, nos gouvernants et leurs amis semblaient renvoyer aux calendes grecques. La presse républicaine et les loges maçonniques, dont l'influence grandissait chaque jour, réclamaient pour le moins la dissolution des congrégations non autorisées, particulièrement celle des Jésuites et des Assomptionnistes, et des mesures radicales pour préserver à l'avenir la jeunesse française de l'enseignement ultramontain qui, malgré les lois anciennes, régnait en maître dans tant de villes et menaçait de tuer l'Université[28].

Qu'il fallût dans une large mesure leur donner satisfaction, tel était bien l'avis de Waldeck-Rousseau. Il pensait même, comme eût pensé son maitre Gambetta, qu'il n'était que temps. Mais quelle serait cette mesure ? C'est là ce qui le faisait réfléchir. Il faut bien se rappeler que cet homme d'État n'était rien moins qu'un intransigeant et que, s'il était fort disposé à profiter des circonstances pour reprendre à la Papauté une bonne part du terrain qu'elle venait de gagner en France, il ne l'était pas à rompre tout lien avec un pontife tel que Léon XIII, qui lui-même aimait mieux plier que rompre et à qui, sans doute, il ne désespérait pas d'arracher, en fait, de profitables concessions.

Tout récemment encore, le vieux pape, jugeant sans doute la République peu solide, avait cru pouvoir se permettre, pour complaire à ses ennemis, d'attacher à son gouvernement, comme cardinal de curie, un prélat dont elle avait eu lieu de se plaindre[29]. Maintenant qu'il la voyait une fois de plus victorieuse, il pensait qu'il serait plus avantageux pour l'Église de la flatter en lui représentant les services qu'il disait pouvoir lui rendre que de l'anathématiser violemment, comme eût fait Pie IX. Dès le mois de juillet, voyant Waldeck au pouvoir, il avait fait tenir par son nouveau nonce, Lorenzelli, un langage qui, pour être fort melliflu, n'en dénotait pas moins le trafiquant habile à vanter sa marchandise. Léon XIII, disait ce prélat, à la vue très nette et très haute des destinées de la France, à laquelle il garde une inébranlable affection ; il ne doute pas que ma mission ne soit un nouveau gage de concorde entre la France fidèle à sa vocation historique et la Papauté. Son attachement au catholicisme et l'héroïsme de ses missionnaires, favorisé par le pouvoir politique, lui ont valu, à travers l'histoire, des prérogatives, des positions acquises dont l'importance devient de jour en jour plus évidente...

Le nonce faisait par ces dernières paroles allusion aux missions de Chine, dont le protectorat, assuré depuis longtemps à la France par des traités qu'elle ne devait pas au Saint-Siège, servait cependant de prétexte au Souverain pontife pour maquignonner avec elle et se vanter de services qu'il ne rendait pas[30]. Malheureusement Waldeck-Rousseau, comme Delcassé et la plupart de ses collègues, était de ces politiques qui, par principe, croyaient que la France avait en cela besoin du Pape et qui, de plus, faute d'avoir étudié d'assez près l'histoire, ne voyaient pas[31] que le protectorat des missions catholiques en extrême Orient n'avait jamais été pour la France, par la faute de missionnaires indiscrets, trop zélés ou trop avides, qu'une source d'embarras et de fâcheuses complications. Tout récemment encore, l'évêque français de Pékin, le trop entreprenant Favier, venait de faire commettre une lourde faute à nos gouvernants en arrachant en leur nom au gouvernement chinois le décret impérial du 15 mars 1899[32] qui, assimilant les évêques aux mandarins et leur fournissant le moyen de troubler l'empire, devait, au moins autant que les récentes brutalités de la politique allemande[33], exaspérer le peuple chinois et amener l'année suivante l'insurrection des Boxeurs. Mais à Paris on considérait ce fait comme un grand succès pour la République, et on croyait en être redevable pour une bonne part à la cour de Rome. Aussi Loubet, dans sa réponse à Lorenzelli, protestait-il qu'il souhaitait de tout cœur le maintien et l'affermissement des liens qui rattachent la France au Saint-Siège.

Le Pape, toujours ondoyant et divers, se permettait bien, il est vrai, quelque temps après (septembre), de recevoir 1.500 prétendus ouvriers qui lui étaient conduits en pèlerinage par le français Harmel et laissait tenir devant lui, ainsi que devant les représentants officiels de la République, un langage fort peu correct pour notre pays et pour ses lois[34]. Mais, comme correctif, il publiait à peu près dans le même temps en français l'Encyclique Depuis le jour, adressée à l'épiscopat français et où, réagissant contre ses propres déclarations antimodernistes, il se montrait de nouveau relativement libéral, déclarant que, lo.in de répudier en bloc les progrès accomplis dans les temps présents, il voulait accueillir toute augmentation du patrimoine de la science, toute généralisation de la prospérité publique, — mais, ajoutait-il prudemment, sous la sage autorité de l'Église[35]. Et en octobre, après les affaires de Rennes, jugeant que décidément les Assomptionnistes étaient allés trop loin et pouvaient compromettre l'Église, il faisait appeler l'inspirateur du journal la Croix et ne craignait pas de lui déclarer qu'il réprouvait l'esprit et le ton de cette feuille[36].

Pour toutes ces raisons, Waldeck-Rousseau, bien que résolu à .donner à l'Église de sérieux avertissements, ne voulait point la pousser à bout par la menace d'une rupture complète. De là le caractère des deux projets de loi qu'il fit connaître à la rentrée des Chambres (14 novembre 1899) et qui visaient, l'un le droit d'enseigner, l'autre le droit de s'associer, c'est-à-dire de former des congrégations.

Pour l'enseignement, la solution la plus radicale et sans doute la seule efficace, pour qui se rendait bien compte de l'attitude prise par le clergé catholique à l'égard de la République, eût consisté, soit à rétablir jusqu'à nouvel ordre le monopole de l'Université, soit au moins à soumettre tout établissement d'instruction à l'autorisation et au contrôle de l'État. La réouverture impunie de tous les établissements congréganistes fermés en 1880, les progrès effrayants de l'enseignement clérical dans les dernières années[37], la contamination chaque jour grandissante du personnel de l'armée, de la marine et des grands services publics par cet enseignement eussent été des raisons suffisantes pour justifier une pareille mesure ; mais bien des républicains reculaient devant une réforme à la fois si hardie et si sage. L'Université était elle-même desservie par certains des siens, qui la déclaraient inférieure à ses adversaires sous le rapport de l'éducation, alors qu'elle seule en réalité donnait l'éducation virile et féconde qui fait aimer à la fois la légalité, la patrie et la liberté. Certains autres, la trahissant sans vergogne, faisaient cyniquement chorus avec ses pires détracteurs[38]. La Commission d'enquête, instituée par la Chambre au commencement de 1899 et présidée par Ribot, trouvait bien avec ce dernier que l'Université avait été calomniée et qu'il lui était fait une concurrence déloyale. Mais ses vœux n'allaient qu'à la réformer par de nouveaux plans d'études et de discipline et ne tendaient pas à la débarrasser vigoureusement de cette concurrence[39]. Si donc Waldeck-Rousseau l'eût écouté, il se fût abstenu de toute proposition tendant à un pareil but. Lui-même était, d'ailleurs, de ceux qui regardaient comme un dogme intangible en tout temps la liberté de l'enseignement. Mais, d'autre part, il fallait bien faire quelque chose — ou en avoir l'air — pour les partis avancés qui réclamaient si hautement la fin de l'enseignement congréganiste. Dans cet embarras, accru par le désir de ne pas se brouiller à mort avec le Saint-Siège, Waldeck-Rousseau et son ministre de l'Instruction publique, le très peu radical et fort accommodant Leygues, imaginèrent un projet billard qui ne devait, ils le sentaient bien, satisfaire personne et qui tomberait de lui-même, mais qui aurait du moins semblé prouver leur intention de faire quelque chose. Ce projet portait que tout candidat à une fonction publique devrait être muni d'un certificat constatant qu'il avait fait un stage d'études dans un établissement de l'État ; ce stage serait de deux ans pour les fonctions n'exigeant que l'instruction primaire, et de trois ans pour celles qui réclament l'instruction secondaire. — Une pareille proposition était évidemment inadmissible. Contraire aux principes de 1789, qui assurent à tous les citoyens une égale admissibilité aux emplois sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents, elle était, de plus, odieuse, en ce qu'elle menaçait de faire payer aux enfants la faute de leurs parents. Et du reste, par ce moyen peu franc et peu noble d'attaquer l'enseignement congréganiste, on ne l'eût nullement affaibli, puisqu'il aurait suffi aux chefs de cet enseignement, pour tourner la loi, de conduire leurs élèves aux cours de l'Université, ce dont sans doute elle n'eût pas tardé à se mal trouver.

La Commission de l'enseignement, à qui ce projet fut soumis, ne devait pas tarder à le repousser à une assez grosse majorité[40], ce dont Waldeck-Rousseau ne fut, je crois, ni surpris, ni trop mécontent. Il devait fatalement avorter et il avorta.

Tout autre devait être le sort du projet rédigé par cet homme d'État sur le contrat d'association et qui, tout en rendant possibles certaines transactions, peut-être même parce qu'il semblait les rendre probables, fut accueilli avec beaucoup plus de faveur par le Parlement.

Le développement extraordinaire que la République avait laissé prendre depuis près de trente ans aux congrégations religieuses, leur nombre, celui de leurs membres[41], leurs richesses, tant ostensibles que cachées[42], leur habileté à se soustraire aux charges  publiques[43], l'accroissement incessant et menaçant de la mainmorte, l'insolence heureuse avec laquelle les congrégations non autorisées s'étalaient au grand jour, la campagne ininterrompue qu'elles menaient depuis si longtemps, avec impunité, contre les lois que le pays s'était librement données, leurs appels à la guerre civile, la contamination chaque jour grandissante de toutes les classes de la société, surtout des classes riches, par cette lèpre qui menaçait de pourrir la France entière, tout cela faisait comprendre aux républicains un peu avisés qu'il n'était que temps de légiférer en matière d'association et de fournir à l'État les moyens de défense qui lui manquaient.

On se rappelle qu'à cet égard bien des projets avaient été soumis au Parlement depuis vingt ans et.que Waldeck-Rousseau lui-même, étant pour la première fois ministre de l'Intérieur, en avait élaboré un fort remarquable en 1882[44]. Mais, pour des raisons dont on se souvient aussi, aucune de ces propositions n'avait encore passé à l'état de loi.

Le projet de 1809, qui allait faire pousser de tels cris de rage à l'Église et à ses amis, s'inspirait en somme d'idées fort anciennes et que la France d'avant la Révolution avait vu cent fois appliquer sans s'en émouvoir. Il reposait en effet sur un principe dont nos rois avaient fait, du XIIIe au XVIIIe siècle, une constante application : savoir, qu'aucune congrégation ne peut se former et subsister dans notre pays sans l'autorisation de l'État, qu'il a le droit de dissoudre et de mettre en liquidation toutes celles qui auraient la prétention de se constituer et de vivre en dehors des lois. C'est le principe soutenu par nos vieux légistes ; c'est celui de la loi de 1825 sur les communautés religieuses ; c'est celui qu'avaient soutenu sous la monarchie de Juillet, en 1847, Salvandy et Odilon Barrot, et que le ministre Rouland avait défendu sous l'Empire. A cet égard, il n'y a pas de contestation possible.

Mais le projet Waldeck-Rousseau différait des précédents en ce que, sous couleur d'appliquer purement et simplement aux ordres religieux les principes du droit commun, il demandait en réalité le vote de deux législations distinctes, une pour tous les citoyens, et une pour les congrégations, cette dernière comprenant des prescriptions qui permettraient l'État de les tenir à sa merci. Il est vrai qu'en s'abstenant de désigner particulièrement ce genre d'association et en affectant de ne parler jamais que des associations en général, il semblait manquer quelque peu, dans la forme, de courage et de franchise, ce qui ne paraissait digne ni de lui ni du gouvernement de la République.

Le nouveau législateur faisait d'abord ressortir dans son exposé des motifs que, les uns demandant l'abrogation pure et simple de toutes les lois antérieures qui gênaient la liberté d'association, c'est-à-dire l'établissement de la liberté absolue en cette matière, et les autres voulant, pour parer aux dangers qui en pouvaient résulter, une législation spéciale, la vérité était, à son sens, entre les deux systèmes. Suivant lui, l'association est une convention — relative aux personnes et non aux biens —. Comme toute autre convention, elle doit être soumise au droit commun, c'est-à-dire être licite, respectueuse de la liberté individuelle, ne pas autoriser l'abandon des droits d'homme et de citoyen, ne pas être perpétuelle, ne rien permettre contre la morale publique ni contre la conservation de l'État. Sous ces réserves, elle doit être libre. Le danger résulte non de l'association ainsi limitée, mais des biens qu'elle peut posséder à titre collectif, c'est-à-dire de la mainmorte et de ses progrès. Mais ce danger ne peut se produire que par suite de la faveur particulière que l'État accorde à une association quand il la reconnaît comme une personne distincte de celle de chacun de ses membres. C'est une faveur qu'il est en droit d'accorder ou de refuser. L'association en elle-même est indépendante de toute possession de biens. Sans doute ses membres peuvent former une société particulière comportant communauté de biens, Mais cette société devra toujours être soumise aux mêmes règles et aux mêmes lois que si ses membres n'appartenaient pas h une association. Quant à la personnalité civile de l'association, elle ne peut résulter que d'un pacte entre elle et l'État, et en vertu de ce pacte l'association sera soumise à toutes les conditions imposées par l'État. Si elle essayait de se créer une personnalité civile occulte — par des clauses de réversibilité ou par tout autre pacte ayant pour effet de perpétuer la propriété collective ou d'en opérer la dévolution au profit d'une ou de plusieurs personnes —, la loi devrait y mettre ordre.

En résumé : liberté pour les associations de droit commun, qui ne rechercheront aucun privilège ; poursuites seulement dans le cas de causes illicites, contraires à l'ordre public et aux bonnes mœurs ; liberté aussi de former des sociétés en communauté de biens et de vivre dans l'indivision, sans autres prescriptions que celles qui régissent ces formes de propriété. On ne proscrira que l'abdication des droits de l'individu et du citoyen : droit de se marier, d'acheter, de vendre, de commercer, d'exercer une profession, de posséder, enfin tout ce qui ressemblerait à la servitude personnelle. De là la nécessité que l'engagement de l'associé soit temporaire et ne soit pas absolu, c'est-à-dire ne porte pas sur l'ensemble des droits de la personne. L'association ne pourra pas être perpétuelle. Elle pourra, en cas de durée indéterminée, être résolue par la volonté d'une seule des parties. Enfin, le bon ordre et la sécurité nationale exigent aussi des dispositions spéciales pour les associations entre français et étrangers, ou pour celles qui auraient leur siège ou leur direction à l'étranger.

Le titre premier du projet débute par la définition de l'association, qui n'est autre chose que la mise en commun des connaissances et de l'activité personnelles, dans un but autre que le partage des bénéfices ; pareille convention sera régie par les principes du droit commun (art. 1er). Seront nulles les associations fondées sur une cause ou en vue d'un objet illicite, contraires aux lois, à la Constitution, à l'ordre public, aux bonnes mœurs ou comportant renonciation à des droits qui ne sont pas dans le commerce (art. 2). L'association ne sera jamais perpétuelle et chacun de Ses membres pourra s'en dégager (art. 3). Elle devra être rendue publique ; il sera donc nécessaire qu'une déclaration préalable de sa création soit faite à l'autorité, avec indication de son titre, de son objet, de son siège, des noms de ses membres, de ceux de ses administrateurs et directeurs, et avec dépôt de ses statuts. Elle devra aussi faire connaître les modifications de ses statuts, de son personnel, et tenir un registre ad hoc que l'administration aura le droit d'exiger (art. 4). L'association sera représentée juridiquement par ses directeurs et administrateurs (art. 5). En cas de nullité, la dissolution de l'association sera prononcée judiciairement (art. 6). Les fondateurs, administrateurs, directeurs, qui auront maintenu ou reconstitué une association dissoute, ainsi que ceux qui auront favorisé les réunions, seront punis d'une amende de 16 à 5.000 francs et d'un emprisonnement de 6 jours à un an (art. 7).

Le titre II, consacré aux biens possédés par les associations, établit tout d'abord que l'association constitue bien une personne morale, mais que ses biens sont la propriété indivise de ses membres et qu'à défaut de convention spéciale, la part de chacun sera fixée suivant son apport, l'importance ou la durée de ses services (art. 8). Il stipule ensuite qu'en cas d'annulation de l'association, il y aura, d'une part, liquidation de ses biens, et restitution aux associés des valeurs leur appartenant avant sa formation ou à eux échues depuis lors par succession seulement ; de l'autre, restitution aux donateurs, ou à leurs héritiers, des valeurs acquises à titre gratuit, si elles sont réclamées dans le délai d'une année — faute de quoi, elles seront acquises à l'État (art. 9).

Par le titre III — des associations reconnues —, la personnalité civile, fiction légale qui constitue une association en personne morale distincte de celles de ses membres, leur survivant et en qui réside la propriété des biens, constitue un privilège qui ne pourra être accordé que par décret (art. 10 et 11) ; nul ne pourra faire en faveur d'une association que des legs particuliers ; et les donations avec réserve d'usufruit ne seront pas permises (art. 12).

Le titre IV, relatif aux associations qui ne peuvent se former sans autorisation, déclare nécessaire un décret en Conseil d'État pour autoriser une association entre Français et étrangers ou même entre Français, si son siège ou sa direction est situé à l'étranger ou confié, à des étrangers (art. 13). Toute association formée contrairement à cet article sera réputée illicite et ses auteurs seront punis conformément à l'article 7. La peine sera même double pour les fondateurs et les administrateurs ; et la liquidation sera de droit, conformément à l'article 9 (art. 13 et 14).

Enfin le titre V — dispositions générales — interdit les clauses de réversibilité, ainsi que tout pacte ayant pour effet de perpétuer la propriété des biens ou d'en opérer la dévolution au profit d'un ou de plusieurs membres de l'association, qui, en cas d'infractions à cette défense, sera dissoute et mise en liquidation (art. 15). Il déclare que la nouvelle loi est applicable aux associations existantes lors de sa promulgation, sauf à celles qui étaient antérieurement autorisées ou reconnues, et qu'elles auront six mois pour se mettre en règle ; et, abrogeant les art. 291, 292, 293 du Code pénal, ainsi que la loi de 1834 et quelques autres prescriptions légales, maintient sans modification les lois sur les syndicats professionnels, les sociétés de commerce et les sociétés de secours mutuels.

 

IV

Les deux projets dont nous venons de faire connaître la teneur donnèrent lieu au Palais-Bourbon, du 14 au 16 novembre, à un important débat où la politique religieuse de Waldeck-Rousseau, vivement attaquée par les Cochin, les Gayraud, les Motte, etc., qui lui reprochaient de vouloir déchristianiser la France, de la livrer à 23.000 francs-maçons devenus maîtres de l'État et d'avoir trahi son propre parti par son alliance avec les socialistes, fut au contraire approuvée par des socialistes de marque comme Viviani et trouvée trop timide par d'autre, qui, avec Zévaès, auraient voulu la suppression du budget des cultes, la séparation des Églises et de l'État, l'exclusion du clergé des fonctions de l'enseignement, le retour à l'État et la nationalisation des biens de mainmorte. Le président du Conseil s'efforça de mettre les choses au point et s'attacha à démontrer l'urgente nécessité où la République se trouvait de se défendre. Il rappela que, quand il avait pris le pouvoir, la conspiration contre les institutions républicaines était partout et enrôlait partout. Il fit toucher du doigt les menées royalistes. Pour les congrégations, il déclara nettement qu'il n'entendait pas qu'elles gardassent sous la République des privilèges qu'elles n'avaient pas eus sous la monarchie. Du reste, il ne confondait pas, disait-il, cléricalisme avec catholicisme. Il ne voulait frapper que le premier, en ramenant les congrégations aux règles fondamentales du droit public et en instituant ce certificat de stage scolaire qui amènerait les fonctionnaires à servir le gouvernement plutôt qu'à le combattre.

Malgré les attaques de Méline, qui lui riposta et qui, une fois de plus, se fit le serviteur de la droite, Waldeck obtint — par 317 voix contre 212 — un ordre du jour de la Chambre approuvant les actes de défense républicaine du gouvernement.

Le ministère ne voulait point pour cela se laisser entraîner à un anticléricalisme radical qui était fort loin de sa pensée. Et il le prouvait bien, peu de jours après, au cours de la discussion du budget, quand, défendant le maintien de l'ambassade de France au Vatican (27 novembre), Delcassé parlait avec émotion des qualités éminentes de Léon XIII, affirmait que la France était en grande majorité catholique et déclarait que tant que la France refuserait d'abdiquer le rôle que sa situation de première puissance catholique lui conférait dans le monde entier, tant que son gouvernement refuserait de se désintéresser des rapports du clergé français avec la curie romaine, la nécessité du maintien de l'ambassade française au Vatican ne saurait faire de doute. Waldeck-Rousseau de son côté faisait rétablir certains traitements et crédits ecclésiastiques supprimés par la commission du budget et déclarait nettement : Ma conviction est, à l'heure actuelle, que la séparation de l'Église et de l'État sans nulle préparation ne se ferait ni au profit de l'Église ni au profit de l'État, mais au profit des congrégations.

Ainsi, voilà qui était clair, Waldeck-Rousseau tenait à persuader au Saint-Siège que ce n'était ni au Concordat ni à l'Église ni au culte catholique qu'il en voulait, que ses projets de loi n'avaient pour but que d'affirmer les droits traditionnels et incontestables de l'État et que, ces droits une fois reconnus, les deux pouvoirs auraient encore, et même mieux que par le passé, le moyen de vivre en paix. C'est sur ces bases qu'il négociait alors discrètement avec le souple et subtil Léon XIII, qui, étant par excellence, dans la pratique, l'homme des accommodements, était bien fait pour le comprendre à demi-mot. Waldeck faisait entendre, sans se compromettre, que la fameuse loi sur les associations serait surtout, en ce qui concernait les congrégations, une déclaration de principes, et que l'application qui en serait faite dépendrait de la déférence et de la bonne volonté dont le pape, l'épiscopat et les ordres religieux feraient preuve à l'égard de la loi. Rien n'empêcherait, si elles le voulaient bien, les congrégations de subsister. Le ministre ne paraissait vouloir frapper rigoureusement que fort peu d'entre elles, les Jésuites, parce que, traditionnellement, la France ne pouvait les souffrir, et les Assomptionnistes, parce que leur audace et leur insolence avaient vraiment, dans les dernières années, dépassé toutes les bornes.

Il insistait particulièrement pour que Léon XIII.se désintéressât plus encore qu'il ne l'avait fait jusque-là de ce dernier ordre, aux dépens duquel il paraissait urgent de faire un exemple qu'exigeait l'opinion publique. Et persuadé que le vieux pape, vu l'attitude qu'il avait prise vis-à-vis de ces turbulents religieux en octobre, ne demandait au fond qu'il se laisser forcer la main et ne se compromettrait pas lui-même pour sauver des soldats qui l'avaient si étrangement compromis, il n'hésitait pas, dans ce même temps (novembre), à ordonner contre eux une instruction judiciaire et des poursuites qui permirent d'éclairer le public sur leur organisation, leurs moyens d'action et le trouble qu'ils étaient capables d'entretenir dans le pays. Les perquisitions opérées dans leurs diverses maisons, à Paris et en province, donnèrent lieu aux découvertes les plus édifiantes. Rien que dans leur établissement de la rue François Ier, il fut trouvé des valeurs en réserve qu'un commissaire de police put évaluer à 1.800.000 francs[45]. On y saisit aussi la preuve des subterfuges employés par eux — comme par tous les autres religieux non autorisés — pour dissimuler leurs biens par l'interposition de propriétaires apparents qui n'étaient que leurs prête-noms. On y saisit surtout d'innombrables pièces, manuscrites ou imprimées, grâce auxquelles, quand ils comparurent, en la personne de douze d'entre eux — Picard, Bailly, etc. — devant le tribunal correctionnel de la Seine, le procureur général Bulot put édifier pleinement les juges sur leurs agissements politiques et le caractère de leur propagande. Ce magistrat put en effet exposer fort clairement, avec preuves à l'appui, le fonctionnement de l'ordre, la campagne entreprise par ses journaux, par le Secrétariat Justice-Égalité et par nombre d'œuvres générales[46] et de sociétés locales plus ou moins habilement dissimulées. Il les montra organisant partout, jusque dans les villages, l'inquisition politico-religieuse, l'espionnage, la délation[47] ; il les fit voir intervenant au grand jour dans les élections et put signaler un assez grand nombre de députés dont les élections paraissaient être leur œuvre et leur triomphe[48]. Bref, il fit la lumière, et c'est ce qui importait plus que la condamnation requise contre eux. Après cinq jours de débats (19-25 janvier 1900), les prévenus furent paternellement frappés de 16 francs d'amende, ce qui leur permettait de narguer les foudres de la loi. Il est vrai que le jugement déclarait en outre illicite la trop fameuse congrégation et en prescrivait la dissolution, ce qui était un peu plus sérieux. Et ils eurent beau faire appel. La Cour confirma, le 6 mars, la décision du tribunal, leur accordant seulement pour l'amende le bénéfice du sursis. Et le public trouva qu'en somme ils s'en tiraient à peu de frais.

Un certain nombre d'évêques, qui, au fond n'aimaient guère les congrégations non autorisées et particulièrement celle des Assomptionnistes, furent sans doute du même avis et se tinrent cois, mais d'autres, qui avaient l'âme plus belliqueuse, éprouvèrent le besoin de manifester l'indignation que leur causait la condamnation de ces pieux agents de guerre civile. Le cardinal Richard, archevêque de Paris, alla leur faire visite pour leur témoigner sa douloureuse sympathie ; ce qui ne l'empêcha pas, quand le gouvernement lui demanda l'explication d'une aussi étrange démarche, de répondre qu'il n'avait point entendu par là faire acte politique. C'était vraiment se moquer et le conseil des ministres décida de lui adresser le blâme qu'il avait si bien mérité. Avec d'autres prélats il se montra un peu plus sévère. L'archevêque d'Aix, les évêques de Versailles, Viviers, Valence, Tulle et Montpellier, qui se permirent aussi de protester publiquement contre la condamnation des Assomptionnistes, furent privés de leur traitement. Mais alors, comme toujours en pareil cas, les sociétés et les journaux ultra-catholiques organisèrent, à grand bruit, des souscriptions qui les dédommagèrent amplement de cette perte. Et la presse religieuse jeta feu et flamme contre les persécuteurs qui prenaient la liberté grande de vouloir faire respecter les lois, Aussi le député Rouanet annonça-t-il, dès le 10 février, une interpellation au gouvernement sur les mesures qu'il comptait prendre pour réprimer les manifestations antirépublicaines et les écarts de langage des dignitaires de l'Église. Il ne la retira (le 12) qu'en voyant Waldeck-Rousseau déposer un nouveau projet de loi tendant à réprimer les troubles apportés à l'ordre public par les ministres des cultes. L'innovation proposée par le président du conseil consistait à rendre passible d'emprisonnement les ministres des cultes non plus seulement pour le fait d'avoir critiqué ou censuré les actes du gouvernement dans des instructions pastorales, mais pour celui de les avoir critiqués ou censurés sous quelque forme que ce fût.

 

V

En somme l'agitation religieuse, loin de se calmer, s'aggravait dans notre pays. Waldeck-Rousseau s'en plaignait diplomatiquement au pape et, lui donnant toujours à entendre qu'il saurait, dans la pratique, reconnaître ses bons procédés, lui demandait de mettre à la raison par quelques paroles fermes les malcontents et les rebelles[49]. Mais grand était l'embarras de Léon XIII, que les intransigeants de l'Église et les ultra-dévots étaient toujours prêts à accuser de tiédeur dans le service de la religion. Sans doute beaucoup d'évêques en France ne voyaient pas, au fond, avec trop de peine, l'État se préparer à mettre à la raison les congrégations, surtout les non reconnues, qui parfois les gênaient fort et qui faisaient une concurrence si effrontée au clergé séculier. Mais ils n'osaient pas le dire. Et le Saint-Père, quoi qu'il pensât de leurs excès, pouvait encore bien moins approuver d'une façon quelconque ce qui se passait en France à leur égard. Sans doute le mauvais accueil fait par la commission de la Chambre au projet de la loi sur le stage scolaire et sa conviction, assez bien fondée, que Waldeck-Rousseau ne s'acharnerait pas à le faire passer, l'empêchaient de le prendre trop au sérieux. Mais, il n'en était pas de même du projet sur le droit d'association, qui non seulement était soutenu avec énergie par le ministère et par la commission chargée de l'examiner au Palais-Bourbon, mais pouvait être sensiblement aggravé par de nouvelles propositions, notamment par celles que Brisson soumit à la Chambre le 24 janvier et le 19 février 1900[50].

Aussi le vieux pape se répandait-il, discrètement d'ailleurs, en doléances dont l'écho parvenait au ministère français par l'organe de son ambassadeur au Vatican. Le 8 février, ce diplomate écrivait que, sans doute, au dire de Rampolla, rien n'était plus contraire aux intentions et aux vœux du pape que la participation de l'épiscopat à une agitation politique... ; mais, avait ajouté le Secrétaire d'État, le Saint-Père ne pouvait être que péniblement affecté des mesures de rigueur prises contre certains membres du clergé français, et les tendances ouvertement hostiles aux congrégations qui continuent à se manifester en France ne sont pas pour affaiblir les sentiments de tristesse et d'inquiétude avec lesquels il envisage l'avenir. Les preuves nouvelles que le Saint-Siège lui a données dernièrement de son bon vouloir doivent être, pour le gouvernement de la République, une raison de plus de S'attacher à éviter de nouvelles complications qui seraient de nature à rendre encore plus difficile au Saint-Père l'œuvre de conciliation et d'apaisement qu'il s'est assignée en le mettant dans l'embarras vis-à-vis de l'Église et des catholiques de France.

Ainsi, c'était clair : Le Pape ne voulait pas qu'on le brouillât avec les évêques et avec les ultra-dévots. Mais Waldeck-Rousseau tenait absolument à ce qu'il désavouât une fois de plus les Assomptionnistes, et c'est sans doute pour l'y amener par intimidation qu'il déposait en février son projet de loi sur la répression des attaques dirigées par le clergé contre le gouvernement ou contre les lois. Ce procédé finit du reste par lui réussir dans une certaine mesure. Car Léon XIII fit savoir, en mars, que, pour le bien de la paix et pour éviter un plus grand mal, il venait d'inviter les Assomptionnistes à s'abstenir désormais de prendre part à la rédaction de la Croix et à céder à des laïques la propriété de ce journal et des publications qui s'y rattachaient. Mais par contre le vieux pontife ne croyait pas pouvoir s'abstenir plus longtemps de faire entendre officiellement une parole de protestation contre les projets de loi, si attentatoires à l'Église, que le gouvernement avait déposés an Palais-Bourbon. Cette protestation, du reste, il ne la cria pas sur les toits, comme eût certainement fait Pie IX. Toujours hanté de l'idée qu'un éclat de cette nature pouvait hâter cette séparation de l'Église et de l'État français, qui était sa terreur constante, le discret diplomate aima mieux, cette fois encore, procéder par un avertissement confidentiel et amical de forme que, pour plus de précautions, il adressa, le 23 mars 1900, non pas au ministère Waldeck-Rousseau, mais personnellement au président de la République. C'est ainsi, on se le rappelle, qu'il avait agi en 1883 à propos des lois scélérates[51]. Toujours paterne et melliflu, Léon XIII faisait une fois de plus appel à l'équité et à la sagesse du Président, comme au sens droit et à l'esprit de justice de ses ministres. Après avoir représenté ce qu'il y avait, suivant lui, dans le projet du stage scolaire, de contraire à la liberté de conscience, d'injuste pour les écoles libres et pour les catholiques auxquels lui pape n'avait jamais cessé de conseiller une franche et loyale adhésion à la forme du gouvernement établi, Léon XIII examinait assez longuement le projet relatif aux associations, réclamait pour les congrégations tout au moins cette mesure de justice et de protection qui est octroyée aux autres associations, rappelait leurs œuvres de charité et de dévouement et ne manquait pas, à ce propos de rappeler aussi le protectorat séculaire dont s'honore la France en Orient, protectorat que le Saint-Siège n'a pas craint d'affirmer publiquement, même lorsque cette affirmation pouvait exciter, auprès d'autres nations, des susceptibilités et des mécontentements. Il proteste, après cela, contre le récent projet menaçant de peines sévères les prêtres qui se permettraient, si calme et si mesurée qu'elle fût une observation publique sur les actes du gouvernement. Enfin, se réclamant bien haut du Concordat, qui, par la nomination des évêques, permet au gouvernement français et au Saint-Siège de prévenir tout conflit et de vivre en paix, il adjure le président Loubet, qu'il sait très désireux de la pacification religieuse, de se prêter à ses vœux. Ce serait pour nous, écrit-il, parvenu au soir de la vie, une amertume par trop grande de voir s'évanouir ce fruit de Nos intentions bienveillantes à l'égard de la nation française et de son gouvernement, auxquels Nous avons donné des témoignages réitérés non seulement de Nos attentions les plus délicates, mais aussi de Notre efficace et particulière affection.

Tout ce patelinage, enveloppé de récriminations et de sourdes menaces, devait d'autant moins toucher un politique aussi froid et aussi pratique que Waldeck-Rousseau, qu'à ce moment même, il était facile de le constater, le clergé français, — et surtout les moines — menaient, d'un bout à l'autre de la France, sans que le pape les en empêchât, une campagne d'une violence inouïe, non seulement contre les récents projets de loi, mais contre l'ensemble de nos institutions et contre la République. Le jésuite Coubé, qui organisait à grand bruit le pèlerinage national à Paray-le-Monial[52], allait partout, soufflant aux foules l'esprit de haine et de guerre civile dont il était animé. Dans le diocèse de Paris, et, dans la plupart des autres, les évêques, au mépris de la loi qu'ils violaient impunément depuis tant d'années, autorisaient les missions et prédications extraordinaires grâce auxquelles des congrégations dont l'existence était illégale prenaient arrogamment dans les chaires paroissiales la place du clergé concordataire. Vainement le président du Conseil, par une circulaire en date du 2 avril, leur rappela une législation qu'ils connaissaient, du reste, fort bien — Concordat, Articles organiques, décret du 26 septembre 1809 sur les missions à l'intérieur, ordonnances de 1830 et 1831, etc., etc. —, et prétendit les empêcher d'introduire ainsi dans les églises des orateurs qui n'avaient pas le droit de s'y faire entendre. Les évêques se moquèrent de ses défenses. Jésuites, Dominicains et autres moines réfractaires aux lois du pays continuèrent à prêcher de plus belle. A la Chambre, un des porte-paroles les plus autorisés de l'Église, Denys Cochin, prit prétexte des derniers actes du ministère pour attaquer à fond toute sa politique, qu'il déclarait essentiellement illibérale, antichrétienne et socialiste (séance du 11 avril). Waldeck-Rousseau se défendit avec la froide rigueur qui lui était habituelle. Il représenta avec force qu'il n'était pas un sectaire pour vouloir s'opposer à l'envahissement des ordres réguliers. — Sommes-nous donc les premiers ? demandait-il. Il rappelait, ce qui n'était pas contestable, qu'en concluant le Concordat, le premier Consul et le pape n'avaient fait en ce pacte aucune place aux Congrégations. Pourquoi ? Parce que, disait-il, elles n'étaient pas indispensables au bien de l'Église et pouvaient être funestes au bien de l'État. Il ajoutait avec énergie qu'il y avait en France trop de moines ligueurs et trop de moines d'affaires. Il rappelait que le stage universitaire obligatoire avait existé en France jusqu'en 1850, qu'il avait même été non de trois ans, mais de cinq ans, et qu'il n'y avait pas eu dans notre pays de génération plus forte et plus libérale que celle qui s'était formée sous le régime antérieur à la loi Falloux. La Chambre, sans se laisser toucher par une riposte assez vive de Méline, lui donnait pleinement raison. Le lendemain, malgré l'interpellation Millevoye, elle approuvait encore hautement les mesures de rigueur que le ministère avait dû prendre contre certains professeurs de l'Université, qui guerroyaient sans vergogne contre le gouvernement au nom de la Patrie française[53].

Mais les moines n'en crièrent que plus fort contre un ministère qui ne semblait pas vouloir tout à fait se borner à des paroles. Ils eurent même assez d'influence à Rome pour obtenir du pape une protestation en règle contre la circulaire du 2 avril. Par cette pièce, que Nisard reçut le 28 avril du cardinal Rampolla[54], le Saint-Siège déniait formellement au gouvernement français le droit d'empêcher le clergé séculier de se faire aider dans l'exercice de ses fonctions par le clergé régulier, contestait que les lois et décrets invoqués par Waldeck-Rousseau fussent applicables et profitait une fois de plus de la circonstance pour déclarer nuls à ses yeux les Articles organiques, c'est-à-dire notre loi de police fondamentale sur l'exercice du culte. L'excellent Nisard, en transmettant cette note (11 mai), se faisait lui-même docilement l'interprète des sentiments du Secrétaire d'État en rappelant les marques de bienveillance que le Saint-Père avait encore données récemment au gouvernement français et émettait l'opinion que Waldeck-Rousseau, par sa fameuse circulaire, n'avait pu que donner un nouvel aliment aux polémiques dont il semblait qu'on fat d'accord des deux côtés pour éteindre le foyer[55].

On comprend à merveille, après les faits qui viennent d'être rapportés, la sécheresse évasive avec laquelle le Président Loubet, qui, fidèle à son rôle de chef irresponsable de l'État, avait longtemps laissé sans réponse la lettre pontificale du 23 mars, se décida enfin, d'accord avec son ministère, à faire savoir au Saint-Père les suites qu'il entendait lui donner. La dépêche qu'en ce même mois de mai il crut devoir adresser à Léon XIII n'était, sous des formes respectueuses et pacifiques, qu'une fin de non-recevoir absolue. Le Président rappelait en effet l'attitude, le langage, les actes des religieux et du clergé, attitude, langage et actes qui n'avaient que trop motivé les projets de loi dont ils se plaignaient maintenant. Il voulait bien exprimer l'espoir que les directions pontificales et l'action de l'épiscopat finiraient par rétablir en France le respect des lois de la République et du gouvernement. Puis, très correctement, il se refusait à discuter avec le pape les points spécifiés par ce dernier dans sa lettre du 23 mars et le renvoyait à ses ministres. Le caractère de ma fonction, déclarait-il avec modestie, ne me permet pas d'entrer personnellement dans une discussion que la loi réserve aux ministres responsables[56]...

Le ministère, lui, n'avait pas à répondre directement à une lettre qui ne lui avait pas été directement envoyée. Mais il profita d'une interpellation qui lui fut adressée au Palais-Bourbon le 22 mai sur sa politique générale, pour faire connaître une fois de plus ses intentions et en même temps la mauvaise humeur que l'attitude du Saint-Père commençait à lui causer. Passant successivement en revue tous les projets de loi qu'il jugeait nécessaires pour assurer le succès de la défense républicaine, Waldeck-Rousseau insista particulièrement sur le projet relatif au stage scolaire et sur celui qui menaçait les Congrégations. Ce dernier était à ses yeux indispensable pour arrêter l'accroissement des biens de mainmorte, instrument de domination aujourd'hui, trésor de guerre demain. Vainement attaqué par Ribot, il entraîna encore triomphalement la Chambre qui, à l'énorme majorité de 439 voix contre 56, affirma sa résolution de poursuivre énergiquement une politique de réformes républicaines et de défense de l'État laïque.

Il n'y avait guère lieu de douter, après un pareil vote, que, à défaut du projet sur le stage scolaire, du moins le projet si important sur le droit d'association ne devint enfin et à bref délai loi de l'État.

Pourtant plus de sept mois devaient encore s'écouler avant que ledit projet vînt en discussion, et deux raisons principales expliquent ce long retard : la première est celui que subit elle-même la loi d'amnistie dont l'adoption devait, au jugement de Waldeck-Rousseau, précéder l'examen de ses plans de réforme ; la seconde est la préoccupation que, vers le milieu de l'année 1900, les événements de Chine causèrent dans toute l'Europe et particulièrement dans notre pays.

 

VI

A tort ou à raison, le président du Conseil croyait, après le procès de Rennes et la grâce entière accordée à Dreyfus, que le trouble causé par l'Affaire dans toute la France — et dont la continuation : lui paraissait inconciliable avec la marche régulière du gouvernement et l'affermissement de la République par les réformes — ne prendrait fin et ne rendrait un jour possible la réhabilitation du condamné que si une amnistie légale venait protéger d'avance contre toute représaille les criminels si haut placés qui, par deux fois, l'avaient fait frapper d'une sentence infamante. Vainement Dreyfus et ses amis représentaient-ils que cette amnistie préalable serait une monstrueuse injustice. Le froid opportuniste objectait la raison d'État et peut-être était-il dans le vrai. Quoi qu'il en soit, il avait, en mars 1900, déposé au Sénat, où une autre loi d'amnistie, présentée jadis par Charles Dupuy en dehors de l'affaire Dreyfus, et votée par la Chambre, était arrêtée depuis plus d'un an, un projet éteignant l'action publique pour toutes affaires criminelles ou délictueuses connexes à l'affaire Dreyfus et ne laissant subsister que l'action civile. C'était assurer l'impunité aux faussaires et aux félons de l'État-major. Mais c'était aussi un moyen de faire taire leurs amis, qui ne cessaient d'agiter le pays en dénonçant les menées vraies ou fausses de ce qu'ils appelaient le Syndicat pour venger l'ex-capitaine de ses ennemis.

Il est certain que des dreyfusards de marque, Joseph Reinach, par exemple, ne cachaient pas leur intention de faire renaître l'Affaire dès qu'ils le pourraient, et recherchaient assez ostensiblement les moyens légaux d'amener la cassation de l'arrêt de Rennes. Les anti-révisionnistes, qui étaient encore légion, mais qui ne comprenaient plus guère que des ennemis de la République et du gouvernement, accusaient même le ministère de se prêter en secret à ces recherches. De là le bruit qu'ils firent, en mai 1900, autour de l'affaire Tomps[57], que nous n'avons pas à raconter ici ; disons seulement que cette affaire leur servit de prétexte pour incriminer le ministre de la Guerre, Galliffet, dont ils désiraient ardemment la chute et dont l'excessive nervosité ne résista pas à leurs attaques, puisqu'au cours des débats tumultueux auxquels elle donna lieu, il lança tout à coup sa démission et refusa de la retirer. Les adversaires du cabinet n'y gagnèrent rien, Waldeck-Rousseau s'étant empressé de donner pour successeur à ce ministre, qui n'était pas, à tout prendre, un ennemi de l'Église, le général André, militaire bien connu, non seulement pour son républicanisme, mais pour un anticléricalisme si ardent que l'opposition ne tarda pas à le dénoncer hautement comme protégé de la Congrégation maçonnique de la rue Cadet[58].

Après de longs retards causés, soit par l'opposition des dreyfusistes, soit par les efforts de leurs adversaires pour faire bénéficier de l'amnistie tous les ennemis de la République condamnés ou poursuivis dans les derniers temps, le projet -Waldeck-Rousseau finit par venir en discussion au Sénat et fut, dans les séances du 1er et du juin, l'objet d'une discussion très approfondie, qui, à certains moments, ne manqua pas de violence. Le projet, attaqué par le républicain Clamageran, qui représentait — non sans quelque raison — que son adoption ne finirait rien et demandait qu'au moins on en étendit le bénéfice à Dreyfus lui-même en le rétablissant dans son grade, le fut également par le radical Delpech, qui réclamait la justice absolue et dit n'être pas pour l'apaisement, tant qu'elle n'aurait pas triomphé. Par contre, le général Mercier eut l'audace de monter à la tribune et souleva l'indignation des honnêtes gens en déclarant, à la suite d'une longue apologie de sa conduite que, ce qu'il avait fait, il était prêt encore à le refaire. Trarieux demanda que des hommes comme Picquart ne fussent pas amnistiés, mais fussent régulièrement jugés et lavés des accusations abominables dont ils avaient été victimes. Les soustraire à leurs juges, c'était, à ses yeux, un nouveau dessaisissement aussi regrettable que le premier. Le général Lambert pour sa part prêcha le respect de la chose jugée. Le président du Conseil vint enfin et, en homme d'État, s'efforça de remettre toutes choses au point par un discours magistral qui, sans dissimuler les illégalités criminelles commises au détriment de Dreyfus, avait pour but d'établir que ce qui importait pour le moment, dans l'intérêt supérieur du pays, ce n'était pas de proclamer la culpabilité ou l'innocence du condamné, c'était de faire, autant que possible, l'apaisement dans les esprits, de déblayer le terrain politique de cette affaire qui l'encombrait et immobilisait la République, pour pouvoir commencer enfin le travail de revanche et de consolidation que les derniers événements lui rendaient si nécessaires.

... Sans doute, dit-il, l'apaisement ne sera pas immédiat et complet. Mais nous aurons enlevé, si vous votez la loi, son principal aliment à l'esprit d'agitation... Je crois à un apaisement réel si la mesure que nous vous demandons est adoptée... Il est temps d'apercevoir l'ennemi que nous avons oublié et qui, lui, ne nous avait pas oublié... Il n'est que temps de prendre les mesures de défense qu'exige le salut commun. Et, je le dis sans hésiter, il n'est que temps aussi que tous ceux de notre parti qui se sont, dans ces derniers temps, séparés de nous, comprennent que nous ne sauverons la liberté que par l'union de tous les républicains... Il est temps de se ressaisir, de se reconnaître et de se rapprocher pour faire front à l'ennemi commun...

Finalement le Sénat, par 234 voix contre 34, adopta le projet de loi. Mais tout n'était pas fini. Outre que cette assemblée avait encore à se prononcer sur l'ancien projet de Charles Dupuy qui lui était soumis depuis 1898 et à propos duquel les ennemis du gouvernement ne devaient pas manquer de reprendre leur travail habituel d'obstruction, il fallait encore que l'amnistie fût votée à ta Chambre et là aussi l'on pouvait prévoir de longues difficultés : Plus que jamais, au Palais-Bourbon, comme au Luxembourg, les réformes anticléricales que poursuivait le gouvernement étaient envisagées avec autant d'horreur que d'effroi par l'opposition cléricale, qui recherchait chaque jour de nouveaux moyens d'en retarder la discussion et l'adoption. Si, dans la séance du 13 juin, le radical Rabier et 200 de ses collègues, trouvant illogique et insuffisant le projet de loi sur le stage scolaire, proposaient que l'enseignement fût formellement interdit aux congrégations non autorisées[59], l'abbé Gayraud ripostait en demandant que fût déclaré incapable de diriger une école publique et privée ou d'être instituteur, tout individu affilié à la Maçonnerie. Et le clérical Prache voulait qu'en matière d'associations on se bornât à abroger purement et simplement l'article 291 du Code pénal, ce qui équivalait à donner la liberté sans réserve aux Congrégations.

 

VII

La discussion des lois de défense républicaine était encore arrêtée par les préoccupations graves que les événements de Chine causaient alors dans toute la France. En ce pays lointain où les missions catholiques, se réclamant de nous, se montraient depuis longtemps si entreprenantes et si ambitieuses, la complaisance excessive de nos gouvernants pour leur politique recommençait à porter ses fruits. Les haines accumulées contre les barbares étrangers depuis l'expédition anglo-française de 1860 et depuis la guerre du Tonkin (1883-1885) s'y étaient singulièrement ravivées en ces dernières années, depuis qu'à l'exemple de la Russie et de l'Allemagne les puissances européennes traitaient l'Empire du Milieu comme une proie bonne à prendre et à dépecer, s'emparaient sans façon de ses ports, occupaient ses territoires, intervenaient dans ses affaires intérieures, et qu'on parlait partout du partage de la Chine, comme d'une éventualité prochaine. Le décret — relaté plus haut — du 15 mars 1899, arraché à la faiblesse du gouvernement chinois par l'évoque français Favier et le représentant de la République française à Pékin, avait porté au comble l'irritation du peuple chinois[60]. On avait vu grandir et s'agiter de façon menaçante en diverses parties de l'Empire des sociétés secrètes qui, comme celle des Triades et surtout celle du Grand Couteau — plus connue dans le Chantoung sous le nom de société des Boxeurs —, se proposaient de défendre la dynastie régnante et d'expulser les étrangers. Ces sociétés étaient ouvertement favorisées par les mandarins et les vice-rois. On ne put même bientôt plus douter que le gouvernement impérial ne fût, tout en le dissimulant, de connivence avec elles. Dès l'année 1899 les violences populaires contre les missionnaires, les chrétiens et les étrangers établis ou voyageant en Chine s'étaient multipliées de la manière la plus inquiétante ; et comme la charge de les réprimer incombait surtout à la France[61], qui se vantait bien haut de ne pas faillir à cette tache[62], c'était principalement cette puissance qui devait souffrir d'un état de choses si regrettable. Les meneurs du mouvement, fanatisant le peuple, en vinrent à prêcher l'insurrection et l'assassinat par des appels aux armes contre les étrangers, appels qu'ils affichaient publiquement et dont le ton était tel que les légations étrangères à Pékin eussent dû se mettre en défense[63], ce dont elles ne s'avisèrent que beaucoup trop tard.

La situation était particulièrement grave dans la capitale de l'Empire et les provinces avoisinantes depuis le coup d'État opéré, le 24 janvier 1900, par l'impératrice qui, ayant renversé l'empereur Kouang-tsiu, trop complaisant pour les étrangers, l'avait remplacé par un enfant, P'ou-Tsiun, sous le nom duquel elle gouvernait maintenant et organisait à peu près ouvertement le soulèvement du pays contre les Européens. Les légations avaient à plusieurs reprises (janvier-mars) demandé la dissolution et le châtiment des sociétés secrètes. Elles n'avaient rien obtenu. En avril et mai les placards excitant le peuple au massacre des chrétiens se multiplièrent ; elles durent commencer à faire venir à Pékin des troupes pour se protéger, mais elles n'en firent venir que trop peu. Vers la fin de ce dernier mois, les assassinats et les incendies devinrent fréquents, et, au commencement de juin, l'influence du prince Touan, si hostile aux étrangers, étant devenue prépondérante au Tsong-li-yamen, les légations se trouvèrent de fait en état de guerre avec le gouvernement auprès duquel elles étaient accréditées. Une colonne internationale de 2.000 hommes qui, sous les ordres de l'amiral Seymour, était partie de Tien-tsin pour se porter à leur secours (10 juin), était contrainte de battre en retraite. Les Européens se dédommageaient en s'emparant des forts de Takou (17 juin). Mais dès le 13, à Pékin, la population, encouragée par le gouvernement, avait commencé à se ruer au massacre des étrangers. On s'était mis à brûler les églises chrétiennes. Le 20, le baron de Ketteler, ministre d'Allemagne, avait été assassiné en pleine capitale chinoise. Plusieurs décrets impériaux avaient invité formellement le peuple à exterminer les chrétiens et à expulser tout au moins les étrangers (26, 29 juin, 2 juillet). A partir de cette époque, les représentants des puissances avaient dû se barricader dans leurs légations ; ils y étaient assiégés, bombardés jour et nuit par les Chinois, et durant six semaines on se demanda avec anxiété, tant à Paris que dans les autres capitales de l'Europe, où l'on restait sans nouvelles, s'ils n'avaient pas tous péri comme Ketteler avec le personnel et les quelques soldats placés sous leurs ordres.

L'émotion causée dans toute la France par ces dramatiques événements se manifestait dans le Parlement, et surtout à la Chambre des députés, par des interpellations au gouvernement, invité de tous côtés à faire connaître les mesures qu'il comptait prendre, d'accord avec ceux des autres États intéressés, pour la protection des intérêts et des drapeaux menacés. Le 11 juin, Delcassé, répondant sur ces points à Denys Cochin, se montrait relativement rassurant. C'était encore le 21 dans ses explications au député Chevillon. Mais le 3 juillet, les nouvelles étant devenues tout à fait alarmantes, il commençait à paraître embarrassé. Il l'était d'autant plus qu'une partie de l'assemblée, par l'organe du socialiste Sembat, faisait remarquer avec aigreur que c'étaient les convoitises européennes et particulièrement les agissements des missions qui avaient développé la férocité chinoise ; que le gouvernement français, qui faisait de l'anticléricalisme à l'intérieur le fondement de sa politique, se montrait bien illogique en refusant d'en faire au dehors, suivant la formule fameuse de Gambetta, un article d'exportation, etc., etc. Par contre, le nationaliste Millevoye insistait avec chaleur sur la nécessité de protéger en Chine les chrétiens et faisait le plus vif éloge des missionnaires, qui avaient, disait-il, épuisé toutes les formes du courage en remplissant un devoir de conscience. Puis, peu de jours après (7 juillet), le catholique Piou venait exposer méthodiquement les débuts et la marche de l'insurrection chinoise ; parlait de la nécessité d'une action énergique, ne fût-ce que pour préserver notre établissement du Tonkin, s'étonnait que le ministre de Chine ne fût pas encore renvoyé de Paris, demandait enfin hautement la guerre à la Chine. Mais le ministre des Affaires étrangères, très peu désireux, comme tout le cabinet dont il faisait partie, des lointaines complications où se complaisait, on le comprend, l'imagination des hommes de l'opposition, s'efforçait de rapetisser l'importance des événements, représentait, par une fiction toute diplomatique, le gouvernement chinois comme étranger aux soulèvements qui venaient de se produire, enfin prétendait que la question chinoise n'était plus une question religieuse ; qu'il y avait là seulement une atteinte aux intérêts de diverses puissances, auxquelles incombait la charge de poursuivre en commun la revendication de leurs droits. A l'heure actuelle, disait-il, il n'y a plus de catholiques ou de protestants ; il n'y a plus que des Français, des hommes, qu'il importe de sauver. C'est en conservant le caractère humain que l'action commune se maintiendra énergique, efficace...

Fort heureusement pour tout le monde, les complications que l'on pouvait redouter ne se produisirent pas. L'accord international nécessaire pour le rétablissement en Chine de l'ordre et des droits lésés s'opéra sans difficultés. L'héroïque résistance des légations à Pékin donna le temps aux troupes européennes qui, réunies à Tien-tsin en toute hâte, se portèrent à leur secours (5 août), de les délivrer (14 août), en s'emparant de Pékin, d'où l'impératrice avait fui, et où les vainqueurs, comme jadis leurs devanciers de 1860, ne se montrèrent pas fort discrets dans les représailles[64]. Finalement un corps d'occupation considérable, commandé en chef par un Allemand — le maréchal de Waldersee — et où les Français formaient un contingent de 15.000 hommes, occupa fortement la capitale et les provinces septentrionales de la Chine. Dès lors le gouvernement impérial, ramené au parti de la paix par des politiques modérés comme Jong-Lou et Li-Hung-tchang, consentit à négocier (octobre) et les négociations, que nous n'avons pas à raconter ici, devaient aboutir au protocole du 7 septembre 1901, qui accordait à la France et aux autres puissances lésées par les événements de 1900 les plus larges réparations[65].

 

VIII

Les inquiétudes et les embarras causés au gouvernement de la République par les affaires de Chine avaient pu faire espérer à ses adversaires de nouveaux retards pour les lois de défense qu'ils redoutaient et peut-être même une crise ministérielle qui en amènerait l'abandon. Mais le triomphe de nos armes à Pékin et la certitude que les difficultés soulevées en Extrême Orient seraient résolues à notre avantage semblaient maintenant réduire à néant tous leurs calculs. Si les vacances parlementaires, commencées en juillet, devaient forcément prolonger encore de quelques mois l'attente du ministère, elles lui permirent aussi de faire savoir au public, par quelques manifestations retentissantes, que son intention de faire voter au plus tôt la loi nouvelle sur les associations était inébranlable et qu'il n'y renoncerait pas. Les complications douloureuses qui s'étaient récemment produites en Chine et qui nous venaient en grande partie des congrégations n'étaient pas pour attendrir à leur égard le cœur de nos gouvernants. L'attitude haineuse que gardait et le langage violent que continuait à tenir à l'égard de la République la grande majorité du clergé français, ainsi que ses amis, ne pouvaient évidemment que les irriter et les détourner de toute politique de transaction. Vainement, en effet, quelques rares évêques, comme Fuzet, Le Nordez ou Geay — vilipendés par les bien pensants comme des traîtres —, recommandaient à leurs prêtres d'éviter toute politique militante et refusaient de confondre la cause de l'Église avec celle des royalistes et des nobles[66]. Vainement les abbés démocrates, Dabry, Lemire, Garnier et quelques autres, protégés par Fulbert Petit et Servonnet, archevêques de Besançon et de Bourges, réunissaient dans cette dernière ville, en septembre 1900, un second Congrès ecclésiastique qui, comme celui de Reims, s'attachait à représenter que l'Église, amie du peuple, n'était pas, loin de là l'ennemie de la République[67]. Les prêtres assemblés à Bourges n'étaient que quelques centaines.

La grande majorité de l'épiscopat et du clergé les désapprouvait tout bas, ou même les désavouait hautement, les accusant de trahir l'Église au moment où l'esprit révolutionnaire recommençait sa croisade impie contre la religion et l'Église de Dieu[68].

Aussi ne doit-on pas être étonné qu'en ce même mois de septembre, le 12, le Président Loubet, célébrant l'anniversaire de la fondation de la République dans un banquet gigantesque où se pressaient — à l'occasion de l'Exposition universelle de 1900 — les maires de 22.000 communes de France, crût devoir affirmer que la République ne reviendrait pas en arrière, qu'elle était autre chose qu'un mot et une simple forme de gouvernement, qu'elle resterait fidèle aux principes de la Révolution et qu'elle en poursuivrait l'application avec une inlassable fermeté. Les principes qui lui servent de base, déclara-t-il nettement, sont intangibles. Ils sont sa raison d'être, son essence même. Ils semblent avoir d'autant plus d'éclat et de solidité qu'ils ont mis plus de temps à se dégager de la conscience. Ils sont la gloire et l'honneur de la France. Notre devoir est de les réaliser chaque jour davantage, de les faire pénétrer plus avant dans nos lois et dans nos mœurs...

Ce que Loubet n'avait pu dire qu'en termes très généraux et forcément un peu vagues dans ce discours, Waldeck-Rousseau l'exposa quelques semaines- plus tard en détail et avec toute la précision désirable dans le manifeste très médité par lequel, à la veille de la rentrée des Chambres, il tint à justifier son programme et à faire connaître toute sa pensée sur sa politique. Peu de jours auparavant (12 octobre), un ancien collaborateur de Méline, l'ex-ministre Barthou, dont l'impatiente ambition trouvait sans doute que le nouveau cabinet avait trop vécu, l'avait pris à partie, non sans éclat, dans un discours tenu devant ses électeurs à Oloron, incriminant le projet de loi sur le stage scolaire et reprochant au projet sur le droit d'association — dont il approuvait pourtant le principe — de manquer de libéralisme. C'est à cet adversaire que le président du conseil tint particulièrement à répondre à la fin d'un banquet qui lui fut offert à Toulouse le 28 octobre et.qui fut pour lui l'occasion d'un magistral exposé de sa politique.

Nous ne nous arrêterons ici que sur la partie de cette importante harangue relative au projet qu'appréhendaient si fort l'Église et particulièrement les Congrégations. L'orateur, qui s'étendit avec une complaisance manifeste sur ce sujet, s'attacha tout d'abord à justifier l'urgente nécessité d'une loi nouvelle sur les Associations, loi que la République attendait, nul ne l'ignorait, depuis plus d'un quart de siècle. Il montra que le problème à résoudre était double. Il fallait tout d'abord proclamer, rétablir la liberté d'association en supprimant cet article 291 du Code pénal qui empêchait de se former l'association la plus utile et rendait possible la plus pernicieuse, suivant que les associés étaient ou n'étaient pas au nombre de plus de vingt personnes. Mais il fallait ensuite et par la même loi nouvelle faire face à un péril chaque jour grandissant et qui pouvait être fatal à la République. Il s'agissait, disait-il, de celui qui naît du développement continu dans une société démocratique d'un organisme qui... tend à introduire dans l'État, sous le voile spécieux d'une institution religieuse, un corps politique dont le but est de parvenir d'abord à une indépendance absolue et successivement à l'usurpation de toute autorité...

Waldeck-Rousseau protestait, du reste, avec force, qu'il n'était point un sectaire et qu'il ne se proposait pas de détruire la religion. Il était partisan du Concordat, il en voulait le maintien ; mais pour cette raison même il voulait qu'il fût respecté de ceux qui depuis si longtemps en bénéficiaient. Or le Concordat avait exclusivement réservé au clergé séculier et hiérarchisé, soumis à une discipline ecclésiastique et au contrôle de l'État, la célébration du culte, la préparation aux fonctions ecclésiastiques et la prédication dans les églises ; et voici que nous avons trouvé les congrégations enseignantes dans les séminaires, la chaire usurpée par les missions et l'église de plus en plus menacée par la chapelle. Dispersés, mais non supprimés, les ordres religieux se sont reformés plus nombreux et plus militants, couvrant le territoire du réseau d'une organisation politique dont un procès récent a montré les mailles innombrables et serrées, et les voici assez enhardis par le sentiment de leur puissance pour braver jusqu'aux dignitaires de l'Église qui n'acceptent pas leur vassalité...

L'orateur faisait aussi ressortir la richesse grandissante de ces ordres si audacieux et si puissants. La mainmorte prenait des proportions menaçantes dans l'État. La valeur des immeubles occupés ou possédés par les Congrégations était en 1880 de 700 millions déjà et aujourd'hui elle dépasse un milliard. Quelle peut être, si on part de ce chiffre, la mainmorte mobilière ?...

Il montrait ensuite, dans les termes les plus saisissants, l'influence antisociale de cette puissance dissolvante qui, par l'enseignement et l'éducation, tendait à partager la France en deux camps, à préparer la guerre civile. ... Dans ce pays dont l'unité morale a fait, à travers les siècles, la force et la grandeur, deux jeunesses, moins séparées encore par leur condition sociale que par l'éducation qu'elles reçoivent, grandissent sans se connaître, jusqu'au jour où elles se rencontreront si dissemblables qu'elles risqueront de ne plus se comprendre. Peu à peu se préparent ainsi deux sociétés différentes : l'une, de plus en plus démocratique, emportée par le large courant de la Révolution, et l'autre de plus en plus imbue de doctrines qu'on pouvait croire n'avoir pas survécu au grand mouvement du XVIIIe siècle et destinées un jour à se heurter. Or un pareil fait... suppose... un pouvoir qui n'est même plus occulte et la constitution dans l'État d'une puissance rivale. C'est là une situation intolérable et que toutes les mesures administratives ont été impuissantes à faire cesser. Tout effort sera vain aussi longtemps qu'une législation rationnelle, efficace, n'aura pas été substituée à une législation à la fois illogique, arbitraire et inopérante...

Enfin, révélant toute sa pensée au sujet de la liberté de l'enseignement et des limites qu'il y aurait lieu de lui imposer, l'orateur faisait cette déclaration significative : Lorsque les conditions sous lesquelles pourra se former une association religieuse auront été nettement définies, on n'imaginera pas sans doute que celles qui ne les auront pas remplies puissent prétendre à former et à instruire une jeunesse qui trouverait chez elles cette première leçon de choses qu'on peut impunément violer les lois les plus essentielles de l'État[69]...

 

IX

Ce discours, qui eut dans le pays un immense retentissement, valut au président du Conseil l'approbation des partis avancés, qui, aussitôt après la rentrée des Chambres, la lui témoignèrent hautement, non sans l'encourager à se montrer encore plus hardi. Parlant du projet relatif au stage scolaire, le socialiste Viviani disait (le 6 novembre) : Nous voterons cette loi, bien qu'elle soit incomplète. Pour la voter nous emprunterons aux catholiques le dogme du péché originel. Nous sommes prêts à tout pour éloigner le danger qu'on a signalé. Mais pourquoi tout d'abord le gouvernement n'a-t-il pas fait savoir aux fonctionnaires qu'ils seraient frappés immédiatement et non dans leur postérité, s'ils mettaient leurs enfants dans les établissements congréganistes ?... Par contre, l'abbé Gayraud (le 8 novembre) protestait une fois de plus contre la politique anticléricale du ministère et affirmait plus haut que jamais, sans parvenir à le faire croire, que l'Église n'était l'ennemie ni de la République ni de la démocratie. Il suffisait, pour être persuadé du contraire, de lire certaines feuilles religieuses ou d'entendre certains sermons où le vieil esprit de domination et d'intolérance du clergé catholique ne prenait pas la peine de se dissimuler[70]. Plus que jamais les moines faisaient rage contre la République dans leurs chapelles illégalement rouvertes. Plus que jamais les congrégations jadis dissoutes étalaient au grand jour leur provocante réorganisation. Et Waldeck-Rousseau, interpellé sur ce sujet (le 16 novembre), par Pourquery de Boisserin, répondait que pour le moment il n'y pouvait rien ; qu'il était encore désarmé ; qu'il n'y avait qu'un moyen d'atteindre les congrégations et la mainmorte, c'était de mettre à l'ordre du jour de la Chambre le projet de loi sur le droit d'association et de le voter sans retard.

Mais, quel que fût son désir d'en liter l'adoption, un assez long délai devait s'écouler encore avant qu'il pût être mis en discussion. Les obstructionnistes de la droite n'avaient pas dit leur dernier mot et pendant six semaines ils coalisèrent leurs efforts, s'efforcèrent de troubler le Parlement et le pays, travaillèrent enfin consciencieusement à renverser le ministère, dans l'espoir que, Waldeck-Rousseau renversé, tout serait remis en question.

C'est la question de l'amnistie, encore non résolue définitivement, qui leur fournit le moyen d'agiter ainsi le pays et de gagner du temps. On sait quelle importance le président du Conseil attachait à cette question, et l'on se rappelle que, si le Sénat avait fini par voter, en juin, le projet présenté par lui sur l'extinction du droit de poursuites pour crimes et délits connexes à l'affaire Dreyfus, il lui restait encore à se prononcer sur l'ancien projet d'amnistie élaboré jadis par Charles Dupuy et où, avec de la bonne, ou plutôt de la mauvaise volonté, il était facile d'introduire des amendements de l'actualité la plus irritante. Effectivement, quand ce dernier projet — depuis longtemps adopté par la Chambre —, finit par venir en discussion au Luxembourg (23 novembre), un clérical de marque, Lamarzelle, demanda vivement que l'on comprit dans l'amnistie nouvelle : 1° les condamnés de la Haute-Cour — c'est-à-dire Déroulède et consorts — ; 2° les condamnés pour délits d'association, et notamment les Assomptionnistes ; 3° enfin les auteurs des délits et crimes commis dans les derniers temps en Algérie — c'est-à-dire les antisémites qui y avaient tant malmené les Juifs.

Toujours opportuniste, Waldeck-Rousseau voulut bien accepter l'adjonction de cette dernière catégorie de criminels ou de délinquants aux nouveaux amnistiés. Mais, pour celle des condamnés de la Haute-Cour, qui avaient si ouvertement bravé la justice et dont il rappelait non sans raison le langage arrogant et même insolent vis-à-vis des juges, il s'y opposait avec la dernière énergie. Quant aux congrégations qui avaient enfreint les lois, il représenta que leur existence même n'était qu'un délit continu, qui excluait forcément l'idée d'amnistie. En fin de compte, son argumentation entraîna la majorité du Sénat et le projet, avec l'amendement qu'il avait admis, fut adopté par la haute assemblée.

Mais le dernier mot n'était pas encore dit sur cette troublante question de l'amnistie. Il fallait maintenant que l'œuvre du Sénat passât au crible de la Chambre des députés. Les deux projets votés par le Sénat en juin et en novembre furent réunis et présentés ensemble au Palais-Bourbon, où ils donnèrent lieu à une orageuse discussion qui agita les esprits pendant la plus grande partie du mois de décembre.

L'opposition venait bien en partie des dreyfusistes, qui ne pouvaient pas admettre que la campagne pour la justice et la vérité fût arrêtée par la loi nouvelle. Mais elle venait aussi et surtout des nationalistes et des cléricaux, dont les uns demandaient hautement que l'amnistie s'étendit aux condamnés de la Haute-Cour, ainsi qu'aux congréganistes, tandis que les autres ne voulaient pas d'amnistie du tout, ce qui était demander la prolongation indéfinie des procès en cours, par suite celle d'une agitation qui retarderait sans doute d'autant l'examen des lois de défense républicaine, particulièrement de la loi sur le droit d'association.

La discussion donna lieu, le 6, le 13 décembre, aux manifestations les plus disparates, car les partis les plus opposés se firent entendre par l'organe de Drumont, de Guieysse, de Déribéré-Desgardes, de Vazeilles. Ce dernier orateur voulait que fussent exceptés de l'amnistie certains faits comme ceux de faux et d'espionnage, ce qui aurait permis de faire renaître l'affaire Dreyfus et de poursuivre les criminels qui avaient tant fait pour perdre le malheureux capitaine. Le socialiste Breton demandait avec énergie le châtiment des vrais coupables, qu'il nommait en toutes lettres, et auxquels il ne craignait pas d'adjoindre l'ex-président du Conseil, Méline. Ce dernier se défendait longuement et vivement, alléguant son ignorance de la vérité. Finalement, la Chambre, sans trop savoir ce qu'elle faisait, votait le premier paragraphe de l'amendement Vazeilles. Mais la discussion reprenait plus ardente que jamais le 17 décembre. Le nationaliste Lasies, avec sa verve ordinaire, repoussait maintenant l'amnistie et faisait de son mieux pour envenimer le débat. Il fallut que Waldeck-Rousseau intervint encore, avec sa froide et tenace énergie, et représentât une fois de plus la nécessité toute politique de faire l'apaisement. Après de nouvelles batailles où l'on revit aux prises Breton et Méline, l'amendement Vazeilles fut, cette fois, complètement repoussé. Mais alors les socialistes revinrent à la charge pour leurs amis et parvinrent à faire appliquer l'amnistie aux pillards de l'église Saint-Joseph[71]. Par contre, Ernest Roche tint à plaider encore en faveur des condamnés de la Haute-Cour (18 décembre). Puis les nationalistes organisèrent systématiquement l'obstruction, et multiplièrent outre mesure les demandes de scrutin. Mais le bloc s'entêta comme eux, prolongea la séance jusqu'à deux heures du matin et on ne se sépara qu'après l'adoption générale du projet de loi (19 décembre).

Un dernier effort fut encore tenté par l'opposition au Sénat, où, vu les modifications de détail votées par la Chambre, la loi d'amnistie dut retourner une fois de plus. Mais tous les amendements, d'où qu'ils vinssent, furent combattus avec une rare vigueur soit par le garde des sceaux, Monis, soit par le président du Conseil. Waldeck-Rousseau fit de nouveau ressortir la nécessité de se placer en dehors, au dessus des faits particuliers, des intérêts individuels, pour ne songer qu'à l'intérêt général, à l'avenir de la République. Nous demandons au Sénat, dit-il en terminant, de ne pas obliger le gouvernement à renouveler un effort qui n'a pas été sans mérite, de se rendre à ce qui est incontestablement le vote unanime de la nation, de voter le projet tel qu'il lui est soumis, parce qu'il est temps, à la veille d'une nouvelle bataille plus décisive, plus digne du Parlement, d'arracher à la réaction son arme favorite et de lui enlever des cartes depuis longtemps préparées avec lesquelles elle croyait gagner la partie (séance du 24 décembre)[72].

Cette fois, la haute assemblée n'hésita plus. Le projet depuis si longtemps en suspens fut voté sans modification, tel qu'il était revenu de la Chambre. Le terrain politique, depuis si longtemps obstrué par l'affaire Dreyfus, était enfin déblayé. La loi sur les associations, depuis tant de mois retardée, allait pouvoir être discutée ; et la défense républicaine allait prendre le caractère d'une véritable offensive.

 

 

 



[1] Ne pouvant faire entrer dans sa combinaison son ami Barthou, qui avait naguère fait partie du cabinet Méline, mais dont les radicaux ne voulaient pas, et ne voulant pas y admettre l'élément socialiste (dans la personne de Viviani ou de Millerand).

[2] Waldeck-Rousseau, appelé par Loubet, après Poincaré et après Casimir-Périer, parla d'abord de faire nommer ce dernier ministre de la Guerre et même président du Conseil, puis de prendre pour lui-même le portefeuille de la Guerre, avec le général de Galliffet pour auxiliaire. Il se retira ensuite. Léon Bourgeois, mandé de la Haye, où il représentait la France à la Conférence de la paix, n'accepta pas la présidence. Finalement, Waldeck-Rousseau fut rappelé et cette fois réussit à constituer un ministère.

[3] Aristide Briand, né à Nantes, le 28 mars 1862, n'appartenait pas encore au Parlement. Simple avocat à Saint-Nazaire, il s'était depuis quelques années jeté en plein dans le parti socialiste, dont, grâce à son éloquence souple et nerveuse, ii était bientôt devenu un des orateurs les plus écoutés, les plus influents.

[4] Ils y furent particulièrement représentés par Lanessan, ancien gouverneur général de l'Indo-Chine française, qui avait été jadis député de la Seine, et qui était maintenant député du Rhône.

[5] Le dominicain Maumus passait notamment pour un de ses amis.

[6] Delcassé, grand partisan du protectorat des missions, faisait déjà partie, comme ministre des Affaires étrangères, du cabinet Charles Dupuy.

[7] Voici quelle était la composition de ce cabinet : Présidence du Conseil et intérieur, Waldeck-Rousseau ; Guerre, général de Galliffet ; Marine, de Lanessan ; Justice, Monis ; Affaires étrangères, Delcassé ; Commerce, Millerand ; Finances, Caillaux ; Instruction publique, Leygues ; Travaux publics, Baudin ; Colonies, Decrais ; Agriculture, Jean Dupuy.

[8] Ancien chef de la maison militaire du président Carnot.

[9] Inspecteur d'armée et membre du Conseil supérieur de la guerre.

[10] Le Gaulois (du 27 juin), disait que, s'il se trouvait en conseil de guerre sept officiers pour acquitter Dreyfus, le devoir de tout patriote serait de le tuer. Voir J. Reinach, L'Affaire Dreyfus, V, 200.

[11] Gabriel Syveton était un jeune professeur du lycée de Reims, qu'une ambition effrénée et un appétit malsain de luxe et de plaisir avaient jeté dans le parti nationaliste et qui, sous la présidence nominale de Jules Lemaitre, dirigeait en réalité et exploitait La Patrie française. Il se fit envoyer par cette société d'abord à Brest, où l'on supposait que Dreyfus allait débarquer, puis à Rennes, où il n'épargna rien pour surexciter l'antisémitisme et les passions réactionnaires. C'est ainsi qu'il employait le congé qu'il avait obtenu de ses chefs comme professeur. Rappelé d'autorité dans sa chaire, il ne devait pas tarder à provoquer par ses excès de langage des sévérités universitaires qui lui servirent de prétexte pour se jeter à corps perdu dans l'opposition. On verra dans la suite de cet ouvrage le rôle politique qu'il joua et sa fin lamentable en 1901.

[12] C'est l'idée que Déroulède notamment développait alors avec complaisance. — Voir J. Reinach, L'Affaire Dreyfus, V, 227.

[13] Article du 20 juin 1899.

[14] Les démonstrations hostiles dont les professeurs Andrade et Basch avaient été l'objet à Rennes en 1898, parce qu'ils s'étaient déclarés pour Dreyfus, s'y reproduisirent en 1899, avec plus de violence encore, contre tous les partisans quelque peu connus de la révision. Les insultes et les menaces les plus odieuses, comme les plus lâches, furent prodiguées à une dame de cette ville qui s'était honorée en logeant chez elle Mme Dreyfus, venue pour revoir son mari et le réconforter par sa présence pendant le nouveau procès.

[15] J. Reinach, L'Affaire Dreyfus, t. V.

[16] Et avec eux la Ligue des Patriotes, la Ligue anti-sémitique, la Ligue de la Patrie française, etc.

[17] Le général Hervé devait être appelé au ministère de la Guerre : le général de Pellieux au commandement de la place de Paris ; Marcel Habert au ministère de l'intérieur ; Quesnay de Beaurepaire au ministère de la Justice ; Georges Thiébaud à la Préfecture de police, etc. — J. Reinach, L'Affaire Dreyfus, V, 261.

[18] Suivant certains rapports, elle ne devait avoir lieu que le jour où le Conseil de guerre prononcerait sa sentence.

[19] On se rappelle que Déroulède, à la suite de l'affaire de la place de la Nation, n'avait été poursuivi que pour simple provocation et que lui-même n'avait cessé de réclamer contre cet euphémisme légal, protestant que c'était bien un attentat qu'il avait commis. Ses partisans étaient donc mal fondés à se plaindre qu'on lui donnât enfin satisfaction.

[20] En décembre. — Il fut jugé seul en février 1900 et condamné à cinq ans de bannissement.

[21] Agitateur populaire bien connu depuis plusieurs années et qui avait jadis passé comme novice par la Société de Jésus.

[22] Les attestations des chirurgiens qui l'avaient soigné et le jugement rendu quelques temps après à sa requête contre ses détracteurs prouvèrent suffisamment combien ils avaient été de mauvaise foi.

[23] Voici, pour l'édification du lecteur, cette rapsodie, qui se chantait sur l'air de La Casquette du père Bugeaud :

CHANSON DE L'ASSASSINÉ BIEN PORTANT

Il parait que la s'maine dernière,

Un dreyfusard très connu,

Commle général Brugère,

A reçu du plomb dans... l'dos.

REFRAIN

As-tu vu

Le trou d'balle, le trou d'balle,

As-tu vu

Le trou d'balle à Labori ?

Toute la gendarmerie

Cherch' l'assassin inconnu,

Qu'a eu cette barbarie

De blesser un homme au... dos.

A sa terrible blessure

L'avocat a survécu,

Quoiqu'ce soit une chose bien dure

Que d'avoir un' ball' dans... l'dos.

On court chercher pour l'extraire

L'éminent docteur Reclus ;

Secondé par un confrère,

Il lui fait des fouill' dans... l'dos.

M'sieur Dosen à la rescousse

Accourt... mais, turlututu,

Le blessé, qu'avait la frousse,

N' veut pas lui montrer sou... l'dos.

Bref, après tant de souffrance,

L'avocat est revenu

Prendre sa place à l'audience

En gardant sa bail' dans... l'dos.

Il a fait une bell' harangue,

Son bagout a reparu :

Y a rien qui délie la langue

Comm' d'avoir une hall' dans... l'dos.

[24] Le président Jouaust et le commandant Lancran de Bréon, ce dernier particulièrement connu pour son ardente foi catholique.

[25] Il paraissait évident qu'un autre conseil de guerre ferait preuve à l'égard de Dreyfus du mène parti pris que celui de Rennes. Le malheureux condamné était, du reste, après toutes les épreuves qu'il venait de subir, dans un tel état de santé que t'eût été vouloir le tuer que de le retenir en prison et de le soumettre sur-le-champ à une nouvelle instruction. Waldeck-Rousseau eut pourtant voulu déférer la sentence du Conseil de guerre à la Cour de Cassation. Mais Galliffet n'y consentant pas, il céda, pour éviter une crise ministérielle qui, à ce moment, eût pu avoir les plus graves conséquences.

[26] Le comte de Lur-Saluces, qui jouait un rôle analogue dans le parti, avait pris la fuite et ne put être condamné que par contumace. Il ne vint que plus tard se constituer prisonnier. Il devait être jugé à part (juin 1901) et, contrairement à son désir et à son espoir, au milieu de la parfaite indifférence du public.

[27] Séance du 14 novembre 1899.

[28] Dès les mois de juin et juillet, sept ou huit journaux de Paris avaient demandé bruyamment l'expulsion des Jésuites. Cette mesure était aussi réclamée hautement par un grand nombre de citoyens au moyen d'un pétitionneraient dont Le Siècle s'était fait l'organe. Le Congrès maçonnique tenu à Paris du 22 au 24 juillet avait émis le vœu que cet ordre, ainsi que toutes les Congrégations non autorisées, fût frappé de dissolution. — Voir Bota, La grande faute des catholiques, 63-64.

[29] Il s'agit de l'archevêque de Toulouse, Mathieu. Ce prélat, ayant des raisons pour ne pas demeurer à la tête de ce diocèse, avait été soutenu comme candidat au cardinalat par son ami Brunetière, qui, toujours fort prisé de Léon XIII, lui avait fait sans peine obtenir la pourpre. C'est sous le ministère Dupuy que l'affaire avait été engagée. Delcassé ne s'était pas opposé à ce que Mathieu obtint la pourpre, mais à la condition expresse qu'il se démettrait de l'archevêché de Toulouse, ce à quoi le prélat s'était formellement engagé (14-17 mai 1899). Il est vrai qu'une fois nominé cardinal (20 juin), il n'avait guère paru pressé de tenir sa parole et s'était intitulé cardinal-archevêque de Toulouse ; il avait fallu que Waldeck-Rousseau, devenu président du Conseil sur ces entrefaites, se fâchât et le mit en demeure de remplir son engagement. C'est seulement le 25 août que Mathieu avait fait savoir qu'il était prêt à démissionner. Encore avait-il demandé (bien qu'un gros héritage l'eût depuis quelque temps enrichi) qu'on lui laisse son traitement d'archevêque tant qu'il serait administrateur du diocèse, c'est-à-dire jusqu'à la nomination do son successeur.

[30] Voir au t. Ier de cet ouvrage.

[31] Ce que de Lanessan, alors ministre de la Marine, voyait pourtant très bien et ce qu'il a magistralement prouvé dans son intéressant volume sur Les Missions et leur protectorat.

[32] ... Lorsqu'une affaire de mission grave ou importante, est-il dit dans ce décret, surviendra dans une des provinces, quelle qu'elle soit, l'évêque et les missionnaires du lieu devront demander l'intervention du ministre ou des consuls de la puissance à laquelle le Pape a confié le protectorat religieux. Ces derniers règleront et termineront l'affaire, soit avec le Tsong-li-yarnen, soit avec les autorités locales. A fin d'éviter de nombreuses démarches, l'Évêque et les missionnaires pourront également s'adresser d'abord aux autorités locales, avec lesquelles ils négocieront l'affaire et la termineront. On voit que par cette réserve les évêques et missionnaires pouvaient parfaitement se passer du ministre et des consuls, troubler la Chine pour leur propre compte et compromettre le gouvernement français sans qu'il le sût ou qu'il le voulût.

[33] Prenant prétexte du meurtre de deux missionnaires allemands dans le Chantoung (1er novembre 1897), l'empereur Guillaume avait à grand bruit envoyé une escadre à Chang-Haï et avait fait occuper brutalement Kiao-tcheou, ce à quoi le gouvernement chinois avait dû se résigner par le traité de 6 mars 1898.

[34] Ce langage fut tenu notamment par les cardinaux Jacobini et Ferrata, ce dernier ancien représentant du Pape auprès de la République française.

[35] Voir le texte de cette Encyclique dans les Lettres apostoliques de Léon XIII, VI, 91-109.

[36] Livre jaune, Saint-Siège (1899-1903), p. 3.

[37] Ces progrès étaient surtout sensibles dans l'enseignement secondaire, c'est-à-dire dans celui off se forme la classe dirigeante du pays. Un écrivain clérical, E. Renauld (La Conquête protestante, 360-370), constate triomphalement en 1899 la défaite de l'enseignement officiel. Il montre en effet que, si les lycées et les collèges comptent (au 31 décembre 1898) 86.321 élèves, les établissements ecclésiastiques en renferment 67.643, qui, joints aux 23.363 jeunes gens élevés (au mépris de la loi) dans les petits Séminaires, font un total de 91.006. — Il ressort d'autre part, du rapport publié par Ribot en 1900, au nom de la Commission de l'enseignement, que si les établissements universitaires ont, depuis 1853, gagné 43.300 élèves, les établissements congréganistes religieux en ont gagné 16.188. — Baunard, dans Un siècle de l'histoire de l'Église (p. 126), rappelle, d'après un rapport du député Bouge, que les lycées ont perdu 863 élèves de 1896 à 1897, les établissements libres laïques en ont perdu 786, mais les établissements ecclésiastiques en ont gagné 3.682.

[38] Le trop fameux Syveton, professeur de lycée, mais en pleine insurrection contre l'Université, l'accusait d'avoir pour chefs de mauvais Français, des sectaires ennemis de la religion, imitateurs de l'Allemagne, protecteurs du battre Dreyfus, et déclarait, après cela, que si ces mauvais Français ne s'en allaient pas, on pouvait prévoir le moment oie nos lycées seraient vides, où l'Université, ayant rompu tout lien avec le Pape, isolée dans son orgueil imbécile, ne serait plus qu'un corps de mandarins vaniteux superposés à la nation, je ne sais quoi d'obscur, d'inerte et de fermé. — V. Baunard, Un siècle de l'histoire de l'Église, 127 ; — E. Renauld, La Conquête protestante, 340-343. Voici en quels termes ce dernier auteur, dans un autre passage de son livre (p. 378-379), s'exprimait sur l'Université et son enseignement : ... Race ignoble que cette race des universitaires, marchands de science à l'année, cuistres à 3.000 francs, qui passent leur vie à enseigner l'erreur, à vicier les cœurs, à corrompre les âmes, et partant la société tout entière. Je ne connais pas de fléau comparable à celui-là Ce sont eux qui préparent les générations nouvelles, qui les forment à cet esprit mesquin. ombrageux, tyrannique, sectaire, universitaire en un mot, dans le but de supprimer Dieu, la religion, base de toute société. On a édicté des lois contre les anarchistes. Ceux qui lancent des bombes ne sont que des instruments, que des résultats : ils ne sont que le bras qui agit. Les éducateurs athées de la jeunesse, êtres de malfaisance sociale, en sont la tête... Ce sont les universitaires que ces lois d'exception auraient dû atteindre. Ils sont la cause première du mal, les véritables ennemis de l'ordre social. Presque tous, d'ailleurs, sont juifs, francs-maçons ou protestants. Très rares sont les catholiques sincères et pratiquants dans nos lycées et institutions d'État. La raison en est bien simple. Ils n'ont pas d'avancement... Cette dernière assertion est particulièrement mal fondée. L'auteur de ce livre a pu constater maintes fois, de 1890 à 1900, que les fonctionnaires catholiques, loin d'être mal traités dans l'Université, étaient l'objet d'une faveur marquée et que les sévérités ou les dédains de l'administration n'étaient d'ordinaire que pour les libres-penseurs. Dans l'enseignement primaire, l'influence congréganiste, pour être moins menaçante que dans l'enseignement secondaire, était cependant encore fort sensible. En certaines parties de la France, elle était encore prépondérante. Urbain Gohier (Les Prétoriens et la Congrégation, 60-61) parle de quatre communes de la Vendée où les écoles laïques de garçons ne comptaient que 13 élèves, tandis que les écoles libres en recevaient 544, et de dix-neuf communes où les écoles publiques de filles n'en avaient que 72, contre 1.409 fréquentant les écoles religieuses. — L'instruction populaire, lit-on dans le Manuel d'instruction religieuse de l'abbé Poey, ne donne pas la force morale ni la pratique (les vertus ; au contraire elle favorise l'orgueil et, par suite, tous les vices... — Nombre d'institutrices et d'instituteurs, laïques se croyaient encore obligés, pour échapper aux persécutions et aux avanies locales, de s'humilier devant le clergé, de conduire leurs élèves à la messe ou aux processions.

Nombre de généraux et de hauts fonctionnaires favorisaient publiquement l'enseignement congréganiste. Il n'y avait pas bien longtemps qu'on avait vu les généraux de la Roque, Récamier, etc., tout comme le général Jamont, présider les distributions de prix de certaines institutions religieuses. Beaucoup de familles réactionnaires envoyaient leurs enfants chez les Jésuites de Jersey se préparer aux écoles du gouvernement. — Les élèves de l'Ecole de Saint-Cyr, dont beaucoup sortaient des établissements congréganistes, avaient pris part en grand nombre à la souscription organisée pour la glorification du colonel Henry.

[39] Voir le livre de Ribot, La Réforme de l'enseignement secondaire, publié en 1900, à la suite des travaux de la Commission. L'auteur ne se dissimule pas les fâcheux effets de la loi Falloux, la concurrence déloyale et la campagne de calomnies menée depuis si longtemps par l'Église contre l'Université, la fausseté et le ridicule de cette accusation que l'Université est impropre à donner l'éducation, etc. Il constate l'énorme diminution de l'internat, qui s'est produite dans les établissements de l'État ; la faiblesse du gouvernement, qui tolère que ses fonctionnaires, au lieu de lui confier leurs enfants, les convient aux Congrégations, qui laisse d'autre part les dites Congrégations se reformer et fonctionner au grand jour malgré les décrets de 1880. Mais après cela il se déclare résolument pour le maintien de la liberté de l'enseignement. Quant à revenir, dit-il, au monopole de l'État, quant à interdire à l'Église d'enseigner et à rayer ainsi d'un trait de plume un demi-siècle de liberté, cela est manifestement impossible. L'ancien régime a eu la prétention de réserver à l'État le privilège de l'enseignement. L'idée catholique était ici d'accord avec la raison d'État. Il s'agissait de maintenir dans la nation l'unité des croyances religieuses et politiques... Ce serait donc, à son avis, se réclamer de l'ancien régime et du catholicisme que d'abolir ou de restreindre la liberté de l'enseignement. Et il se borne en somme à demander, pour combattre l'enseignement congréganiste, que l'on exige plus de grades de ceux qui le donnent (ce qui aura pour résultat de le fortifier) et qu'on le contrôle effectivement (mais comme ce contrôle ne pourra pas porter sur l'enseignement en lui-même, il ne pourra jamais are qu'illusoire).

[40] Quatorze voix contre neuf (janvier 1900). La Commission désigna pour rapporteur Aynard, qui était un des adversaires les plus marquants du projet de loi.

[41] D'après une note fournie aux journaux par la direction des cultes en mars 1899, il y avait alors en France 1.463 congrégations, dont 774 autorisées (748 de femmes, 26 d'hommes), et 694 non autorisées (556 de femmes, 13S d'hommes).

[42] L'enquête de 1880 sur les biens immobiliers des Congrégations avait établi que ces biens avaient une valeur de 500.840.934 francs pour les congrégations autorisées et de 211.698.046 francs pour les autres, en tout 712.538.980 francs, dont environ 581 millions de biens possédés et 131 millions de biens occupés seulement (en apparence du moins), par les dites associations ; d'après l'enquête de 1900, les chiffres s'élevèrent à 615.972.136 francs pour les autorisées et 455.903.874 pour les non autorisées, soit en tout 1.071.575.260 francs. Ainsi l'augmentation avait été en 20 ans de près de 360 millions. Il est vrai qu'en 1900, grâce aux précautions prises pour dissimuler en partie cette énorme fortune, les biens possédés ne représentaient plus que 435 millions, et les biens soi-disant occupés valaient maintenant 636 millions. — De 1880 à 1900. la fortune immobilière des Assomptionnistes s'était élevée de 780.000 francs à 3.690.530 francs ; celle des Jésuites de 42 millions à 48.925.480 francs ; celle des Dames (lu Sacré-Cœur de 21 millions à 33 : celle des Frères des Ecoles chrétiennes, de 30.978.080 francs à 86.017.035 ; celle des Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul de 26.621.605 francs à 64.621.617. — Voir Brisson, La Congrégation, 321-326 et 397-401 ; — Voir aussi le Tableau des immeubles possédés et occupés par les Congrégations, Communautés et Associations religieuses au 1er janvier 1900. D'après ce tableau, les biens des congrégations représentaient une superficie de 43.767 hectares : ceux des Trappistes valaient 11.127.978 francs ; ceux des Dominicains, 10.729.875 ; ceux des Maristes, 9.593.390 ; ceux des Chartreux, 5.386.030 ; ceux des Capucins, 4.783.700, etc., etc. Quant à la fortune mobilière, elle était impossible à évaluer avec exactitude, mais il n'est pas téméraire de penser (ne fût-ce, par exemple, que d'après ce que l'on trouva chez les Assomptionnistes et d'après les dépenses qu'on les avait vu faire) qu'elle était bien supérieure à leur fortune immobilière. Peut-être Urbain Gohier (les Prétoriens et la Congrégation, 67-77) n'exagérait-il pas trop en la portant à 10 milliards acquis successivement pendant le cours du XIXe siècle. Il fallait effectivement un levier d'argent colossal pour remuer le pays comme le faisaient depuis longtemps et surtout dans les dernières années les Congrégations par leurs journaux, leur propagande religieuse, politique, sociale, leurs entreprises et leurs œuvres de toute sorte. Elles augmentaient encore chaque jour leur gros revenus par les innombrables commerces qu'elles exerçaient et dont on peut juger par l'énumération suivante que faisait, dans son numéro du 29 janvier 1900, le journal l'Aurore, citant parmi leurs produits : l'élixir de Saint-Vincent-de-Paul, distillé par les sœurs et qui guérit en vingt jours anémie, neurasthénie, névrose ; les chocolats des Pères Trappistes d'Isigny, de la Grande-Trappe ; les thés des missionnaires ; les nougats des Trappistines de Montélimar ; les simili-cafés de Notre-Dame-de-Chamberant ; les conserves alimentaires de Saint-Michel : le sucre d'orge des religieuses de Motet ; les dragées à la sève de pin des Trappistes d'Acy ; la fleur d'oranger des missions africaines ; le tapioca des missions du Dahomey ; les pruneaux des Orphelinats ; les citronnelles des Trappistes ; le pékina du Carmel ; le marabout des Trappistes de Maubec ; l'eau de mélisse des Carmes et des Trappistes ; la pâte hygiénique des Bénédictines de Chantelle ; l'eau dentifrice et l'eau capillaire des Trappistines de Lyon ; l'essence de lavande de Notre-Dame du Doubs ; le savon blanc de Sainte-Anne ; l'alcool de menthe de la Providence ; les vinaigres, huiles, sardines à l'huile de l'usine des œuvres ; l'extrait capillaire des Bénédictins de Mont-Majella... Il n'y avait pas seulement des sœurs liquoristes ou parfumeuses. Il y avait aussi des sœurs charcutières, comme les Sœurs de l'enfant Jésus, qui, toujours au dire de l'Aurore (n° du 15 janvier 1900) fabriquaient les Rillettes de l'Enfant Jésus et envoyaient partout leurs prospectus et leurs prix courants.

[43] Déjà dans un discours prononcé à la Chambre le 9 décembre 1890 à propos du droit d'accroissement, Henri Brisson avait produit des chiffres édifiants, d'où il ressortait que les Congrégations, quand il leur fallait payer l'impôt prescrit par la loi de 1884, se prétendaient sensiblement moins riches qu'elles ne l'étaient. C'est ainsi que les Petits Frères de Marie, ayant à déclarer la valeur de leurs biens qui, d'après l'enquête de 1880, s'élevaient à 6.193.075 francs ; ne déclaraient que 3.500.000 francs ; les Bénédictins de Calluire déclaraient 550.000 francs au lieu de 875.000 ; les Sœurs de Nazareth d'Oullins, 150.000 francs au lieu de 400.000 ; les Carmélites do Bourges, 92.338 francs au lieu de 200.000 ; les Sœurs de la Charité de Bourges, 1.091.809 francs au lieu de 3.452.850 ; les Frères des écoles chrétiennes 16.572.998 au lieu de 30.978.080 francs ; les Frères de Saint-Jean-de-Dieu, 3.680.613 au lieu de 7.978.080 francs. Les Congrégations faisaient preuve, en matière de fraudes à l'égard du fisc, d'une inépuisable fertilité d'inventions. Brisson devait en fournir de nombreux et curieux exemples dans des lettres publiées en 1901 et que nous aurons occasion de citer. Leur procédé le plus ordinaire consistait à représenter leurs biens comme étant la propriété de prétendues sociétés civiles ou de Propriétaires fictifs qui n'étaient en réalité quo leurs prête-noms. Voici par exemple ce qu'écrivait confidentiellement, vers la fin de 1899, le P. Le Doré, supérieur des Eudistes, au sujet des précautions à prendre pour dissimuler les biens de cette congrégation : ... Afin de mettre à l'abri ses immeubles contre les poursuites de l'administration, la Société des Eudistes propriétaire a résolu de se modifier de façon à échapper absolument aux lois d'exception qui ne sont faites que contre les congrégations religieuses... Il conviait donc les amis des bons pères à se substituer à eux comme propriétaires fictifs (Voir l'Aurore, numéro du 20 novembre 1899).

[44] Voir le t. 1er de cet ouvrage.

[45] Ils chicanèrent sur ce chiffre ; mais, qu'il tilt ou non tout à fait exact, il n'en est pas moins vrai qu'ils avaient une encaisse considérable et, vu les dépenses qu'ils faisaient (8.676.476 francs en huit ans, de 1888 à 1896), il n'y avait rien là que de vraisemblable.

[46] Citons l'œuvre de Notre-Dame des Vocations, divisée en plusieurs branches dont la principale était celle du Pain quotidien, l'œuvre très productive de Saint Antoine de Padoue, etc.

[47] D'après les instructions découvertes dans les papiers des Assomptionnistes, la congrégation devait organiser dans chaque chef-lieu de département ou mieux d'arrondissement, un Comité central formé d'hommes dévoués, qui se procureraient dans chaque commune un correspondant, et voici quel était le rôle du correspondant communal : ... Vous lui demanderez de bien vouloir vous aider... que vous tenez surtout à être mis au courant de tout ce qui se passe dans le village... tout ce qui intéresse la vie de la commune et aussi la vie individuelle de chacun de ses concitoyens. Vous lui direz que vous possédez les moyens de résoudre les difficultés et de rendre des services. Vous pourrez, mais il ne faudra le faire qu'à bon escient, lui donner le nom et l'adresse du secrétariat du Comité central... Mais, est-il ajouté plus loin, la correspondant communal ne devra pas savoir qu'il est le représentant des Assomptionnistes et que c'est pour eux qu'il prépare la matière électorale. Il devra étudier avec soin les listes électorales et inscrire en regard de chaque nom une lettre, b., d., m., suivant que l'électeur sera jugé bon, douteux, mauvais... Le correspondant formera à son tour des comités locaux. par les membres desquels il se fera renseigner, sans leur dire qu'il fait partie d'une organisation... C'est du bien qu'il faut faire, non du bruit. — Voir le texte complet de l'exposé du procureur général, avec ses édifiantes citations, dans la Revue des grands procès contemporains, t. XVIII, p. 210-270.

[48] La plupart de ces députés (Motte, Ch. Bernard, Lasies, Morinaud, Marchal, etc., etc.), ne manquèrent pas de protester avec aigreur contre les allégations du procureur général. Mais il n'en était pas moins vrai qu'ils avaient été ardemment soutenus par les Assomptionnistes, qui s'étaient vantés de leur succès.

[49] Voir sur ce sujet la dépêche adressée par Delcassé le 26 janvier 1900 à Nisard, ambassadeur de France au Vatican (Livre jaune, Saint-Siège, 1899-1903, n° 6) : Il est probable que le simple exposé de la situation, écrit-il, amènera le pape à rechercher le moyen d'y apporter remède. Une condamnation prononcée spontanément contre les auteurs d'une telle agitation, ou simplement une approbation exprimée tout haut à l'égard de ceux qui se tiennent à l'écart de ces luttes, suffirait probablement pour empêcher de se développer un mouvement encore hésitant...

[50] Brisson, qui, depuis de longues années, s'était fait comme une spécialité de la guerre aux Congrégations, avait présenté tout d'abord le 24 janvier deux propositions dont la première, dirigée contre la supercherie congréganiste des personnes interposées, portait que seraient réputées faites à personnes interposées et, par suite, nulles les dispositions entre vifs ou testamentaires faites au profit de membres des congrégations autorisées ou non autorisées. La seconde prescrivait la liquidation non seulement des congrégations d'hommes non autorisées, mais celle des sociétés civiles ou commerciales organisées, dirigées ou exploitées par une ou plusieurs personnes dépendant à un titre quelconque d'une communauté d'hommes non autorisée, ou en vue soit de favoriser le fonctionnement ou le développement d'une congrégation, soit de dissimuler une agrégation de cette espèce, ou une partie de sa fortune ou de son industrie ; enfin, celle des agrégations, sociétés de fait, indivisions ou institutions fondées ou fonctionnant dans le même but.

Quant aux propositions de loi présentées par Brisson le 19 février 1900, elles étaient au nombre de trois :

La première avait pour but de faire adjoindre à l'article à37 du Code civil les dispositions suivantes : Les associations qui n'auraient point été constituées conformément aux lois générales ou spéciales n'ont ni existence légale ni personnalité juridique. — Elles ne peuvent, soit par elles-mêmes, soit par personnes interposées, ni posséder des biens, ni en acquérir à titre onéreux, ni en recevoir à titre gratuit, ni contracter, ni ester en justice. Toutes actions intentées par elles ou dans leur intérêt devront être déclarées non recevables. — La nullité ou la non recevabilité pourront être proposées soit par un tiers qui y aurait intérêt, soit par les associés. — La nullité et, par suite, la dissolution de ces associations pourront être poursuivies soit par les mêmes personnes, soit par le procureur de la République. — Toutefois les obligations qui naissent d'un contrat, d'un quasi-contrat, d'un délit, d'un quasi-délit ou de la loi pourront être exécutées soit aux dépens du fonds commun, soit personnellement contre les anciens associés ou leurs représentants.

La seconde tendait à l'adjonction à l'article 1133 du Code civil des prescriptions suivantes : Seront considérées comme avant une cause illicite toutes conventions qui auraient pour but soit de former une association prohibée par les lois générales ou spéciales, soit d'en assurer le maintien et d'en empêcher la dissolution, soit d'en soustraire les biens aux investigations de tiers ou du Trésor public, ainsi qu'aux effets de la nullité de cette association et de la dissolution qui en sera la conséquence nécessaire. — La nullité de ces clauses et de l'association elle-même sera encourue, quelles que soient les formes sous lesquelles ces conventions soient intervenues, notamment par l'intermédiaire de personnes jouissant de leur pleine capacité juridique, ainsi que sous l'apparence de ventes. de locations ou de sociétés civiles avec ou sans réversibilité des biens au profit des survivants ou bien de quelques-uns d'entre eux.

Enfin par la troisième il s'agissait d'ajouter à l'article 539 du Code civil : Seront assimilés aux biens vacants et sans maitre les biens dépendant des associations illicites et dont la nullité aura été prononcée en vertu des articles 537 et 1133 du présent Code, ainsi que de toute loi générale ou spéciale. — Toutefois, les membres des associations dissoutes pourront reprendre les biens apportés en nature et leurs autres apports dûment justifiés. — La même faculté appartiendra aux donataires étrangers à l'association, ainsi qu'a leurs héritiers ; elle appartiendra de même, en cas de libéralité testamentaire, aux héritiers du testateur ; le tout, sauf le cas où il se serait écoulé plus de trente ans à compter de la donation ou du legs. — Ce droit devra être exercé dans les trois mois qui suivront la dissolution prononcée par un jugement passé en force de chose jugée.

Brisson avait aussi songé à la répression pénale des fraudes des Congrégations et avait préparé à cet effet une autre proposition de loi, qu'il ne présenta pas à la Chambre, mais qu'il a reproduite dans son livre de la Congrégation (p. 496-498). Cette proposition tendait à une nouvelle rédaction de l'article 162 du Code pénal ainsi conçue : Sont punis d'un emprisonnement de 15 jours à 2 mois et d'une amende de 500 à 2.000 francs ceux qui, comme auteurs, instigateurs, rédacteurs, personnes interposées, fidéicommissaires, mandataires ou prête-noms, auront sciemment participé à la confection ou à l'exécution, soit d'actes authentiques ou sous seing privé, soit de déclarations, attestations ou consentements passés par écrit et ayant pour but de se soustraire ou de soustraire des tiers : 1° aux incapacités absolues ou relatives, totales ou partielles, de disposer ou de recevoir à titre gratuit, telles qu'elles ont été édictées par le Code civil et les autres lois générales ou spéciales, ainsi qu'aux lois concernant les substitutions prohibées ; 2° aux lois qui prohibent la formation d'associations contraires à l'ordre public, aux bonnes mœurs, à l'unité nationale ou à la forme du gouvernement de la République ; 3° aux lois ou autorisations administratives qui soumettent la constitution d'une association, même licite, à des conditions ou à des formalités spéciales ; 4° aux incapacités de contracter à titre gratuit ou onéreux, de posséder des biens ou d'ester en justice, dont sont frappées les associations comprises sous les deux numéros qui précèdent à raison, soit de leur caractère illicite, soit de l'absence de personnalité juridique ; 5° aux conditions, formalités ou autorisations administratives auxquelles serait subordonnée la validité des actes à titre gratuit ou onéreux, intéressant les associations même légalement constituées ; 6° aux lois qui régissent les collectivités dans leurs rapports avec le Trésor public, notamment quant à l'établissement, à la perception et au recouvrement des impôts ou taxes quelconques auxquels elles sont ou seront assujetties ; 7° à la dissolution des associations illégales ou illicites, et aux conséquences qui peuvent en dériver, notamment quant à la dévolution des biens des associations dissoutes. Les mêmes peines seront encourues en cas de simple tentative des délits ci-dessus énumérés. Elles le seront également par tous ceux qui, à partir de la promulgation du présent article, auront concouru ou tenté de concourir à l'exécution des actes simulés ou frauduleux ci-dessus énumérés, alors même que ces actes auraient une date antérieure, ainsi que par tous ceux qui continueront de bénéficier, ou tenteront de bénéficier desdits actes.

Dans une note de son livre La Congrégation (p. 499-501), Brisson cite un cas très curieux de fraude indiqué aux curés par une circulaire épiscopale les invitant à substituer aux donations qui seraient faites à l'Église, et sur lesquels il y aurait à payer au fisc 11,25  p. 100 de droits, des contrats commutatifs, par lesquels ils s'engageraient à dire ou faire dire des messes, et qui n'entraîneraient qu'une taxe de 1,25 p. 100. Au fond, il y aurait bien toujours réellement donation. Mais l'Église gagnerait 10 p. 100, ce qui est toujours bon à garder.

[51] Voir le tome Ier de cet ouvrage.

[52] Sous le patronage de l'amiral de Cuverville, de François Coppée, da comte de Mun et d'autres notabilités réactionnaires. Il faut, avait dit ce religieux prêchant à Saint-Vincent-de-Paul en janvier 1900, il faut que nous y préparions l'avenir... Les grèves dont nous venons d'être témoins ne sont que la répétition de la grève générale qui suivra l'Exposition, de la Commune, qui nous ramènera les horreurs dont Paris fut le Médire il y a trente ans... (Cité par l'Aurore, 8 janvier 1900).

[53] Il s'agissait particulièrement de Dausset qui, révoqué de ses fonctions au collège Stanislas, devint bientôt après membre du Conseil municipal nationaliste de Paris, et de Syveton, qui, mis en disponibilité, se jeta dès lors à corps perdu dans la politique, où nous le retrouverons.

[54] Livre jaune, Saint-Siège, 1899-1903, n° 9, Annexe.

[55] Livre jaune, Saint-Siège, 1899-1903, n° 9.

[56] Livre blanc du Saint-Siège, La Séparation de l'Église et de l'État en France, p. 93-94.

[57] Tomps était un de ces agents secrets de contre-espionnage que le ministère de la Guerre employait en France et à l'étranger et qui avait notamment fait des recherches pour établir la fausseté du témoignage de Czernucky au procès de Rennes. Ses lettres avaient été livrées à la publicité par un officier de l'état-major, que Galliffet avait, pour ce fait frappé, d'une peine disciplinaire.

[58] Interpellation Firmin Faure (23 juin 1900).

[59] Ce n'était guère là, en somme, que la reproduction du fameux article 7 de Jules Ferry. On se rappelle qu'une proposition analogue avait déjà été faite par les députés Rabier et Levraud en octobre 1898.

[60] Cette irritation était d'autant plus vive que les missionnaires avaient bientôt essayé d'en tirer des conséquences exorbitantes, intervenant par exemple pour protéger contre la justice, sous prétexte qu'ils étaient chrétiens, des sujets fort peu recommandables et prétendant aussi faire exonérer leurs catéchumènes des taxes et obligations qui incombaient à tout le reste du peuple.

[61] Ne pas oublier qu'à l'exception de l'Allemagne, qui avait assumé depuis dix ans en Chine le protectorat des missionnaires d'origine germanique, toutes les puissances chrétiennes s'en remettaient encore à la France, qui tant de fois avait revendiqué ce privilège, du soin de protéger les laissions catholiques en Chine et dont les nationaux comptaient, du reste, pour plus des deux tiers dans le personnel de ces missions (Il y avait en tout environ 900 missionnaires, parmi lesquels les Jésuites, les Lazaristes et les prêtres français des missions étrangères tenaient la plus grande place. Le nombre des évêchés institués en Chine par le Saint-Siège était de 46. Mais le nombre des chrétiens n'était guère, dans l'Empire, que de 6 à 700.000 et ce n'était pas la partie la plus recommandable de la population).

[62] ... Quant à notre protectorat religieux... avait dit Delcassé, le 24 novembre 1899 à la tribune du Palais-Bourbon, — j'en pourrais attester les remerciements des gouvernements étrangers qui en ont bénéficié —, j'ai le droit de dire que jamais peut-être il n'a été exercé avec plus d'efficacité que dans le cours de cette année. Presque tous les attentats ou violences contre les missionnaires... ont été réparés ou punis, et la plupart du temps avec une promptitude qui atteste en même temps que le zèle et le tact de notre ministre à Pékin, tout le poids de notre influence morale, résultant d'une tradition déjà longue...

[63] Les chrétiens, lit-on dans un de ces pamphlets, troublent l'univers, s'appuyant sur l'Europe : ils se montrent arrogants, insultent les gens simples, oppriment la dynastie des T'sing, méprisent les relations sacrées et suppriment la doctrine des saints. Leurs chefs construisent leurs hautes pagodes sur les ruines de nos saintes pagodes ; ils trompent les ignorants, nuisent à la jeunesse, arrachent le cœur et les yeux pour composer des philtres ; ils empoisonnent les puits. Un lettré, ne pouvant tolérer ces erreurs, alla en ville pour les dénoncer ; mais, hélas ! le mandarin, vénal, corrompu par l'argent, le traita cruellement, de telle sorte que le bon peuple, ne sachant que devenir, d'un commun accord voulut apprendre la boxe. L'esprit Tchang-tien-chen a informé Yu-houang de cet état de choses. Yu-Kouang, dans sa colère, envoie une troupe de dieux qui, descendant du ciel, vient aider le peuple à aider les chrétiens. Il en est temps : que les diables d'Occident meurent. Les 1-No-Winere (c'est un des noms des Boxeurs) sont dans une cloche d'or de sorte qu'ils ne craignent ni le glaive ni la hache ; ils peuvent se garantir des fusils et des canons. Peuples, levez-vous ; n'ayez qu'un cœur et qu'une mime pour tuer les diables d'occident et détruire la religion chrétienne. Depuis l'antiquité on distingue les Chinois de l'empire du milieu et les barbares étrangers ; actuellement les peuples sont pêle-mêle : à qui appartient l'Empire ? Confucius et Meng-Tseu ne cessent de pleurer et leurs larmes inondent leurs poitrines ! (Cité par Cordier, III, 460).

[64] Des actes odieux de pillage, de véritables brigandages furent alors commis par les missionnaires et aussi par les troupes internationales sous la direction des religieux. Ils furent constatés par le rapport confidentiel du général Voyron, chef du contingent français en Chine. C'est pourquoi, lors de la discussion du projet d'emprunt auquel donna lieu plus tard l'indemnité imposée à la Chine (13-26 novembre 1901), l'extrême-gauche, par l'organe de Sembat, Hubbard, etc., demanda la communication de ce document. Mais Waldeck-Rousseau, tout en laissant à entendre qu'il y avait eu en effet de grands scandales constatés par ledit rapport, refusa de le livrer parce qu'il y était question, non seulement de la France, mais de ses alliés, et la Chambre lui donna raison.

[65] Sur les événements de Chine en 1900, voir surtout l'important ouvrage de Cordier (Histoire des relations de la Chine avec les puissances occidentales (1860-1902), t. III, 213-545). — Voir aussi quatre Livres jaunes publiés par le gouvernement français en 1900 et 1901 et comprenant une ample série de documents diplomatiques échelonnés du 29 juillet 1899 au 16 octobre 1901.

[66] On verra plus loin quelles dénonciations et quelles persécutions valut à ces prélats l'attitude correcte qu'ils avaient prise à l'égard de la République. Le prêtre, avait dit avec beaucoup de raison Fuzet, archevêque de Rouen, dans une lettre pastorale de mars 1900, ne doit être que prêtre... La politique n'a pas porté bonheur au clergé ; elle lui a enlevé tous ses privilèges, elle ne les lui rendra pas. Elle le dépouillera plutôt des derniers honneurs et des derniers biens qui lui restent, car elle le rend suspect... L'évêque de Laval, Geay, pour avoir voulu fermer au public la chapelle d'un établissement d'éducation où l'on élevait la jeunesse dans la haine et l'horreur de la République et pour avoir voulu débarrasser son diocèse de je ne sais quel moine factieux, était, de la part des prêtres et des royalistes de son diocèse l'objet de résistances, d'injures et d'accusations qui devaient plus tard lui coûter son évêché.

[67] Aussi avait-il été favorisé par Waldeck-Rousseau, qui, contrairement à l'avis de Dumay, directeur des cultes, avait tenu à ce qu'il prit avoir lieu. Le loyalisme républicain de cette assemblée fut notamment affirmé par un de ses membres, l'abbé Birol, dans un discours qui eut à cette époque un certain retentissement (De l'amour de son pays et de son temps) : ... Nous sommes, disait cet ecclésiastique, les fils les plus dévoués de la patrie historique, sans doute, mais surtout de la patrie actuelle, présente, vivante, sous nos yeux, à la fin de ce siècle, avec les institutions qu'elle s'est données et pour lesquelles l'Église dans sa liturgie adresse, chante sa prière au Dieu tout-puissant : Domine, salvam fac Rempublicam !

[68] Le P. Coubé, dans ce même temps, allait à travers la France, glorifiant à grand bruit les persécutions d'autrefois et provoquant le peuple à reprendre les armes contre les impies. Oh ! comme il était beau et terrible, s'écriait-il, ce peuple cœur de lion, quand il se dressait sur l'Europe et menaçait l'iniquité de ses inéluctables colères ! Comme il était beau quand il épouvantait de ses rugissements les hordes musulmanes ! Quand il se couchait devant le Saint-Sépulcre et disait à Mahomet : Viens le prendre ! Quand il s'étendait devant le trône des papes et criait aux forbans couronnés : N'approchez pas ! Quand il disait à l'hérésie albigeoise : Meurs ! et au protestantisme : Va-t'en ! Oui, il était beau alors, le lion de France... Rugis donc, ô lion, rugis dans l'air immense et lumineux, pour annoncer au inonde que tu es las de dormir, que tu vas descendre dans la plaine pour combattre et broyer l'iniquité. Rugis, ô lion, pour commander aux sectes impies de disparaître de la terre de France. Rugis pour rallier autour de toi tous les soldats du Christ et de sa mère, et que ta voix, passant par-dessus le Mont-Blanc éternel, aille dire à tous les échos glue le règne du mensonge est fini et que la vérité, trop longtemps obscurcie, va sortir du nuage et resplendir sur le monde.

[69] Waldeck-Rousseau, Associations et Congrégations, p. 37-43.

[70] Voici notamment, d'après le compte-rendu de l'Express, journal royaliste, les paroles qu'à cette époque (novembre 1900), le jésuite Van den Brute ne craignit pas de faire entendre du haut de la chaire : Il n'y a qu'un Dieu, donc il n'y a qu'un culte de bon, qu'une religion de vraie, le culte que Dieu a prescrit, la religion que Dieu a révélée... La liberté des cultes est... insociable... La liberté des cultes est mauvaise, funeste pour l'individu, puisqu'elle va contre la raison et détruit la sociabilité... Que si on crie à l'intolérance, nous ne reculerons pas. La vérité est intolérante ; elle ne peut reconnaître le faux. Le faut est le néant, la vérité est l'âtre... En France ; à cette heure, demandons partout, toujours, la liberté jusqu'à ce que nous nous en emparions...

[71] Sur le pillage de l'église Saint-Joseph, voir plus haut, § II.

[72] Waldeck-Rousseau, La Défense républicaine, 229-233.