L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET L'ÉTAT

DEUXIÈME PARTIE. — LES LOIS SCÉLÉRATES (1879-1889)

 

CHAPITRE IV. — L ÉGLISE ET LE BOULANGISME (1886-1889).

 

 

I. Etat d'esprit du parti clérical à la fin de 1886. — II. Léon XIII, l'Allemagne et la France en 1887. — III. Le ministère Goblet, les radicaux et le général Boulanger. — IV. Le ministère Rouvier, le Boulangisme et la crise présidentielle. — V. Alliances nouvelles de Boulanger. — VI. Ses progrès sous le ministère Floquet. — VII. Un pape qui ne se compromet pas. — VIII. La République se ressaisit : Fuite et procès de Boulanger. — IX. Un clergé qui se compromet. — X. Défaite électorale du Boulangisme.

 

I

On a vu dans le précédent chapitre à quel état de discorde, de démoralisation et d'impuissance l'antagonisme des radicaux et des opportunistes avait réduit le parti républicain, surtout depuis les élections de 1885. Vainement ce parti avait-il près de 400 représentants au Palais-Bourbon, c'est-à-dire formait-il les deux tiers de la Chambre des députés. Comme il était divisé en deux fractions presque égales et qui paraissaient irréconciliables ; comme d'autre part la réaction comptait encore environ 200 membres dans cette Assemblée, c'était par l'appoint de ce dernier groupe que se formait presque toujours la majorité. Aussi la République parlementaire semblait-elle frappée d'un discrédit dont ses ennemis allaient profiter, sous la bannière d'un général factieux qui la trahissait, pour essayer une fois de plus de la renverser. Et la crise du Boulangisme, comme autrefois celle de l'Ordre moral, allait fournir au clergé, ainsi qu'à ses amis poli tiques, l'occasion de manifester avec plus d'éclat que jamais son incurable hostilité au libre gouvernement que la France s'était donné. Elle allait même permettre de constater que, pour satisfaire la haine qu'il lui portait, il ne reculait pas au besoin devant l'emploi des moyens les moins honorables et savait rechercher de gaîté de cœur les plus inavouables complicités.

Loin de savoir gré à la République de la modération relative et des ménagements de toute sorte dont elle avait fait preuve envers lui depuis son triomphe, c'est-à-dire depuis 1879, le parti clérical ne songeait qu'à lui reprocher avec une aigreur toujours croissante les quelques mesures qu'elle avait cru devoir prendre pour se préserver de ses empiétements et de son intolérance. Il se disait persécuté, criait plus haut que jamais au martyre, et appelait hautement de ses vœux le régime — quelconque — qui, en attendant de pouvoir lui rendre tous ses privilèges, ferait d'abord table rase des lois scélérates. C'était de cette épithète que ses écrivains et ses orateurs stigmatisaient couramment les décrets du 29 mars — déjà passés en fait presque entièrement à l'état de lettre morte — les lois scolaires de 1880, 1881 et 1883, si équitables et si bénignement appliquées ; la loi du divorce, revanche légitime du droit civil sur le droit canon ; les mesures fiscales — si peu efficaces — dont les congrégations avaient été l'objet en 1880 et 1884, enfin la loi récente du 30 octobre 1886 qui prescrivait la laïcisation progressive du personnel des écoles primaires publiques. Cette dernière surtout exaspérait pour le moment le clergé, comme ses amis. Quoique bien des années dussent s'écouler encore avant qu'elle fût entièrement exécutée, il jetait les hauts cris, comme s'il ne fût déjà plus resté dans ces établissements ni un instituteur ni une institutrice congréganiste. Il lançait aussi chaque jour par avance l'anathème contre la future loi militaire, depuis si longtemps en suspens[1] et qui, traitant virilement les séminaristes en citoyens, devait les astreindre, comme tous les Français, au'service militaire.

Les efforts timidement tentés à diverses reprises par le pape Léon XIII pour faire comprendre à ce clergé qu'il lui serait plus profitable de flatter la République que de la menacer et qu'il lui serait plus aisé de s'emparer de la place en s'y introduisant comme ami qu'en persistant à l'assaillir ouvertement comme ennemi avaient jusqu'à présent complètement échoué. L'archevêque de Bordeaux, Guilbert, qui avait osé, dans un écrit récent[2], louer publiquement la démocratie, était presque le seul prélat français qui eût donné un pareil exemple. Ses collègues de l'épiscopat et l'immense majorité du clergé séculier ou régulier — le regardaient comme un traître et un renégat. Le nouvel archevêque de Tours, Meignan[3], qui s'était montré moins hardi et qui se bornait à peu près à ne pas vouloir s'inféoder dans son diocèse aux congrégations, n'était guère mieux traité par les bienpensants. Son suffragant Freppel ne lui épargnait pas les marques de mépris ; les châtelains de Touraine, obéissant à un mot d'ordre ecclésiastique, faisaient le vide autour de lui, ainsi que dans sa caisse, et refusaient de le recevoir dans leurs châteaux. Les autres continuaient à fulminer pieusement contre la République sacrilège et à appeler des vengeurs.

Les curés étaient fanatisés, chauffés à blanc par les journaux dont ils faisaient leur nourriture quotidienne ; et il ne dépendait pas d'eux que les fidèles qu'ils catéchisaient ne le fussent eux-mêmes par leurs prédications ou par leurs conseils. Beaucoup lisaient encore l'Univers qui, sous Eugène Veuillot, comme jadis sous son frère Louis, était l'interprète le plus intransigeant de la politique syllabiste ; un plus grand nombre déjà se délectaient de l'Autorité, feuille à la fois bonapartiste et cléricale, récemment fondée par Paul de Cassagnac et qui leur plaisait par la franchise brutale qu'elle mettait à soutenir l'Eglise d'une part, à combattre la République de l'autre. Mais la popularité grandissait surtout autour de la Croix, organe des Assomptionnistes[4] qui, depuis quelques années, prenaient des allures de moines ligueurs et se donnaient pour tâche d'employer au profit de l'Eglise les procédés les plus violents, les plus risqués de la presse quotidienne à bon marché et de pousser jusqu'aux dernières limites la liberté concédée aux journaux par la loi de 1881. Grands organisateurs d'élections[5] grands entrepreneurs de pèlerinages et de miracles[6], ces pieux agitateurs, dont les journaux avaient pour prôneurs et pour propagateurs la plupart des curés, commençaient à fonder dans les départements des Croix locales, sortes de satellites de la Croix centrale, éditée à Paris, et dont la substance et l'esprit pénétraient ainsi plus aisément dans les petites villes et dans les campagnes. Sans attaquer expressément la forme républicaine du gouvernement et tout en répétant avec affectation qu'elle leur était indifférente, qu'ils ne poursuivaient que le bien de la religion, les Bailly, les Adéodat et autres folliculaires de la même congrégation attaquaient chaque jour les lois et les institutions nouvelles de la France avec une ténacité, une audace, une insolence et une verve populacière qui ne pouvaient manquer à la longue de porter leurs fruits, c'est-à-dire de développer dans la foule bien des passions mauvaises, bien des préjugés, bien des haines funestes à l'ordre public[7].

Sous l'influence de cette presse effrénée et sans vergogne, on voyait se former dans certaines parties de la population un état d'esprit fort regrettable et qui semblait de nature à enfanter quelque jour la guerre civile. Des classes entières de citoyens étaient systématiquement désignées à la France catholique comme l'ennemi à exterminer. Il n'était pas de vices, de machinations coupables, de méfaits, de trahisons qui ne leur fussent continuellement imputés. Tout ce qui avait la prétention de vivre en dehors de l'Eglise romaine était signalé comme criminel, voué sans réserve au mépris, au soupçon, à la haine des honnêtes gens. Les protestants étaient dénoncés sans relâche comme mauvais citoyens, mauvais Français, accapareurs de places et d'honneurs. Les francs-maçons, dont le seul crime était de faire vigoureusement campagne pour la liberté de conscience et pour la République, étaient attaqués, insultés avec plus de persistance encore et plus de violence. L'Eglise ne rougissait pas d'employer contre eux la plume versatile d'un pamphlétaire[8] dont la verve pornographique s'était naguère encore exercée scandaleusement à ses dépens et dont elle exploitait sans pudeur la feinte conversion en attendant sa nouvelle palinodie. Enfin c'était le temps où pour lui plaire un écrivain que sa vigueur et son talent n'avaient pas encore rendu célèbre à quarante ans[9], violait enfin la renommée, par la retentissante publication de cette France juive d'où allait résulter un courant d'opinion formidable contre une classe de Français jadis odieusement persécutée et qui n'avait d'autre tort que d'être fort intelligente et surtout d'être fort riche. C'est aux banquiers israélites et particulièrement aux frères Rothschild que l'Eglise attribuait le krach de l'Union générale qui lui avait été si sensible en 1882. C'est pour se venger d'eux qu'elle s'efforçait, dans la France généreuse et libérale de la Révolution, de réveiller les préjugés, les haines d'autrefois et de créer un courant de sauvage persécution, analogue à celui qui se manifestait alors par moments en Russie, en Allemagne ou en Hongrie[10]. A cet égard, rien ne pouvait lui être plus agréable, plus profitable, pensait-elle, que le retentissement produit dans notre pays par les deux livres d'Edouard Drumont : la France juive et la France juive devant l'opinion. Jamais certainement, même au moyen âge, la race maudite n'avait été dénoncée, caricaturée, injuriée, menacée avec plus d'âpreté, de fureur, de virulence que dans ces pamphlets fameux, dont la publication constitue vraiment une date historique[11]. Non content de tracer du Juif le portrait physique le plus répugnant, l'auteur le chargeait moralement de tous les vices et de tous les crimes. Le Juif était l'ennemi né de toutes les nations chrétiennes. Le Juif n'avait pas de patrie. Le Juif ne savait que voler et trahir. Tous nos derniers malheurs étaient de son fait. Lui seul était responsable de notre abaissement, ainsi que de la misère publique. Il était en dehors de l'humanité. C'était s'abaisser à son niveau que de frayer avec lui et l'aristocratie française se déshonorait en fréquentant les salons de Rothschild. Par une monstrueuse exagération, Drumont portait à 500.000 le nombre des Israélites vivant en France et vivant de la France, où tous les pouvoirs, toutes les administrations tous les commerces, toutes les sources de la richesse publique étaient à eux. Tout homme ayant exercé quelque influence dans notre pays depuis 1870 était juif ou inféodé à quelque juif. Paul Bert était juif ; il n'était pas jusqu'à Gambetta qui ne le fût aussi, descendant, affirmait l'auteur, d'un israélite allemand nommé Gamberlé. Bref, c'était une race immonde et criminelle, un ulcère qui rongeait la France et où il fallait porter le fer rouge. Le droit commun ne lui était pas applicable. Les fortunes mal acquises ne méritaient pas d'être respectées. L'or de Rotschild n'était pas à lui et il fallait vider le Juif, comme disait un journaliste admirateur de Drumont, sans forme de procès[12].

L'Eglise se fût honorée devant la France et devant l'histoire en désavouant et réprouvant ces abominables 'incitations au pillage, à la persécution, à la guerre civile. Fort rares malheureusement furent à cette époque les prêtres catholiques qui, le cœur soulevé par tant d'indignités, osèrent, comme l'abbé Frémont à Saint-Philippe-du-Roule, flétrir publiquement de pareils appels à la barbarie[13]. Le haut clergé, sans s'associer expressément à la nouvelle croisade, ne la condamnait pas. L'archevêque de Paris se bornait à déclarer qu'il y était étranger. Quant aux curés, ils applaudissaient en général aux diatribes de Drumont et puisaient avec joie dans ses livres des arguments contre la race maudite, sans que les évêques les empêchassent de s'en servir[14]. Les moines montraient naturellement moins de retenue encore[15]. Ainsi se formait déjà dans notre France généreuse et juste ce courant d'antisémitisme inique et féroce qui devait plus tard porter le malheureux Dreyfus à l'île du Diable.

 

II

On voit par ce qui précède à quels excès pouvait se porter en 1886 l'exaspération du clergé contre la République. Cette exaspération était telle qu'à un certain moment elle faisait oublier à un prélat éclairé, qui, d'ordinaire, se piquait d'être patriote, la réserve et les convenances que lui imposait sa qualité de Français. C'est ainsi que l'archevêque d'Alger, Lavigerie, non content de se procurer de l'argent pour ses multiples entreprises par des procédés d'une délicatesse douteuse[16] et d'essayer à coups de fusil la fondation d'un royaume sur le Haut-Congo[17], croyait devoir solliciter pour ses missions de l'Ouganda et des régions voisines (juin 1886) la protection du gouvernement allemand, qui, dédaigneusement, se hâta de faire part de cette incorrection au gouvernement français. L'affaire n'eut pas de suites et le cardinal, vivement blâmé, se défendit tant bien que mal vis-à-vis de la République. Elle lui pardonna pour étouffer le scandale. Mais que penser d'un prélat qui, personnellement si bien traité par elle, se comportait à son égard avec tant de sans-gêne, pour ne pas dire de mépris ?

Si un membre du clergé français croyait pouvoir se permettre de pareilles avances au cabinet de Berlin, il n'est pas étonnant que le pape, qui n'avait pas envers la République les mêmes obligations — et qui lui gardait quelque rancune d'avoir fait avorter sa 'politique en Chine —, se laissât aller pour sa part à quelques complaisances pour le chancelier de fer et goutât un malin plaisir à nous les faire constater.

Encore que peu passionné et que fort habitué à se contenir, Léon XIII n'était pas sans avoir constaté avec quelque amertume l'inefficacité de ses efforts pour enrayer le kulturkampf français. Sans doute la politique contre le cléricalisme n'avait pas produit dans notre pays tous les effets qu'avait espérés le parti républicain vainqueur de la politique du 16 mai. Mais elle en avait produit assez pour mécontenter et inquiéter un pape qui, pour servir l'Eglise par d'autres moyens que son prédécesseur, n'était pas moins dévoué que lui aux principes de la théocratie. Froissé quelque peu dans son amour-propre du peu de compte tenu dans notre pays de la lettre qu'il avait adressée au président Grévy en 1883 et des avances indirectes qu'il avait encore faites deux ans plus tard à notre gouvernement, il venait de voir avec quelque dépit le changement de ministère qui s'était accompli en France au mois de décembre 1886. Au souple et accommodant Freycinet, dont il connaissait de longue date la flexibilité de caractère et la diplomatique condescendance pour l'Eglise, avait succédé comme chef de cabinet le radical Goblet, qui depuis longtemps faisait — théoriquement du moins — campagne pour la séparation des Eglises et de l'Etat. Le nouveau président du Conseil n'était certes pas un intransigeant ; il l'avait prouvé et devait le prouver encore. Mais ses tendances étaient connues et on le savait trop honnête pour trahir jamais son drapeau. C'était en outre un caractère peu souple, légèrement taquin, peu endurant. Sans doute, vu l'impossibilité où la division du parti républicain l'avait mis de former un ministère homogène, il avait dû s'adjoindre comme collaborateurs plusieurs opportunistes de marque[18], qui ne devaient pas lui permettre de s'engager fort avant dans la voie des réformes. Mais il avait pris aussi plusieurs radicaux, tels que Lockroy, Sarrien, Granet, qui pouvaient bien l'encourager à marcher. Chose étrange, celui de ses collègues qui inspirait alors le plus de crainte, comme le plus d'aversion, à l'Eglise ainsi qu'aux divers partis de réaction était le général Boulanger, ministre de la Guerre, dont la popularité grandissante paraissait à Goblet moins un danger qu'une garantie de succès et de durée pour son ministère. Ce personnage ambitieux et faux passait encore à cette époque pour l'âme damnée de Clemenceau et de l'extrême gauche, qui lui témoignaient toujours beaucoup de confiance et qu'il flattait de son mieux par l'étalage d'un anticléricalisme aussi bruyant que peu sincère. Les curés sac au dos, — telle était la formule que l'on répétait en son nom dans tout le pays. Et comment douter que Boulanger ne fût un ennemi de l'Eglise, quand on le voyait sans cesse entouré de mécréants comme le juif Naquet, auteur de la loi du divorce, ou ce Rochefort qui témoignait si peu de regret d'avoir appelé Jésus le Robagas du Golgotha ?

On comprend donc que Léon XIII fût assez porté à traiter avec froideur le nouveau ministère français et même à lui faire sentir par ses manœuvres diplomatiques qu'il pourrait à l'occasion lui faire quelque tort. Si l'on ajoute qu'il avait le désir très vif et très légitime, d'améliorer la situation de l'Eglise en Allemagne et que, d'autre part, le gouvernement allemand avait des raisons fort sérieuses de se rapprocher de lui, on ne sera pas étonné de l'évolution politique qui se produisait à cette époque entre le Vatican et la cour de Berlin et qui ne devait pas être sans alarmer quelque peu la France.

On sait qu'à ce moment le prince de Bismarck, affectant d'être fort effrayé des menées tapageuses de la Ligue des patriotes[19] et des fanfaronnades militaires de Boulanger, demandait à l'Allemagne de nouveaux sacrifices pour sa défense, et que la loi du septennat qu'il avait tant à cœur de faire voter était rejetée par le Reichstag (janvier 1887). Or, cet échec était dû surtout à l'opposition du centre catholique qui, sons Windthorst, poursuivait systématiquement depuis des années la revanche du Kulturkampf. Pour désarmer cette opposition, le chancelier crut devoir présenter un projet de loi qui modifiait dans un sens très favorable à l'Eglise les fameuses lois de mai[20]. Par contre il sollicita l'intervention du pape auprès de Windthorst et de ses amis, pour les engager à ne pas combattre plus longtemps le septennat militaire. Et cette intervention ne lui fit pas défaut. Le cardinal Jacobini, secrétaire d'Etat de Léon XIII, ne ménagea pas aux catholiques allemands les conseils que Bismarck attendait de sa complaisance. Aussi, le Reichstag ayant été dissous, la nouvelle représentation nationale, élue en Allemagne au mois de février 1887, se montra-t-elle plus accommodante que sa devancière. Le septennat fut voté le 11 mars. En retour le chancelier, fidèle à sa parole, fit abroger dès la fin d'avril les dispositions les plus rigoureuses des lois de mai. La réconciliation entre le Saint-Siège et la Prusse parut dès lors à peu près complète. Ce n'est pas tout : comme la triple alliance conclue en 1882 par l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie — et particulièrement menaçante pour la France — était sur le point d'expirer et que la cour du Quirinal en souhaitait très vivement le renouvellement, Bismarck pesa de son mieux sur le roi Humbert et sur ses ministres pour les amener à prendre à l'égard du Vatican une attitude plus conciliante que par le passé. De son côté, Léon XIII, qui jugeait pour le moment fort politique d'augmenter les alarmes de la France, tint ou laissa tenir un langage qui, rapproché de celui des ministres italiens, donna quelque temps lieu de croire qu'une détente pourrait bien se produire entre le Saint-Siège et le gouvernement qui l'avait dépouillé de son domaine temporel. Au fond, ni au Vatican ni au Quirinal on ne parlait sincèrement. Mais l'ambassadeur de France, Lefebvre de Béhaine, qui tenait tant à ce que le rapprochement ne se fit pas, était inquiet ; ses inquiétudes n'étaient pas sans gagner quelque peu le gouvernement français, alarmé déjà des affaires d'Allemagne[21]. C'était bénéfice net pour le rusé pontife qui avait tant d'intérêt à nous intimider.

 

III

Nous en avons dit assez pour expliquer l'attitude relativement conciliante que le radical Goblet fut amené à prendre vis-à-vis de l'Eglise dès le début de son ministère. Le nouveau président du conseil ne se dissimulait pas, du reste, que quand même elle ne lui eût pas été imposée par les nécessités de la politique extérieure, le désaccord persistant du parti républicain dans les Chambres l'eût mis pour le moment dans l'impossibilité d'en prendre une autre. Aussi donnait-il nettement à entendre à ses amis, par sa première déclaration parlementaire (11 décembre 1886) que, sans abandonner ses principes, il s'abstiendrait d'en poursuivre pour le moment la réalisation. Ce n'est pas, disait-il, être infidèle à son programme que d'en ajourner les points où l'on a la certitude de ne pas rencontrer de majorité. Aussi, quelques jours après (14 décembre), répondait-il assez sèchement à Clemenceau, qui le mettait en demeure d'entreprendre la séparation de l'Eglise et de l'Etat, qu'il ne pouvait pas la faire et qu'il ne la ferait pas. Quelques semaines plus tard, en février 1887, il défendait avec autant d'énergie que de succès le budget des Cultes contre l'extrême gauche qui, par l'organe de Stephen Pichon[22], en demandait éloquemment la suppression[23]. On le voit même, daims la séance du 30 mars, au grand scandale de ses anciens amis, faire très ouvertement des avances à la droite, en la conviant à se rallier au gouvernement de la République, ce qu'elle ne pouvait faire, il le savait bien, que si ce gouvernement cessait de menacer le parti clérical[24].

La meilleure de toutes les avance eût consisté à se débarrasser de Boulanger qui, outre qu'il devenait pour lui-même fort encombrant, passait encore aux yeux de la droite pour l'incarnation de l'anticléricalisme. Mais justement Goblet, dont l'esprit, fort vif, n'était pas toujours d'une parfaite rectitude, s'obstinait à le garder, parce que, d'une part, il espérait bénéficier de sa popularité, et que, de l'autre, il se croyait capable de contenir, en la réduisant à l'impuissance, sa turbulente et peu correcte[25] ambition.

II se produisit pourtant, en avril, un fait fort grave, qui rendit évidente l'imprudence qu'il y avait pour le gouvernement français à garder dans ses rangs un pareil collaborateur. L'affaire Schnæbelé[26], que nous n'avons pas à raconter ici, faillit tout à coup rallumer la guerre entre la France et l'Allemagne et causa dans notre pays un véritable affolement. Le sang-froid et l'énergie de notre gouvernement amenèrent, il est vrai, le prince de Bismarck à reconnaître l'incorrection commise à notre égard par les autorités allemandes et à faire réparation convenable. Mais il n'en ressortit pas moins de l'incident que ce gouvernement avait été étrangement compromis par les témérités et les provocations de son ministre de la Guerre et, Goblet s'obstinant à ne pas se séparer de lui, on chercha au Palais-Bourbon un prétexte quelconque pour amener cet homme d'Etat à se retirer. Une contestation de procédure en matière de budget le fournit aisément quelques jours plus tard, et, dès le 17 mai, le cabinet du 11 décembre avait vécu.

 

IV

Après cette nouvelle épreuve, pénible en somme pour tous les partis, la difficulté de former un nouveau ministère fut fort grande. La droite, qui ne voulait à aucun prix de Boulanger, s'était unie pour renverser Goblet à l'extrême gauche, qui reprochait à cet homme d'Etat ses ménagements inattendus pour la politique cléricale. Il était impossible de contenter les radicaux, qui demandaient le maintien du général au ministère de la Guerre. A cet égard, Freycinet, qui voulait leur plaire, et à qui Grévy ne manqua pas d'offrir une fois de plus le pouvoir, ne parlait pas autrement que Floquet, qui se regardait comme leur chef et qui était vivement souhaité par eux comme président du conseil. Finalement, après treize jours de tiraillements, ce fut un ministère de la nuance opportuniste la plus pale qui, sous la présidence de Rouvier[27] — assisté de Spuller et de Fallières —, fut constitué le 30 mai. Le parti radical n'y était représenté que par deux comparses — Barbe et de Hérédia —, qui n'eurent jamais aucune influence. Comme, durant les pourparlers qui en avaient amené la formation, le président de la République avait reçu la visite du baron de Mackau, chef du groupe soi-disant constitutionnel récemment formé sous le nom d'Union des droites, et que ce groupe se montra au début plein de bienveillance pour le nouveau cabinet, les républicains avancés ne manquèrent pas de croire et de dire qu'il existait un pacte secret entre ce groupe et le ministère, qui fut dès lors et durant toute son existence, dénoncé par eux comme complice ou prisonnier de la réaction.

Que Mackau et ses amis eussent fait leurs conditions et n'eussent promis leur concours qu'à un cabinet relativement conservateur, on pouvait l'affirmer sans même en avoir la preuve. Que des politiques aussi modérés et aussi prudents que Bouvier ou Spuller fussent disposés à leur donner satisfaction en ne se prêtant pas à des projets de réformes qui, comme l'élection du Sénat au suffrage universel ou la séparation des Eglises et de l'Etat, leur paraissaient gros de conséquences, et de conséquences fâcheuses pour la France nouvelle, ce n'était non plus guère douteux. Mais que les nouveaux ministres fussent inféodés à la droite au point de lui sacrifier les lois de préservation républicaine dont le parti clérical demandait à grands cris l'abrogation, en bonne justice, ce n'était pas soutenable.

De fait le cabinet du 30 mai, chaque fois que la question cléricale fut posée dans les Chambres — et elle le fut fort souvent pendant sa durée — s'efforça de désarmer l'hostilité des radicaux par la correction de son attitude et de son langage. Interpellé le 11 juillet au Palais-Bourbon par Tony Révillon, Camille Pelletan, Laguerre, etc. sur les menées cléricales et monarchiques dont la recrudescence leur paraissait menaçante, Rouvier se défendit avec énergie de toute complaisance coupable pour le clergé ; il affirma qu'il avait fait moins d'avances à la droite que son prédécesseur Goblet ; que, tout en n'étant pas homme à repousser son concours, il ne voulait gouverner qu'avec la majorité des républicains de la Chambre et que le jour où cette majorité lui ferait défaut il se retirerait. Il donnait aussi, dans le même temps, un gage de son loyalisme républicain en se déclarant favorable à l'article de la nouvelle loi militaire par lequel la Chambre prétendait astreindre les séminaristes au service militaire. Peu après, Spuller, mis en cause, comme ministre des Cultes, à propos d'un acte de provocation que venait de se permettre l'évêque Pava (de Grenoble)[28], se défendait victorieusement en donnant lecture de la lettre très ferme adressée par lui à ce prélat, qui ne tarda pas à faire sa soumission (19 juillet). Le même ministre s'efforçait aussi, par une circulaire du 30 juillet, de mettre un terme à l'intrusion des prêtres étrangers auxquels certains évêques se permettaient de confier les fonctions sacerdotales. Enfin le nouveau gouvernement, loin d'entraver le vote final de la loi sur la liberté des funérailles, depuis si longtemps en suspens[29] entre les deux Chambres, l'accéléra dans la mesure du possible, si bien qu'adoptée par le Parlement tout entier, elle put être promulguée le 15 novembre 1887.

Il y avait donc injustice de la part de l'extrême gauche à représenter le cabinet du 30 mai comme captif et complice du parti clérical. Ce qu'il y avait de vrai, c'est que Rouvier n'hésitait pas, quand l'occasion s'en présentait, à déclarer irréalisable ou tout au moins fort dangereuse la séparation des Eglises et de l'Etat ; qu'il ne voulait rien dire ni rien faire qui pût préparer une pareille mesure. Ce qu'il y avait d'incontestable aussi, c'est que, tout en déclarant intangibles les lois scolaires de la République, le nouveau ministère les appliquait, dans la pratique, avec plus de ménagements pour le clergé que n'eussent voulu la gauche radicale et l'extrême gauche ; que la laïcisation du personnel des écoles publiques, ordonnée en principe par la loi du 30 octobre 1886, s'opérait avec une lenteur exaspérante pour le parti avancé ; que les congrégations continuaient d'échapper aux lois fiscales de la République avec une extrême facilité, et que nombre de communautés dissoutes en 1880 s'étaient reformées et ne prenaient plus guère la peine de dissimuler leur reconstitution. Ces ménagements pour l'Eglise, que les radicaux signalaient comme des indices de trahison, étaient, au fond, motivés principalement par la peur que le cabinet Bouvier avait de voir le clergé catholique et ses amis se jeter dans le parti de Boulanger, qu'on savait capable, depuis qu'il était exclu du gouvernement, de solliciter ou d'accepter toutes les alliances.

Ce général, nommé commandant de corps d'armée à Clermont-Ferrand, avait longtemps tardé à se rendre à son poste et la manifestation tumultueuse organisée autour de lui le jour de son départ à la gare de Lyon par la Ligue des patriotes aurait pu tourner en coup d'Etat, si, au dernier moment, le courage ne lui avait manqué (8 juillet). Du fond de l'Auvergne, d'ailleurs, cet agitateur sans vergogne ne cessait de troubler le pays, qu'une propagande éhontée inondait de journaux, de chansons et d'images destinés à faire pénétrer sa gloire jusque dans les chaumières. Le général quittait lui-même fréquemment — sans permission — sa résidence officielle pour venir à Paris se concerter avec ses partisans. Ce faux patriote, ce républicain sans foi devenait l'idole du peuple français. Vainement des républicains clairvoyants et fermes, comme Jules Ferry, dénonçaient avec indignation le Saint-Arnaud de café concert à qui l'engouement populaire pouvait d'un jour à l'autre permettre la restauration du césarisme, prélude probable de la guerre et de l'invasion[30]. La France ne voulait rien entendre. Il semblait qu'elle fût sur le point de devenir folle.

La situation, déjà si grave, le devint plus encore, en octobre et novembre, par suite du scandale retentissant de l'affaire Wilson, que nous n'avons pas à raconter ici et dont il suffira de dire que le député de ce nom, gendre du président Grévy, dénoncé pour des actes de corruption et trop longtemps soutenu par son beau-père, rendit bientôt impossible le maintien de ce dernier à l'Elysée. Grévy ne sut malheureusement pas s'exécuter de bonne grâce et en temps utile. Ses trop longues hésitations et son entêtement à garder un poste où il ne pouvait plus demeurer avec dignité firent naître à Paris une agitation qui, grandissant de jour en jour, parut vers la fin de novembre le prélude d'une véritable révolution. Quand il fut devenu manifeste qu'après sa retraite, jugée par tous obligatoire, le candidat à la présidence qui avait le plus de chances de triompher au Congrès n'était autre que Jules Ferry, les vieilles hostilités dont cet homme d'Etat avait été victime en 1885 se rallumère terriblement. Déroulède et la Ligue des patriotes, Clemenceau et l'extrême gauche, le Conseil municipal de Paris avec le parti socialiste se coalisèrent et résolurent d'empêcher à tout prix son élection. On parla de maintenir Grévy à la présidence ; et l'on chercha un homme assez téméraire pour se charger de constituer un nouveau ministère en y appelant Boulanger, qui se trouvait alors à Paris et au centre de toutes les intrigues. Serait-ce Freycinet ? Serait-ce Floquet ? Serait-ce Andrieux ? Serait-ce Clemenceau ? Toutes les combinaisons furent proposées et essayées dans les deux nuits historiques du 28 au 29 et du 29 au 30 novembre. C'est au cours de la seconde que, mystérieusement, deux agents de l'Union des droites, Mackau et Martinprey, vinrent offrir leur alliance à Boulanger, qui ne la repoussa pas et leur laissa espérer qu'une fois au pouvoir, il ne reculerait pas devant un coup d'Etat dont bénéficierait leur parti[31]. Finalement Clemenceau, qui, depuis longtemps et surtout depuis l'affaire de la gare de Lyon, suspectait fort le loyalisme républicain de son ancien protégé, se sépara définitivement de lui quand il comprit h son attitude et à ses propos qu'il était homme h violer la. Constitution ou à la laisser violer sans la défendre et se borna dès lors à chercher dans le parti républicain un homme de second plan, même opportuniste, qui pût, vu l'honorabilité de son nom et de sa probité personnelle, être préféré à Ferry pour la présidence de la République. Il trouva Sadi Carnot. Et c'est ainsi que, Grévy se résignant enfin à se démettre, Freycinet et Floquet étant abandonnés de leurs rares partisans, Jules Ferry s'abandonnant lui-même par patriotisme, le petit-fils de l'Organisateur de la victoire fut appelé le 3 décembre 1887 à la première magistrature de l'Etat.

 

V

Le successeur de Grévy était un homme de cinquante ans, qui appartenait au monde parlementaire depuis 1871 et qui avait déjà passé par plusieurs ministères — Travaux publics, Finances —, où il s'était fait honorablement connaître par sa compétence technique, ainsi que par sa rigide probité. Il portait fort dignement un nom très cher à la France républicaine. Caractère froid, triste et doux, il n'avait naturellement nul penchant pour la politique radicale et sa modération circonspecte, un peu timide, répugnait au programme du tout ou rien. Invariablement attaché à la foi politique de son père et de son aïeul, l'éducation n'avait fait de lui, en religion, ni un croyant ni un pratiquant. Mais un libéralisme fort large, fort tolérant, et des convenances de famille l'avaient rendu très respectueux du dogme et du culte catholique. Il était de ceux qui, sans vouloir livrer l'Etat à l'Eglise, croyaient à la possibilité d'une alliance loyale et féconde entre les deux pouvoirs et la politique du ralliement, qui devait être essayée sous sa présidence, était assurée d'avance de toute sa sympathie.

Il n'en chercha pas moins, très correctement, au lendemain de son avènement, à donner satisfaction aux radicaux, qui paraissaient pour le moment prépondérants à la Chambre, en invitant leurs chefs à former un nouveau ministère. Mais leurs exigences en matière de réformes rendirent cette tentative infructueuse. Ils demandaient comme un minimum l'élection du Sénat au suffrage universel et le dépôt d'un projet de loi sur les associations, prélude de la séparation des Eglises et de l'Etat. Les opportunistes purs, appelés. après eux, dans la personne de Fallières, ne réussirent pas mieux, par suite du refus du concours de leurs adversaires de gauche. Finalement, comme le temps pressait, vu qu'on était en décembre et que le budget de 1888 n'était pas encore voté, on dut se contenter provisoirement d'un cabinet d'affaires que constitua le 12 décembre l'honnête et ferme Tirard[32], personnage politique de second plan, dont les collaborateurs, également sans éclat et pris à peu près par moitié dans les deux fractions principales du parti républicain[33], formaient une concentration parfaitement insignifiante. Une pareille administration n'était évidemment capable que d'expédier les affaires courantes et ne pouvait être durable.

La division et la démoralisation du monde parlementaire étaient alors à leur comble. La Chambre des députés semblait s'émietter en groupes rivaux qui tendaient de plus en plus à s'isoler et à ne s'inspirer que de passions ou d'intérêts particuliers. Les socialistes avec Millerand, Basly, etc., l'extrême gauche avec Clemenceau et Pelletan, le parti radical avec Hoquet et Brisson, l'Union des gauches avec Ferry et les anciens amis de Gambetta, rendaient bien difficile le rétablissement de l'union dans le parti républicain. La réaction se morcelait, il est vrai, de plus en plus elle-même. L'Union des droites avec Mackau,  le groupe bonapartiste, le groupe royaliste, gardaient aussi séparément leur liberté d'action. Les indépendants de gauche et les indépendants de droite tiraient également de leur côté. Au Sénat la gauche radicale, l'Union républicaine, la gauche républicaine et la droite formaient autant de partis distincts et peu disposés à marcher d'accord. Ajoutons qu'au sein de chacun des groupes, déjà trop nombreux, que nous venons d'énumérer, la discipline tendait de plus en plus à disparaître. Un individualisme effréné régnait dans le Parlement, et surtout à la Chambre des députés. On y perdait le sens et le souci de l'intérêt général. Le nombre des hommes politiques qui ne s'inspiraient plus que de leur intérêt privé et lui sacrifiaient cyniquement la chose publique grandissait chaque jour. Les convoitises, les haines de personnes étaient partout. De là le discrédit croissant du monde et du régime parlementaire, discrédit que les meneurs du boulangisme et les ennemis de la constitution s'efforçaient d'augmenter par leurs déclamations et leurs calomnies et qui semblait devoir amener à bref délai la dissolution de la République.

Au milieu de ce chaos, les partis avancés parlaient toujours de réformes profondes, alors qu'il ne devait être question que de défendre les lois existantes, et le Concordat, que manifestement ils ne pouvaient détruire, était plus que jamais l'objet de leurs menaces. Les radicaux, relativement modérés, se bornaient pour le moment à demander une loi nouvelle sur le droit d'association. Les socialistes, dans un programme publié avec éclat en mars 1888, exigeaient la séparation absolue des Eglises d'avec les administra-ions publiques, les écoles, les établissements de bienfaisance, etc., la suppression du budget des Cultes, des congrégations religieuses, la liberté absolue de penser, parler, écrire, se réunir, s'associer, etc., etc.[34].

De pareils manifestes devaient avoir pour premier effet d'augmenter l'irritation du parti clérical et de fortifier son alliance naissante avec le boulangisme. Cette alliance, vaguement ébauchée à la fin de novembre, avait pris corps le mois suivant par de nouveaux pourparlers que le général avait eus mystérieusement avec les chefs de l'Union des droites[35]. Dès les premiers mois de 1888 la presse catholique en fournissait la preuve par l'ardeur avec laquelle elle commençait à soutenir la cause de ce personnage, naguère encore si vilipendé et si maltraité par elle. Boulanger, quoique inéligible, puisqu'il était encore en activité de service, était présenté comme candidat à la députation dans plusieurs départements, notamment dans les Bouches-du-Rhône et dans l'Aisne, par tous les fauteurs de la réaction, qui organisaient en sa faveur une propagande effrénée. Le gouvernement acquérait la preuve qu'au lieu de demeurer à Clermont-Ferrand, où son devoir militaire aurait dû le retenir, il venait fréquemment à Paris sans autorisation et sous divers déguisements, pour s'entendre avec ses complices. Il finit par se décider à le mettre en disponibilité (15 mars) et à le traduire devant un conseil d'enquête qui, le 26 mars, prononça sa mise à la retraite. Mais ces mesures tardives ne firent qu'augmenter, en fait, sa liberté d'action et n'arrêtèrent pas — loin de là — les progrès menaçants de sa popularité. Le brav' général devenait de plus en plus l'idole des foules. Une grande dame, non moins cléricale que royaliste, la duchesse d'Uzès, mettait à sa disposition plusieurs centaines de mille francs pour sa propagande. L'entraînement du suffrage universel était déjà tel que Boulanger était, le 7 avril, dans la Dordogne, où il n'avait jamais mis les pieds, nommé député par 59.000 voix contre 36.000 et que le 14 du même mois le département du Nord l'élisait par 172.000 contre 85.000. En présence d'un courant plébiscitaire d'une telle force, les amis clairvoyants et loyaux de la République ne pouvaient plus douter du danger qui les menaçait.

 

VI

Au milieu de l'émoi et de l'inquiétude causés par l'audace croissante du césarisme, l'impuissant ministère Tirard avait été facilement renversé (30 mars). Un cabinet représentant surtout le parti radical[36] avait été formé le 2 avril, sous la présidence de Charles Floquet, qui en était alors le représentant sinon le plus autorisé et le plus habile, du moins le plus bruyant et le plus en vue. Président de la Chambre des députés depuis 1885, cet homme politique aspirait depuis fort longtemps à la direction des affaires. Il se recommandait par un dévouement inaltérable à la République, beaucoup de confiance en son génie et dans toute la puissance des formules abstraites qui lui servaient de programme, enfin une grandiloquence un peu creuse, mais toujours généreuse, qui lui donnait la conviction d'être un grand orateur.

Le ministère Floquet avait été si ardemment souhaité par les radicaux qu'il lui fallait bien, en prenant possession de son pouvoir, leur donner au moins par de belles promesses de réformes un semblant de satisfaction. Il annonça sans retard son intention d'élaborer un projet de loi sur les associations, préliminaire indispensable, selon lui, pour le législateur comme pour le pays, du règlement définitif des rapports entre les Eglises et l'Etat[37]... C'était dire assez clairement que la séparation était le but final de sa politique[38]. Il y avait là de quoi effaroucher non seulement les conservateurs à outrance, mais les républicains timides de l'Union des gauches. Vainement le nouveau président du Conseil, interpellé à cet égard, s'efforçait-il de calmer les appréhensions de ces derniers en déclarant, le 21 avril, qu'il n'entendait, pas troubler la paix religieuse et que lorsqu'il proposerait un nouveau règlement des rapports de l'Eglise et de l'Etat, il ne porterait nulle atteinte à la loi religieuse ni à la liberté de conscience. Il lui fallait bien donner des gages positifs à ses amis, qui le pressaient de ne pas s'en tenir aux Promesses. Aussi déposait-il effectivement, le 2 juin, sur le bureau de la Chambre, son projet de loi annoncé sur la liberté d'association. Cette liberté, ledit projet. la proclamait en principe, comme on pouvait s'y attendre. Mais il la restreignait, dans l'application, comme de juste, à l'égard des ordres religieux, spécifiant par exemple que l'autorisation gouvernementale serait nécessaire à toute association où il entrerait des étrangers ; qu'elle serait toujours révocable, et qu'a, l'égard de celles qui seraient sous la dépendance d'associations ayant leur siège hors de France, le droit de dissolution appartiendrait toujours sans réserve à l'Etat.

Les tendances anticléricales du cabinet Floquet n'étaient donc nullement douteuses. L'Eglise et ses amis constataient d'autre part avec fureur que ces tendances, encouragées par l'exemple et le langage du gouvernement, gagnaient visiblement tous les pouvoirs publics, qui se prêtaient avec plus de complaisance que par le passé à la sécularisation de la vie civile et des mœurs publiques. Les tribunaux, qui jadis interdisaient le mariage aux prêtres catholiques dans tous les cas, admettaient maintenant, par une jurisprudence nouvelle et plus conforme aux principes de 1789, que le prêtre n'exerçant pas de ministère ecclésiastique rentrait dans le droit commun et ne pouvait être privé de ses droits d'homme et de citoyen[39]. La Cour de cassation, se mettant enfin d'accord avec le Conseil d'Etat, déclarait qu'en cas de délit commis par un membre du clergé au préjudice d'un particulier, ce dernier avait le droit de le poursuivre sans autorisation préalable dudit Conseil[40]. La justice consacrait les prétentions de l'administration en matière de droit de régale[41] prétentions vivement combattues par l'Eglise. Elle signalait l'abus du travail industriel imposé aux enfants dans certains couvents, comme celui du Bon-Pasteur de Cholet[42]. Enfin le gouvernement, à la suite de scandales qui s'étaient produits dans la colonie agricole de Cîteaux, n'hésitait pas à dissoudre la congrégation des frères de Saint-Joseph, justement incriminés à cette occasion (25 septembre 1888)[43].

Aussi le parti clérical, exaspéré, se faisait-il chaque jour avec plus d'ardeur l'auxiliaire du général Boulanger, dont il était, du reste, à peu près l'unique bailleur de fonds. Cet aventurier cynique et sans foi affirmait bien toujours à ceux de ses amis de l'extrême gauche qui lui étaient restés fidèles qu'il ne travaillait que pour eux et pour leur cause. Il était pourtant certain que ce n'était pas avec leur argent qu'il faisait campagne. Les Jésuites, dans la personne du P. du Lac, s'entremettaient entre lui et le parti royaliste, dont un agent attitré, le comte Dillon, était maintenant son principal lieutenant. En juin 1888, la duchesse d'Uzès, d'accord avec le comte de Paris, lui fournissait jusqu'à 3 millions pour sa propagande. L'administration de cette énorme subvention confiée à un comité où à côté d'Arthur Meyer[44], le juif converti — naguère encore publiquement vilipendé par Drumont — siégeaient le représentant le plus éloquent du parti catholique, c'est-à-dire le comte de Mun, et avec lui plusieurs royalistes de marque[45], devenus ainsi de fait les associés du juif Naquet, de l'athée Rochefort, ainsi que d'éhontés politiciens et de jouisseurs sans vergogne qui, comme le général qu'ils servaient, n'avaient ni mœurs ni religion et scandalisaient les honnêtes gens par les désordres de leur vie privée[46].

Toute la coalition nouvelle applaudit quand Boulanger vint le 4 juin, d'une allure césarienne, proposer à la Chambre une révision des lois constitutionnelles qui ne tendait à rien moins qu'à la suppression du gouvernement parlementaire et à l'établissement d'une dictature plébiscitaire. Elle applaudit encore quand, le 12 juillet, il vint sommer cette Assemblée de se dissoudre. Vainement Floquet, non moins brave que présomptueux, s'étant battu en duel avec le général, le blessa-t-il assez grièvement (14 juillet). L'idole populaire n'en devint que plus chère au suffrage universel. Boulanger venait de donner sa démission de député. Sa candidature fut aussitôt posée à la fois dans quatre départements. Et le journal des Assomptionnistes, la Croix, lui ayant demandé de rassurer publiquement ceux des électeurs que son passé de ministre anticlérical pouvait encore inquiéter un peu, le général répondit par un télégramme, que les bons Pères répandirent à profusion comme un engagement formel en faveur de l'Eglise : Je ne ferai jamais, quoi qu'il arrive, de persécution religieuse, car si j'en faisais, j'agirais contre ma conscience et mes intérêts (11 août 1888). Le résultat, c'est que Boulanger fut élu, le 19 août, en même temps dans la Charente-Inférieure, dans la Somme et dans le Nord, par de triomphantes majorités. L'élection du Nord à elle seule avait coûté 500.000 francs. Et les boulangistes d'extrême gauche, plus discrets ou plus naïfs qu'on n'eût pu le croire, persistaient à ne pas demander d'où venait l'argent ou à ne pas le savoir.

 

VII

Il n'est pas sans intérêt de rechercher ce que disait et faisait Léon XIII durant cette crise et durant l'étrange mêlée de partis dont la France était alors le théâtre. Rien de curieux comme la politique pratiquée à cette époque par ce pape avisé, cauteleux et retors, qui portait, quand il le voulait, à la perfection l'art de dire à la fois oui et non et d'exploiter tous les partis sans se livrer jamais sans réserve à aucun.

Un diplomate aussi averti et aussi pratique ne pouvait ignorer que l'immense popularité du général Boulanger était une force à utiliser et il était certainement homme à savoir s'en servir. Il était bien évident pour quiconque était un peu au courant des choses de l'Église que les chefs du parti clérical français qui consentaient à seconder les entreprises de cet aventurier ne le faisaient ni à l'insu du Saint-Père, ni contre son gré. Le comte de Mun, le P. du Lac, le nonce Rotelli — qui était en rapports fréquents avec le baron de Mackau — n'étaient pas hommes à se compromettre ainsi sans son ordre ou sans sa permission[47]. Mais Léon XIII ne voulait pas, on le comprend, s'engager personnellement avec eux dans l'aventure. Il fallait qu'il eût l'air d'y demeurer étranger.

Savait-on ce qui pourrait résulter de la crise qui éprouvait alors si cruellement la France ? Serait-ce la monarchie ? Serait-ce la République ? Serait-ce le despotisme ou la liberté ? Quoi qu'il dût arriver, il fallait garder les mains libres et, en attendant que la fortune eût pris parti, tenir un langage tel que l'on pût, après l'événement, se rallier au vainqueur, quel qu'il fût, sans avoirs l'air de renier ses principes.

Ce langage, Léon XIII le tint avec une aisance merveilleuse dans l'Encyclique Libertas, qu'il crut devoir publier justement au milieu de cette crise, le 20 juin 1888. On trouvera dans l'appendice de cette ouvrage des extraits de cette singulière profession de foi assez étendus pour donner une idée nette de l'art consommé avec lequel ce pieux sophiste savait manier à la fois le pour et le contre. Nous nous bornerons à dire ici que la liberté, telle qu'il prend soin de la définir dans ce document, consiste à pouvoir, grâce à l'appui des lois civiles, vivre selon les prescriptions de la loi éternelle. La loi éternelle, cela va sans dire, c'est la loi chrétienne, et la loi chrétienne, c'est la loi de l'Église. Cela revient à dire, et le pape à cet égard ne dissimula nullement sa pensée, que l'homme ne doit avoir d'autre liberté que celle du bien, c'est-à-dire celle d'obéir à l'Église. L'auteur n'admet pas en principe pour un peuple celle de disposer souverainement de lui-même. C'est une erreur, d'après lui, que le pouvoir public émane de la multitude comme de sa source première. La liberté des cultes n'est pas légitime en soi. Il faut servir Dieu dans la forme qu'il a prescrite, c'est-à-dire suivant la vraie religion. L'État, qui doit vivre d'accord avec l'Église, n'a pas le droit de s'abstenir d'un culte public et de ne pas préférer la vraie religion aux religions fausses. La liberté de la parole et de la presse n'est pas non plus un droit absolu. Le devoir de l'autorité publique est d'empêcher la diffusion des doctrines qui égarent l'esprit ou corrompent le cœur. Quant à la liberté d'enseignement, elle ne peut exister que pour ceux qui enseignent des choses vraies, et comme il ne peut exister aucune opposition entre les vérités naturelles et les vérités surnaturelles — c'est-à-dire la religion —, il s'ensuit que tout enseignement qui n'est pas rigoureusement conforme à la religion est nécessairement faux et ne doit pas être permis.

Voilà les principes dans toute leur rigueur, et Pie IX sans nul doute ne se fût pas exprimé autrement.

Mais les principes étant saufs, et sous réserve d'y revenir quand on se trouve le plus fort, Léon XIII admet que, quand on ne l'est pas, on se prête dans la pratique à certains accommodements. C'est pourquoi, après avoir répété que les diverses libertés énumérées ci-dessus ne sont pas légitimes, il ajoute paternellement :

Cependant de telles libertés peuvent être tolérées pour de justes causes, à la condition qu'elles ne dégénèrent pas en licence ; et là où les usages ont mis ces libertés en vigueur, les citoyens doivent s'en servir pour faire le bien, tout en les jugeant comme les juge l'Eglise... Il n'est pas défendu de préférer pour l'Etat des constitutions qui fassent la part de l'élément démocratique, à condition toutefois qu'on observe la doctrine catholique sur l'origine et l'exercice du pouvoir. L'Église ne réprouve aucune forme de gouvernement, du moment qu'elle est apte à procurer le bien de la nation, mais elle veut, et la nature s'accorde avec elle pour l'exiger, que leur établissement ne viole le droit de personne et respecte ceux de l'Eglise...

L'Encyclique Libertas était, en somme, une sorte d'acte conservatoire par lequel l'Église, déclarant une fois de plus inaliénables et imprescriptibles ses prétendus droits, se réservait d'en user en fait avec plus ou moins de rigueur, suivant les possibilités et les circonstances.

En attendant que la fortune se prononçât en notre pays soit pour la République, soit pour le Césarisme, soit pour la Monarchie Léon XIII pensait que le Saint-Siège avait intérêt à traiter avec de grands ménagements une nation qui s'était si longtemps parée du titre de fille aînée de l'Église et qui, même sous son gouvernement démocratique, pouvait encore être amenée à coopérer au bien de la religion. Il y avait, du reste, dans la politique mondiale de la papauté, certaines questions sur lesquelles l'accord semblait devoir toujours se maintenir entre la France et le Vatican, quel que fût le gouvernement de notre pays. C'est ainsi qu'au sujet du protectorat que, grâce à d'anciennes capitulations — plusieurs fois confirmées —[48], la France exerçait, dans l'Orient ottoman, sur les écoles, les églises et les monastères catholiques, le Saint-Siège estimait que ses intérêts ne différaient pas des nôtres et se montrait toujours disposé à nous soutenir. Aussi, le gouvernement du Quirinal ayant à l'époque qui nous occupe la prétention de soumettre à son autorité les écoles catholiques d'Orient que dirigeaient des religieux italiens, Léon XIII la repoussait-il péremptoirement. Il était, d'ailleurs, d'autant moins porté à l'admettre que le gouvernement italien, ayant obtenu en 1887 le renouvellement de la Triple-Alliance, avait cessé de faire des avances au Vatican et, non seulement ne parlait plus d'amender la loi des garanties, mais bravait plus fièrement que jamais la papauté par l'élaboration d'un Code pénal dont la rigueur à l'égard des délits commis par les ecclésiastiques était dénoncée par le pape comme l'atteinte la plus sacrilège aux droits de l'Église[49]. Léon XIII ne perdait maintenant aucune occasion de faire entendre au monde catholique ses revendications au sujet du pouvoir temporel. Il les faisait entendre avec un éclat tout particulier lors des fêtes jubilaires qui lui amenèrent, en janvier 1888, de toutes les parties de la chrétienté, tant de pèlerins et tant d'offrandes[50]. Il les renouvelait encore après la promulgation du Code (juillet) et en termes tels que beaucoup de fidèles — un peu naïfs — se demandèrent s'il n'avait pas cette fois l'intention de quitter Rome. Entre temps, il faisait publier par la Propagande (22 mai 1888) une circulaire qui déniait formellement à l'Italie le protectorat des missions d'Orient et en confirmait expressément le privilège à la France[51] ; ce qui devait amener le ministre Crispi à essayer quelque temps après, sans grand succès d'ailleurs, de laïciser les écoles italiennes du Levant[52].

Ce n'était pas seulement dans l'Orient turc que nos privilèges religieux étaient menacés. Ils l'étaient également en Chine, où, dès 1882, le cabinet de Berlin avait déclaré vouloir protéger lui-même les missionnaires catholiques allemands, jusqu'alors protégés exclusivement par la France en vertu des traités. L'Italie avait émis, en 1885 et 1886, la même prétention. Cependant, tant bien que mal, nos droits avaient été maintenus et reconnus en fait par le Tsong-li-Yamen jusqu'en 1888. A cette époque, il est vrai, le gouvernement chinois finit par faire à l'Allemagne deux concessions très graves en consentant à ce que ses missionnaires fussent admis dans le Céleste Empire avec des passeports allemands et en déclarant même qu'il ne serait tenu compte, pour eux, que de ces passeports. L'Italie réclama aussitôt et obtint le même privilège. Qu'allait faire le Pape ? Depuis la mort du vieil empereur Guillaume Ier et le règne éphémère de son fils Frédéric III[53], l'Allemagne avait à sa tête l'ambitieux et remuant Guillaume II, prince jeune, entreprenant, qui s'était hâté d'accourir à Rome et avait eu audience du Saint-Père au Vatican le 12 octobre 1888. Léon XIII l'avait accueilli paternellement, mais n'ayant pu, en fait, obtenir de lui de concessions sérieuses, ne lui en avait pas fait non plus ; si bien que, lorsqu'en novembre, les deux cabinets de Berlin et du Quirinal eurent notifié à la France leurs nouveaux arrangements avec la Chine et que la France eut fait entendre ses réclamations, le Pape donna presque entièrement raison à cette dernière puissance. Il fit en effet inviter les missionnaires de Chine à s'adresser comme autrefois aux consuls de France pour la protection de leurs droits. Il ne tint aucun compte des prétentions de l'Italie. Tout au plus, pour l'Allemagne, consentît-il à ce que les religieux de cette nation pussent se servir de passeports allemands, mais sans leur en faire une obligation (novembre 1888, avril 1889)[54].

Par ces procédés bienveillants et courtois, Léon XIII montrait une fois de plus combien il tenait à ne pas s'aliéner la France, quelle que dût être dans un avenir prochain la forme de son gouvernement. Il évitait, du reste, soigneusement, de compromettre personnellement sa dignité pontificale dans l'aventure boulangiste, où tant d'amis de l'Eglise se laissaient alors entraîner sans retenue et sans pudeur. C'est ainsi que Boulanger qui, quoique marié, vivait ostensiblement en concubinage avec une femme mariée, ayant demandé au pape l'annulation de son mariage pour pouvoir épouser sa maîtresse, Léon XIII, fort sagement, refusa de donner au monde chrétien un pareil scandale ; ce qui amena le général acclamé par tant de bons catholiques à faire un nouvel éclat en introduisant devant les tribunaux une instance en divorce contre sa femme[55].

D'autre part, avec non moins de sagesse, le pape continuait à encourager et à soutenir ceux des évêques français, encore bien rares, qui, sans cesser d'être orthodoxes, gardaient une attitude correcte envers le gouvernement de la République et pour cela étaient en butte aux menées de leur clergé, ainsi qu'aux attaques les plus violentes des cléricaux intransigeants. Nous le voyons notamment à cette époque manifester plusieurs fois sa bienveillance pour l'archevêque de Tours, Meignan. Ce prélat, comme son ami Juteau, le nouvel évêque de Poitiers[56], était chaque jour menacé, vilipendé par une feuille ultra-catholique, le Journal d'Indre-et-Loire, dont le directeur, Delabaye[57], allait bientôt donner tête baissée dans le boulangisme. Il fallut que le pape, par un bref d'une grande sévérité envers ce dernier, se déclarai ouvertement en faveur de l'archevêque pour que cette campagne de diffamation et d'outrages contre des princes de l'Église fût enfin suspendue[58].

Ce n'était pas seulement par prudence que Léon XIII évitait de prendre publiquement parti entre la République et la coalition boulangiste. C'était aussi par légitime souci d'une entreprise qui lui tenait alors fort au cœur et pour le succès de laquelle la République, encore debout, pouvait lui être d'un puissant secours. Il faisait à ce moment grand étalage de son zèle contre l'esclavage, que l'Église avait si longtemps toléré, reconnu, défendu. Fidèle à sa vieille habitude d'embrasser avec éclat la cause des réformes sociales entreprises par d'autres et qu'il n'était plus possible d'entraver, revendiquant audacieusement pour l'Église tout l'honneur du progrès accompli en dehors d'elle, souvent même malgré elle, il venait de lancer, par l'encyclique In plurimis (8 mai 1888) un éloquent appel à l'humanité en faveur des nègres qui, soit au Brésil, soit en Afrique, étaient encore privés de leur liberté. Cet appel, le Brésil ne l'avait pas attendu, puisqu'il venait tout justement de décréter l'affranchissement de tous ses esclaves. Pour la traite odieuse des noirs, qui sévissait toujours dans l'intérieur du continent africain, les grandes puissances européennes l'avaient déjà condamnée en principe à la conférence de Berlin (1884-1885) et se préparaient à prendre des mesures efficaces pour la supprimer en fait. Léon XIII, à l'instigation du cardinal Lavigerie, dont l'art de mise en scène venait encore de s'exercer avec succès dans une cérémonie tapageuse au Vatican[59], prétendait maintenant faire de la propagande anti-esclavagiste une croisade purement pontificale. L'archevêque d'Alger et de Carthage parcourait en son nom la France, l'Angleterre, la Belgique (juin-juillet), prêchant avec éclat en faveur des noirs, menaçant l'islamisme, créant des comités et par-dessus tout recueillant de l'argent. Un peu plus tard, on l'entendit aussi en Espagne et en Italie. Le but final de cette campagne était de provoquer la réunion d'un congrès où les États chrétiens travailleraient de concert à l'abolition générale et définitive de l'esclavage. L'entreprise était certes fort noble et fort louable. Seulement le pape entendait que la direction des travaux de ce congrès lui fût confiée et, naturellement, Lavigerie comptait bien présider cette assemblée comme représentant du Saint-Père. Ainsi la papauté, dépouillée de son domaine temporel, aurait repris officiellement son rang de grande puissance politique dans le monde. Ce n'était rien moins, on le voit, que la présidence de la république chrétienne qu'elle revendiquait par ce moyen détourné. Mais les gouvernements qu'elle prétendait s'inféoder ne devaient, on le conçoit, goûter que médiocrement un pareil projet et de fait aucun d'eux ne l'accueillit favorablement. Ils ne rejetaient pas l'idée d'un congrès anti-esclavagiste et ils la réalisèrent plus tard[60], mais ils entendaient la réaliser seuls, sans le concours du pape. La France en particulier était d'autant moins portée à faire bon accueil aux insinuations de Léon XIII et de Lavigerie que l'archevêque de Carthage lui donnait, à cette occasion même, un nouvel et fort grave sujet de mécontentement. Au cours de ses prédications en Italie, où il se sentait impopulaire — comme fauteur de la politique française en Tunisie —, ce prélat ne s'était-il pas avisé d'indiquer très nettement à nos voisins la Tripolitaine comme une zone d'influence — et plus tard de domination — qui leur revenait de droit ? On comprend dans quel embarras un tel langage, tenu par un Français, devait mettre notre gouvernement vis-à-vis de l'Europe et particulièrement de l'empire ottoman, dont Lavigerie menaçait ainsi l'intégrité garantie par les traités. On conçoit aussi la défaveur marquée de ce gouvernement pour le projet de congrès pontifical dont, vers la fin de 1888, le pape pouvait déjà prévoir le pitoyable avortement.

 

VIII

Cette défaveur, sans faire sortir Léon XIII de son calme habituel et sans le pousser aux partis extrêmes, devait avoir pour effet de e rendre plus indulgent pour la politique boulangiste du clergé français, qui, perdant toute retenue, se livrait à peu près sans réserve au général et à ses amis. A très peu d'exception près, les membres de ce clergé ne croyaient plus devoir aucun ménagement u gouvernement de la République, qu'ils jugeaient perdu et dont les imprudences de langage lui servaient de prétexte pour crier plus haut que jamais à la persécution et au martyre. Le verbeux et naïf Floquet, réduit pour le moment à l'impuissance parfaite d'exécuter et même de tenter la moindre réforme, n'en continuait pas moins, pour n'avoir pas l'air de renier son programme radical, à parler de révision de la Constitution, de séparation des Eglises et de l'Etat, de loi nouvelle sur les associations. Il eût mieux valu n'en rien dire, et l'important pour l'heure n'était pas de changer l'aménagement intérieur de l'édifice républicain, mais d'empêcher l'ennemi d'y mettre le feu. C'est là ce que représentait Challemel-Lacour, le 19 décembre, dans un discours amer et dédaigneux selon sa manière[61]. C'est ce que deux jours plus tard répétait Jules Ferry, qui s'attachait particulièrement à démontrer combien la dénonciation du Concordat serait pour le moment inopportune et impolitique, combien la République avait intérêt il maintenir le statu quo en matière religieuse et à ne pas diviser ses forces en présence de l'ennemi[62].

Le monde parlementaire, plus morcelé que jamais, démoralisé, discrédité par son incohérence, son défaut de suite et aussi par la corruption, dénoncée ou soupçonnée[63], de certain de ses membres, était au commencement de 1889 en parfait désarroi. Le ministère Floquet n'avait plus qu'un semblant d'autorité. Il ne l'eut même plus quand, après ses fanfaronnades, le général Boulanger eut obtenu, le 27 janvier, en plein Paris, un triomphe électoral auprès duquel ses victoires antérieures paraissaient presque, insignifiantes. Après le Nord, la Somme et la Charente-Inférieure, le département de la Seine, où Hoquet avait cru la République inexpugnable, acclamait par 244.000 voix l'agitateur éhonté que tous les partis de la réaction voulaient porter au pouvoir suprême. Et ce triomphe était dû pour une bonne part aux menées du clergé qui, dans cette élection comme dans les précédentes, avait servi de son mieux le syndic des mécontents[64].

A ce coup les plus optimistes durent bien convenir que la République était en danger. Si Boulanger eût été vraiment un homme hardi, il eût pu, le soir du 27 janvier, marcher avec la foule sur l'Elysée, et le conseil lui en avait été donné. En tout cas il espérait bien s'y installer a bref délai. Ses partisans ne dissimulaient pas leur espoir de le voir présider, au mois de mai, comme chef de l'Etat, à l'ouverture de l'Exposition universelle de 1889. Il fallait le mettre au plus tôt hors d'état de nuire. L'honnête et redondant Floquet, qui avait si peu su l'empêcher de grandir, fut, dès le 14 février, écarté du pouvoir et l'on s'occupa de former un ministère qui, sans être ni radical ni opportuniste, fût essentiellement un gouvernement de résistance républicaine.

Après quelques jours de tâtonnements, Tirard fut rappelé aux affaires (21 février). Ce n'était pas un grand homme. Mais c'était à coup sûr un républicain courageux et dévoué. Ajoutons qu'en confiant le département de l'intérieur, qui était alors le plus important de tous, à un homme de résolution et d'à-propos comme Constans, qui avait depuis longtemps fait ses preuves, il eut la main singulièrement heureuse. On le vit bien quand, fort peu de jours après, la Ligue des patriotes qui, depuis trop longtemps, encombrait Paris et devenait inquiétante[65], fut tout à coup-dissoute et que plusieurs complices de Boulanger, en attendant Boulanger lui-même, furent traduits en justice (février-mars 1889).

Il était d'autant plus urgent de réagir avec vigueur contre les néo-césariens que l'alliance contractée avec eux par le parti de l'Eglise éclatait maintenant à tous les yeux. A la suite d'une négociation en règle entre le directeur du Journal d'Indre-et-Loire, Delahaye, et Alfred Naquet, âme damnée du général[66], il avait été convenu que Boulanger et ses principaux lieutenants iraient à Tours et prendraient, dans une réunion solennelle, des engagements publics envers l'Eglise. Ils y allèrent effectivement, et, le 17 mars, on put entendre, après un discours équivoque du juif qui avait fait voter la loi du divorce, le général déclarer, aux applaudissements enthousiastes d'une assemblée cléricale, qu'il fallait que la République fût libérale et tolérante, que les croyances devaient être respectées, qu'on devait rompre avec un système d'oppression qui blessait la conscience des uns sans donner aux autres aucun des résultats qu'ils appelaient de leurs vœux. La République telle que je la conçois, disait-il enfin, doit répudier l'héritage jacobin de la République actuelle, elle doit apporter au pays la pacification religieuse par le respect absolu de toutes les croyances et de toutes les opinions.

Le clergé savait bien ce que cela voulait dire. Mais il n'eut pas longtemps à se réjouir du pacte qu'il jugeait devoir lui être si profitable. Grâce à la vigueur du nouveau ministère et particulièrement du ministre de l'Intérieur, les événements se précipitèrent bientôt à la stupéfaction et à la confusion complète du parti boulangiste. Menacé de poursuites devant la Haute-Cour — c'est-à-dire devant le Sénat — pour attentat à la sûreté de l'Etat, le général, qui n'avait pas plus de sang-froid que de conscience et de bon sens, prit honteusement la fuite dès le 1er avril, ainsi que ses amis Dillon et Rochefort, et se réfugia en Belgique, d'où un peu plus tard il devait passer en Angleterre. Il ne -pouvait rien faire de plus avantageux pour la République. Un militaire qui se dérobe au danger est en tout pays disqualifié. Il l'est particulièrement dans le nôtre, et Boulanger en quittant la France avait porté à sa popularité un coup dont elle ne devait pas se relever. Il faut ajouter qu'aux yeux de la grande majorité du public, fuir devant la justice c'était s'avouer coupable. Aussi eût-il beau lancer de loin protestation sur protestation, encourager ses fidèles, invectiver ses ennemis, injurier le gouvernement, annoncer à plusieurs reprises son retour. Comme il restait toujours prudemment en exil et ne revint point, au jour du jugement, tous ses manifestes furent sans effet. Décrété d'accusation, ainsi que Rochefort et Dillon, il fut, comme eux, après une assez longue instruction, condamné par contumace à la déportation (14 août 1889). La France, dont six mois auparavant il avait été l'idole, laissa faire. il devint dès lors évident que le mal boulangiste était conjuré et que la République sortirait victorieuse de la crise.

 

IX

C'est ce que malgré tout ne paraissaient pas comprendre le clergé et ses partisans, qui s'étaient jetés si passionnément, si aveuglément dans l'aventure, et qui s'entêtèrent contre toute espérance dans une alliance ou plutôt dans une complicité si peu honorable pour l'Eglise. Pas plus à cette époque qu'au 16 mai ils ne surent voir que le peuple français, s'il est sujet parfois à de funestes entraînements, a malgré tout un fond de bon sens qui se retrouve souvent en temps utile et qui, une fois retrouvé, résiste victorieusement aux séductions. Le spectacle des diverses fractions du parti républicain s'unissant étroitement[67], comme en 1877, pour faire bloc contre l'ennemi commun, aurait dû les rendre plus sages. Il n'était plus question pour le moment, dans ce parti, de réviser la Constitution, ni de séparer l'Eglise de l'Etat. Jules Ferry, dans plusieurs discours qui eurent alors le plus grand retentissement, s'attachait principalement à rassurer les républicains conservateurs qui tenaient au maintien du Concordat. Il ne craignit même pas de faire au parti catholique quelques avances[68], déclarant, par exemple, à la Chambre, le 6 juin que, s'il considérait les lois scolaires comme intangibles, il n'en était pas moins attaché profondément à la paix religieuse de son pays. Je suis prêt à reconnaître que les associations religieuses ont droit, au temps où nous sommes, à un régime plus approprié à l'état de nos mœurs, à un régime plus souple et plus libéral que celui de 1792[69]... Ce langage qui, en d'autres circonstances, eût soulevé d'indignation les radicaux, ne les empêchait pas maintenant de faire campagne avec les chefs de l'opportunisme, fraternellement et la main dans la main. Floquet, sans renier son programme ni renoncer à ses espérances[70], se ralliait noblement au ministère Tirard et le servait de son mieux. Il en était de même de Clemenceau. Il n'était pas jusqu'aux représentants du parti socialiste qui, comme Joffrin, ne fissent aussi loyalement campagne' avec le gouvernement contre le boulangisme. Lissagaray mettait pour la circonstance au service de Constans sa plume acérée et vigoureuse. Les survivants de la Commune dont quelques-uns, étaient entrés depuis peu à la Chambre, se remettaient momentanément dans le rang et faisaient face avec leurs anciens proscripteurs l'ennemi commun.

Or au moment où le parti républicain donnait de pareilles preuves d'esprit politique et de sagesse, les partis de réaction, et plus que tous peut-être le parti clérical, semblaient totalement frappés de vertige. Ce n'étaient pas seulement par de violentes récriminations contre la politique de laïcisation pratiquée par la République depuis dix ans que les chefs de la droite, ainsi que les princes qu'ils représentaient et que leurs amis du clergé, s'efforçaient une fois de plus d'arracher la France au régime de la liberté. C'était aussi par des programmes d'avenir qui ne dissimulaient pas au pays l'intention d'en finir une bonne fois avec les principes de 89. Le comte de Mun ne se bornait pas à repousser avec hauteur — comme il le fit dans son discours du 8 juin — les avances de Jules Ferry, à déclarer que ni lui ni ses amis ne pouvaient oublier ce qu'il avait fait contre la religion et que c'était lui que la France chrétienne regardait comme responsable de tout le mal accompli dans ces dernières années. Après avoir fait, pendant plusieurs mois[71], élaborer par des assemblées provinciales un plan complet de contre-révolution, il présidait, le 26 juin, à Paris, une assemblée centrale composée de leurs délégués et prononçait un discours qui n'était que la paraphrase éloquente des vœux émis par ces délégués. Or il suffit d'énumérer ici les principaux de ces vœux pour donner une idée de ce que demandaient et croyaient possible, cent ans après la Révolution, ces revenants de l'ancien régime.

Vœux pour que la France prenne comme base de ses institutions les enseignements de l'Evangile et de l'Église ; pour l'indépendance du pape ; pour l'arbitrage suprême du Saint-Père entre les nations ; pour l'interprétation sincère du Concordat ; pour le repos légal du dimanche ; pour que l'Eglise ait le droit d'acquérir et de posséder ; pour que les clercs soient exemptés du service militaire ; pour qu'il soit revenu sur la sécularisation des cimetières et des cloches ; pour que l'indemnité due au clergé ne soit pas inscrite au budget, mais assurée par une dotation permanente et convenable ; pour que le service des aumôniers soit assuré dans l'armée, ainsi que dans les hôpitaux, hospices et établissements pénitentiaires ; pour que l'autorité civile -ne puisse s'ingérer dans l'administration des menses épiscopales... Vœux pour la libre organisation corporative de l'industrie... Vœux pour qu'à la représentation actuelle soit substituée la représentation par groupes coordonnés et définis... pour la gratuité des fonctions électives... pour le retour progressif à la vie provinciale... pour la liberté d'association... pour que la liberté des pères de famille pour les successions soit plus grande... abrogation du divorce... Vœux pour la liberté de l'Eglise, pour la liberté de la charité, pour la concession de la personnalité civile et la suppression des impôts sur les associations charitables... pour le rétablissement des religieuses dans les hôpitaux ; pour la liberté de conscience accordée aux mourants[72]... pour la surveillance des prêtres établie sur les enfants assistés de la paroisse... le remplacement de l'armée permanente par une armée d'élite, engagés et rengagés, etc., etc.

Ce programme invraisemblable, que ses auteurs intitulaient bravement les Cahiers de 1889, était certainement ce que le parti clérical pouvait imaginer de plus efficace pour assurer sa défaite. Les anticléricaux, que leurs adversaires accusaient d'exagération et de mensonge quand ils imputaient à l'Eglise de pareils projets, n'avaient qu'à le faire lire aux électeurs pour leur prouver combien ils étaient dans le vrai. L'effet de déclarations aussi franches, mais aussi malencontreuses, sur le suffrage universel n'était, dès cette époque, nullement douteux.

L'exaspération du clergé et de ses fauteurs fut portée au paroxysme par la nouvelle loi militaire qui, après tant d'années de tiraillements entre les deux Chambres, fut enfin votée et promulguée le '18 juillet 1889. Cette loi traitait pourtant les séminaristes, que la France républicaine désirait depuis si longtemps voir soumis au régime de l'égalité, avec une modération remarquable. La Chambre, pour n'en pas retarder davantage la mise en vigueur, avait fini par faire au Sénat cette double concession qu'ils ne serviraient qu'une année — au lieu de trois — en temps de paix et qu'en cas de mobilisation ils ne serviraient que comme infirmiers. La loi nouvelle n'en provoqua pas moins un déchaînement extraordinaire de fureurs cléricales, de prédictions sinistres et d'injures contre la République[73]. C'était décidément l'abomination de la désolation. Forcer des citoyens français qui se destinaient à dire la messe à servir leur pays comme les autres, c'était un sacrilège inexpiable, un attentat aux droits de Dieu ; le recrutement du clergé deviendrait dès lors impossible[74] ; la République prouvait une fois de plus qu'elle voulait la mort de l'Église.

Les élections générales qui devaient avoir lieu en septembre pour le renouvellement de la Chambre des députés allaient fournir au parti clérical une nouvelle occasion de manifester sa haine au régime existant. C'est avec la plus aveugle fureur que ce parti aida en cette circonstance la faction boulangiste, désemparée, mais encore vivace, à jouer sa dernière partie. C'est à Londres, avec les condamnés de la Haute-Cour, que les représentants de l'autel, comme du trône, allèrent dresser la liste des candidats royalistes ou césariens — mais généralement dévoués à l'Eglise — qui, alliés aux Laguerre et aux Vergoin, devaient se présenter devant le suffrage universel au nom de la République honnête. Le comte de Paris, lui, une fois de plus, se croyait à ka veille d'être appelé au trône[75], avança, comme précédemment la duchesse d'Uzès, plusieurs mil-ions pour la campagne électorale ; les royalistes de marque en fournirent plusieurs autres et un comité monarchiste, dont faisait encore partie le comte de Mun, fut chargé de l'administration de cette caisse. Les pèlerinages à Lourdes ou ailleurs furent organisés à grand fracas dans tout le pays, comme au temps de l'Ordre moral, pour appeler la bénédiction du ciel sur la bonne cause. Si la Gazette de France persistait vertueusement à ne pas vouloir frayer avec l'aventurier qu'un journal boulangiste désabusé[76] appelait dédaigneusement un héros d'alcôve, la Croix des Pères assomptionnistes se montrait moins pudibonde. L'Autorité, le Gaulois, sans se dissimuler l'indignité morale du personnage, déclaraient que toutes les alliances étaient permises contre la République et, en n'importequistes qu'ils se vantaient d'être, recommandaient le boulangisme comme une catapulte pour faire un trou au pouvoir et s'en emparer. Cassagnac avait déclaré peu auparavant que Boulanger et ses lieutenants n'étaient, il est vrai, que des déserteurs de différents partis, des balayures et scories de la République et de la monarchie, des faméliques, des parasites qui vivent sur la bête, bref, un parti de sac et de corde[77]. Et il invitait bravement les électeurs à voter pour eux !

Quant aux curés, ils marchaient en masses serrées sous la bannière boulangiste, et cela non seulement par choix, mais par ordre de leurs évêques, qui, à peu d'exceptions près, leur en faisaient un devoir. Vainement le garde des sceaux, Thévenet, adressait-il au clergé (le 4 septembre) une circulaire pour lui rappeler expressément qu'il était interdit aux prêtres de manifester des préférences politiques dans l'exercice de leurs fonctions sacerdotales et d'abuser d'une manière quelconque du crédit ou de l'autorité que pouvait leur donner leur caractère. Les chefs des diocèses n'en adressèrent pas moins, pour la plupart, à leur clergé des lettres pastorales qui, malgré quelques précautions de langage, ne dissimulaient guère leur profonde aversion pour le régime républicain[78]. Un des plus modérés, Lavigerie, écrivait à cette occasion : On nous trouvera toujours disposés à rendre à César ce qui est à César, mais jamais nous ne pourrons oublier que nous devons rendre à Dieu ce qui est à Dieu. Jamais on ne nous fera courber la tête sous le joug des exigences tyranniques, antichrétiennes, de la franc-maçonnerie... Plus brutalement, l'archevêque d'Aix, Gouthe-Soulard[79], s'exprimait en ces termes : ... C'est un devoir de voter ; c'est un devoir rigoureux de bien voter ; mal voter, c'est un péché ; vous coopérez au mal qui sera fait par vos représentants, puisque vous les aurez librement choisis... Si vous trouvez que vos élus ont obéi au mot d'ordre de la maçonnerie et non au vôtre, qu'ils vous ont humiliés et indignés par leurs laïcisations, leurs expulsions et leurs crochetages ; qu'ils vous ont accablés d'impôts et criblés de dettes ; qu'ils ont porté atteinte à votre liberté dans les plus essentiels, les plus inviolables de vos droits de pères et de chrétiens ; eh ! bien, avec votre terrible morceau de papier de 4 centimètres carrés, dites-leur ont été des serviteurs infidèles et que vous leur donnez congé, puisque vous êtes les maîtres. Agissez en maîtres, vous êtes les maîtres !...

Ainsi le suffrage universel, la démocratie, n'avait pas à cette heure d'amis plus chauds, de prôneurs plus complaisants que nos évêques. L'exemple de l'adulation envers les classes populaires leur était, d'ailleurs, donné par le Saint-Père lui-même, qui, bien que toujours soucieux de ne pas se compromettre par une attaque directe contre nos gouvernants, venait, sous prétexte de glorifier saint Joseph, protecteur de l'Eglise universelle, de publier une Encyclique flagorneuse pour les prolétaires et opportunément destinée à leur rappeler la sollicitude de l'Eglise pour leurs intérêts, ainsi que pour leur dignité[80] (15 août 1889).

Tout cet immense effort de cléricalisme et de réaction ne devait aboutir, en 1889 comme en 1877, qu'à un pitoyable avortement. Alors, comme au temps de l'Ordre moral, le clergé et les monarchistes ses amis n'avaient su tabler que sur l'ignorance et l'imbécillité des masses populaires.-Or la foule était manifestement moins ignorante qu'autrefois. Grâce à la presse à un sou, grâce à la liberté de réunion et de discussion, grâce à l'enseignement répandu à flots sous tant de formes diverses, l'ouvrier, le paysan même commençaient à savoir ce que c'était que la République et ce que la France lui devait. Il y avait aussi chez eux plus de bon sens natif que les prêtres et les hobereaux ne voulaient le croire et ce bon sens, après une période d'affolement à laquelle la fuite du brav' général avait mis un terme, reprenait ses droits. Boulanger, discrédité, disqualifié devant l'opinion, avait eu beau, en juillet, lors du renouvellement partiel des conseils généraux, faire poser sa candidature à la fois dans 80 départements ; 12 circonscriptions seulement lui avaient donné la majorité. Aux élections législatives, deux lois récentes[81], qui rétablissaient le scrutin d'arrondissement et ne permettaient pas à un même candidat de se présenter dans plus d'un collège, avaient déjoué par avance la tactique plébiscitaire de l'aspirant dictateur. Boulanger était du reste inéligible partout depuis sa condamnation par la Haute-Cour. Les suffrages qui lui furent accordés dans le XVIIIe arrondissement de Paris ne furent pas comptés et le socialiste Joffrin, son concurrent, qui en avait obtenu moins que lui, n'en fut pas moins — très légalement — proclamé député. Les deux scrutins du 22 septembre et du 6 octobre 1885 furent en somme l'écrasement de son parti. Les boulangistes proprement dits, présentés par le Comité républicain national[82], ne l'emportèrent guère que dans une quarantaine de circonscriptions et le parti républicain (sans épithète), avec ses 366 élus, forma la grande majorité de la nouvelle Chambre.

Il est vrai que, comme en 1885, les divers partis de réaction — royalistes, bonapartistes — pouvaient encore former un bon tiers de cette Assemblée et que la majorité républicaine de 1889 manquait, comme sa devancière, d'homogénéité et de cohésion. Les radicaux, un peu discrédités depuis le ministère Floquet, étaient sans doute fort diminués de nombre, mais ils constituaient encore, avec les socialistes, un bloc de plus de cent députés, qui, en s'unissant à l'occasion à la droite pouvaient, comme précédemment, mettre en échec le groupe compact d'environ 250 modérés qui représentaient avec eux la cause républicaine dans la nouvelle Chambre. Les adversaires de la République pouvaient donc de nouveau, dans des circonstances graves, la réduire à l'impuissance par d'habiles manœuvres parlementaires et ils ne devaient point s'en faire faute. Mais leur opposition ne constituait en somme qu'une puissance négative. Un grand résultat était acquis, c'est qu'une fois de plus la France nouvelle avait résisté à l'assaut de la France d'autrefois et que le centenaire de la Révolution l'affermissait dans ses positions au lieu de l'en déloger.

L'Eglise, qui, depuis 1870, semblait prendre à tâche d'accroître en France son impopularité, s'était, ainsi que ses amis les royalistes, associée avec tant de passion et tant d'éclat aux menées du parti boulangiste qu'entraînée maintenant dans sa chute profonde, elle semblait devoir partager la déconsidération et le ressentiment dont il était l'objet. Que la République, qui, depuis longtemps, avait tant de raisons de lui en vouloir, se laissât plus que précédemment aller aux représailles et voulût cette fois prendre plus sérieusement sa revanche qu'au lendemain du 16 mai, cela pouvait paraître de bonne guerre et n'avait au premier abord rien d'improbable. Or, par un de ces revirements étranges ; mais non sans exemple dans l'histoire psychologique du peuple français, c'est justement tout le contraire qui allait se produire dans notre pays. Et c'est ce phénomène imprévu que nous allons avoir à expliquer, en le racontant, dans la troisième partie de cette histoire.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] La proposition déposée par Gambetta au lendemain de son ministère avait donné lieu à un projet de loi qui, depuis 1883, était ballotté entre les deux Chambres et avait été entièrement remanié en 1886 par le général Boulanger. Le service militaire des séminaristes était la pierre d'achoppement qui arrêtait tout. Au Palais-Bourbon l'on voulait qu'ils restassent trois ans au régiment ; au Sénat on trouvait qu'une année était suffisante ; nous parlons des républicains ; car leurs adversaires demandaient l'exemption complète.

[2] La démocratie, son avenir social et religieux. Après avoir montré, par une longue comparaison entre le passé et le présent, tout ce que le régime démocratique avait d'équitable et d'avantageux pour les peuples modernes, l'auteur ne craignait pas d'écrire : Un mouvement démocratique emporte le monde moderne avec une force irrésistible que rien n'arrêtera... Du reste, ce mouvement était inséparable, à son sens, du mouvement chrétien. ... D'ici à un nombre d'années qui ne saurait être considérable, disait-il, la démocratie, avec notre civilisation chrétienne, aura fait le tour du monde pour vivifier les peuples vieillis ou barbares et les relever de leurs abaissements et de leur servitude... L'Etat démocratique est certainement celui auquel elle (la religion) est le plus indispensable...

[3] Les cléricaux intransigeants reprochaient à ce prélat d'avoir circonvenu le pape, comme le gouvernement, pour se faire élever à ce siège en supplantant le candidat qui avait leurs préférences, ainsi que celles du nonce.

[4] Cette congrégation, fondée en 1850 par l'abbé d'Alzon, avait commencé à jouer un rôle politique très actif sous la troisième République et créé le journal La Croix en 1883. — La maison de La Bonne presse, créée par les Assomptionnistes rue Bayard, est aussi devenue, par le grand nombre de livres et de brochures qu'elle a pu répandre, un des foyers les plus importants de propagande cléricale de notre pays.

[5] Principalement au moyen de l'Œuvre de Notre-Dame du Salut.

[6] Ceux de saint Antoine de Padoue, ainsi que le trafic abêtissant autant qu'immoral auquel ils donnaient lieu, étaient — et sont encore — particulièrement l'objet de leur sollicitude.

[7] Il est juste de remarquer que les journaux républicains à un sou, qui, dans le même temps se multipliaient de toutes parts et augmentaient au delà de toute prévision le chiffre de leurs tirages, réagissaient avec énergie et non sans succès contre l'influence réactionnaire de pareilles feuilles.

[8] Léo TAXIL (Gabriel-Antoine JOGAUD-PAGÈS, dit), né en 1854, dont les premiers ouvrages (A bas la calotte, 1879 : — La chasse aux corbeaux, 1879 ; Calotte et calotins, histoire illustrée du clergé et des congrégations, 1880-1882 ; — La Bible amusante, 1882 ; — L'empoisonneur Léon XIII et les cinq millions du chanoine, 1883 ; — Pie IX devant l'histoire, sa vie politique et pontificale, ses débauches, ses folies, ses crimes, 1883 : — Les amours secrètes de Pie IX, 1884 ; — Les livres secrets des confesseurs dévoilés aux familles, 1884 ; — La vie de Jésus, 1884 ; — Vie de Veuillot immaculé, 1884) avaient fait grand scandale dans le monde clérical. Il avait abjuré solennellement devant le nonce di Rende (1885) et était allé à Rome se faire absoudre par Léon XIII. Maintenant il édifiait l'Eglise par des publications aussi peu sérieuses que les premières, mais de tendances radicalement opposées, comme les Révélations complètes sur la franc-maçonnerie (1885-1886) ; — Le Vatican et les francs-maçons (1886), ouvrages auxquels allaient bientôt succéder La confession d'un ex-libre penseur, 1887 ; l'Histoire anecdotique de la troisième République, 1887 ; — La France maçonnique, nouvelles divulgations, 1888 ; — Ménagerie républicaine, biographies satiriques, 1889 ; — La corruption fin de siècle, 1894, etc., etc. Depuis, il a fait un nouveau coup de théâtre en se séparant brusquement de l'Église, qu'il se vantait d'avoir mystifiée, se ralliant de nouveau à la libre pensée et reprenant le cours de ses publications antireligieuses.

[9] DRUMONT (Edouard-Adolphe), né à Paris le 3 mai 1844. — Ancien collaborateur du trop fameux Marchal, dit de Bussy, dans l'Inflexible (vers la fin de l'Empire), il avait pris part depuis à la rédaction de nombreux journaux et particulièrement du Bien public et de la Liberté (journal des juifs Pereire) et avait publié divers ouvrages, notamment les Fêtes nationales à Paris, 1878 ; — Mon vieux Paris, 1879 ; — Le dernier des Trémolin, etc.

[10] Se rappeler par exemple l'abominable affaire de Tizza-Eszlar, qui était toute récente, ne datant que de 1882.

[11] Ils parurent l'un et l'autre en 1886.

[12] Videz le Juif, tel était le titre d'un article extrêmement violent publié dans Le Pilori et qui, poursuivi devant le jury de la Seine, ne donna lieu qu'à un acquittement (12 août 1886). — La cour d'assises fit preuve de la même indulgence pour les chefs socialistes qui, dans le récent meeting du Château-d'Eau, avaient, eux aussi, brutalement invité le peuple à dépouiller les banquiers juifs et particulièrement les Rotschild (24 septembre 1886).

[13] Après avoir rappelé que les Juifs avaient été le peuple de Dieu ; que c'était à eux que nous devions le monothéisme et la Bible ; que Jésus-Christ avait voulu naître Juif ; qu'il n'y avait pas dans le monde de races maudites et proscrites par Dieu, etc. : ... N'ayez pas peur, chrétiens timides, s'écriait courageusement l'abbé Frémont, Israël n'est pas né pour votre ruine ; Israël est né pour votre salut, si vous savez, par votre foi vaillante, le conquérir et non pas l'insulter... — L. Reynaud, Les Juifs français devant l'opinion, p. 7-11.

[14] Parmi tant d'encouragements (dit Drumont dans la France juive devant l'opinion, p. 7 et suiv.) qui me sont arrivés de tous les coins de France... ce qui m'a été le plus sensible, c'est l'allégresse de nos curés de campagnes. Ah ! les braves gens !. Quelles nobles lettres ! Chez eux, il y avait du contentement patriotique... C'est en causant avec les curés de campagne, en lisant leurs lettres, que j'ai compris combien mon livre était utile... Ces faits, le prêtre aujourd'hui les comprend mieux. Derrière le franc-maçon il aperçoit le Juif... Les prêtres, fils de la terre, n'ont pas les timidités de beaucoup de conservateurs honteux. Ils aiment la force et pardonnent volontiers l'excès même dans certaines indignations généreuses...

[15] M. Cornély, dit Yves Guyot (le Bilan social et politique de l'Église, p. 98) a raconté que M. Drumont avait écrit la France privée en collaboration avec le P. du Lac, alors réfugié à Canterbury, et M. Drumont a reconnu que le P. du Lac en avait au moins révisé les épreuves.

[16] Après avoir lancé (en 1882) au profit de ses œuvres, une loterie au capital de plusieurs millions, que le gouvernement avait eu la faiblesse d'autoriser, il avait jugé bon d'exploiter la vanité des riches et des nobles (ou soi-disant tels) en accordant aux souscripteurs qui lui donneraient 1.000 francs l'inscription de leur nom sur un pilier ou sur un vitrail d'église ; allant plus loin, il avait créé le titre de chanoine de Saint-Louis de Carthage, qu'il distribuait aux membres du clergé moyennant 30.000 francs ; il s'adressait aussi aux dames fortunées et bien pensantes, qui, moyennant 5.000 francs, pouvaient se donner la satisfaction d'être chanoinesses. — Je sais bien que de pareils procédés n'étaient pas de son invention et que nombre de prélats ou de prêtres en ont employé ou en emploient encore de semblables. Mais ils ne sont pas pour cela plus louables.

[17] Il faisait par exemple en 1886 venir d'Europe le capitaine Joubert pour prendre possession militairement de la station que le roi des Belges lui abandonnait dans cette région. ... Nos pères, écrivait-il, ont trouvé là un petit royaume. C'est lit que M. Joubert pourrait rendre encore des services. S'il veut le titre de roi, nous le lui donnerons... — Baunard, le cardinal Lavigerie, II, 367-368.

[18] Le cabinet du 11 décembre 1886 était ainsi composé : Présidence du conseil, Intérieur et Cultes, Goblet ; Instruction publique et Beaux-Arts, Berthelot ; Finances, Dauphin ; Affaires étrangères, Flourens ; Justice, Sarrien ; Guerre, Boulanger ; Marine, Aube ; Travaux publics, Baillant ; Commerce et industrie, Lockroy ; Agriculture, Develle ; Postes et télégraphes, Granet. — Sous-secrétariat d'Etat des colonies, De La Porte.

[19] Cette association, fondée en 1882 et dont les deux premiers présidents furent Henri Martin et Anatole de la Forge, n'avait eu d'abord pour but que la propagation de l'éducation militaire et patriotique dans notre pays. Mais à partir de 1885 Paul Déroulède, qui y exerçait déjà une action prépondérante, cherchait surtout à en faire un instrument de propagande française au dehors, particulièrement en Alsace-Lorraine. Il n'allait pas tarder à en faire aussi un instrument d'agitation politique au dedans.

[20] D'après ce projet, le droit de veto du gouvernement était sensiblement restreint en ce qui touchait à la nomination des curés ; les évêques ne pouvaient plus être contraints de pourvoir à terme fixe aux postes vacants ; les condamnations prononcées en vertu des lois de mai n'entraînaient plus la destitution des prêtres qui en seraient frappés ; le pouvoir disciplinaire des évêques était affranchi de toute entrave, l'administration des sacrements redevenait libre même pour les religieux admis en Prusse ; les ordres monastiques consacrés au culte, à la vie contemplative, aux œuvres de charité, ou à l'éducation supérieure des jeunes filles cessaient d'être proscrits, etc., etc.

[21] Arch. des aff. étr., Rome, 1086,1087.

[22] Né à Arnay-le-Duc le 10 août 1857 ; collaborateur de Clemenceau à la Justice (1880) ; membre du conseil municipal de Paris (1882) ; député du 14e arrondissement de Paris (1885) ; non réélu en 1893 ; entré depuis dans la diplomatie, ministre plénipotentiaire en Chine (1898), actuellement résident général de France à Tunis.

[23] La Chambre le maintint à ce moment par 331 voix contre 173.

[24] Dès le mois de décembre 1886, un des membres les plus distingués de la droite bonapartiste, Raoul Duval, avait lui-même conseillé hautement, mais sans succès, le ralliement à ses coreligionnaires, ainsi qu'aux royalistes. C'était des hommes comme lui que Goblet cherchait à gagner quand il disait : ... Nous croyons qu'il peut se former ici une majorité composée d'éléments de gauche, à laquelle je verrais pour ma part avec satisfaction venir se mêler un certain nombre de membres de la droite, de membres de bonne volonté, reconnaissant que la République est définitivement le gouvernement du pays.

[25] Déjà le général commençait à faire répandre son portrait dans toute la France. Des feuilles à sa solde le représentaient comme le patriote par excellence, l'homme qui nous rendrait l'Alsace et la Lorraine. Certain journal militaire avait même, dès le mois de décembre 1886, émis l'idée qu'il pourrait bien être appelé à la dictature.

[26] Commissaire de police à la gare française de Pagny-sur-Moselle, Schnæbelé était soupçonné — non sans raison — par le gouvernement allemand d'espionnage et de complicité d'espionnage en Alsace-Lorraine. — Attiré frauduleusement sur le territoire allemand, il y fut arrêté (le 20 avril 1887), ce qui donna lieu de croire pendant quelques jours que le cabinet de Berlin avait voulu provoquer un casus belli. Bismarck le fit relâcher le 29 et reconnut qu'il avait été indûment capturé, mais tint à affirmer publiquement que ses agissements en Alsace n'étaient pas ignorés de lui.

[27] Les membres de ce cabinet étaient Bouvier (présidence du conseil et Finances), Mazeau (Justice), Fallières (Intérieur), Flourens (Affaires étrangères), le général Ferron (Guerre), Barbey (Marine), Spuller (Instruction publique, Cultes et Beaux-arts), De Heredia (Travaux publics) ; Dautresme (Commerce et Industrie), Barbe (Agriculture), Etienne (sous-secrétariat des Colonies).

[28] Ce prélat s'était permis de nommer desservant dans une paroisse de son diocèse l'abbé Guillaud, condamné l'année précédente pour sa participation aux troubles de Châteauvillain.

[29] On sait que cette loi, qui assurait aux mourants le respect de leurs dernières volontés en matière de funérailles et constituait ainsi une garantie précieuse pour la liberté de conscience (loi dont on trouvera le texte à l'appendice de cet ouvrage) avait déjà été votée par la Chambre en 1883.

[30] Voir notamment les discours prononcés par Jules Ferry, à Epinal, le 27 août, et à Saint-Dié, le 2 octobre 1887. Dans ce dernier, après avoir essayé de mettre en garde les républicains et les royalistes eux-mêmes contre l'entraînement boulangiste, il représentait à ses coreligionnaires qu'à son sens ce serait faire le jeu des agitateurs que de soulever en ce moment la question — grosse d'orages — de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. ... Supprimer le budget des Cultes, disait-il, retirer au clergé les églises. jeter les prêtres dans la rue, même en pays républicain et que dire des départements de l'Ouest et du Centre ?c'est provoquer un ébranlement général, une irritation des consciences, dont un gouvernement sérieux ne doit pas se faire un jeu. J'ai toujours, quant à moi, présente à l'esprit une parole de Gambetta après notre victoire du 16 mai : Je ne vois que deux choses, disait-il, qui puissent désormais exposer la République : une guerre européenne ou la suppression du budget des Cultes...

[31] Naturellement ce n'était pas seulement une réaction politique qu'ils rêvaient. La religion, dans leur pensée, devait être restaurée comme le reste ... Ce que nous voulons, avait dit Mackau, dans son discours du 26 octobre, c'est... la liberté scolaire à tous les degrés et pour tous, c'est pour tous la liberté religieuse, vraie, sincère... Le comte de Paris et le prince Victor, dans des manifestes publiés vers la même époque, n'avaient pas tenu un langage fort différent.

[32] TIRARD (Pierre-Emmanuel), né à Genève le 27 septembre 1827 ; commerçant à Paris sous l'Empire ; maire du 2e arrondissement de cette ville après le 4 septembre ; député de la Seine à l'Assemblée nationale (8 février 1871) ; élu par le 2e arrondissement de Paris membre de la Commune (26 mars 1871), où il refusa d'entrer ; député de Paris (1876) ; réélu en 1877 et 1881 ; sénateur inamovible (25 juin 1883) ; ministre de l'Agriculture et du Commerce (de 1879 à 1882) ; ministre du Commerce (1882) ; des Finances (1882-1883 et 1883-1885) ; président du conseil et ministre des Finances (12 déc. 1887-30 mars 1888) ; président du conseil et ministre du Commerce et de l'Industrie (11 février 1889-17 mars 1890) ; mort à Paris (4 nov. 1893).

[33] Ce ministère était ainsi composé : Présidence du conseil et Finances. Tirard ; Justice, Fallières ; Intérieur, Sarrien ; Guerre, général Logerot ; Marine, de Mahy ; Instruction publique et Cultes, Faye ; Travaux publics, Loubet ; Commerce et Industrie, Dautresme ; Agriculture, Viette ; sous-secrétariat des Colonies, Félix Faure.

[34] Signalons ici la proposition originale que le député de La Berge (appartenant au parti républicain modéré) avait faite en février et qui consistait à essayer pendant quatre ans, d'accord avec le Saint-Siège, le régime de la séparation dans un des départements qui, en 1885, s'étaient montrés favorables à cette réforme. — Aucune suite sérieuse ne fut donnée à cette demande.

[35] Il n'est pas mauvais de rappeler que, fort peu après. cet aventurier sans foi, courant au-devant de toutes les compromissions, allait secrètement à Prangins, se concerter avec le prince Napoléon, ce qui explique le concours que lui prêta ultérieurement le parti bonapartiste dans ses campagnes électorales (janvier 1888).

[36] Les membres de ce cabinet furent : Floquet (présidence du conseil et Intérieur), Goblet (Affaires étrangères), Freycinet (Guerre), l'amiral Krantz (Marine), Ferrouillat (Justice et Cultes), Peytral (Finances), Deluns-Montaud (Travaux publics), Viette (Agriculture), Pierre Legrand (Commerce), Lockroy (Instruction publique et Beaux-arts), de La Porte (sous-secrétariat dos Colonies), Léon Bourgeois (sous-secrétariat de l'Intérieur).

[37] Déclaration ministérielle du 3 avril 1888.

[38] Floquet admettait aussi en principe, cela va sans dire, l'idée d'une révision sérieuse de la Constitution et notamment d'une modification profonde de la loi électorale et des attributions du Sénat.

[39] Déjà le 25 janvier 1888 avait été rendu par la Cour de cassation un arrêt où nous lisons : Ce qui est vrai, c'est que, l'interdiction dont s'agit se rencontrant dans les canons de l'Eglise reçus en France, et la loi du 18 germinal an X ayant admis ces mêmes canons comme règles dans les rapports entre l'Eglise et l'Etat, il en résulte qu'un prêtre catholique ne peut contracter mariage, non seulement sans encourir les peines prononcées par l'autorité ecclésiastique, mais encore sans perdre dans l'ordre civil les droits, traitement et prérogatives attachés aux fonctions dont l'exercice lui aura été régulièrement interdit. Là se bornent les effets de la loi de germinal, qui s'applique seulement aux prêtres en tant que ceux-ci restent prêtres et sont maintenus comme tels ; mais ils ne sont pas pour cela dépouillés de leurs droits d'hommes et de citoyens ; lesquels se retrouvent intacts le jour où ils sortent du ministère ecclésiastique pour rentrer dans le droit commun... Dubief et Gottofrey, Traité de l'administration des cultes, I, 227-228.

[40] La jurisprudence du Conseil d'État à cet égard, datait de 1880, 1883 et 1884. L'arrêt par lequel la Cour de cassation s'y conforma est du 2 juin 1888. — Dubief et Gottofrey, I, 443-456.

[41] Arrêt de la Cour de Limoges (du 13 août 1888) donnant raison au commissaire administrateur de la mense épiscopale de Limoges qui (pendant la vacance du siège) avait cru devoir aliéner des immeubles dépendant de ladite mense. — Dubief et Gottofrey, I, 452-453.

[42] Arrêt de la Cour de cassation, portant notamment que si les dispositions de la loi (relative au travail des enfants dans les manufactures) ne s'appliquent pas en général aux établissements de bienfaisance, c'est à la condition que ces établissements soient organisés uniquement pour procurer aux enfants l'instruction et l'éducation professionnelle et que le travail qui s'y exécute n'ait pas le caractère d'un travail industriel dirigé en vue d'un bénéfice à réaliser... que le travail auquel un certain nombre d'enfants étaient assujettis dans l'établissement du Bon Pasteur de Cholet, était un travail indus-riel combiné et réglé dans un but de spéculation... — Dubief et Gottofrey, I, 224.

[43] Le député radical René Laffon avait, à l'occasion de ce scandale, demandé dissolution immédiate de toutes les congrégations d'hommes. — Année politique, 1888, p. 178.

[44] Directeur du Gaulois, feuille dans laquelle il avait autrefois servi la cause du prince impérial et servait maintenant celle du comte de Paris. — V. dans l'Année politique, 1895, p. 60-64, une lettre d'Arthur Meyer au Figaro sur l'emploi de cette subvention de la duchesse d'Uzès, qui fut exactement, dit-il, de 3.025.000 francs.

[45] Le marquis de Beauvoir, le marquis de Breteuil et le comte de Martinprey. — Sur la participation des royalistes aux agissements du parti boulangiste. V. Mermeix, Les Coulisses du boulangisme, 6-128.

[46] Fort rares furent à partir de cette époque les royalistes qui, coma Cazenove de Pradine, déclinèrent hautement toute solidarité avec le parti boulangiste et les journaux catholiques, qui, comme la Gazelle de France, refusèrent de le servir.

[47] Sur les agissements du P. du Lac et de Rotelli. V. un article d'Arthur Ranc dans Le Matin du 13 septembre 1894.

[48] Capitulations de 1535, 1584, 1604, 1673, 1740. Les droits de la France dans l'empire ottoman sont confirmés et réservés notamment par le traité de Berlin de 1878 (article 62). — Le protectorat reconnu à cette puissance consiste principalement : 1° en ce que ce sont ses agents qui représentent les communautés religieuses (catholiques) devant les autorités ottomanes, particulièrement en justice ; 2° en ce que ces communautés ne peuvent acheter, vendre, faire un acte civil quelconque sans l'autorisation desdits agents : 3° en ce qu'elles leur doivent des honneurs déterminés ; 4° en ce que ces agents les surveillent, pour les empêcher de s'immiscer dans les affaires du pays, d'y porter le trouble et l'intrigue, et peuvent ordonner leur renvoi. — L'apologie de ce protectorat avait été faite avec beaucoup d'éclat à la Chambre des députés le 29 fév. 1888, par Paul Deschanel, à qui son collègue Hanotaux (futur ministre des Affaires étrangères) avait répondu qu'il ne fallait point sans doute y renoncer, mais qu'il ne convenait pas non plus de se faire illusion sur les difficultés graves et nombreuses qui en étaient la conséquence inévitable pour le gouvernement français.

[49] Ce Code, qui fut promulgué en juin 1888 et contre lequel le pape avait protesté d'avance en Consistoire, portait des peines sévères contre quiconque tenterait do soumettre l'Italie à une domination étrangère ou d'en altérer l'unité ; contre les prêtres qui attaqueraient les lois et les institutions du pays ; contre ceux qui troubleraient la propriété ou la paix des familles, contre ceux qui exerceraient illégalement les fonctions du culte, etc.

[50] Les dons faits au pape à cette occasion, en nature, ont été évalués à 50 millions de francs, sans parler de plusieurs millions versés au denier de Saint-Pierre. — T'Serclaes, Le pape Léon XIII, I, 457.

[51] On sait, lit-on dans cette circulaire, que, depuis des siècles, le protectorat de la nation française a été établi dans les pays d'Orient et qu'il a été confirmé par des traités conclus entre les gouvernements. Aussi l'on ne doit faire à cet égard absolument aucune innovation : la protection de cette nation, partout où elle est en vigueur, doit être religieusement maintenue et les missionnaires doivent en être informés, afin que, s'ils ont besoin d'aide, ils recourent aux consuls et aux autres agents de la nation française...

[52] En août 1888, ce ministre décidait de retirer toute subvention aux écoles congréganistes d'Orient qui n'accepteraient pas le protectorat italien et de créer avec les fonds rendus ainsi disponibles trois groupes d'écoles laïques italiennes ayant pour chefs-lieux Constantinople, Alexandrie et Tunis.

[53] Qui ne régna guère plus de trois mois (du 9 mars au 15 juin 1888).

[54] Les affaires du Levant et 'de l'Extrême-Orient, sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici plus longuement, tiennent une très grande place dans la correspondance de l'ambassadeur de la République française au Vatican pendant les années 1888 et 1889. (Arch. des aff. étr., Rome, 1089-1098.)

[55] Ses amis du parti clérical le déterminèrent quelque temps après à y renoncer. Mais il continua de vivre publiquement avec sa maîtresse. Il l'emmena plus tard dans son exil et finit par se tuer sur sa tombe en 1891.

[56] Né à Poitiers le 4 mars 1839, mort à Poitiers le 25 novembre 1903. Les cléricaux intransigeants ne pouvaient pardonner à Juteau, protégé de Meignan, de s'être formellement rallié à la République. Nommé évêque par le gouvernement le 5 juin 1888, il ne fut préconisé que le 14 février 1889 ; ses ennemis incriminaient non seulement sa doctrine, mais ses mœurs. Léon XIII fit procéder sur son compte, par le cardinal Lavigerie, à une enquête qui tourna à son avantage, et finit par lui donner l'institution canonique.

[57] Né à Angers le 5 mai 1851 ; élu député de Chinon — comme candidat boulangiste — le 22 septembre 1889.

[58] ... Il ne faut en aucune façon, disait Léon XIII dans ce bref (daté du 17 décembre 1888), supporter que des laïques qui professent le catholicisme en viennent jusqu'à s'arroger ouvertement dans les colonnes d'un journal le droit de dénoncer et de critiquer, avec la plus grande licence, toutes sortes de personnes. sans en excepter les évêques... à la suite de cette mercuriale, les ennemis de Maignan se soumirent, ou firent semblant. Le rude et violent Freppel vint lui-même à Tours, en mars 1889, sous couleur de réconciliation avec son métropolitain. Mais la réconciliation ne fut qu'apparente. Les deux prélats ne cessèrent de se haïr et plus tard, quand l'évêque d'Angers mourut, Meignan ne voulut pas aller présider à ses funérailles.

[59] Cette cérémonie, qui eut lieu le 24 mai 1888, donna lieu à Lavigerie et à Léon XIII d'échanger des discours anti-esclavagistes auxquels fut donnée une immense publicité. — Lyon, berceau de l'Œuvre de la Propagation de la foi, l'Afrique, où se manifeste de la façon la plus éclatante le zèle des Français pour l'extension du règne de Jésus-Christ, y étaient représentés, entourant de leurs pèlerins le primat d'Afrique et ses suffragants. L'on remarquait surtout au milieu de la foule 12 missionnaires d'Alger et puis, attirant tous les regards, 12 noirs, esclaves rachetés par les missionnaires au centre du continent mystérieux, enfin 12 Arabes ou Kabyles, vêtus de leurs blancs burnous... T'Serclaes, Le pape Léon XIII, II, p. 11.

[60] En 1890. — Privé du concours des gouvernements. Lavigerie s'efforça bien. en 1889, de réunir, au nom du pape, un Congrès, auquel il convia les comités anti-esclavagistes qui s'étaient constitués en divers pays. Il espérait naturellement en avoir la direction. C'est à Lucerne que cette assemblée devait avoir lieu le 4 août. Le cardinal se rendit même dans cette ville un peu avant cette date. Mais s'étant aperçu que très peu de Français s'étaient fait inscrire pour ledit Congrès, où allaient dominer les Allemands et les Anglais, et où, par conséquent, il ne pourrait pas jouer le premier rôle, il marqua son profond dépit en adressant aux comités une circulaire par laquelle il renvoyait l'assemblée à une date indéterminée (24 juillet).

[61] Discours prononcé au Sénat, au cours de la discussion générale du budget.

[62] ... Les élections de 1885, disait-il, amenaient 200 monarchistes cléricaux à la Chambre On en a conclu dans le parti radical que le pays venait d'accentuer son évolution vers le radicalisme... On en a conclu que ce qu'il fallait offrir à ce pays, c'était la séparation immédiate de l'Eglise et de l'Etat et la suppression du budget des Cultes... Marche en avant quand le pays recule, quand il demande à s'arrêter... Messieurs, je ne suis pas allé, je n'irai pas à Canossa, ni vous non plus. Mais avec autant de fermeté que je jugeai, il y a quelques années, qu'il était de l'intérêt de la République de faire rentrer le clergé catholique dans l'observance des lois de l'Etat, avec une égale fermeté et une égale conviction, je vous le déclare, moi qui, je pense, ne suis pas suspect en pareille matière, parmi les plus pressants vœux de ce pays, à côté des besoins de la paix sociale, il y a le besoin de la paix religieuse.....  Dans ma conviction profonde, cette substitution d'un régime nouveau, absolument contraire, non seulement aux croyances d'un grand nombre de Français, — il y a quelque chose de plus fort que la croyance, — aux habitudes, aux traditions de la race, à l'instinct populaire lui-même, ce serait, Messieurs, la guerre religieuse apportée non seulement dans le commune par la rivalité plus vive que jamais du maire et du curé, mais la guerre religieuse au foyer domestique descendant dans les profondeurs du peuple, pénétrant dans la plus humble chaumière et soulevant dans la nation tout entière une telle émotion que véritablement ce serait un acte de folie pour un gouvernement nouveau d courir une pareille aventure... — Discours prononcé à l'Association nationale républicaine le 21 décembre 1888.

[63] On se rappelait l'affaire Wilson : Plus récemment, les attaques violentes du député Numa, Gilly contre la commission du budget avaient appelé l'attention du public sur des actes d'indélicatesse ou des tripotages parlementaires qui ne furent pas alors prouvés, mais à la réalité desquels l'opinion ne fut pas sans croire quelque peu (V. le livre publié l'année suivante par Gilly, sous ce titre : Mes dossiers). Enfin la débâcle de la Compagnie de Panama venait d'avoir lieu (décembre 1888) et, dès le commencement de 1889 des questions embarrassantes étaient posées à cet égard au gouvernement par certains de ses adversaires. Le scandale fut alors évité. Mais il ne pouvait l'être indéfiniment. Et l'on sait avec quel éclat il se produisit plus tard, c'est-à-dire à la fin de 1892.

[64] Année politique, 1889, p. 10-13.

[65] Déroulède l'avait organisée comme une armée de guerre civile et de coup d'État, toujours prête à la mobilisation, c'est-à-dire à l'insurrection. Sans parler de ses 86 comités départementaux, elle comptait à Paris 20 comités d'arrondissements qui siégeaient en permanence et pouvaient d'un moment à l'autre réunir les ligueurs, grâce à des comités de quartier et de sections de quartier.

[66] Sur cette édifiante négociation. V. les aveux de Naquet, rapportés par Mermeix dans Les coulisses du boulangisme, p. 361-362.

[67] A l'exception, bien entendu, de quelques enfants perdus de ce parti, plus bruyants d'ailleurs qu'influents qui, comme les Laguerre, les Vergoin, les Naquet, etc., continuaient à soutenir de toutes leurs forces la faction boulangiste.

[68] Dans un discours du 11 avril, il déclarait qu'il avait pu y avoir une certaine exagération dans la laïcisation des écoles et des hôpitaux...

[69] Quelques jours après (17 juin), parlant devant l'Alliance nationale républicaine, il développait les mêmes idées : On nous dit : Prenez le glaive de la loi et réduisez l'Église à l'obéissance : ... Messieurs, nous l'avons fait, nous sommes prêts à le faire quand ce sera nécessaire... Mais ce n'est pas là un état normal : c'est un état de lutte et de combat... Oui, autant que je le pourrai, je prêcherai, dans la commune, la tolérance au maire, la tolérance au curé...

[70] Nous ne saurions, disait-il à la Chambre vers la fin de mai, nous repentir d'avoir sécularisé l'école, car nous sommes résolus à poursuivre la sécularisation de l'Etat tout entier... C'est une ironie par trop forte de dénoncer une violation de la liberté dans l'affranchissement légal des consciences individuelles et des fonctions sociales.

[71] A la suite d'une réunion tenue à Romans le 11 et le 12 novembre 1888, par les notabilités réactionnaires du Dauphiné et où de Mun était allé faire le procès et proclamer la faillite de la Révolution, un certain nombre d'assemblées analogues avaient été convoquées dans d'autres provinces. Il y en eut 18 en tout et c'est le résultat de leurs délibérations que leurs délégués apportèrent à Paris en juin 1889. — V. de Mun, Discours, IV, 109-149 et 209-229.

[72] On remarquera l'impudence de ce vœu tendant à l'abrogation de la loi du 15 novembre 1887, qui avait justement eu pour but de garantir aux mourants cette liberté.

[73] Le cardinal Lavigerie, qui avait précédemment adressé au président de la République un mémoire de 65 pages contre la loi, écrivait à l'évêque de Marseille, après la promulgation : En vérité ces gens sont infâmes ; et ce qui me révolte plus peut-être que la brutalité de quelques-uns, c'est l'hypocrisie des autres. Quand on pense que tel député de ce groupe a osé dire qu'il faut laisser détruire les missions, parce que la loi doit être laïque, comme si les missions ne servaient pas autant les intérêts politiques et humains de la France que les intérêts de la religion et de l'Eglise !...

[74] On aurait pu répondre que si les vocations ecclésiastiques n'étaient pas à l'épreuve d'une année de caserne, c'est qu'elles manquaient fâcheusement de sincérité ou de solidité. Mais en fait, ce recrutement fut si peu tari que le nombre annuel des ordinations, qui était en France de 4.700 en 1889, ne diminua que de quelques centaines dans les cinq ou six années qui suivirent le vote de la loi, qu'il se releva ensuite sensiblement et qu'en 1899 il se trouva être de 4.681. — Baunard, Un siècle de l'histoire de l'Eglise, p. 341-342.

[75] Boulanger alla le voir à Londres, comme il était allé voir le prince Napoléon à Prangins.

[76] Le Petit Caporal.

[77] Année politique, 1889, p. 106.

[78] En dépit des menaces ministérielles, dit T'Serclaes (Le pape Léon XIII, II, 330), la plupart des évêques rappelèrent à leurs diocésains la nécessité de voter pour des candidats favorables à la religion...

[79] Nommé naguère sur la proposition de Goblet (2 mars 1886), après avoir, comme tant d'autres, fait étalage de son loyalisme républicain.

[80] ... Les prolétaires, lit-on dans cette Encyclique, les ouvriers, les pauvres ont, semble-t-il, un droit particulier de recourir à saint Joseph et doivent trouver en lui plus de sujets d'imitation. En effet, cet homme de sang royal, uni par le mariage à la plus sainte des femmes, cet homme qu'on croyait le père du fils de Dieu, passe néanmoins sa vie en travaillant ; il se procure par le travail manuel ce qui est nécessaire à sa subsistance et à celle des siens. La vérité est donc que la condition des petits n'est pas abjecte ; et non seulement le travail de l'ouvrier n'est pas déshonorant, mais il peut encore s'ennoblir grandement par la vertu. Joseph. content du peu qu'il avait, supporta avec grandeur d'âme les difficultés de sa situation, à l'exemple de Jésus, qui, quoique maitre de toutes choses, embrassa volontairement la pauvreté...

[81] Lois du 13 février et du 17 juillet 1889.

[82] C'était le titre qu'avait pris depuis la fin d'avril 1888 le pouvoir exécutif du parti, connu précédemment sous celui de Comité de la protestation nationale.