L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET L'ÉTAT

PREMIÈRE PARTIE. — L'ORDRE MORAL (1870-1879)

 

CHAPITRE PREMIER. — LES HOMMES DU 4 SEPTEMBRE, L'ASSEMBLÉE NATIONALE ET LES HOMMES DU 18 MARS (1870-1871).

 

 

I. L'Église de France au lendemain du Concile. — II. Les hommes du 4 septembre et le général Trochu. — III. Le gouvernement de la Défense nationale et l'épiscopat. — IV. Le gouvernement de la Défense nationale et la question romaine. — V. Patriotisme et opportunisme. — VI. L'Assemblée nationale et le gouvernement de Thiers. — VII. L'Église sous la Commune. — VIII. La tragédie des otages.

 

I

Quand Pie IX, satisfait d'avoir fait proclamer le dogme de l'infaillibilité, eut congédié le Concile du Vatican, dont il n'avait plus besoin ; quand, d'autre part, le désastre de Sedan eut fait naitre le gouvernement de la Défense nationale, il semblait dans notre pays que l'antagonisme du pouvoir civil et du pouvoir religieux, déjà fort sensible sous l'Empire, l'Ut sur le point de le devenir plus encore et qu'une crise violente clôt se produire à bref délai entre l'Église et l'État. L'établissement de fait de la République et la nouvelle constitution de l'Église élargissaient en effet singulièrement l'écart de principes qui déjà sous les régimes précédents, avait rendu parfois si pénibles les relations des deux puissances.

Si l'autorité pontificale, enhardie par le succès, allait forcément devenir plus envahissante et plus exigeante dans tous les pays catholiques et particulièrement dans le nôtre, elle était maintenant assurée de ne plus trouver la de résistance dans ce clergé français, dont une partie, naguère encore, avait essayé de limiter ses prérogatives et combattu — avec autant de fermeté que de respect — ses prétentions à l'absolutisme. Le gallicanisme, fort malade depuis la Révolution, était maintenant tout à fait mort. Le Concile lui avait porté le dernier coup. Il n'y avait plus de place légitime pour lui dans l'Église. El eût passé, s'il eût osé se montrer encore, à l'état d'hérésie. plus forte raison, les idées libérales, professées — dans une mesure très prudente — par certains prêtres ou certains catholiques célèbres sous le second Empire, n'avaient-elles plus droit de cité sous un régime qui ne pouvait plus admettre d'autre programme que le Syllabus. Montalembert était mort désespéré à la veille de la fameuse définition qu'il avait tant redoutée. Le P. hyacinthe, qui s'était séparé avec éclat de la Curie romaine en 1869, n'avait pas été suivi et se débattait sans succès dans un schisme impuissant. Sous la direction souveraine des Jésuites, non seulement tout le clergé régulier, mais tout l'épiscopat se ralliait sans réserve — sinon sans regret — à la doctrine pontificale, c'est-à-dire que, déclarant comme Pie IX la guerre aux principes de 1789 et proclamant la subordination absolue de la société civile à la société religieuse, il reconnaissait humblement le magistère illimité du pape sur la foi et les mœurs, ainsi que sur la discipline ecclésiastique. Il n'y avait plus, en réalité, qu'un évêque dans toute la chrétienté, c'était le Souverain Pontife ; les autres n'étaient plus que ses soldats et lui devaient l'obéissance passive[1].

Tandis qu'en Allemagne Dœllinger et les vieux-catholiques résistaient encore[2], en France les derniers tenants de l'opposition gallicane déposaient tristement et sans murmure leurs armes inutiles. Avant même de quitter Rome, en juillet, ils avaient par écrit assuré le Saint-Père que nulle révolte n'était à craindre de leur part. Rentrés dans leurs diocèses, Dupanloup, Darboy et les autres avaient formellement invité leur clergé à se soumettre comme eux à la loi nouvelle. Dès le mois d'octobre, Maret, évêque de Sura, le plus illustre et le plus résolu des anti-infaillibilistes, s'inclinait à son tour devant le dogme qu'il avait tant combattu. Puis, en fort peu de temps, tous les évêques français publièrent solennellement la constitution Pastor æternus, par laquelle le pape édictait les décisions du Concile et l'imposait aux fidèles comme une indiscutable règle de foi.

Les évêques français se serraient d'autant plus étroitement autour du Saint-Père qu'à ce moment même ils le voyaient dépouillé par la révolution italienne du peu qui lui était resté de son domaine temporel et que, plus il paraissait matériellement faible, plus ils jugeaient convenable et nécessaire de le fortifier dans son autorité spirituelle. Les anciens libéraux comme Dupanloup, qui avaient toujours cherché à se faire pardonner leur libéralisme en soutenant bruyamment la cause du Pape-Roi, allaient redoubler de protestations contre les spoliateurs du Saint-Siège ; quant aux anciens césariens qui, comme Darboy, Bonnechose, Landriot, bonnet, Mathieu, etc., avaient jadis, par complaisance pour la politique impériale, assisté, sans trop d'indignation, aux premiers attentats du gouvernement italien contre les Etats de l'Église, ils faisaient maintenant cause commune avec ceux qui, comme Dreux-Brézé, Pie et tant d'autres, avaient toujours revendiqué pour le Souverain Pontife la puissance temporelle aussi bien que l'omnipotence religieuse.

En somme, quels que pussent être encore au fond les regrets, le dépit, les préférences intimes de quelques-uns de ses membres, le clergé français en entier était, à tous égards, ultramontain, sans conditions et sans réserve. C'est dire assez qu'il ne pouvait assister ni avec plaisir, ni même avec indifférence, à l'avènement d'un gouvernement dont les chefs étaient sans conteste (vu leur passé) les représentants de la Révolution et les adversaires déterminés de la politique pontificale.

 

II

Les onze députés républicains qui, dans la journée du 4 septembre, constituèrent le gouvernement de la Défense nationale[3], ne représentaient plus seulement en matière religieuse les idées des hommes de 1848, déjà peu conciliables, on s'en souvient, avec les prétentions de l'Église. Tous, comme les fondateurs de la seconde République, que plusieurs d'entre eux — Garnier-Pagès, Crémieux, Jules Favre, etc. — avaient gouvernée, étaient démocrates et n'admettaient pas qu'aucun pouvoir, surtout étranger, eût la prétention de se superposer à la souveraineté nationale. Plusieurs, comme Crémieux et Pelletan, n'avaient jamais appartenu à l'Église catholique. Presque tous étaient, de fait, à peu près complètement, détachés des religions révélées. Très attachés, pour la plupart, aux doctrines spiritualistes, qui avaient fleuri en France dans la première moitié du XIXe siècle, et dont l'un d'eux, Jules Simon, était encore le plus éloquent interprète, ils professaient un déisme fort large et un esprit de tolérance philosophique qui, s'étendant à tous les cultes, devait être regardé comme sacrilège et criminel par les sectateurs du Syllabus. Presque tous, dans leurs récents programmes électoraux, avaient demandé hautement la séparation des Églises et de l'État, qui était, en 1869, un des- dogmes fondamentaux du parti républicain[4]. Tous avaient réprouvé non seulement l'expédition de 1849, mais celle de 1867, et appelé de leurs vœux l'incorporation de Rome au royaume d'Italie.

Quelques-uns, les plus jeunes, les plus populaires, ceux avec lesquels il fallait le plus compter, les Gambetta, les Jules Ferry, les Rochefort, n'étaient même pas déistes. Ce dernier, avant tout incrédule et railleur, n'avait que dérision et sarcasme pour les religions en général et le catholicisme en particulier. Gambetta, Ferry et ceux des hommes de la génération nouvelle qui allaient grandir avec eux sous la troisième République, les Paul Bert, les Spuller, les Brisson, les Clemenceau, les Ranc, les Challemel-Lacour, etc., s'inspiraient surtout de la philosophie positiviste, fille d'Auguste Comte, qui avait, sous le second Empire, gagné dans notre pays la jeunesse des écoles et qui, clarifiée par Littré, par Taine, était devenue plus séduisante encore grâce à l'évolutionnisme de Darwin et aux formules expérimentales et scientifiques d'Herbert Spencer. Le monisme naissant de Haeckel, qui ne différait guère du matérialisme radical de Büchner, commençait à faire des adeptes. On se passait de Dieu, plus forte raison des religions révélées et des prêtres, que les journaux avancés et les réunions publiques traitaient avec plus d'irrévérence même que n'avaient fait les hommes de 1793. On proclamait, avec Massol et Frédéric Morin, la morale indépendante de tout dogme et de tout culte. Les Sainte-Beuve, les Havet, les Renan avaient rationalisé toute critique, toute exégèse. On ne voulait plus croire qu'aux faits rigoureusement démontrés. Ainsi pensait l'avant-garde du parti républicain ; et le gros du parti, entraîné depuis plusieurs années par la génération nouvelle, semblait devoir s'orienter dans le sens de l'anticléricalisme le plus militant.

On eût donc pu conclure de cette opposition absolue de principes et de tendances entre l'État nouveau et la nouvelle Église que les deux pouvoirs allaient sans retard en venir aux mains. Ce fut justement le contraire qui se produisit tout d'abord. Car le gouvernement de la Défense nationale, au lieu de partir en guerre contre le clergé catholique, prit manifestement à tâche de gagner ses bonnes grâces, et la révolution du 4 septembre parut apaiser — pour un temps — la vieille querelle qu'elle semblait devoir raviver.

Ce phénomène historique si singulier s'explique par les circonstances douloureuses au milieu desquelles se débattait notre malheureux pays. Au lendemain de Sedan, la France était envahie, plusieurs de nos départements étaient occupés par l'ennemi, qui se dirigeait à marches forcées sur Paris. La capitale allait bientôt être investie. Devant ce grand péril national, le devoir de nos gouvernants n'était-il pas de faire abstraction de leurs préférences philosophiques ou religieuses, d'inviter tous les Français, encore plus par leur exemple que par leurs discours ou par leurs décrets, à oublier momentanément leurs discordes, de les appeler tous fraternellement à la défense commune et de se consacrer sans réserve à cette œuvre capitale ? C'est là ce que, dès le premier jour, sans hésitation, comprirent, pour leur honneur, les onze patriotes qui, devant l'ennemi vainqueur et l'Empire effondré, eurent le courage de ramasser le pouvoir en assumant la tâche, déjà presque désespérée, de la défense nationale. Quels que fussent les sentiments intimes de chacun d'eux à l'égard de l'Église, tous se dirent, sans avoir même besoin de se concerter, que leur premier devoir était de rallier la nation entière en face de l'étranger et songèrent bien plus à rassurer les consciences catholiques qu'à les provoquer ou à les froisser.

La preuve que telles étaient bien leurs dispositions d'esprit, c'est qu'ils souhaitèrent tout d'abord d'avoir pour président Thiers, l'orateur illustre qui, après avoir en 1850 tant contribué au vote de la loi Falloux, avait tant de fois, dans les dernières années, soutenu le Saint-Siège et combattu la révolution italienne au Corps législatif. Ce ne fut, pas leur faute si cet homme d'État qui, à tort ou à raison, ne croyait pas à la possibilité de triompher de l'invasion et qui, non sans égoïsme, voulait se réserver intact comme le réparateur nécessaire auquel la France serait obligée de recourir après le désastre[5], refusa le périlleux honneur d'être leur chef. Et, ne pouvant l'entraîner, ils mirent à leur tête, dès le 4 septembre, avec plus d'abnégation que de bon sens, ce général Trochu, gouverneur de Paris, alors fort populaire et qui, se détachant à la dernière heure de l'Empire qu'il avait naguère juré de servir, se rallia — sans compter plus que Thiers sur le succès final de la défense — au gouvernement nouveau, dont il réclama et obtint sans peine la présidence. Nul, à coup sûr, ne pouvait être moins suspect à l'Église que ce soldat catholique et Breton, comme il aimait à se qualifier lui-même. Les conditions, du reste, qu'il fit à ses collègues avant de prendre possession du pouvoir, dénotaient à quel point sa politique devait être conservatrice. Il eut en effet bien soin de stipuler au préalable que nulle atteinte ne serait portée par le nouveau gouvernement aux trois principes de la religion, de la propriété et de la famille. Et tous le promirent sans peine, même Gambetta, l'homme de Belleville, même Rochefort, l'homme de la Lanterne[6].

L'histoire doit reconnaître que cet engagement fut tenu avec la plus grande loyauté et que, tant à l'intérieur qu'au dehors, tant dans ses rapports avec le clergé de France que dans ses relations avec le Saint-Siège, le gouvernement île la Défense nationale s'attacha scrupuleusement à bien mériter de l'Église.

 

III

Au dedans, tout d'abord, remarquons que, loin de songer à prendre contre elle des mesures d'exception, il la fit largement bénéficier des libertés qu'il s'empressa de rendre au pays en abolissant le serment politique[7] et débarrassant de toute entrave les réunions publiques ainsi que les journaux[8]. A Paris notamment, où la partie sinon la plus nombreuse, du moins la plus bruyante et la plus agitée de la population se faisait remarquer par ses tendances irréligieuses et ne ménageait à l'Église ni les provocations ni, les menaces, les hommes de. la Défense nationale ne cessèrent pas un instant de la protéger. L'archevêque Darboy n'eut jamais avec eux, et particulièrement avec le ministre des Cultes (Jules Simon), que les relations les plus pacifiques, les plus courtoises et obtint dans bien des cas l'assistance efficace qu'il réclamait. Les congrégations enseignantes et, à plus forte raison, les congrégations charitables ou contemplatives ne furent pas un instant sérieusement inquiétées. Si quelques maires d'un radicalisme farouche, comme Mottu dans le XIe arrondissement, crurent devoir non seulement laïciser des écoles municipales, mais en faire disparaître tous emblèmes religieux, le gouvernement ne favorisa pas ce mouvement et s'efforça.de l'enrayer — Mottu fut même révoqué de ses fonctions —. Si, dans les clubs qui s'ouvrirent pendant le siège, des discours violents furent tenus contre le clergé, si le catholicisme et ses ministres y furent fréquemment malmenés, en termes brutaux ou ridicules[9] ; si les journaux les plus avancés[10] ne lui ménagèrent pas les invectives, les injures, les avertissements comminatoires, on ne saurait rendre responsable de ce débordement de passions anticléricales un gouvernement toujours vacillant, toujours 'a la merci de l'émeute, que quatre cent mille gardes nationaux armés pouvaient chaque jour renverser, et qui, effectivement, le 31 octobre et le 22 janvier, fut bien près d'être culbuté par le parti d'où devait plus tard sortir la Commune. Il faut reconnaître qu'il fit toujours ce qui dépendait de lui pour qu'aucune atteinte matérielle ne fût portée au sacerdoce ou à la situation privilégiée qui lui était garantie par les lois existantes. Les prêtres et les religieux, grâce à lui, ne furent ni arrêtés ni maltraités ; et les sociétés populaires qui, à diverses reprises, durant le siège de Paris, tentèrent de tenir des séances dans les églises, en furent énergiquement empêchées par le gouvernement[11].

En province, ces dispositions conciliantes ou pacifiques se manifestèrent plus nettement encore que dans la capitale. La délégation que, dès le 4 septembre, le gouvernement chargea d'aller à Tours organiser la défense des départements, se composait d'un vieux voltairien, Glais-Bizoin, dont tout l'anticléricalisme s'épanchait en inoffensives épigrammes ; d'un marin, Fourichon, aussi bon catholique et conservateur que Trochu ; et de l'avocat Crémieux, l'israélite le plus tolérant et le plus accommodant du monde. Ce dernier, à qui son talent et son passé valurent tout d'abord une assez grande autorité sur ses collègues, n'avait fort à cœur, à ce qu'il semble, que de faire décréter la naturalisation en masse de ses coreligionnaires d'Algérie, mesure équitable, niais d'une opportunité peut-être contestable[12], qu'il obtint fort aisément dès le 24 octobre. Quant à persécuter les catholiques, l'idée en était si loin de son esprit qu'arrivé à Tours, il était allé tout d'abord demander l'hospitalité à l'archevêque Guibert[13], ultramontain correct, à qui son attitude au Concile avait valu toute la confiance de Pie IX, et s'installer amicalement — avec sa femme — dans le palais archiépiscopal, où il ne tarda pas à devenir le commensal du prélat. Le premier jour, il avait invité lui-même ce dernier à dire le Benedicite ; et il demanda peu après à faire maigre le vendredi.

Guibert, courtois et fin, ne manqua pas de tirer profit d'aussi favorables dispositions. Grâce à lui, la direction des cultes fut confiée par Crémieux à un ancien fonctionnaire de l'Empire, Silvy, dont le cléricalisme ingénieux et souple était bien connu de l'épiscopat. Quand, quelque temps après, il s'agit de pourvoir à certains évêchés devenus vacants — ceux d'Agen, de Saint-Pierre de la Martinique —, très modestement le juif s'effaça et le nonce Chigi[14], qui était venu le rejoindre à Tours, obtint de lui sans la moindre peine que le soin de désigner les futurs titulaires de ces sièges — soin qui, aux termes du Concordat, revenait au gouvernement — fût laissé à Guibert, dont les choix furent naturellement ratifiés sans hésitation par la cour de Rome[15]. Ainsi prit naissance l'habitude abusive en vertu de laquelle depuis cette époque presque jusqu'à nos jours les nouveaux évêques français, au lieu d'être spontanément nommés par le gouvernement, lui ont été désignés préalablement par le Saint-Siège, qui se donnait ensuite Je luxe de leur conférer l'institution canonique.

Au mois d'octobre, quand Gambetta, vu l'insuffisance militaire de la Délégation, lui fut adjoint avec des pouvoirs quasi dictatoriaux et vint lui aussi s'établir à Tours, on put croire un moment que l'Église allait avoir à pâtir de son anticléricalisme, plus passionné, semblait-il, et plus menaçant que celui de Crémieux. Il n'en fut absolument rien. Le grand patriote qui allait essayer de galvaniser la France et qui devait lui sauver l'honneur, était à coup sûr un adversaire déclaré de l'ultramontanisme et ne se montrait pas toujours, en paroles, fort respectueux du catholicisme et de ses ministres. Il n'entrait pas dans les églises et en arrivant à Tours il refusa d'aller voir Guibert. Mais sous l'exubérance méridionale et l'énergie parfois un peu provocante ou un peu fanfaronne de son langage, il y avait déjà beaucoup de sens politique et de ce qu'on appela plus tard de l'opportunisme. Il en donna la preuve dès les premiers jours quand, le nouveau préfet des Bouches-du-Rhône, Esquiros, ayant cru devoir dans un accès de zèle révolutionnaire non seulement dissoudre les communautés — du reste illicites — des jésuites et des missionnaires de Marseille, mais faire arrêter ces religieux et menacer de les expulser du territoire français, il le remplaça aussitôt par un autre, fit mettre les prisonniers en liberté et par le décret du 16 octobre 1870[16] déclara nul, de nul effet et sans force exécutoire... tout arrêté d'expulsion s'appliquant à un Français membre d'une congrégation religieuse non reconnue par la loi. Et il ne soutint pas avec moins d'énergie les séminaristes de Lyon, que son ami Challemel-Lacour, préfet du Rhône, voulait vers la même époque enrôler de force comme soldats.

Ainsi le clergé catholique, grâce à l'énergie bienveillante du gouvernement, ne fut pas inquiété dans l'exercice de ses droits légaux. Il fut même parfois traité avec faveur. Les avantages et les grâces qu'il avait l'habitude de solliciter du gouvernement sous les régimes précédents ne lui furent pas toujours refusés. Les prélats quémandeurs qui, comme Lavigerie, archevêque d'Alger[17], vinrent à Tours exposer leurs besoins d'argent, touchèrent le cœur de Crémieux et même de Glais-Bizoin. Ce prélat ne trouva même pas mauvais accueil auprès des nouveaux, gouvernants quand il réclama d'eux le secours du bras séculier contre des municipalités trop pressées, à son gré, de laïciser leurs écoles[18].

Tant de longanimité, tant de respect pour les hommes et les choses de l'Église valaient bien de la part de l'épiscopat quelques égards pour les mécréants et les hérétiques qui détenaient le pouvoir depuis le 4 septembre. Il n'est que juste de reconnaître qu'un grand nombre d'évêques, moins peut-être par gratitude que par patriotisme, non seulement s'abstinrent d'entraver l'œuvre de la Défense nationale, mais s'efforcèrent loyalement d'y contribuer par leurs exhortations aux fidèles, leurs instructions au clergé, enfin le zèle avec lequel ils organisèrent des hôpitaux, des ambulances et mirent séminaristes et religieux à la disposition du gouvernement pour le soin des blessés[19]. L'évêque d'Angers Freppel[20], peu suspect — on en verra plus loin la preuve — de tendresse pour la régime républicain, s'honora comme bon Français en invitant ses séminaristes non seulement à servir comme ambulanciers, mais à s'engager dans la garde mobile ou dans la garde nationale mobilisée, ou dans les légions de MM. de Cathelineau et de Charette[21]. Il ne fut pas, du reste, le seul à tenir ce viril et noble langage. Ajoutons que dans les diocèses qui eurent le malheur d'être occupés par l'ennemi, les évêques usèrent en général avec zèle et courage de leur autorité morale pour adoucir les rigueurs et les exigences des vainqueurs à l'égard des populations.

Mais il faut ajouter que trop de prélats aussi, par l'inconsciente habitude d'attribuer les calamités publiques au penchant— inique, absurde et féroce — qu'aurait la divinité à punir des millions de fidèles pour l'incrédulité de quelques-uns, contribuèrent dans une certaine mesure à démoraliser la nation, dont il eût été si nécessaire de relever au contraire la confiance et le courage. Les plus modérés écrivaient, comme Meignan[22], que nous étions frappés parce que nous étions pécheurs, parce que notre pays s'était montré trop infidèle aux lois de l'Evangile[23]. Les plus ardents, comme Pie, évêque de Poitiers[24], se préoccupaient en outre de nous faire faire pénitence et éprouvaient le besoin de consacrer leurs ouailles au Sacré-Cœur, au lieu de les inviter simplement à défendre leur pays[25].

D'autres, ce qui est regrettable, allèrent plus loin et, sans se priver de l'amer plaisir de reprocher à la France ses péchés, ne reculèrent pas en pleine guerre devant des intrigues politiques tendant à saper par la base un gouvernement provisoire, il est vrai, mais auquel tous les bons citoyens, sans acception de parti, avaient pour devoir strict de se rallier devant l'ennemi commun. C'est ainsi que le remuant évêque d'Orléans recevait mystérieusement le prince de Joinville déguisé en paysan, s'entretenait deux jours avec lui et traitait, dans une lettre qui fut vue par Bismarck[26], de la nécessité d'une restauration monarchique, quand la seule nécessité qui s'imposât aux bons citoyens était de se battre. C'est ainsi que peu après, en décembre, le cardinal de Bonnechose[27], archevêque de Rouen, qui était resté fidèle à Napoléon III, n'ayant pas réussi à intéresser à l'empereur déchu les généraux allemands qui occupaient cette ville, allait jusqu'à Versailles pour le recommander instamment au vieux roi de Prusse. Il ne réussit qu'à s'attirer un refus un peu sec et une leçon de dignité patriotique que peut-être il ne comprit pas[28]. Puis, comme apparemment il ne voulait pas être venu pour rien, il se rabattit sur une autre requête, dont l'objet lui tenait également fort au cœur, et supplia Guillaume de se prêter du moins au rétablissement du pouvoir temporel du pape. Ce souverain lui répondit avec beaucoup de bon sens que ce n'était point à lui, protestant, à faire ainsi les affaires du chef de la catholicité et qu'il avait avant tout l'alliance italienne à ménager. Il ajouta, non sans une mortifiante ironie, que, quand Napoléon III serait rétabli sur le trône, ce qui ne dépendait pas de lui, il y aurait lieu de convoquer un Congrès qui rendrait peut-être au pape ses Etats.

Rétablir la puissance temporelle du Saint-Siège, telle était à cette époque, telle devait être longtemps encore la principale préoccupation de tous les évêques français, qui, s'ils n'allaient pas pour cela trouver le roi de Prusse, ne cessaient d'exprimer très hautement leurs vœux à cet égard par leurs lettres pastorales ou par leurs discours. Mais on ne voit pas en quoi une pareille campagne pouvait être profitable à l'œuvre si pénible de la défense nationale.

 

IV

La spoliation du pape pouvait être à ses yeux, comme à ceux de tout le clergé, un fait, ou, pour mieux dire, un crime profondément regrettable. La réparation de ce crime pouvait être profondément désirable. Mais il était d'autant plus inopportun d'en parler si haut que le gouvernement de la Défense nationale, — d'ailleurs tout à fait impuissant à y contribuer, — n'était pour rien dans cet événement et qu'il s'efforçait même loyalement, par de bons procédés à l'égard du pape, d'en atténuer autant que possible les conséquences matérielles et morales.

On se rappelle quel parti l'Empire aux abois avait cru devoir prendre à l'égard de la question romaine[29]. Déjà en guerre avec la Prusse, Napoléon III, sans vouloir autoriser Victor-Emmanuel à s'emparer de Rome, n'avait pas cru pouvoir sans imprudence ou sans péril pour sa dignité — prolonger l'occupation du territoire pontifical par les troupes françaises[30]. Depuis plusieurs semaines, il avait rappelé ses soldats. L'Empire une fois tombé, il fallait bien s'attendre à ce que les Italiens profitassent des circonstances pour mettre enfin la main sur leur capitale. Avant comme après, nul ne pouvait avoir sur ce point le moindre doute.

Etait-ce au gouvernement de la Défense nationale à les en empêcher ? Pas un catholique n'oserait le soutenir. Personne même n'eût pu le blâmer si, en retour d'une alliance dont la France avait tant besoin, il les y eût formellement autorisés. Cette alliance, malheureusement, le cabinet de Florence ne l'offrit pas, parce que notre impuissance ne nous permettait plus de lui faire nos conditions. Il n'en demanda pas moins, au moment d'envoyer ses soldats à Rome, que la France voulût bien dénoncer la convention du 15 septembre[31], c'est-à-dire ratifier par avance l'annexion de l'État pontifical au royaume d'Italie. A cette proposition, fort naturelle de sa part, mais qui parut indiscrète, notre ministre des Affaires étrangères, Jules Favre, répondit avec une dignité un peu larmoyante, suivant sa manière, que ses sentiments personnels à l'égard de ladite convention et de la politique de Napoléon III étaient bien connus ; que, de fait, la France ne pouvait empêcher les italiens d'aller à Rome et ne les en empêcherait pas ; mais qu'il n'appartenait pas à un gouvernement provisoire d'annuler des traités en l'absence de la représentation nationale ; que le pays se prononcerait plus tard sur cette question et qu'en attendant, lui, Jules Favre, ne se sentait pas le courage de contrister la majorité de ses concitoyens, attachés, à tort ou à raison, au pouvoir temporel du pape, en aidant l'Italie à lui porter le dernier coup.

D'autre part et en même temps, le gouvernement de la Défense chargeait (le 10 septembre) son représentant au Vatican de déclarer au secrétaire d'État Antonelli qu'il rie pouvait ni approuver ni reconnaître le pouvoir temporel du pape, niais qu'ayant avant tout pour mission de repousser l'étranger, il réserverait toutes les questions qu'il ne serait pas nécessaire de résoudre immédiatement et que, respectueux de la volonté de la nation, il lui laisserait la faculté de se prononcer librement sur la question romaine ; enfin, qu'il s'en tenait au statu quo, sous réserve expresse d'une politique nouvelle conforme à ses principes[32].

On sait ce qui s'ensuivit. Après l'inutile mission de Ponza di San-Martino et de plusieurs autres agents italiens venus à Rome pour inviter le pape à céder de bonne grâce, les troupes italiennes, entrées dès le 12 septembre dans l'État pontifical, prirent position le 19 devant la capitale. Le 20 au matin, après une résistance de pure forme, à laquelle Pie IX se hâta de mettre fin, elles y entrèrent et occupèrent bientôt toute la ville, à l'exception du Vatican, où le gouvernement italien déclarait dès lors hautement vouloir laisser au pape une indépendance absolue.

Cet événement, la Prusse, très désireuse, on le comprend, de ne pas se brouiller avec l'Italie, s'était gardée de le contrarier ; elle l'avait même, dans une certaine mesure, préparé par ses encouragements[33]. Quant à la France, qui avait voulu jusqu'au bout y demeurer étrangère, elle ne pouvait — tenant, elle aussi, à ménager le cabinet de Florence — protester contre le fait accompli. Non seulement elle ne protesta pas, mais elle accepta de bonne grâce l'inévitable. Le 22 septembre, Senard, représentant du gouvernement de la Défense à Florence, félicita Victor-Emmanuel, par une lettre qui fut rendue publique, de l'heureux événement qui délivrait Rome et consacrait l'unité de l'Italie, ajoutant, qu'il n'y avait pas moins lieu de louer l'habileté avec laquelle on avait su respecter et ménager le sentiment religieux.

Une pareille manifestation n'avait en somme rien d'incorrect — puisque le gouvernement de la Défense se bornait à approuver l'effet d'une politique à laquelle il ne s'était nullement associé —. On ne pouvait, du reste, lui reprocher de ne pas protester contre le renversement d'une autorité temporelle qu'il avait déclarée, dès le premier jour, ne pouvoir ni approuver ni reconnaître. Ajoutons que si, conformément 'a sa décision du 10 septembre, il ne croyait pas devoir se faire représenter par un ambassadeur au Vatican[34], il y entretenait, dans la personne de Lefebvre de Béhaine[35], un chargé d'affaires on ne peut plus dévoué à l'Église, comme à son chef. Ce diplomate était, en effet, un zélé catholique, qui jouissait de toute la confiance de Pie IX, aussi bien que d'Antonelli, et qui la méritait par le mal qu'il se. donnait pour complaire à l'un comme à l'autre et pour sauvegarder, dans la mesure du possible, les intérêts du Saint-Siège[36].

On ne voit pas que ni cet agent ni son gouvernement aient rien fait jusqu'à la fin de la guerre pour détourner le pape de l'attitude intransigeante qu'il avait prise dès le 20 septembre à l'égard du cabinet de Florence. Au lendemain du jour où les Italiens s'étaient emparés de Rome, le cardinal secrétaire d'État, par une protestation indignée, avait fait savoir au inonde diplomatique que son maître n'entrerait jamais en accommodement avec ses spoliateurs, qu'il n'aurait avec eux aucun rapport et que, prisonnier volontaire au Vatican, il attendrait sans capituler l'heure où sa puissance temporelle lui serait rendue. Vainement, le 2 octobre, la population de l'État pontifical avait-elle, par un plébiscite presque unanime[37], voté l'annexion de ce territoire au royaume d'Italie. Vainement La Marmora, représentant de Victor-Emmanuel dans la nouvelle capitale, avait-il publiquement fait connaître (18 octobre) les garanties fort larges par lesquelles son gouvernement entendait assurer l'indépendance du Saint-Siège. Antonelli avait répondu par un non possumus plus radical encore que le premier (circulaire du 8 novembre) ; et, vers le même temps, le colérique Pie IX, par l'encyclique Respicientes ea omnia, ne s'était pas borné à développer les motifs politiques et religieux de ce refus, mais avait solennellement frappé d'excommunication les usurpateurs du bien de l'Église, ainsi que leurs complices. Or, on voit dans la correspondance de Lefebvre de Béhaine que ce chargé d'affaires approuvait de tout cœur cette intransigeance, et l'on ne voit nulle part que le comte de Chaudordy, diplomate de carrière, délégué aux Affaires étrangères sous l'autorité du gouvernement de Tours, se soit, à cette époque, montré moins complaisant que lui pour la cour du Vatican.

Le pape étant si bien résolu à ne pas céder, les esprits superficiels pouvaient s'étonner qu'il s'obstinât à ne pas quitter Rome, alors qu'il avait si peu hésité à fuir cette ville en 1849 pour ne pas se soumettre à la révolution. D'autre part, certains politiques, peu superficiels et peu naïfs, désiraient vivement, dans un intérêt facile à comprendre, qu'il prit ce parti et l'y incitaient de toutes leurs forces. De ce nombre était Bismarck, qui le faisait, en septembre et octobre 1870, inviter par d'Arnim à se retirer en Allemagne, à Mayence, par exemple, ou à Cologne, où toutes facilités lui seraient laissées pour exercer sa puissance pontificale. Le chancelier de Prusse voyait à cette solution l'avantage — inappréciable pour son gouvernement — de soustraire le pape à la protection de la France et peut-être aussi de rendre dociles les catholiques allemands, que sa politique religieuse commençait à effaroucher. L'Angleterre, d'autre part, 'offrait aussi au Saint-Père un asile dans l'île de Malte. Mais Chaudordy et Lefebvre de Béhaine le dissuadaient, au contraire, de toutes leurs forces d'accepter de pareilles propositions. Il faut dire qu'ils n'avaient que fort peu de peine à l'en détourner. Au fond. Pie IX, ainsi qu'Antonelli et la plupart des cardinaux, ne voulait nullement s'en aller. Il sentait fort bien qu'aucune puissance n'étant, pour le moment, disposée à le ramener à Rome par la force des armes, comme en 1849, il jouerait trop gros jeu à quitter là place. Il se disait, d'autre part, avec beaucoup de raison, que, si la papauté allait s'établir loin de Rome, elle dérouterait la chrétienté et perdrait rapidement les trois quarts de son prestige, ainsi que de sa puissance morale. Il ne tenait pas plus à quitter la Ville éternelle que le gouvernement italien- ne tenait, pour des motifs faciles à comprendre, à le voir partir. Il n'eût pris — comme il ne prendrait encore — ce parti que s'il y avait eu pour lui nécessité matérielle évidente d'agir ainsi. Dans ce cas, c'était plutôt à la France, fille canée qu'à des puissances hérétiques, comme la Prusse et l'Angleterre, ou pour le moment en délicatesse avec le Saint-Siège, comme l'Autriche-Hongrie, qu'il aurait demandé asile. Le gouvernement de la Défense nationale se montrait, du reste, flatté de cette préférence et faisait savoir qu'il serait heureux de recevoir le pape, par exemple dans l'île de Corse. En outre, et pour parer à toute éventualité, il entretenait dans le port de Civita-Vecchia la frégate l'Orénoque, qui restait à la disposition du pape au cas où il lui aurait pris fantaisie de s'embarquer.

On voit par ce qui précède combien les hommes du 4 septembre furent éloignés de vouloir léser, froisser ou contrarier en quoi que ce soit la cour du Vatican. Il n'est donc pas étonnant que le Souverain Pontife ait répondu à leurs bons offices et à leurs respects par quelques démonstrations courtoises et quelques marques de bienveillance qu'il avait, du reste, intérêt à ne leur point refuser et qui, après tout, ne lui coûtaient guère. On voit, par la correspondance de Lefebvre de Béhaine, qu'Antonelli ne perdait aucune occasion, non plus que Pie IX lui-même, d'exprimer son admiration pour l'héroïque fermeté du gouvernement de la Défense nationale et de faire des vœux pour le succès de nos armes. Le Saint-Père envoyait son offrande personnelle — dix mille francs — pour nos blessés. Il alla même, en novembre — quand Thiers eut échoué non seulement dans sa tournée diplomatique auprès des grandes puissances, mais dans sa tentative pour obtenir de Bismarck un armistice — jusqu'à offrir ses bons offices aux belligérants, comme il l'avait fait sans succès au mois de juillet précédent. La lettre qu'il adressa directement au roi de Prusse (le 16 novembre) pour l'incliner au parti de la paix et celle que l'archevêque Guibert écrivit de sa part à la délégation de Tours dans la même intention[38] (le 29 novembre) dénotaient certainement un désir sincère et louable de mettre un terme à la guerre dont notre malheureux pays avait déjà tant souffert. Le gouvernement de la Défense s'en montra reconnaissant, comme il le devait. Mais le pape lui-même ne pouvait se dissimuler combien son intervention devait rester platonique et infructueuse. Il eût fallu être plus naïf qu'il ne l'était pour croire qu'a ce moment des négociations fussent possibles entre la Prusse, qui ne voulait à aucun prix renoncer à l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine, et les hommes du septembre, qui parlaient encore de guerre à outrance et, applaudis par le pays, s'en tenaient glorieusement à la formule de Jules Favre : Pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses ! Ni le roi Guillaume ni Bismarck ne répondirent à la proposition pontificale ; et le gouvernement de la Défense nationale se contenta de faire remercier indirectement le pape par l'organe de Chaudordy. Au fond, c'était plus pour lui-même que pour nous que le Saint-Siège entendait travailler par de pareilles démarches. Car outre l'avantage évident de s'assurer ainsi la gratitude de la plus grande des nations catholiques, dont il tenait à tout prix à conserver la clientèle, il se disait que si, par impossible, l'arbitrage de la papauté, depuis si longtemps dédaigné, était accepté de nouveau par deux des plus grandes puissances de l'Europe, il en résulterait pour elle un relèvement de prestige et de puissance morale dont elle ne pourrait manquer de bénéficier.

 

V

Les motifs que nous venons d'indiquer n'étaient pas les seuls qui eussent poussé Pie IX à intervenir en faveur de la paix. On voit en effet, par ses instructions à l'archevêque de Tours, qu'il s'inquiétait beaucoup à cette époque des progrès que le concours offert par Garibaldi et ses volontaires au gouvernement de la Défense nationale pourrait faire faire en France au parti révolutionnaire et anticlérical : On sait que le grand patriote italien, oubliant le siège de Rome de Mentana pour ne se souvenir que de Solférino, était venu généreusement combattre pour la France, alors que Victor-Emmanuel nous refusait son alliance. L'attitude hostile qu'il avait prise depuis longtemps et le langage violent qu'il avait tant de fois tenu à l'égard de la papauté[39] lui avaient valu l'exécration du Saint-Père. Aussi voyons-nous ce dernier envoyer par Guibert à la France le 12 novembre 1870, le prudent et sérieux conseil de ne pas prêter l'oreille aux pernicieuses doctrines qui tendent au renversement de l'ordre public et que ne cessent de répandre et de propager dans son sein des hommes de désordre venus chez elle sous prétexte de lui prêter le secours de leurs armes...

Ces recommandations étaient, du reste, presque superflues. Les hommes de Tours ne les avaient pas attendues pour donner au Saint-Siège des gages de leur complaisance et de leur respect. Ils étaient en effet si désireux de ne pas déplaire au pape qu'ils s'étaient tout d'abord montrés plutôt contrariés et gênés que satisfaits de l'arrivée de Garibaldi[40]. Ce vaillant homme avait même été un moment sur le point de repartir pour l'Italie. C'eût été là une honte pour le gouvernement de la Défense nationale. Gambetta était heureusement survenu à temps (le 9 octobre) pour l'en préserver. Grâce à lui l'illustre partisan avait été honorablement reçu et un commandement lui avait été confié dans les Vosges. Il est vrai que peu après, sur les réclamations de patriotes catholiques et ultramontains, comme Keller[41], qui ne voulaient à aucun prix combattre ni sous Garibaldi ni à ses côtés, le dictateur, déjà fort opportuniste, l'avait ramené en Bourgogne, où il tint rudement tête aux Allemands jusqu'à la fin de la guerre. Les hommes de Tours avaient d'autre part toléré qu'à Rome Lefebvre de Béhaine, loin d'encourager les Français qui voulaient aller rejoindre Garibaldi, s'efforçât de les en détourner[42]. Ils laissaient dans noire pays l'épiscopat et le parti ultramontain se déchaîner avec la dernière violence contre notre vaillant auxiliaire, le calomnier, le dénoncer, du haut de la chaire ou dans leurs journaux comme responsable de nos malheurs et attribuer sottement ou cyniquement à son intervention la colère divine qui s'appesantissait sur la France. Mais ce n'était sans doute pas assez aux yeux de Pie IX, qui eût apparemment voulu quo les hommes du 4 septembre chassassent Garibaldi comme un pestiféré.

Toutes ces déclamations et ces fureurs étaient d'autant plus injustes el déplacées que dans le même temps la délégation de Tours et de Bordeaux[43] se faisait un devoir non seulement d'utiliser avec l'empressement le plus flatteur toutes les bonnes volontés catholiques qui s'offraient à lui, mais de les louer avec éclat et de les récompenser avec profusion. Loin de méconnaître les services des religieux et religieuses qui, sur les divers points du théâtre de la guerre, se dévouaient alors pour le salut des blessés, il les accablait littéralement des marques de sa reconnaissance. Le gouvernement de la Défense nationale, dit un historien clérical[44], n'avait pas alors assez d'éloges pour ces Frères, ces Sœurs héroïques, ni assez de médailles, ni assez de croix d'honneur !... Quant aux nobles, si passionnément royalistes et catholiques qui, désireux de se montrer bons Français en même temps que bons chrétiens, servaient alors le pays soit dans la garde mobile, soit dans l'armée active — les Carayon-Latour, les Cazenove de Pradine, les du Temple, etc. —, les décorations et les grades pleuvaient sur eux chaque jour. On peut même trouver qu'à l'égard de certains d'entre eux, qui ne voulurent servir qu'à la tête de corps francs, le gouvernement de la Défense poussa la bienveillance un peu loin et ne se montra pas toujours d'une absolue prudence. C'est ainsi que Charette, ancien colonel des zouaves pontificaux, qui n'en avait, en somme, amené que 300, fut non pas versé avec ses hommes dans l'armée régulière, mais autorisé à lever une légion de volontaires qu'il alla recruter sous le patronage de l'évêque de Poitiers[45], dans les départements où l'insurrection vendéenne avait sévi avec tant de violence en 1793. Ses hommes, dont beaucoup descendaient des soldats du premier Charette, furent embrigadés — sous le nom de Volontaires de l'Ouest — au nom de la religion plus encore qu'au nom de la France. Comme leurs devanciers ils portèrent sur la poitrine l'image du Sacré-Cœur ; comme eux ils constituèrent une troupe à la fois royaliste et pontificale qui se battit honorablement, mais qui pouvait évidemment devenir un danger pour la République. Même latitude fut laissée à Cathelineau, dont le nom était aussi un drapeau de contre-révolution et dont les volontaires, parés des mêmes emblèmes, étonnèrent parfois les populations de Nantes et d'Angers par la ferveur de leurs manifestations religieuses. A l'égard de ce dernier, aussi bien que de Charette, les républicains et les mécréants de Tours et de Bordeaux ne furent avares ni d'éloges ni de récompenses. Tous deux furent nommés généraux.

 

VI

Si le gouvernement de la Défense nationale sut reconnaître avec tant de libéralisme les services des ultramontains et des royalistes, il n'est pas étonnant que le pays ne leur ait pas non plus ménagé les témoignages de sa gratitude au lendemain de la guerre. Il n'est même pas téméraire d'affirmer que par l'éclat de sa propre reconnaissance il contribua puissamment à les rendre populaires et à les désigner, eux et leurs amis, au suffrage universel qui leur fit, le 8 février 1871, dans la nouvelle représentation nationale, une place si peu proportionnée à leur importance numérique et à leur influence réelle dans la nation. Les élections improvisées qui eurent lieu, sous l'impression toute vive des derniers événements, peu de jours après l'armistice, envoyèrent à l'Assemblée de Bordeaux un nombre extraordinaire de royalistes ultramontains, dont beaucoup, tout à fait inconnus avant la guerre, durent leur mandat au patriotique exemple qu'ils venaient de donner. Est-ce à dire pour cela que le pays entier fût disposé à les imiter et voulût la guerre à outrance, comme Gambetta ? Non, malheureusement. La France admirait fort ceux qui s'étaient battus pour elle. Mais, après quelques mois de belle résistance, elle était lasse et désirait la paix. La paix ! Tel était, hélas ! le cri presque général au commencement de 1871. Et comme l'homme en qui l'idée républicaine semblait incarnée voulait au contraire continuer la lutte, les partis hostiles à la République obtinrent aux élections un succès foudroyant, dont eux-mêmes sans doute furent surpris. Dans la majorité des départements, les listes de coalition réactionnaire, patronnées par le clergé, triomphèrent sans peine. 200 républicains — 250 en comptant les indécis qui devaient bientôt se rallier à eux — furent élus au 8 février ; encore n'étaient-ils guère unis et les hommes du 4 septembre, pour la plupart fort discrédités[46], ne paraissaient-ils plus capables de les discipliner et de les conduire. Ce n'était guère que le tiers de l'Assemblée. Quant à la majorité, elle ne comptait qu'un très petit nombre de bonapartistes — la France à ce moment avait horreur de ce parti —. Elle se composait presque entièrement de royalistes qui, dès le premier jour, eussent pu rétablir pour un temps la monarchie s'ils eussent été unis. Fort heureusement ils ne l'étaient pas.

Les uns tenaient pour la royauté légitime et de droit divin ; c'étaient les partisans du comte de Chambord, qui n'étaient même pas tous entre eux en parfait accord : car il y en avait qui n'ayant, comme les ultras de 1815, rien appris ni rien oublié, voulaient, comme leur prince, que la royauté fût rétablie sans conditions, sauf au souverain à octroyer ensuite de son plein gré la Charte dont il jugeait convenable de doter ses sujets[47], mais il y en avait de plus politiques, qui admettaient qu'il y en entente préalable entre l'Assemblée et le futur roi[48].

Les autres, plus nombreux, et qui ne rejetaient pas absolument, comme les légitimistes intransigeants, le principe de la souveraineté nationale, souhaitaient une royauté contractuelle et parlementaire ; c'étaient les orléanistes, les partisans du comte de Paris. Entre eux non plus l'union n'était point parfaite, car si le gros du parti tenait avant tout pour la monarchie[49], certains, plus attachés encore aux principes de 1789 qu'au principe monarchique, ne rivaient au fond qu'un gouvernement à la fois conservateur et libéral et pouvaient être gagnés un jour, comme ils le furent, par l'idée républicaine, si elle leur offrait les garanties essentielles qu'ils cherchaient[50].

Ce qu'il y avait de certain, c'est que, chacun pris à part, ni le parti légitimiste ni le parti orléaniste ne pouvait triompher sans le concours de l'autre. Les deux branches de la famille royale, depuis si longtemps divisées, se réconcilieraient-elles enfin pour rendre la restauration possible ? C'était ce que souhaitaient les sages. Mais ce rapprochement ne semblait pas encore près de se faire, En attendant, la majorité était partagée, par suite impuissante. Mais ce qui lui manquait sur le terrain politique ne lui faisait pas défaut sur le terrain religieux. La majorité était dès le début, comme elle le fut jusqu'à la fin, foncièrement cléricale et ultramontaine. Le clergé, qui l'avait faite, pouvait tout attendre d'elle. Et il y était du moins représenté par un homme de haute valeur, Dupanloup, qui à lui seul valait une armée[51].

L'épiscopat — un épiscopat tout entier syllabiste et infaillibiliste — inspirait et dirigeait (on s'en aperçut bientôt) cette assemblée, la plus réactionnaire et surtout la plus cléricale qu'on eût vue en France depuis la Chambre introuvable. Or, que se proposait à ce moment l'épiscopat ? C'est ce qu'on ne tarda pas à savoir : En premier lieu rétablir le pouvoir temporel du pape ; en second lieu pourvoir la France d'un roi légitime et bien pensant ; enfin, sans attendre cette double restauration, ramener la société civile sous les lois de l'Église ; tel est bien le programme que.ses porte-paroles ne cessèrent de soutenir à l'Assemblée de Bordeaux et de Versailles.

Comment une pareille assemblée crut-elle devoir confier le pouvoir exécutif à Thiers, qui n'était ni légitimiste ni clérical et qui rêvait au fond de fonder la République ? C'est ce dont on a lieu tout d'abord d'être bien surpris. On se l'explique en considérant que la tâche la plus urgente de nos représentants était alors de faire la paix et que l'idée de la paix semblait personnifiée dans cet homme d'État, comme celle de la guerre l'était en Gambetta. La nation n'avait oublié ni ses efforts désespérés pour prévenir le conflit franco-allemand en juillet 1870, ni les démarches qu'il avait faites depuis pour y mettre fin. Vingt-sept départements l'avaient élu député, deux millions de suffrages s'étaient portés sur son nom. La France l'avait manifestement désigné comme chef de l'État. Il faut ajouter que les partis monarchiques — un de leurs représentants les plus autorisés l'a naïvement avoué[52] — voyaient dans la conclusion d'une paix forcément onéreuse et humiliante une tâche ingrate qu'ils ne voulaient pas assumer, de peur de rendre impopulaire le roi de leurs rêves. Cette tâche, ils la laissaient généreusement à la République qui, après l'avoir accomplie, serait, à leur sens, discréditée à jamais dans notre pays. Ils raisonnaient fort mal ; car la paix, suivie de la libération du territoire, devait être pour Thiers, comme pour son gouvernement, une source nouvelle de popularité. Mais enfin ils raisonnaient ainsi. Il ne leur déplaisait pas en outre de placer à la tête de l'État un homme qui avait longtemps défendu le pouvoir temporel du pape, qui avait servi comme ministre une monarchie, qui, sans être personnellement clérical, avait soutenu, par politique, la réaction cléricale de 1850, et qui, pour ces diverses raisons, semblait offrir quelques garanties au parti du trône et de l'autel.

Les profonds tacticiens de 1871 ne comprenaient pas, tout d'abord, que, dévoré d'ambition et pleinement conscient de sa haute valeur, cet homme d'État ne se résignerait plus, après avoir tenu le premier rang, à n'occuper que le second ; ensuite, que, s'il aimait le pouvoir, il aimait aussi son pays et ne l'abandonnerait pas volontiers, vaincu et ruiné, aux hasards de restaurations et de révolutions nouvelles. Comment en outre ne le jugeaient-ils pas assez avisé pour comprendre que l'Assemblée du 8 février, produit de l'effarement et de la surprise, ne représentait pas véritablement la France, — pour s'associer à l'opinion vraie du pays, qui tendait à la République, et fortifier ainsi cette forme de gouvernement en lui apportant l'appoint de sa propre popularité ? Ces considérations ne venaient, au début, qu'à très peu d'esprits. Si quelques-uns, malgré le pacte de Bordeaux[53], se méfiaient déjà de lui, ils se disaient qu'après tout il resterait soumis à l'autorité de l'Assemblée ; qu'elle le tiendrait toujours à sa discrétion et qu'elle pourrait toujours le renverser quand elle n'aurait plus besoin de lui. Restait à savoir si alors il ne serait pas trop tard et si ces fins politiques ne se jouaient pas à plus fin qu'eux-mêmes.

Il ne fallait rien moins que le talent, l'énergie, l'autorité de cet homme d'État pour contenir — du moins dans une certaine mesure — le cléricalisme intempérant de la nouvelle Assemblée. Vu le besoin qu'elle avait de ses services, elle le laissa tout d'abord composer à sa guise son ministère ; et, s'il y fit entrer principalement des représentants des divers groupes de la majorité de l'Assemblée, il eut soin de les prendre parmi les plus modérés et les plus prudents[54], il y appela aussi, pour ménager le parti républicain — dont il espérait bien — secrètement — faire son principal auxiliaire —, trois des hommes du 4 septembre : il en vrai que ces derniers étaient également on ne peut plus modérés et disposés aux plus grands ménagements envers l'Église. C'étaient Ernest Picard, le plus tolérant des sceptiques ; Jules Simon qui, déjà mordu au cœur par l'ambition de succéder un jour à Thiers, ne croyait pas pouvoir y parvenir sans gagner les bonnes grâces des conservateurs ; enfin Jules Favre, spiritualiste sentimental et phraseur, moralement subjugué par Thiers et qui, du reste, avait depuis le 4 septembre donné la mesure des égards que la cour de Rome pouvait attendre de lui[55].

Hâtons-nous d'ajouter que la mesure dans laquelle le nouveau chef du pouvoir exécutif put contenir de cléricalisme de l'Assemblée était et resta toujours fort étroite. Dès le début de ses travaux (13 février), cette Assemblée avait préludé à ses incoercibles égarements en outrageant Garibaldi présent au lieu de le remercier de ses vaillants services[56]. Remarquons qu'à cette époque et plus tard encore les bandes royalistes et ultramontaines de Charette et de Cathelineau restaient dans l'Ouest, menaçantes, sans que leurs manifestations religieuses fussent en rien troublées. Dans le même temps, les évêques prêchaient de toutes parts en faveur du pape-roi, appelaient hautement de leurs vœux un pouvoir réparateur et chrétien[57], attribuaient nos malheurs à la colère divine, parlaient de récents miracles et d'expiations nécessaires. Par-dessus tout la droite de l'Assemblée et les partis qu'elle représentait manifestaient l'aversion la plus provocante contre Paris, parce que cette ville était depuis longtemps en France le principal foyer non seulement des idées révolutionnaires, du radicalisme et du socialisme, mais aussi de l'anticléricalisme et de l'irréligion. Les députés monarchistes et ultramontains ne montraient que trop par leur attitude et par leurs discours qu'ils n'étaient venus à Bordeaux que pour pousser à bout la capitale, c'est-à-dire l'inciter à quelque folie qui pût motiver la réaction politique et religieuse si passionnément désirée par eux. Quiconque les a vus de près ne peut avoir à cet égard le moindre doute[58].

Il n'est pas d'outrages, de menaces, d'avanies dont Paris et les Parisiens n'aient été l'objet de leur part pendant les quelques semaines que l'Assemblée tint ses séances à Bordeaux. Cette grande et glorieuse cité qui venait de donner durant cinq mois de siège avec tant de vaillance et de bonne humeur la mesure-de son patriotisme et dont la susceptibilité venait d'être mise à une si rude épreuve par l'armistice, les préliminaires de la paix et le défilé des Allemands aux Champs-Elysées (1er mars) était chaque jour vilipendée par les réacteurs comme si elle eût failli à son devoir. Ce n'est pas tout : l'Assemblée, avec autant d'injustice que d'imprudence, semblait prendre plaisir à l'exaspérer par les mesures les plus contraires à ses intérêts ou à ses droits. Au moment même où s'organisait ce Comité central d'où devait sortir la Commune, quand il suffisait d'un mot pour faire éclater la formidable insurrection qui couvait depuis longtemps dans la grande cité, la majorité de Bordeaux jugeait à propos de réduire au désespoir les petits commerçants et à la misère les ouvriers de Paris par ses lois sur les échéances et sur la solde de la garde nationale. C'était enfin l'heure qu'elle choisissait pour témoigner à cette ville la plus injurieuse — comme la moins courageuse — méfiance en la décapitalisant au profit de Versailles, la ville du roi-soleil, où elle résolut de s'établir avec le gouvernement à partir du 20 mars. Et juste dans le même temps, le pouvoir exécutif, pour lui complaire, supprimait sans jugement, au nom de l'état de siège, les journaux les plus populaires de Paris. C'était vraiment vouloir rendre la Commune inévitable.

 

VII

Nous n'avons pas à retracer ici les circonstances au milieu desquelles la Commune naquit, non plus qu'à rechercher si, à la dernière heure, l'insurrection pouvait encore être évitée ; — si Thiers fit bien ou mal d'ordonner cette surprise de Montmartre qui avorta et provoqua le soulèvement ; enfin pour quels motifs véritables, au lieu de tenir tête à l'orage, il jugea bon de s'enfuir avec tout le gouvernement et d'abandonner Paris, qu'il fut ensuite obligé de reprendre. Les insurgés, dont beaucoup étaient des hommes de bonne foi, dont d'autres étaient des aventuriers désireux de pêcher en eau trouble ou de jouir du présent sans souci de l'avenir, commirent en déclarant la guerre à Versailles, non seulement une criminelle illégalité, mais une insigne folie ; car si, par impossible, ils eussent triomphé des Versaillais, ils eussent infailliblement succombé devant les Allemands, qui auraient alors occupé Paris. Mais cette folie, la majorité de Paris, bien que peu favorable à la Commune, la laissa faire, parce qu'elle se voyait abandonnée et qu'après tout elle aussi se sentait exaspérée contre l'Assemblée.

L'Assemblée, dans les jours qui suivirent le 18 mars, aggrava encore le situation comme à plaisir par le mauvais vouloir tenace et cruel qu'elle opposa à toutes les tentatives de transaction[59]. De là le caractère révolutionnaire, violent, des élections du 26 mars, qui donnèrent naissance à la Commune. L'idée que l'Assemblée nationale était avant tout un foyer de réaction monarchique et cléricale s'étendit et s'affermit de plus en plus dans Paris quand on apprit que les bandes de Charette et de Cathelineau, si peu nécessaires et qu'il eût été si sage de laisser au loin, étaient au contraire mandées à Versailles. Et la guerre civile qui, semblait encore, vers la fin de mars, pouvoir être conjurée, éclata enfin, furieuse, irrésistible, aux premiers jours d'avril. Beaucoup de républicains ne voulurent voir qu'une chose, c'est que la République était menacée par les Versaillais, et, résolument, s'attachèrent pour la défendre au parti de l'insurrection.

On ne peut s'étonner que la révolution communaliste ait eu à partir de cette époque une couleur particulièrement anticléricale et que les mesures les plus provocantes aient été prises à l'égard de l'Église par le pouvoir nouveau. Dès le 30 mars, par ordre de la Commune, il fut procédé en grande pompe à la désaffectation religieuse du Panthéon, dont la croix fut abattue et remplacée par le drapeau rouge. Le 1er avril, un décret rendu à l'Hôtel de Ville prononça la séparation des Églises et de l'État et ordonna l'inventaire et la mise sous séquestre des biens ecclésiastiques[60]. Les jours suivants, l'exécution dudit décret amena des actes plus graves. Sans parler des faits de pillage qui eurent lieu en divers endroits[61], le bruit s'étant répandu que certains membres du clergé cherchaient à soustraire aux investigations de l'autorité municipale les objets mobiliers appartenant aux églises, aux presbytères ou aux couvents ; que plusieurs établissements religieux recélaient des amas d'armes et de munitions ; enfin qu'un coup de feu avait été tiré de chez les Jésuites de la rue des Postes sur les fédérés, des ordres d'arrestation furent lancés et, à partir du 3 avril, un certain nombre de prêtres et de religieux furent conduits en prison[62]. De tous ces prisonniers, le plus important fut l'archevêque de Paris, qui, dès le 4 avril, fut saisi dans son palais et mené au dépôt de la Conciergerie, d'où on le transféra bientôt à Mazas, ainsi que l'abbé Deguerry, curé de la Madeleine. Le délégué de la Commune à la Préfecture de police, Raoul Rigault, bouffon cruel et cynique, se donna le plaisir de brutaliser ou de railler les captifs dans des interrogatoires sommaires qui sont demeurés célèbres. Quelle est votre profession ? demandait-il à un père Jésuite. — Je suis serviteur de Dieu. — Où habite votre maitre ?Il est partout. — Greffier, écrivez : Un tel, se disant serviteur d'un nommé Dieu, en état de vagabondage. — Darboy, qui lui fut amené aussi, ayant commencé à dire : Mes enfants..., Rigault l'interrompit par ces mots : Il n'y a pas d'enfants ici, il n'y a que des magistrats... : Voilà dix-huit cents ans que vous nous la faites à la fraternité, il est temps que cela finisse[63]... Le ton de ce singulier magistrat faisait déjà comprendre ce que les prêtres avaient à redouter de la Commune, ou du moins de certains de ses partisans.

Après la Séparation, après les arrestations, vint le décret sur les otages. Les hostilités venaient de commencer entre les troupes du gouvernement et celles de la Commune (2 avril 1871). Ces dernières avaient eu partout le dessous. Mais les chefs de l'armée de Versailles avaient, cruellement et sans honneur, fait fusiller, après tout combat, des prisonniers désarmés, parmi lesquels la Commune comptait un de ses généraux, nommé Duval[64]. Le bruit courait à Paris que ces meurtres se multipliaient. A ce système atroce de répression, les hommes de l'Hôtel de Ville ripostèrent dès le 5 avril par une mesure atroce aussi et depuis longtemps réprouvée par tous les peuples civilisés. Ils décidèrent, en effet, qu'un jury d'accusation pourrait déclarer otages, après débats, les personnes arrêtées comme suspectes et qu'en cas d'exécution sommaire de soldats ou de partisans de la Commune par les Versaillais, un nombre triple d'otages serait mis à mort[65]. Œil pour œil, dent pour dent, tel était maintenant le mot d'ordre de la Commune[66] et il semblait bien que ses malheureux prisonniers fussent à très bref délai destinés à périr.

Il s'écoula cependant bien du temps encore avant qu'ils fussent passés par les armes. En fait leur mort, comme on le verra plus loin, ne fut pas ordonnée par la Commune.

Les intentions du gouvernement insurrectionnel étaient, en réalité, loin d'être aussi sanguinaires que le décret du 5 avril aurait pu le faire croire. La résistance à cette mesure avait été fort vive dans cette assemblée, dont plusieurs membres avaient, après le vote, donné leur démission. Beaucoup de ceux qui restaient la désapprouvaient ou ne l'approuvaient qu'en principe et n'entendaient pas qu'on poussât les choses jusqu'à l'exécution. Si la presque totalité des hommes de l'Hôtel de Ville étaient anticatholiques et antichrétiens ; si beaucoup même se proclamaient hautement athées, il n'en manquait pas que les questions religieuses laissaient absolument indifférents et qui, dans la pratique, inclinaient par goût à la tolérance. Des gens comme Miot, Beslay, Vermorel, Jourde, Varlin, Malan, etc., n'étaient certainement ni des persécuteurs, ni des fanatiques. Vallès disait dédaigneusement que Dieu ne le gênait pas et qu'il n'y avait que Jésus-Christ qu'il ne pût pas souffrir, comme toutes les réputations surfaites[67]. Il y avait des jours où Rigault lui-même, sans se relâcher de son irrévérencieux persiflage à l'égard de la religion, se montrait accommodant envers les prêtres et les remettait en liberté sans se faire trop prier[68]. Ajoutons que quelques membres de la Commune, et même de ceux qui politiquement étaient capables des pires violences, étaient restés sincèrement catholiques et ne s'en cachaient pas. Et je me souviens d'avoir entendu Régère, vers la fin d'avril ou le commencement de mai, dire qu'il venait de conduire au catéchisme de Saint-Etienne-du-Mont un de ses enfants, qui devait y faire sa première communion.

En fait, le décret sur les otages, qui était un retour à la barbarie et qui souleva une réprobation si justifiée dans toute la France, sembla longtemps destiné à rester lettre morte. Plus de quinze jours s'écoulèrent sans que la Commune fit mine seulement d'y donner suite. Le 22 avril seulement parut le décret instituant le jury d'accusation chargé de l'appliquer aux prisonniers. Les substituts du procureur de la Commune[69] qui devaient y représenter le ministère public ne furent nommés que le 1er mai, et le milieu de ce mois arriva sans que le jury eût encore tenu sa première audience.

Au fond, et très probablement, la Commune n'avait voulu, en portant le fameux décret, qu'intimider le gouvernement de Versailles et l'obliger à mettre un terme aux exécutions sommaires qui, effectivement, furent pour un temps interrompues. Elle songeait bien moins à verser le sang des prêtres qu'elle tenait dans ses prisons qu'à se servir d'eux comme d'un moyen d'échange pour obtenir la mise en liberté de certains prisonniers gardés par ledit gouvernement. On sait l'intérêt passionné qu'elle attachait notamment à la libération de Blanqui, le vieux conspirateur révolutionnaire, qu'elle vénérait comme un patriarche et qu'elle eût été si heureuse d'avoir à sa tête. Un ami de ce dernier, nommé Flotte, lui suggéra l'idée de demander à Thiers qu'il fût relâché moyennant la remise de Darboy, de l'abbé Deguerry et de quelques autres prisonniers de marque qui devaient être chers à l'Église. La proposition fut acceptée avec empressement ; et, dès le 12 avril, l'abbé Lagarde, vicaire général de l'archevêque, incarcéré avec lui, fut relâché conditionnellement et partit pour Versailles avec une lettre par laquelle Darboy soumettait instamment cette offre au chef du pouvoir exécutif[70].

Il est encore impossible d'expliquer entièrement la négociation qui s'ensuivit et les motifs réels qui la firent échouer. Le fait est qu'après dix jours de pourparlers avec Lagarde, Thiers refusa catégoriquement l'échange proposé et que la commission de quinze membres qui lui avait été adjointe par l'Assemblée nationale, commission peu suspecte d'anticléricalisme, ne fit rien non plus pour la rendre possible. Le prétexte donné pour colorer ce refus fut qu'accepter l'offre de la Commune serait l'encourager à prendre de nouveaux otages et à recommencer sa campagne d'intimidation[71]. On n'ose s'arrêter à l'idée que Thiers et les hommes de l'Assemblée aient eu l'horrible arrière-pensée de pousser la Commune par leur refus aux pires excès, pour justifier par ces excès mêmes l'impitoyable répression qu'ils méditaient et qu'ils effectuèrent. Les amis de la Commune ont pu le croire. Il est plus charitable de prendre au sérieux cette assertion de Jules Simon que personne à Versailles, non, personne, ne croyait que les jours des otages fussent menacés...[72] Mais alors que penser de la naïveté de ces gouvernants, à qui manquaient si peu les informations[73] et qui avaient jusque-là donné si peu de preuves de naïveté ?

Que la Commune, c'est-à-dire l'autorité installée à l'Hôtel de Ville, ne voulût pas la mort des otages, c'est ce dont je demeure bien convaincu ; et il me paraît très probable que si elle fût demeurée maîtresse à Paris jusqu'au bout de la lutte contre Versailles, ces malheureux n'eussent pas péri. Sous l'influence de ceux de ses membres qui répugnaient à la persécution des prêtres, on voit qu'assez longtemps et notamment pendant tout le mois d'avril et une partie de mai, les violences matérielles contre le clergé furent relativement rares et de peu de gravité. Malgré beaucoup de paroles, de décrets, de menaces, il jouit encore quelque temps, en somme, d'une tranquillité et d'une liberté qu'au lendemain du 18 mars il n'eût guère osé espérer. Sans doute, les Congrégations avaient été proscrites ; mais en dehors de celles des jésuites, des dominicains et de quelques autres qui étaient particulièrement impopulaires, la plupart purent vivre à peu près en paix et continuer même à enseigner dans leurs écoles. Quant aux églises, on a fait grand bruit de celles qui furent fermées d'autorité sous la Commune. Bien des gens croient encore de nôs jours qu'à cette époque le culte fut de fait entièrement supprimé dans Paris. C'est une grosse erreur. Sur les 67 églises de la capitale, une douzaine seulement furent fermées avant la grande bataille de mai[74]. La vérité est qu'un grand nombre furent visitées par ordre de la Commune ou de ses agents ; qu'il y fut fait des perquisitions, des inventaires, des saisies partielles d'objets mobiliers — qui entraînèrent parfois quelques actes de pillage — ; mais que dans la plupart d'entre elles le clergé put demeurer, sans que le culte fut interrompu[75]. Dans six églises[76], il n'y eut que de simples visites, sans saisies ni violences ; et quatorze autres[77] ne furent même pas visitées. Aucune ne fut ni incendiée ni détruite, même pendant la semaine de mai. Et la démolition de la chapelle expiatoire[78], ainsi que de la chapelle Bréa[79], décrétée par la Commune (6 mai, 27 avril 1874) ne fut jamais exécutée. La proposition faite plusieurs fois à la Commune de s'emparer de tous les édifices religieux et d'y organiser la tenue des clubs n'aboutit jamais à aucune décision. Dans tous les quartiers où la population et les autorités locales voulurent protéger les églises, les prêtres, le culte — et ils furent nombreux —, la liberté religieuse fut maintenue. Certains membres de la Commune même, dans leurs arrondissements respectifs, prêtèrent au clergé l'appui le plus loyal et le plus efficace. — Régère en particulier préserva de toute atteinte l'église et les prêtres de Saint-Etienne-du-Mont, non seulement avant, mais aussi pendant la bataille de mai —. A Belleville, ainsi qu'à Ménilmontant, c'est-à-dire dans les quartiers où la Commune comptait les partisans les plus nombreux et les plus violents, plusieurs églises restèrent ouvertes et la messe y fut dite librement jusqu'au bout[80]. II faut constater que, jusque vers la fin d'avril, les clubs, alors fort nombreux à Paris, se tinrent partout ailleurs que dans les édifices consacrés au culte ; que si, à partir de cette époque et surtout des premiers jours de mai, plusieurs de ces sociétés — une quinzaine à peu près — s'établirent dans des églises[81], la Commune, comme nous l'avons dit plus haut, n'ordonna rien et se borna à laisser faire, non sans tenir la main à ce que ces assemblées populaires n'eussent lieu qu'en dehors des heures consacrées aux exercices du culte et à ce que ces exercices ne fussent pas empêchés[82].

Si l'on s'en tenait aux faits qui viennent d'être rapportés, on serait porté à croire que Thiers, ses ministres et la commission des quinze étaient dans le vrai en supposant que la vie des otages n'était pas menacée. Mais il est difficile d'admettre que cet homme d'État et ses auxiliaires, renseignés abondamment chaque jour par leurs espions ou par leurs amis sur ce qui se passait à Paris, ignorassent que les intentions relativement modérées de la Commune à l'égard de ses prisonniers ne pouvaient prévaloir indéfiniment contre l'irritation grandissante de la foule et des énergumènes qui, dans certains quartiers, l'incitaient aux pires excès ; que les passions populaires s'exaltaient chaque jour davantage, à mesure que la lutte, se prolongeant, devenait plus cruelle et que Paris se sentait plus menacé ; bref, qu'il viendrait fatalement un jour où la Commune serait débordée ou réduite à l'impuissance ; qu'alors d'abominables violences pourraient avoir lieu et que le sang des innocents coulerait comme il avait coulé au 18 mars[83].

Les partisans de la Commune n'avaient pu voir sans exaspération échouer, par l'inflexible opposition de l'Assemblée, toutes les tentatives de conciliation qui s'étaient encore multipliées depuis le commencement d'avril. Vainement, la Ligue des droits de Paris avait imploré du gouvernement légal quelques concessions qui, sans nul doute, eussent déterminé les insurgés à poser les armes. Vainement les loges maçonniques de Paris étaient allées, le 29 avril, planter sur les remparts leurs bannières pacifiques, emblèmes de concorde et de fraternité. Vainement leurs délégués avaient porté à Versailles leurs supplications en faveur de la capitale égarée et coupable, mais plus malheureuse encore que coupable. Vainement chaque jour des délégations des principales villes de province venaient-elles parler à Thiers de modération, de clémence et de pitié. Ni le chef du pouvoir exécutif ni l'Assemblée ne voulaient accorder quoi que ce soit à la ville rebelle. Ce qu'ils voulaient, c'était qu'elle se rendit à discrétion ou qu'elle fût prise d'assaut. Chaque jour, du reste, se resserrait autour d'elle le cercle de fer et de feu dont l'entourait l'armée de Versailles. Dans les premiers jours de mai, le fort d'Issy succombait et les assiégeants arrivaient aux portes mêmes de Paris. Or, plus le péril devenait imminent, plus les fureurs populaires devenaient bruyantes et difficiles à contenir. Il suffit, pour en retrouver la trace, de parcourir les journaux de la Commune.

La coupe déborde de fange

Pour la laver il faut du sang,

s'écriait alors la vierge rouge, Louise Michel. C'était la vie des otages, et particulièrement des prêtres, que les meneurs demandaient alors à grands cris. Voici, par exemple, ce qu'on pouvait lire, un mois avant la catastrophe, dans la Montagne, au sujet de l'archevêque de Paris :... Et ne parlez pas de Dieu, ce croque-mitaine ne nous effraye plus. Ce sont les soldats du pape qui bombardent les Ternes. Nous biffons Dieu. Les chiens ne vont plus se contenter de regarder les évêques, ils les mordront ; les balles ne s'aplatiront plus sur les scapulaires ; pas une voix ne s'élèvera pour nous maudire le jour où l'on fusillera l'archevêque Darboy... Nous avons pris Darboy comme otage et, si l'on ne nous rend point Blanqui, il mourra. La Commune l'a promis ; si elle hésitait, le peuple tiendrait le serment pour elle[84]...

Si, dès le 19 avril, on écrivait déjà de ce style, plus tard ce fut encore pis. Le Vengeur, le Cri du Peuple, le Mot d'Ordre et surtout le cynique et grossier Père Duchêne[85], rivalisaient de violence dans l'outrage et la provocation. Les discours tenus dans les clubs devenaient de jour en jour plus menaçants. Dès la première quinzaine de mai, on désignait partout Darboy et ses codétenus pour la fusillade ou pour de pires supplices. Si, à Sainte-Elisabeth du Temple, l'on se bornait à voter la mort de l'archevêque, on demandait, à Saint-Séverin, qu'avec lui fussent fusillés immédiatement tous les otages ; à Saint-Pierre de Montrouge, non seulement qu'ils fussent exécutés, mais que l'archevêque de Paris fût brûlé vivant sur un bûcher, au Champs-de-Mars, devant le peuple. Et, au milieu de bouffonneries ou de bravades simplement grotesques, retentissaient dans les édifices consacrés au culte des menaces plus brutales encore et plus féroces. Certaines églises étaient profanées par de véritables orgies[86].

L'exaspération fut encore augmentée quand on apprit que l'Assemblée nationale, impopulaire autant pour son cléricalisme que pour son royalisme, venait de décréter (le 16 mai)[87], que des prières publiques auraient lieu dans toutes les églises de France, pour supplier Dieu d'apaiser nos discordes civiles et mettre un terme aux maux qui nous affligent. Cette manifestation, pour le moins inutile, parut, après tant de preuves d'intransigeance, une dérision et une bravade nouvelle. Le résultat, c'est que, dès le lendemain, l'affaire des otages, jusque-là un peu oubliée, fut reprise à l'Hôtel de Ville et que, le 19 mai, quelques prisonniers — des gendarmes et non des prêtres, soit dit en passant —, comparurent enfin devant le jury d'accusation institué en principe par le décret du 5 avril[88].

lis Comment, en présence d'une ville où fermentaient de pareilles passions, le gouvernement de Versailles pouvait-il persister à croire que la vie des prêtres et des laïques incarcérés par la Commune n'était pas sérieusement menacée ? C'est ce que nous ne pouvons expliquer. Ce qu'il y a d'incontestable, c'est qu'à cette époque il pouvait encore sauver Darboy et ses codétenus et qu'il s'obstinait à s'y refuser. Après la mission de Lagarde, de nouveaux et louables efforts avaient été faits en faveur de ces malheureux. Flotte avait réitéré, à plusieurs reprises, sa proposition d'échange ; un ecclésiastique, nommé Férou, deux avocats (Plou et Rousse), des agents diplomatiques, comme le nonce, les représentants des Etats-Unis, d'Angleterre, etc., s'étaient également entremis. Enfin, le 11 et le 12 mai, Darboy et Deguerry avaient encore fait parvenir à Thiers des lettres on ne peut plus pressantes, où ils lui représentaient le péril croissant autour d'eux, ainsi que le peu de danger qu'il y avait à relâcher Blanqui, maniaque incurable, qui ne pouvait être, au milieu de la Commune, qu'un élément de discorde et d'impuissance ajouté à tant d'autres. Tout avait été inutile. A ce moment suprême, le gouvernement et l'Assemblée persistaient à croire ou faisaient semblant de croire que les prisonniers étaient en sûreté. Et c'est ainsi que, sourds à tout appel, inaccessibles à toute pitié, ils laissèrent venir la semaine sanglante.

 

VIII

Le 21 mai, les Versaillais entrèrent dans Paris, sans coup férir, comme on sait, par une porte qui n'était pas gardée, et n'y trouvèrent d'abord (jusqu'au lendemain) que fort peu de résistance. Jusque-là Thiers et ses ministres semblaient avoir eu raison, puisque les prisonniers n'étaient pas morts. Mais, à cette heure critique, il eût fallu les sauver. Le pouvaient-ils encore ? Nous sommes très porté à le croire. Seulement, pour les arracher à la mort, Thiers et son lieutenant Mac-Mahon[89] eussent dû éviter deux fautes capitales, qui rendirent inévitable la perte de ces malheureux.

La première de ces fautes fut l'extraordinaire lenteur avec laquelle l'armée de Versailles, qui comptait 100.000 soldats aguerris, résolus, bien commandés, qui avait pénétré dans Paris sans combat et qui, au début, n'avait devant elle que quelques, milliers d'hommes démoralisés et en déroute, prit possession des divers quartiers de la capitale. Aucun préparatif sérieux de défense n'avait encore été fait à l'intérieur de la ville. Vu l'effarement et le désarroi produit par la brusque irruption des assiégeants, vu surtout l'état d'esprit de la population, qui, en grande majorité, n'avait jamais pris fait et cause pour la Commune et était fort loin de souhaiter son triomphe, vingt-quatre heures auraient suffi à un général habile et résolu pour occuper Paris tout entier. Malheureusement, Mac-Mahon n'était ni l'un ni l'autre. Et Thiers, qui ne manquait ni d'énergie ni de bon sens, ne sut ou ne voulut pas le pousser. Il fallut ainsi huit grands jours à l'armée de Versailles pour terminer son œuvre. Cette incroyable mollesse eut pour effet de laisser aux défenseurs les plus fermes de la Commune, d'abord aux abois, le temps de reprendre un peu de sang-froid, d'élever partout des barricades, d'organiser dans les quartiers du centre, et mieux encore dans ceux du Nord et de l'Est, une résistance désespérée, de rendre possible enfin cette terrible guerre des rues, qui surexcita tant de passions, qui fit couler tant de sang et qui eût pu si bien être évitée.

La seconde faute commise — et celle-ci est moins excusable encore que la première — consista dans l'initiative prise, dans l'exemple donné par l'armée de Versailles de ces exécutions sommaires de prisonniers désarmés — et souvent purs de toute participation à la guerre civile —, de ces tueries systématiques, impitoyables et non moins ineptes qu'atroces, qui devaient forcément provoquer de si funestes représailles de la part des vaincus.

Il faut lire, dans les livres si documentés, si tragiquement précis de Pelletan[90], de Lissagaray[91], dans d'autres encore, le récit de ces massacres, qui, vu le nombre des victimes, demeurent sans égaux dans l'histoire de nos révolutions et de nos guerres civiles. La vérité éclate dans ces pages vengeresses, d'où il ressort que les horreurs de la Commune — incendies, assassinats, etc. —, horreurs sans excuse dans tous les cas, ne précédèrent pas ces égorgements, mais, au contraire, les suivirent et en furent la conséquence. Les dates sont ici précieuses à retenir avec précision. Les insurgés n'allumèrent leurs premiers incendies que dans la soirée du 23 mai ; les premiers otages mis à mort — Chaudey et quelques gendarmes — ne le furent que dans la nuit du 23 au 24. Or, il est malheureusement hors de doute que, dès le 21 au soir, surtout dès le 22 au matin, beaucoup de fédérés vaincus et même des non combattants avaient déjà été fusillés par les Versaillais ; que le 22, à mesure que l'armée avançait dans Paris, des prévôtés militaires étaient établies dans divers quartiers, pour juger sommairement les prisonniers qui leur étaient amenés par troupeaux et que la haine, la peur ou l'intérêt personnel dénonçaient, souvent innocents, à leur impitoyable rigueur. Il y en eut d'abord au Parc Monceau, à l'École militaire, au Luxembourg, puis en bien d'autres endroits. Ces commissions, après un interrogatoire qui se bornait, à peu près, à la constatation de leur identité, ordonnaient, séance tenante, que les captifs fussent retenus, remis en liberté ou immédiatement fusillés, le tout sans plus de formes que n'en avaient mis dans leurs tueries les massacreurs de septembre 1792. Parmi les victimes, il y avait parfois des femmes, des enfants. Et c'est ainsi qu'un grand nombre de malheureux furent exécutés ou plutôt assassinés par les vainqueurs, alors que pas un seul otage encore n'avait péri.

Après de pareils actes, comment ne pas s'attendre aux atroces représailles des vaincus ? Ces représailles, la Commune les dit-elle ordonnées ? Nul ne peut le dire. Constatons simplement que la Commune cessa d'exister, en fait, dès le 22 mai, puisqu'après la courte séance qu'elle tint encore ce jour-là à l'Hôtel de Ville, ses membres se dispersèrent, les uns pour se cacher ou s'enfuir, les autres pour aller dans leurs arrondissements respectifs disputer isolément aux Versaillais ce qu'il restait encore de terrain à l'insurrection ; il en fut de même du Comité de salut public, institué par elle le '1 mai et dont un des derniers actes collectifs fut l'ordre de transférer à la Roquette — pour les avoir sous la main jusqu'au bout — les otages détenus à Mazas, tels que l'archevêque, les différents curés, Bonjean, sénateur[92], et tous ceux qui pouvaient avoir une importance quelconque[93], ordre exécuté le jour même et le lendemain 23 mai par Rigault et par Da Costa.

Il faut remarquer que, même à cette heure, les derniers chefs de l'insurrection aux abois ne parlaient pas encore de tuer les otages. Mais vingt-quatre heures plus tard, il n'en fut plus de même. Le bruit se répandait de plus en plus que les Versaillais massacraient partout des prisonniers sans défense et excitait chez les insurgés d'inexprimables fureurs. Il n'y avait plus d'autorité nulle part. Quelques membres de la Commune ou du Comité de salut public donnaient personnellement des ordres dans certains quartiers. Dans d'autres commandaient des individualités de moindre importance. La folie furieuse des foules tendait à faire la loi partout où les Versaillais n'avaient pas encore pénétré. C'est ainsi que, dans la journée du 24, le 66e bataillon de la garde nationale, après avoir fusillé un officier au service de la Commune qu'il soupçonnait de trahison, s'ameutait autour de la mairie du XIe arrondissement, où siégeait alors Ferré, et exigeait de lui la mise à mort immédiate de six otages, en tête desquels était désigné l'archevêque de Paris. Ferré, l'un des membres de la Commune les plus fanatiques et les plus durs, n'était pas homme à lui refuser cette satisfaction. Et voilà comment ce jour même, entre 7 et 8 heures du soir, sans autre formalité, dans un chemin de ronde de la Roquette, furent fusillés, avec Darboy, l'abbé Deguerry, curé de la Madeleine, l'ex-sénateur Bonjean, les jésuites Clerc et Ducoudray, et l'abbé Allard.

Ce sang innocent ne devait malheureusement pas être le dernier versé. A partir de ce moment, la fièvre révolutionnaire devient d'heure en heure plus ardente et plus sanguinaire. Le 25 mai, pendant que les tueries versaillaises continuent de plus belle au Panthéon, au Collège de France, et que la prévôté du Châtelet transforme la caserne Lobau en un véritable abattoir[94], le chef du 101e bataillon fédéré, Sérizier, fait massacrer par ses hommes, sans aucun ordre, et en pleine avenue d'Italie, cinq religieux dominicains d'Arcueil et plusieurs de leurs serviteurs. Le lendemain, sans parler de tant d'autres victimes, le malheureux Minière, que sa qualité de représentant du peuple faisait inviolable, qui n'appartenait pas à la Commune et qui ne la servait pas[95], est fusillé par les Versaillais, sans même avoir comparu devant aucune prévôté. Par contre, onze prêtres ou religieux[96], transférés de la Roquette à Belleville, avec un certain nombre de gendarmes, sont massacrés rue Haxo, par une foule furieuse, incoercible, malgré les efforts louables que font pour les sauver deux membres de la Commune, Cournet et Varlin, présents à cette scène. Enfin, le 27 mai, trois prêtres détenus à la Roquette périssent de même en cherchant à fuir dans le faubourg Saint-Antoine, où l'insurrection lutte encore pied à pied avec l'armée régulière. Le 28, les derniers otages sont délivrés par les vainqueurs ; les derniers combattants de la Commune périssent à Belleville et au Père-Lachaise.

On peut se rendre compte exactement du nomb.re des prêtres.et des religieux qui trouvèrent la mort, du fait des insurgés, dans ces journées tragiques. Il fut de vingt-quatre ; ni plus ni moins, comme en fait foi la table de marbre de Notre-Dame où sont inscrits leurs noms Victimes à jamais déplorables, il faut le dire bien haut, mais qui n'eussent probablement pas péri si le gouvernement eût voulu les sauver quand il le pouvait ou se fût abstenu des cruautés inutiles qui servirent de prétextes à leurs assassins. En tout cas, elles furent vengées avec une atrocité jusque-là sans exemple dans notre pays. Les prévôtés furent encore multipliées. Celle de la Roquette, à elle seule, fit passer par les armes près de deux mille prisonniers. On fusilla en masse, sans jugement, pendant toute la bataille, et même après. Les exécutions sommaires se reproduisirent encore jusqu'au milieu de juin. On ne saura jamais sans doute avec précision combien de malheureux trouvèrent la mort dans ces orgies de meurtre et de vengeance. Les vainqueurs ont essayé d'en dissimuler le nombre et de faire croire qu'il n'avait pas dépassé cinq ou six mille. Les vaincus l'ont porté jusqu'à trente et même quarante mille. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à la suite de la semaine de mai l'autorité municipale paya l'inhumation de 17.000 cadavres dans Paris ; que tous les morts n'étaient pas compris dans ce total, auquel il faudrait joindre, non seulement ceux qui, dans l'intérieur de la capitale, disparurent ou furent ensevelis aux frais de leurs familles, mais ceux qui périrent hors de la ville, fusillés aussi sans jugement au Bois de Boulogne ou à Satory. Ce n'est sans doute pas exagérer que d'évaluer à 20.000 au bas mot le nombre de prisonniers qui périrent ainsi, et dont beaucoup, c'est incontestable, n'avaient jamais ni combattu ni même servi la Commune[97].

Une telle férocité[98] dans la répression ne s'explique pas seulement par l'entraînement de la lutte et la fureur des passions politiques. Les passions religieuses y contribuèrent aussi pour une bonne part. Parmi les vainqueurs, beaucoup regardaient l'exécution des vaincus comme une expiation nécessaire et un sacrifice agréable à Dieu. On voulait que ces malheureux périssent comme des victimes offertes non seulement à la loi civile, mais à la loi céleste, représentée par l'autorité ecclésiastique. On conduisait Millière, pour le fusiller, sur les marches du Panthéon et on le forçait à s'y agenouiller devant le peloton d'exécution. Varlin, qui, le 26 mai, avait fait tant d'efforts pour sauver les victimes de la rue Haxo, était, le 28, dénoncé par un prêtre et subissait, plusieurs heures durant, un véritable martyre. On contraignait les vaincus qu'on menait à travers Paris à s'agenouiller aussi devant les églises, et ceux qu'on entassait dans le jardin sinistre de la rue des Rosiers[99] à rester prosternés en attendant leur sentence. A Versailles, une dame venue, comme beaucoup d'autres, pour insulter les prisonniers au passage, brisait les dents à une femme qui refusait de s'incliner devant un reposoir[100].

C'est au milieu de ces horreurs, au bruit de ces tueries, que l'Assemblée nationale et le gouvernement assistaient, à Versailles, le 28 mai, à la cérémonie religieuse prescrite par le décret du 16, et que, le même jour, dans toutes les églises de France, invocations et actions de grâces étaient adressées par ses prêtres à un Dieu de paix, de miséricorde et de fraternité.

 

 

 



[1] L'Église romaine, dit la constitution Pastor æternus, par une disposition divine, a la principauté de pouvoir ordinaire sur toutes les autres Églises. Ce pouvoir de juridiction du Pontife romain, pouvoir vraiment épiscopal, est immédiat. Les pasteurs et les fidèles, chacun et tous, quels que soient leur rite et leur dignité, leur sont assujettis par le devoir de la subordination hiérarchique et d'une vraie obéissance, non seulement dans les choses qui concernent la foi et les mœurs, mais aussi dans celles qui appartiennent à la discipline et au gouvernement de l'Église répandue dans l'univers...

[2] A la suite de l'assemblée laïque de Kœnigswinter (14 aoùt 1870) et de l'assemblée ecclésiastique de Nuremberg (27 août), les vieux-catholiques, non contents de protester, avec le célèbre théologien Dœllinger (né en 1799, mort en 1890) contre le Concile du Vatican, commençaient à s'ériger en Église autonome ; et cette Église devait s'organiser peu après dans les congrès de Munich (1871), de Cologne (1872) et de Constance (1873).

[3] Emmanuel Arago, Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Eugène Pelletan, Ernest Picard, Henri Rochefort et Jules Simon.

[4] Voir notamment le programme de Belleville souscrit par Gambetta et comportant non seulement la séparation de l'Église et de l'État, mais la suppression des armées permanentes et nombre d'autres réformes aussi radicales. — Jules Ferry, à la même époque, écrivait dans sa profession de foi : La France n'aura pas la liberté tant qu'il existera un clergé d'État, une Église ou des Églises officielles. L'alliance de l'État et de l'Église n'est bonne ni à l'État ni à l'Église... La France n'aura pas la liberté tant qu'elle s'obstinera dans le système des armées permanentes. Aussi faut-il vouloir par-dessus tout... la séparation absolue de l'État et de l'Église..., la transformation des armées permanentes...

[5] C'est comme tel qu'il se posa peu après vis-à-vis des grandes puissances (Angleterre, Autriche-Hongrie, Russie, Italie) et c'est en somme moins pour le gouvernement de la Défense nationale que pour celui qui devait lui succéder qu'il alla solliciter leur bienveillance.

[6] Cette scène est rapportée à peu près dans les mêmes termes par Jules Favre (Le gouvernement de la Défense nationale, I, 80) et par Jules Simon (Souvenirs du 4 septembre, I, 423).

[7] Décret du 5 septembre 1870.

[8] Malgré l'état de siège, les réunions publiques jouirent après le 4 septembre d'une liberté à peu près illimitée. Il en fut de nième des journaux. Un décret du 10 octobre 1870 supprima le cautionnement ; un autre, du 27 octobre, attribua au jury les procès de presse.

[9] Je voudrais, comme le Titan, s'écriait un orateur, escalader le ciel pour poignarder Dieu. — Faudrait un ballon ! ripostait aussitôt un plaisant. — Si on refuse de faire marcher les curés, disait-on au club Blanqui, nous les ferons descendre en chemise et nous les pousserons au rempart à coups de fouet. — Les églises nous appartiennent, déclarait-on à l'Elysée-Montmartre : servons-nous des églises. C'est la première fois qu'elles auront servi à quelque chose. — Le véritable progrès humain, entendait-on au club de la Solidarité, existera quand il n'y aura plus en France ni un prêtre vivant ni une église debout... Quand nous n'aurons plus les Prussiens, nous réglerons l'affaire des prêtres. — Le seul moyen de purifier la société, disait un autre au club de la Cour d'Alligre, est de brûler las églises en mettant les prêtres dedans... — On trouvera bien d'autres citations de ce genre dans Les Clubs rouges pendant le siège de Paris, par G. de Molinari.

[10] Le Combat, puis le Vengeur, de Félix Pyat ; la Patrie en danger, de Blanqui ; le Réveil, de Delescluze ; le Drapeau rouge, puis le Faubourien, de Maroteau ; le Mot d'Ordre, de Rochefort ; le Cri du Peuple, de Vallès ; le Père Duchêne, de Vermersch, etc., etc.

[11] Foulon, Vie de Mgr Darboy, 467-502.

[12] Ce décret mécontenta la population arabe, qui détestait les Juifs, et ne fut pas non plus, en général, approuvé par les colons.

[13] GUIBERT (Joseph-Hippolyte), né à Aix (Bouches-du-Rhône) en 1802 : évêque de Viviers (1841) ; archevêque de Tours (1859) ; archevêque de Paris (1871) ; cardinal (1873) ; mort à Paris le 8 juillet 1886.

[14] CHIGI (Flavio, prince), né le 31 mai 1810 ; évêque in partibus de Mira, nonce à Munich (1850-1861), puis à Paris (1861-1873) ; cardinal (1873) ; mort le 15 février 1885.

[15] L'évêché d'Agen fut attribué à l'abbé d'Outremont, et celui de Saint-Pierre à Fava, qui s'est fait depuis comme ultramontain militant une si bruyante célébrité.

[16] Considérant, lit-on dans le préambule de ce décret, que si on peut dissoudre légalement la corporation, on ne peut porter atteinte à la liberté des Français qui en font partie et à leur droit de résidence en France...

[17] LAVIGERIE (Charles-Martial-Allemand) né à Bayonne le 31 octobre 1825 ; prêtre le 2 juin 1849 ; professeur à l'École des Carmes, docteur ès lettres en 4850 ; chapelain de Sainte-Geneviève (1852) ; professeur à la Faculté de théologie de Paris (1854) ; chargé d'une mission en Orient (1856) ; 'auditeur de Rote (1851) ; évêque de Nancy (1863) ; archevêque d'Alger (1867) : fondateur de la Société des missionnaires d'Alger (Pères blancs), 1868 : chargé du vicariat apostolique du Sahara (1868) administrateur apostolique de la Tunisie (28 mai 1881) ; cardinal (27 mars 1882) ; archevêque de Carthage et primat d'Afrique (1885) ; mort à Alger le 26 novembre 1892.

[18] Toutefois Crémieux se déroba — poliment — à ses instances et laissa les municipalités en repos.

[19] Les membres des Congrégations religieuses se signalèrent en général, soit sur les champs de bataille, soit dans les ambulances et les hôpitaux, par un dévouement qui coûta la vie à un certain nombre d'entre eux. On remarqua principalement les Frères des écoles chrétiennes (dont le supérieur général, le F. Philippe, fut décoré par le gouvernement de la Défense nationale) et les Sœurs de charité. — Voir sur ce sujet les intéressants détails donnés par E. Lecanuet dans son article sur l'Église de France pendant la guerre contre l'Allemagne (Correspondant, n° du 10 août 1903).

[20] FREPPEL (Charles-Emile), né à Obernai (Bas-Rhin), le 1er juin 1827 ; professeur d'éloquence sacrée à la Faculté de théologie de Paris (1854) ; évêque d'Angers (27 déc. 1869) ; membre du Conseil supérieur de l'instruction publique (4 juin 1873) ; député de la 3e circonscription de Brest (6 juin 1880) ; réélu (22 août 1881, 4 octobre 1885, 22 septembre 1889) ; mort le 22 décembre 1891 ; auteur de nombreux discours et de nombreux ouvrages d'apologétique chrétienne et de politique religieuse.

[21] Lettre au supérieur du séminaire d'Angers, citée par Ricard (Mgr Freppel, p. 145).

[22] MEIGNAN (Guillaume-René), né à Denazé (Mayenne) le 14 avril 1817 ; professeur dans divers établissements ecclésiastiques, puis premier vicaire à Sainte-Clotilde en 1857 ; professeur à la Faculté de théologie de Paris (1862) : vicaire général de Paris (1863) ; évêque de Châlons (17 sept. 1864), puis d'Arras (20 sept. 1882) ; archevêque de Tours (25 mars 1884) ; cardinal (15 déc. 1892) ; mort à Tours le 20 janvier 1896.

[23] Boissonnot, Mgr Meignan, p. 324.

[24] PIE (Louis-François-Désiré-Edouard), né à Pontgouin (Eure-et-Loir) le 26 septembre 1815 ; évêque de Poitiers (23 mai 1849) ; cardinal (12 mai 1879) ; mort à Angoulême le 17 mai 1880.

[25] Moi, pasteur de tous, disait Pie du haut de la chaire à Poitiers le 6 octobre 1870, je vais vous consacrer tous au cœur de l'évêque de nos âmes. Ce n'est pas assez. Nous sommes les citoyens de la France ; la France a commis un crime public, national, social : faisons donc au cœur de Jésus une consécration qui soit une réparation nationale, publique ; et faisons-le régner dans cette terre de France qui ne serait plus la France le jour où elle ne serait plus la nation chrétienne... — Baunard, Histoire du cardinal Pie, II, 431.

[26] G. Hanotaux, Histoire de la France contemporaine, I, 142.

[27] BONNECHOSE (Henri-Marie Gaston Boisnormand de), né à Paris le 30 mai 1800 ; avocat général à la Cour d'appel de Besançon, démissionnaire en 1830 ; prêtre en 1834 ; évêque de Carcassonne (18 nov. 1847), puis d'Evreux (1er novembre 1854) ; archevêque de Rouen (21 février 1858) ; cardinal (21 déc. 1863) ; sénateur de 1863 à 1870 ; mort en 1883.

[28] On lui répondit que le rétablissement de l'Empire serait sans doute fort désirable, mais qu'on avait déjà dû négocier avec le gouvernement de la Défense nationale ; que du reste on ne pouvait prendre l'initiative de la convocation des Chambres, car il suffirait que cette initiative vînt des Prussiens pour que ladite convocation fût repoussée par toute la France, etc. Fidus, l'Essai loyal, 48-52.

[29] V. A. Debidour, Histoire des rapports de l'Église et de l'État en France de 1789 à 1870, p. 626.

[30] Le maintien de ces troupes dans l'État de l'Église eût pu déterminer le cabinet de Florence à faire alliance avec la Prusse, et comme le gouvernement impérial n'était plus en mesure de les renforcer, elles n'eussent pu empêcher les Italiens d'entrer à Rome.

[31] Qui, en retour de l'évacuation de l'État pontifical par les Français, obligeait le gouvernement italien à n'y pas toucher. — A. Debidour, op. cit., p. 586.

[32] Archives des aff. étrang., Rome, vol. 1047. — Voici en quels termes il est rendu compte dans les Procès-verbaux du gouvernement de la Défense nationale (récemment publiés par H. des Houx d'après les manuscrits originaux de Dréo) de la discussion qui avait eu lien le 10 septembre entre les membres de ce gouvernement sur la question romaine : M. Jules Favre entretient le conseil sur la question romaine. Il donne lecture d'une dépêche qui annonce Comme imminente l'entrée des troupes italiennes à Rome. L'Autriche a autorisé son ambassadeur à suivre le pape hors de Rome ; M. de Banneville doit-il en faire autant ? M. Jules Favre propose d'autoriser M. de Banneville à suivre le pape, en faisant comme les autres ambassadeurs. Une discussion s'engage sur cette proposition. MM. Simon, Ferry, Rochefort, Picard, Arago et Gambetta y prennent part. Il est décidé qu'il doit être distingué entre le pape souverain temporel et le pape souverain spirituel. Le chef du gouvernement sera abandonné et l'ambassadeur rappelé ; mais un chargé d'affaires sera spécialement accrédité près du chef spirituel pour le règlement des affaires religieuses. Il est reconnu que la situation ne permet pas de soulever la question du Concordat et d'en décréter l'abolition, bien qu'elle soit désirée en principe. N. le général Trochu, entrant en séance, est mis au fait de la question. Il reconnaît que la République ne peut reconnaître le pouvoir temporel du pape. Mais il croit aussi qu'elle doit éviter d'inquiéter les intérêts catholiques. En conséquence la solution déjà formulée et adoptée lui semble de nature à concilier les deux exigences. L'ambassadeur sera rappelé et un chargé d'affaires accrédité près du pape fera ce que feront les autres puissances.

[33] Le comte d'Arnim, qui représentait celte puissance au Vatican, s'était même efforcé d'amener le pape à une transaction qu'il avait, cela va sans dire, énergiquement repoussée. — Archives des aff. étrangères, Rome, 1047.

[34] Le dernier ambassadeur, le marquis de Banneville, qui représentait l'Empire, avait donné sa démission à la première nouvelle des événements du 4 septembre et avait été depuis formellement rappelé par le gouvernement de la Défense nationale.

[35] LEFEBVRE DE BÉHAINE (Edouard-Alphonse, comte), né le 31 mars 1829, mort le 18 février 1897 : attaché aux légations de Munich, Berlin, Darmstadt ; de 1849 à 1856 ; rédacteur au ministère des Affaires étrangères (1856) ; secrétaire d'ambassade à Berlin (5 octobre 1864), puis à Rome (31 août 1869) ; chargé d'affaires auprès du Saint-Siège (septembre 1870) ; ministre plénipotentiaire à Munich (14 mai 1872), puis à la Haye (5 août 1880) : ambassadeur près le Saint-Siège du 30 octobre 1882 au 23 mai 1896.

[36] La correspondance de Lefebvre de Béhaine (Archives des aff. étr., Rome, 1047 et suiv.) montre avec quelle activité — et quelle efficacité — il s'employa pendant les premiers mois qui suivirent l'occupation de Rome pour protéger contre le gouvernement italien non seulement les établissements catholiques dépendant de la France et de plusieurs autres puissances (églises, couvents, collèges), mais certains établissements purement pontificaux, comme la Propagande, le Collège romain, etc. — C'est aussi par ses bons offices que les zouaves pontificaux et les soldats de la Légion d'Antibes purent librement quitter l'Italie avec armes et bagages.

[37] Dans la seule ville de Rome, il y eut 40.875 oui contre 46 non.

[38] Nous vous exhortons, avait écrit Pie IX à Guibert le 12 novembre, à vous charger auprès des chefs de ce gouvernement, avec tout le zèle pastoral qui vous distingue, d'une affaire si urgente et d'un si haut intérêt. Nous avons aussi la confiance que vos collègues de l'épiscopat uniront leurs efforts aux vôtres et vous seconderont avec ardeur dans une cause si digne de leur Caractère et de leur vertu, où il s'agit d'un éminent service à rendre aussi bien à la religion qu'à la patrie...

[39] Tenez-vous prêts, avait-il dit publiquement à ses amis en partant pour Genève où devait se tenir le Congrès de la paix (en 1867), tenez-vous prêts à vous guérir du Vomito negro. Mort à la race noire ! Allons à Rome dénicher cette nichée de vipères. Il faut une lessive énergique. — Vous avez, avait-il dit peu après aux Genevois, porté les premiers coups au monstre. L'Italie est en retard sur vous ; elle a expié trois siècles d'esclavage que vous n'avez pas connus. Nous avons le devoir d'aller à Rome et nous irons bientôt. — Et l'on sait qu'il n'avait pas tenu à lui que la souveraineté temporelle du pape ne fût détruite dès le mois de novembre 1867.

[40] Ils avaient tout d'abord cherché à l'empêcher de venir. Nous lisons en effet dans les procès-verbaux du gouvernement de la Défense nationale (à la date du 29 septembre) : ... M. Jules Favre donne ensuite le résumé des dépêches reçues de Tours... Les propositions de Garibaldi et de la légion italienne ont été également écartées avec tous les égards dus à ceux qui les faisaient...

[41] KELLER (Emile) né à Belfort le 8 octobre 1828 ; député du Haut-Rhin (1857) au Corps législatif, où il soutient ardemment la cause du pape ; non réélu en 1863 ; plus heureux en 1869 ; — chef d'un corps de volontaires en 1870-1871 ; — représentant du Haut-Rhin à l'Assemblée nationale (8 février 1871), où il tient une place importante dans le parti ultramontain ; député de Belfort (1876), réélu en 1877, échoue en 1881, mais rentre à la Chambre en 1885 ; ne se représente pas en 1889. Auteur de divers ouvrages d'histoire et de polémique. A pris une grande part à l'agitation catholique en France jusqu'à ces dernières années.

[42] Le 25 octobre, Lefebvre de Béhaine écrit à Chaudordy qu'il a décliné la présidence du Comité d'association patriotique des Français résidant à Rome, parce qu'il pense que, depuis le 20 septembre, il ne peut plus jouer aucun rôle politique hors du Vatican. Il a recommandé à ce comité de se défier des Italiens qui veulent s'enrôler pour aller rejoindre Garibaldi. Il accuse les garibaldiens de dénigrer tant qu'ils peuvent les Français dans leurs correspondances. Le comité, suivant son conseil, a décidé de se borner à procurer, le cas échéant, des facilités aux individus qui voudront se rendre isolément en France pour y prendre du service... — Arch. des aff. étrang., Rome, 1048.

[43] On sait qu'à la suite des combats qui amenèrent la reprise d'Orléans par les Allemands, la délégation dut s'éloigner des bords de la Loire et aller, le 9 décembre, s'établir à Bordeaux, où elle demeura jusqu'à la fin de la guerre.

[44] Baunard, Un siècle de l'Église de France, p. 295.

[45] Baunard, Histoire de Mgr Pie, II, 435-436.

[46] Crémieux, Glais-Bizoin, Garnier-Pagès échouèrent aux élections du 8 février : Jules Favre ne fut élu qu'a grand'peine à Paris, et Ernest Picard, qui avait si longtemps représenté cette ville au Corps législatif, ne le fut qu'en province.

[47] Citons parmi ces intransigeants, qu'on appela plus tard les chevau-légers, de Franclieu, de Carayon-Latour, de La Rochejacquelein, de La Rochefoucauld-Bisaccia, de Belcastel, de Lorgeril, de Boisboissel, de La Rochethulon, de La Bouillerie, Dahirel, etc.

[48] Par exemple Benoît d'Azy, de Melun, de Meaux, Depeyre, Baragnon, Ernoul, Lucien Brun, de Castellane, de Vogüé, de Ventavon, de Kerdrel, de Cumont, de Larcy, etc.

[49] De Broglie, d'Audiffret-Pasquier, Decazes, Vitet, Buffet, Beulé, Saint-Marc-Girardin, Lambert-Sainte-Croix, Baze, Chabaud-Latour, Gaslonde, Grivart, etc.

[50] Dans cette catégorie, on peut ranger Casimir-Perier, Léon Say, Dufaure, Laboulaye, Léon de Malleville, etc., qui se rallièrent plus tard sans réserve à la cause républicaine.

[51] Ce prélat y siégeait comme représentant du Loiret. — L'archevêque d'Alger, Lavigerie, avait comme Dupanloup. mais sans succès, brigué le mandat de député aux élections du 8 février.

[52] La République, dit le comte de Falloux dans ses Mémoires d'un royaliste (II, 441-445), avait pris sur elle toutes les responsabilités. Elle avait voulu tout remplacer, tout conduire, et, sans lui imputer exclusivement nos malheurs, on peut affirmer qu'elle en avait provoqué et aggravé plusieurs par son incapacité présomptueuse, par des passions, par des préoccupations de coterie prenant le pas sur le patriotisme, paralysant les généraux et décourageant les soldats. Il me paraissait donc souverainement juste que l'humiliation pesât sur ceux qui l'avaient si témérairement affrontée, et que la douleur, l'amertume du sacrifice n'appartinssent pas en titre à ceux qui étaient innocents de la faute. Cette considération primait pour moi toutes les autres. En outre, l'armée était en pleine dissolution, Paris, en pleine anarchie, en attendant la Commune. Les grandes villes, les principales municipalités étaient dans la main des idiots ou des pervers. Comment, dans un tel état du pays, braver la guerre civile, comment en assumer l'odieux et mettre aveuglément tant de chances contre soi ?

[53] On appelait ainsi le programme développé par Thiers le 10 mars 1871 devant l'Assemblée nationale et dont les passages les plus remarqués étaient les suivants : ... Je le jure devant le pays, et si j'osais me croire assez important pour parler de l'histoire, je dirais que je jure devant l'histoire de ne tromper aucun de vous, de ne préparer, sous le rapport des questions constitutionnelles, aucune solution à votre insu, et qui serait de notre part une sorte de trahison. Monarchistes, républicains ; non, ni les uns ni les autres vous ne serez trompés : nous n'avons accepté qu'une mission déjà bien assez écrasante : nous ne nous occuperons que de la réorganisation du pays... Lorsque le pays sera réorganisé, nous viendrons ici, si nous avons pu le réorganiser nous-mêmes, si nos forces y ont suffi, si dans la route votre confiance ne s'est pas détournée, nous viendrons le plus tôt que nous pourrons, bien heureux, bien fiers d'avoir pu contribuer à cette noble tâche. vous dire : Le pays, vous nous l'aviez confié sanglant, couvert de blessures, vivant à peine ; nous vous le rendons un peu ranimé ; c'est le moment de lui donner sa forme définitive. Et je vous en donne la parole d'un honnête homme, aucune des questions qui auront été réservées n'aura été résolue, aucune solution n'aura été altérée par une infidélité de notre part...

[54] Dufaure, Lambrecht, de Larcy, Leflô, Pothuau, Pouyer-Quertier.

[55] Un membre de l'extrême droite, le fougueux de Gavardie, écrivait quelque temps après, à propos de Jules Favre, que malgré ses opinions malheureusement opposées au pouvoir temporel de Sa Sainteté ; il travaillait loyalement à cette heure à rendre moins difficile la situation de notre cher, glorieux et malheureux pontife... Journal officiel de la Commune du 18 mai 1871.

[56] Le héros italien, élu représentant par plusieurs de nos départements. n'était venu à l'assemblée que pour décliner ce mandat et remercier le suffrage universel qui le lui avait conféré. Sa voix fut couverte par les clameurs brutales des droites coalisées. Cette séance du 13 février, de triste mémoire, eut naturellement en Italie le plus fâcheux retentissement. — Un peu plus tard, Victor Hugo ayant voulu, pour l'honneur de la France, louer Garibaldi comme il convenait, la majorité le couvrit aussi de ses huées et le grand poète, indigné, donna sa démission de député (8 mars).

[57] Le seul pouvoir réparateur, disait l'évêque Pie dans son mandement de carême, sera le pouvoir chrétien. Qui dit pouvoir chrétien dit pouvoir tempéré par la religion et les lois... Baunard, Hist. de Mgr Pie, II, 433-447.

[58] L'auteur de ce livre, se rendant de Paris à Bordeaux, le 12 février 1871, fit voyage avec plusieurs de ces représentants, qui, durant le trajet, ne cessèrent presque pas de déblatérer contre Paris, et il se souvient que l'un d'eux termina par ces mots une de ses diatribes : Nous en avons assez de Paris, il faut le faire sauter par les fenêtres.

[59] Notamment aux efforts si louables des maires de Paris qui, si on les eût écoutés, auraient, à la faveur de concessions raisonnables, groupé autour d'eux la grande majorité de la population parisienne et rendu la Commune absolument inoffensive.

[60] Voici le texte du décret : La Commune, — Considérant que le premier principe de la République française est la liberté ; — Considérant que la liberté de conscience est la première des libertés ; — Considérant que le budget des cultes est contraire à ce principe, puisqu'il impose les citoyens contre leur propre foi ; — Considérant en fait que le clergé a été complice des crimes contre la liberté, — Décrète : Article 1er. L'Église est séparée de l'État. Art. 2. Le budget des cultes est supprimé. — Art. 3. Les biens dits de mainmorte appartenant aux congrégations religieuses, meubles et immeubles, sont déclarés propriétés nationales. — Art. 4. Une enquête sera faite immédiatement sur ces biens pour en constater la valeur et les mettre à la disposition de la nation. — Journal officiel de la Commune (2 avril 1871), p. 133.

[61] Signalons aussi le parti que les agents et les journaux de la Commune essayèrent de tirer du fait que des ossements humains furent découverts dans des couvents et des églises où beaucoup de morts avaient été autrefois ensevelis. Ils ne craignirent pas de répandre le bruit que c'étaient là les restes de jeunes filles sacrifiées à la férocité ou à la lubricité des prêtres et des moines. En certains endroits même, comme à Picpus, ils prétendirent avoir trouvé des instruments de torture.

[62] Quel fut le total de ces incarcérations ? C'est ce qu'il est fort difficile d'établir. Mais il ne fut pas en somme aussi considérable qu'on serait porté à le croire. Foulon, dans sa Vie de Mgr Darboy (p. 634), évalue à 120 le nombre des ecclésiastiques du diocèse de Paris qui virent leurs jours plus ou moins menacés par la Commune. Il ne dit pas que tous ces ecclésiastiques aient été mis en prison.

[63] C'est à peu près dans ces termes que l'auteur de ce livre se rappelle avoir entendu rapporter par Rigault lui-même, qui s'en vantait, ces invraisemblables propos, peu de jours après l'arrestation de l'archevêque.

[64] L'exécution sommaire de Duval eut lieu sur le plateau de Châtillon, le 4 avril. Elle avait été précédée de celle de Gustave Flourens, mis à mort dans des circonstances semblables à Rueil le 3 avril.

[65] La barbarie d'un tel décret révolta plusieurs membres de la Commune qui, comme Arthur Ranc, donnèrent aussitôt leur démission. — S'il faut en croire Da Costa (La Commune vécue, I, 402-409), la proposition d'où il résulta, faite à la Commune par Urbain, aurait été — indirectement — suggérée à ce dernier par un agent provocateur du gouvernement de Versailles, nommé Barral de Montaud.

[66] Proclamation du 5 avril.

[67] Godard, Jules Vallès, p. 43-45.

[68] Drumont, dans la France juive (I, 398-399) lui rend ce témoignage qu'il facilita la sortie de Paris à beaucoup d'ecclésiastiques, qu'il se montra fort courtois envers la supérieure des Augustines de la rue de la Santé, lui offrit même des laissez-passer pour plusieurs prêtres, etc.

[69] Raoul Rigault était nommé procureur de la Commune.

[70] Déjà précédemment, le 8, Darboy, à la demande de la Commune, avait écrit une première lettre à Thiers pour lui signaler les exécutions sommaires de prisonniers opérées par l'armée de Versailles et le prier de mettre un terme à ces barbaries. Cette lettre fut portée au chef du pouvoir exécutif par le curé de Saint-Pierre de Montmartre, que la Commune avait incarcéré et qui fut relâché conditionnellement pour ce message. Elle causa une profonde irritation à Thiers, qui osa nier catégoriquement lesdites exécutions. L'abbé Berteaux rapporta loyalement la réponse (15 avril) et, non moins loyalement, fut mis en liberté.

[71] Accepter cette offre, lit-on dans la réponse de Thiers, ne serait-ce pas consacrer et étendre l'abominable système des otages et permettre aux hommes qui dominent Paris de multiplier les arrestations pour contraindre le gouvernement à de nouveaux échanges ?... Cette réponse ne parvint jamais à Darboy, l'abbé Lagarde, à qui elle avait été confiée, n'ayant pas cru devoir rentrer à Paris, malgré son engagement envers la Commune. — On trouve dans le Journal officiel de la Commune (n° du 27 avril) un récit assez détaillé de cette négociation, avec le texte des lettres de l'archevêque à Thiers et à Lagarde et plusieurs lettres de ce dernier à Flotte.

[72] J. Simon, Le gouvernement de M. Thiers, I, 453-156.

[73] Ils en recevaient sans cesse de très nombreux agents, dont un certain nombre servaient en apparence la Commune.

[74] Citons notamment l'église Saint-Pierre de Montmartre, fermée le 10 avril en vertu du fantaisiste arrêté que voici : Attendu que les prêtres sont des bandits et que les églises sont des repaires où ils ont assassiné moralement les masses, en courbant la France sous la griffe des Bonaparte, Favre et Trochu, le délégué des Carrières près l'ex préfecture de police ordonne que l'église dite de Saint-Pierre (de Montmartre) soit fermée, et décrète l'arrestation des prêtres et des ignorantins. Signé LE MOUSSU. — Peu après, un atelier de confection d'habillements militaires fut établi dans cet édifice ; — dans la chapelle du catéchisme fut installée une école libre de jeunes filles, avec Paule Minck pour institutrice.

[75] Il ne le fut même pas dans certaines églises des quartiers les plus dévoués à l'insurrection, comme Saint-Jean-Baptiste, en plein Belleville.

[76] Saint-Joseph, Saint-Thomas d'Aquin, Saint-Marcel, Saint-Denis-du-Saint-Sacrement, Saint-Germain (à Charonne), Sainte-Marie-des-Batignolles.

[77] L'Annonciation, Notre-Dame-d'Auteuil, Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux, Notre-Dame-des-Champs, Sainte-Clotilde, la Sainte-Chapelle, Saint-François-Xavier, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Louis-d'Antin, Saint-Louis-en-l'Ile, Saint-Louis-des-Invalides, Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Saint-Pierre (de Chaillot), Saint-Pierre (du Gros-Caillou).

[78] Élevée sous la Restauration en l'honneur de Louis XVI et des membres de sa famille qui avaient péri victimes de la Révolution.

[79] C'est ainsi que l'on désignait l'église Saint-Marcel de la Maison-Blanche, en souvenir du général Bréa, assassiné près de la barrière d'Italie par les insurgés de juin 1848.

[80] Maxime du Camp rapporte un fait encore plus singulier, savoir que l'abbé Icard, directeur du séminaire de Saint-Sulpice, incarcéré à la Santé le 7 avril, fut autorisé it dire la messe dans la sacristie de la chapelle de cette  prison et qu'il put la dire jusqu'à la fin de la guerre civile (Convulsions de Paris, I, 192).

[81] Il y eut des clubs notamment à Saint-Eustache, à Saint-Sulpice, à Saint-Séverin, à Saint-Pierre-de-Montrouge, à Saint-Michel-des-Batignolles, à Saint-Bernard, etc. Mais plusieurs de ces clubs ne durèrent que peu de jours. Certains même ne tinrent qu'une séance. Le nombre des assistants, vu l'obligation qui leur était imposée de payer leur entrée, était d'ordinaire assez peu considérable. — V. à cet égard Fontoulieu, les Églises de Paris sous la Commune.

[82] Dans plusieurs églises il y eut même entente entre les organisateurs du club et le clergé, de telle sorte par exemple que le chœur restât exclusivement consacré au culte et que la nef seule fût utilisée par l'assemblée.

[83] Jour où les généraux Clément Thomas et Lecomte avaient été assassinés par une foule en délire, malgré tous les efforts des hommes de cœur qui voulaient les sauver.

[84] L'article était de Gustave Maroteau qui, depuis, condamné à mort pour ce fait par les conseils de guerre, vit sa peine commuée et mourut au bagne en Nouvelle-Calédonie.

[85] Rédigé par Vermersch, avec la collaboration d'Alphonse Humbert, qui depuis...

[86] On vit parfois des orateurs monter en chaire affublés d'ornements ou costumes ecclésiastiques et les assistants parodier les cérémonies du culte. Dans certaines églises on chanta, on dansa, on but ; on mit des tonneaux de vin sur le maître-autel transformé en buffet. — Souvent les discours anticléricaux prononcés dans les clubs n'étaient que niais ou comiques. On portait des défis à Dieu, tout en le niant. Si tu n'es pas un capon, disait l'un, tu descendras sur cet autel que nous avons profané, et je te plongerai un poignard dans le cœur. Et comme il ne descendait pas, un autre s'écriait : Dieu a caponné. — Bis ! bis ! clamait l'auditoire. — Après avoir démontré que Dieu n'existait pas, une oratrice célèbre, dite la Matelassière de la rue Saint-Lazare, déclarait : S'il existait, il ne me laisserait pas parler ainsi. Alors c'est un lâche. — Une autre fois, un loustic introduisait sa pipe dans la bouche de la Sainte Vierge. On déboulonnait l'Enfant Jésus et l'on criait : Passez le gosse par ici, on veut l'embrasser. — Non, il pue des pieds. Ouvrez-lui la gueule pour voir s'il fait ses dents. — D'autres, il est vrai, cherchaient moins à faire rire qu'a faire frémir, à ridiculiser la religion qu'à la rendre odieuse et lançaient du haut de la chaire les motions les plus sanguinaires. — C'est ainsi qu'on entend au club Eloi (Saint-Eloi), le citoyen Morel demander que l'on jette dans la Seine toutes les religieuses ; il y en a dans les hôpitaux qui donnent du poison aux fédérés. — Gaillard, à Notre-Dame-de-la-Croix, déclare qu'il faut laver la société dans le sang des prêtres et des aristocrates. — Suivant un autre (à Saint-Ambroise), il ne faut pas arrêter les prêtres, il faut les déclarer hors la loi, afin que chaque citoyen puisse les tuer comme on tue un chien enragé. — A Saint-Laurent, la Vierge est traitée de catin, les couvents de femmes sont dénoncés comme des repaires de prostitution. — A Saint-Germain-l'Auxerrois, un citoyen déclare :... Les prêtres ont cessé d'exister légalement ; en attendant qu'on les fusille, et puisqu'il n'y a plus de prêtres, il ne doit plus y avoir d'églises. — A Sainte-Marguerite la citoyenne Valentin va plus loin : Il y a encore dans le quartier ces canailles de prêtres ; c'est une honte. En sortant d'ici il faut aller égorger et les hacher comme de la viande de cochon. — A Saint-Sulpice la citoyenne Gabrielle s'écrie :... Les prêtres, il faut les fusiller. C'est eux qui nous empêchent de vivre comme nous voulons. Les femmes ont tort d'aller à confesse. J'engage donc toutes les femmes à s'emparer de tous les curés et à leur brûler la gueule... Le sang des tonsurés ne vaut pas. la peine qu'on l'épargne. Allez-y de bon cœur, je vous donnerai l'exemple. A mort ! à mort !... Il y avait sans doute parmi ces énergumènes quelques agents provocateurs. Mais les naïfs et les sincères ne manquaient pas non plus. — Je pourrais multiplier mes citations. On en trouvera d'autres, non moins truculentes, dans le curieux livre de Fontoulieu (Les Églises de Paris sous la Commune).

[87] Sur la proposition de Cazenove de Pradine, député légitimiste (le Lot-et-Garonne, ancien secrétaire du comte de Chambord.

[88] Ils furent simplement déclarés otages : et, les Versaillais étant fort peu après entrés dans Paris, l'audience du 19 mai ne fut suivie d'aucune autre.

[89] Chef de l'armée de Versailles.

[90] La semaine de mai.

[91] Histoire de la Commune de 1871.

[92] L'ex-sénateur Bonjean, président de Chambre à la Cour de cassation, célèbre sous l'Empire, comme Darboy, par son opposition toute gallicane à l'intransigeance ultramontaine de Pie IX, avait été incarcéré dès les premiers jours de l'insurrection.

[93] L'ordre, signé Ranvier, Eudes et Gambon, est reproduit par Da Costa dans La Commune vécue, I, 464. — Cinquante-deux détenus furent ainsi transférés.

[94] Les victimes amenées du Chatelet étaient tirées comme un gibier par les soldats à mesure qu'elles pénétraient dans la cour de la caserne. On enterra plus tard de mille à douze cents cadavres tout près delà dans le square de la Tour Saint-Jacques.

[95] On l'amenait au Luxembourg quand le général de Cissey, de la fenêtre d'un restaurant, sur le simple énoncé de son nom, donna l'ordre de le passer par les armes, ce qui fut fait immédiatement.

[96] Dix seulement, d'après Vuillaume (Un peu de vérité sur la mort des otages). En y ajoutant ceux des laïques qui avaient péri avec eux, on voit que le total des otages massacrés par les insurgés s'élève à 76. Foulon a donné leurs noms à la fin de son Histoire de la vie et des œuvres de Mgr Darboy (p. 635, 636).

[97] Dans cette guerre où les insurgés combattaient presque toujours à couvert et où les troupes régulières surtout étaient exposées à la mort, ces dernières ne perdirent, d'après les rapports officiels, que 877 hommes (tués du 3 avril au 28 mai). On voit par là que la bataille proprement dite fut infiniment moins meurtrière que ses conséquences.

[98] Si quelques lecteurs étaient tentés de reprocher à l'auteur la véhémence de ses jugements, il leur répondrait qu'il a vu de près la Commune, qu'il l'a toujours réprouvée, qu'il la réprouve encore ; qu'il a failli périr pour avoir refusé de la servir ; mais qu'étant historien il a pour premier devoir de faire peser, sans acception de personnes ni de partis, les responsabilités sur qui les mérite ; que si l'histoire doit signaler comme folle et coupable l'insurrection du 18 mars — ainsi que ses conséquences — elle doit aussi juger avec une inflexible sévérité ceux qui, par basses rancunes politiques et religieuses, la rendirent inévitable, ainsi que ceux qui la réprimèrent avec tant d'inutile et lèche cruauté.

[99] Où avaient péri, le 18 mars Lecomte et Clément Thomas.

[100] Fait cité par Pelletan dans La Semaine de mai (p. 288).