L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET L'ÉTAT

DEUXIÈME PARTIE. — LES LOIS SCÉLÉRATES (1879-1889)

 

CHAPITRE PREMIER. — L'ARTICLE 7 (1879-1880).

 

 

I. Les radicaux, les opportunistes et le ministère Waddington. — II. Les projets Ferry, l'épiscopat et le Vatican. — III. Premières conquêtes républicaines. — IV. Discussion des projets Ferry à la Chambre. — V. L'agitation cléricale et le ministère Freycinet. — VI. Un pape et un nonce opportunistes : Léon XIII et Czacki. — VII. L'article 7 au Sénat et les décrets du 29 mars. — VIII. Expulsion des jésuites et nouvelles lois républicaines. — IX. Politique personnelle de Freycinet. — X. Le ministère Ferry et l'exécution des décrets. — XI. Question d'argent posée par Brisson.

 

I

Au lendemain du jour où l'Ordre moral s'était avoué vaincu dans la personne de Mac-Mahon et où la République sans républicains avait enfin fait place à la République républicaine, certains des combattants de la veille croyaient possible de tirer immédiatement de la victoire tous les avantages qu'ils espéraient d'elle, et notamment le plus précieux, le plus désiré de tous, la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Ceux d'entre eux qui survivent encore continuent à penser qu'ils avaient raison, et leur opinion ne paraît pas, en principe, déraisonnable.

Ces radicaux, fidèles aux programmes qu'ils avaient signés ou applaudis sous l'Empire, jugeaient non seulement que cette grande réforme était mûre, mais qu'au sortir de cette période du 16 Mai où le cléricalisme avait exaspéré autant que violenté la nation, il n'était pas à craindre qu'elle provoquât dans les masses de grandes résistances, non plus que de très vives protestations. Sans doute, le suffrage universel ne l'avait pas expressément demandée lors des élections de 1877. Mais il ne l'a pas non plus demandée en 1902, et cependant nous la voyons s'accomplir au sein d'une société qui avait laissé l'Eglise non seulement reconquérir plusieurs positions perdues, mais en occuper d'autres plus importantes et plus redoutables. Bref, les radicaux, après avoir tant lutté, voulaient recueillir sans retard le prix de leur triomphe et l'occasion, pour délivrer la France du Concordat, leur paraissait, à tort ou à raison, éminemment propice.

Ainsi raisonnaient les vétérans du parti, et les jeunes aussi, comme Clemenceau, qui en prenait alors la direction et devait la garder si longtemps, du droit de son énergie combative et de sa cinglante éloquence. Mais les radicaux étaient loin de former la majorité dans le Parlement. A la Chambre des députés, unis à quelques rares socialistes, ils n'étaient guère plus de 80, c'est-à-dire un septième environ de l'Assemblée. Au Sénat, ils étaient encore réduits à une insignifiante minorité. Le gros du parti républicain était constitué à la Chambre par les deux groupes compacts et à peu près équivalents de l'Union républicaine et de la gauche républicaine, qui s'inspiraient, le premier de Gambetta, le second de Jules Ferry[1]. Au Sénat il l'était principalement par la gauche républicaine, dont le chef le plus éloquent et le plus écouté était Jules Simon.

Or, Gambetta et ses amis, comme nous l'avons déjà dit, avaient depuis longtemps répudié la politique anticoncordataire dont ils s'étaient fait jadis un si retentissant programme. Ce n'est pas que la séparation de l'Eglise et de l'Etat leur parût maintenant une utopie et qu'ils eussent renoncé à en poursuivre l'accomplissement. Mais l'âge, l'expérience des révolutions et des affaires, le sentiment des responsabilités, les avaient rendus plus circonspects et moins hardis ne l'étaient aux derniers temps de l'Empire. A tort ou à raison, ils se représentaient maintenant la séparation comme une entreprise grosse de difficultés et de dangers si l'on avait la prétention de l'exécuter immédiatement et d'un seul coup, sans préparation législative, sans ménagements pour l'esprit public et les habitudes séculaires du pays. A leur sens, c'était une œuvre de longue haleine qu'il fallait mener progressivement et avec prudence, de façon à ce que la nation n'y prît pas trop garde. Il s'agissait, suivant eux, non d'une révolution subite et radicale, mais d'une évolution lente et presque insensible par laquelle la France républicaine serait amenée à dénouer plutôt qu'à trancher les liens politiques qui l'attachaient à l'Eglise. Il fallait donc, pensaient-ils, respecter longtemps encore le Concordat, mais de telle sorte que l'Eglise, qui en méconnaissait chaque jour si effrontément la lettre et l'esprit, fût obligée de le respecter aussi. Gambetta même, à certains moments, en venait à croire qu'il n'était pas impossible de reconstituer un clergé national et gallican comme celui de l'ancien régime ; à d'autres, il se disait, et Paul Bert disait avec lui, — tout comme autrefois Napoléon — que par le Concordat, rigoureusement appliqué, l'Etat tiendrait le clergé à sa discrétion, en tirerait des services ou tout au moins l'empêcherait de lui faire du mal. Singulières illusions chez un homme si avisé, si peu' naïf ! Mais il n'est pas permis de douter qu'il ne fût sincère dans ses vues nouvelles sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat. Quant à Jules Ferry, dont le point de départ avait été le même que celui de Gambetta, ses idées s'étaient modifiées plus profondément encore. Car sans casser d'être, ce qu'il fut toute sa vie, l'anticlérical le plus convaincu et le plus ferme, il en était arrivé à considérer la séparation comme une œuvre, impossible ou mauvaise et le maintien indéfini du régime concordataire comme nécessaire. Mais il pensait, comme Gambetta" que tous les avantages qui n'étaient pas assurés à l'Eglise par la loi de germinal an X devraient lui être retirés et que par-dessus tout les Congrégations, qui étaient en France l'armée du pape, devraient être dissoutes ou réduites à l'impuissance.

L'immense majorité des républicains, à la Chambre du moins, pensait sur ce dernier point comme lui. Au Sénat, sous l'influence de Jules Simon — qui, soit par excès de libéralisme, soit par l'effet de ses relations nouvelles[2] ou de ses rancunes politiques, se montrait de plus en plus complaisant pour l'Eglise —, une partie de la gauche républicaine était moins hardie. Soutenue par le centre gauche, toujours conservateur et timoré, et, à plus forte raison par la droite, elle assurait, pour quelque temps encore[3] la majorité au parti de la résistance catholique.

On voit par ce qui précède que, malgré le triomphe de la République et la retraite de Mac-Mahon, une campagne pour la séparation de l'Eglise et de l'Etat n'avait, au commencement de 1879, aucune chance de succès. Il n'en eût pas été de même d'une entreprise systématique et vigoureusement menée contre le clergé régulier, qui était l'essence même du cléricalisme et qui, ne pouvant se réclamer ni du Concordat, ni, à plus forte raison, des articles organiques, ne vivant, en somme, que par la tolérance des pouvoirs publics, abusant du reste chaque jour de cette tolérance, prêtait le flanc à toutes les attaques.

Mais pour que cette entreprise pût être menée rapidement à bonne fin, il fallait que la direction des affaires fût confiée sans retard au chef populaire entre tous que la France républicaine avait suivi sans hésitation dans sa lutte récente contre le cléricalisme et ses alliés, au chef qui personnifiait alors à ses yeux l'anticléricalisme militant et vainqueur, au chef en qui elle avait mis toute sa confiance et tout son espoir. En d'autres termes, il fallait à la République un ministère présidé par Gambetta. L'énorme majorité républicaine de la Chambre, qui lui devait sa victoire et qui, logiquement, devait s'attendre à le voir appelé au pouvoir comme 'homme qui la représentait le mieux devant le pays, eût formé-bloc autour de lui sans distinction de groupes, pour exiger et réaliser les réformes qu'elle jugeait comme lui nécessaires. Et la cohésion de ce bloc redoutable, .hautement soutenu par l'opinion publique, eût suffi certainement pour empêcher la politique sournoise de Jules Simon de désagréger la majorité républicaine du Sénat.

Malheureusement, le nouveau président de la République ne sut ou ne voulut pas comprendre que la logique des choses et l'intérêt du nouveau régime lui imposaient un pareil choix. Appelé dès le 30 janvier à la succession de Mac-Mahon, Jules Grévy, ancien président de l'Assemblée nationale, puis de la Chambre des députés, était un républicain ferme et loyal, qui depuis longtemps n'avait plus à faire ses preuves, mais froid, prudent et méfiant, peu porté aux résolutions hardies, avec cela peu disposé, vu son tempérament et son âge avancé[4] à frayer avec la jeune génération qui tendait à prendre la direction de la République. C'était un homme à préjugés tenaces et irréductibles, qui ne voulait encore voir en Gambetta que l'avocat débutant, bruyant, quelque peu débraillé et bohème qu'il avait connu sous l'Empire. Il s'obstinait à le regarder comme un agitateur vulgaire et un factieux. Il ne voulait subir ni son influence ni celle de ses amis. Peut-être aussi redoutait-il de se voir supplanté par lui quelque jour à la Présidence. Quoi qu'il en soit, au grand étonnement de toute la France, il ne l'appela pas au pouvoir. Il l'en tint même longtemps écarté, pour le malheur de la République. Gambetta se laissa reléguer à la présidence de la Chambre, où son influence oratoire, naguère si entraînante, devait être à peu près réduite à néant. Mais il ne fut pas pour cela sans crédit, tant s'en faut. Les divers ministères que Grévy forma sans lui, décevant la nation dans son attente, furent sans autorité, impuissants, mal soutenus par la majorité républicaine de la Chambre, et, cette majorité continuant à s'inspirer de l'homme que le pays eût voulu voir aux affaires, il y eut en réalité deux gouvernements qui, par la force des choses, se contrariaient l'un l'autre et s'annihilaient. Par suite, Gambetta se fit des ministres qu'il gênait autant d'ennemis, et ces rivalités de personnes, exploitées ensuite tantôt par la droite, tantôt par l'extrême gauche, stérilisèrent pour bien des années la République, dont plusieurs fois elles faillirent causer la perte.

Cette faute initiale du président Grévy fut encore aggravée par la composition inopportune et vraiment anarchique de son premier ministère. La présidence du conseil fut en effet confiée par lui à l'honnête et bien intentionné Waddington, républicain conservateur et timide, comme le groupe du centre-gauche dont il ne s'était jamais séparé. Le centre gauche dominait du reste encore manifestement dans ce nouveau cabinet, comme naguère dans le cabinet Dufaure, grâce à la présence de Léon Say, de de Marcère, de Jauréguiberry et de Gresley. L'Union républicaine n'y était guère représentée — si l'on ne tient pas compte des sous-secrétaires d'Etat — que par un politique de second ordre, Lepère, qui n'y resta d'ailleurs, que fort peu de temps. Ce n'est pas tout. Il se trouva que Waddington, qui n'était ni un orateur, ni un homme d'Etat, fut dès le premier jour au-dessous de sa tache. Deux de ses collaborateurs, Freycinet et Jules Ferry, politiques éminents s'il en fut, avaient bien les qualités qui lui manquaient. Mais il eût fallu que l'un ou l'autre fût au premier rang et non au second. De plus, loin de se fortifier par leur voisinage, ils s'affaiblissaient et affaiblissaient par suite le ministère par l'opposition de leurs caractères et de leurs vues. La souplesse toute féline et la diplomatie retorse de Freycinet s'accommodait mal de la raideur fière et parfois maladroite de Ferry. L'un n'avait guère d'autre principe politique que son ambition souriante et flexible, le désir de rester au pouvoir, de devenir président du conseil et plus tard président de la République. L'autre rêvait avant tout l'exécution d'un programme de politique intérieure et extérieure auquel, avec une inflexible ténacité, il a sacrifié ses forces, sa popularité et même sa vie. Le premier aimait le pouvoir surtout[5] pour le pouvoir, le second l'aimait pour le bien qu'il pouvait y faire. Les compromissions politiques ne répugnaient pas à Freycinet, qui, après avoir été l'ami de Gambetta, devait s'unir aux radicaux dont il partageait si peu les principes et qui, en attendant, allait, comme on le verra plus loin, faire preuve, quoique protestant, de tant de complaisance pour le parti clérical. Elles étaient beaucoup moins dans la manière de Jules Ferry, qui devait être, pendant les quinze dernières années de sa vie, l'homme le plus haï et le plus constamment haï tout à la fois de ces deux partis.

En résumé, le ministère Waddington, trop timide dans son ensemble, était voué à l'impuissance non seulement par l'insuffisance de son chef, mais par l'opposition de ses deux membres les plus éminents ; l'ère des déceptions et des luttes stériles allait commencer avec lui pour la France républicaine.

 

II

On vit bien, au bout de fort peu de temps, que le nouveau cabinet, bien que loyal, correct et fort attaché à ses devoirs constitutionnels, ne réagirait pas avec autant d'énergie que la France républicaine l'eût voulu contre la politique de l'ordre moral. D'abord, l'épuration du personnel administratif, judiciaire et militaire, réclamée à grands cris par l'opinion depuis les élections du 14 octobre, fut tout à fait insuffisante. Trop de préfets, de magistrats, de généraux connus pour leur hostilité au régime républicain ou pour leur tiédeur à le servir, demeurèrent en place. ij En second lieu, l'amnistie demandée depuis longtemps pour les condamnés de la Commune et si nécessaire pour l'apaisement au moins relatif — des esprits, ne fut proposée par le ministère qu'avec de sérieuses restrictions, d'où résulta pour plus d'une année la persistance des réclamations du parti avancé, partant celle du malaise moral dont souffrait la République. La Chambre n'osa pas à cet égard se montrer plus libérale que le nouveau cabinet. Elle ne voulut pas non plus voter malgré lui la mise en accusation — si justement proposée par les radicaux — des ministres du 17 mai et du 23 novembre ; mais elle lui fit sentir qu'elle n'approuvait pas sa résistance en frappant lesdits ministres d'un ordre du jour de flétrissure, mesure toute platonique, d'ailleurs, par suite un peu ridicule, comme Clemenceau le fit remarquer (15 mars 1879).

Quelle que fût la complaisance de cette Assemblée pour le cabinet Waddington, elle ne pouvait aller jusqu'à lui permettre de ne rien faire contre le cléricalisme qui, alors comme en 1877, restait toujours l'ennemi par excellence. Elle était déjà saisie depuis plusieurs mois par Barodet et 50 de ses collègues, d'une proposition tendant à la gratuité, à l'obligation, à la laïcité de l'enseignement primaire et lui avait fait le meilleur accueil. Elle discutait à ce moment avec une faveur marquée celle de Paul Bert pour l'établissement d'une école normale d'institutrices par département. D'autres projets de moindre importance, mais ayant également pour but l'affranchissement de la société civile, étaient aussi en bonne voie. Le ministère, pour sa part, ne tarda pas à en apporter plusieurs qui témoignaient de son désir sincère de laïciser, c'est-à-dire d'affranchir, la République par l'enseignement. C'est ainsi que Jules Ferry, appelé au département, alors si important, de l'instruction publique, annonçait dès le mois de février une loi portant abolition de la lettre d'obédience, dont bénéficiaient encore en France 31.000 institutrices congréganistes. Et bientôt après (15 mars), le même ministre déposait, aux applaudissements de la France républicaine, deux projets destinés à frapper plus douloureusement le parti clérical en lui reprenant deux de ses plus récentes et plus précieuses conquêtes, l'un sur la réorganisation du Conseil supérieur de l'instruction publique et des conseils académiques, l'autre sur la liberté de l'enseignement supérieur.

Le premier tendait à ce que l'Université redevînt maîtresse chez elle en demandant que les classes sociales, introduites dans le Conseil supérieur par la loi de 1873, en fussent exclues et que ce conseil ne fût désormais formé que des représentants de l'enseignement public, élus par la loi ou désignés par l'Etat, avec adjonction de quelques représentants de l'enseignement libre que désignerait le Conseil lui-même : les membres du clergé en seraient ainsi évincés ; et ils le seraient aussi des Conseils académiques, dont le recrutement serait analogue à celui du Conseil supérieur.

Le second, beaucoup plus important encore, restituait aux Facultés de l'Etat, exclusivement, la collation des grades ; sans abolir la liberté de l'enseignement supérieur, il obligeait les étudiants à prendre leurs inscriptions devant lesdites Facultés et rendait ces inscriptions gratuites ; il affranchissait les cours isolés des restrictions illibérales par lesquelles la loi de 1875 s'était efforcée de les entraver ; il défendait aux établissements ou groupes d'établissements libres de s'intituler Facultés ou Universités ; il portait que ces établissements ne pourraient être déclarés d'utilité publique qu'au moyen d'une loi — et non plus d'un simple décret —. Il y avait bien certes là de quoi irriter fort tous les amis l'Eglise. Mais ce qui, dans ce projet, devait surtout les exaspérer, c'était l'article 7, bientôt si fameux et portant que nul ne serait admis à participer à l'enseignement public ou libre, ni à diriger un établissement d'enseignement de quelque ordre qu'il fût, s'il appartenait à une congrégation religieuse non autorisée.

L'importance capitale de cet article ne pouvait échapper à personne. C'était le coup le plus sensible que la République pût porter aux congrégations illicites, et à la plus puissante comme à la plus impopulaire de toutes, c'est-à-dire à la Société de Jésus. Mais ce dont on avait lieu d'être fort surpris, c'était que cette disposition nouvelle, dont la portée embrassait tous les ordres d'enseignement et dont le texte visait surtout, de façon manifeste, les établissements libres d'enseignement secondaire, eût été insérée dans un projet de loi relatif à l'enseignement supérieur. Il semblait qu'il y eût été introduit furtivement, comme si ses auteurs n'eussent pas osé s'attaquer au grand jour et corps à corps à l'ennemi qu'il s'agissait de détruire.

De fait, l'article en question n'était qu'un expédient transactionnel et bâtard adopté par des gens qui n'avaient pu se mettre d'accord sur la politique à suivre tant à l'égard de l'enseignement libre qu'à l'égard du clergé régulier. Un ministère moins timide et plus homogène que le ministère Waddington eût proposé nettement deux lois organiques et fondamentales, l'une sur l'enseignement secondaire, l'autre sur le droit d'association. C'eût été là, on l'a vu plus tard, la meilleure préparation à la séparation de l'Église et de l'Etat. Mais cette séparation, Ferry lui-même ne la voulait pas. Quant aux congrégations non reconnues, il souhaitait sans doute non seulement qu'elles fussent privées du droit d'enseigner, mais qu'elles fussent dissoutes. Or, la majorité de ses collègues n'entendaient pas pousser aussi loin la réforme républicaine. Bref, ne pouvant s'entendre à cet égard, on s'était mis d'accord tant bien que mal sur l'article 7 qui, sans toucher en rien aux congrégations autorisées, faisait espérer aux autres qu'elles pourraient continuer à enseigner si elles demandaient à être reconnues et en tout cas, ne les frappant que de l'interdiction d'enseigner, semblait ipso facto admettre qu'elles pussent encore exercer d'autres droits, ce qui était dans une certaine mesure les reconnaître. Ajoutons qu'il était illusoire et puéril de croire qu'on empêcherait en fait les membres de ces congrégations, si habiles à tourner la loi, d'enseigner en dépit du législateur et du gouvernement ; et qu'il ne l'était pas moins d'établir une distinction entre les ordres reconnus et les ordres non reconnus, de croire que les esprits et les tendances des uns différaient de l'esprit et des tendances des autres. En réalité, toutes les congrégations étaient ultramontaines et théocrates, comme celle des Jésuites, et il fallait bien peu connaître l'histoire de l'Eglise pour avoir à cet égard le moindre doute.

L'article 7 était donc mal venu, mal placé, trop aisé à critiquer et à combattre. Il ne pouvait qu'échouer ou rester impuissant.

Cela n'empêcha pas, naturellement, le clergé et ses amis de protester et crier autant à la persécution, au martyre, que si le gouvernement eût proposé des mesures plus radicales, comme la suppression des congrégations ou la séparation de l'Eglise et de l'Etat.

Ce qui dut contribuer à les enhardir c'est, que, dans l'exposé des motifs du projet relatif à l'enseignement supérieur, particulièrement en ce qui touchait à l'article 7, Jules Ferry avait eu la faiblesse de se réclamer surtout de la législation de l'ancien régime, des arrêts des Parlements, au lieu de s'appuyer uniquement sur le droit national, c'est-à-dire sur les principes de 89, sur celui de la souveraineté de l'Etat en particulier et sur les lois postérieures à la Révolution en matière de congrégations. C'était faire croire que le gouvernement avait peur et n'était pas sûr de son droit.

Aussi la publication des deux projets du 15 mars donna-t-elle lieu à un déchaînement de fureurs et de menaces cléricales depuis longtemps sans exemple. Déjà en apprenant la retraite de Mac-Mahon, certains évêques s'étaient déclarés prêts au martyre[6]. Ce fut bien pis après l'apparition de l'article 7. Tout l'épiscopat se mit en branle. Mais ce ne fut pas seulement pour s'offrir aux bourreaux. Le cardinal de Bonnechose disait avec fureur que le président Grévy l'avait trompé : Il m'avait assuré, disait-il, que nous n'avions rien à craindre, que l'on ne ferait rien contre l'Eglise, contre les Universités catholiques, qui pût les empêcher d'exister[7].... Nos évêques, non plus que nos moines, n'entendaient pas périr en victimes résignées et tendre leurs têtes sans commencer par dire leur fait aux persécuteurs. Certains d'entre eux, les plus fougueux et lés moins prudents, partirent en guerre dès les premiers jours et bombardèrent les fidèles de mandements furieux. Pava, de Grenoble, écrivait, par exemple : ... Après avoir proscrit les Jésuites, ils proscrivent les autres religieux, puis viendra le tour du clergé... Quant à la loi civile, voici le cas qu'il en faisait : On parle et l'on discute à perte de vue sur les lois faites en dehors du Concordat. Evidemment ces lois sont nulles et ne eau-raient engager l'Eglise, puisqu'elle ne les a pas signées... C'était proclamer le droit à l'insurrection. Et le ministre des Cultes, Lepère, se contentait d'écrire (25 mars) à Sa Grandeur pour lui représenter respectueusement qu'elle avait outrepassé ses droits. On juge de l'effet que produisit sur lui cette réprimande. Un peu plus tard, l'archevêque d'Aix faisait lire en chaire une Lettre pastorale dans laquelle il déclarait que le principe et le but de la guerre déclarée à tout enseignement chrétien, c'est le parti pris des ennemis de la Sainte Eglise notre mère de déraciner, d'extirper la religion de son sein... de déchristianiser le monde... Ce dernier manifeste était si violent que le' ministère eut l'audace de le déférer au Conseil d'Etat qui, gravement, porta contre le délinquant la classique et platonique déclaration d'abus (16 mai 1879). Le résultat de cette inoffensive procédure fut, comme le gouvernement eût pu s'y attendre, que l'archevêque se déclara fier de sa condamnation et put poser pour le martyre à fort peu de frais : C'est une gloire de plus pour Votre Grandeur, lui écrivait le clergé de Tarascon, et un titre de plus à notre vénération et à notre dévouement. L'Univers s'éleva avec son âpreté ordinaire contre un inqualifiable empiétement du pouvoir civil sur le domaine où les évêques, n'ont et ne peuvent avoir d'autre juge que le chef de l'Eglise. Le condamné, pour sa part, comparait insolemment les ministres à des mandarins chinois ou japonais.

Tout l'épiscopat, il est vrai, ne se montrait pas dans la forme aussi provoquant et aussi peu respectueux des lois. La plupart des évêques, plus politiques et s'inspirant davantage des conseils de prudence qui leur étaient donnés par le Vatican, trouvaient le moyen de protester contre les projets Ferry sans se mettre en contravention avec le Code pénal[8] ou avec les prescriptions du Concordat ou des articles organiques. Ils adressaient leurs protestations non point à leurs diocésains sous forme de mandements, mais au Parlement sous forme de pétitions[9], ce qui était parfaitement licite. Quelques-uns, bien que le président de la République fût, de par la Constitution, irresponsable, s'adressaient cependant à lui et l'adjuraient d'user de son influence sur ses ministres pour les faire renoncer à leurs entreprises. On n'a pas seulement, lui écrivait Meignan, évêque de Chinons — au nom de l'épiscopat de la province ecclésiastique de Reims[10] —, voulu faire la guerre aux personnes, mais atteindre et frapper l'idée religieuse qu'elles représentent. Bannir la religion de l'enseignement et en finir avec l'éducation chrétienne de la jeunesse, voilà ce que l'on veut. Voilà aussi contre quoi nous protestons au nom de tous les catholiques. Nous savons qu'il n'est pas dans vos attributions de faire les lois ; mais le projet déposé à la Chambre des députés est dû à l'initiative du gouvernement dont vous êtes chef. Nous connaissons la confiance dont vous entourent tous les républicains sincères ; aussi espérons-nous qu'éclairés par vos conseils, ils répugneront à la nouvelle épreuve dont il est menacé...

Ces prières, adressées sous forme respectueuse, du reste sans éclat et sans scandale, au président de la République, exaspéraient les ultra-cléricaux qui, dans leur intransigeance, ne rêvaient que protestations bruyantes et ne parlaient que de guerre. Déjà Meignan, qui appartenait au groupe encore fort restreint des évêques disposés à s'accommoder des institutions que la France s'était données, était dénoncé et flétri par eux comme républicain, quelques-uns disaient même comme vendu et apostat. La presse catholique, à de rares exceptions près[11], attaquait le projet Ferry, le gouvernement, la République avec une violence que le souple et rusé Léon XIII, l'homme des ménagements et des formes courtoises, trouvait pour sa part fort intempestive et fort impolitique.

Déjà quelques semaines auparavant (22 février), le nouveau pape, recevant au Vatican un grand nombre de journalistes qui étaient venus lui présenter leurs hommages[12], s'était efforcé de les mettre en garde contre leurs propres entraînements, leur avait représenté la nécessité de la discipline, de la soumission aux directions de l'Eglise. Il les avait notamment engagés à ne pas se mettre au service d'un parti pris ou d'intérêts particuliers aux dépens du bien commun. Mais ses conseils n'avaient guère été suivis. Léon XIII les renouvelait maintenant, tant aux publicistes qu'aux évêques, recommandant d'éviter tout ce qui pourrait exaspérer les ennemis de l'Eglise et de ne pas jeter de l'huile sur le feu. Ce n'est pas, bien entendu, qu'il fût disposé à faire à l'Etat, pas plus en France qu'en Belgique — où le clergé combattait alors avec tant d'énergie le projet du ministère Frère-Orban sur l'instruction primaire[13] — la moindre concession de principe. Il pensait que le droit des congrégations non reconnues non seulement à l'existence, mais à l'enseignement, devait être soutenu sans faiblesse par tous les représentants de l'Eglise ; qu'il n'y avait pas lieu d'inviter ces congrégations à solliciter l'autorisation dont elles s'étaient passées jusqu'à présent, et qu'aucune distinction ne devait être faite entre elles et celles qui étaient en règle avec la loi française. Il conseillait donc à leurs chefs, ainsi qu'aux évêques, de résister, mais sans dépasser, surtout dans la forme, la limite qui sépare la protestation de la rébellion ou de la menace. C'étaient là des conseils fort sages, mais que le clergé français, tout chaud encore des luttes du 16 Mai, et plein de préjugés haineux contre le gouvernement républicain, n'était pas, tout entier du moins, capable de suivre avec une suffisante docilité.

 

III

Pendant que l'épiscopat et la presse catholique faisaient campagne si bruyamment contre les projets Ferry, le parti républicain, réconforté, encouragé par les premiers symptômes d'une politique anticléricale à laquelle jusque-là les pouvoirs publics ne l'avaient guère habitué, remuait de son côté l'opinion et gagnait visiblement du terrain.

Sans parler de la presse qui, en attendant la consolidation de ses droits par une loi nouvelle depuis longtemps réclamée, jouissait maintenant d'une assez large liberté de fait[14] et qui s'en servait pour combattre énergiquement les prétentions de l'Eglise, la Ligue de l'Enseignement, dont les cercles, sous le titre nouveau de Sociétés républicaines d'instruction, se multipliaient dans tous les départements, consacrait plus que jamais ses moyens d'action à la lutte contre l'obscurantisme et la domination cléricale. Elle reprenait pour la troisième fois, et maintenant sans entraves, sa grande propagande en faveur de l'enseignement primaire obligatoire, dans le double but de l'individu et de la société, au nom de leur solidarité réciproque ; — gratuite, au nom de l'égalité et pour ôter tout prétexte au mauvais vouloir ; — laïque, parce que le principe : La science à l'école et l'instruction religieuse à l'église, est le seul qui protège efficacement la liberté de conscience...[15] Elle commençait à tirer du Sou des écoles laïques[16] des ressources de quelque importance, qu'elle appliquait utilement à l'amélioration du matériel scolaire. Quant aux projets Ferry, elle les approuvait hautement et les secondait de tout son crédit auprès du public. Aussi le ministre de l'Instruction publique la remerciait-il chaudement de son concours (31 mai 1879) dans une lettre publique qui lui fut, du reste, amèrement reprochée par Gavardie à la tribune du Sénat. La franc-maçonnerie, de son côté, ne lui prêtait pas une aide moins efficace et se recrutait chaque jour abondamment dans les classes moyennes de la société, particulièrement dans le corps des instituteurs. Par contre les sociétés catholiques, si florissantes sous l'ordre moral, commençaient à décliner ou ne se recrutaient plus qu'avec peine. Les Cercles ouvriers organisés par de Mun et les Conférences de la Société de Saint-Vincent de Paul cessaient notamment de progresser et voyaient même en maint endroit le nombre de leurs membres diminuer[17].

La République se consolidait d'autre part, à la même époque sur le terrain politique, par suite d'un événement imprévu dont l'Eglise n'eut pas lieu de se féliciter. Le bonapartisme, qui s'étai depuis quelques années si singulièrement rapproché du par clérical[18], venait de perdre son chef, l'ex-prince impérial, qui, à la suite de ses dernières déceptions, était allé au fond de l'Afrique australe servir dans l'armée anglaise et avait péri, le 1er juin, dans le Zoulouland. Comme il ne laissait pas d'héritiers directs, son successeur comme prétendant se trouvait être le prince Jérôme, cousin germain de Napoléon III, qui, effectivement, ne tarda pas à se poser comme tel, mais qui, depuis longtemps répudié par le défunt, aussi bien que par sa mère et par la fraction cléricale du parti bonapartiste, était littéralement abhorré de l'Église. Ni le Saint-Siège, ni le clergé français ne pouvaient oublier que ce nouveau venu, gendre de Victor-Emmanuel, avait été un des promoteurs les plus actifs et les plus énergiques de la révolution italienne ; qu'il s'était toujours posé comme un libre penseur déterminé et que ses manifestations anticléricales avaient souvent fait scandale dans le monde de l'Eglise. Tout récemment (1876) il s'était fait élire député en Corse, sous l'étiquette républicaine, malgré le désaveu du prince impérial, et il avait fait partie, sous le 16 mai, du groupe fameux des 363. Cela ne l'empêchait pas d'aspirer au trône. Mais il prétendait être un César démocrate et laïque, ne gouverner qu'au nom des principes de 89, et ne s'inféoder dans aucun cas à l'Eglise. Aussi ceux des bonapartistes qui, comme Paul de Cassagnac, Tristan Lambert et d'autres, ne séparaient pas la cause de l'Empire de celle de l'Eglise manifestèrent-ils, dès 1879, la plus vive répugnance à le servir. Le prince avait beau déclarer qu'il respecterait les droits de l'Eglise, qu'il n'était pas homme à la persécuter, qu'il resterait fidèle au Concordat. Ils ne le croyaient guère et le cardinal de Bonnechose, qui le suspectait plus que jamais, les incitait un peu plus tard à lui demander en faveur de la liberté de l'enseignement, du pouvoir temporel du pape, de l'abrogation des articles organiques, etc., des promesses qu'il ne voulait pas faire, des garanties qu'il se refusait à donner. Aussi les cléricaux du parti commençaient-ils à chercher un autre prétendant et à se tourner vers le prince Victor, fils aîné de Jérôme. Ce jeune homme de dix-sept ans, plus facile à manier que son père et élevé par la plus pieuse des mères, avait des sentiments religieux qui lui avaient valu d'être désigné par le fils de Napoléon III comme son héritier éventuel. Mais ce qu'il y avait de plus clair, en somme, c'est que le parti bonapartiste était en parfait désarroi et que la République n'avait plus pour le moment à le redouter.

Aussi s'affermissait-elle de plus en plus dans l'opinion. Le parti avancé gagnait du terrain, comme le prouvaient les élections partielles du mois d'avril[19]. Les pouvoirs publics ne craignaient plus le contact de ce Paris, jadis maudit, que l'Assemblée nationale avait décapitalisé et qui avait fait la Commune. Dès le mois de juin l'article 9 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 était enfin abrogé ; et peu après, en vertu d'une loi nouvelle, la Chambre des députés et le Sénat venaient s'installer l'une au Palais-Bourbon, l'autre au Palais du Luxembourg. La République se fortifiait dans le même temps par les travaux du Parlement, qui n'étaient pas sans lui apporter de nouveaux encouragements et lui valoir de nouvelles conquêtes. La Chambre des députés notamment, sous réserve de la séparation des Eglises et de l'État, dont elle ne voulait pas, faisait preuve d'une bonne volonté manifeste pour toute proposition anticléricale. C'est ainsi qu'à la fin de mai elle prenait en considération la proposition Naquet pour le rétablissement du divorce[20], et qu'un peu plus tard la commission nommée par elle pour l'étudier désignait pour rapporteur Léon Renault, partisan résolu de cette réforme, si redoutée de l'Eglise. Vers le même temps, elle adoptait, et le Sénat votait après elle (13 juillet) une loi réorganisant le Conseil d'Etat — où, comme on l'a vu, l'esprit clérical dominait depuis 1872 —, de telle sorte que le personnel de ce grand corps, renouvelé par le gouvernement[21], offrit enfin pour le règlement des affaires contentieuses intéressant l'Eglise des garanties sérieuses à l'esprit laïque[22]. Les conseillers éliminés et leurs amis poussèrent les hauts cris. Mais on les laissa crier. L'Etat voulait enfin être maitre chez lui. Les protestations ne furent pas moins bruyantes quand les Chambres, modifiant la loi de 1873 sur les commissions administratives des hospices et des bureaux de bienfaisance, eurent exclu de ces commissions les ministres des cultes (29 juillet)[23]. Enfin la loi du 31 juillet, obligeant chaque département à entretenir une école normale d'institutrices, allait rendre possible, dans un avenir relativement prochain, le remplacement par des laïques d'un grand nombre d'institutrices congréganistes dont les écoles communales étaient encore encombrées.

 

IV

Les lois que nous venons de mentionner avaient certes leur intérêt et leur importance, mais ne pouvaient distraire le parti républicain, non plus que le parti clérical, des projets Ferry, qui étaient alors et devaient rester plusieurs mois encore leur constante et principale préoccupation. C'était par-dessus tout le projet relatif à la liberté de l'enseignement supérieur et, dans ce texte, le passionnant article 7 qui surexcitait l'attention de tous. Aussi rien ne fut-il perdu pour le public des mémorables débats dont il fut l'objet à la Chambre des députés du 16 juin au 9 juillet 1879.

La discussion générale du projet donna lieu, le 21 juin, au premier de ces grands discours qui valurent à Paul Bert tant d'applaudissements d'une part et, de l'autre, tant d'anathèmes. Orateur primesautier, plein de verdeur et d'une énergie qui touchait parfois à la brutalité, documenté comme un savant, passionné comme un apôtre, affranchi de tout respect pour ce qu'il ne jugeait pas respectable, -de tout ménagement de commande pour ce qu'il estimait contraire à l'intérêt public, le vigoureux Bourguignon attaqua l'ennemi bien, en face, le prit corps à corps et, avec autant de verve que de logique, aux acclamations de la majorité, le poussa jusqu'à ses derniers retranchements. Nul n'a jamais mieux démontré que lui que si la liberté est due en principe par l'Etat aux particuliers, elle ne l'est pas aux associations, dont les conditions d'existence doivent être réglées par lui suivant ses convenances, c'est-à-dire suivant l'intérêt de la société ; que le droit commun ne saurait être revendiqué par les membres des associations où l'on n'entre qu'en renonçant justement au droit commun, c'est-à-dire en particulier à la liberté individuelle, au droit de propriété, ainsi qu'à celui de fonder une famille. Il prouva par l'histoire que ce n'était pas la liberté, mais la domination que réclamait le clergé. Il fit voir par d'écrasantes citations que des maximes dangereuses, corruptrices pour la société, pour les individus, pour les familles, étaient professées par ces congrégations qui se réclamaient du droit commun. Il ne craignit pas enfin d'affirmer hautement que la liberté n'est pas due à ceux qui font profession de la combattre et qu'il n'y a pas lieu d'accorder la tolérance aux intolérants.

Nombre d'orateurs catholiques lui répondirent. Le plus éloquent fut sans contredit Etienne Lamy, républicain sincère, mais sincèrement attaché à la religion romaine et qui sut présenter sous la forme la plus saisissante toutes les objections que pouvait soulever le projet. A l'entendre, dans une démocratie et surtout dans une démocratie républicaine, la liberté devait être assurée à tous, sans distinction ; elle devait être garantie formellement par une loi spéciale aux associations, sans qu'aucun de leurs membres pût être privé de ses droits individuels. Du reste, qu'avait à craindre en France la République ? N'avait-elle pas triomphé des plus pénibles, des plus redoutables épreuves ? Le cléricalisme n'avait rien pu contre elle ni sous le régime du 24 mai, ni sous celui du 16 mai. Elle était invulnérable ; elle pouvait par conséquent se montrer sans danger généreuse et tolérante. Puis cet article 7 qu'on représentait comme devant guérir la France du mal congréganiste, n'était-il pas un remède illusoire ? Si les congrégations non reconnues étaient forcées de renvoyer leurs élèves, ceux-ci porteraient leur clientèle aux congrégations reconnues, dont l'esprit ne différait pas du leur. Qu'est-ce que l'Etat y pourrait bien gagner ? D'ailleurs, qui empêcherait les laïcisations, ou les transformations, grâce auxquelles les Jésuites et les autres religieux visés par la loi pourraient la tourner et se jouer d'elle ?

A cette argumentation Spuller, rapporteur du projet, et Jules Ferry lui-même ripostaient avec force en s'appuyant sur l'histoire, non seulement celle de l'ancien régime, mais celle de la France contemporaine ; en prouvant que jamais, depuis plusieurs siècles, mais surtout depuis 1789, l'Etat ne s'était dessaisi de sa souveraineté à l'égard du clergé et particulièrement à l'égard du clergé régulier ; que les lois applicables aux congrégations étaient toujours en vigueur ; qu'elles leur avaient été appliquées encore à des époques relativement récentes ; que l'attitude prise par l'Eglise sous la seconde République et surtout sous la troisième, faisait de la question de l'enseignement une question essentiellement politique. Ils établirent à leur tour par des textes empruntés aux ouvrages qu'elle mettait entre les mains de la jeunesse, qu'il y avait opposition radicale entre les principes qu'elle professait et le principe fondamental de la souveraineté nationale, d'où était sortie la République ; ils firent voir par des chiffres quels progrès menaçants avaient fait depuis peu d'années les congrégations non reconnues ; ils montrèrent ce qu'il y avait de fictif et de fallacieux dans le pétitionnement qu'elles avaient organisé par toute la France contre les nouvelles lois. Ils affirmèrent enfin leur certitude que les mesures qu'ils réclamaient, loin d'être illusoires, seraient parfaitement efficaces et porteraient une atteinte sensible au parti clérical.

On ne s'arrêta guère au contre-projet par lequel les hommes du centre gauche, comme Bardoux et Ribot, demandaient simplement que les établissements congréganistes fussent soumis à l'inspection et au contrôle de l'Etat. On savait trop que, tant que par la tenace ingéniosité des congrégations que par la lassitude ou la complaisance des agents de l'Etat, de pareilles précautions seraient toujours impuissantes.

La discussion des articles fut relativement modérée tant qu'on n'eut pas abordé l'article 7, point capital du débat. Mais sur ce sujet les passions se déchaînèrent de nouveau et avec plus de violence encore qu'au cours de la discussion générale. Le vaillant ultramontain Keller, loin de chercher à faire oublier les Jésuites ou de plaider pour eux. les circonstances atténuantes, fit hardiment leur éloge et loua dans les termes les plus pathétiques le patriotisme des congrégations incriminées. Cette fois encore le discours le plus vif et le plus retentissant fut celui par lequel Paul Bert (le 5 juillet) s'attaqua particulièrement à la Société de Jésus et s'attacha, par un agencement accablant de citations empruntées à leurs livres — non seulement anciens, mais modernes — à mettre en relief les énormités d'une casuistique qui n'allait à rien moins qu'à innocenter, dans nombre de cas, le mensonge, le parjure, la trahison, le vol, l'assassinat et l'immoralité la plus révoltante. Jamais, depuis Pascal, la célèbre compagnie n'avait été aussi magistralement flagellée ; et l'effet de ce discours, qui fut répandu à profusion, fut immense dans toute la France[24]. Paul Bert terminait, du reste, par cette idée fort juste que les Jésuites seraient d'autant plus dangereux, qu'ils affecteraient de se tenir en dehors de la politique proprement dite et surtout qu'ils affirmeraient leur respect ou leur dévouement pour la République.

Il prévoyait le ralliement, et, en défenseur avisé de la place républicaine, aimait mieux voir l'ennemi dehors que dedans. Ajoutons qu'à plusieurs reprises il n'avait pas hésité à faire remarquer que leurs doctrines n'étaient pas seulement celles de leur ordre, mais celles de l'Eglise entière. En bonne logique, il eût donc dû demander l'extension de l'article 7 à toutes les congrégations, reconnues ou non, ainsi qu'au clergé séculier lui-même.

Cette extension, Madier de Montjau, le vieux radical, vint hardiment la proposer par un amendement qui excluait de l'enseignement public ou privé tous les membres des deux clergés. Mais l'extrême gauche eut seule l'audace de le voter ; et encore l'un de ses membres les plus influents, Louis Blanc, déclara-t-il qu'il admettrait la liberté de l'enseignement, même pour les congrégations non reconnues, si la liberté d'association était assurée à tous les citoyens et si l'Eglise était enfin séparée de l'Etat[25].

L'article 7, combattu encore avec vigueur au nom du centre gauche par Léon Renault, au nom des bonapartistes cléricaux par Paul de Cassagnac, finit par réunir une centaine de voix de majorité, et cette majorité s'accrut quand la Chambre passa au vote sur l'ensemble du projet (9 juillet). Mais le parti clérical était loin de s'avouer vaincu ; et c'est au Sénat qu'il attendait maintenant de pied ferme la nouvelle loi pour la faire échouer.

Après des débats aussi passionnés et aussi bruyants, ceux auxquels donna lieu à la Chambre des députés, vers la fin de juillet, la loi relative à la réorganisation du Conseil, supérieur furent relativement calmes. Cette loi, légèrement amendée, fut adoptée sans grande difficulté ; et tout faisait présager que, si elle devait être sérieusement combattue à la Chambre haute, elle finirait cependant par y triompher de toute opposition.

 

V

Les débats ci-dessus mentionnés sur la liberté de l'enseignement supérieur et particulièrement sur l'article 7 avaient profondément ému le pays[26]. L'agitation causée par les projets du gouvernement ne fit que grandir dans toute la France pendant les vacances parlementaires. Le pétitionnement organisé par le clergé contre ces lois prenait chaque jour plus d'extension. Les conseils généraux délibéraient sur l'article 7, trente d'entre eux s'y déclaraient favorables ; trente-deux s'y montraient hostiles. Les polémiques sur l'irritante question des Jésuites devenaient de plus en plus violentes. Les députés allaient dans leurs départements sou tenir avec ardeur dans de nombreuses réunions publiques, les uns la politique du ministère, les autres celle de l'opposition cléricale. Jules Ferry se montrait et parlait un peu partout. On l'entendit jusque dans les Pyrénées-Orientales. Pour donner une idée de la vivacité des discours prononcés à cette époque en ce qui touchait à l'Eglise et aux congrégations, nous ne saurions mieux faire que de citer le toast humoristique porté par Paul Bert (en août 1879) à Auxerre, devant un auditoire composé sans doute surtout de vignerons. Je bois, dit-il, à la destruction des phylloxeras... le phylloxera qui se cache sous la vigne, et l'autre, le phylloxera que l'on cache avec des feuilles de vigne. Pour le premier, nous avons le sulfure de carbone ; pour le second, l'article 7 de la loi Ferry... Quand nous aurons l'article 7, nous l'essayerons, et s'il nous donne les résultats attendus, nous nous en tiendrons là. Mais s'il ne répond pas à notre attente, nous n'hésiterons pas à rechercher un autre insecticide plus énergique pour sauver la France...

Dans le même temps, les condamnés de la Commune, ramenés de Nouméa par l'amnistie partielle de février 1879, rentraient en France et, exaspérés par leurs longues souffrances, s'élevaient avec véhémence contré tout ce qui pouvait rappeler l'Ordre moral. Alphonse Humbert (qui depuis...), s'épanchait alors en invectives violentes contre cette prostituée qui osait s'appeler la justice et, grâce à de nouvelles violences, conquérait un siège à l'Hôtel de ville (octobre). L'Eglise n'était pas plus épargnée que la magistrature ou que l'armée dans les discours ou les écrits des amnistiés. Le Conseil municipal de Paris, non content de réclamer l'amnistie plénière, repoussait le budget des cultes pour la capitale, ce qui mettait le préfet de la Seine dans la nécessité de le rétablir d'office.

Par contre, les enfants perdus de la réaction ne se montraient pas moins provocants que ceux de la République. En septembre, Numa Baragnon[27] tonitruait à Chambord au nom de la légitimité comme au nom de la religion. Baudry d'Asson[28] évoquait de l'histoire les guerres de Vendée et en annonçait le retour. Les évêques prêchaient de nouveau la croisade. En octobre, Freppel, dans la cathédrale de Nantes, sous couleur de faire l'éloge de La Moricière, chargeait à fond les institutions actuelles de la France et la société moderne. Guibert, de Paris, moins violent dans la forme, mais aussi entreprenant et aussi hostile, dans le fond, à la politique républicaine, protestait contre les laïcisations d'écoles, organisait avec Chesnelong et d'autres meneurs[29] un Comité diocésain qui en peu de temps fonda de nombreuses écoles libres[30] ; imposait une première fois silence (en novembre) au P. Didon[31], qui se montrait en chaire trop libéral ou trop courtois pour les ennemis de l'Eglise ; protestait contre la prétention — tardive autant que légale — du ministre des Cultes, d'obliger les évêques à ne pas se rendre à Rome sans en aviser au moins l'administration[32] ; enfin n'admettait même pas que ce ministre eût l'audace — non moins légale — de surveiller la comptabilité des fabriques[33]. Le gouvernement constatait d'autre part que nombre de curés et de desservants omettaient volontairement — sans doute par ordre de leurs évêques — de chanter le : Domine, salvam fac Rempublicam, prière à laquelle ils étaient pourtant astreints expressément par l'article organique 51[34]. En somme, la grande majorité de l'épiscopat demeurait, en face du gouvernement de la République, hostile, agressif, hargneux. Quelques évêques se taisaient. Un seul osait — approuvé, du reste, par le pape — déclarer publiquement qu'il ne nourrissait pas de haine contre ledit gouvernement. C'était ce Guilbert, qui, dès 1876, avait publié, au grand scandale de ses confrères, ses Lettres sur les devoirs du prêtre touchant la politique et qui, transféré de Gap à Amiens, écrivait, en octobre 1879, les lignes suivantes dans une nouvelle brochure[35] : Nous avons été des premiers à proclamer l'indifférence de l'Eglise pour les formes politiques, auxquelles elle a toujours su s'accommoder. Plusieurs s'en émurent et crurent voir dans notre pensée une opinion personnelle, étrange même, inouïe, lorsqu'elle n'était pourtant que la tradition fidèle de l'enseignement et de la pratique de l'Eglise...

Peu s'en fallait, même en 1879, que, pour avoir écrit d'un tel style, Guilbert ne fût, regardé par la plupart de nos évêques comme un renégat et comme un traître.

Les choses en étaient là quand, les Chambres ayant opéré leur rentrée (27 novembre), le président du conseil, Waddington, crut devoir, au bout de quelques semaines, donner sa démission. Cet homme d'Etat, on ne peut mieux intentionné, mais fort au-dessous de sa tâche, avait de plus en plus, en présence de l'agitation causée par l'article 7, conscience de, son insuffisance. Il se sentait débordé, avec sa politique de centre gauche, par l'opinion publique, qui s'étonnait, non sans raison, que la République triomphante eût jusque-là tiré si peu de profit de sa victoire. Il était trop honnête pour se déjuger et consentir à donner au parti avancé plus qu'il n'avait promis. L'épuration du personnel administratif et judiciaire — que l'on trouvait toujours beaucoup trop complaisant pour le parti clérical — n'avait pas été opérée sérieusement, au gré de la Chambre des députés, et, devant le sourd mécontentement de cette Assemblée, Waddington et plusieurs de ses collègues se refusèrent à conserver plus longtemps la responsabilité du pouvoir.

Le ministère étant à reconstituer, l'opinion républicaine, cette fois encore, s'attendait à voir appeler Gambetta aux affaires. Mais son attente fut trompée, comme elle l'avait été au mois de février précédent. A défaut de Gambetta, la logique des choses désignait pour la présidence du conseil Jules Ferry, l'homme de l'article 7, l'adversaire le plus redoutable des congrégations. Mais Grévy ne l'aimait guère plus que l'ancien dictateur de Tours et de Bordeaux. En revanche, il s'était engoué de l'ingénieux, du souple et caressant Freycinet, soit qu'il eût été vraiment séduit par son extraordinaire fertilité d'esprit et la lucidité sans égale de sa parole, soit qu'il aimât aussi en lui une volonté flexible et peu sûre d'elle-même et qu'il ne redoutât pas d'être dominé par lui, comme il craignait de l'être par Jules Ferry ou par Gambetta[36]. Bref, ce fut à ce louvoyeur, si peu convaincu que le cléricalisme c'était l'ennemi et qu'il fallait foncer droit sur lui, sans hésitation et sans faiblesse, que le président de la République confia le soin de former un nouveau cabinet.

Freycinet. qui était avant tout l'homme des ménagements et des compromis, eût voulu réunir dans un ministère de large concentration le centre gauche, la gauche républicaine et l'Union républicaine, sans exclure les politiques les plus avancés de ce dernier groupe. Mais le premier et le troisième de ces partis ne voulaient plus marcher ensemble. Ils se dérobèrent en grande partie, et, après plusieurs jours de tâtonnements, force fut au nouveau chef du gouvernement de constituer un cabinet où dominait la gauche républicaine — c'est-à-dire Ferry — et où l'Union était représentée par quelques-uns des amis les plus dévoués de Gambetta — Lepère, Cazot, Farre, Constans —, de telle sorte qu'on eut encore un ministère à deux têtes qu'un conflit facile à prévoir devait fatalement briser à bref délai, et un ministère dont la liberté d'action et le prestige devaient encore être affaiblis dès le premier jour par l'influence occulte du président de la Chambre (28 décembre 1879)[37].

 

VI

Tandis qu'en France l'anticléricalisme semblait gagner du terrain et se montrait d'autant plus exigeant que l'attitude du clergé était à son égard plus provocante et plus belliqueuse, au Vatican la politique équivoque et complexe de Léon XIII s'efforçait de prévenir tout conflit violent et de faire regagner à l'Eglise la bienveillance des gouvernements que Pie IX lui avait fait perdre.

Ce n'est pas assurément, comme nous l'avons déjà dit, qu'il fût homme à renier les principes théocratiques si constamment professés par son prédécesseur. Chaque fois que les circonstances lui eh donnaient l'occasion, il revendiquait pour l'Eglise aussi hautement que Pie IX la direction exclusive de la société. C'est ainsi qu'alarmé par la prétention qu'avait l'Etat, tant en France qu'en d'autres pays chrétiens, de s'emparer de l'enseignement, il publiait, le 4 août 1879, l'encyclique Æterni patris, où, représentant l'Eglise comme la grande éducatrice du monde moderne, il s'efforçait de remettre en honneur la philosophie scolastique de saint Thomas d'Aquin et demandait qu'en matière d'enseignement la raison restât docilement subordonnée à la foi. Du reste, écrivait-il, le philosophe catholique violerait également les droits de la foi et ceux de la raison s'il embrassait une conclusion contraire à la doctrine révélée[38]. Quelques mois plus tard (14 février 1880), préoccupé du progrès que faisait en France l'idée du rétablissement du divorce lancée par Naquet et si favorablement accueillie en 1879 par la Chambre des députés, il se donnait la peine de défendre longuement, par l'encyclique Arcanum, l'indissolubilité du mariage, qui n'était, disait-il, qu'un sacrement et ne pouvait exister en dehors de l'Eglise. Tout au plus voulait-il bien reconnaître que le mariage a des effets civils, que l'Etat pouvait régler dans une certaine mesure. Mais les conséquences, ajoutait-il, ne peuvent manifestement résulter que de leur véritable et légitime cause, à savoir du lien nuptial existant... Dans les questions qui... sont communes aux droits et au jugement des deux pouvoirs, celui à qui les choses humaines ont été confiées doit opportunément et rationnellement dépendre de celui qui a la garde des choses célestes... Bref, l'Eglise, souveraine en la matière, ne se reconnaissant pas — en dehors des cas de nullité prévus par la loi canonique — le droit de rompre les liens du mariage, ces liens ne pouvaient être légitimement brisés par la loi civile.

Pie IX eut dit tout cela sans doute avec plus de raideur ou de brutalité ; mais il ne l'eût pas dit phis nettement. Ainsi, le Syllabus étant pris pour règle, le langage de Léon XIII était toujours de la plus rigoureuse orthodoxie. Mais la théologie et la politique étaient à ses yeux deux sciences distinctes et c'était à la seconde qu'il appartenait d'atténuer pratiquement l'impression fâcheuse que les• hautaines prétentions de la première pouvaient faire quelquefois sur les gouvernements. Les encycliques et les déclarations de principes étaient pour le grand public. Mais dans les coulisses diplomatiques bien des explications, échangées sans brait et d'un ton conciliant, pouvaient faire tomber les armes des mains aux parties belligérantes et substituer à l'état de guerre un modus vivendi réservant tous les droits, une sorte de trêve fort acceptable en attendant mieux. A ce jeu-là du moins on gagnait du temps, et gagner du temps paraît avoir été pour Léon XIII l'idéal de la politique.

On sait que ce pape avait pour habitude voulue d'offrir ses bons offices aux gouvernements, surtout à ceux dont le Saint-Siège croyait avoir dans le moment le plus à se plaindre, et d'essayer de leur faire comprendre combien ils avaient besoin de lui, dans l'espoir d'atténuer leur hostilité et de la transformer peut-être en bienveillance. Et cette tactique n'était pas sans porter ses fruits. C'est ainsi que, pour avoir réprouvé publiquement l'agitation socialiste, Léon MIL commençait à gagner les bonnes grâces de Bismarck, qui venait de lui sacrifier le ministre des Cultes Falk, auteur des fameuses lois de mai (juillet 1879). Dans le même temps, il ne perdait aucune occasion d'exploiter, en Russie, la terreur que le nihilisme inspirait au tsar Alexandre III ; et c'étaient encore là des procédés habiles dont le Saint-Siège devait bénéficier plus tard. En France également, malgré la tension apparente des rapports de la République avec le Saint-Siège, tension résultant des projets Ferry, le pape s'efforçait de faire comprendre à notre gouvernement qu'il ne lui voulait aucun mal et même que c'était pour son bien qu'il lui résistait. L'évêque de Poitiers, qui était allé récemment à Rome prendre ses instructions, s'en inspirait fidèlement en écrivant, au commencement de 1880, les lignes suivantes dans son mandement de carême : — L'Eglise — ne prêche pas la séparation, elle recherche l'union ; elle ne renverse pas les pouvoirs établis, elle les avertit et les éclaire... Travaillons à rendre acceptable à nos adversaires eux-mêmes la victoire qui nous est réservée... Soyons tels que nous fassions aimer et désirer le triomphe des principes dont nous sommes les gardiens et les défenseurs, principes dont l'application à la fois franche et prudente peut seule procurer aux peuples les réalités auxquelles ils aspirent... Ainsi nous entrerons dans la pensée et nous marcherons sur la trace du Pontife romain, notre modèle et notre guide...

Au fond, sans oser encore le dire nettement, pour ne pas se brouiller avec les intransigeants du Sacré-Collège ou ne pas mécontenter certains gouvernements monarchiques, Léon XIII n'eût pas été fâché que le clergé français se rallia à la République, ce qui eût été à son sens le moyen le plus sûr de désarmer le parti anticlérical. En tout cas il voulait que notre gouvernement le crût. Aussi lui-donnait-il, sans trop se compromettre, des gages de son bon vouloir en laissant l'évêque Guilbert se réclamer de lui dans les déclarations loyalistes qui ont été mentionnées plus haut, et surtout en envoyant à Paris, vers la fin de 1879, le nonce Czacki[39], prêtre mondain, quelque peu dissipé, s'il faut en croire les mauvaises langues, fort éloigné du moins de tout excès de zèle et de tout éclat et qui, lorsqu'il avait à protester contre les entreprises du kulturkampf français, le faisait, comme son maitre, discrètement, sans violence et sans affectation de publicité. C'était un politique dans toute la force du terme, vivant en bons rapports avec les ministres républicains et scandalisant même nos ultramontains par le calme tout philosophique avec lequel il assistait aux prétendues persécutions du clergé français.

Pour bien montrer au gouvernement de la République qu'il ne lui voulait pas de mal, Léon XIII, dès le mois d'octobre 1879, chargea Czacki d'amener le parti légitimiste à déposer les armes, dans l'intérêt de la religion et de la foi. Le nonce fit en effet dans ce sens des démarches instantes auprès des représentants les plus autorisés du comte de Chambord, Blacas et Dreux-Brézé, qui en référèrent à leur maître. Le pauvre prétendant de Frohsdorf, qui avait tant sacrifié au Saint-Siège, déclara cette fois, avec une douloureuse ironie, que, l'Eglise interdisant le suicide, elle ne pouvait lui demander de conseiller lui-même à ses amis de l'abandonner. Il resta donc prétendant. Mais la République n'en devait pas moins, pensait Léon XIII, savoir bon gré au Saint-Siège de lui avoir conseillé l'abdication. Czacki, du reste, fit mieux encore. C'est en effet peu de temps après (en 1880) qu'il chargea mystérieusement un diplomate, des Nichets, de faire parvenir à Gambetta une lettre où étaient précisées les conditions auxquelles le pape — et par suite le clergé français — consentirait à faire publiquement adhésion à la République. Le chef de l'opportunisme n'était certes pas homme à faire fi d'une pareille adhésion. Mais il l'eût voulue pour rien ou pour peu de chose. Le vieux radical Rane, qui lui remit la lettre, rapporte[40] qu'après l'avoir lue il dit simplement : Au prix qu'ils veulent y mettre, c'est trop cher[41]. Et la négociation n'alla pas plus loin. Mais Czacki, comme on le verra dans ce chapitre même, devait trouver plus de complaisance chez le nouveau président du Conseil, Charles de Freycinet.

En attendant, ee dernier commençait à coqueter non seulement avec le nonce, mais avec certains évêques ou religieux qui, sous couleur de l'intéresser au protectorat des missions catholiques, suivant eux nécessaires au maintien de l'influence française à l'étranger, venaient solliciter sa bienveillance en faveur des congrégations. L'intrigant Lavigerie, qui, avec ses Pères blancs — aidés d'anciens zouaves pontificaux bien armés[42] — avait le dessein secret — il l'avoue lui-même... de fonder un royaume chrétien au entre de l'Afrique équatoriale, obtenait déjà de lui, en mars 1880, des faveurs et promesses de bon augure, première amorce de l'intrigue diplomatique que nous aurons à rapporter plus loin. Bref, l'Eglise, ne pouvant rien tirer de Gambetta, n'espérant rien de Jules Ferry, comptait trouver Freycinet plus accommodant. Elle n'était pas tout à fait dans l'erreur.

 

VII

Le cabinet du 28 décembre s'était présenté aux Chambres (13 janvier 1880) avec un programme modeste et vague, annonçant une politique prudente et mesurée, demandant au Sénat de voter les projets Ferry adoptés déjà par la Chambre et promettant de les compléter par des lois sur l'instruction primaire, conformes aux aspirations du pays. L'Union républicaine, sans être très satisfaite, avait décidé de lui faire crédit et de l'attendre à ses actes. Mais l'extrême gauche s'était montrée peu confiante et Clemenceau, dans la Justice[43], avait écrit dédaigneusement que ce ministère n'était que le replâtrage d'un replâtrage.

La question des congrégations était toujours la grande préoccupation du public, comme des Chambres. Elle se posait à propos de tout. Il ne tint pas, par exemple, à Louis Blanc qu'elle ne fût tranchée inopinément et incidemment lors de la discussion qui eut lieu vers la fin de janvier sur le projet de loi relatif aux réunions publiques[44]. Cet orateur demandait en effet l'abrogation pure et simple des articles 291 et 292 du Code pénal et de la loi du 10 avril 1834, aussi bien que la loi du 10 juin 1868. Cela revenait à proclamer non seulement la liberté des réunions, mais celle des associations, ce qui n'est pas la même chose. Des républicains fort avancés, et notamment Madier de Montjau, firent remarquer que pour les associations il y avait lieu d'élaborer une loi spéciale, et que, du reste, il y aurait, en ce cas, des précautions particulières à prendre à l'égard des associations religieuses[45], qui pouvaient être et étaient certainement un danger pour la société. Aussi la proposition de Louis Blanc n'eut-elle pour le moment aucune suite.

Le Sénat, saisi depuis longtemps des deux projets Ferry, en aborda enfin la discussion vers la même époque, et s'occupa tout d'abord de la loi relative au Conseil supérieur et aux Conseils académiques.

Les débats furent à cet égard plus longs et plus acharnés qu'ils ne l'avaient été à la Chambre. Les représentants de l'ordre moral et du parti clérical, comme de Broglie, Chesnelong, Fresneau, aidés de quelques républicains catholiques comme Wallon ou de libéraux doctrinaires comme Laboulaye, persistèrent à demander que le Conseil supérieur représentât non pas seulement l'Université, mais les grandes forces sociales. Or, le gros du parti républicain n'ignorait pas que ces forces sociales n'y avaient été introduites que pour tenir en bride l'Université et l'inféoder à ses ennemis. Jules Ferry représenta qu'il fallait que l'Université fût maîtresse chez elle, dans ses conseils ; que du reste les réformes souhaitées dans l'enseignement ne s'accompliraient que si ces conseils étaient uniquement composés d'hommes compétents, de spécialistes de l'enseignement. Il rappela le Mémoire secret adressé aux évêques en 1850 pour les inviter à accepter la loi Falloux, parce qu'elle faisait du clergé un concurrent redoutable de l'Etat et un surveillant autorisé.

Il cita les doctrines récentes du P. Marquigny revendiquant pour l'Eglise seule le droit d'enseigner. Bref, la loi, légèrement amendée[46] fut votée dans son ensemble et promulguée enfin le 27 février 1880. Une des places les plus importantes conquises par l'ordre moral se trouvait ainsi regagnée[47].

La discussion de la loi sur le Conseil supérieur, malgré sa gravité, n'avait pas, en somme, passionné le public. Il en fut autrement des débats auxquels donna lieu le projet relatif à la liberté de l'enseignement supérieur, surtout à cause de l'article 7. C'est le 5 mars 1880 qu'ils commencèrent au Sénat. Celle assemblée avait déjà fait pressentir sa décision finale par la composition de la commission qu'elle avait chargée d'examiner ledit projet et dont quatre membres étaient entièrement favorables à la loi, tandis que trois lui étaient hostiles et que deux ne l'admettaient qu'en repoussant l'article 7. L'un de ces derniers était Jules Simon, qui, élu rapporteur, concluait bien à l'adoption du projet, malgré l'énorme pétitionnement organisé par le clergé pour le faire échouer[48], mais rejetait la disposition du texte relative aux congrégations non autorisées.

Au cours de la discussion générale, l'ancien ministre de Thiers et de Mac-Mahon, qui prit la parole après Chesnelong, Eugène Pelletan et Voisins-Lavernière, se posa comme le champion de la liberté pour tous, représenta l'intérêt qu'il y avait pour. la République à ne pas alarmer la majorité — manifestement catholique — du pays. Vous ne ferez pas, disait-il, que l'âme de la France soit coulée dans un moule uniforme ; vous n'avez pas le droit d'imposer une doctrine à la France... Par la liberté vous vivrez et la République vivra. Rendez-en l'habitation aimable et tout le monde voudra y entrer : mais si la liberté n'y est pas, tout le monde voudra en sortir et l'édifice s'écroulera... Mais n'y avait-il pas, après cela, un certain illogisme à demander, comme le faisait le même orateur, que 1'Etat eût un droit de surveillance sur les facultés libres, que lui seul fit subir les examens, que lui seul délivrât les diplômes ?

Le maintien de tous les droits assurés à l'enseignement libre par la loi de 1875 fut vainement demandé par les chefs les plus influents du parti clérical — Lucien Brun, Chesnelong, Buffet —. Le Sénat, en ce qui concernait les six premiers articles du projet, avait son siège fait et ils furent en somme assez rapidement votés.

Mais quand on en vint à l'article 7, le débat prit une ampleur en même temps qu'une animation singulière. Au début, le républicain catholique Bérenger attaque l'article en question par des arguments juridiques, soutient que les lois antérieures ne s'appliquent pas aux Jésuites, non plus qu'aux autres congrégations non reconnues ; que du reste la constitution de 1848 a proclamé la liberté de l'enseignement ; il ne conteste pas, d'ailleurs, que les Jésuites ne soient les ennemis de la société civile. Buffet nie l'existence d'un parti clérical et théocratique. Par contre, le jurisconsulte Bertauld rappelle avec force qu'en 1845 on admettait que les Jésuites pussent être tolérés, mais à condition de ne pas se livrer à l'enseignement. Jules Ferry vient à son tour et, dans un discours magistral, représente d'abord que les congrégations visées sont bien les ennemies du régime existant, puisqu'elles refusent de se soumettre à ses lois en sollicitant l'autorisation ensuite, que les lois invoquées contre elles ne sont nullement tombées en désuétude, puisqu'elles leur ont été appliquées en 1826, 1846, 1856, 1859, 1867, etc. Il cite le mot de Bonjean sur la Société de Jésus : Le premier gouvernement qui aura la main ferme la supprimera. Il établit ensuite par de nombreuses citations tout ce que l'enseignement congréganiste a de contraire à la morale, à la constitution, aux principes de 89, démontre qu'il existe bien un parti théocratique, d'autant plus dangereux que c'est par pénétration indirecte, pour ainsi dire par infiltration, qu'il se glisse dans la société. ... L'honorable M. Jules Simon, s'écria-t-il, en terminant, a dit que c'était la lutte entre le catholicisme et la République. Non ! C'est la lutte entre l'esprit laïque et l'esprit théocratique, entre le Syllabus et la Révolution...

Jules Simon répliqua, non sans finesse, non plus que sans force. Suivant lui, l'article 7 est, par-dessus tout, impolitique, parce qu'il fournit des armes au clergé et à son immense clientèle. Il sera de plus parfaitement inefficace, étant, en vérité, trop facile à tourner.

Ici se place le grand discours de Freycinet qui, avec une incomparable habileté, vient à son tour défendre ledit article. On lui a fait, dit-il, deux reproches, celui de violer la liberté et celui de porter atteinte à la religion. Il ne mérite ni l'un ni l'autre. Les membres des congrégations qui protestent au nom du droit commun, c'est-à-dire de la liberté individuelle, n'enseignent pas à titre d'individus, mais à titre de membres de leurs corporations et au nom de ces corporations. Or il n'est pas contestable qu'aucune association ne peut exister dans l'Etat malgré lui et en dehors de son contrôle. Quant à la religion, elle existait avant qu'il y eut des congrégations, sa cause ne peut être confondue avec la leur. La religion, le ministre déclare la respecter. Pour les congrégations, le gouvernement, en les mettant en demeure de demander l'autorisation, au lieu de les dissoudre simplement, comme il en avait le droit, leur a témoigné une bienveillance dont il est prêt à leur donner d'autres preuves encore dans l'examen de leurs requêtes. Il donne très clairement à entendre que l'article 7 n'est pas un acte de persécution ; qu'il est bien plutôt une transaction ; que lui, Freycinet, n'en était pas au début, fort partisan, mais qu'il s'y est rallié justement parce que cet article constitue un moyen pour les congrégations non reconnues de se faire accepter et de consolider leur situation ; que le gouvernement actuel se montrera fort large, fort libéral à leur égard et que tous les ministères subséquents seront bien obligés d'en faire autant pour ne pas se créer sans nécessité de redoutables embarras. Par contre, il représente que, si l'article 7 n'est pas voté, l'Eglise, au lieu de cette transaction si acceptable, devra s'attendre à des mesures autrement radicales et nuisibles à ses intérêts. Ces mesures, l'opinion publique les réclamera. Et le clergé ne devra s'en prendre qu'à lui-même. En '1876, on lui demandait bien moins que n'exige la loi nouvelle. Il a tout refusé, puis il, a achevé d'exaspérer le pays par la provocation du 16 mai. Le parti républicain est devenu, par suite, plus exigeant. Il n'y a plus moyen de se dérober aux sacrifices. L'article 7 est un minimum que les amis de l'Eglise feront bien d'accepter de bonne grâce. Il constitue maintenant une véritable question politique. Quant à moi, ajoutait le ministre, je déclare que, quand cet article été apporté devant, le Parlement, je ne me doutais pas du retentissement qu'il était destiné à produire. Mais aujourd'hui, après une année écoulée, il est certain que cet article a pris une signification qu'il ne dépend pas de nous de lui retirer ; il est certain qu'il est devenu un champ clos entre ceux qui croient consolider la République et ceux qui croient qu'on peut au contraire l'affaiblir... Si cette loi n'était pas votée, le pouvoir exécutif, quel qu'il soit, serait mis en demeure d'appliquer des lois beaucoup plus dures que celles-là... Ces dernières paroles signifiaient clairement que la Chambre exigerait, au nom des lois existantes, la dissolution pure et simple des congrégations non reconnues.

Pour qui savait comprendre, il ressortait de ce merveilleux patelinage que Freycinet ne soutenait l'article 7 qu'à son corps défendant et qu'en son for intérieur il avait l'intention de l'appliquer aussi peu sérieusement que possible. Il eût donc été de bonne politique pour les amis de l'Eglise de le voter. Mais ils crurent mieux agir en poussant à l'excès du mal, dans l'espoir d'une réaction. Ils se doutaient bien du reste que le discours du président du conseil avait dû mécontenter fort Ferry et les membres les plus avancés du ministère et, il ne leur déplaisait pas de hâter une rupture dont ils comptaient bien profiter. Le vieux Dufaure lui-même, non sans quelque machiavélisme, déclara, après avoir longuement combattu l'article 7, que, quelles que dussent être les conséquences du vote négatif du Sénat, il les préférait encore à l'adoption d'une pareille mesure.

Bref, l'article fameux fut rejeté en première lecture, le 9 mars, par 148 voix contre 129 ; quelques jours après (le 15), Freycinet ayant déclaré qu'il n'y pouvait renoncer, ce vote fut confirmé et le reste de la loi sur l'enseignement supérieur fut adopté par la Chambre haute.

Le lendemain (16), la Chambre des députés, reconnaissant l'inutilité d'une plus longue controverse, l'adopta à son tour telle qu'elle lui revenait du Sénat[49]. Mais le même jour, à la suite d'un débat assez vif, au cours duquel Madier de Montjau demanda l'application aux congrégations non seulement des lois antérieures par lesquelles elles étaient visées, mais de la loi de 1872 contre l'Internationale, elle adopta par 324 voix contre 126 l'ordre du jour suivant :

La Chambre, confiante dans le gouvernement et comptant sur fermeté pour appliquer les lois relatives aux associations non autorisées, passe à l'ordre du jour.

Le résultat d'une pareille mise en demeure ne pouvait se faire attendre longtemps. Il consista dans les deux décrets du 29 mars 1880 — bientôt non moins fameux que l'article 7 —, décrets qui, visant les lois existantes[50], prescrivaient : le premier que la Société de Jésus serait dissoute dans un délai de trois mois — avec prolongation du délai jusqu'au 31 août pour les établissements d'enseignement tenus par elle — ; le second, que les autres congrégations non autorisées devraient dans un délai de trois mois adresser une demande d'autorisation au gouvernement, faute de quoi elles encourraient l'application des lois existantes.

Ces décrets furent complétés, le 3 avril, par une circulaire qu'adressa aux préfets le ministre de l'Intérieur pour bien établir qu'ils n'étaient contraire ni à la religion, garantie par le Concordat, ni à la liberté individuelle, protégée par d'autres lois et par les principes de 89. Le ministre représentait avec raison dans ce document qu'il n'était fait nulle mention des congrégations, dans le Concordat, dont l'existence, cela était de toute évidence, n'avait jamais été liée à celle d'un ordre monastique quelconque. Il montrait d'autre part que les décrets étaient non une atteinte, mais un retour au droit commun, dont se réclamaient si hautement les. Congréganistes et dont ils s'écartaient si audacieusement en formant des associations au mépris de la loi.

Ainsi, pour n'avoir pas voulu de l'article 7, qui ne leur interdisait que l'enseignement et dont il leur eût été fait par Freycinet une si bénigne application, les congrégations illicites se voyaient maintenant menacées d'une entière destruction. Restait à savoir si, grâce à ce ministre, elles ne parviendraient pas encore à éviter l'orage. Ce qui permettait de le croire c'était la distinction significative qu'établissaient les décrets entre la Société de Jésus, offerte d'ores et déjà comme un bouc émissaire aux exigences de l'opinion publique — mais qui avait survécu à bien d'autres sacrifices — et les autres congrégations non reconnues, qui, sans nul doute, ne méritaient pas mieux qu'elle de la République et auxquelles on croyait pourtant devoir présenter encore une planche de salut.

 

VIII

Si les décrets du 29 mars n'étaient nullement contraires à la loi française, il n'est pas douteux qu'ils atteignaient non pas la religion, mais l'Eglise, en plein cœur et il n'est pas étonnant que le Pape se fit un devoir de réclamer aussitôt contre ce qui lui paraissait la méconnaissance d'un droit inviolable et sacré. Dès le 6 avril, Léon XIII, recevant l'ambassadeur de France Desprez, lui faisait part de son affliction : Nous sommes dolent, lui dit-il, d'apprendre que l'on entendrait adopter certaines mesures envers les congrégations religieuses. Aux yeux du Saint-Siège les congrégations ont toutes une valeur égale et Notre cœur ressentirait une douleur profonde en les sachant en butte à l'hostilité du pouvoir, tandis que Nous devrions élever la voix pour protester en leur faveur...

Dans le même temps le nonce Czacki remettait à Freycinet, de la part de son maître, une note par laquelle il protestait au nom de la justice et de la religion contre des mesures si manifestement persécutrices et rendait le gouvernement responsable des conséquences qu'elles pouvaient entraîner.

Il faut remarquer que ces plaintes, présentées, du reste, en termes peu provocants, n'étaient pas proférées publiquement, comme elles l'eussent été sous le pontificat précédent, et que Léon XIII, tout en défendant strictement ce qu'il appelait le droit de l'Eglise, faisait son possible pour éviter une rupture ouverte et violente avec le gouvernement français, une pareille rupture ne pouvant, à son sens, amener rien de bon pour la religion.

Ce rusé diplomate n'en employait pas moins, à petit bruit, toute son autorité à entretenir la résistance des congrégations aux exigences du gouvernement français. C'est de Rome que partaient en effet les directions — fidèlement suivies — par lesquelles les congrégations visées par les décrets étaient invitées à s'abstenir de toutes demandes d'autorisation. Étant donnés le caractère et les dispositions d'esprit de Freycinet, c'était là de la bonne politique.

En France, la majorité du Sénat et les amis du clergé, malgré les avertissements du président du conseil, avaient peut-être cru que le gouvernement n'oserait pas en venir jusqu'à l'exécution des lois existantes. Ce qu'il y a de certain c'est que la publication des décrets causa dans le parti clérical une inexprimable colère. La presse catholique de toutes nuances se répandit en invectives et en menaces contre le gouvernement. L'Union, la Gazette de France, l'Univers déclarèrent hautement que toutes les congrégations visées par le second décret se solidariseraient avec les Jésuites, qu'elles n'auraient qu'une âme pour lutter. Le Moniteur, feuille d'ordinaire moins violente, disait pour sa part qu'elles ne sauraient se soumettre sans consacrer un empiétement de l'Etat sur les droits de l'Eglise... Les instructions sont données, ajoutait-il, elles seront exécutées. De leur côté les évêques se réunissaient, comme l'année précédente, par provinces ecclésiastiques, pour rédiger, au mépris dé la loi, des protestations collectives, et le Gouvernement les laissait faire. Les prélats d'ordinaire les plus circonspects, comme Guibert, perdaient toute mesure. L'archevêque de Paris retirait définitivement la parole au dominicain Didon, suspect de libéralisme, et le faisait envoyer en pénitence par son supérieur[51]. Il adressait au président de la République de véritables menaces de guerre civile : ... Si la menace s'exécute, il est à craindre qu'elle n'amène des conflits douloureux entre la loi et la conscience, et la France peut entrer alors dans une période de trouble intérieur dont nul ne peut assigner le terme... Il accusait du reste le Gouvernement de mauvaise foi, lui déniait le droit d'invoquer les lois de l'ancien régime et même celles de la Révolution, qui à son sens n'étaient plus en vigueur ; il affirmait qu'ayant depuis longtemps laissé les congrégations se reformer ; on n'avait plus le droit de les dissoudre ; d'ailleurs, déclarait-il, si elles sollicitaient l'autorisation, on la leur refuserait.

Le parti invitait les conseils généraux, alors en session (avril 1880), à émettre des vœux en leur faveur[52]. Il organisait, comme naguère contre l'article 7, un pétitionnement contre les décrets — qui du reste, ne devait avoir que fort peu de succès[53]. Il provoquait la formation de syndicats de pères de famille qui rachèteraient les immeubles des congrégations dissoutes et rouvriraient sous une direction soi-disant laïque les établissements fermés. Bref, il n'épargnait rien pour agiter le pays, mais n'y réussissait en somme que médiocrement, la nation ne paraissant guère disposée à prendre les armes pour soutenir des moines qui ne voulaient pas se soumettre à la loi.

Cette répugnance du public à prendre parti pour les Jésuites et pour les ordres qui se solidarisaient avec eux n'échappait pas à certains politiques qui, tout en rêvant de détruire la République, prétendaient rester en contact et en accord avec les masses populaires. Le prince Jérôme Napoléon saisissait cette occasion pour approuver publiquement les décrets, qui n'étaient, à son sens, que le retour à une règle indiscutable du droit public. Et il en profitait pour flétrir avec énergie le parti à jamais condamné qui abaisse la religion à être l'instrument des passions et des calculs d'une politique rétrograde, hostile à la civilisation, à la science et à la vraie liberté... Il est vrai que ce César déclassé — comme l'avait appelé Edmond About — ne parvenait pas par cette avance grossière à gagner la faveur populaire, et que, par contre, il voyait la plupart des anciens bonapartistes se détacher de lui, pour se rattacher, les uns, comme Paul de Cassagnac, à son fils Victor, les autres, comme Tristan Lambert, au comte de Chambord.

D'autre part, les décrets fortifiaient singulièrement le parti républicain, qui les approuvait hautement, non sans les trouver parfois insuffisants, comme il ressort des discours prononcés en diverses villes par les orateurs de l'extrême gauche. Charles Floquet[54] se déclarait relativement satisfait du gouvernement et voulait bien encore lui faire crédit. Mais Georges Périn se montrait un peu plus exigeant. Pour Clemenceau, il déclarait plus nettement que jamais qu'on n'aurait rien fait tant qu'on n'aurait pas accompli la séparation de l'Eglise et de l'Etat et déclarait que le résultat de la politique des résultats — préconisée par Gambetta — était d'être une politique sans résultats.

Aussitôt après la rentrée des Chambres, Etienne Lamy, qui s'était signalé l'année précédente par son opposition à l'article 7, vint faire à la tribune du Palais-Bourbon le procès des décrets et, dans une interpellation vigoureuse, s'efforça d'établir que les lois existantes n'existaient pas ou n'étaient nullement applicables aux congrégations. Suivant lui, l'article 201 du Code pénal, par ce fait qu'il excluait du maximum de 20 personnes imposé aux associations non autorisées les personnes domiciliées sous le même toit, rendait la congrégation licite ; cet article avait, du reste, abrogé tacitement les lois antérieures sur les associations ; la loi de 1792 n'était qu'une mesure révolutionnaire et transitoire ; le décret de messidor n'avait pas le caractère d'une loi. D'ailleurs la Charte de 1830 et la Constitution de 1848 avaient proclamé la liberté de l'enseignement ; les lois de 1850 et de 1875 n'avaient interdit le droit d'enseigner à aucune congrégation. Enfin les prétendues lois existantes n'avaient jamais été appliquées que fort arbitrairement et presque toujours ne l'avaient pas été du tout ; elles étaient en réalité tombées en désuétude. En tout cas la loi de 1790, invoquée par le gouvernement, non seulement n'avait pas dissous les congrégations, mais avait laissé les religieux libres de rester dans leurs couvents.

A cette argumentation le garde des sceaux Cazot répondit que toutes les lois visées par les décrets étaient parfaitement en vigueur ; qu'il fallait, pour qu'une loi cessât d'être applicable, qu'elle fut formellement abrogée par une autre, et qu'aucune d'elles ne l'avait été ; que celle de 1790 n'avait laissé la liberté de rester dans les couvents qu'à ceux qui, s'y trouvaient à cette époque, et qu'elle avait interdit le recrutement des congrégations dans l'avenir ; que la loi de 1792 avait prescrit la dissolution de tous les ordres monastiques existants ; que le décret de messidor an XII avait interdit d'en former d'autres sans l'autorisation du gouvernement, et qu'en vertu des constitutions de l'Empire, ce décret, non dénoncé au Sénat comme inconstitutionnel, avait force de loi ; que les lois en question étaient.si bien an vigueur qu'elles avaient été appliquées vingt fois au cours du sise siècle et à des époques relativement récentes ; enfin qu'elles étaient applicables par voie simplement administrative, aussi bien que par voie judiciaire.

La Chambre, par 347 voix contre 133, donna raison au garde des sceaux ; ce qui n'empêcha pas l'avocat Rousse et quelques autres jurisconsultes cléricaux de reproduire toute l'argumentation de Lamy dans une consultation que le clergé répandit à profusion ou fit résumer en de petites brochures distribuées gratuitement par toute la France. Des instructions furent envoyées de Rome aux congrégations et leur indiquèrent la marche à suivre pour résister au gouvernement avec le plus d'éclat et lui causer le plus d'embarras possible : d'abord, il fallait non seulement refuser de se dissoudre, mais fermer ses portes, attendre qu'elles fussent matériellement forcées et ne céder absolument qu'à la violence. Une fois dispersés, les religieux devaient, par des référés, demander à la justice leur réintégration dans les monastères ou poursuivre les expulseurs au criminel pour violation de la propriété et de la liberté individuelle ; ils s'installeraient provisoirement dans de nouveaux locaux, rentreraient dans les anciens dès qu'ils le pourraient, en tout cas agiteraient le public et harcèleraient le gouvernement par d'innombrables procès jusqu'à ce que, de guerre las, il renonçât à la partie.

Cependant le jour approchait où le premier des deux décrets, relatif aux Jésuites, devait être exécuté. Malgré le peu de succès du pétitionnement organisé contre eux par le parti clérical, ce parti crut devoir, avant cette date fatale, livrer encore au Sénat une bataille. Le rapporteur des pétitions, Demôle, avait conclu à l'ordre du jour pur et simple. Ses conclusions furent vivement attaquées dans les séances du 24 et du 25 juin par d'Audiffret-Pasquier, de Broglie, d'autres encore, qui ne firent guère que répéter tout ce qui avait été déjà dit bien des fois ailleurs contre les décrets. Tout l'intérêt du débat fut dans le discours très curieux que vint prononcer Freycinet, qui ne pouvait faire autrement que de les défendre et qui le fit, comme on pouvait s'y attendre, avec une extraordinaire dextérité.

Le président du conseil montra d'abord aussi clairement que possible que les ordres religieux étaient dans leur tort, que, de toute évidence, ils ne pouvaient exister sans reconnaissance légale et qu'ils s'étaient posés vis-à-vis du gouvernement en belligérants par le refus de solliciter l'autorisation. Il redit longuement que l'intention du ministère était d'examiner les demandes avec la plus grande bienveillance. Il ajouta qu'à son sens il y avait lieu de modifier notre législation par une nouvelle loi sur les associations, qui pourrait leur permettre d'exister sans se soumettre à la tutelle qu'entraînait avec lui l'octroi de la personnalité civile. Mais que faire pour le moment, puisque l'autorisation était nécessaire et que, rebelles à la loi, les congrégations se refusaient à la demander ? Elles n'étaient que le jouet des partis politiques qui se servaient d'elles pour mettre le gouvernement dans l'embarras. Le ministre réitérait en terminant l'assurance de ses intentions bienveillantes à leur égard et demandait comme Demôle l'ordre du jour pur et simple. Vous mettriez, déclarait-il, encore davantage le gouvernement dans l'impossibilité de réaliser les intentions bienveillantes — quoi que vous en disiez — qu'il nourrit à leur égard... Dans l'intérêt même de ces congrégations, je vous demande de voter l'ordre du jour pur et simple.

Le Sénat, cette fois — par 143 voix contre 127 —, se prononça pour le ministère. Peut-être quelques-uns de ceux qui contribuèrent à sa victoire se doutaient-ils que les intentions de Freycinet à l'égard des congrégations étaient encore plus bienveillantes qu'il ne voulait le dire, comme on en devait bientôt avoir la preuve.

En attendant cette preuve, Freycinet dut se résigner à faire la part du feu, c'est-à-dire à expulser les Jésuites, que, vu leur intransigeance bien connue et leur impopularité séculaire, on n'avait même pas mis en demeure de solliciter l'autorisation du gouvernement. Pour déjouer le plan de résistance bien connu que nous avons analysé plus haut, le gouvernement avait résolu de faire appliquer les décrets par l'autorité administrative, c'est-à-dire par les préfets, ce qui était son droit, plutôt que par l'autorité judiciaire, la magistrature n'étant encore en grande partie, à cette époque, qu'un instrument docile du parti clérical. En conséquence deux circulaires avaient été adressées par le ministre de l'Intérieur Constans[55] et par le garde des sceaux Cazot aux préfets et aux procureurs généraux, chargés de présider aux expulsions, les uns pour les diriger, les autres pour relever les délits qui pourraient être commis à leur occasion. Pour ces derniers, des poursuites correctionnelles ou criminelles seraient ordonnées contre les coupables. Quant aux référés que les religieux pourraient introduire devant la justice, les préfets avaient ordre d'y opposer des déclinatoires d'incompétence, et, si les magistrats passaient outre, de procéder par arrêtés de conflits ou par recours en cassation.

Conformément à ces instructions, il fut procédé le 30 juin dans4 toute la France à la dissolution de la Société de Jésus, c'est-à-dire à l'expulsion de ceux de ses membres qui ne tenaient pas de maisons d'éducation (les autres ne devant être expulsés que deux mois plus tard). Le parti clérical avait, en vue de cette opération, mobilisé toutes ses forces et machiné, surtout à Paris, une mise en scène dont il espérait bien que l'effet sur la foule serait considérable. La veille au soir avait eu lieu, au Cirque d'hiver, un meeting d'indignation où Lucien Brun avait prononcé une harangue enflammée : ... Je dénonce un crime... Demain, on mettra la main au collet de nos religieux... On les chassera... Messieurs, ils resteront !... Nous allons voir les Jésuites croiser en partant les assassins et les incendiaires qui reviennent[56]... Julien, Néron, Dioclétien pourront revivre dans nos temps, la liberté ne périra pas pour cela. Jules ne fera pas ce que Julien n'a pu faire... Le matin du 30, ce fut bien pis aux abords du couvent de la rue de Sèvres, maison principale des Jésuites, où se pressait tout l'état-major politique de la faction ultramontaine — les Ernoul, les Carayon-Latour, les Chesnelong, Ravignan, Mayol de Lupé, etc. — et des messieurs en toilette et des dames fanatisées, tous gesticulant, criant, injuriant et menaçant à l'envi les agents de l'autorité. Il fallut naturellement crocheter la serrure de la porte extérieure, puis celles de toutes les cellules des religieux, qui sortirent un à un, conduits par les agents, dans une attitude théâtrale, leurs livres de prières à la main, et bénissant avec onction la foule sur leur passage. Il fallut plusieurs heures pour terminer l'opération. Les prétendus martyrs se rendirent dans la maison de la rue des Postes, ou chez la duchesse des Cars, ou encore chez la maréchale de Mac-Mahon. Le lendemain, sous prétexte de retirer de la chapelle — mise sous scellés — le Saint-Sacrement, qui y avait été laissé, une autre manifestation bruyante fut organisée dans la rue par les Bisaccia, les Maillé, les Ernoul, les Ravignan et plusieurs supérieurs d'ordres monastiques, et sans l'énergique intervention du préfet de police Andrieux, l'ordre public en eut été sans doute profondément troublé.

Des scènes analogues eurent également lieu le 30 juin dans les 31 départements où se trouvaient des établissements de Jésuites tombant sous le coup du premier des décrets du 29 mars. Partout ce furent les mêmes simulacres de résistance, les mêmes vociférations, les mêmes airs de victimes chez ces moines factieux auxquels la République avait l'audace d'appliquer la loi. Partout, du reste, le gouvernement, par une inexplicable longanimité, laissait dans les maisons d'où il venait d'expulser les Jésuites un ou plusieurs de ces religieux, qui étaient autorisés à y demeurer comme gardiens de ces immeubles. Tolérance d'où devait résulter à la longue, par suite de nouvelles faiblesses de l'administration, la rentrée progressive des expulsés, qui revinrent d'abord comme visiteurs et finirent par ne plus partir.

En attendant cette rentrée, les Jésuites et les soi-disant propriétaires de leurs maisons — car il va sans dire qu'elles étaient en général censées appartenir à des tiers — assiégèrent les tribunaux de leurs référés ou des poursuites qu'ils intentaient contre les expulseurs pour violation de propriétés[57] : qu'allaient faire les tribunaux ? Beaucoup de magistrats leur étaient fort dévoués. Mais il en était chez qui le respect de la légalité était- égal à l'attachement pour l'Eglise. Ceux-là donnèrent aussitôt leur démission. Il y en avait environ 200. Le gouvernement les remplaça, d'ailleurs, du jour au lendemain, sans la moindre peine. Quant aux tribunaux qui, par esprit de parti, contre toute raison et tout droit, prétendirent prononcer sur les référés ou les autres instances des congrégations — il y en eut un certain nombre[58] —, ils virent tous leurs jugements frappés de recours au tribunal des conflits, qui devait plus tard les annuler uniformément comme rendus par des juridictions incompétentes.

L'impression produite sur le public par l'exécution du premier décret du 29 mars fut loin d'être celle que le parti clérical avait souhaitée, espérée et préparée. La très grande majorité du peuple français, loin de s'intéresser aux Jésuites, les suspectait — avec raison — depuis des siècles et applaudit à leur expulsion. Quant aux autres congrégations non reconnues, si elles étaient un peu moins impopulaires, elles n'inspiraient non plus qu'une médiocre sollicitude au pays qui, dans son robuste bon sens, ne pouvait admettre que les moines voulussent bénéficier des lois françaises sans se soumettre à leurs exigences comme tous les autres citoyens. En somme la presque totalité de la nation, en cette affaire, était de cœur avec le gouvernement et, loin de le retenir, l'encourageait dans sa marche en avant.

Le Parlement — et surtout la Chambre des députés — se montrait, à plus forte raison, bien résolu à ne pas lâcher prise et prouvait chaque jour par ses votes que son appui ne ferait pas défaut au ministère pour tenir tête au cléricalisme et le refouler le plus loin possible. Le 17 juin, la loi relative au colportage affranchissait la presse d'une des entraves qui l'avaient le plus gêné pendant la période du 16 mai. Le 8 juillet, une autre loi, que le général Farce, ministre de la Guerre, avait lui-même énergiquement soutenue à la tribune[59], abrogeait celle 1874 sur l'aumônerie militaire. Le 12 juillet, celle du 22 novembre 1814 prescrivant le repos du dimanche aux commerçants, artisans et fidèles, loi si contraire au principe de la liberté de conscience, loi du reste depuis longtemps inobservée, mais que l'Ordre moral avait voulu remettre en vigueur, était à son tour rayée de nos codes. Enfin l'esprit républicain grandissait encore à la même époque grâce à l'amnistie plénière que Gambetta venait de faire voter en faveur des condamnés de la Commune (6 juillet)[60], et la première fête nationale de la République était célébrée le 14 juillet, anniversaire de la prise de la Bastille, non seulement à Paris, mais dans toute la France, avec un enthousiasme qui ne permettait pas de douter que la nation ne sentit tout le prix de sa souveraineté reconquise et ne fût bien résolue à défendre ses libertés.

Si l'on se représente en outre que, dans la plus grande partie des communes de France, les municipalités, comme les conseils municipaux, se montraient nettement anticléricales[61], et qu'au milieu de la crise des décrets, fort peu de temps après l'expulsion des jésuites, le 1er août, le renouvellement partiel des conseils généraux était encore pour la République l'occasion d'un éclatant triomphe[62], on voit que le gouvernement anticlérical dont la France faisait alors l'essai avait devant lui une carrière largement ouverte et n'avait nul prétexte pour s'arrêter en chemin.

 

IX

Le président du conseil Freycinet méditait pourtant à cette époque et était même en train d'exécuter, à l'insu des ministres ses collègues, une fort étrange manœuvre qui tendait à soustraie à l'exécution des lois les congrégations menacées comme les jésuites par les décrets du 29 mars.

A quel moment au juste cette idée singulière était-elle venue au chef du gouvernement qui avait justement pour mission de soumettre à la loi les moines rebelles ? Pour quel motif ce ministre républicain, protestant de naissance et d'éducation, s'y était-il arrêté ? C'est ce qu'il est difficile d'établir et nous ne saurions faire à cet égard que des conjectures. Contentons-nous pour le moment des faits acquis à l'histoire. Nous avons déjà mentionné les rapports qui, aux premiers mois de 1880, s'étaient établis entre Freycinet et l'archevêque d'Alger, Lavigerie. On sait d'autre part que, dès le mois de mars de la même année, ce ministre eut plusieurs entretiens avec le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen. Peut-être dès cette époque ces deux prélats et l'archevêque de Paris Guibert — qui fut plus tard manifestement mêlé à l'intrigue — représentèrent-ils à Freycinet qu'à défaut d'une demande d'autorisation que l'on n'arracherait jamais aux congrégations visées par les décrets il serait possible d'obtenir d'elles une déclaration de loyalisme politique et de déférence pour le gouvernement de la République. Ce gouvernement ne pourrait-il se contenter d'une soumission de ce genre ? En tout cas il est bien probable qu'au mois de juin, quand Freycinet, à la tribune du Sénat, manifestait, en termes voilés, mais transparents, tant de bienveillance pour les congrégations réfractaires, cette insinuation avait déjà été faite et avait porté ses fruits. A ce moment, Lavigerie venait de passer plusieurs semaines à Rome et, en homme avisé, avait soumis au pape l'expédient ci-dessus indiqué. Léon XIII était trop coutumier des finesses et compromis diplomatiques de ce genre pour ne pas l'adopter avec empressement. L'Eglise n'avait évidemment qu'à gagner à une solution de ce genre. On ne demandait rien. aux congrégations, que de dire qu'elles n'étaient pas hostiles à la République, ce qui ne les engageait guère ; et en retour on leur permettrait de violer à leur aise les lois de la République. Que le pape trouvât un pareil arrangement de son goût, rien d'étonnant à cela. Mais que le chef responsable du gouvernement français fut disposé à s'y prêter, c'est ce qu'il est plus malaisé de comprendre.

Il s'y prêta cependant, on n'en peut douter. La négociation mystérieuse que Lavigerie avait amorcée fut continuée à Rome par le chef de cabinet de Freycinet, qui y fut envoyé en l'absence de Desprez. Les archevêques Guibert et Bonnechose furent chargés officieusement de transmettre aux congrégations l'invitation du pape de signer la déclaration à laquelle se réduisaient les exigences du président du conseil. Bref, dès le commencement d'août, l'affaire était presque conclue, sans que les collègues de Freycinet se doutassent encore de rien, comme il ressort d'une lettre que l'archevêque d'Alger adressait, le 10 de ce mois, à l'évêque de Rodez — Bourret, plus tard cardinal — et qui contenait les lignes suivantes : A Paris et à Rome on est tout à l'apaisement. Tout à fait entre nous soit dit, les négociations entre le gouvernement et Rome sont sur le point d'aboutir sur le pied que j'avais proposé : une déclaration dans le sens de celle que vous avez entre les mains. Le nonce s'y est franchement rallié. Le pape l'a déjà acceptée en principe. Le gouvernement prend l'engagement, lorsque les congrégations auront fait cette démarche, de les laisser toutes en paix jusqu'après le vote de la loi sur les associations, qui aura lieu quand il plaira à Dieu...[63]

La loi dont il est ici question ne devait guère différer, dans la pensée de Lavigerie, non plus que dans celle de Freycinet, de la proposition que Dufaure venait, en juillet, de présenter au Sénat et qui, posant en principe la liberté des associations — sous réserve d'une simple déclaration préalable[64] —, leur reconnaissait le droit de contracter, d'ester en justice et d'accomplir tous actes juridiques sous le nom et la responsabilité d'un de leurs membres, sans les soumettre aux conditions exigées pour la reconnaissance d'utilité publique, c'est-à-dire sans les soumettre à la tutelle obligatoire du gouvernement. On conçoit que les congrégations ne demandassent rien de plus au pouvoir civil.

Les choses en étaient là quand le président du conseil crut devoir prononcer à Montauban (le 18 août) un discours plein de sous-entendus qui ne furent pas sans exciter les soupçons de ses collègues et sans étonner quelque peu le public. Après avoir répété que les congrégations pouvaient compter sur l'équité bienveillante du gouvernement : ... Nous nous réglerons, disait-il, à leur égard sur les nécessités que fera naître leur attitude et, sans rien abandonner des droits de l'Etat, il dépendra d'elles de se priver du bénéfice de la loi nouvelle que nous préparons et qui déterminera d'une manière générale les conditions de toutes les associations laïques aussi bien que religieuses.

On se demanda ce que signifiait cet énigmatique langage. A quoi bon, commença-t-on à se dire, l'article 7 ? A quoi bon les décrets ? N'aurait-il pas mieux valu depuis longtemps faire cette loi sur les associations dont on parlait si tard ? Et que serait au juste cette loi ? Que voulait au fond le président du conseil ?

Ce qu'il voulait, ses collègues l'ignoraient encore[65]. Mais Bonnechose et Guibert le savaient bien, puisque dès le 19 août ils adressaient à tous les évêques de France une circulaire confidentielle, où il était dit que le pape demanderait aux congrégations non reconnues de déclarer seulement qu'elles n'avaient pas d'intentions hostiles contre la République. ... Le gouvernement, disaient-ils... a laissé voir qu'une déclaration qui désavouerait de leur part de semblables intentions lui donnerait, une satisfaction suffisante. Une autorité qu'il est impossible de nommer ici, mais à laquelle vous et nous, Monseigneur, devons la plus entière déférence, autorise les congrégations à signer et présente au gouvernement la déclaration dont nous joignons ici le modèle...

De fait la déclaration circula, elle fut signée, et un certain nombre de congrégations firent, vers la fin d'août, parvenir au gouvernement, dans le plus grand secret, par l'entremise des deux cardinaux, la soumission dérisoire dont Freycinet voulait bien se contenter. Lesdites congrégations représentaient, dans cette pièce, que si elles n'avaient pas demandé l'autorisation, ce n'était pas par mépris des lois, c'était simplement parce qu'elles ne voyaient dans l'acquisition de la personnalité civile qu'une faveur et non pas une obligation. ... Pour faire cesser tout malentendu, ajoutaient-elles, les congrégations dont il s'agit ne font pas difficulté de protester de leur respect et de leur soumission à l'égard des institutions actuelles du pays... Le but moral et spirituel qu'elles poursuivent ne leur permet pas de se lier exclusivement à aucun régime politique ou d'en exclure aucun... Et c'était tout ! On voit qu'en vérité elles ne se compromettaient guère. Et, en retour, de cette singulière soumission, elles exprimaient l'espoir que le gouvernement les laisserait continuer les œuvres de prière, d'instruction et de charité auxquelles elles avaient dévoué leur vie.

Jusque-là tout marchait bien. Les Chambres étaient en vacances et Freycinet espérait pouvoir les mettre à l'époque de leur rentrée en présence d'un fait accompli contre lequel elles n'oseraient pas regimber. Malheureusement pour lui la sournoise intrigue fut tout à coup révélée par le journal légitimiste et catholique la Guienne qui, le 28 août, crut devoir publier la fameuse déclaration. Cette divulgation était, parait-il, le fait du coadjuteur de l'archevêque de Bordeaux, La Bouillerie, un de ces prélats à la fois royalistes et ultramontains qui ne redoutaient rien tant qu'un rapprochement entre le clergé et la République. Les aigrefins comme Lavigerie, qui avaient secrètement dirigé la manœuvre, jetèrent les hauts cris, parlèrent de trahison[66]. Mais ils eurent beau s'indigner. Le coup était porté, et le complot, trop tôt divulgué, était destiné à échouer bientôt misérablement.

Le scandale fut d'autant plus grand que, dans le temps même où la Guienne commettait son indiscrétion, le ministère affirmait encore dans le Journal officiel qu'il n'avait pris aucun engagement au sujet du deuxième décret, que sa liberté était pleine et entière. Cette fois, Gambetta, las d'une politique équivoque dont il soupçonnait depuis longtemps les dessous, résolut d'en finir avec Freycinet. On le voit, dans les premiers jours de septembre, s'efforcer d'amener une réunion plénière de la gauche républicaine pour obtenir qu'elle rompe avec le président du conseil. N'y ayant pas réussi, il pèse sur ceux de ses amis de l'Union républicaine qui font partie du ministère et n'a pas de peine à leur faire comprendre combien l'incorrecte politique du président du conseil les a compromis. A sa demande, le garde des sceaux Cazot invite le président de la République, alors en villégiature à Mont-sous-Vaudrey, à revenir à Paris et Grévy, après avoir d'abord fait la sourde oreille, finit par se rendre à l'invitation. De son côté, Jules Ferry ne dissimule pas combien il est irrité d'avoir été si longtemps et si complètement joué par Freycinet. Bref, le 16 et le 17 septembre, ce dernier est sommé par ses collègues d'exécuter le second décret. Il se débat, demande des délais. Le 18, Cazot, Farre, Constans — c'est-à-dire les gambettistes — insistent, parlent de donner leur démission. Enfin le lendemain 19, Constans, ministre de l'Intérieur, publie dans le Journal officiel une circulaire où, après avoir pris acte de la déclaration des congrégations, il ajoute énergiquement : ... Quant à l'espoir qu'elles expriment de voir le gouvernement user de son pouvoir en leur laissant continuer leurs œuvres, je ne puis que vous faire observer que le deuxième des décrets du 29 mars a eu précisément pour but de mettre un terme à l'état de tolérance dont vous demandez le maintien et de lui substituer le retour à la légalité.

Cette fois Freycinet ne pouvait plus honorablement rester président du conseil. Manifestement désavoué par ses collègues vis-à-vis du public, il n'avait plus qu'un parti à prendre, celui de se retirer. C'est ce qu'il fit immédiatement, et la politique anticléricale qu'il avait essayé d'entraver sembla de nouveau pouvoir se donner libre carrière.

 

X

Pour la troisième fois depuis le commencement de 1879, le ministère était à reconstituer. Pour la troisième fois, la France républicaine, qui attendait un ministère Gambetta, fut déçue dans son espérance. Il n'était pas douteux que le président de la Chambre ne fût l'auteur principal de la crise qui venait de se terminer par la retraite de Freycinet. Il eût pu s'imposer, lui et ses amis, au président de la République, qui, malgré son peu de sympathie pour sa personne, eût bien été forcé, comme il le fut plus tard, de le subir. Mais Gambetta ne tenait probablement pas beaucoup à gouverner avec une Chambre des députés qui, touchant presque au terme de son mandat, devait se préoccuper beaucoup moins de faire de bonne politique que de préparer les futures élections et dont les membres, élus au scrutin d'arrondissement, lui paraissaient pour la plupart fort inférieurs à leur tâche de législateurs[67]. Aussi sembla-t-il se dérober au pouvoir plutôt que le rechercher, ce dont certains républicains lui surent mauvais gré. Quant à Grévy, qui ne tenait pas à le voir premier ministre, son choix se porta tout naturellement sur Ferry, l'homme de l'article 7, l'homme des décrets, dont la politique paraissait de plus en plus approuvée par l'opinion et dont il n'était sans doute pas fâché d'opposer la popularité à celle de Gambetta.

Le nouveau cabinet, constitué le 23 septembre, et dont le personnel ne différa guère de celui du précédent[68], eut donc pour chef Jules Ferry, qui ne quitta pas pour cela son portefeuille de l'Instruction publique, pour bien montrer qu'il regardait toujours comme capitale la question de l'enseignement. Aux yeux des radicaux, que la politique suivie depuis le départ de Mac-Mahon n'avait jamais complètement satisfaits, ce n'était encore là qu'un replâtrage. Le plus acerbe et le plus mordant de leurs orateurs, Clemenceau, ne manqua pas, fort peu après, de charger à fond l'opportunisme, qui n'était, suivant lui, que le régime de l'impuissance et de l'immobilité, non sans viser personnellement Gambetta, qu'il blâmait, avec quelque raison peut-être, de vouloir tirer à lui l'honneur du pouvoir tout en en répudiant les responsabilités.

Si le parti radical n'était pas trop satisfait, le parti clérical était, lui, fort déçu, troublé, assez disposé à faire — en paroles — quelques avances au gouvernement pour l'amadouer et amortir un peu le coup qu'il allait recevoir de lui. Les évêques les plus réfractaires à la République se taisaient pour le moment. Ceux qui déjà s'étaient hasardés à lui faire bonne mine lui renouvelaient avec affectation l'assurance de leur respect. Guilbert, évêque d'Amiens, publiait sur la Crise religieuse et la pacification une brochure où les exagérations doctrinales de certains journaux soi-disant catholiques, les polémiques inconsidérées de certains membres du clergé et surtout la folle entreprise d'inféoder la religion aux partis politiques étaient blâmées comme n'ayant pas peu contribué à soulever contre elles de fâcheuses préventions. Il remontrait au clergé et aux fidèles que le plus sûr moyen de servir l'Eglise était pour le moment de servir loyalement la République[69].

De pareils conseils étaient, du reste, parfaitement approuvés par le pape, qui en donnait fréquemment de semblables quand il le pouvait sans se compromettre et qui, lui aussi, s'efforçait à cette époque de gagner les bonnes grâces du nouveau ministère français. Il se montrait conciliant en ce qui touchait au choix des nouveaux évêques, acceptait par exemple sans difficulté comme successeur du cardinal Pie[70] sur le siège de Poitiers le politique et libéral Bellot des Minières[71]. Il adressait à l'archevêque de Paris (le 22 octobre) une lettre pateline et melliflue, destinée à être publiée, par laquelle il exprimait le regret que les intransigeants du clergé eussent blâmé la déclaration transactionnelle des congrégations et affirmait de nouveau le respect de l'Eglise pour toutes les formes de gouvernement. Personne ne doute, écrivait-il, que, dans les choses qui ne sont pas injustes, il faut obéir à ceux qui gouvernent, pour conserver l'ordre qui est le fondement de la sécurité publique...

Cette tactique du Saint-Siège, sans pouvoir prévenir l'exécution du second décret, à laquelle le ministère Ferry n'avait pas le moyen de se dérober, ne fut pas sans porter ses fruits. En effet, le nouveau cabinet, soit qu'il craignît d'être entraîné trop loin par les radicaux et de provoquer des troubles fâcheux dans le pays, soit qu'il fût vraiment dupe des démonstrations pacifiques du Vatican, réduisit immédiatement au minimum les rigueurs qu'il était en droit d'exercer contre les congrégations réfractaires visées par le décret en question. Remarquons en effet que, de parti pris, toutes les congrégations non autorisées de femmes furent laissées hors d'atteinte et qu'aucune mesure ne fut ordonnée contre elles, ce qui ne pouvait qu'enhardir le parti clérical et l'entretenir dans la conviction que le gouvernement avait peur de lui. Ajoutons que les instructions données aux agents de l'autorité, vers la fin d'octobre, en vue des prochaines expulsions, prescrivaient, comme les précédentes, de laisser les immeubles d'où les religieux seraient renvoyés sous la garde d'un ou de plusieurs d'entre eux (tolérance qui, aggravée plus tard par la complaisance d'autres ministères, devait permettre aux communautés soi-disant dissoutes de se reconstituer — ; et de plus que rien ne fût prescrit pour saisie et la mise en liquidation des biens appartenant aux congrégations dissoutes.

Il va sans dire que plus le gouvernement se montra disposé ménager les congrégations, plus leurs amis se montrèrent violents, bruyants, provocants dans leurs protestations et leurs menaces de résistance. La mise en scène dont ils avaient donné l'exemple lors de l'expulsion des Jésuites se reproduisit, très perfectionnée, à la fin d'octobre et au commencement de novembre, quand les maisons des autres ordres furent à leur tour visitées par les agents de l'autorité publique[72]. Des notabilités du parti catholique étaient convoquées pour la circonstance. Des députés, des conseillers généraux, des hommes politiques célèbres comme Buffet venaient se grouper, le jour de l'exécution, autour des moines martyrs. Les chants et les prières retentissaient tandis que des serruriers ou des soldats, qu'il était nécessaire parfois d'amener sur le théâtre des opérations, forçaient les murailles ou en fonçaient les portes barricadées. Il fallait quelquefois faire véritablement un siège, comme à Frigolet, à Solesmes ou à Tarascon. Les barrières tombées, on trouvait parfois un évêque, comme Cabrières à Montpellier ou Gay à Poitiers, qui venait solennellement, en habits pontificaux, fulminer l'excommunication contre les expulseurs en écharpe et les déprédateurs en habits galonnés[73]. De violentes injures, parfois même des horions, étaient échangés. A Lyon, il y eut un conflit plus grave, d'où résulta une mort d'homme. Mais en général les choses ne tournèrent pas au tragique. Partout même où les laïques ne s'en mêlèrent pas l'opération s'accomplit sans le moindre trouble.

En résumé, dans l'espace de quelques jours, 261 communautés[74] furent expulsées, pour un temps, de leurs immeubles, et la France, à qui leurs amis avaient prédit tant de catastrophes, ne fut pas pour cela mise en combustion. Le jeu des référés et des poursuites correctionnelles recommença, naturellement. Mais les préfets y mirent bon ordre et, si quelques tribunaux s'obstinèrent à retenir des causes qui, manifestement, étaient du ressort de la juridiction administrative, le tribunal des conflits, par de nombreuses décisions, solidement motivées, remit bientôt les choses dans l'ordre légal[75]. Quant aux établissements d'enseignement secondaire que certains ordres prohibés — les Jésuites surtout — cherchèrent dès cette époque à rouvrir, sous le couvert mensonger de prétendues sociétés civiles qui leur servaient de prête-noms, Jules Ferry en fit ordonner la fermeture par les Conseils académiques. Mais cette sévérité ne devait pas se soutenir bien longtemps  et les subterfuges des congrégations réfractaires ne devaient pas tarder à avoir raison de la surveillance universitaire.

L'exécution récente des décrets donna lieu peu après, comme on pouvait s'y attendre, à une déclaration du cabinet, qui crut devoir rendre compte aux Chambres (dès le 9 novembre) de ce qui venait d'être fait, et à une interpellation de l'opposition qui, par l'organe de Buffet — au Sénat —, essaya d'embarrasser Jules Ferry en lui demandant des explications sur la dernière crise ministérielle. Mais ni le nouveau président du conseil ni Freycinet lui-même ne tombèrent dans le piège qui leur était tendu. Tous deux, fort sagement, sans faire étalage de leurs dissentiments, se bornèrent à dire qu'ils s'étaient séparés parce qu'ils n'étaient pas d'accord sur la date et le mode d'application des décrets. Et le Sénat, malgré les efforts de Jules Simon et de Chesnelong, finit par donner raison au ministère (16 novembre).

En somme, les congrégations non reconnues étaient expulsées, et c'était un succès apparent pour la République : Mais, outre que les autres — les reconnues, non moins dangereuses qu'elles pour l'esprit laïque, restaient intactes, l'expulsion n'équivalait pas à une véritable dissolution, et l'on ne devait pas tarder à en avoir la preuve.

 

XI

Ce n'était pas seulement par leur intrusion dans l'enseignement que les congrégations étaient dangereuses pour la République. C'était aussi par l'accumulation indéfinie de leurs richesses, qu'avait depuis bien longtemps favorisée la complaisance ou l'insouciance des pouvoirs publics. Ainsi que sous l'ancien régime, et même, en fait, plus librement qu'au XVIIIe siècle, la mainmorte s'étendait chaque jour en France et menaçait de former dans l'Etat, aux dépens des particuliers comme au préjudice de la nation, un Etat formidable par sa puissance financière aussi bien que par son influence morale. Et ce qu'il y avait de plus irritant, c'est que plus le clergé régulier grossissait sa fortune et ses moyens d'action, moins il contribuait par l'impôt aux charges publiques.

C'est à ce mal profond, redoutable, qu'un républicain clairvoyant et ferme, Henri Brisson, avait proposé de porter remède par un amendement au budget qui n'eût laissé aux congrégations aucune échappatoire, aucun moyen de tourner ou de violer la loi[76] et qui, déposé dès le 18 mars 1880, fut soutenu par lui à la tribune le 9 décembre dans un discours magistral, mais malheureusement d'une insuffisante efficacité.

Ce discours fit comprendre à ceux qui avaient pu jusqu'alors ne pas s'en douter que ce n'était pas seulement par orgueil clérical et par mépris de la loi civile que les congrégations non reconnues s'étaient refusées à demander l'autorisation du gouvernement, mais que c'était aussi par souci de leurs intérêts matériels, l'autorisation entraînant une tutelle administrative qui les eût forcément gênées dans leurs continuelles acquisitions. Il constitua du reste, par la lumière qu'il répandit sur les agissements ténébreux des congrégations, reconnues ou non, le réquisitoire le plus probant, le plus accablant qui eût été prononcé depuis longtemps contre ces envahissantes associations.

L'orateur, ne pouvant, et pour cause, évaluer leur fortune mobilière, qui échappait à toute investigation, fit voir que, d'après ne statistique administrative récemment dressée, les immeubles possédés ou occupés représentaient une valeur approximative de 14 millions de francs[77]. Les possessions avouées des congrégations non reconnues s'élevaient à 160 millions. Les autres en avouaient pour 42I millions ; or en en 1850 il avait été établi qu'elles ne possédaient que 43 millions. Leurs domaines avaient donc en trente ans décuplé d'importance. Et comme ces immeubles étaient en général des propriétés bâties qui ne rapportaient que peu de chose, il fallait bien que lesdites congrégations eussent pour subsister d'autres ressources et de grande importance — leurs continuels achats, d'ailleurs, le prouvaient de reste —. Quant aux congrégations non reconnues, celle des Jésuites à elle seule avait 42 millions d'immeubles au soleil.

Partant de ce principe de droit incontestable que la faculté de posséder n'appartient, en France, qu'aux individus et aux personnes civiles, que ces dernières ne peuvent exister que par la loi et acquérir qu'avec autorisation du gouvernement, Brisson affirmait que les congrégations non reconnues, n'étant ni individus ni personnes civiles, ne pouvaient posséder en aucun cas ni à aucun titre. Il démontrait ensuite que ces associations et celles mêmes qui étaient reconnues éludaient constamment et doublement la loi, par la tolérance de l'administration et la complaisance de la justice. Quand un religieux voulait, à titre — fictif — de propriétaire, intenter une action, faire valoir des droits devant un tribunal, le tribunal le regardait comme simple particulier et faisait droit à sa requête ; si au contraire un héritier naturel dudit religieux venait revendiquer sa succession, la justice répondait que ce n'était pas à titre de particulier que le défunt avait possédé, et que c'était la congrégation qui était réellement propriétaire de ses biens. Ainsi les religieux étaient individus pour prendre et sociétés pour garder.

Certains tribunaux, allant plus loin, prétendaient que les congrégations non reconnues formaient des sociétés de fait, qui comme telles pouvaient avoir des droits, et notamment celui de posséder. C'était la négation même de la loi, puisqu'on leur reconnaissait ainsi la personnalité civile qu'elles n'avaient pas. On voit bien par là que les ordres non autorisés avaient tout intérêt à rester tels, puisqu'ils avaient en réalité tous les avantages des ordres autorisés et n'en subissaient pas les obligations.

Comment les congrégations s'y étaient-elles prises pour rétablir, au mépris de la loi, la mainmorte et la rendre indépendante, continue, éternelle ? C'est ce que Brisson expliquait fort bien par l'habitude généralisée de la clause de réversion et d'accroissement, qui, chaque fois qu'un membre de la congrégation mourait, attribuait sa part de la propriété commune aux survivants, clause combinée avec l'admission indéfinie de nouveaux membres. De prétendues sociétés civiles, ostensiblement en règle avec la loi, étaient créées sur ce principe non seulement par les congrégations non reconnues, mais même par les autres, qui trouvaient par là le moyen de se soustraire 'a la tutelle et à la surveillance de l'Etat. Ainsi la propriété collective de la communauté s'accroissait toujours et ne diminuait jamais.

Ce n'est pas tout. L'orateur signalait encore parmi les fraudes congréganistes les fausses ventes — qui n'étaient en réalité que des donations —, les apports de biens opérés par des confréries s'affiliant comme auxiliaires aux congrégations. Il montrait le dommage causé par l'apport que le religieux faisait à la communauté non seulement de son bien présent, mais de ce qui pouvait lui revenir plus tard par donation, legs ou autrement ; et aussi par le fait que, lié par son vœu de pauvreté, il lui laissait généralement l'administration de tout ce dont, il demeurait encore propriétaire. Un pareil état de choses était la négation de nos lois de succession, de celles qui défendent la mise en société de biens à venir, etc. Brisson montrait les singulières sociétés civiles qu'il venait de dénoncer excluant certains de leurs membres sans leur rendre les biens qu'ils leur avaient apportés. Il faisait remarquer que dans les sociétés civiles ordinaires, les héritiers des sociétaires gardaient tous leurs droits et qu'un sociétaire ne pouvait être exclu sans indemnité.

Le résultat des menées qu'il signalait ainsi à la Chambre était que les congrégations pouvaient augmenter indéfiniment leurs richesses, au mépris de la loi et au préjudice non seulement des familles, mais de l'Etat et du fisc. Il faisait remarquer que si la loi du 28 février 1872 avait accordé aux sociétés civiles ordinaires le privilège de ne payer qu'un droit de 1 p. 1.000 sur les apports de leurs membres, c'était parce que ces sociétés finissent toutes par des liquidations et que leurs biens rentrent alors en circulation ; mais que les congrégations, qui ne finissent pas, ne sauraient jouir de ce privilège sans préjudice grave pour l'Etat ; — que les sociétés civiles ordinaires enrichissent la nation, tandis que celles-ci l'appauvrissent ; enfin qu'il était scandaleux de laisser en possession d'un privilège des associations qui violent effrontément la loi en créant frauduleusement de fausses sociétés civiles.

Sans insister pour le moment sur des privilèges dont la suppression ne pouvait être opérée que par une réforme de la législation civile, Henri Brisson demandait particulièrement les réformes fiscales que la loi du budget pouvait sans inconvénient appliquer aux congrégations.

Tout d'abord il voulait que la loi du 29 juin 1872 sur les revenus des sociétés leur fût strictement appliquée. Cette loi porte, on le sait, qu'à défaut de dividende, de déclaration fournie par la société ou de délibération de son conseil d'administration, le fisc évaluera lui-même les revenus à taxer à 5 p. 100 des possessions de la société. Or les congrégations arguaient indûment que leurs immeubles ne devaient pas être pris pour base de cette évaluation et qu'elles ne possédaient que des immeubles ; elles cherchaient même à soustraire leurs obligations aux constatations du fisc, qui, comme le montrait Brisson, s'était trop souvent prêté à de pareils escamotages. L'orateur expliquait aussi comment. (au lieu de payer les droits de mutation par décès ou de donation, soit 11 p. 100, elles étaient parvenues, d'abord à ne payer — en alléguant les clauses de réversion — que les droits résultant d'un contrat de commutation, soit 5,50 p. 100 ; comment ensuite elles avaient prétendu que leurs valeurs immobilières devenaient meubles par détermination, c'est-à-dire que, ces immeubles étant mis en société — par suite de la mort de leurs membres —, elles ne devenaient à chaque décès, propriétaire que d'une part sociale, par conséquent d'une valeur mobilière ; de là cette conclusion mirifique que la base à appliquer était celle de 2 p. 100 établie par la loi du 22 brumaire an VII. Ainsi de 11 p. 100 le droit à payer par ces étranges sociétés tombait à 2 p. 100. Mais ce n'était pas tout encore, et les tribunaux avaient fini par déclarer qu'elles ne devaient que le droit d'un demi p. 100 établi sur les cessions d'actions, de coupons d'actions et autres effets négociables des particuliers ou des compagnies — loi du 22 brumaire.

On voit par de pareils exemples si le parti républicain était mal fondé à demander la réforme de la magistrature.

Ainsi les congrégations, quand elles devaient 11 francs à l'Etat, lui payaient 50 centimes. Elles disparaissaient pour faire place tantôt à des individus, tantôt à des sociétés civiles, et leurs biens étaient tantôt immobiliers, tantôt mobiliers, suivant les besoins de la cause.

Brisson traitait enfin la question des patentes, auxquelles les congrégations, mêmes industrielles, parvenaient à se soustraire, sous prétexte par exemple qu'elles étaient des sociétés de bienfaisance. Il demandait qu'à cet égard elles fussent également ramenées au droit commun.

Il voulait qu'en cas de poursuites une congrégation ne pût arguer qu'elle n'existait pas ; qu'on pût la poursuivre soit dans la personne de son administrateur, soit dans celle d'un quelconque de ses membres et que, pour qu'elle ne pût prétendre que par là elle aurait été reconnue ipso facto, il fût toujours fait contre elle réserve expresse des droits de l'Etat et de la loi.

Il prévoyait enfin le cas où des membres de ces prétendues sociétés civiles n'useraient pas de leur droit de réclamer leur part sociale, où leurs héritiers ne réclameraient pas non plus. Dans ce cas, la congrégation n'étant pas, en droit, propriétaire, la part devait faire retour à l'Etat, ce qui était conforme à la législation de l'ancien régime comme à celle du nouveau. Il n'y avait là ni confiscation ni spoliation, puisqu'il s'agissait d'un bien sans légitime propriétaire.

L'amendement Brisson, d'où l'auteur avait retranché les dispositions se rapportant purement au droit civil, n'avait, plus qu'une portée fiscale. La Chambre des députés ne fit pas difficulté de  l'adopter. Mais au Sénat les rigueurs dont il menaçait les congrégations furent encore sensiblement atténuées. Plusieurs articles furent purement et simplement supprimés. Au mot de congrégations la haute Assemblée substitua ceux de sociétés ou associations reconnues ou de fait. Enfin elle voulut limiter dans tous les cas à 5,50 p. 100 pour les immeubles, et à 2 p. 100 pour les meubles, la taxe d'accroissement imposée aux associations. Il est vrai que la Chambre n'admit pas cette limitation. Mais en somme, de la réforme d'ensemble qu'avait primitivement demandée Brisson, il ne resta que des prescriptions fiscales, édictées par la loi de finances du 28 décembre 1880 et en vertu desquelles les congrégations furent d'une part astreintes à la taxe sur le revenu établi en 1872 et de l'autre soumises à une taxe d'accroissement pouvant s'élever — comme pour les particuliers — dans certains cas à 11 p. 100 du capital acquis.

Du reste ces prescriptions — on le vit bien par la suite - 'l'étaient pas assez claires pour que les associations religieuses qu'elles visaient ne pussent, comme par le passé, chicaner et dérober en fait à l'impôt.

En somme, la République qui, depuis deux ans qu'elle était maîtresse de ses destinées, n'avait pas osé aborder la question du Concordat, n'avait même pas su résoudre celle des Congrégations.

 

 

 



[1] La tentative faite par Gambetta au commencement de 1876, de réunir tous les députés républicains en une Assemblée plénière et permanente des gauches, avait échoué devant la résistance des groupes à abdiquer leur autonomie et de leurs chefs à s'effacer devant le dictateur, dont ils ne subissaient pas toujours l'ascendant sans quelque jalousie ou sans quelque inquiétude.

[2] Il faisait partie, depuis la fin de 1875, de l'Académie française, où, comme d'autres, il se laissait gagner moralement par le parti des ducs. Ajoutons que, devenu sénateur inamovible, il ne relevait plus ni du suffrage universel, ni même du suffrage restreint et pouvait sans danger faire, quand il lui plaisait, campagne avec les hommes de la droite.

[3] C'est-à-dire jusqu'en 1882, époque où devait avoir lieu le second renouvellement triennal de la haute Assemblée.

[4] Il avait soixante-douze ans.

[5] Il serait souverainement injuste de méconnaître les grands services qu'il a rendus à la France comme organisateur de la défense en 1870-71, et plus tard comme ministre des Travaux publics ou de la Guerre. Nous ne l'envisageons ici que comme politique, tel qu'il s'est fait connaître plusieurs fois à titre de président du Conseil.

[6] Dés le 6 février, Lavigerie avait écrit à son ami Bourret, évêque de Rodez, les lignes suivantes : Il ne manque pas d'Hérodes pour nous mettre la tête sur des plats, et d'Hérodiades pour la demander. Qu'avons-nous de mieux faire que de nous y prêter ? Mourir de maladie, après avoir mijoté pendant trois mois entre des cataplasmes, peut être utile pour rendre témoignage à la souveraine efficacité de la pharmacie ; mais avec un coup de sabre ou de fusil nous rendrons témoignage à Notre-Seigneur. Quelle belle occasion de réparer les misères de notre vie !... Baunard, Mgr Lavigerie, II, 36-37.

[7] Journal de Fidus, IV, 303-304.

[8] Art. 201 à 208, 260 à 264 et 274, abrogés récemment par la loi du 9 décembre 1905, sur la séparation des Eglises et de l'Etat.

[9] Ils remontraient (Guibert, par exemple), que le second projet Ferry allait ruiner les Universités libres qui avaient consacré et consacraient encore tant d'argent à leur établissement (à ce moment même l'archevêque de Paris entreprenait la fondation de l'hôpital Saint-Joseph pour y annexer plus tard une Faculté de médecine et avait déjà recueilli pour cette création 900.000 francs) ; ils représentaient aussi que les lois invoquées par Ferry contre les congrégations étaient tombées en désuétude, que les congrégations faisaient partie intégrante de l'Eglise, qui ne pourrait jouir sans elle de la liberté du culte promise par le Concordat, etc., etc.

[10] C'est son métropolitain, Langénieux, qui l'avait chargé de rédiger cette lettre.

[11] Signalons parmi ces exceptions la Civilisation, qui venait d'être fondée par Henri des Houx (5 février 1879) après la fusion de La Défense avec Le Français et qui, s'inspirant surtout du nom de Léon XIII, se posait à ce moment comme catholique avant tout et à peu près indifférente à la forme des gouvernements : Ce journal, lisait-on dans son programme, paraît au moment où vient de s'établir une situation nouvelle, où la République paraît dominer ses contradictions. Nous ne nous en trouvons que plus à même de demander à la République, et dans son intérêt, ce que nous demanderions à tout gouvernement : — d'être éclairé et chrétien... Il a été dit des républicains d'une autre époque : Ils veulent être libres et ils ne savent pas être justes ! Que la République soit libre et juste ! Qu'elle soit l'intérêt de tous, la liberté pour tous, la garantie des droits de chacun, le respect des droits de l'Eglise, le développement régulier de nos droits religieux et politiques, l'expression et la représentation de la France civilisée, chrétienne, et nous ne serions pas assurément un journal d'opposition...

[12] Il y en avait environ un millier, représentant 1.302 journaux ou publications diocésaines au service de l'Eglise. Sur l'attitude de Léon XIII à l'égard de la France à la suite de la publication des projets Ferry (V. Arch. des aff. étr., 1065, 1066).

[13] Ce projet, d'où sortit la loi du 1er juillet 1879, imposait à chaque commune l'obligation d'entretenir au moins une école primaire, soumise à l'inspection de l'Etat, et aux instituteurs celle d'être pourvus du brevet de capacité. L'école devait être gratuite pour les pauvres et neutre (mais avec faculté pour les prêtres d'y donner l'enseignement religieux en dehors des heures de classe). — La loi de 1879 ne devait pas d'ailleurs survivre au ministère Frère Orban et le cléricalisme devait rentrer victorieusement dans les écoles belges sous le ministère Malou (1884).

[14] Les innombrables procès intentés aux journaux par le gouvernement du 6 mai avaient été dès 1878 effacés par une amnistie.

[15] Circulaire adressée aux membres des conseils municipaux.

[16] Au moyen de souscriptions et de dons volontaires.

[17] Les Cercles catholiques d'ouvriers déclinèrent rapidement à partir de cette époque. Aujourd'hui ils sont depuis longtemps réduits à fort peu de chose et l'on peut dire que l'œuvre a échoué. Rien d'étonnant à cela, la, classe ouvrière n'ayant pas tardé à s'apercevoir que les promoteurs de l'entreprise étaient avant tout des royalistes et des catholiques militants et ne voulant pas devenir, sous des nobles qui se réclamaient trop ouvertement de l'ancien régime, un instrument de réaction politique et religieuse. Si, pour obtenir des améliorations à son sort, il lui fallait s'inféoder à la classe dirigeante et à l'Eglise, elle estimait que ce serait vraiment les payer trop cher et elle comprenait, dans son robuste bon sens, qu'elle aurait avantage à les demander à la République, qui les lui procurerait sans conditions et gratuitement. — Mais si l'Œuvre proprement dite qu'avait voulu fonder le comte de Mun avorta, il ne semblait pas devoir en être de même du Conseil d'études auquel elle avait donné naissance (vers 1875), et d'où, grâce à lui et à ses amis, surtout grâce à La Tour du Pin et à la féconde revue qu'il a longtemps inspirée (l'Association catholique), sortirent d'intéressants projets de réformes sociales. Les travaux de ce Conseil d'études et ceux des conférences internationales qui furent tenues à Fribourg à partir de 1884 devaient avoir plus tard une influence directe sur la politique sociale de Léon XIII, dont nous exposerons les origines et les débuts au commencement du second volume de cet ouvrage.

[18] Les impérialistes faisaient signer des protestations contre les lois Ferry. ... La Religion, lisons-nous dans le Journal de Fidus (à la date du 14 mai 1879) n'aura pas eu de champions plus chaleureux que les impérialistes. Le clergé le reconnaît et c'est un impérialiste qui est son orateur... (allusion à Paul de Cassagnac, qui, entré à la Chambre des députés en 1876, ne mettait pas moins d'ardeur et de violence à soutenir l'Eglise qu'à combattre la République).

[19] Le parti révolutionnaire reparaissait même dans la personne du vieux Blanqui qui, récemment gracié, fut élu député à Bordeaux (21 avril), mais dont l'élection fut annulée comme illégale. — Il publia peu après un journal d'une grande violence, intitulé Ni Dieu ni maitre, et mourut en 1881.

[20] On se rappelle que cette proposition avait été repoussée par la Chambre de 1876.

[21] La loi constitutionnelle du 25 février 1875, sur l'organisation des pouvoirs publics, portait (art. 4), que les conseillers d'Etat seraient à l'avenir nommés et révoqués parle Président de la République en conseil des ministres, mais que ceux qui avaient été nommés en vertu de la loi du 23 mai 1872, ne pourraient être révoqués que dans les formes déterminées par cette loi. En 1879, il ne restait plus que 7 des 22 conseillers d'Etat nommés jadis par l'Assemblée nationale. Le gouvernement ne pouvait les révoquer de son chef, mais il pouvait révoquer les autres. De plus, la loi du 13 juillet 1879, créant une section nouvelle au conseil d'Etat, portait le nombre des conseillers de 22 à 32. Le gouvernement avait donc la faculté de renouveler presque entièrement le personnel du Conseil. Dès le 14 juillet, il en nomma 20 nouveaux membres ; ce que voyant, les conseillers de 1872, qui auraient pu rester en fonctions jusqu'en 1881, mais qui se voyaient réduits à une impuissante minorité, donnèrent avec dépit leurs démissions (ainsi que quelques maîtres des requêtes) et furent, naturellement, remplacés aussitôt par des républicains.

[22] Un certain nombre de laïcisations d'écoles avaient été ordonnées dès le commencement de 1879 par les autorités municipales ou préfectorales et avaient donné lieu à des recours au Conseil d'Etat qui eussent abouti sans doute au triomphe des prétentions cléricales sans la loi du 13 juillet.

[23] Un peu plus tard, une circulaire du préfet de la Seine, Hérold, anticlérical très ferme, interdit dans les hôpitaux de mentionner la religion des malades sur les pancartes apposées près de leurs lits et décida que les ministres d'un culte déterminé ne seraient autorisés à offrir leur secours qu'aux malades ayant déclaré appartenir à ce culte même. Mais l'archevêque de Paris défendit à son clergé de tenir compte de cette restriction, qui, de fait, resta comme nulle et non avenue.

[24] Ce discours et son auteur furent naturellement l'objet d'attaques très vives de la part du clergé et de ses partisans les plus résolus. Pour répondre à ces attaques, Paul Bert crut devoir publier une analyse détaillée et des extraits beaucoup plus nombreux que ceux qu'il avait pu donner à la tribune, d'ouvrages modernes faisant autorité non seulement dans les établissements des jésuites, mais dans tous les séminaires français (Le Copendium Theologiæ moralis, du P. Gury, 2e édit., 1875. — Les Casus conscientiæ, du même, 5e édit.. 1875 ; — les extraits de la Théologie morale universelle de Settler, publiés par l'abbé Rousselot sous le titre de Leçons sur le sixième précepte du décalogue, sur les obligations des époux et sur quelques questions relatives au mariage, nouv. édit., 1844). Rien ne montre mieux que ces pages vengeresses à quel degré de cynisme certains théologiens — sans doute inconscients — avaient porté la morale catholique. — Paul Bert y joignit Les Propositions condamnées par le pape Innocent XI et la reproduction de ses propres discours du 21 juin et du 5 juillet. Le tout, précédé d'un saisissant résumé du livre (que l'on trouvera à l'appendice de cet ouvrage), parut en février 1880 sous le titre de : La morale des Jésuites (Paris, Charpentier, 1 vol. in-12) avec une dédicace mordante à M. Freppel, évêque d'Angers qui avait violemment attaqué l'orateur et l'avait traité de calomniateur et de falsificateur de textes.

[25] Une nouvelle proposition de loi tendant à l'abrogation du Concordat fut, du reste, présentée peu après (30 juillet) à la Chambre des députés par les chefs de l'extrême gauche (Boysset, Floquet, Clemenceau, Naquet, Louis Blanc, Lockroy, Emile Deschanel, Barodet, Georges Périn, etc.).

[26] Le 14 juillet, à Paris, au retour de la revue de Longchamp, le nonce Meglia vit se former autour de lui un attroupement considérable, d'où partaient différents cris proférés avec persistance, notamment de ceux Vive la République ! et de Vive l'article 7 ! Il en manifesta quelque mauvaise humeur, si bien que le gouvernement crut devoir lui faire des excuses. — Arch. des aff. étrang., Rome, 1066.

[27] BARAGNON (Louis-Numa), né à Nîmes le 21 novembre 1835 : avocat et journaliste, représentant du Gard (8 février 1871) à l'Assemblée nationale, où il fut des chefs du parti légitimiste ; sous-secrétaire d'Etat au ministère de l'intérieur sous l'ordre moral (de nov. 1873 à mars 1875) ; non réélu en 1876, plus heureux le 14 oct. 1877, il vit son élection invalidée au mois de mai 1878, mais fut élu sénateur inamovible le 15 novembre de la même année.

[28] BAUDRY-D'ASSON (Léon-Armand-Charles), né à Rocheservière (Vendée) le 15 juin 1836 ; envoyé le 20 février 1876, par la 2e circonscription des Sables-d'Olonne, à la Chambre des députés et toujours réélu depuis, il n'a jamais cessé d'y professer très bruyamment le royalisme et le catholicisme les plus fougueux et s'y est fait surtout connaître comme le plus infatigable des interrupteurs.

[29] Baudon, Ravignan, Gontaut-Biron, Keller, La Bouillerie, etc.

[30] Baunard, Vie de Mgr Guibert, II, 636-650. Hanotaux, Histoire de la France contemporaine, II, 657.

[31] DIDON (Henri), célèbre prédicateur, né à Touvet (Isère) le 14 mars 1840, mort à Toulouse le 13 mars 1900 ; entré dès 1862 dans l'ordre des dominicains sous le patronage de Lacordaire, il avait, à partir de 1868, prêché avec éclat à Paris, ainsi que dans plusieurs grandes villes et s'était fait la réputation non seulement d'un prêtre éloquent, mais d'un prêtre soucieux de réconcilier la religion avec la philosophie et avec la science. C'est à l'occasion de sa conférence sur le divorce que l'archevêque de Paris lui retira une première fois la parole. Eloigné de la chaire et interné au couvent de Corbara en 1880, il fut, plus tard, autorisé à voyager en Allemagne, puis écrivit sa Vie de Jésus et devint en 1890 directeur du collège Albert-le-Grand, fondé par des dominicains à Arcueil. On le revit plus tard en chaire, mais moins libéral qu'à ses débuts et certaines de ses paroles eurent, au temps de l'affaire Dreyfus, un fâcheux retentissement.

[32] La circulaire ministérielle du 11 nov. 1879 se fondait sur l'art. 20 de la loi du 18 germinal an X, qui n'était elle-même que la reproduction des lois de l'ancien régime interdisant aux évêques de quitter leur diocèse sans la permission du roi. — C'est, écrivait Guibert, une atteinte sans motif à la liberté des évêques, un manque d'égards pour leur dignité, une regrettable assimilation de leurs personnes à celles des fonctionnaires de l'État... Inutile d'ajouter que la circulaire fut impunément méconnue dès le premier jour.

[33] Circulaire ministérielle du 21 novembre 1879, non moins impuissante que la précédente, malgré les articles organiques et le décret de 1809 sur les fabriques.

[34] Circulaire du 11 novembre.

[35] L'Eglise et la République.

[36] Gambetta disait de Freycinet que, comme orateur, c'était un filtre qui clarifiait tout ; comme caractère, c'était, à son sens, un homme sans consistance, une nolonté.

[37] Ce ministère était ainsi composé : Présidence du conseil et Affaires étrangères, de Freycinet ; Instruction publique, Jules Ferry ; Intérieur et cultes, Lepère (et, peu après, Constans) ; Justice, Cazot ; Guerre, Farre ; Marine et colonies, Jauréguiberry ; Finances, Magnin ; Postes, Cochery ; Travaux publics, Varroy ; Commerce et agriculture, Tirard. — Sous-secrétariats d'État : Travaux publics, Sadi Carnot ; Commerce, Girerd ; Intérieur, Constans ; Justice, Martin-Feuillée ; Finances, Wilson ; Beaux-Arts, Turquet.

[38] Le très orthodoxe marquis de Gabriac, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, constatait dans une dépêche du 16 août, que d'après cette encyclique, la philosophie restait bien la servante de la théologie (ancilla theologiæ), ce qui était d'autant plus grave que ce document était, sans conteste, l'œuvre personnelle de Léon XIII. Sa Sainteté, écrivait-il, y a travaillé elle-même depuis plusieurs mois. — Arch. des aff. étrang., Rome, 1066.

[39] Meglia, nommé cardinal, venait d'être rappelé à Rome. Son successeur, Czacki, fut reçu pour la première fois officiellement par le président de la République, le 15 octobre 1879. Notre ambassadeur au Vatican, le marquis de Gabriac, écrivait, à propos de lui le 23 septembre : ... C'est un véritable cadeau que, dans sa pensée, le Saint-Père fait à la France en se séparant d'un homme qui possède sa confiance intime et en nous le donnant. C'est en môme temps la preuve de l'importance capitale que Léon XIII attache en ce moment à nos affaires religieuses. Le Saint-Père ne m'a pas dissimulé ses appréhensions ; mais il a bon espoir que les difficultés présentes pourront être aplanies par un esprit de modération et d'équité. Le nouveau nonce a les instructions les plus larges, il ne repoussera personne et il accueillera tous ceux qui viendront à lui. Les violents seuls auront le droit de le fuir ; mais la France ne leur appartiendra pas... — Arch. des aff. étr., Rome, 1066.

[40] Dans des articles publiés en septembre 1893 et avril 1899 et cités par Desachy (La France noire, p. 224).

[41] L'Eglise voulait bien à la rigueur devenir républicaine, mais à condition que la République devînt cléricale. Léon XIII l'a dit et écrit maintes fois depuis, comme on le verra dans la suite de cet ouvrage. L'Eglise, fait fort justement remarquer Spuller, vient à la démocratie, non pour se soumettre à elle, mais pour la diriger. (L'Evolution politique de l'Eglise, avant-propos, p. XXX).

[42] Deux envois de Pères blancs dans le centre de l'Afrique avaient déjà eu lieu en mars 1878 et juin 1879. En mars 1880, Lavigerie obtint du pape l'érection en provicariats apostoliques des deux établissements du Nyanza et du Tanganyka fondés par ses ordres et demeurés sous sa haute direction, ainsi que la création en sa faveur de deux nouveaux centres de missions : Le Congo septentrional et le Congo méridional. — Dans le courant de 1879, on voit l'entreprenant archevêque d'Alger occupé à recruter en Belgique et ailleurs d'anciens zouaves pontificaux (il en demande notamment à Charette). En 1880, il engage un chef, le capitaine Joubert, et l'envoie aussitôt dans la région des lacs. Il lui faut aussi des armes. Deux cents fusils ne me semblent pas un chiffre exagéré, écrivait-il le 25 mars 1879 au chanoine Aerts, de Malines ; et si l'on pouvait y ajouter quelques centaines de coupe-choux réformés, cela ne ferait pas mal... — Baunard, Mgr Lavigerie, II, 63-94.

[43] Journal fondé par Clemenceau (le 15 janvier 1880), avec la collaboration Camille Pelletan, Millerand, Stephen Pichon, Georges Laguerre, Durranc, etc.

[44] Projet d'où est sortie la loi du 30 juin 1881, qui a remplacé celle du 6 juin 68, et qui est actuellement en vigueur.

[45] Je veux, disait Madier de Montjau, que vous placiez hors du droit commun ceux qui doivent rester en dehors du droit commun. Je demande la protection de la société civile contre la société cléricale...

[46] On admit par exemple dans le Conseil supérieur cinq représentants élus de l'Institut et deux représentants des Facultés de théologie. — Les quatre représentants de l'épiscopat en demeurèrent naturellement exclus. — V. à l'appendice de cet ouvrage, le texte de cette loi.

[47] Il faut remarquer qu'à l'épreuve cette loi est fort loin d'avoir justifié les craintes de ses adversaires et les espérances de ses partisans. L'enseignement libre n'a nullement été entravé par les nouveaux Conseils ; la réforme universitaire ne s'est opérée que fort lentement, fort timidement ; et le Conseil supérieur n'a pas montré l'esprit d'initiative, la hardiesse qu'on attendait de lui, par la raison bien simple que, si ses membres sont en grande majorité élus par l'Université, ils n'en sont pas moins, comme fonctionnaires, dans la dépendance du ministre de l'Instruction publique, et que du reste le Conseil n'est qu'une autorité consultative.

[48] Le clergé avait recueilli 1.329.617 signatures, dont, il est vrai, 705.689 seulement étaient légalisées.

[49] V. à l'appendice, le texte de cette loi.

[50] C'est-à-dire l'arrêt du parlement de Paris contre les Jésuites de 1762, les ordonnances royale de 1764 et 1777, les lois de 1790, 1792 sur les ordres monastiques, le Concordat et les articles organiques, le décret du 3 messidor an XII, les lois du 2 janvier 1817 et du 24 mai 1825, les ordonnances de 1828, l'article 231 du code pénal, la loi du 10 avril 1834, etc.

[51] Au couvent de Corbara, en Corse, où il demeura dix-huit mois.

[52] Le gouvernement donna des instructions aux préfets pour empêcher l'émission de ces vœux. Dix conseils généraux seulement passèrent outre à la défense.

[53] Le nombre des signatures recueillies ne fut que de 135.058 (dont 39.141 dépourvues de légalisation).

[54] FLOQUET (Charles-Thomas), né à Saint-Jean-de-Luz le 5 octobre 1828 ; avocat à Paris et rédacteur du Siècle et du Temps sous le second Empire ; adjoint au maire de Paris (5 sept. 1870), démissionnaire le 31 octobre ; représentant de la Seine à l'Assemblée nationale (8 février 1871), démissionnaire en avril ; membre (1872) et président (1875) du Conseil municipal de Paris ; député du XI. arrondissement de Paris (20 février 1876) ; réélu en 1877 et 1881 ; préfet de la Seine (5 janvier 1882) ; député des Pyrénées-Orientales (22 oct. 1882) ; président de la Chambre des députés de 1885 à 1888 ; président du Conseil des ministres du 3 avril 18S8 au 14 février 1889 ; député du XIe arrondissement de Paris (6 oct. 1889) ; élu de nouveau président de la Chambre (16 novembre 1889) ; non réélu en 1893 ; sénateur de la Seine (janvier 1894) ; mort le 18 janvier 1896.

[55] CONSTANS (Jean-Ambroise-Ernest), né à Béziers le 3 mai 1833 ; professeur aux Facultés de droit de Douai, de Dijon, de Toulouse ; révoqué après le 24 mai 1873 ; réintégré en 1875 ; député de la 1re circonscription de Toulouse (10 février 1876) ; réélu en 1877, 1881, 1885, 1889 ; sous-secrétaire d'Etat au ministère de l'intérieur (27 déc. 1879) ; ministre de l'Intérieur du 17 mai 1880 au 10 nov. 1881 ; envoyé extraordinaire de la République française en Chine (10 juin 1886) ; gouverneur général de l'Indo-Chine française (4 nov. 1887) ; rentré en France en 1888, rappelé au ministère de l'Intérieur (22 février 1889), qu'il quitte le 1er mars 1890, mais où il rentre peu de jours après et reste jusqu'en 1892 ; sénateur de la Haute-Garonne depuis le 29 décembre 1889 ; réélu en janvier 1897 ; ambassadeur à Constantinople depuis le mois de décembre 1898.

[56] Allusion à l'amnistie des condamnés de la Commune, qui n'était pas encore un fait accompli, mais qui le fut quelques jours plus tard.

[57] Ils protestaient surtout contre la fermeture de leurs chapelles, qui était pourtant la chose la plus légale du monde. En effet ces lieux de culte avaient été ouverts sans aucune autorisation. Or on lit d'une Part dans la loi du 18 germinal an X (article organique 44) : Les chapelles domestiques, les oratoires particuliers ne pourront être établis sans une permission expresse du gouvernement accordée sur la demande de l'évêque. — D'autre part le décret-loi du 22 décembre 1812, après avoir confirmé la prescription précédente par son article far, s'exprime ainsi, dans son article 8 : Tous les oratoires ou chapelles où le propriétaire voudrait faire exercer le culte et pour lesquels il ne présenterait pas, dans le délai de six mois, l'autorisation énoncée dans l'article Ier, seront fermés à la diligence de nos procureurs près de nos cours et tribunaux, et des préfets, maires et autres officiers de police.

[58] Ces tribunaux étaient ceux de Nancy, Nantes, Angers, Avignon, Lyon, Le Puy, Grenoble, Marseille, Aix, Pau, Douai, Bourges, Paris, Lille, Quimper, Rouen, Troyes et Limoges.

[59] J'ai la ferme conviction, avait dit le général Farre, que la présence de l'aumônier militaire dans les régiments est extrêmement fâcheuse au point de vue militaire, en laissant de côté toute préoccupation politique. Toute l'influence acquise par l'aumônier est acquise au détriment de celle dont les capitaines, les colonels ont besoin pour conduire les hommes aux épreuves les plus redoutables...

[60] Peu de mois auparavant, Freycinet, avec l'accent d'une conviction profonde, avait repoussé et fait écarter cette amnistie ; en juillet, quand Gambetta, descendant de son fauteuil présidentiel, fut venu adjurer la Chambre de faire enfin disparaître en la votant le dernier haillon de la guerre civile, le môme ministre donna une nouvelle preuve de sa flexibilité en soutenant avec la môme conviction la nécessité de cette mesure.

[61] Les laïcisations d'écoles et les interdictions de processions commençaient à se multiplier et donnaient lieu à de nombreux recours au Conseil d'Etat.

[62] Avant ce renouvellement, les conseils généraux comptaient 1.607 membres républicains et 1.393 conservateurs ; après cette opération, il y eut 1.906 républicains et 1.004 conservateurs seulement. Le parti républicain, qui n'avait précédemment la majorité que dans 55 départements, l'eut dès lors dans 65.

[63] Léon XIII écrivait de son côté, quelque temps après au cardinal Guibert : ... Aussitôt que fut ordonnée l'expulsion de la Compagnie de Jésus, Nous avons ordonné à Notre nonce à Paris de porter nos plaintes aux membres du gouvernement de la République et de leur représenter l'injustice de ce traitement... Mais comme les plaintes formulées par Notre nonce n'avaient rien obtenu : Nous étions sur le point d'élever Notre voix apostolique, lorsqu'on Nous représenta qu'il-y avait chance d'arrêter l'exécution des décrets...

[64] V. le texte de cette proposition dans l'Année politique, 1880, p. 465-466.

[65] S'il faut en croire le Journal de Fidus sous la République opportuniste (p. 169-170), il aurait, se trouvant à Luchon dans le courant d'août, dévoilé toute sa pensée à un visiteur, M***, auquel il aurait dit qu'en sacrifiant les Jésuites il avait cru obéir à l'opinion publique, mais qu'il n'irait pas plus loin et se retirerait plutôt que de céder sur le moindre point... lui conseilla de rester jusqu'à la rentrée des Chambres, afin d'expliquer sa pensée publiquement ; M. de Freycinet ne demandait pas mieux ; il avait préparé une loi sur les associations, en y comprenant les congrégations religieuses, auxquelles il appliquait le droit commun, ce qui les sauvait, et il avait l'intention de proposer cette loi dès la rentrée. Mais déjà il entrevoyait que l'on irait beaucoup plus loin, qu'on le mettrait en demeure de se déclarer, et alors il se retirerait. Cette résolution était manifeste par la manière dont il s'exprimait sur ses collègues et les hommes de la gauche. Il les jugeait tels qu'ils sont, avec leur vilité et leur incapacité...

[66] Je n'admets pas, écrivait à cette occasion l'archevêque d'Alger, qu'un parti honnête ravive par une trahison comme celle de la Guienne une persécution qui fait peut-être ses affaires, mais non celle de l'Eglise et des âmes. Je n'admets pas qu'un évêque manque au serment formel de son sacre en livrant les secrets du Saint-Siège...

[67] Des sous-vétérinaires, disait-il dédaigneusement. Son rêve était d'obtenir le rétablissement du scrutin de liste, qui devait, à son sens, élever singulièrement le niveau intellectuel et moral de la représentation nationale.

[68] Deux nouveaux venus seulement y entrèrent comme ministres : l'amiral Cloué à la Marine, et Barthélemy-Saint-Hilaire (l'ancien collaborateur et confident de Thiers) aux Affaires étrangères. Sadi Carnot, précédemment sous-secrétaire d'Etat, y remplaça Varroy comme ministre des Travaux publics.

[69] Évitons, écrivait vers le même temps Besson, évêque de Nîmes (qui, s'inspirait aussi quelque peu de la politique de Léon XIII), évitons ce qui froisse inutilement et ce qui irrite sans profit... Nous ne sommes ni des journalistes ni des hommes de parti, mais des ministres de Jésus-Christ, ayant charge d'âmes et devant employer pour les instruire et les corriger toutes les ressources du zèle et sur les ménagements de la charité...

[70] Mort le 17 mai 1880.

[71] Trop politique et trop libéral au gré du clergé poitevin, qui lui fit cruellement expier la faveur gouvernementale par ses résistances et les imputations malveillantes qu'il eut l'art de répandre contre lui.

[72] Elle sera triste et belle, dit un écrivain catholique, l'histoire de ces expulsions dont nous fûmes témoins, ces commissaires, ces agents, ces magistrats se présentant au domicile de citoyens libres, inoffensifs, honorables, pieux et saints, crochetant leurs portes, forçant leurs pauvres cellules, leur enjoignant d'en sortir, sans qu'ils sussent pourquoi. lit eux, ces religieux, ces prêtres, ces Français dignes et graves, protestant de leur droit, prenant acte de la violence, puis emportant sous leur bras leur Livré de prières et descendant leur escalier, pour aller chercher quelque part un asile d'emprunt, et franchissant le seuil de leur propre demeure entre la police et les insulteurs d'un côté, et de l'autre les chrétiens, les plus grands, les plus nobles, les plus considérés, les plus bienfaisants, les meilleurs citoyens de chaque ville, qui se demandaient avec stupéfaction où ils étaient, en quel pays et en quel temps. Enfin le soulèvement de la conscience publique, de simples agents de police, des ouvriers réquisitionnés qui se refusent à cette malhonnête besogne : des magistrats qui commencent à démissionner, de grands jurisconsultes, des Demolombe, des Rousse, qui proclament l'illégalité des décrets ; des corps savants étrangers, protestants, qui s'inscrivent contre une telle violation du droit naturel et des premiers principes de la civilisation ; des tribunaux français qui se prononcent en faveur des expulsés, contre les expulseurs ; des pères de famille, des corporations, des élites, qui adressent au Parlement, des pétitions moins, suppliantes que menaçantes pour le gouvernement... — Baunard, Un siècle de l'Eglise de France, 316.

[73] Baunard, Un siècle de l'histoire de l'Eglise de France, p. 318.

[74] Les décrets du 29 mars furent appliqués aux ordres suivants : Jésuites, Barnabites, Capucins, Camaldules, Dominicains, Carmes, Bénédictins, Basiliens, Bernardins, Chanoines de Latran, Cisterciens, Pères de Saint-Bertin, Réguliers du Saint-Sauveur, Pères de Saint-Thomas, Frères des Enfants de Marie, Eudistes, Frères de Saint-Jean-de-Dieu, Frères du Refuge de Saint-Joseph, Frères de Saint-Pierre-ès-liens, Pères Missionnaires, Pères des hospices et des missions, Pères de l'Assomption, Oblats, Compagnie de Marie, Pères de Saint-Irénée. Maristes, Pères de Notre-Dame de Sens, l'ères de la Sainte-Face, Religieux de Saint-Edme, Missionnaires de Saint-François de Sales, Rédemptoristes, Franciscains, Minimes, Passionnistes, Camilliens, Trinitaires, Pères de la Doctrine Chrétienne, Somasques.

[75] V. à l'Appendice les deux principales de ces décisions.

[76] L'amendement comprend onze articles. Par le premier, les Congrégations qui se livrent à l'industrie ou au commerce sont soumises à l'impôt des patentes. — Par le 2e, tout apport à une congrégation est considéré comme une donation relativement à l'impôt et soumis aux lois du 22 frimaire an VII et du 21 juin 1815. — Le 3e établit une taxe annuelle de mainmorte égale au principal de la contribution foncière sur les immeubles des congrégations, autorisées ou non. — Le 4e soumet les congrégations à l'impôt sur le revenu établi par la loi du 29 juin 1872, le revenu étant fixé à 5 p. 100 du capital, sans distraction des immeubles qui y sont compris. — L'article 5 donne à tout membre d'une congrégation le droit de provoquer le partage ; ses héritiers auront droit à sa part dans un délai maximum de dix ans. — L'article 6 n'admet l'accroissement, en cas de décès d'un membre de la congrégation, que pour la quotité disponible de la succession du décédé ; la fixation arbitraire des apports ou parts dans l'acte constitutif de la Société sera nulle et de nul effet. — En cas de retraite ou décès d'un membre, la part qu'il laisse comme accroissement sera soumise aux droits de donation ou de succession, déduction faite de l'apport imposé (art. 7). — L'article 8 oblige les Congrégations à faire, dans un délai de trois mois, connaître les noms de leurs membres, les conditions d'existence de la Société, la nature, la consistance, la situation, la valeur de ses biens et à faire chaque année déclaration des modifications survenues dans le personnel, le capital, etc. — Par l'article 9, les administrations de l'enregistrement et des contributions indirectes sont autorisées à user de toutes preuves admises par le droit commun pour établir l'existence de fait de congrégations non autorisées et les valeurs soumises aux droits. L'article 10 soumet les contrevenants aux peines portées par les lois 'fiscales. — Enfin l'article 11 spécifie que les poursuites, s'il y a lieu, seront dirigées contre l'administrateur apparent ou un quelconque des membres de la Société. — H. Brisson, La Congrégation, 126-130.

[77] Sur ce total, les biens occupés, dont les propriétaires apparents n'étaient que les prête-noms des congrégations, comptaient pour 133 millions.