I. Jules Ferry et Léon XIII en 1883. — II. Retour offensif du clergé français. — III. Léon XIII et le président Grévy. — IV. Le programme de Paul Bert et la politique de Jules Ferry. — V. Léon XIII, le parti royaliste et l'encyclique Nobilissima. — VI. Campagne anticléricale de 1884. — VII. Intrigues de Léon XIII en Chine et chute de Jules Ferry. — VIII. Le cabinet Brisson, les élections de 1885 et l'encyclique Immortale Dei. — IX. Le ministère Freycinet, les radicaux et le Vatican.I Le travail de laïcisation et d'affranchissement que la République avait entrepris sur elle-même en 1879 ne fut pas abandonné pendant la période que nous avons à retracer dans ce chapitre — c'est-à-dire de février 1883 à décembre 1886. Mais il subit un ralentissement manifeste, dont les causes demandent à être expliquées. La principale, — sans parler de l'insuffisant accord du Sénat e de la Chambre des députés, qui n'était pas chose nouvelle et dont cette dernière Assemblée s'accommodait parfois avec quelque machiavélisme — provenait de l'antagonisme violent et haineux qui s'était depuis quelques années, mais surtout depuis les élections de 1881, produit au Palais-Bourbon entre opportunistes et radicaux et qui, dans beaucoup de cas, allait réduire le parti républicain à une parfaite impuissance. Cette opposition de vues entre hommes politiques également dévoués à la République était d'autant plus malaisée à faire disparaître que des froissements d'amour-propre et des rivalités personnelles avaient fait de beaucoup d'entre eux, et surtout de leurs chefs, non seulement des adversaires, mais des ennemis, qui se suspectaient de bonne foi, se regardaient mutuellement moins en égarés qu'en coupables et qui, si les circonstances eussent été portées au tragique, se fussent proscrits sans scrupule, comme se proscrivaient montagnards et girondins au temps de la Terreur. Les sages l'avaient signalée comme funeste à l'époque du premier ministère Ferry, puis du ministère Gambetta et pendant la période de désarroi lamentable qui avait suivi ce dernier. Mais ils n'étaient pas en majorité et ils eurent à la déplorer bien plus encore sous le second ministère Ferry. L'homme de l'article 7, avec sa raideur et sa ténacité vosgienne, s'attachait de plus en plus à la conviction qu'il s'était faite depuis plusieurs années sur la question religieuse, savoir que la séparation de l'Église et de l'État était chose impossible, qu'elle ne serait profitable qu'à l'Église et qu'un trouble profond, peut-être même la guerre civile, mais en tout cas la chute de la République, en résulterait à brève échéance. Beaucoup de républicains, de ceux-là mêmes qui, au lendemain du 16 mai, la réclamaient encore hautement, pensaient et parlaient maintenant comme lui. Ce n'est pas à dire pour cela que leur anticléricalisme fût devenu moins sincère et moins ferme que par le passé. Les hommes que Jules Ferry prit pour auxiliaires en février 1883[1] avaient tous lutté à ses côtés et à ceux de Gambetta aux jours héroïques où l'ultramontanisme était par essence regardé comme l'ennemi. Pas un d'eux n'était disposé à renier son passé, à faire amende honorable, à baisser pavillon devant l'Église. Tous regardaient les lois nouvelles, surtout les lois scolaires, comme intangibles et ne perdaient aucune occasion de les proclamer telles. Mais tous étaient d'avis, comme leur chef, que pour en assurer le succès et rendre une réaction impossible, il fallait éviter d'agiter le pays par la présentation d'autres 'lois plus graves encore et surtout plus contestées. Il faut ajouter que les soupçons injurieux et les violentes attaques de l'extrême gauche les portaient, probablement sans qu'ils eussent pleine conscience de cette évolution, à se montrer dans la pratique des affaires plus indulgents qu'ils ne l'eussent été quelques mois auparavant pour l'Église et plus disposés à fermer les yeux sur certains de ses empiétements, ainsi que sur quelques-unes des infractions à la loi qu'elle se permettait chaque jour. Ces attaques n'étaient pas non plus sans les rendre parfois eux-mêmes injustes ou provocants à l'égard d'adversaires qui ne leur épargnaient trop souvent ni les provocations ni les injustices. Jules Ferry et ses amis avaient, du reste, ou croyaient avoir quelques raisons plus hautes et plus soutenables pour user à certains moments de ménagements politiques envers l'Église. A l'époque dont nous commençons l'histoire, l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie venaient de conclure la Triple-Alliance (1882). Ce pacte paraissait d'autant plus menaçant pour la France qu'elle était toujours absolument isolée en Europe, n'ayant au besoin pour la soutenir, ni l'Angleterre avec qui les affaires d'Égypte l'avaient mise en froid[2], ni la Russie, qui devait hésiter bien longtemps encore à se déclarer son amie. C'était, aux yeux de Ferry, une raison sérieuse pour ne pas rompre avec le pape. Cet homme d'État jugeait même fort politique à ce moment d'entretenir ostensiblement des rapports courtois avec le Vatican. C'était la théorie de Lefebvre de Béhaine qui, jadis simple chargé d'affaires, venait de retourner à Rome comme ambassadeur de France auprès du Saint-Siège[3]. Ce diplomate, bon Français à coup sûr, mais plus dévoué peut-être à l'Église qu'à la France, ne cessait de représenter à son gouvernement que, sans aller jusqu'à la rupture avec l'Italie, il était bon d'inquiéter quelque peu cette puissance par un redoublement d'égards envers la cour pontificale et que, sans réveiller bruyamment la question romaine, il était utile de faire en sorte qu'elle ne fût pas trop chloroformée. C'était là, disons-le en passant, une thèse assez contestable ; et l'on eût pu répondre que mieux valait peut-être regagner les bonnes grâces de l'Italie en abandonnant sans réserve la cause du pape-roi. Quoi qu'il en soit, Jules Ferry croyait à cette époque bien servir son pays en ménageant, dans la mesure du possible, le Souverain Pontife. Il se disait que, grâce à la politique offrante et enveloppante de Léon XIII, le Saint-Siège était depuis quelque temps redevenu très influent auprès des grandes puissances. Il n'ignorait pas les rapprochements qui venaient de se produire entre la cour du Vatican d'une part et, de l'autre, de grands gouvernements comme ceux d'Angleterre et de Russie ; il savait que le chef de l'Église était en train de se réconcilier non seulement avec la Suisse, mais avec la Prusse et que les relations diplomatiques entre cette dernière puissance et lui étaient officiellement renouées depuis plusieurs mois[4]. Aussi se disait-il que le pape était plus en état de nuire à la France qu'il ne l'eût été dix ans plus tôt et jugeait-il sage de le traiter de telle sorte que, s'il ne lui faisait pas de bien, il s'abstînt du moins de lui faire du mal. Il ne faut pas perdre de vue que la politique coloniale inaugurée déjà par Jules Ferry au cours de son premier ministère, tenait maintenant la première place dans ses préoccupations et dans son programme. Aux yeux de cet homme d'État, la revanche que la Triple-Alliance ne permettait pas à la France de prendre en Europe, c'était en Afrique et en Extrême-Orient qu'il nous la fallait prendre ; Ce n'était pas assez de la Tunisie à organiser et à. exploiter, c'était le Soudan et le Congo que nous avions à pénétrer, c'était Madagascar, c'était la Syrie, c'était surtout l'Annam et le Tonkin que nous devions soumettre à notre influence ou à notre domination. Et l'on sait quel essor cette politique d'expansion allait prendre en ces diverses contrées dès le milieu de l'année 1883. Or dans toutes ces entreprises, et surtout dans celle du Tonkin, qui pouvait avoir et qui eut en effet pour conséquence de nous brouiller avec la Chine, Jules Ferry croyait — à tort ou à raison — que le concours du Saint-Siège nous était nécessaire, à cause des missions catholiques. Ces missions devaient en effet, pensait-il, nous seconder utilement dans certains pays, où nous exercions sur elles un protectorat que la malveillance du Vatican aurait pu réduire à fort peu de chose. On comprend donc que l'obligation où il pensait être, à certains moments, de ménager à sa politique extérieure les bonnes grâces du Saint-Père, ne lui permît pas toujours d'user envers lui d'une entière liberté d'action dans sa politique intérieure. Un diplomate aussi ingénieux, aussi souple, aussi averti que Léon XIII ne pouvait manquer d'exploiter un pareil état d'esprit et un pareil état de choses à l'avantage de l'Eglise — ou du moins de s'y efforcer, ce qui était, après tout, de bonne guerre. On sait quelle tactique habile et féconde ce pontife avait adoptée dès son avènement à l'égard des puissances. Au lieu d'indisposer et d'exaspérer les gouvernements par des provocations, des bravades, des anathèmes, comme avait fait son prédécesseur, l'insinuant Pecci avait pour système de leur offrir paternellement ses services et travaillait à les enchaîner par les bons offices qu'il leur rendait ou qu'il prétendait leur rendre. Le moyen lui avait déjà réussi dans une certaine mesure avec l'Angleterre, la Russie, l'Allemagne. Il n'y avait pas de raison, pensait-il, pour qu'il ne lui réussît pas également avec la France. Aussi Léon XIII ne devait-il pas manquer par la suite — comme il l'avait déjà fait, du reste, à propos des affaires de Tunisie —, de faire valoir aux yeux du gouvernement français la protection dont il disait couvrir ses intérêts en Orient, donnant à entendre à l'occasion qu'il dépendait de lui d'y contrarier sérieusement notre politique. Mais là ne devaient pas se borner ses efforts pour l'influencer et le ramener à une ligne de conduite conforme aux intérêts de l'Eglise. S'il pouvait le seconder en Chine, au Tonkin ou en Palestine en lui assurant le concours des missions et de leur clientèle, ne pouvait-il pas aussi l'aider, et puissamment, en France même, par divers moyens, et surtout en amenant le clergé catholique à renoncer à l'attitude d'opposition intransigeante qu'il avait prise vis-à-vis de la République ? Un tel service ne mériterait-il pas quelque reconnaissance ? Or Léon XIII était d'autant plus disposé h le lui rendre qu'ayant étudié l'état de la France, il était de plus en plus porté à croire, bien que les partis monarchiques de ce pays s'efforçassent toujours de lui persuader le contraire, que lesdits partis étaient frappés chez nous d'un discrédit irréparable. Il jugeait donc avec beaucoup de bon sens que si le clergé français persistait dans ses vieux errements politiques, non seulement il ne réussirait pas à renverser la République, mais il se ferait le plus grand tort dans l'esprit de la nation et finirait par rendre possible cette rupture du Concordat devant laquelle tant de républicains hésitaient encore. Ajoutons qu'en faisant valoir la grandeur du service qu'il rendrait ainsi au gouvernement français, et surtout la peine qu'il aurait à prendre pour le lui rendre, Léon XIII n'exagérait pas trop. Sans doute ce n'était pas un ralliement de cœur et sans réserve que ce pape entendait conseiller à nos évêques, à nos prêtres et à nos religieux ; car un tel ralliement eût impliqué l'acceptation loyale des principes de 1789, dont nos lois républicaines n'étaient que les conséquences et l'application. Ce qu'il voulait, il l'a suffisamment dit plus tard, c'était une république de pure forme, absolument cléricale dans' ses institutions, c'est-à-dire un simple décor destiné à dissimuler la théocratie aux yeux des naïfs et des badauds. Mais c'était encore beaucoup trop au gré de l'immense majorité des évêques français, qui ne prononçaient encore en 1883 le mot de République qu'avec horreur. Très peu de prélats, comme Bellot des Minières, Guilbert, Meignan, osaient à cette époque parler de ralliement. Mal vus de la noblesse et de la bourgeoisie riche, qui les tenaient pour ainsi dire en quarantaine et s'efforçaient de les réduire par la famine, ils étaient d'autre part traités avec le dernier mépris par leurs collègues, qui les regardaient à peu près comme des traîtres et pour qui le dévouement au trône était sensiblement plus lucratif que le dévouement à l'autel. Si l'on passait ce langage à Lavigerie, plein de zèle maintenant pour la République, comme il l'était naguère pour la Légitimité, c'était parce qu'on ne voulait voir en lui qu'un étranger, ou tout au moins un colonial et qu'on ne croyait pas que son influence pût jamais devenir prépondérante sur le clergé de la mère-patrie. La plus grande partie des évêques étaient toujours pour le roy et proclamaient encore hautement avec Freppel l'impossibilité pour la France de se sauver sans Henri V. Ceux des hommes politiques qui faisaient profession — comme de Mun — d'être avant tout catholiques tenaient, à plus forte raison, le même langage[5]. Quant aux journaux du parti, certains d'entre eux, comme la Croix, organe des Assomptionnistes, essayaient bien déjà de faire comprendre aux fidèles que la forme du gouvernement importait peu ; que l'essentiel était que les lois fussent catholiques et surtout appliquées par des catholiques. Les vieilles feuilles cléricales, et les plus autorisées, comme l'Univers[6], persistaient à solidariser étroitement, dans leurs polémiques, la cause de l'Eglise avec celle de la monarchie. C'est à modifier cet état d'esprit du parti catholique français que Léon XIII entendait travailler, moins pour faire les affaires de la République, cela va sans dire, que pour faire celles de l'Eglise, ce qui ne devait pas l'empêcher, comme on le verra plus loin, de lui rappeler souvent, tant sous la forme de communications officieuses à ses chefs que sous la forme solennelle des encycliques, les prétendus services qu'il lui rendait et les marques d gratitude qu'à son sens elle devait au Saint-Siège. Voilà où en étaient l'Eglise et l'Etat en France au commencement de 1883. En somme les deux pouvoirs ne s'aimaient pas plus que par le passé. Mais chacun d'eux voulait se servir de l'autre et croyait avoir intérêt à ne pas le traiter ostensiblement — jusqu'à nouvel ordre — en irréconciliable ennemi. II Les premiers mois du ministère Ferry furent marqués par une nouvelle offensive du parti clérical qui obligea le gouvernement à défendre contre lui les positions conquises et les droits de la société civile avec plus d'énergie et plus d'éclat qu'il n'eût peut-être voulu. Cette offensive se manifesta dans le Parlement tout d'abord par la discussion du projet de loi que Dufaure avait jadis présenté au Sénat[7] sur le droit d'association et qui, s'il eût passé, eût été un véritable triomphe pour les congrégations. Ledit projet renfermait bien de louables prescriptions pour sauvegarder dans une certaine mesure les droits de l'Etat. Mais il avait aux yeux du parti anticlérical le tort grave d'accorder les mêmes facilités, les mêmes avantages à toutes les associations, quelles qu'elles fussent, laïques ou religieuses, et de ne faire aucune distinction entre elles, comme si ces dernières n'eussent pas toujours été regardées — avec raison — comme infiniment plus dangereuses que les autres pour la société civile. Jules Simon, qui en était le rapporteur et dont l'éloquence insidieuse et attendrie s'était depuis quelques années mise à peu près sans réserve au service de la cause cléricale, le soutint avec- émotion devant le Sénat (7 mars 1883), parla, comme à l'ordinaire, du droit commun, du danger qu'il y aurait à créer dans la nation des catégories de Français inégales devant la loi, de la liberté que la République devait à tous, même à ses adversaires ; il alla même jusqu'à soutenir que les membres des congrégations n'abdiquaient pas en entrant en religion leurs droits individuels, qu'il n'y avait aucune raison pour rte pas les traiter en citoyens, etc.. Chesnelong, 'comme on pouvait s'y attendre, alla plus loin et déplora que le projet ne traitât pas mieux les associations religieuses que les associations laïques. Les choses furent remises au point non seulement par de vigoureux orateurs républicains comme Tolain et Clamageran, mais aussi et surtout par le ministre de l'Intérieur Waldeck-Rousseau, dont la dialectique sobre, pénétrante et ferme fit sans peine justice de tous les sophismes accumulés pour la défense du projet. Il démontra la nécessité qui s'imposait de distinguer entre deux genres d'associations absolument différentes par leur origine, leur nature, leur objet, leur mode de fonctionnement et les inconvénients que leur existence pouvait faire naître pour l'Etat. La congrégation, disait-il, n'est pas une association ordinaire, ce n'est même pas une association naturelle. L'Etat a le devoir strict de garantir et de défendre les droits de l'individu. Or ces droits, on les abdique en entrant dans un ordre religieux, où l'on ne peut être admis que moyennant les trois vœux de pauvreté, d'obéissance et de chasteté. ... Quand de la personnalité humaine vous avez retranché ce qui fait qu'on possède, ce qui fait qu'on raisonne et ce qui fait qu'on se survit, je demande ce qui reste de cette personnalité... Dans les congrégations les volontés ne se fortifient pas comme dans les associations ordinaires, elles s'annihilent au profit d'une puissance qu'elles n'ont pas créée et dont les intérêts peuvent être et sont souvent en opposition avec ceux de l'Etat. Tant sous l'ancien régime que sous le nouveau, tous les jurisconsultes soucieux de l'intérêt public, et même les plus libéraux, se sont accordés à défendre la société contre de pareilles associations par des précautions spéciales. Il fallait donc, au dire de Waldeck-Rousseau, faire deux lois distinctes, ou du moins introduire dans la loi deux séries de dispositions différentes relativement aux deux ordres d'association qu'il visait. Et sa démonstration fut, en somme, si lumineuse que le Sénat n'hésita pas à lui donner raison. Le projet soutenu avec tant d'insistance par Jules Simon fut repoussé (8 mars) et ne devait plus jamais reparaître dans le Parlement. Ce n'était pas seulement pour le droit d'association que les amis de l'Eglise s'agitaient à cette époque. Ils menaient aussi dans toute la France une campagne des plus violentes contre les dernières lois scolaires, notamment contre celle du 28 mars 1882 et, non contents d'incriminer le principe de l'instruction obligatoire, dénonçaient avec fureur comme impie, sacrilège, immoral, l'enseignement que recevaient les enfants dans les écoles primaires de l'Etat. Le clergé, d'ailleurs, leur donnait l'exemple et menait le branle. Certains manuels d'instruction morale et civique, comme ceux de Paul Bert, de Compayré, de Steeg, d'Henri Gréville, où le dogme chrétien n'était nullement attaqué, mais où l'ancien régime n'était pas loué et où étaient glorifiés les principes de la Révolution, particulièrement celui de la liberté de conscience, venaient d'être expressément condamnés à Rome par la Congrégation de l'Index (15 décembre 1882). Beaucoup de curés ou de desservants, par un étrange abus de leur autorité spirituelle, menaçaient de refus de sacrements les enfants et les familles qui ne renonceraient pas à faire usage de pareils livres. Et comme les évêques refusaient de les mettre à la raison, le gouvernement avait dû recourir contre ces prêtres au seul moyen de répression matérielle dont, il pût disposer, c'est-à-dire à la suppression de traitement. C'était là un procédé parfaitement régulier, que l'ancien régime avait très fréquemment employé — sous forme de saisie du temporel —. La légitimité en était d'autant moins contestable en ce qui concernait particulièrement les desservants, que ces derniers, aux termes du Concordat, n'avaient droit à aucun traitement de l'Etat, qui ne leur faisait qu'une allocation[8] volontaire, toujours révocable. Ces suppressions de traitement furent du reste magistralement justifiées, tant pour les curés que pour les succursalistes, par un Avis motivé du Conseil d'Etat en date du 26 avril 1883[9]. C'est aussi le Conseil d'Etat qui eut à réprimer — autant du moins que l'arme dérisoire du recours pour abus le lui permettait — les excès des prélats[10] qui, non contents de condamner de leur chef les manuels dans leurs mandements, avaient cru devoir, au mépris de la loi organique de l'an X[11], publier sans autorisation le décret porté contre eux par la Congrégation de l'Index. Ces prélats furent, comme ils devaient l'être, frappés d'une déclaration d'abus (28 avril). Naturellement ils s'en glorifièrent, crièrent à la persécution et firent célébrer par les fidèles ce nouveau martyre. Leurs amis se firent en outre un devoir de saisir le Parlement de leurs doléances. Plusieurs interpellations eurent lieu coup sui coup à la tribune du Sénat et mirent encore le gouvernement dans la nécessité de défendre hautement les lois de la République. Le 7 mai, Batbie, l'ancien ministre du gouvernement de combat, y venait contester la légitimité des suppressions de traitement infligées aux curés et aux desservants[12]. ... Je n'ai pas, lui répondit le garde des Sceaux — Martin-Feuillée, la sotte prétention de discuter les arrêts du tribunal de la pénitence, de décider en matière de foi ; mais lorsque publiquement on vient dire à toute une classe de citoyens : Si vous obéissez à telle loi, si vous ne retirez pas vos enfants des écoles laïques, si vous ne violez pas la loi votée par le Parlement, je vous retirerai les sacrements de l'Eglise... oui lorsqu'on vient faire des sacrements une arme politique, lorsqu'or trouble l'ordre et la paix publique, eh bien ! l'autorité, qui a le droit et le devoir de faire respecter l'ordre et la paix publique manquerait à sa mission en ne le faisant pas... Le ministère n'eut pas de peine à faire reconnaître son droit Cela n'empêcha pas le duc de Broglie de venir, peu de temps après (31 mai), faire à son tour solennellement le procès des manuel qui avaient mis en tel émoi l'Eglise et le parti clérical. Le gouvernement, à l'entendre, violait en les tolérant le principe de neutralité qu'il avait promis de respecter dans l'école. A quoi Jules Ferry répliqua qu'il avait promis la neutralité religieuse, mais non la neutralité Philosophique ou politique ; qu'il ne pouvait pas être défendu à la République d'enseigner l'existence de Dieu ; qu'en matière de philosophie elle n'enseignait pas autre chose ; qu'on ne pouvait non plus exiger d'elle qu'elle ne cherchât pas à faire comprendre et à faire aimer les principes de 89, qui étaient sa raison d'être. Le président du conseil cita des livres employés dans les écoles libres et où la liberté de conscience était formelle ment condamnée. Par contre il prouva qu'aucun des manuels dénoncés par son adversaire ne portait atteinte à la religion ; que certaines maximes qu'on y relevait comme coupables se retrouvaient dans le Livre du petit citoyen, de Jules Simon, que la droite ne songeait pas à incriminer. Il montra tout ce qu'il y avait de mauvaise foi chez les ennemis de l'école laïque, qui voulaient à tout prix troubler le pays. Un gouvernement, ajoutait-il, qui a chez nous un ambassadeur n'a pas le droit d'y allumer de pareils incendies. Le Concordat devait être maintenu ; mais les prêtres qui refusaient les sacrements aux enfants pour un livre qui leur déplaisait faisaient le jeu des adversaires de ce traité. Nous les avons châtiés, déclarait-il, et, s'il y a lieu, nous les châtierons encore... Comme précédemment, le Sénat trouva que le gouvernement avait eu raison. Il l'avait approuvé aussi le 28 mai quand il avait démontré — toujours contre le duc de Broglie — que la suppression récente des aumôniers dans les hôpitaux de Paris n'était point un attentat contre la religion. Et la Chambre, de son côté, quelques jours plus tard (7 juin) donnait tort à Freppel qui reprochait au ministère d'avoir voulu expulser une fois de plus de leur couvent les Bénédictins de Solesmes, qui s'y étaient réinstallés frauduleusement[13]. III Si les évêques et leurs amis guerroyaient avec tant d'ardeur contre les nouvelles lois de la République : le pape de son côté ne croyait pas devoir se borner à leur accorder sa paternelle bénédiction. Il leur venait aussi en aide par une intervention personnelle auprès du gouvernement français ; mais en diplomate circonspect et prudent, plus porté aux moyens de douceur qu'aux moyens violents, il s'étudiait à éviter tout éclat et ne donnait pas à ses plaintes la publicité offensante qu'en pareil cas eût sans doute recherchée Pie IX. On ne put lire que longtemps après dans les journaux le texte de la lettre presque confidentielle qu'il avait adressée le 12 mai 1883 au président Grévy pour lui faire part de la douleur que lui avaient causée les dernières lois de la République et de l'inquiétude que lui inspiraient certains projets alors en discussion, comme ceux qui concernaient la laïcisation du per sonnet des écoles, le service militaire des séminaristes et le rétablissement du divorce. Dans ce document très mesuré de forme mais dont les sous-entendus n'étaient pas exempts de menaces, Saint-Père commençait par exprimer avec effusion son attache ment pour la France, et par faire ressortir les attentions délicates qu'il avait toujours eues pour elle, en ce qui regardait u paix intérieure et ses intérêts au dehors. Quand il avait eu à se plaindre d'elle, il ne s'était jamais écarté, disait-il, des règles les plus strictes de la modération et de la délicatesse, afin de ne pas diminuer le prestige de l'autorité civile. Il affirmait que les évêques et tout le clergé français, tant régulier que séculier, avait toujours fait de même. Aussi n'en était-il que plus fondé à se plaindre de toutes les atteintes que le nouveau gouvernement de la République avait dans ces dernières années portées à la religion. Suivait l'énumération de toutes ces mesures de persécution expulsion de religieux, laïcisation de l'enseignement public, suspension de traitements ecclésiastiques, etc. Et l'on ne devait pas s'en tenir là. L'Eglise, en protestant, n'avait fait qu'user de son droit. La condamnation des manuels n'était pas un acte politique ; c'était une mesure purement religieuse. L'Eglise était restée sur son terrain. Par contre l'Etat avait manifestement empiété sur celui de l'Église. Il y avait certainement un plan conçu contre elle et ses ennemis. Le devoir et aussi l'intérêt du gouvernement de la République étaient de ne pas s'y prêter plus longtemps. Il faut, disait le Saint-Père, Nous rendre possible la continuation de Notre attitude si paternellement modérée et si utile à votre nation, même sur le terrain de son influence à l'étranger, influence que le gouvernement désire justement, comme il Nom l'a fait savoir récemment encore, conserver et accroître de concert avec ce Siège Apostolique... Enfin Léon XIII ne manquait pas de faire charitablement remarquer que tous les gouvernements, effrayés des mauvaises doctrines, se rapprochaient maintenant du Saint-Siège... et que par conséquent ce n'était pas le moment pour la France de lui rompre en visière ou de s'éloigner de lui. Il espérait donc que la Fille ainée de l'Eglise ne tarderait pas à venir à résipiscence et ne ferait pas plus longtemps attendre à sa mère les satisfactions qu'elle lui devait. A cette mise en demeure officieuse le président Grévy répondit en juin par une lettre également officieuse où, dans les termes les plus respectueux et les plus corrects, il rétorquait assez nettement les accusations du Saint-Père. Sans doute, déclarait-il, le débordement de passions antireligieuses dont se plaignait Léon XIII était profondément regrettable et il fallait souhaiter aux différends actuels une solution qui conciliât les intérêts de l'Église et ceux de l'Etat. Mais ces passions, ajoutait-il, sont nées principalement de l'attitude hostile d'une partie du clergé à l'égard de la République, soit à son avènement, soit dans les luttes qu'elle a eu depuis à soutenir pour son existence, soit dans celles qu'elle soutient encore journellement contre ses mortels ennemis. Dans ce funeste conflit... je ne puis que fort peu sur les ennemis de l'Eglise... Votre Sainteté peut beaucoup sur les ennemis de la République. Si Elle daignait les maintenir dans cette neutralité politique qui est la grande et sage pensée de son pontificat, Elle nous ferait faire un pas décisif vers un apaisement si désirable... Il terminait en faisant observer très correctement à son correspondant qu'il n'était qu'un magistrat constitutionnel, qu'il n'avait ni à gouverner ni à faire les lois ; qu'il ne pouvait qu'offrir ses conseils au ministère ; qu'il ne lui appartenait point, par suite, d'entrer en discussion sur les diverses questions soulevées par le Saint-Père, et qu'il avait dû se borner à communiquer sa lettre au conseil des ministres, en recommandant à leur plus vive sollicitude les griefs qu'elle renfermait. IV Bien que la lettre du pape n'eût pas été publiée, le monde politique n'en avait pas longtemps ignoré la substance et la portée. Le fait que le pape, même en y mettant des formes, s'arrogeait le droit d'intervenir personnellement dans les affaires intérieures de la France, la transparence de ses menaces et l'affectation significative avec laquelle il s'adressait non pas au président responsable du conseil des ministres, mais au président irresponsable de la République — peut-être parce qu'il n'ignorait pas son peu de sympathie pour Jules Ferry et son secret désir d'être débarrassé de lui —, tout cela produisit en France un effet peu conforme aux espérances du pape. La France républicaine se montra quelque peu offensée de son procédé ; et, comme, avec cela, l'attitude du clergé vis-à-vis du gouvernement ne paraissait pas se modifier, qu'évêques et curés poursuivaient avec acharnement leur campagne contre l'école laïque ; qu'ils multipliaient, sous couleur de pèlerinages et de processions, les manifestations politiques ; qu'ils menaçaient de s'insurger contre les autorités municipales quand elles essayaient d'y mettre bon ordre ; et que beaucoup d'entre eux persistaient à provoquer avec éclat la République en refusant de s'associer à la fête nationale du 14 juillet, une certaine recrudescence d'anticléricalisme ne tarda pas à se produire et les pouvoirs publics eux-mêmes en donnèrent maintes preuves dont quelques-unes doivent être signalées. Dès le mois de juin 1883, le Sénat, après la Chambre des députés, adoptait le projet de loi que nous avons signalé plus haut sur la liberté des funérailles, et cette nouvelle victoire sur l'intolérance eût été définitive si les amendements que la haute Assemblée avait introduits dans ledit projet n'eussent nécessité son retour au Palais-Bourbon, ce qui devait retarder, en somme, de plusieurs années la promulgation de la nouvelle loi. Un peu plus tard, en août, la loi relative a la réforme de la magistrature était enfin votée, loi décevante sans doute et mal venue en ce sens qu'elle n'améliorait pas, comme on l'avait souhaité, l'organisation judiciaire de la magistrature, niais loi d'une portée anticléricale incontestable parce que, grâce à la suspension de l'inamovibilité, elle permit à la République d'exclure des tribunaux plusieurs centaines de magistrats dont la complaisance avait jusque-là trop manifestement encouragé l'Eglise à se jouer des lois, pour les remplacer par autant de juges plus disposés à les faire respecter[14]. Dans le même temps le gouvernement refusait systématiquement aux congrégations reconnues l'autorisation qu'elles demandaient d'ouvrir de nouveaux établissements d'enseignement. Un peu plus tard, le décret du 23 octobre restreignait assez sensiblement les honneurs militaires à rendre aux évêques ainsi qu'aux processions[15] et réglait conformément au principe de la liberté de conscience ceux que rendraient nécessaires les cérémonies funèbres[16]. Le ministre de l'Intérieur, Waldeck-Rousseau, présentait un projet de loi sur lé droit d'association qui, comme celui qu'il avait déposé l'année précédente[17], distinguait soigneusement les associations religieuses des associations laïques. La Chambre des députés adoptait (1er novembre) une proposition tendant à enlever aux fabriques, comme aux consistoires, le monopole des inhumations. L'ex-carme Hyacinthe Loyson, si bruyamment excommunié par l'Eglise, obtenait (par décret du 3 décembre) la reconnaissance officielle du culte nouveau qu'il avait fondé depuis quelque temps à Paris[18]. Mais ce qui par-dessus tout dénotait que la France républicaine ne désarmait pas vis-à-vis du cléricalisme, c'était le programme de réformes, rigoureusement concordataire, mais rigoureusement anticlérical, que Paul Bert, rapporteur de la commission des rapports de l'Eglise et de l'Etat, venait de soumettre à la Chambre et développait, vers la fin de 1883, dans une série d'articles fort remarqués[19], dont il n'est pas inutile de rapporter ici la substance. Remarquons d'abord, que, bien qu'il tilt resté en principe partisan de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, Paul Bert, comme tous les gambettistes, déclarait plus nettement que jamais cette mesure inopportune pour le moment et même pour une période assez longue. ... Les conditions dans lesquelles l'Eglise vit et se meut, disait-il, s'opposent à la réalisation de ce principe logique... Avant trente ans cette Eglise, rayée du budget et de l'Etat, chassée de ses presbytères et de ses temples, mais laissée livrée à elle-même, aurait reconquis la situation dont on l'aurait dépouillée... Commençons par changer ses conditions pour préparer le triomphe futur de l'opinion que nous combattons aujourd'hui... Commençons par enlever à l'Eglise l'autorité factice qu'elle a prise dans le pays. Exigeons d'elle l'obéissance aux prescriptions concordataires qu'elle a stipulées elle-même. Enfin attendons le jour où l'éducation publique, et particulièrement celle des femmes, ait préparé des esprits capables de supporter -avec fermeté la période d'établissement de la liberté religieuse... Paul Bert soutenait, comme il l'avait déjà fait si souvent, que les articles organiques, contestés et violés sans cesse par l'Eglise, n'étaient pas moins obligatoires pour elle que le Concordat et que cette obligation ressortait du Concordat lui-même ; que, du reste, l'Etat était souverain chez lui et n'avait nul besoin de l'assentiment d'un gouvernement étranger pour faire des règlements intérieurs sur la police des cultes. Il montrait tout ce que l'Eglise avait acquis ou tout ce qu'on lui avait laissé prendre en dehors de ce qui lui était garanti par la loi de germinal an X : Budget porté de 1.250.000 fr. à 50 et quelques millions, traitements accordés aux desservants, entretien des séminaires, édifices et biens nationaux mis à la disposition des fabriques ou des évêques, monopole des pompes funèbres, contributions en argent ou en nature imposées aux communes, honneurs particuliers assurés aux évêques, etc. Il représentait l'inanité ridicule des recours pour abus, par suite l'impunité absolue dont jouissaient les membres du clergé, étant donné surtout que les articles 201 à 208 du Code pénal, qui les visaient, ne leur étaient jamais appliqués. Il faisait ressortir l'exemption scandaleuse du service militaire dont ils bénéficiaient encore. Il signalait l'effrayante reconstitution des congrégations et des biens de mainmorte, la méconnaissance constante par le clergé séculier des articles organiques relatifs à la résidence, aux conciles, aux costumes, aux titres, aux correspondances extérieures, la disparition du serment, les efforts longtemps heureux de l'Eglise pour accaparer l'enseignement national grâce à d'abusifs privilèges, enfin l'influence souvent prépondérante qu'elle exerçait sur certains services publics. A tous ces maux quel pouvait être le remède ? En attendant la séparation, actuellement irréalisable, et pour la rendre possible, il demandait avant tout que l'Eglise fût strictement ramenée aux prescriptions concordataires. Il fallait qu'il fut bien entendu que les desservants n'avaient pas droit à un traitement, et que l'allocation volontaire que leur faisait l'Etat pouvait leur être retirée ; que, du reste, tous les traitements ecclésiastiques pouvaient être suspendus par mesure disciplinaire ; que l'Etat ne devait rien aux vicaires ; qu'il lui était loisible, d'en diminuer le nombre, ainsi que de reprendre les immeubles mis à la disposition du clergé en dehors des prescriptions concordataires ; et que les lois relatives à la répression des contraventions ou délits ecclésiastiques devaient être remises rigoureusement en vigueur. Par-dessus tout, il fallait sans retard soumettre les séminaristes au service militaire, compléter la réforme républicaine de l'enseignement par la laïcisation totale du personnel des écoles primaires publiques, enfin voter une loi nouvelle sur le droit d'association qui permît d'atteindre, de surveiller et de réfréner au besoin les congrégations. Quand on aura, disait-il, ramené l'Eglise dans ces limites, il pourra être, selon nous, opportun ou expédient de prononcer la séparation de l'Etat, dans la plénitude de son pouvoir, d'avec l'Eglise réduite à ses propres forces. Il déclarait, du reste, hautement que les atermoiements
qu'il demandait n'étaient nullement un moyen déguisé d'éluder la séparation
et de la renvoyer aux calendes grecques ; qu'il fallait que les réformes
préparatoires qu'il proposait fussent méthodiquement, loyalement entreprises,
et sans retard, et que, quant à lui, plutôt que de rester dans le statu quo,
il se prononcerait pour la séparation immédiate. ... Si
les gouvernements et les Chambres, écrivait-il, refusaient d'entreprendre résolument, à l'abri du pacte
concordataire, l'œuvre législative et administrative dont j'ai esquissé les principaux
traits ; si l'Eglise devait continuer à augmenter sa puissance à la fois par
les moyens que lui accorde et par ceux que lui refuse le Concordat, j'avoue
que, le terrain du combat devenant chaque jour plus mauvais, je préférerais
la lutte ouverte avec toute ses chances et ses dangers et que je me
rallierais aux partisan de la séparation immédiate. Mais une pareille politique dépassait sensiblement le programme beaucoup plus opportuniste de Jules Ferry, qui, outre qu'il ne voulait pas de séparation du tout, voyait quelque danger et quel que maladresse dans le système si rigoureusement restrictif de Paul Bert. Ajoutons qu'engagé maintenant à fond dans l'entreprise du Tonkin[20], dont il était obligé de dissimuler chaque jour la gravité non seulement à ses adversaires les radicaux, mais même à se amis, que sa hardiesse eût effarouchés, il croyait devoir éviter de raviver les passions cléricales en s'engageant dans la voie où l'ancien collaborateur de Gambetta coulait l'entraîner. Il s'efforçait au contraire de réagir contre toute tendance trop radicale et dans ses retentissants discours du Havre et de Rouen (13, 14 octobre), se prononçait résolument contre l'extrême gauche, qui, suivant lui, ne pouvait que perdre la République. Il devenait manifeste que, s'il n'était point homme à pactiser avec la réaction, comme les intransigeants l'en soupçonnaient, il entendait ralentir la marche en avant et s'en tenir pour un temps aux positions conquises. On voit bien en particulier qu'il s'attachait dans ce temps-là (fin de 1883 et premiers mois de 1884) à enrayer la politique anticléricale plutôt qu'à en accélérer la course. Si, par exemple, il laissait Waldeck-Rousseau, pour donner une certaine satisfaction au parti avancé, présenter son projet de loi sur les associations, il se gardait d'en hâter la discussion et s'arrangeait au contraire de façon à ce que l'examen de ce projet traînât en longueur ; et il traîna si bien que son ministère devait prendre fin sans que la question eût été seulement portée à la tribune. Il n'était pas niable, d'autre part que, dans le même temps, le cabinet Ferry mitigeait d'une grande tolérance l'application des nouvelles lois sur l'enseignement ; que beaucoup d'écoles gardaient, leurs emblèmes religieux, que beaucoup d'instituteurs et d'institutrices continuaient à enseigner le catéchisme : que, d'autre part, certaines congrégations, expulsées en 1880, rentraient dans leurs établissements presque sans déguisement et sans que l'administration parût y prendre garde : Enfin pour ce qui est du budget des Cultes, Jules Ferry en combattait avec énergie et avec succès la suppression demandée une fois de plus par l'extrême gauche (22-23 novembre 1883). Les énormes restrictions ou suppressions de crédits demandées par Jules Roche et par Paul Bert au préjudice du clergé catholique n'étaient que fort mollement appuyées, quand elles n'étaient pas repoussées, par le gouvernement, et se réduisaient, en somme, à fort peu de chose. Les bourses des séminaires elles-mêmes, supprimées au Palais-Bourbon, étaient rétablies au Luxembourg ; la Chambre des députés n'osait pas persister à les abolir. Finalement la loi de finances du 29 décembre 1883 ne diminuait le budget des Cultes que d'environ 600.000 francs[21] (sur un total de 53 millions) et la plupart des abus signalés par Paul Bert subsistaient encore. V En retour d'une politique si peu provocante, le chef de l'Eglise se montrait plus que jamais disposé à complaire au gouvernement français dans la mesure du possible. Loin de contrarier la politique de Jules Ferry en Extrême-Orient ou en Afrique, il semblait au contraire s'attacher à la seconder de son mieux. Il acceptait, d'autre part, de bonne grâce, les candidats, aux évêchés qui lui étaient présentés par le gouvernement français et que ce dernier jugeait le moins portés à combattre la République[22], mais il cherchait surtout à lui prouver ses sentiments conciliants par les conseils qu'il donnait au clergé français, en matière politique, au lendemain de la mort du comte de Chambord. L'illuminé de Frohsdorf venait de terminer son honorable et stérile existence (24 août 1883), sans avoir renoncé ni à son droit divin ni à son drapeau blanc. On sait qu'il ne laissait pas d'enfant et que, d'après les anciennes traditions de la monarchie française, son héritier — reconnu, du reste, jadis par lui comme tel — se trouvait être le comte de Paris. La plus grande partie de nos légitimistes s'étaient aussitôt ralliés à ce dernier prince, avec plus de résignation, il est vrai, que de sympathie. Le nouveau prétendant et ses amis s'efforçaient naturellement d'attirer à eux le clergé français et en particulier l'épiscopat, qui avait jadis, en grande majorité, fait campagne pour Henri V. S'il n'eût dépendu que du pape, ils eussent évité de s'engager envers eux et de solidariser plus longtemps, au grand préjudice de l'Eglise, la cuise de la religion avec celle de la royauté. Léon XIII, en 1882, n'avait fait au comte de Paris, venu pour solliciter ses bonnes grâces, qu'un accueil poli, mais parfaitement évasif. Vers la fin de l'année sui vante et au commencement de 1884, il sembla bien que, s'il n'osait encore inviter l'Eglise de France à se rallier ouvertement et sans réserve à la République, il fût plus porté que jamais à lui conseiller de ne plus la combattre et de se borner à lui demander une législation plus favorable à la religion. Un fait significatif, c'est l'accueil on ne peut plus bienveillant qu'il avait fait, peu de temps auparavant, au vieux prélat libéral Maret, traité jadis si durement par Pie IX et qu'il avait honoré d'un titre archiépiscopal[23], après l'avoir autorisé à lui présenter son nouveau livre — La Vérité catholique et la paix religieuse. Il est certain que cet important ouvrage, qui parut au commencement de 1884, avait été approuvé par le Souverain Pontife. Or Maret ne s'était pas borné en l'écrivant à critiquer les systèmes philosophiques contraires à la religion et à faire l'apologie du catholicisme. Il avait voulu démontrer que l'Eglise, sans renier aucun de ces dogmes fondamentaux, devait se réconcilier avec la liberté et s'accommoder loyalement des institutions modernes. Après avoir longuement remontré la nécessité de maintenir le Concordat, condition essentielle de la paix religieuse en France, il avait tenu à représenter au clergé le tort qu'il se faisait en persistant dans son hostilité à la seule forme de gouvernement dont la France parût vouloir. ... La force principale des ennemis de l'Eglise, disait-il, consiste dans un préjugé profondément enraciné qui représente le clergé comme essentiellement et irrévocablement hostile aux institutions modernes... Quelle triste expérience n'avons-nous pas faite, ne faisons-nous pas tous les jours des effets de ce funeste préjugé ? Si nos congrégations sont proscrites, si notre enseignement est suspect... l'erreur que nous signalons ici joue dans toute cette hostilité le principal rôle. Donc préservons-nous avec le plus grand soin de tout ce qui pourrait donner une apparence de raison au préjugé qui fait tant de mal... Qu'aucun citoyen ne soit plus respectueux que le prêtre pour les institutions politiques que la France s'est donnée... Qu'aucun citoyen ne se montre plus soumis que le prêtre même aux lois défectueuses, autant que le permettent la conscience et l'honneur... Malgré l'approbation du pape, cet appel n'était guère entendu de la grande majorité du clergé français. Les évêques tenaient presque tous pour le prétendant ; et celui même d'entre eux qui ne craignait pas de se séparer du gros de l'épiscopat pour approuver hautement, par esprit religieux et par patriotisme, la politique coloniale de Jules Ferry, c'est-à-dire Freppel, évêque d'Angers[24], tenait à ce qu'il fût bien entendu qu'il n'en restait pas moins profondément royaliste. ... Le clergé, écrivait-il à cette époque (27 janvier 1881), ne peut rester indifférent entre le pouvoir de fait et le pouvoir de droit, la République ne représentant que le premier, tandis que le second se personnifie dans M. le comte de Paris, héritier légitime de M. le comte de Chambord. La persistante opposition de l'épiscopat français à la politique de ralliement vers laquelle inclinait depuis longtemps Léon XIII mettait ce pontife dans une situation fort embarrassante et fort équivoque. Il était trop circonspect et trop souple pour s'exposer, par une attitude prématurément impérative, à une résistance ouverte qui eût fait scandale et compromis aux yeux de la France le prestige, comme l'autorité, de la papauté. Il ne voulait pas non plus exaspérer le gouvernement de la République en reprenant vis-à-vis d'elle l'attitude provocante de Pie IX. D'autre part il ne pouvait, sans déchoir, se renfermer dans le silence et l'abstention. Il fallait qu'il parlât et ne parût jamais se désintéresser de qui se passait en France. Ces considérations font comprendre qu'il y a de vague et d'ambigu dans l'Encyclique Nobilissi Gallorum gens, par laquelle il crut devoir, le 8 février 1884, expo publiquement ses vues sur la situation religieuse de la France sur l'avenir de l'Eglise dans ce pays. Ce manifeste commence par un large et pompeux éloge de la France, dont la gloire et les sentiments chrétiens sont élevés jusqu'aux nues. Cette nation est si profondément catholique, au dire de l'auteur, que s'il lui est arrivé de s'oublier elle-même et de se soustraire aux devoirs que Dieu lui imposait, toutefois elle ne s'est livrée ni tout entière ni longtemps à cette folie. A l'heure actuelle, il est vrai, elle parait très fâcheusement méconnaître les institutions chrétiennes. Léon XIII énumère et réprouve longuement, comme il l'avait fait dans sa lettre au président Grévy, toutes les mesures anticatholiques qui ont été prises par la République dans ces dernières années et celles qu'elle semble se préparer de prendre dans un avenir prochain. Il s'efforce de lui démontrer que, pas plus qu'aucun autre gouvernement, elle ne peut vivre libre et prospère qu'en parfaite harmonie avec la religion. Les deux sociétés spirituelle et temporelle sont et doivent rester distinctes. Mais comme il existe entre elles des matières mixtes qui exigent la coopération des deux pouvoirs, Léon XIII représente instamment qu'en France cette coopération ne peut avoir lieu que par l'application loyale, sincère et libérale du Concordat. Il rappelle ses plaintes précédentes et les renouvelle. Il loue du reste la conduite des évêques vis-à-vis des pouvoirs persécuteurs ; il leur souhaite de continuer à se montrer dévoués et soumis à l'Eglise ; il demande le même attachement, la même docilité aux fidèles. Finalement il recommande la prière et affirme de nouveau en terminant son amour pour la France, ainsi que son espoir de voir rétablie et fortifiée son étroite union d'autrefois avec le Saint-Siège. En somme l'Encyclique Nobilissima témoignait surtout du désir qu'avait le pape de ne se compromettre ni vis-à-vis de la République ni vis-à-vis du clergé français. C'était ce qu'en termes de droit on appelle un acte conservatoire. VI Ce qu'il y avait d'équivoque et de flottant dans le dernier manifeste du pape, ainsi que dans son attitude vis-à-vis dé la France, trouve à la même époque dans les procédés du gouvernement français à l'égard de l'Eglise. Jules Ferry, un peu alarmé sans doute par le rapprochement de plus en plus sensible de l'Allemagne et du Saint-Siège[25], et notamment par la visite du Kronprinz au Vatican (décembre 1883), de s'étudier de plus en plus à prévenir de nouveaux conflits entre la République et le Saint-Siège. C'est ainsi, par exemple, qu'au lieu d'activer la discussion de la loi sur l'organisation générale de l'enseignement primaire, depuis si longtemps en suspens[26], il la laisse traîner à la Chambre et s'arrête un peu complaisamment devant les objections financières qu'elle soulève[27] et devant la difficulté de laïciser à bref délai le personnel des écoles, si bien que les voies et moyens budgétaires ne sont pas trouvés, que la laïcisation n'est guère encore décidée qu'en principe[28] (février 1884) et que le projet adopté au Palais-Bourbon ira dormir deux années de plus dans les bureaux du Luxembourg en attendant un vote définitif. En revanche le gouvernement et surtout les Chambres se montrent en d'autres matières plus soucieuses des droits de la société civile et plus impatients d'en assurer le triomphe. Nous en avons pour preuve la loi sur les syndicats professionnels du 21 mars 1884 et la loi organique municipale promulguée, après de forts longs débats, le 5 avril de la même année. La première ne se rattache guère au sujet que nous traitons par la proposition —que de Mun soutint longuement à la tribune du Palais-Bourbon — de favoriser surtout les syndicats mixtes de patrons et d'ouvriers et de leur accorder le droit de recevoir des dons et legs, même immobiliers, et acquérir tels immeubles qu'il leur conviendrait. Les orateurs républicains, tant à la Chambre qu'au Sénat, combattirent avec succès cette prétention dont la portée cléricale n'était pas douteuse. Finalement la liberté ne fut laissée aux syndicats professionnels qu'aux conditions suivantes, jugées nécessaires pour la préservation de la Société : 1° publicité des statuts, des noms des membres, de l'état financier ; 2° spécialisation de l'objet du syndicat ; 3° exclusion des étrangers ; 4° restriction au strict nécessaire de la faculté de posséder des immeubles ; 5° pas de personnalité civile pour les unions de syndicats ; 6° possibilité de frapper les syndicats de peines légales et au besoin de dissolution. Quant à la loi municipale du 5 avril 1884, elle ne fut pas sans imposer à l'Eglise, dans ses rapports avec les communes, une limitation de droits qui lui fut on ne peut plus sensible. sans parler de l'incompatibilité — déjà existante — entre les fonctions de ministre d'un culte salarié par l'Etat et le mandat de conseiller municipal (art. 33), cette loi, déterminant les attributions de police qui appartiennent aux maires, les charge du maintien de la tranquillité dans les églises (art. 97), et sur la voie publique en cas de cérémonie religieuse ; il leur confirme donc le droit de surveiller par exemple les processions et au besoin de les interdire ; il leur donne la haute main sur le transport et l'inhumation des décédés, le maintien du bon ordre et de la décence dans les cimetières, interdisant d'y établir des distinctions ou des prescriptions particulières à raison des croyances ou du culte du défunt ou des circonstances qui ont accompagné sa mort[29]. Elle porte en plus que les cloches des églises, affectées en principe aux cérémonies du culte, peuvent être aussi employées par l'autorité municipale en cas de péril commun et dans les circonstances où cet emploi est prescrit par des dispositions de loi ou de règlement ou autorisé par les usages locaux, et qu'une clef du clocher doit être déposée entre les mains du maire (art. 100 et 101). D'autre part, en ce qui concerne les charges du culte, elle dispense les communes de tout traitement ou indemnité de logement aux vicaires et ne les oblige de fournir aux curés et desservants l'indemnité de logement que si les fabriques sont dans l'impossibilité de le faire. Elle ne leur impose le devoir de contribuer aux grosses réparations des édifices consacrés aux cultes que quand ces édifices sont leur propriété et quand, bien entendu, les revenus et ressources disponibles[30] des fabriques n'y suffiraient pas. Elle porte qu'en cas de désaccord entre la fabrique et la commune sur ce sujet, il est statué par décret et non plus seulement par arrêté préfectoral. Enfin la seule charge religieuse obligatoire qu'elle laisse aux communes en dehors de celles qui viennent d'être mentionnées est celle de la clôture, de l'entretien et de la translation des cimetières (art. 136). Ces nouvelles atteintes à ce que l'Eglise était habituée à regarder comme ses droits furent bientôt suivies d'une nouvelle manifestation pontificale de Léon XIII. Le pape, en effet, moins pour protester contre le mal déjà fait que pour prévenir, s'il était possible, le mal qui restait à faire, publia peu après (20 avril 1884) la singulière Encyclique Humanum genus qui, consacrée exclusivement aux méfaits de la Franc-maçonnerie, visait tout particulièrement la France, où cette association jouait, à l'en croire, un rôle prépondérant. Il n'est pas douteux que la franc-maçonnerie, tant de fois anathématisée par la papauté, ne fût dans notre pays sous la troisième République un foyer de propagande non seulement républicaine, mais anticléricale, ce qui n'a rien de surprenant, étant donné qu'elle a pour but principal le triomphe de l'idée de tolérance et de la liberté de penser. Le pape était-il pour cela fondé à la représenter comme une secte foncièrement hostile à l'idée de Dieu et à toute forme religieuse ? Evidemment non. Il ne la signalait pas moins comme telle et décrivait son organisation, ses agissements avec des exagérations mélodramatiques qui pouvaient paraître surprenantes sous la plume d'un homme aussi peu naïf et d'ordinaire aussi renseigné. Les francs-maçons, disait-il, doivent
promettre d'obéir aveuglément et sans discussion aux injonctions de leurs
chefs ; de se tenir toujours prêts, sur le plus léger signe, à exécuter les
ordres donnés, se vouant d'avance, en cas contraire, aux traitements les plus
rigoureux, et même à la mort. De fait, il n'est pas rare que la peine du
dernier supplice soit infligée à ceux d'entre eux qui sont convaincus soit
d'avoir livré la discipline secrète, soit d'avoir résisté aux ordres des
chefs ; et cela se pratique avec une telle dextérité que, la plupart du
temps, l'exécuteur rie ces sentences de mort échappe à la justice... Non content de ces billevesées, Léon XIII représentait gravement les gouvernements, et surtout celui de la République française, comme inféodés à cette puissance redoutable autant que mystérieuse, qui tendait non seulement à s'emparer de l'éducation de la jeunesse, à ébranler la famille, à faire de l'athéisme la base de la société, niais à ébranler et bouleverser la société elle-même par la propagation des doctrines socialistes et communistes. Le remède consistait, d'après lui, à arracher son masque à la secte pour la faire voir aux peuples telle qu'elle était ; à répandre la vérité dans les masses par des publications nouvelles et surtout à lutter contre l'association par l'association, à se servir surtout à cet effet du Tiers-ordre de Saint-François, véritable école de liberté, de fraternité, d'égalité ; à recourir le plus possible aux corporations ouvrières nouvellement constituées, ainsi qu'aux sociétés de patrons[31], sans oublier la Société de Saint-Vincent de Paul ; enfin à s'occuper particulièrement de l'éducation de la jeunesse, pour la détourner d'entrer dans des sociétés criminelles et la maintenir sous la direction et le contrôle de l'Eglise. Si de pareilles dénonciations et de pareilles adjurations émouvaient profondément les fidèles, elles faisaient en revanche quelque peu sourire les sceptiques. Mais elles provoquaient un peu de mauvaise humeur chez les républicains et les libres penseurs militants qui, considérant l'Encyclique comme une nouvelle provocation et comme une ingérence inadmissible dans nos affaires, se sentaient, on le conçoit, peu portés à l'apaisement. Aussi voyons-nous bientôt après le dernier manifeste de Léon XIII l'anticléricalisme se raviver une fois de plus, non seulement dans la presse et dans les réunions publiques, mais dans le Parlement, et donner lieu à des mesures où l'Eglise ne devait voir que de nouveaux outrages et de nouvelles persécutions. Le 12 juin 1884 le gouvernement donnait un gage sérieux à la politique concordataire de Paul Bert par le décret qui réorganisait, pour les soumettre à une tutelle sérieuse, la caisse de secours ecclésiastiques d'Angers, sur le modèle de laquelle les autres caisses du même genre furent aussi réorganisées peu après[32]. Vers le même temps, la Chambre des députés, reprenant la loi militaire depuis longtemps en suspens, faisait preuve de son zèle égalitaire en votant pour les séminaristes le service de trois ans — décision qui n'avait rien de définitif, le Sénat étant là pour l'infirmer, ce sur quoi l'on comptait un peu au Palais-Bourbon, sans le dire. En juillet, c'est la question du divorce, tant de fois ajournée, qui recevait enfin sa solution par l'adhésion du Sénat à la doctrine de Naquet[33]. Vainement Jules Simon, Allou et quelques autres représentants du parti républicain modéré rompirent encore quelques lances en faveur de l'indissolubilité du mariage. La cause du divorce, gagnée devant l'opinion, ne pouvait plus être perdue dans le Parlement. Du reste, la nouvelle loi (27 juillet), fort timide, restreignait à trois cas[34] la possibilité de rompre légalement les unions malheureuses et n'admettait ni le divorce par consentement mutuel ni l'autorisation pour l'adultère d'épouser son ou sa complice. Mais le fait capital, aux yeux de l'Eglise, c'est qu'un mariage pût être rompu sans elle, malgré elle. Qu'elle le voulût ou qu'elle ne le voulût pas, la société civile et la famille rompaient, ainsi en droit un des liens les plus forts dont elle les eût jamais enserrés. La République se laïcisait de plus en plus. Très peu de jours après (1er août) elle se consolidait par une révision limitée de la Constitution grâce à laquelle la forme du gouvernement, tant de fois contestée, était enfin déclarée légalement intangible[35] ; et profitant de la circonstance, le Congrès supprimait l'article de loi constitutionnelle prescrivant des prières publiques à l'occasion de la rentrée des Chambres. Enfin deux autres coups, non moins sensibles à l'Eglise, lui furent encore portés par les Chambres à la fin de 1884 et au commencement de l'année suivante. Le premier consista dans la modification — par la loi de finances du 29 décembre 1884 — des lois de 1872 et de 1880 qui, comme on l'a vu plus haut, avaient frappé les congrégations d'une taxe dite d'accroissement, représentative des droits de mutation auxquels jusque-là elles avaient pu se soustraire. La loi de 1880 était rapidement devenue tout à fait illusoire et les congrégations étaient parvenues sans la moindre peine à l'éluder. Il fallait en effet, d'après elles, pour que le droit d'accroissement fût exigible, que l'acte constitutif de l'association contint les clauses d'adjonction et de réversion qui la rendaient pour ainsi dire perpétuelle. Pour éviter l'impôt les congrégations n'avaient qu'à supprimer l'une ou l'autre de ces clauses, ou toutes les deux, de leurs statuts, et naturellement elles n'y manquaient pas. La nouvelle loi, pour mettre un terme à cet abus déclara les impôts établis par la précédente payables sans réserve par toutes les congrégations, communautés et associations religieuses, autorisées ou non[36]. En outre, pour couper court aux fraudes et échappatoires auxquelles donnait lieu l'évaluation du revenu desdites congrégations, elle spécifia que ce revenu serait déterminé à raison de 5 p. 100 de la valeur brute des biens meubles et immeubles possédés ou occupés par les sociétés, à moins qu'un revenu supérieur ne fût constaté, et que les sociétés seraient assujetties aux vérifications autorisées par l'article 7 de la loi du 21 juin 1873. L'Eglise ne manqua pas de jeter les hauts cris contre cette nouvelle persécution. Mais au fond elle n'en était pas encore trop alarmée, car elle espérait bien trouver quelque biais pour continuer à se soustraire à la taxe et, de fait, elle devait bientôt en trouver. Elle se sentit, par contre, plus profondément et plus cruellement atteinte par les votes parlementaires qui, réalisant cette fois d'une façon sérieuse les principes concordataires de Paul Bert, diminuèrent (en mars 1885) le budget des Cultes de près de 5 millions de francs[37]. Les beaux jours de l'Empire et de l'Ordre moral étaient maintenant bien loin, la République commençait à faire voir que si elle voulait encore le Concordat, elle ne le voulait qu'au plus juste prix. VII La mauvaise humeur du clergé croissait en raison directe des atteintes dont les lois nouvelles menaçaient sa bourse. Jules Ferry, qu'il n'avait jamais ménagé, était maintenant à ses yeux, plus encore qu'autrefois, une sorte d'antéchrist qu'il fallait à tout prix éloigner des affaires. Tous les moyens lui paraissaient bons pour le renverser. L'Eglise et ses amis faisaient cause commune contre lui avec les mécréants de l'extrême gauche et, sans lui tenir compte des services qu'il rendait à la religion par sa politique coloniale, s'unissaient aux radicaux et aux socialistes pour vilipender cette politique, en exagérer les difficultés et la rendre odieuse au public, qui n'en voyait que le prix coûtant et n'en comprenait pas encore la patriotique importance. Au fond, c'était toujours l'homme de l'article 7 que les cléricaux poursuivaient dans le Tonkinois ; et s'ils lui reprochaient avec tant d'aigreur les sacrifices qu'il imposait à la France pour la conquête du Fleuve rouge ou de Madagascar, c'était uniquement parce qu'il avait fait en France la guerre au cléricalisme et qu'il l'avait faite avec succès, tandis que les hommes de l'extrême gauche, qui arguaient aussi contre lui si bruyamment de sa politique coloniale, lui en voulaient surtout de ne les avoir pas suivis dans leur campagne pour la révision de la Constitution et contre le Concordat. Attaqué par les uns pour avoir malmené l'Eglise, par les autres pour l'avoir ménagée, vilipendé par tous pour avoir voulu nous procurer en Afrique et en Extrême-Orient la revanche de nos malheurs que nous ne pouvions pas prendre sur le Rhin, il demeurait, vu les lenteurs pénibles des guerres lointaines qu'il avait entreprises[38], l'homme le plus impopulaire de France. On le menaçait, on l'outrageait de toutes parts. La majorité dont il disposait à la Chambre diminuait de semaine en, semaine et, au commencement de 1885, son ministère ne tenait plus, visiblement, qu'à un fil. Le pape, le voyant faiblir, ne jugeait point opportun de se compromettre pour le consolider. Il se disait d'ailleurs, non sans raison, qu'un nouveau cabinet, de quelque étiquette qu'il se parât, ne serait sans doute que le produit d'une coalition et, vu les compromis politiques auxquels il devrait son existence, traiterait peut-être l'Eglise moins durement que le ministère Ferry. A tout hasard et en attendant il jugeait bon de tirer parti des circonstances et de profiter, pour accroître son influence apostolique, de l'embarras et de l'impuissance relative où se débattait ce gouvernement. C'est à cette époque en effet que, prenant pour prétexte la rupture diplomatique qui venait de se produire entre la France et la Chine et feignant de croire que les missions catholiques et leur clientèle, jusqu'alors soumises à notre protectorat dans ce dernier pays[39], s'y trouvaient maintenant privées de toute garantie — ce qui était faux —[40], il y expédiait (le 1er février 1885) un certain abbé Giulanelli, chargé ostensiblement de remettre au chef du Céleste Empire une lettre recommandant à sa bienveillance les chrétiens et les missionnaires et en réalité de négocier l'établissement en Chine d'une nonciature, à laquelle passerait tout naturellement le protectorat. Dans le même temps, Léon XIII, comme pour bien montrer à
la France qu'il pouvait se passer d'elle, laissait complaisamment son
confident Galimberti[41], inspirateur de
l'officieux Moniteur de Rome, donner à entendre dans cette feuille
qu'un rapprochement entre le Saint-Siège et le gouvernement italien n'était
pas chose absolument impossible. Au contraire, le Journal de Rome, qu'un publiciste
français, Henri des Houx[42], rédigeait aussi
pour son compte et qui était l'organe de l'intransigeance pontificale et de
la politique du non possumus, voyait
la faveur du Saint-Père se retirer de lui et recevait des désaveux qui
semblaient lui présager une prochaine disgrâce (mars-avril
1885). Sur ces entrefaites, le ministère Ferry, depuis longtemps ébranlé, était enfin renversé par l'affolement que causa dans le monde politique la nouvelle du prétendu désastre de Lang-Son[43]. On sait que dans la lamentable séance du 30 mars 1885 l'alliance de la gauche radicale et de la droite antirépublicaine, fortifiée par la défection d'une bonne partie des députés ministériels, qui eurent la lâcheté d'abandonner le cabinet, amena la chute du Tonkinois qui, découragé, du reste, et s'abandonnant lui-même, ne garda autour de lui, au moment décisif du vote, que 149 de ses amis. Et ce grand citoyen, qui avait tant fait pour mériter la reconnaissance nationale fut ce jour-là traité par des hommes qui aimaient certainement la France et République, comme un criminel, pour ne pas dire comme un traître[44]. VIII Comme les sages avaient pu le prévoir, le ministère Brisson, qui succéda dès le G avril-I88 au cabinet Ferry, se trouva, malgré la place prépondérante qu'y tenait l'élément radical[45], dans l'impossibilité de réagir sérieusement, soit au dehors, soit au dedans, contre la politique de son prédécesseur. Avec autant de bon sens que de patriotisme, il accepta l'héritage de conquêtes que ce dernier lui laissait et refusa d'y renoncer, ce dont la France devait lui savoir gré. Quant à la question des rapports de l'Eglise et de l'Etat, il n'en rechercha pas avec plus d'intransigeance que lui la solution, loin de là. Henri Brisson avait cru devoir en effet s'adjoindre comme collaborateurs non seulement des radicaux, mais des républicains modérés, comme Campenon, Demôle, Sadi Carnot, anciens auxiliaires de Gambetta ou de Ferry, qui ne se seraient pas accommodés d'une politique intransigeante. Il avait même rappelé aux affaires Freycinet, l'homme des transactions, des atermoiements, des indécisions s'il en fût. Ajoutons que la nouvelle combinaison, comme autrefois le cabinet Waddington, était un ministère à trois tètes, en ce sens qu'à côté du président du conseil on y voyait, dans la personne de Goblet et dans celle de Freycinet, deux hommes de trop haute valeur et trop conscients de leur mérite pour que chacun d'eux ne cherchât pas à tirer à lui la direction supérieure du gouvernement. La politique de ce ministère ne pouvait donc guère être que négative et, de fait, dans son ensemble, elle ne fut pas autre chose. Rendons cette justice à la nouvelle administration qu'elle ne méconnut pas les intérêts religieux dont la France avait assumé la garde en Chine et qui avaient motivé la récente et sournoise intervention du pape. Peut-être même s'en exagéra-t-elle l'importance et eût-elle le tort de n'en pas voir le danger[46]. Quoi qu'il en soit, elle jugea que pour le moment, et tant que nous n'avions pas recouvré en Extrême-Orient toute la liberté de nos mouvements, le gouvernement français devait éviter de menacer ou de rudoyer le Saint-Siège ; et elle usa tout d'abord de ménagements fort politiques envers le clergé. La déclaration que le cabinet Brisson fit aux Chambres passait complètement sous silence la question religieuse, ce qui était le moyen de prévenir pour le moment protestations et criailleries. Si quelque temps après il s'attirait bien des imprécations et des ana thèmes en profitant de la mort de Victor Hugo pour séculariser définitivement le Panthéon (26 mai)[47], on pouvait remarquer avec quelle extrême mansuétude il laissait, vers la même époque (avril-mai) l'archevêque d'Alger mener par toute la France, à grand renfort de prédications, une campagne mélodramatique de mendicité qui n'était qu'une longue et injurieuse protestation contre h diminution du budget des Cultes récemment votée par les Chambres[48]. S'il finit cependant par lui imposer silence, ce ne fut pas sans lui promettre pour ses œuvres d'Afrique une subvention grâce à laquelle le remuant prélat voulut bien s'adoucir un peu Quant au pape, il n'eut pas de peine à gagner ses bonnes grâces, le roué pontife voyant bien que pour le moment il n'avait rien de sérieux à craindre du gouvernement français. Du reste, la France venant de traiter définitivement avec la Chine (9 juin 1885) et de rentrer en possession de tous ses droits dans cet empire, Léon XIII eut l'air de renoncer pour le moment à la nonciature qu'il avait cherché à y instituer et se défendit même d'y avoir songé. Ce ne fut pas, il est vrai, sans nous faire charitablement donner à entendre par le Journal de Rome que les puissances rivales de la France qui enviaient le protectorat des missions en Orient pourraient bien obtenir les faveurs du Saint-Siège le jour où nous nous séparerions de l'Eglise[49]. Mais on peut dire qu'en somme ce pape diplomate, plus habitué à caresser et à endormir l'ennemi qu'à le frapper et à l'irriter, s'efforçait à cette époque de prouver au gouvernement de la République qu'il ne lui voulait pas de mal et qu'il pouvait pour sa part lui faire le plus grand bien, en amenant enfin le clergé, jusque-là si réfractaire, à la politique du ralliement. On voit en effet dans ce temps-là Léon XIII s'efforcer — discrètement encore, car il ne voulait pas se livrer trop tôt ouvertement et sans réserve, pour bien des raisons — de faire comprendre à l'épiscopat français que, la République ayant été déclarée légalement intangible et indiscutable, la seule opposition opportune et utile qu'il pût faire était une opposition constitutionnelle, consistant non plus à attaquer les lois fondamentales de l'Etat, mais à demander pacifiquement la réforme des lois organiques ou particulières dont 1'Eglise pouvait avoir à se plaindre. Mais ce n'était pas chose facile que d'obtenir de ce clergé, toujours inféodé aux partis monarchiques — par tradition historique et par intérêt —[50], une pareille transformation. Jusque dans son entourage immédiat, dans le Sacré-Collège, où les créatures de Pie IX étaient encore en majorité, Pecci voyait sa politique contrecarrée par les Zelanti, c'est-à-dire les intransigeants qui, repoussant tout pacte avec l'iniquité, c'est-à-dire avec la Révolution, ne comprenaient pas que, si le pape embrassait l'ennemi, c'était dans l'intention de mieux l'étouffer. Le cardinal français Pitra[51], inspirateur et protecteur du Journal de Rome, exaltait avec affectation la politique de Pie IX et dénigrait implicitement celle de son successeur dans une lettre que reproduisit cette feuille et qui provoqua chez Léon XIII la plus violente irritation. Le blâme le plus sévère fut infligé à ce mécontent par le Souverain Pontife, qui obligea même Henri des Houx, rédacteur en chef du journal en question, à quitter Rome (juin 1885)[52] et, revendiquant de la part du prince de l'Eglise une docilité sans réserve, se fit adresser par les archevêques et évêques de France les déclarations de soumission les plus explicites et les plus humbles. Dans le gouvernement de l'Eglise, écrivait-il à l'un d'eux[53], sauf les devoirs essentiels imposés à tous les pontifes par leur charge apostolique, chacun d'eux peut adopter l'attitude qu'il juge la meilleure, selon les temps et les autres circonstances. De cela il est le seul juge, attendu qu'il a pour cela non seulement les lumières spéciales, mais encore la connaissance des conditions et des besoins de toute la catholicité, auxquels il convient que condescende sa prévoyance apostolique. Gomme l'Eglise est une et un son chef, ainsi est le gouvernement auquel tous doivent se conformer... Il ajoutait que ce devoir s'imposait particulièrement aux journalistes catholiques, dont beaucoup, surtout en France, n'étaient pas sans méconnaître et contrarier sa politique. Les rédacteurs de l'Univers surtout, plus papistes que le pape, n'étaient pas sans l'impatienter. Aussi cherchait-il depuis longtemps déjà à les faire ramener par Lavigerie, le plus intelligent de ses lieutenants[54], à une plus saine appréciation de sa tactique politique. Les vues de Léon XIII étaient comprises et secondées sinon de la majorité des évêques français, du moins de quelques-uns d'entre eux qui, comme Meignan et Guilbert[55], s'efforçaient de répandre l'idée que la meilleure sauvegarde de nos libres institutions était la religion et que l'union sincère de l'Eglise et de l'Etat par le Concordat était la condition nécessaire de la paix publique. Le pape souhaitait qu'à l'approche des élections générales qui allaient avoir lieu en France au commencement d'octobre 1885 cet enseignement pénétrât profondément dans le corps électoral et l'amenât à remplacer la Chambre libre-penseuse et anticléricale de 1881 par une Assemblée plus respectueuse des droits de l'Eglise[56]. C'est pour répondre à ce désir et après entente avec le Souverain Pontife qu'en juillet, août et septembre l'infatigable archevêque d'Alger répandait dans toute la France circulaires et programmes pour représenter aux fidèles la nécessité de se conformer aux vœux du Saint-Père afin de faire tourner les élections à l'avantage et à la gloire de l'Eglise[57]. La plupart des évêques se jetèrent bien avec ardeur, à l'exemple de Lavigerie, dans la campagne électorale. Mais ce ne fut pas, en général, pour prêcher le respect de la légalité constitutionnelle. Ce fut plutôt pour attaquer encore, avec la violence dont ils avaient donné tant de preuves depuis quinze ans, la République, à laquelle ils ne furent pas, grâce à la liberté qui leur fut laissée, et à la faveur du désarroi politique qui régnait en France, sans faire un tort considérable. Ils lui en firent d'autant plus que le ministère Brisson, qui manquait, comme on l'a vu, d'homogénéité, ne pouvait pas donner au mouvement électoral la direction nette et ferme dont le besoin, dans cette époque troublée, se faisait particulièrement sentir et que le chef de ce cabinet, par délicatesse et vertu républicaine, crut devoir non seulement ne pas recourir à l'influence des fonctionnaires, mais leur interdire publiquement et hautement de prendre part à cette campagne. Quant au parti républicain, déjà profondément divisé depuis la chute du ministère Ferry, il se morcela de plus en plus, sans vouloir comprendre à quel danger il exposait la cause qu'il croyait servir. Tandis que le centre gauche se partageait en deux fractions, dont l'une, avec Ribot et Francis Charmes, se rapprochait de l'ancienne majorité gouvernementale, et l'autre, sous Barthélemy-Saint-Hilaire et Léon Say, en combattaient la politique comme trop avancée, les opportunistes purs se groupaient autour de Jules Ferry, qui s'était ressaisi et qui, dans ses discours de Lyon et de Bordeaux[58], ainsi que dans son programme des Vosges, se prononçait avec son énergie ordinaire contre la séparation des Eglises et de l'Etat. Cette séparation était au contraire demandée plus ou moins nettement, par l'Alliance républicaine des comités radicaux et progressistes — comité Tolain —[59], par les radicaux de l'extrême gauche — Clemenceau, Pelletan, Madier de Montjau, de Lanessan, Henri Maret, etc. —[60], enfin par le comité central des groupes radicaux socialistes[61]. En face de tous ces groupes se dressait celui des droites[62], pour le moment très uni et servi avec ardeur dans presque toutes les communes de France par le clergé des paroisses. Si l'on tient compte enfin du surcroît de trouble causé par l'usage désordonné et inintelligent que le parti républicain fit presque partout du scrutin de liste, récemment rétabli[63], on n'aura pas trop de peine à, comprendre l'espèce d'effondrement qui résulta pour ce parti du premier tour de scrutin (4 octobre), où 176 de ses candidats seulement avaient triomphé, tandis que la réaction avait fait passer127 des siens[64]. Il se ressaisit, il est vrai, par un effort tardif, mais vigoureux, de discipline au second tour (18 octobre), si bien que les républicains se retrouvèrent, en somme, dans la nouvelle Chambre au nombre de 383, contre 201 députés hostiles au régime établi. Mais la secousse avait été bien rude et la République avait réellement failli sombrer, si l'on en juge par le partage des suffrages dans l'ensemble du pays[65]. La victoire, du reste, était bien imparfaite : Les ennemis de la République comptaient maintenant pour un tiers dans la Chambre des députés, et, la nouvelle majorité étant divisée en deux blocs à peu près égaux de radicaux et d'opportunistes[66], toujours déterminés à se faire une guerre sans merci, on voit que la droite pouvait presque toujours les départager, former à son gré la majorité et, sinon s'emparer du pouvoir, du moins empêcher les républicains de l'exercer au profit de la République. Il ne lui fallait pour cela qu'être un peu sage, c'est-à-dire ne pas effaroucher ses adversaires par des provocations ou des menaces qui eussent pour résultat de leur faire oublier leurs dissentiments et de les réunir contre l'ennemi commun. C'était là évidemment la tactique que Léon XIII souhaitait de tout cœur lui voir suivre. Mais ce n'était pas celle que tous ses chefs étaient portés à prendre, quel que fût leur dévouement à l'Eglise. Ce ne fut pas notamment celle qu'au lendemain des élections parut vouloir adopter le comte de Mun qui, rêvant depuis longtemps, comme autrefois Montalembert, de fonder un grand parti destiné à servir avant tout les intérêts catholiques, crut enfin le moment venu de réaliser un projet si cher et lança dès le mois d'octobre '1885 le programme de défense religieuse sur lequel il comptait pour réunir autour de lui toutes les forces conservatrices du pays. Ce programme, il est vrai, très loyal et très net, comme tout ce qui sortait de sa plume ou de sa bouche, n'était pas de nature à lui attirer beaucoup d'adhésions : d'abord parce qu'au lieu de parler de ralliement à la République, comme le pape l'eût voulu, il donnait clairement à entendre que chacun pouvait et devait garder en entrant dans le parti nouveau ses préférences politiques, par suite ses espérances, ce qui était convier la France au renouvellement de l'Ordre moral ; ensuite parce que, fait de contre-révolution d'une part et de l'autre de socialisme, ou de quelque chose qui y ressemblait fort, il ne pouvait qu'alarmer ou exaspérer à la fois les conservateurs et les partisans des principes de 1789. Voici en effet textuellement ce que demandait le comte de Mun : Pour l'Eglise : L'entière liberté de son ministère et la protection publique du culte catholique qui en est la garantie ; comme conséquence : l'exemption pour les prêtres du service militaire ; — l'organisation des secours religieux dans les camps, les casernes et les hôpitaux ; — le droit pour les associations religieuses de se constituer et de se développer librement ; — dès aujourd'hui l'application loyale et sincère, dans sa lettre et dans son esprit, du Concordat consenti par le Saint-Siège à la France. Pour la famille : La liberté complète de l'enseignement à tous les degrés et, comme minimum, le retour aux lois de 1850 et 1875 ; — l'instruction religieuse dans les écoles publiques et, aussi promptement que possible, l'abrogation de la loi du 28 mars 1882 ; — le respect du sacrement du mariage qui consacre l'indissolubilité du lien conjugal et, dès que nous pourrons l'obtenir, l'abrogation de la loi qui rétabli le divorce ; enfin la conservation du foyer domestique par la révision des articles du Code civil relatifs au droit de tester. Pour le peuple : La limitation du travail par le respect du repos dominical ; — l'interdiction du travail de nuit pour les femmes et la suppression progressive du travail à l'usine pour la mère de famille et les enfants des deux sexes ; — une législation protectrice contre les accidents, la maladie, le chômage involontaire et l'incapacité de travail résultant de la vieillesse ; — et pour rendre cette législation pratique et efficace, une organisation corporative destinée, suivant les termes de l'Encyclique Humanum genus, à protéger, sous la tutelle de la religion, les intérêts du travail et les mœurs des travailleurs. On voit qu'à côté d'améliorations fort désirables à la condition des ouvriers, de Mun ne réclamait guère que la restauration de privilèges odieux, justement détruits par la Révolution, le régime des classes, le droit d'aînesse et par-dessus tout l'inféodation parfaite de la société civile à l'Eglise. Cet excès de franchise mécontenta fort non seulement les bonapartistes, qui se réclamaient de 89, mais les royalistes et même la plupart des évêques, qui ne pouvaient voir dans un aussi audacieux défi à l'esprit moderne qu'une véritable folie. Il n'y eût pas jusqu'à Freppel qui, malgré ses sentiments contre-révolutionnaires bien connus, ne manifestât à l'égard d'un acte aussi impolitique sa vive désapprobation. Bref l'effet produit par ce programme fut si désastreux que le pape, supplié de tous côtés par l'épiscopat d'intervenir, se crut obligé de désavouer[67] le programme du comte de Mun, qui du reste se soumit immédiatement, avec la filiale docilité dont il avait déjà donné tant de preuves au Saint-Siège et déclara renoncer à la formation du nouveau parti. Peu de jours après même (19 novembre), trouvant que cela ne suffisait pas, Léon XIII jugea bon de faire connaître à la France catholique, en termes encore un peu vagues et enveloppés, niais en somme relativement libéraux, ses vues politiques par l'Encyclique Immortale Dei, qui devait avoir et eut dans toute la chrétienté un fort grand retentissement. Ce manifeste était, à beaucoup d'égards, malgré la réserve diplomatique qu'on y pouvait remarquer, la contre-partie de ceux par lesquels le souple et ondoyant Pecci avait, au commencement de son pontificat, semblé prendre parti pour la monarchie contre la démocratie et pour le principe d'autorité contre le principe de liberté. Dans la nouvelle Encyclique, Léon XIII s'efforce de concilier, par de merveilleuses subtilités de langage, la doctrine du Syllabus avec la théorie du droit populaire. S'il représente longuement que toute autorité vient de Dieu, qu'aucune société ne peut subsister en dehors de la religion, que la puissance spirituelle doit toujours vivre en parfaite union avec la puissance temporelle au moyen du Concordat, que l'application rigoureuse des principes de liberté et d'égalité est une monstruosité, que la liberté des particuliers ne doit pouvoir s'exercer que dans ce qui est juste et bon et que celle de l'Eglise doit être illimitée —, d'autre part il croit devoir déclarer que les condamnations du Saint-Siège n'atteignent aucune forme particulière de gouvernement, que la participation du peuple aux affaires publiques peut être utile, nécessaire même dans certains cas. L'Eglise n'est pas ennemie d'une juste liberté ; elle ne s'oppose même pas, en fait, à la tolérance des fausses religions, quand cette tolérance est légitimée par la nécessité d'obtenir un grand bien ou d'éviter un grand mal. Elle admet de même la liberté politique et civile et n'entrave pas le progrès. Par conséquent, si le devoir des catholiques est de prendre pour base l'enseignement de l'Eglise, de la défendre en tout état de cause et de ne pas approuver en eux-mêmes les principes modernes, qui n'ont pas pour base la religion, non seulement il ne leur est pas défendu de participer aux affaires publiques, soit dans la vie communale, soit dans la vie nationale, mais ils le doivent, parce que c'est un moyen pour eux de servir la religion. Il faut qu'en tout pays ils sachent user des institutions existantes dans l'intérêt de la justice et de la vérité, en prenant pour règle les enseignements du Saint-Siège et les instructions des évêques, et en s'abstenant soigneusement à l'égard de l'autorité ecclésiastique de tout acte d'indiscipline. En somme, cela revient à dire que toute les formes de gouvernement sont indifférentes pourvu qu'on serve l'Eglise et l'Encyclique Immortale Dei, c'est la théocratie s'établissant en douceur par la persuasion, au lieu de s'imposer brutalement et sans périphrases comme elle semblait vouloir le faire sous la plume du comte de Mun. Tandis que, par cette politique insidieuse et souple, Léon XIII s'efforçait de faire comprendre au clergé français et à sa clientèle, encore réfractaire, l'utilité pratique du ralliement, le ministère Brisson, fort ébranlé par les élections d'octobre, se débattait dans le découragement et dans l'impuissance. Le président du conseil, trop bon Français pour vouloir renoncer aux résultats acquis de la politique coloniale de Jules Ferry, se refusait fort sagement, malgré les fureurs de la droite et de l'extrême gauche, à abandonner le Tonkin. D'autre part, malgré sa préférence bien connue pour le régime de la séparation des Eglises et de l'Etat, il constatait honnêtement, par sa déclaration du 16 novembre[68], que la rupture du Concordat n'était pas actuellement demandée par le corps électoral et que, vu l'impossibilité de l'effectuer à bref délai, le mieux était pour le moment de se borner, en attendant mieux, à défendre énergiquement les droits de la société civile. Les Chambres laissaient de côté les grandes réformes qui pouvaient intéresser l'Eglise et limitaient pour le moment leur activité anticléricale à des questions de détail — suspension de traitements[69], monopole des pompes funèbres[70], etc. —. Finalement, au bout de quelques semaines, Henri Brisson, se sentant paralysé par l'opposition des partis et ne croyant pas que l'insuffisante majorité dont il disposait[71] lui permît d'exercer utilement le pouvoir, donna sa démission (29 décembre 1885). Son ministère n'avait duré que neuf mois. Et malheureusement la France républicaine, privée de boussole et de direction, allait, sous ses successeurs, se débattre longtemps encore dans l'instabilité gouvernementale et dans l'impuissance. IX Le président Grévy qui, parvenu au terme de son mandat, venait d'en obtenir sans peine le renouvellement, aurait pu donner la tâche de former le nouveau ministère à quelque homme ferme et résolu qui eût chance de rallier autour de lui au Palais-Bourbon, par l'autorité de son caractère et la netteté de sa politique, une majorité sérieuse et durable. Il préféra la confier pour la troisième fois au flexible et ondoyant Freycinet, qui, comme précédemment, allait employer sa merveilleuse intelligence à louvoyer entre les partis, à donner des gages à chacun d'eux sans en satisfaire jamais pleinement aucun et sans s'arrêter jamais à un programme déterminé. C'est au radicalisme que cet homme d'Etat sembla tout d'abord vouloir faire le plus d'avances, et c'est ce parti qui, au commencement de 1886 parut prédominer dans le cabinet, où siégeaient, à côté de quelques opportunistes fort effacés, les Goblet, les Sarrien, les Lockroy, les Granet, les Peytral, tous partisans déclarés de la séparation des Eglises et de l'Etat. On y voyait aussi — ce à quoi l'on ne prît pas tout d'abord assez garde — au ministère de la Guerre le général Boulanger, militaire de belle prestance et de sens moral douteux, qui, après avoir bassement flagorné la famille d'Orléans dans la personne du duc -d'Aumale, avait gagné par camaraderie, autant que par étalage de rigorisme républicain, la faveur de Clemenceau et que ce dernier, peu naïf d'ordinaire, mais aveuglé peut-être à ce moment par sa haine de Jules Ferry, avait adopté, puis poussé au pouvoir comme un radical à toute épreuve et un anticlérical convaincu. Un avenir peu éloigné devait faire voir à la France et à la République ce qu'elles avaient à redouter de ce personnage. En débutant, le nouveau président du conseil, qui n'avait certainement pas l'intention de rompre avec l'Eglise, mais qui croyait avoir à ménager surtout l'extrême gauche, jugea bon de donner à sa première déclaration aux Chambres (16 janvier 1886) une allure, assez comminatoire à l'égard du clergé. Il signalait avec vivacité l'intervention récente et abusive des évêques et des prêtres dans les luttes électorales. ... Une telle situation, ajoutait-il, ne saurait se perpétuer... et le grave problème de la séparation des Eglises et de l'Etat ne tarderait pas à s'imposer irrésistiblement. Sans doute c'était là une extrémité redoutable et devant laquelle il y avait lieu d'hésiter longtemps. Mais c'était au clergé, s'il ne voulait provoquer une brusque rupture, à se renfermer dans le rôle que lui traçaient son mandat et la nature même des choses. Quant au gouvernement, il désire, disait-il, l'apaisement, mais il n'hésitera pas à faire sentir le poids de son autorité ceux qui seraient tentés de la méconnaître[72]. Pendant quelques semaines l'attitude du gouvernement et du Parlement parut en rapport avec ce programme. Aux réclamations du clergé touchant la suppression récente d'un assez grand nombre de vicariats de paroisse[73], Goblet, ministre des Cultes, répondit par une fin de non-recevoir pure et simple. Les évêques de Saint-Dié, de Séez, de Pamiers, de Grenoble, furent déférés au Conseil d'Etat et frappés de déclaration d'abus (février-mars) pour avoir ou publié sans autorisation les encycliques du pape, ou critiqué violemment dans leurs lettres pastorales les actes de l'administration et la déclaration ministérielle du i6 janvier. Le zèle anticlérical des Chambres semblait, d'autre part, se réveiller. Le Sénat se prononçait (le 21 janvier) contre le monopole des pompes funèbres jusqu'alors laissé aux fabriques. La Chambre des députés votait une fois de plus le projet de loi si longtemps en suspens sur la liberté des funérailles (15 février-30 mars). Enfin, le Sénat, après bien des lenteurs, se décidait à discuter sérieusement et à adopter dans son ensemble (janvier-mars) la grande loi organique de l'enseignement primaire d'où devaient résulter deux réformes réclamées bien des fois par la France républicaine et considérées par l'Eglise comme des attentats vraiment sacrilèges : La laïcisation du personnel des écoles primaires publiques et l'obligation du service militaire imposée aux instituteurs congréganistes. Vainement les Chesnelong, les Jules Simon et les Bardoux s'étaient efforcés de retarder encore ou d'amoindrir ces nouvelles conquêtes républicaines. Un discours lumineux et ferme de Goblet avait décidé de la victoire[74]. Bien que cette victoire républicaine ne fût pas encore définitive, puisque cette importante loi devait être encore une fois retouchée par la Chambre des députés[75] ; bien qu'il dépendît du gouvernement d'en retarder les effets pendant de longues années, du moins en ce qui concernait les institutrices congréganistes — dont le remplacement par des laïques n'était obligatoire qu'au fur et à mesure des vacances d'emploi —, le clergé se sentit cruellement atteint par cette grave réforme et ne put retenir un cri de douleur et de colère. Le cardinal Guibert, archevêque de Paris, crut devoir, dès le 30 mars, protester hautement contre cette nouvelle persécution ainsi que contre les précédentes, par une lettre au président-de la République, qu'approuvèrent publiquement la plupart des évêques et archevêques de France et où, après s'être plaint amèrement que l'Eglise fût indignement suspectée, calomniée, maltraitée par le gouvernement de la République, il avait écrit à l'adresse de ce dernier ces lignes hautaines et menaçantes : ... Permettez à un vieil évêque
qui a vu dans sa vie changer sept fois le régime politique de son pays, de
vous dire une dernière fois ce que lui suggère sa longue expérience : En
continuant dans la voie où elle s'est engagée, la République peut faire
beaucoup de mal à la religion ; elle ne parviendra pas à la tuer. L'Eglise a
connu d'autres périls, elle a traversé d'autres orages, et elle vit encore
dans le cœur de la France. Elle assistera aux funérailles de ceux qui se
flattent de l'anéantir. La République n'a reçu ni de Dieu ni de l'histoire
aucune promesse d'immortalité. Si votre Influence pouvait la ramener à une
application plus loyale du Concordat dans son esprit aussi bien que dans sa
lettre, vous auriez fait beaucoup pour assurer la paix publique et pour
ramener l'union dans les esprits. Si vous échouez dans cette entreprise, ou
si vous croyez ne pas devoir la tenter, alors ce n'est pas le clergé, ce
n'est pas l'Eglise qu'on pourra accuser de travailler à la ruine de
l'établissement politique dont vous avez la garde ; vous savez que la
révolte n'est pas une arme à notre usage... Je ne me résous pas à clore cette lettre sans exprimer l'espoir
que la France ne se laissera pas dépouiller des saintes croyances qui ont
fait sa force et sa gloire dans le passé et lui ont assuré le premier rang
parmi les nations... Quelques jours à peine s'étaient écoulés depuis la publication de cet aigre-doux manifeste, et l'on apprenait que ce clergé, si peu habitué à manier l'arme de la révolte, venait de provoquer une échauffourée sanglante à Châteauvillain, dans l'Isère, en s'opposant à la fermeture on ne peut plus légale d'une chapelle non autorisée (8 avril). Cette affaire amena même à la Chambre une interpellation violente à laquelle prirent part de Mun, Keller, Jolibois, Lucien Brun, et dont Goblet, par parenthèse, fit triomphalement justice (13 avril). L'opinion républicaine s'émouvait de cette recrudescence d'opposition cléricale. On recommençait à parler de séparation ; si bien que Freycinet, toujours désireux de complaire dans une certaine mesure à ses amis les radicaux, ne croyait pas devoir leur refuser la satisfaction platonique d'un nouveau débat sur cette irritante question. Goblet et plusieurs de ses collègues du ministère, sans espérer qu'elle fût tranchée à bref délai et peut-être sans le souhaiter beaucoup, voulaient qu'au moins elle fût posée une fois de plus au Palais-Bourbon. Elle le fut donc, à la suite de la proposition des députés Michelin et Planteau, et de là résulta (1er juin) une nouvelle prise en considération qui, pas plus que les précédentes — Freycinet le savait bien — ne tirait à conséquence. La proposition fort originale d'Yves Guyot (27 mai 1886), qui tendait à remettre aux communes le soin d'entretenir les cultes en les laissant libres d'y renoncer, n'eut pas plus de suite que la précédente ; car elle donna lieu simplement à la nomination d'une commission qui, après avoir langui quelque temps, ne tarda pas à interrompre complètement ses travaux. Il est juste de reconnaître que ce n'était pas seulement pour contenter à peu de frais les radicaux que Freycinet avait laissé mettre de nouveau le Concordat en question. En diplomate non moins subtil et non moins retors que Léon XIII, il avait vu dans le récent débat sur la séparation un procédé d'intimidation à employer à l'égard du Vatican, que les avances récentes de l'Allemagne semblaient enhardir[76] et dont les coquetteries envers la Chine venaient de se reproduire de façon inquiétante pour notre influence dans l'Extrême-Orient. Cette fois, il est vrai, le pape prétendait que c'était le Céleste Empire qui avait pris l'initiative des négociations. Ne pouvant s'entendre avec le gouvernement français, au sujet d'une église de Pékin dont il demandait la démolition, Li-Hung-Chang, principal ministre de l'Empereur de la Chine, avait eu l'idée — d'accord avec le gouvernement britannique — d'envoyer à Rome un agent anglais, nommé Dunn, pour traiter de cette affaire avec le Vatican. Bientôt, une négociation s'était engagée pour l'établissement d'une nonciature en Chine[77], entre cet émissaire et Léon XIII qui, soit qu'il eût réellement l'intention de créer cette nonciature, soit qu'il voulût simplement, par cette menace, effrayer le gouvernement français et obtenir de lui plus de ménagements pour l'Église, manifestait le plus vif désir de mener promptement à bonne fin cette affaire. Dès les premiers mois de 1886, Agliardi, prélat regardé à Paris comme ennemi de la France, était, disait-on, désigné in petto par le Pape pour aller le représenter à Pékin. Vainement, jusqu'en avril, Freycinet fit-il représenter très respectueusement au souverain pontife qu'il n'avait pas le droit de prendre une décision qui serait forcément préjudiciable, pour ne pas dire fatale, au protectorat que la France exerçait, au nom des traités, sur les missions catholiques de Chine ainsi que sur leur clientèle, et que la France ne pourrait pas y consentir. Vainement essaya-t-il, par l'entremise de Lavigerie (qui était à Rome en février), de lui faire entendre raison. Léon XIII, tout en protestant sans cesse qu'il ne voulait nous faire aucun tort, déclarait persister dans ses intentions. Il fallut, pour le rendre plus accommodant, que le chef de notre gouvernement en vînt à le menacer, d'abord par de vagues insinuations, puis par une série de notes de plus en plus nettes (à partir de mai), de laisser, s'il s'entêtait, reprendre en France la campagne pour la rupture du Concordat. Le Pape se débattit, louvoya, ergota longuement sur le titre qui serait donné à son représentant en Chine et sur le caractère de la mission qui lui serait confiée. Freycinet, soutenu par Goblet et ses mis du parti radical, finit (en août) par lui mettre si expressément le marché à la main, que le roué diplomate du Vatican fut cette fois vraiment intimidé et n'osa pas le pousser à bout. Le 12 septembre, Jacobini, par une note officielle, informait l'ambassadeur de France que le Saint-Père, prenant en considération l'ensemble des circonstances actuelles, à la suite des récentes communications, avait, dans sa sagesse, décidé, sans préjudice des droits du Saint-Siège, que le départ de son représentant en Chine restait suspendu[78]. Au dehors donc le ministère Freycinet venait de mettre le Saint-Siège en échec. A l'intérieur, si l'on ne tient pas compte de la loi sur l'organisation de l'enseignement primaire, qui était surtout ]'œuvre des cabinets précédents, la seule mesure réellement préjudiciable à l'Église qui eût été prise par lui était une mesure d'ordre essentiellement politique, ayant pour but de mettre la République à l'abri des intrigues et tentatives des prétendants dont elle tolérait depuis si longtemps la présence sur son territoire. Nous voulons parler de l'expulsion des chefs des deux familles Bonaparte et d'Orléans et de leurs fils aînés, qui après de longs et tumultueux débats dans les Chambres, fut enfin prescrite par une loi (22 juin) et peu de jours après devint un fait accompli. Ce renvoi, et particulièrement celui du comte de Paris, devait être on ne peut plus sensible au clergé français, qui fonda it encore tant d'espérances sur la restauration de la royauté[79]. Aussi ses porte-paroles ordinaires, les Keller, les Freppel, les de Mun, les Chesnelong, etc., s'y étaient-ils opposés de toutes leurs forces. Ils n'avaient en somme réussi, par la violence de leurs attaques contre le général Boulanger — dont ils dénonçaient non sans raison les palinodies — qu'à attirer l'attention sur cet aventurier sans foi et à lui procurer une popularité dont, vers la fin de 1886, les amis sages de la République ne pouvaient déjà mesurer qu'avec effroi le rapide et inquiétant développement. Il était bien évident, en somme, que si Freycinet affichait la rétention de tenir l'Eglise en respect, toute idée de rupture était fort loin de son esprit. Dans un discours tenu à Toulouse, le 28 septembre, il s'attachait, avec son insinuante et fluide éloquence, à démontrer qu'un certain nombre de questions qui, à son sens, n'étaient pas mûres, devaient pour le moment être laissées de côté et qu'il n'y aurait que péril ou embarras à vouloir prématurément les résoudre. La question du Concordat était à ses yeux l'une d'elles. Aussi, loin de la raviver, s'efforçait-il de la chloroformer et n'eût-il pas été fâché que le monde politique cessât, soit pour un temps, soit pour toujours, de s'occuper d'elle. Mais c'était trop demander au parti radical, et même à cette fraction du parti opportuniste qui, sans vouloir pour le moment la séparation, demandait qu'on la rendît possible par une série de mesures préparatoires. Vainement Freycinet s'était-il, dès le mois de janvier, débarrassé de, Paul Bert en l'envoyant gouverner l'Indo-Chine française — où ce vaillant lutteur venait de mourir en novembre —. Les méfiances et les mécontentements se multipliaient, grandissaient autour de lui à mesure qu'on le voyait se dérober, avec sa souplesse féline, tant sur le terrain religieux que sur le terrain budgétaire et sur le terrain colonial, à toute solution nette, radicale ou définitive. C'est ainsi que pour la troisième fois l'extrême gauche, qui l'avait appelé au pouvoir, finit, après quelques mois de crédit, par l'abandonner et que, mal soutenu par les républicains de gouvernement, il dut se résoudre à donner sa démission (3 décembre 1886) et à céder la place à un président du conseil personnellement radical, mais qui, à raison des circonstances, ne devait pas être moins impuissant que lui. |
[1] Son ministère était ainsi composé : Présidence du conseil, Instruction publique et Cultes, Jules Ferry ; Affaires étrangères, Challemel-Lacour (remplacé à la fin de 1883 par Jules Ferry qui le fut lui-même à l'Instruction publique et aux Cultes par Fallières) ; Intérieur, Waldeck-Rousseau ; Justice, Martin-Feuillée ; Finances, Tirard : Guerre, Thibaudin (plus tard Campenon, puis Lewal) ; Marine, Charles Brun (et plus tard Peyron) ; Agriculture, Méline ; Travaux publics, Raynal ; Commerce, Hérisson (et plus tard Bouvier) ; Postes et télégraphes, Cochery. — Sous-secrétariats d'États : Instruction publique et Beaux-arts, Durand ; Intérieur, Nargue ; Justice, Noirot ; Finances, Labuze ; Travaux publics, Rehaut ; Marine, Félix Faure (à partir du 28 sept. 1883) ; Guerre, Casimir-Perier (à partir du 4 oct. 1883).
[2] On sait que ce pays, où avait régné quelque temps le Condominium anglo-français, avait été occupé en 1882 par les troupes britanniques et que l'Angleterre y faisait, comme elle y fait encore, seule la loi.
[3] En octobre 1882.
[4] A la suite des négociations avec le Saint-Siège que nous n'avons pas. à raconter ici, Bismarck avait fait voter à Berlin (14 juillet 1880) la loi des pouvoirs discrétionnaires, qui permettait au gouvernement, jusqu'au 1er janvier 1882, de dispenser du seraient les ecclésiastiques appelés à administrer les diocèses vacants, de faire lever les suspensions de traitements ecclésiastiques et d'autoriser les ordres monastiques tolérés à fonder de nouveaux établissements pour le soin des malades. Les administrations diocésaines avaient été, par suite, réorganisées en Prusse (1880-81) ; puis, la loi des pouvoirs discrétionnaires ayant été prorogée et même élargie (en ce sens que le gouvernement avait été autorisé à rappeler les évêques et à dispenser les prêtres de l'examen d'État) ; la légation prussienne avait été rétablie au Vatican (1882).
[5] A la suite du grand discours qu'il avait prononcé à Vannes (le 8 mars 4881) en faveur de la monarchie traditionnelle, nationale, chrétienne (... Il faut aller jusqu'au bout, nous voulons le roi... etc.), de Mun avait été hautement loué par Chambord, qui l'avait chargé d'organiser dans toute la France la propagande royaliste et il l'avait effectivement organisée et même avec la plus grande activité de 1881 à 1883.
[6] Louis Veuillot, affaibli d'esprit depuis quelques années, allait mourir peu après ; niais son frère Eugène dirigeait et devait longtemps encore diriger le journal à sa place, sinon avec autant de talent, du moins avec autant d'énergie et d'intransigeance.
[7] V. au chapitre précédent.
[8] Ce terme avait été récemment rétabli dans la loi à la demande de Paul Bert.
[9] V. le texte de cet avis à l'appendice de cet ouvrage.
[10] Notamment les archevêques d'Aix, d'Albi, les évêques d'Annecy, Langres, Viviers, Valence, etc.
[11] Art. 1er : Aucune bulle, bref, rescrit, décret, mandat, provision, ni autres expéditions de la cour de Rome, même ne concernant que les particuliers, ne pourront être reçus, publiés, imprimés, ni autrement mis à exécution, sans l'autorisation du gouvernement.
[12] Vers la même époque, un vieux transfuge de la cause républicaine, Emile Olivier, le ministre au cœur léger de 1870, qui, au lieu de chercher se faire oublier, s'efforçait depuis quelque temps de ramener à lui l'attention publique par ses écrits, soutenait lui aussi l'illégalité de ces suppressions ainsi que celle des déclarations d'abus, et attaquait à son tour les manu d'instruction civique dans une violente brochure qu'il intitulait : Le Concordat est-il respecté ?
[13] Ces religieux avaient été déjà. deux fois expulsés de leur couvent par le sous-préfet de La Flèche, ce qui avait amené leur abbé, dom Couturier, à excommunier ce fonctionnaire. Or ledit sous-préfet, voulant se marier, avait sollicité la levée de son excommunication. Dom Couturier la lui avait accordée, mais s'était empressé de rentrer indûment dans son monastère avec ses Bénédictins.
[14] Cette loi, qui fixait à trois mois la durée de la suspension de l'inamovibilité, fut promulguée le 30 août 1883. Six cent quatorze membres de la magistrature assise purent ainsi être éliminés.
[15] Ce décret supprimait notamment les sentinelles qui, jusqu'alors, avaient monté la garde à la porte des palais épiscopaux et archiépiscopaux ; il spécifiait en outre que les troupes ne se mettraient plus en bataille sur le passage des processions, qu'elles se borneraient à leur porter les armes et qu'elles ne leur fourniraient plus d'escortes.
[16] En vertu du décret du 23 octobre 1883 et de la circulaire du ministre de la Guerre du 7 décembre 1883, les troupes chargées de rendre les honneurs funèbres aux militaires et marins décédés en activité de service doivent demeurer en dehors des édifices du culte pendant le service religieux.
[17] V. au chapitre précédent.
[18] Après avoir repris, le 12 juin 1878, ses conférences au Cirque d'hiver, Loyson, qui s'intitulait Recteur de l'Église catholique gallicane, avait, sous les auspices du primat d'Ecosse, inauguré son nouveau culte à Paris, boulevard Rochechouart (le 9 février 1879) et, depuis l'avait transporté à la Salle des Écoles, rue d'Arras. Il n'avait en somme qu'un médiocre succès et s'était vainement efforcé de ramener à lui l'attention en provoquant à une controverse publique le P. Monsabré, qui venait de faire l'éloge de l'Inquisition et qui s'était refusé au débat (1881).
[19] Le rapport général de Paul Bert, datait du 31 mai. Les articles parurent du 30 août au 18 octobre et furent ensuite réunis en une brochure intitulée : A l'ordre du jour (Paris, Ollendorff, 1883, in-18).
[20] Les droits de la France sur le Tonkin (droits résultant du traité conclu en 1874 à la suite de l'expédition et de la mort de Francis Garnier), avaient été méconnu par la cour de Hué. Les Français avaient de nouveau dû prendre possession d'Hanoï (avril 1883). Mais la nécessité de venger le commandant Rivière, qui avait péri peu après dans une embuscade (19 mai) avait obligé le ministère Ferry à envoyer en Indo-Chine un véritable corps d'armée. Le roi d'Annam avait dû reconnaître notre protectorat dès le 25 août. Mais la Chine, qui contestait nos droits (et à qui le gouvernement français n'avait pas voulu accorder la satisfaction que lui avait fait espérer le traité Bourée), n'avait pas tardé à faire envahir le Tonkin par les Pavillons-Noirs, et la guerre devenait dans ce pays de plus en plus pénible et plus coûteuse.
[21] Les crédits ainsi supprimés étaient relatifs : 1° aux indemnités pour frais de visite diocésaine ; 2° aux indemnités pour frais de premier établissement des archevêques et évêques ; 3° aux frais de bulles et informations ; 4° aux indemnités accordées au chapelain de la chapelle funéraire de Marseille et aux neuf aumôniers des dernières prières près les cimetières de Paris.
[22] L'évêque de Châlons, Meignan, que la majorité antirépublicaine du clergé français regardait comme un traître et traitait avec le dernier mépris, était au contraire jugé par le pape, aussi bien que par le ministère Ferry, digne d'occuper le siège archiépiscopal de Tours et allait y être appelé, malgré les longues intrigues et l'opposition acharnée de ses adversaires (1883-1884).
[23] Celui d'archevêque in partibus de Lépante. C'est au mois de mai 1883 que Maret avait pris congé de Léon XIII. Il mourut à Paris l'année suivante (16 juin 1884).
[24] Dans son discours du 1S décembre 1883, ce prélat remontrait énergiquement à la Chambre quel tort elle faisait non seulement à la religion et aux missions de l'extrême Orient, mais a la France, en refusant au ministère les nouveaux crédits qu'il demandait pour la guerre du Tonkin. ... Quand le drapeau de la France, disait-il, est une fois régulièrement engagé par un vote du Parlement — et il l'est dans le cas présent — alors il ne s'agit plus pour personne de se demander quelles sont les mains qui tiennent le drapeau..... c'est le drapeau de la France, cela suffit, il faut le suivre ! — Le même jour, Freppel écrivait à un de ses amis d'Angers : Il est impossible d'être plus sot que certains soi-disant royalistes ; vous n'avez pas idée de leur incapacité... Sur le désir du séminaire des Missions étrangères et conformément au vote unanime du clergé, je me suis vu obligé de me séparer de mes collègues de la droite sur la question du Tonkin. Les journaux légitimistes, organes des médiocrités, ou pour mieux dire des nullités, de la droite, vont incriminer une attitude qui s'inspire avant tout des intérêts religieux. Je ne puis laisser massacrer sans défense 500.000 chrétiens annamites pour le seul plaisir de faire échec à M. Jules Ferry. — Charpentier, Mgr Freppel, 142-144.
[25] Non seulement les relations diplomatiques avaient été rétablies entre Berlin et le Vatican, mais de nouveaux adoucissements avaient été apportés aux lois de mai en juin 1883.
[26] Il s'agit de la proposition déposée par Paul Bert le 7 février 1882 et dont il a été question plus haut au chapitre précédent.
[27] Une vive discussion, d'ordre budgétaire, eut lieu au sujet de cette loi le 16 février 1884. Jules Roche, rapporteur général du budget, prétendit établir qu'elle amènerait en dix ans une augmentation annuelle de dépense de 117 millions. Paul Bert remania son projet et crut pouvoir prouver que l'augmentation ne serait d'abord que de 12 millions et au bout de douze ou quinze ans, ne dépasserait pas 35 millions. Mais Jules Roche répliqua qu'elle serait en premier lieu de 21 et plus tard de 65 millions. Bref, on ne put pour le moment s'entendre et, malgré la résistance acharnée de Paul Bert, la Chambre décida d'ajourner le règlement de cette question d'argent jusqu'au vote du budget de 1885.
[28] La Chambre vota bien, après do longs débats, que la laïcisation du personnel devrait être terminée, pour les instituteurs, dans un délai de cinq ans ; mais elle consentit à ce qu'il fût encore nommé des institutrices congréganistes pendant quatre années.
[29] Cette interdiction, conséquence logique de la liberté de conscience, avait, déjà été édictée par la loi du 15 décembre 1881. Avant cette époque, il y avait dans beaucoup de cimetières des entrées et des places distinctes pour les morts, suivant qu'ils appartenaient à tel ou tel culte, que le décès avait été naturel ou avait résulté d'un suicide, et que l'enterrement était religieux ou purement civil.
[30] Cette expression a donné lieu à des interprétations diverses. Suivant une circulaire du ministre de l'Intérieur du 15 mai 1884 ; les ressources disponibles et celles qui résultent de la différence entre l'ensemble des ressources de toute nature des fabriques et le total de la première catégorie des dépenses qui leur incombent (dépenses obligatoires). — Au contraire, d'après un avis du Conseil d'Etat en date du 2 juillet 1884, elles ne consisteraient que dans les immeubles et titres de rentes non grevés de charges qui appartiennent aux fabriques.
[31] On voit que Léon XIII commençait à se laisser gagner par les théories du Catholicisme social, qu'il fit plus tard tout à fait siennes et qu'il devait proclamer hautement comme telles en 1891, ainsi que nous l'exposerons dans le second volume de cet ouvrage.
[32] Ces caisses, instituées dans les diocèses par le décret du 19 thermidor an XIII pour venir en aide aux prêtres âgés et infirmes, étaient longtemps restées sans contrôle sous la main des évêques, qui en avaient parfois employé les fonds à de tout autres usages. L'évêque Freppel, dont la gestion en cette matière avait été signalée comme particulièrement irrégulière, avait longtemps refusé de rendre ses comptes et était même allé jusqu'à menacer d'excommunication les agents de l'administration qui voulaient l'y contraindre. Le Conseil d'Etat avait dû le frapper d'une déclaration d'abus (31 mars 1884).
[33] Pour mieux assurer le succès de sa proposition dans la haute Assemblée, Alfred Naquet avait quitté la Chambre des députés et s'était fait élire sénateur (dans le département de Vaucluse), le 22 juillet 1883.
[34] 1° adultère ; 2° excès, sévices ou injures graves ; 3° condamnation de l'un des époux à une peine afflictive ou infamante.
[35] Les membres des familles ayant régné sur la France étaient en même temps déclarés inéligibles à la présidence de la République.
[36] Dubief et Gottofrey, Traité de l'administration des cultes, III, 255.
[37] Exactement 4.856.243 francs : Les principales réductions ou suppressions portaient sur les allocations aux desservants et vicaires (843.943 francs), le chapitre de Saint-Denis (532.000 francs), les bourses des séminaires (616.000 fr.), les grosses réparations des édifices diocésains (un million), les secours pour églises et presbytères (1.150.000 francs), etc. — Le traitement des archevêques et évêques était réduit de 65.000 francs, celui des curés de 72.000 ; l'allocation aux chanoines l'était de 57.000 francs.
[38] On sait qu'au moment où l'on croyait la guerre du Tonkin terminée par e traité de Tien-tsin (du 11 mai 1884), l'affaire de Bac-lé (20 juin) l'avait au contraire ravivée et aggravée ; de là, la rupture de la France avec la Chine, le bombardement de Fou-tcheou, puis l'expédition de Formose, qui n'avait que médiocrement réussi, et le blocus des côtes du Céleste-Empire. La guerre trainait (1884-1885) sans grand succès pour la France, et le ministère, qui se sentait de moins en moins solide, rusait de plus en plus vis-à-vis du Parlement pour en dissimuler la gravité. — A Madagascar les affaires traînaient également et faisaient la partie belle aux adversaires du cabinet Ferry.
[39] Ce protectorat, qui résultait de divers traités — et notamment de ceux de Whampoa (1844), de Tien-tsin (1858) et de Pékin (1860), donnait aux agents de la France en Chine le droit de représenter les missions catholiques (et jusqu'à un certain point leur clientèle), de prendre la défense de leurs intérêts et l'exercer sur elles non seulement une surveillance, mais une autorité vraiment souveraine. En vertu des traités et des habitudes prises, c'étaient les agents français qui, seuls, délivraient en Chine des passeports aux missionnaires catholiques de toutes les nationalités ; le gouvernement chinois ne tenait compte gare des passeports français. — Depuis 1879, la Congrégation de la Propagande avait divisé la Chine catholique en 5 régions, comprenant 19 vicariats apostoliques et 2 préfectures apostoliques. Le nombre des missionnaires catholiques était de 902 (en majorité français) et celui des chrétiens soumis à leur direction spirituelle de 720.000 environ.
[40] Le ministre de France, en se retirant, avait confié le soin de ce protectorat, ainsi que de tous les intérêts français en Chine, au représentant du gouvernement russe, qui les faisait effectivement respecter.
[41] Né en 1838, nommé par Léon XIII secrétaire de la Congrégation des affaires politiques extraordinaires, plus tard nonce à Vienne (1887), cardinal en 1893, mort à Rome en 1898.
[42] DURAND-MORIMBEAU (H., dit DES HOUX), ancien élève de l'École normale supérieure (promotion de 1867), ancien rédacteur de la Défense, puis de la Civilisation, actuellement rédacteur du Matin.
[43] Il s'agissait de la retraite d'une brigade française qui avait évacuée Lang-son avec une précipitation inexplicable. Il y avait eu si peu désastre que les Chinois ne l'avaient pas poursuivie et que cet incident n'empêcha pas les négociations commencées depuis quelque temps entre les deux puissances belligérantes d'aboutir peu de jours après (4 avril) à un traité préliminaire qui donnait gain de cause à la France.
[44] Sa mise en accusation fut expressément demandée par Clemenceau et ses amis.
[45] Ce ministère était ainsi composé : Présidence du conseil et Justice, Henri Brisson ; Affaires étrangères, de Freycinet ; Intérieur, Allain-Tarjé ; Finances, Clamageran (puis Sadi Carnot) ; Instruction publique, Cultes et Beaux-arts, Goblet ; Guerre, Campenon ; Marine, Galiber ; Travaux publics, Sadi Carnot (puis Demôle) ; Commerce, Pierre Legrand (puis Gomot) ; Travaux publics. Hervé-Maugon (puis Dautresmes) ; Postes et télégraphes, Sarrien. — Sous-secrétariats d'État : Finances, Hérault ; Guerre, Cavaignac ; Colonies, Rousseau ; Beaux-arts, Turquet.
[46] Danger que ne se dissimulaient pas même les diplomates chargés de défendre au Vatican les droits de la France en extrême Orient. ... De fait, disait l'un d'eux en 1836, le protectorat est plutôt pour le gouvernement français une charge assez lourde, une source féconde d'ennuis et de difficulté : avec le Tsong-li-Yamen ; tandis que pour les missionnaires et le Saint-Siège il est d'une utilité sérieuse, étant le seul moyen pratique pour eux d'exercer leurs revendications... — Arch. des aff. étr., Rome, 1083.
[47] Les funérailles civiles de Gambetta, célébrées aux frais de l'Etat, avaient déjà provoqué de la part du clergé de violentes réclamations. Celles de Victor Hugo lui parurent un attentat à la religion bien plus grave, le gouvernement ayant saisi cette occasion pour décréter la désaffectation religieuse de l'église Sainte-Geneviève, consacrée dès lors exclusivement sous le nom de Panthéon à la sépulture des grands hommes.
[48] Non content d'envoyer par toute la France une bande de quêteurs — ou plutôt d'agitateurs populaires — qui avaient pour mission d'incrimine bruyamment le gouvernement de la République, Lavigerie s'était fait entendu lui-même à Marseille, à Lyon et dans diverses églises de Paris, soignant sa mise en scène et récoltant des sommes considérables. ... Écoutez-moi bien, disait-il à Lille le 19 mai. On a juré la destruction de l'Église catholique n'en doutez pas ; on veut la prendre par morceaux pour ne pas nous effrayer. Ici, en France, la charité des fidèles a réussi à empêcher bien des destructions ; mais moi je suis pauvre, mes chrétiens sont pauvres. Venez à notre secours... Le gouvernement, que cette campagne impatientait, ne trouva rien de mieux pour l'arrêter que de faire intervenir le pape qui, pour des raisons de haute politique, invita Lavigerie à y mettre fin. Le ministre des Cultes, Goblet, promit pour sa part de demander aux Chambres, lors de la discussion du prochain budget, le rétablissement d'un crédit de 100.000 francs pour le clergé français d'Algérie.
[49] La première tentative de Léon XIII pour établir une nonciature en Chine tient, de février à juillet 1881, une place importante dans la correspondance de Lefebvre de Béhaine, ambassadeur de la République française auprès du Saint-Siège (Arch. des aff. étr., Rome, 1080-1081). — Le pape avait ce projet fort à cœur et on verra plus loin qu'il n'y avait pas réellement renoncé.
[50] C'était de ces partis, et surtout du parti royaliste, peu nombreux, mais fort riche, qu'il tirait et qu'il tire encore, en dehors des subventions concordataires, la plus grande partie de ses ressources pécuniaires. Les nobles et leurs amis de la haute bourgeoisie voulaient bien entretenir grassement l'autel, mais à condition qu'il ne séparât pas sa cause de celle du trône.
[51] PITRA (Jean-Baptiste), né à Chamforgeuil (Saône-et-Loire) le 31 août 1812, mort à Rome le 10 février 1889 ; d'abord professeur au petit séminaire d'Autun, puis moine bénédictin à l'abbaye de Solesmes et auteur d'importants travaux d'érudition qui lui valurent d'être attaché par Pie IX à la Congrégation de la Propagande et nommé bibliothécaire du Vatican ; cardinal en 1863 ; évêque de Frascati (1879), puis de Porto. — Dans la lettre qui lui valut la disgrâce de Léon XIII, Pitra ne se bornait pas à exalter le temps de Pie IX. Il ne voulait voir dans le temps présent que défaillances, avortement des belles espérances conçues sous le précédent règne. C'était, disait-il la démonstration par l'impossible et l'absurde de la mission de l'Église, puisque l'Église subsistait quand même.
[52] Cet écrivain, qui avait été mis en prison par le gouvernement italien (v. son curieux livre, Ma prison) pour avoir servi avec trop de zèle la cause du pape, fut enveloppé, clans la disgrâce de Pitra par Léon XIII, qui supprima le Journal de Rome et ne voulut accorder sa bénédiction à Des Houx qu'il, condition qu'il quitterait immédiatement l'Italie. La mauvaise humeur quelque peu explicable — qu'il éprouva, par suite d'un pareil traitement lui fit publier peu après (1886). sous le titre de Souvenirs d'un journaliste à Rome, un volume plein de révélations piquantes sur la cour du Vatican. Cet ouvrage fut — naturellement — mis à l'Index. Le livre intéressant qu'il écrivit beaucoup plus tard sur la jeunesse de Léon XIII (Joachim Pecci, 1900) devait lui aire regagner les bonnes grâces du pontife.
[53] Guibert, archevêque de Paris. Lettre publiée dans l'Osservatore romano du 19 juin 1885.
[54] Sans être obligé de renoncer à l'archevêché d'Alger, ce prélat avait obtenu de Léon XIII celui de Carthage, rétabli tout exprès pour lui (1884) et devait peu d'années après être pourvu par lui du chapeau de cardinal.
[55] V. notamment la brochure publiée cette année même (1885) par ce dernier sous ce titre : De l'abolition du Concordat et de la séparation de l'Eglise et de l'Etat.
[56] Il avait grand'peur qu'à l'occasion de ces élections un mouvement d'opinion ne se produisit en France en faveur de la séparation de l'Eglise et de 'Etat, avec la connivence du gouvernement. — Le secrétaire d'Etat Jacobini ne l'avait pas laissé ignorer à Freycinet et, ce dernier ayant fait part des craintes du pape à son collègue Goblet, ministre des Cultes, dont les sentiments séparatistes étaient bien connus, ce dernier lui avait répondu le 21 juillet par une lettre (destinée à être communiquée au Vatican) où après avoir représenté qu'il ne dépendait d'aucun membre du gouvernement d'empêcher que la question des rapports de l'Église et de l'État fût posée aux élections prochaines, il ajoutait : Je serais heureux pour ma part que notre représentant au Vatican fût bien pénétré de cette pensée que le meilleur moyen de prévenir la solution qui préoccupe si vivement Sa Sainteté est d'obtenir que les membres du clergé français à tous les degrés observent strictement dans la lutte électorale la réserve que leur commandent le caractère de leurs fonctions et leurs devoirs envers le gouvernement... — On voit, par la correspondance de Lefebvre de Béhaine qu'en juillet et en août le pape affirme à plusieurs reprises au représentant de la France qu'il ne cesse de recommander cette réserve à nos évêques et de les détourner de se jeter dans les luttes électorales ainsi que d'attaquer le gouvernement. Arch. des aff. étr., Rome, 1081, 1082.
[57] Quand la volonté nationale, régulièrement exprimée, écrivait-il, a constitué les pouvoirs publics, l'Église nous prescrit le devoir et nous donne l'exemple de l'obéissance et du respect qui leur sont dus, tant qu'ils respectent eux-mêmes les principes sans lesquels ne peuvent vivre les nations civilisées... Sous le couvert de cette déclaration, Lavigerie faisait passer de violents diatribes sur la prétendue persécution de l'Eglise et la nécessité d'y mettre ordre. ... Que partout, disait-il, où les catholiques de France pourraient faire triompher, sans autre concours, le candidat de leur choix, ils aient un candidat des revendications chrétiennes dont le mot d'ordre soit : Justice et liberté ! Justice par le respect des engagements solennels pris envers l'Église, liberté pour nos consciences et pour notre culte. Partout où les catholiques ne sont pas en nombre suffisant pour faire triompher leur candidat propre, ils ne porteront leurs voix que sur ceux qui, à quelque parti qu'ils appartiennent d'ailleurs, prendront l'engagement formel de combattre la persécution commencée par le fanatisme des sectes intolérantes. Nous n'ajouterons qu'un mot : Il n'y a pas un moment à perdre. Nos adversaires s'organisent ; ne nous laissons pas devancer par eux. Marchons avec l'aide de Dieu et pour notre foi menacée ! — On voit par la correspondance de Lefebvre de Béhaine que, le gouvernement français s'étant montré peu satisfait des manifestes de Lavigerie, Jacobini, en septembre, se disait étonné que ce prélat eût écrit d'un tel style. Le secrétaire d'Etat affirmait encore que le pape continuait de recommander au clergé français la plus pacifique abstention dans les élections. — Arch. des aff. étr., Rome, 1082.
[58] Au mois d'août 1885. — Nous croyons, disait-il dans son programme électoral, que la séparation de l'Eglise et de l'Etat, entendue dans le sens de la suppression du budget des Cultes et de l'abolition du Concordat, n'est point souhaitée par le suffrage universel, qu'elle jetterait le pays dans un trouble profond et ne fortifierait, en définitive, ni le pouvoir civil ni les institutions républicaines. On doit s'en tenir, en cette matière si délicate, à la ferme application du contrat qui régit depuis si longtemps les rapports de la République avec l'Eglise... — Brisson lui-même, à Paris, ne parlait pas très différemment ; et Goblet, dans la Somme, se bornait à demander que la question de la séparation fût discutée, sauf à remettre la solution à plus tard. Il entendait, du reste, que l'on n'en vint à la séparation qu'après une série de mesures préparatoires, notamment après le vote d'une loi sur les associations, et qu'en tout cas la rupture du Concordat s'effectua sans froissement pour les fidèles et sans atteinte aux situations acquises des ministres du culte. On ne fait rien de bon, disait-il, avec la violence et la brutalité.
[59] Voici ce que demandait en termes assez vagues l'Alliance à l'égard des cultes : ... Mesures préparatoires destinées à sauvegarder la liberté de conscience et les droits de la Société laïque ; — suppression de l'exemption militaire pour es séminaristes ; — sécularisation de tous les services publics ; — retour à la nation des biens dé mainmorte indûment retenus par les congrégations autorisées ; mesures législatives pour empêcher la reconstitution de ces biens...
[60] On lit dans le programme de ce groupe, dit programme de la rue Cadet : ... Nous avons triomphé au cri de : Guerre au cléricalisme ! La lutte contre les envahissements de l'Eglise divisait les républicains d'avec les partis passé, mais elle unissait dans une pensée commune toutes les fractions de démocratie. L'Eglise n'a pas changé ; elle est encore ce qu'elle était quand au 16 mai et au 21 mai, elle conduisait la coalition monarchique. Il faut reprendre la tâche interrompue, mais la reprendre sur le seul terrain véritablement républicain. C'est défier l'histoire et le sens commun que de représenter comme nécessaire à la démocratie le Concordat inventé par Bonaparte pour préparer l'Empire. Il faut assurer par la séparation de l'Eglise et de l'Etat liberté de conscience et le caractère laïque des sociétés modernes...
[61] L'article 7 du programme de ce comité est ainsi conçu : Séparation des Eglises et de l'Etat ; suppression du budget des Cultes ; le clergé soumis droit commun ; retour à la nation et aux communes des biens des congrégations religieuses.
[62] Ce groupe, dont faisaient partie 76 députés sortants, dénonçait particulièrement aux électeurs, dans son manifeste du 2 septembre : ... La liberté de conscience atteinte de vingt façons différentes ; — les secours de la religion disputés aux malades de nos hôpitaux, aux soldats de nos casernes ; — le divorce ; — la liberté des pères de famille compromise par l'enseignement obligatoire ; — l'enseignement public surchargé, mais affaibli ; partout des palais scolaires, mais partout aussi des maitres trompés par de vaines promesses...
[63] Par la loi du 16 juin 1885.
[64] Dans ses dépêches des 10, 13, 14 octobre 1885, Lefebvre de Béhaine, ambassadeur de la République auprès du Saint-Siège, tout en continuant à affirmer que l'attitude du pape est restée correcte, ne dissimule la joie profonde que la nouvelle des élections du 4 a causée au Vatican. — Arch. des aff. étr., Rome, 1082.
[65] Les suffrages républicains s'élevaient au total de 4.327.162 et les suffrages réactionnaires à celui de 3.541.384. En 1881, ces derniers n'avaient pas dépassé le chiffre de 1.789.767, tandis que les autres avaient atteint celui de 5.128.422.
[66] Le centre gauche avait presque entièrement disparu dans la tourmente électorale.
[67] Pour qui réfléchit, disait l'Osservatore romano du 8 novembre, au groupement du parti conservateur qui s'est fait avec succès en France à partir des dernières élections et aux divers éléments dont il se compose, il ne paraîtra pas étonnant que le programme lancé par le comte de Mun y ait éveillé des susceptibilités et menace d'être le signal de funestes divisions... — Le 9 novembre, Lefebvre de Béhaine informe son gouvernement que le projet de Mun est désapprouvé par le pape, qui ne veut pas que les catholiques deviennent, comme tels, un parti politique. — Arch. des aff. étr., Rome, 1082.
[68] La question de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, lisons-nous dans cette déclaration, souvent agitée d'une façon incidente dans le Parlement, n'a jamais été résolument ni même directement discutée. Elle s'est posée devant le suffrage universel et il parait certain que la majorité des Français n'est pas actuellement favorable à cette solution. La question n'a d'ailleurs été posée que confusément et sans l'exposé des mesures de détail qui devraient, dans la pensée même de ses partisans les plus convaincus, préparer et accompagner la séparation. Il est donc nécessaire que le débat soit ouvert et approfondi dans la prochaine session. Si, comme nous le pensons, la majorité se prononce contre la séparation, notre devoir sera de défendre énergiquement les droits de la société civile, d'user sans passion, mais avec fermeté, des moyens que les lois nous donnent pour ramener à l'accomplissement de leurs devoirs envers le gouvernement du pays ceux des membres du clergé qui s'en écarteraient.
[69] Le gouvernement avait cru devoir supprimer les traitements d'un certain nombre de desservants qui s'étaient fait remarquer par la violence de leur participation à la dernière campagne électorale. Cette mesure donna lieu aux deux interpellations Baudry d'Asson et Buffet, à la Chambre et au Sénat (15, 26 déc.). Goblet répondit, aux applaudissements de la majorité, dans l'une et l'autre Assemblée, que, ne pouvant révoquer des prêtres qui s'étaient mis dans leur tort à l'égard du gouvernement, il avait dû leur appliquer la seule pénalité dont il dispose ; qu'il n'avait fait en cela que ce que les gouvernements antérieurs, y compris ceux de l'ancien régime, avaient toujours fait ; et que si on trouvait ses décisions illégales, il n'y avait qu'a les déférer au Conseil d'Etat. — A Rome, le pape, dès le 8 décembre, fait remettre à Lefebvre de Béhaine par Jacobini une protestation contre les suppressions de traitements. Goblet et Freycinet y répondent en affirmant la légalité de ces mesures et en invitant le Souverain' Pontife à donner au clergé français des conseils de modération et d'apaisement. Et Léon XIII, comprenant bien qu'il obtiendra plus de concessions par la douceur que par la menace s'empresse de déclarer à Lefebvre a que la République serait dans une complète erreur si elle se figurait qu'il lui est hostile et favorise de ses vœux l'un ou l'autre des partis qui aspirent à la renverser. A ses yeux, ajoute l'ambassadeur, les chefs d'Etat, de quelque titre qu'ils soient revêtus, ont droit à un égal respect, parce qu'ils sont les dépositaires d'un pouvoir dont l'exercice répond aux vues de la divine Providence (dépêche du 29 déc. 1885). — Arch. des aff. étr., Rome, 1082.
[70] Le 19 novembre 1885 avait lieu au Sénat la discussion en première lecture du projet de loi abrogeant le monopole des fabriques en matière d'inhumation. — Bien des années, du reste, devaient s'écouler encore avant que cette réforme devint un fait accompli.
[71] Les nouveaux crédits demandés pour le Tonkin n'avaient été votés à la Chambre que par 274 voix contre 270.
[72] Encore que Freycinet fût bien connu de Léon XIII qui, dès le 9 janvier lui avait fait témoigner sa vive satisfaction de le voir replacé à la présidence du conseil, cette déclaration ne fut pas sans alarmer quelque peu le Souverain pontife, qui fit part de ses inquiétudes, par l'entremise de Jacobini, Lefebvre do Béhaine. Ce dernier, suivant les instructions qu'il avait reçues, protesta des dispositions pacifiques de son gouvernement, mais représenta de nouveau au secrétaire d'Etat combien le clergé français se faisait de tort par son hostilité persistante à la République. Même en Allemagne, disait-il, au temps du Kulturkampf, les évêques poursuivis et emprisonnés n'avaient pas fait preuve à l'égard du gouvernement prussien d'une pareille violence. Nulle part les évêques n'abusent au même point (qu'en France) de la publicité par la voie de la presse... Il ne se passe pas une semaine sans que les journaux n'aient ainsi la primeur de quelque publication outrageante pour le gouvernement de la République... — Arch. des aff. étr., Rome, 1083.
[73] Interpellation Freppel à la Chambre des députés (11 mars 1886).
[74] Assez de cette confusion, s'était écrié ce ministre, de cette indivision funeste, par lesquels l'enseignement de l'Etat fut mis aux mains de l'Eglise. Ce concordat décevant n'a produit que des luttes. Depuis la paix de 1850, les deux partis sont plus divisés, plus hostiles que jamais. Il est temps de faire disparaître les dernières traces de cette influence qui a pesé sur plusieurs générations. C'est l'œuvre de la République depuis six ans...
[75] Elle ne le fut que très légèrement, et le gouvernement put la promulguer dès le 30 octobre 1886. — V., à l'appendice de cet ouvrage les parties de cette loi qui intéressent l'Eglise.
[76] Un différend au sujet de la possession des îles Carolines s'étant produit entre le gouvernement espagnol et le gouvernement allemand, ce dernier avait cru devoir recourir à l'arbitrage du pape (2 octobre 1885). D'autre part les négociations entre le Saint-Siège et la cour de Berlin touchant le Kulturkampf devenaient, grâce à des concessions réciproques, de plus en plus courtoises ; les lois de mai étaient, en fait, de moins en moins appliquées par le ministère prussien et un accord, jugé longtemps impossible se faisait enfin entre les deux pouvoirs au sujet des nominations ecclésiastiques (mars-avril 1886). On voit par la correspondance de Lefebvre de Béhaine combien, au commencement de 1886, le gouvernement français se préoccupait de ce rapprochement (Arch. des aff. étr., Rome, 1083).
[77] On comprend, sans qu'il soit nécessaire de le démontrer, que le Gouvernement Chinois aimait mieux voir les intérêts catholiques protégés chez lui par un souverain sans Etats et sans armée que par une puissance qui pouvait au besoin discuter à coups de canon.
[78] Arch. des aff. étr., Rome, 1083, 1081, 1085. — Si le Saint-Siège, écrivait Freycinet le 13 avril, en venait là (à la suppression du protectorat français en Chine), il pourrait s'attendre à, de graves mécomptes en France. Nous sommes animés de dispositions fort conciliantes, mais il ne faut pas croire qu'on pourra dépasser la mesure impunément... — Un peu plus tard, il déclare formellement par sa Note du 27 avril que si le pape ne cédait pas le gouvernement de la République aurait pour devoir de décliner hautement toute responsabilité pour les conséquences que pourrait avoir dans l'avenir les changements dont le Saint-Siège aurait assumé l'initiative... — Le 12 mai, nouvelle note, encore plus pressante et plus claire, accompagnée d'une lettre confidentielle à Lefebvre de Béhaine, lettre où il déclare que si. Léon XIII persiste dans ses intentions, il donnera assurément beau jeu à ceux qui prétendent que l'Eglise est d'accord avec les ennemis de nos institutions et il fournira des armes à ceux qui préconisent la nécessité d'une séparation plus ou moins prochaine... Entre temps (mai-juin), des évêques français (et notamment celui de Rodez, Bourret) vont à Rome et s'efforcent de, rendre plus accommodant Léon XIII, qui, de son côté, les charge de faire comprendre au gouvernement la nécessité de regagner ces bonnes grâces par quelques concessions au clergé (rétablissement des traitements et des vicariats supprimés, etc.). En juin, le Souverain pontife ne paraissant pas vouloir capituler, Freycinet fait un pas de plus : L'ancien ministre de l'Intérieur Constans, l'exécuteur des décrets de 1880, dont la fermeté et l'habileté sont bien connues, est envoyé comme ministre plénipotentiaire en Chine, où il saura promptement amener le Céleste Empire à conclure avec la France des arrangements satisfaisants de tous points pour cette puissance. Cette fois Léon XIII commence à être assez sérieusement intimidé. Mais il discute encore le terrain pied à pied. Il faut, pour le faire céder, que Freycinet le menace d'employer les grands moyens, par plusieurs lettres adressées à Lefebvre de Béhaine. Ces grands moyens, il les indique nettement le 12 août en faisant savoir à l'ambassadeur qu'aussitôt que le pape aura nommé à Pékin un délégué diplomatique, il devra, lui, Lefebvre, prendre d'office un congé d'une durée indéterminée et s'éloigner de Rome. Le président du conseil s'étend sur le mécontentement que causerait en France la résolution du pape. Ce défi sera soigneusement relevé par les ennemis de l'Eglise, et ils sont nombreux. La suppression de l'ambassade du Vatican sera la première réponse. Bien légers seraient ceux qui croiraient que les choses en resteront-là... Freycinet rappelle ensuite tous les gages qu'il a donnés de son esprit de conciliation. Maintenant, si le Saint-Siège veut des conflits, il y en aura. Ces conflits... je les prévois dans un avenir très prochain. Et non seulement il ne me sera pas possible de les apaiser, mais je doute même que j'aie beaucoup de propension à le tenter, car moi aussi je suis péniblement impressionné de constater que nos respectueuses observations n'aient pas été mieux accueillies et que... le pape ait marché invariablement à son but, sans paraître plus se soucier des convenances do la France que de celles d'un étranger... Je désire que ces réflexions parviennent au secrétaire d'Etat et, s'il est possible, au Saint-Père lui-même, avant que la décision soit irrévocablement prise. Cela fait, si l'on passe outre, il ne restera plus qu'à dire : Alea jacta est... C'est évidemment cette lettre plus qu'une nouvelle note officielle (du 17 août) conçue en termes plus mesurés, qui détermina Léon XIII à donner enfin satisfaction à la République en renonçant à son projet d'établir une nonciature en Chine. Le pape céda, mais la correspondance ultérieure de Lefebvre de Béhaine (septembre, octobre) témoigne que ce sacrifice lui fut pénible et qu'il en garda quelque rancune au gouvernement français.
[79] Le bruit courut que le pape avait écrit au comte de Paris une lettre de condoléances au sujet de son expulsion. On disait aussi qu'il s'était prêté, par l'intermédiaire du cardinal Bonaparte, à une tentative de réconciliation entre le prince Napoléon et son fils le prince Victor. Mais il eut soin de faire savoir Lefebvre de Béhaine que ces allégations étaient dénuées de tout fondement.