Il faudrait encore un volume pour retracer convenablement rapports de l’Église et de l’État en France depuis la révolution du i septembre. Suivre dans leurs dernières évolutions les deux pouvoirs rivaux, qui, après une violente reprise d’hostilités, semblent avoir fait trêve et s’observent sans se combattre ; — retracer, d’une part, les manifestations du clergé français en faveur du pouvoir temporel du pape — dont le dernier débris a disparu en 1870 — et ses persévérants efforts pour empêcher la République de se constituer ou pour la renverser ; — exposer, d’autre part, la politique de représailles dont le nouveau régime, une fois affermi, a cru devoir user quelque temps envers l'Église ; —- expliquer enfin les considérations et les faits qui ont amené l’autorité religieuse à se rapprocher de l’autorité civile et cette dernière à se prévaloir moins rigoureusement de ses droits, — telle serait maintenant ma tâche, si d’excellentes raisons ne m’obligeaient à limiter ici cette histoire. Ces raisons sont : 1° que, si les faits de cette dernière période peuvent être bien connus dans leur matérialité, ils sont encore trop près de nous pour qu'on puisse avec précision en démêler les causes, en établir l’enchaînement, en déterminer la portée ; 2° qu’en les racontant il me faudrait forcément toucher à la politique contemporaine, juger les hommes et les choses de notre époque, ce qui ne serait plus, à vrai dire, faire œuvre d’historien. Je n’entrerai donc pas dans le récit des événements qui se sont accomplis depuis la chute du second Empire jusqu’à nos jours. J’en mentionnerai seulement quelques-uns très brièvement dans la conclusion qu’on va lire. Cette conclusion ne sera point, comme on pourrait s’y attendre, ma profession de foi sur les rapports de l’Église et de l’État, ou mon avis conjectural sur le règlement futur de la question. L’histoire que je viens d’écrire porte en elle-même sa morale ; mais cette morale, ce n’est pas à moi, c’est au public à l’en dégager. Comme je l’ai dit en commençant, ce livre n’est ni une thèse ni un plaidoyer. C’est un simple exposé de faits, où mes lecteurs trouveront sans doute, suivant leurs prédilections ou leurs tendances, matière à opinions et à jugements très divers. Les relations du gouvernement spirituel et du gouvernement temporel en France constituent un problème que je ne me suis pas chargé de résoudre. Je n’ai eu pour but que de rapporter et de faire comprendre les événements. Je viens de les raconter et je ne veux pour ma part tirer de mon récit qu’un enseignement historique en cherchant à expliquer dans ces dernières pages : 1° Pourquoi les rapports des deux pouvoirs sont devenus plus difficiles qu'ils ne l’étaient avant la Révolution ; 2° Pourquoi l’opposition de l’Église est plus dangereuse pour l’État de nos jours que sous l’ancien régime ; 3° Pourquoi l’Église a regagné une si grande partie du terrain que la Révolution lui avait fait perdre ; 4° Pourquoi elle n’en a pas regagné davantage. I. — Avant 1780, l’Église de France n’était point entièrement libre vis-à-vis de l’État. A certains égards même elle l’était moins qu’à notre époque. Remarquons tout d’abord que sous l’ancien régime le gouvernement royal dispose des évêchés, des abbayes, qu’il peut ainsi distribuer les revenus ecclésiastiques à ses créatures, qu’il forme le haut clergé d’hommes dévoués avant tout à sa politique et qu’il l’avilit ou le discrédite par des choix dont la faveur est souvent la seule raison d’être. L’épiscopat, dont les membres s’engagent par serment à le servir, constitue dans le royaume une police supérieure, qui fonctionne au profit du souverain comme au profit de l’Église. Les curés sont les auxiliaires de la justice royale et doivent lire en chaire des monitoires pour seconder ses recherches. La saisie du temporel est un moyen de coercition fréquemment employé par l’État à l’égard des ecclésiastiques récalcitrants. La justice civile infirme souvent les sentences des tribunaux d’Église ou les actes des évêques, même ceux qui paraissent de pure juridiction spirituelle, comme les refus de sacrements. Les bulles du pape sont soumises au contrôle des cours souveraines ; les quatre articles de Bossuet sont enseignés d’autorité dans les séminaires ; les légats du Saint-Siège sont étroitement surveillés ; les appels au souverain pontife sont, autant que possible, empêchés, et les évêques ne peuvent se rendre à Rome sans autorisation royale. Enfin l’État limite les acquisitions des couvents, réforme à son gré les congrégations et même les supprime, quand il le juge à propos. Pourtant l'Église ne se considère point comme asservie ou, si elle se plaint, ne se plaint que modérément. L’État n’est point à ses yeux un ennemi. Bien au contraire, elle le regarde comme son soutien, comme le meilleur de ses amis. Si parfois les deux pouvoirs se provoquent et se combattent, ce n’est jamais pour s’entre-détruire. Les duels entre eux ne sont qu’au premier sang et sont toujours suivis de réconciliation. En temps ordinaire, l’entente est cordiale et l’on ne songe qu’à s’entr’aider. La dynastie et le clergé sont liés par une sorte d’assurance mutuelle dont ils ne peuvent ni ne veulent se dégager. Tous deux se réclament du droit divin, et c’est au nom du ciel qu’ils se garantissent mutuellement leur puissance. Cette réciprocité de bons offices est particulièrement profitable à l’Église. Si elle sacre le roi et le représente sans cesse aux sujets comme le délégué de la Providence, elle reçoit de lui l’inappréciable avantage d’un monopole religieux que la Révolution seule pourra lui ravir. Depuis la révocation de l’édit de Nantes, le catholicisme est non seulement la religion dominante, mais la religion exclusive de l’Etat. La liberté du culte n’existe que pour lui. La loi le protège — et le protège seul — contre toute attaque. Les non-catholiques ne sont pas admis aux emplois publics. L’état civil n’a été rendu aux protestants qu’en 1787. Les naissances, les mariages, les décès ne sont constatés légalement que par l’autorité spirituelle et à la suite de cérémonies religieuses. Certaines causes — comme les fiançailles et les mariages — sont encore jugées par les tribunaux d’Église. Tous les établissements d’assistance publique sont dirigés ou surveillés par le clergé. L’enseignement enfin dépend de lui, soit parce qu’il le donne lui-même, soit parce qu’il le contrôle. Le clergé ne se borne pas à exercer une domination religieuse sans partage. Il a dans l’État et dans la société une place à part, une place privilégiée. Ses institutions sont protégées par la loi, qui reconnaît les vœux perpétuels et ne permet ni au prêtre ni au religieux de s’en dégager. Vis-à-vis du roi, ses membres ne sont point isolés ; ils forment une collectivité redoutable, un ordre politique, qui prend la première place dans les états généraux, dans les états provinciaux, qui tient périodiquement ses propres assemblées et qu’en temps ordinaire deux agents généraux représentent auprès du gouvernement. Les gens d’Église sont privilégiés devant la justice, puisqu’ils échappent dans un grand nombre de cas aux tribunaux ordinaires. Ils le sont devant l’impôt, puisqu’ils ne paient ni la taille, ni la capitation, ni les vingtièmes, qu’ils ne fournissent à l’État qu’une contribution insignifiante par rapport à leurs revenus et qu’ils se taxent eux-mêmes. Ils esquivent aussi la corvée, la milice. Enfin le roi les laisse jouir en paix de trois milliards de biens-fonds, de cent millions de dîmes. Quelques centaines de gros bénéficiers, l’état-major de l’Église, se partagent la plus grande partie des deux cents millions[1] qui constituent le revenu de l’Eglise. Le bas clergé vit dans la gêne. Mais il suffit aux yeux du roi qu’évêques et abbés soient satisfaits, et ils le sont. En somme, le clergé de France a de bonnes raisons pour ne pas troubler le gouvernement royal, et il ne le trouble pas. Le pape est parfois moins accommodant, moins docile. Mais, en cas de querelle, on commence par lui prendre Avignon, ce qui, d’ordinaire, le rend plus traitable. Du reste, le souverain pontife sait bien qu’il n’est pas de son intérêt de pousser à bout le Roi Très Chrétien, ce fils aîné qui fait tant de bien à l'Eglise et qui pourrait lui faire tant de mal. Remarquons en outre qu’à cette époque le pape n’exerce par sur le monde catholique l’autorité absolue qui lui sera reconnue plus tard. Les maximes gallicanes mettent le roi hors de ses atteintes et la déclaration de 1682 compte encore dans le corps ecclésiastique de nombreux partisans. Le clergé de France, vu ses privilèges et sa situation dans l’État, a le plus grand intérêt à ménager le gouvernement. Cette situation et ces privilèges mêmes, qu’il ne doit pas au souverain pontife et que ce dernier ne peut lui enlever, lui permettent de garder vis-à-vis du Saint-Siège une certaine liberté de parole et d’action. Sans doute, au XVIIIe siècle, les évêques, sous l’influence des jésuites, inclinent visiblement vers les doctrines romaines ; maie, le bas clergé, qui est peuple et qui n’a nulle sympathie pour un épiscopat recruté dans la noblesse, demeure en majorité gallican, par instinct national. C’est du pouvoir civil que les curés à portion congrue attendent l’amélioration de leur sort, et l’ultramontanisme ne compte parmi eux en 1789 que peu de partisans. En somme, l’Eglise de France était unie de cœur à l'État sous l’ancien régime. Il en est tout autrement depuis la Révolution ; et rien n’est plus facile à comprendre. La solidarité qu’un même principe religieux avait jadis établie entre l’Église et l’État n’existe plus depuis 1789. Ce n'est plus de Dieu que nos gouvernements se réclament quand ils s’inspirent de la Révolution, c’est du peuple et du peuple seul. L’Etat n'est point pour cela devenu athée, comme on a eu le tort de le dire ; il est devenu laïque. Il ne méconnaît ni ne proscrit la religion, mais il entend que la loi civile, fondée sur les droits de l'homme et du citoyen, soit indépendante de tout dogme et de toute Église, qu’elle repousse avec fermeté tout empiétement sur son domaine et qu’en cas de conflit provoqué par une atteinte à ses droits, le dernier mot lui reste toujours. Or cette prétention, l’Eglise ne l’a point admise il y a cent ans ; elle la repousse encore hautement de nos jours. La Révolution, a dit M. de Mun, n’est ni un acte ni un fait, elle est une doctrine politique, qui prétend fonder la société sur la volonté de l'homme au lieu delà fonder sur la volonté de Dieu, qui met la souveraineté de la raison humaine à la place de la loi divine. C’est là qu’est la Révolution, le reste n’est rien, ou plutôt tout le reste découle de là, de cette révolte orgueilleuse d’où est sorti l’Etat moderne, l’Etat qui a pris la place de tout, l’État qui est devenu votre Dieu et que nous nous refusons à adorer avec vous. La contre-révolution, c’est le principe contraire : c’est la doctrine qui fait reposer la société sur la loi chrétienne !...[2] Exagération à part, on ne saurait mieux dire. L’État n’est plus catholique, et voilà pourquoi l’Eglise ne le sert plus, voilà pourquoi elle le combat et le suspecte quand elle ne le combat pas. La liberté des cultes, proclamée en 1789, est depuis cette époque un des principes immuables de notre droit public. L’Eglise romaine ne saurait s’accommoder de ce principe. De Pie VI à Pie IX, les papes l’ont toujours anathématisé. Il n’a pas tenu au parti ecclésiastique de l’Assemblée constituante que le catholicisme ne fut proclamé religion dominante. En 1801, Pie VII, ne pouvant arracher cette concession au premier consul, tient du moins à faire constater que cette religion est professée par la majorité des Français et à stipuler que, si les successeurs de Bonaparte ne la professent pas, le Concordat devra être modifié. Sous la Restauration, l’exclusivisme se montre plus à découvert. La Charte reconnaît une religion de l'Etat. L’observation du dimanche devient obligatoire. Le sacrilège n’est plus seulement un péché, il devient un crime et, comme tel, relève légalement des tribunaux. Charles X renoue la chaîne du temps par le sacre de Reims. Et l’on n’ignore pas de quelle défaveur est alors frappé quiconque ne croit pas ou ne pratique pas. La Charte de 1830 fait encore — timidement — une place d’honneur au catholicisme. A partir de 4848, la loi ne lui donnera même plus cette satisfaction d’amour-propre, mais les revendications n’en seront que plus véhémentes et plus obstinées. Il semblait difficile de réprouver la liberté des cultes plus énergiquement que ne l’avait fait Grégoire XVI en 1832. Mais Pie IX à cet égard a surpassé son prédécesseur[3]. Enfin, sous l’influence du Syllabus, on a vu en France, depuis 1870, le parti ultra-catholique introduire dans nos lois constitutionnelles des prescriptions religieuses, porter atteinte à la liberté des funérailles et s’efforcer de ressusciter la loi du dimanche. La laïcisation de l’état civil n’a pas été moins sensible à l’Eglise que l’établissement de la liberté des cultes. Depuis 1792, date de cette réforme, le clergé a cent fois réclamé la tenue des registres par lesquels sont constatés légalement les naissances, les mariages et les décès. Il a fait rapporter la loi du divorce en 1816. Il a pu en empêcher le rétablissement en 1830 et en 1848. Il a demandé que le mariage religieux redevînt obligatoire et précédât le mariage civil. Il a revendiqué le droit de diriger tous les établissements, toutes les œuvres d'assistance publique. Mais ce qu’il a disputé, ce qu’il dispute encore avec le plus de persévérance à l’Etat, c’est l’enseignement. Ite et docete omnes gentes, lit-on dans l’Evangile. En vertu de ce texte, l’Eglise soutient qu'à elle seule en principe incombe la tâche d’instruire la jeunesse, et, naturellement, elle ne veut lui donner qu’une instruction chrétienne. Comment eût-elle pu approuver les lois de là Convention et du Directoire, qui excluaient le clergé de l'école et, non contents de laïciser l’enseignement, semblaient en faire un moyen de déchristianisation ? Comment pouvait-elle respecter l’Etat enseignant, tel que Napoléon le constitua par la création de l’Université ? Vainement l’empereur lui lit-il une large place dans ce grand corps. Vainement fit-il rentrer la religion dans l’enseignement. Vainement associa-t-il à l’éducation les pratiques du culte. Vainement les Bourbons, après 1815, courbèrent-ils l’Université sous l’autorité de l’Eglise. Ce qu’il fallait aux ultras, ce n’était pas seulement que l’Université lut surveillée, garrottée ; c’était qu’elle fût anéantie, qu’elle disparût. Ils bâillonnaient Guizot et Cousin comme des mécréants. Ils fermaient l’Ecole normale. Bien que l’Université n’eût jamais outragé l’Eglise, l’Eglise outragea l’Université, particulièrement sous Louis-Philippe, par les accusations les plus violentes et les moins méritées. L’austère et pur Jouffroy fut dénoncé comme un corrupteur de la jeunesse. Les écoles de l’Etat furent signalées aux familles comme des foyers de pestilence. La voix de Michelet fut étouffée sous la République ; celle de Renan le fut sous le second Empire. L’Eglise, déjà protégée contre les journaux depuis la Restauration, demandait encore à l’être contre les livres sous Napoléon III. Il eût fallu pour lui complaire expurger les bibliothèques populaires, bannir Voltaire et Diderot. En 18G7, l’Ecole normale était frappée une seconde fois pour avoir glorifié la liberté de penser. Un essai d’enseignement secondaire pour les jeunes filles était dénoncé comme un attentat à la religion. L’obligation de l’instruction primaire ne pouvait être établie par l’Etat. A cet égard, Jules Simon n’était pas plus heureux après la chute de l’Empire que Duruy ne l’avait été sous Napoléon III. Dupanloup, qui ne voulait pas siéger à côté de Littré à l’Institut, faisait avorter la réforme des lycées. Enfin l’enseignement universitaire des facultés était attaqué sous la troisième République avec aussi peu de ménagements que l’avait été celui des collèges sous la monarchie de Juillet. Mais ce n’est pas seulement pour avoir proclamé la liberté philosophique et religieuse, que la Révolution s’est rendue odieuse à l’Église ; c'est aussi pour avoir dépouillé le clergé de ses privilèges et l’avoir voulu soumettre à la loi civile. Depuis 1789, l’Église ne forme plus en France une personne morale. Les prérogatives et avantages corporatifs dont elle jouissait à ce titre lui ont été retirés par l’État. Elle ne tient plus ses assemblées quinquennales. Elle n’a plus d’agents généraux, plus d’administration générale. Ses membres ont dû, comme citoyens, se soumettre à l’impôt et aux tribunaux civils. De plus, la dîme, qu’elle percevait sans droit, a été abolie en même temps que les derniers abus féodaux. Les biens qu’elle détenait comme corps sont devenus domaines nationaux le jour où elle a cessé de former un corps. Si l’État s’est depuis chargé de son entretien, il ne s’est pas cru tenu de lui fournir l’équivalent de ses anciens revenus, qui étaient vraiment excessifs. Il lui a même, durant quelques années d’absolue séparation (1794-1802), refusé tout subside. Voilà ce que le clergé ne lui a pas encore pardonné. On ne saurait s’en étonner beaucoup. Ses efforts pour se reconstituer en classe et surtout pour se refaire un domaine propre ou une dotation permanente — ce qui serait revenu au même —, ont misérablement échoué sous la Restauration. Il lui faut donc se contenter de l’allocation qui lui est votée chaque année par les Chambres, après libre discussion. Mais il n’en a pas pris son parti et se prétend toujours indignement spolié, oubliant que, sous l’ancien régime, le droit absolu de supprimer les corporations, même religieuses, et, par suite, de confisquer leurs biens, n’était pas contesté par l’Eglise gallicane à l’Etat. La Révolution ne s'est pas bornée à prendre au clergé ses domaines. Elle a prétendu donner au clergé lui-même une organisation nouvelle. Mais, avant de créer, elle a voulu détruire. Et tout d’abord, d’un trait de plume, elle a souverainement aboli les ordres monastiques, dont l’utilité religieuse ne lui paraissait pas démontrée et dont l’ultramontanisme lui était suspect. Si plus tard la France nouvelle leur a rouvert sa porte, elle s’est toujours réservé le droit de la leur fermer quand elle le jugerait bon. En 1804, la compagnie de Jésus s’étant glissée dans notre pays sous un faux nom, Napoléon la dissolvait et décrétait qu’aucune congrégation ne pourrait s’établir en France sans autorisation du gouvernement. Il va sans dire que l’autorisation. une fois donnée, peut toujours être révoquée par l’Etat — on l’a bien vu notamment sous le premier Empire —. En 1828, les jésuites, reconstitués une fois de plus, sont de nouveau frappés par les lois existantes. Ces lois sont encore invoquées contre eux avec éclat en 1845. Du reste, l’article 201 du Code pénal et la loi du 10 avril 1834 sont applicables aux associations religieuses aussi bien qu’aux associations laïques. Et le pouvoir civil peut non seulement empêcher une congrégation ou une communauté de se constituer sur le sol français, mais, après l’avoir reconnue, la surveiller étroitement et limiter ses acquisitions dans la mesure qui lui paraît convenable. Tel est notre droit public en ce qui touche aux ordres monastiques. Il n’est pas étonnant qu’il ait été méconnu par l’Église, qu’elle ait si souvent cherché à l’éluder ou à s’y soustraire et que Pie IX, après d’autres papes, l’ait si solennellement anathématisé[4]. Quant au clergé séculier, si la Révolution n'a pas voulu le détruire, Il ne croit pas avoir pour cela beaucoup à se louer d’elle. L’Assemblée constituante, sans être irréligieuse, ne voulait voir dans la religion qu’un grand service public et entendait que ce service fonctionnât, comme les autres, sous l’autorité de l'Etat. Le prêtre, à son sens, ne devait être qu’un officier de morale, salarié par la nation, lié par serment à la constitution. Pour avoir un clergé vraiment national, elle décrète que les évêques et les curés seront élus par le peuple, tout comme les juges ou les administrateurs de département. Pour préserver la France de toute ingérence ultramontaine, elle rompt presque entièrement le lien de subordination qui unissait l’épiscopat à la papauté. Elle provoque ainsi, sans le vouloir, un schisme qui ne tarde pas à engendrer la guerre civile. La Convention et le Directoire vont plus loin ; car ils suppriment le budget des cultes et ne garantissent plus au clergé que la liberté, dans des limites, d’ailleurs, assez étroites. Leurs tendances antichrétiennes ne se dissimulent guère. Le pape est violemment arraché de ses Etats et vient mourir captif à Valence. Malgré ces fâcheux débuts, la France se fût peut- être habituée au système de l'Eglise libre dans l’Etat libre, et l’apaisement se fût fait à la longue, si l’ambition de Bonaparte n’eût bientôt imposé au pays un nouveau régime. En vertu du Concordat, l’Eglise redevient une institution d’Etat. Le gouvernement et le Saint-Siège se partagent le droit de nommer les évêques. Mais l’initiative en cette matière est attribuée à l’autorité civile. Si le pape fait mine de prendre ses pouvoirs et ses droits trop au sérieux, l'empereur, pour le mettre à la raison, n’hésitera pas à lui prendre ses Etats et à le faire conduire en prison, ni plus ni moins que le Directoire. Il s'efforcera par tous les moyens de lui imposer un arrangement qui permette à l’Etat de se passer de lui pour l’institution des évêques. Ce n’est pas tout. Il entend que le clergé serve avant tout sa politique. Il lui impose un serment qui non seulement le gêne, mais l’avilit. L’Assemblée constituante voulait que le prêtre fût un officier de morale. Napoléon en fait un officier de police. Le sacerdoce n’est à ses yeux qu’une gendarmerie sacrée, dont tous les membres lui doivent obéissance et dévouement, comme des soldats. Curés, évêques, ne sont à son sens que des agents administratifs, qu’il casse aux gages, incarcère, exile à son gré, sans nulle forme de procès. Quant aux séminaristes, il a un moyen fort simple de leur apprendre ce qui lui est dû : c’est de les envoyer au régiment. L’exercice du culte est réglé par la loi organique du 18 germinal an X, qu’il a faite seul, sans le concours du pape et qui, exécutée par lui à la lettre, ne laisse au clergé presque aucune liberté de mouvement. Certaines cérémonies religieuses peuvent être interdites par les préfets et les maires. Tout empiétement de l’autorité spirituelle sur l’autorité civile devra être réprimé par cette dernière : La prédication sera surveillée, contrôlée par le gouvernement. Les évêques ne pourront ni se concerter ni tenir des synodes ou des conciles, ni s'absenter de leurs diocèses sans autorisation. Le nombre des séminaristes qu’ils pourront ordonner sera fixé par le pouvoir civil. Le nonce du pape accrédité auprès du chef de l’Etat ne communiquera pas directement avec eux, et devra respecter les principes de l’Eglise gallicane. Les bulles du pape ne seront ni publiées ni exécutées en France sans la permission du gouvernement. Sans doute, sous l’ancien régime, l’Etat avait pris à l’égard de l’Eglise des précautions analogues, et l’Eglise, tant bien que mal, s’était prêtée à ses exigences. Niais c’étaient les exigences d’un gouvernement essentiellement catholique, dont le chef portait le titre de Roi Très Chrétien et appartenait lui-même à l’Eglise comme évêque extérieur ; le clergé s’y soumettait sans trop de peine. Mais il n'a cessé de protester contre celles d’un gouvernement laïcisé, dont l’ingérence dans ses affaires lui paraîtra toujours une intrusion sacrilège. Dès 1802, on voit Pie VII faire publiquement ses réserves au sujet des articles organiques. Il en demande l’abrogation à Louis XVIII en 1817. Pie IX la demandera de même à Napoléon III en 1852. Ni l’un ni l’autre ne l’obtiendront, parce que, si la loi de germinal n’est plus depuis longtemps appliquée à la rigueur, il est bon qu’elle puisse l’être à l’occasion et qu’on le sache. Aussi les protestations et les anathèmes se renouvelleront-ils sans relâche, tant de la part de l’épiscopat que de la part du pape. Pie IX en mainte occasion répétera bien haut, comme ses prédécesseurs, comme son successeur, que l’Eglise n’est point une simple corporation, qu’elle est par elle-même une société, une société parfaite, qu’à ce titre elle est indépendante de tout pouvoir terrestre et que, si la loi civile prétend la limiter ou la surveiller dans ses fonctions, la loi civile est dans son tort. On voit donc qu’il paraît y avoir opposition radicale entre les principes de la Révolution, qui inspirent la France depuis plus d’un siècle, et ceux dont l’Eglise, depuis 89 comme auparavant, n’a cessé de se réclamer. Aussi la lutte des deux pouvoirs en notre pays est- elle de nos jours beaucoup plus violente et plus acharnée qu’elle ne l’était sous l’ancien régime. II. — Non seulement l’opposition de l’Eglise à l’État est devenue plus vive, mais, l’Eglise étant devenue plus forte, cette opposition est plus dangereuse aujourd’hui qu'autrefois pour le gouvernement français. Dire que la puissance de l’Église s’est accrue depuis la Révolution, cela peut tout d’abord paraître un paradoxe. C’est cependant l’exacte — vérité. Le corps ecclésiastique n’avait pas au XVIIIe siècle l’homogénéité parfaite, la rigoureuse unité de vues, d’intérêts, de direction, qui l’a rendu de nos jours si redoutable. Cette homogénéité, cette unité, il la doit justement au péril révolutionnaire, qui l’a contraint de se resserrer et de se raidir par une centralisation de pouvoirs jusque-là sans exemple. L’Église, qui conservait avant 1789 vis-à-vis de son chef des droits et des libertés dont elle était jalouse, est devenue en moins d’un siècle une monarchie absolue. Pour que l’autorité du pape sur le sacerdoce devînt plus étroite, il a fallu que celle de la religion sur les peuples se fût visiblement relâchée. Et, si elle s’est en si peu d’années transformée en dictature, ce n’est pas seulement parce que les doctrines ultramontaines ont été propagées avec une ardeur nouvelle dans tout le monde chrétien, et particulièrement en France, par la milice infatigable des congrégations ; parce que le plus ultramontain de tous les ordres, celui des jésuites, reconstitué en 1814, est redevenu rapidement l’inspirateur et le moteur principal de l'Église ; parce que l’autocratie pontificale a eu pour théoriciens ou pour apologistes des hommes comme Ronald, de Maistre, Lamennais, Louis Veuillot. C’est aussi parce que l’épiscopat, si longtemps réfractaire à de pareilles prétentions, s’y est enfin soumis sans réserve et s’est livré corps et âme à l’autorité discrétionnaire du souverain pontife. Dans tous les États catholiques, mais surtout en France, la Révolu lion a dépouillé le haut clergé de ses privilèges et de ses richesses. Mais, plus elle s’est efforcée de l’amoindrir, de le désarmer, de le réduire à l’isolement et à l’impuissance, plus il a éprouvé le besoin de s’appuyer sur la papauté, qui, seule désormais, pouvait le protéger contre l’autorité civile. C’est elle qu'il invoquait au milieu des épreuves de la Terreur. C’est à elle qu'il a eu recours pour réagir dans la mesure du possible contre le Concordat et surtout contre les articles organiques. Ajoutons que, le Saint-Siège n’ayant pas été lui- même épargné par la Révolution, ses malheurs même et les périls qu’il a courus ont été pour lui un titre de plus au respect et au dévouement des évêques. Menacés d’un commun naufrage, les passagers, les matelots et le capitaine confondent leurs volontés comme leurs cœurs, et c’est d’ordinaire le capitaine qui gagne le plus à cet abandon de toute méfiance et de toute haine. La mort misérable de Pie VI, prisonnier du Directoire, la captivité dure et longue de Pie VII, enfin les revers de Pie IX dépouillé de ses États et refoulé dans le Vatican par la révolution italienne ont fait plus pour l’infaillibilité pontificale que des victoires et que des conquêtes. Aussi depuis un siècle l’ultramontanisme n'a-t-il fait que grandir dans l’épiscopat. En 1811, les évêques, jusque-là si dociles aux volontés de l’empereur, commençaient à se détacher de lui pour l'amour du pape. En 1826, sous un gouvernement qui leur était cher, ils refusaient presque tous d’adhérer aux quatre articles de 1682, pour ne pas contrister la cour de Rome. Après la révolution de juillet, les gallicans n’étaient plus parmi eux qu’une infime minorité. S'il en restait quelques-uns — comme Darboy — sous le second Empire, il n’y en eut plus un seul après le concile du Vatican. On sait que cette assemblée a transformé en dogme l’ancienne et tenace prétention des papes à l’infaillibilité. Ceux-là seuls ont pu s’en étonner qui n’avaient pas suivi dans l’histoire de notre siècle l'évolution morale de l’Église. En fait, la papauté, qui se déclarait infaillible depuis des siècles, était reconnue telle par la majorité de l’épiscopat bien des années avant le dernier concile. La preuve, c’est que Pie IX avait pu, dès 1854, définir, proclamer de son chef un nouveau dogme et que l’Église l’avait laissé faire. Quoi qu’il en soit, depuis 1870, nul catholique, à plus forte raison nul évêque ne peut, sous peine d’hérésie, contester l’infaillibilité du souverain pontife. Et, qu’on veuille bien le remarquer, l’infaillibilité ne s’applique pas seulement aux matières de foi, elle s’étend également aux mœurs, c’est-à-dire à la direction morale des individus, des nations, des gouvernements, qui, théoriquement du moins, deviennent ainsi sujets du pape. Ce n’est pas tout. Les évêques de 1870 ne se sont pas bornés à proclamer l’infaillibilité doctrinale du souverain pontife. Ils lui ont donné sur eux-mêmes une autorité disciplinaire sans limites. Ils se sont volontairement médiatisés à son profit. Pour n’être pas fonctionnaires du pouvoir civil, ils se sont résignés à n’être que des fonctionnaires du pape. Le successeur de saint Pierre exerce sur tous les diocèses une juridiction vraiment épiscopale, ordinaire, immédiate. Autant vaut dire qu’il n’y a plus dans le monde catholique qu’un seul évêque et que cet évêque est le pape. Grâce à la loi nouvelle, l’épiscopat ne s’appartient plus. Il ne peut plus avoir d’initiative ni de volonté propre. C’est un organe de transmission. Il reçoit des ordres, les fait connaître et en assure l’exécution. Le vicaire du Christ n’a qu’un signe à faire ; tous les évêques s’inclinent comme un seul homme, tous obéissent aveuglément. Et ce qui les rend particulièrement redoutables au pouvoir civil, c’est qu’on leur obéit à eux-mêmes avec une exactitude et une ponctualité toutes militaires. Le clergé de chaque diocèse est discipliné comme un régiment. Il ne murmure, il ne discute jamais. Le prêtre ne peut résister à son évêque ; s'il l’essayait seulement, il serait brisé comme verre. Il n’en était pas tout à fait ainsi sous l’ancien régime. Dans ce temps-là, outre que l’évêque ne pouvait recruter son clergé tout à fait à sa guise, parce que tous les bénéfices — tant s’en faut — n'étaient pas à sa collation, le plus grand nombre des curés et des vicaires perpétuels étaient inamovibles ; nul bénéficier ne devait, du reste, être dépossédé que suivant les formes canoniques, et le prêtre avait recours contre son supérieur, soit devant les tribunaux ecclésiastiques, soit devant la juridiction civile. Le bas clergé avait donc à cette époque quelques garanties contre l’arbitraire épiscopal[5]. Aussi pouvait-il se permettre d’être gallican. Il ne le peut plus aujourd’hui. D’après le Concordat, les curés seuls sont inamovibles. Or ils ne forment pas dans chaque diocèse la dixième partie du clergé paroissial. Ajoutons du reste qu’ils sont nommés par l’évêque et que ce dernier ne désigne jamais comme tels que des prêtres d’une docilité éprouvée, Quant aux desservants ou succursalistes, qui sont plus de trente mille et forment le gros de l’armée sacerdotale, il les nomme, les déplace, les révoque ad nutum, comme on dit, sans avoir jamais à rendre compte de ses décisions. Ces pauvres gens n’ont contre l’arbitraire épiscopal aucune garantie légale. Les officialités d’autrefois n’existent plus ou n’existent guère que de nom. En tout cas, leurs jugements ne sauraient avoir aucun effet civil. Le desservant injustement frappé ne peut s’adresser aux tribunaux ordinaires ; ils se déclareraient incompétents. Son seid protecteur aujourd’hui, c’est le pape, qu’il invoque dans son malheur et qu’il n’invoque pas toujours en vain. Le clergé des paroisses est donc devenu lui aussi foncièrement ultramontain. Il doit l’être s'il vent plaire aux évêques, et il doit l’être aussi lorsqu’il leur a déplu. Quant à l’épiscopat, il l'est d’autant plus qu’en servant moins docilement le pape il craindrait de le rendre plus favorable à la cause du prolétariat ecclésiastique. Le souverain pontife n’a qu’à gagner au maintien du statu quo, que les évêques, de leur côté, défendent de toutes leurs forces. La condition des desservants, qu’on a vainement parlé d’améliorer en 1848, est encore de nos jours fort précaire. Voilà comment le bas clergé, qui affaiblissait l’Eglise en 1780, contribue au contraire à la fortifier contre le pouvoir civil. Il faut enfin tenir compte, pour s’expliquer que l’Eglise soit devenue plus puissante en France depuis la Révolution, du travail de régénération morale qui s’est accompli en elle depuis un siècle. Avant 1789 les ordres monastiques vivaient engendrai dans l’oisiveté ou la corruption. Si le clergé des paroisses faisait son devoir, les évêques, les chanoines, les abbés — commendataires ou autres — ne donnaient pas toujours de fort édifiants exemples. Le haut clergé se recrutait dans une noblesse ignorante, dissipée et ne brillait ni par l’instruction, ni par le talent, ni par les vertus chrétiennes. Mais de nos jours, et par le fait même de la Révolution, il en est bien autrement. Les grands offices ecclésiastiques ne sont plus assez lucratifs pour attirer les gentilshommes. On ne devient plus évêque à vingt- cinq ans et par droit de naissance, on le devient à cinquante, grâce aux services rendus et après avoir fait ses preuves, comme théologien, comme administrateur, comme prêtre. L’Eglise, privée de ses privilèges, appauvrie, suspectée, a dû, pour regagner l'autorité morale et, par suite, la puissance qu’elle avait perdues, s’épurer, se surveiller, s’astreindre au travail. Les ordres monastiques se sont voués avec une incroyable activité aux œuvres d’assistance, de propagande ou d’enseignement. L’épiscopat est devenu plus instruit, plus vigilant, plus soucieux de ses devoirs. Le clergé du second ordre, plus surveillé, s’est lui-même observé davantage. L’Eglise n’est pas moins attaquée qu’avant la Révolution, mais elle l’est pour d’autres raisons. Elle est à coup sûr plus respectée, parce qu’elle est plus respectable. Partant elle est plus puissante, et elle a reconquis en France, depuis le commencement du siècle, une grande partie du terrain que la Révolution lui avait fait perdre. III. — C’est à dater du Consulat que le clergé a repris sa marche en avant. Mais, tenu en lisière par Napoléon, il n’a pu que bien faiblement, jusqu’en 1814, réagir contre les lois et l’esprit de la Révolution. C’est à partir de la Restauration que ses progrès sont devenus manifestes. Dès lors, il a marché à pas de géant et, durant plus d’un demi-siècle, ses moyens d’action n’ont fait que s’accroître, sa puissance n’a fait que grandir. Les œuvres de charité privée et l’assistance publique, où il a pris et gardé longtemps une place prépondérante, lui ont valu un regain d’influence dont la religion devait faire son profit. Par l'enseignement, dont il a poursuivi la conquête avec tant de persévérance et de succès, il a repris à moitié l’âme de la France. Introduit dans les écoles primaires par Napoléon, il les a surveillées et dominées sous les Bourbons, il y a pris line place privilégiée grâce aux lois de 1833 et de 1850. Dans l’ordre des études secondaires, il a eu tout d’abord, pour lutter contre le monopole de l’Université, ses petits séminaires et nombre d’établissements congréganistes, fondés en dépit de la loi, que ni les ordonnances de 1828 ni l’agitation anti-jésuitique de 1845 n’ont pu empêcher de subsister, de renaître, de prospérer. Depuis 1850 il a pu légalement ouvrir des collèges, dont la clientèle n’a cessé de s’accroître. Le conseil supérieur de l’instruction publique et les conseils académiques ont été livrés à son influence. L'Université elle-même a du la subir pendant une bonne partie du second Empire et pendant la période de l'ordre moral. L’enseignement supérieur lui-même, demeuré longtemps à l’abri de ses atteintes, a été entamé à son tour par la loi de 1875. Ces conquêtes pédagogiques ont été surtout l’œuvre de congrégations religieuses, qui, jadis abolies sans réserve, se sont multipliées, avec ou sans autorisation, dans des proportions inconnues sous l’ancien régime. Il y avait, dans la France de 1789, 60.000 religieux des deux sexes. Il y en avait 160.000 en 1878. Sous le patronage et la direction des ordres monastiques ou du clergé séculier se sont formées des associations laïques dont les adhérents se sont bientôt comptés par milliers, les revenus par millions, dont la propagande a pénétré toutes les classes de la nation, séduit ou intimidé les familles, gagné le personnel des services publics — citons seulement en passant la société pour la Propagation de la foi et la société de Saint-Vincent-de-Paul —. En face de l’État, pourvu par Napoléon d’armes en apparence si redoutables, l’Eglise a pu presque toujours avec impunité affirmer ses prétentions, ses espérances. Pie VII prisonnier a résisté au vainqueur de l’Europe. Pie IX., restauré par les armes françaises, n’a presque jamais répondu aux prières et aux remontrances de Napoléon III que par un imperturbable non possumus ; et, quand il n’a plus eu de pouvoir temporel à défendre, son intransigeance et sa raideur à l’égard des pouvoirs civils n'ont fait que s’accroître. Quant aux évêques, on ne voit pas que, depuis le premier Empire, ils aient jamais paru redouter beaucoup le gouvernement. L'État, ne pouvant ni les révoquer ni les suspendre de leurs fonctions, n’a osé que bien rarement les priver de leur traitement, ce qui revenait en fait à provoquer en leur faveur les libéralités des fidèles. S’il a parfois poussé l’audace à leur égard jusqu’au recours comme d’abus, ce n’a jamais été que pour se couvrir de ridicule, l'accusé se glorifiant d’ordinaire et se faisant féliciter par ses confrères d’une condamnation toute platonique, grâce à laquelle il a tous les honneurs du martyre sans en éprouver les désagréments. Bien que les faits pour lesquels ils sont poursuivis tombent souvent sous le coup de la loi pénale, jamais les évêques ne sont traduits devant les tribunaux de droit commun. Ils sont donc en réalité invulnérables. Si certains articles de la loi du 18 germinal peuvent être profitables à l’Église, ils s’en prévalent. Pour les autres, ils les oublient volontiers ou les méconnaissent, et le gouvernement les laisse faire. Le serment concordataire ne les a jamais empêchés de le combattre ; depuis longtemps, du reste, ils ne le prêtent plus. Ils se comportent, dans les petits comme dans les grands séminaires, en maîtres absolus. Ils ont maintes fois tenu des synodes et aussi maintes fois quitté leurs diocèses sans autorisation. Ils se concertent entre eux et vont voir le pape quand il leur plaît. Ils ont pu prendre ouvertement la défense des congrégations non reconnues. Ils ont pu censurer publiquement, et souvent dans les termes les moins mesurés, la politique du gouvernement. Quant aux bulles du pape, ils les publient et en exécutent les prescriptions sans se soucier d’aucune défense. La presse religieuse, qu’ils inspirent et qu'ils dirigent, s’est portée à des excès qui n’ont été que bien rarement réprimés. A peu d’exceptions près, depuis 1815, les prédicateurs ont toujours joui d’une liberté presque illimitée. Quarante mille prêtres ont pu à certains moments faire de leurs chaires autant de tribunes et devenir eux-mêmes autant d’agents électoraux. En résumé, non seulement l’Église de France n’est pas morte, mais elle semble être sortie des épreuves révolutionnaires plus vivace, plus forte et mieux armée que jamais. Mais, si elle a pu en si peu de temps remporter tant d’avantages, ce n'est pas seulement parce qu’elle a su concentrer ses forces et que son autorité morale a grandi, c’est aussi parce que les alliances politiques ne lui ont pas manqué. Et tout d’abord elle a eu celle du gouvernement qui, depuis le commencement de ce siècle jusqu’en 1877, ne lui a presque jamais fait défaut. Après les pouvoirs révolutionnaires, qui, pour l’avoir malmenée, s’étaient fait d’elle une ennemie violente et ne s’en étaient pas bien trouvés, les chefs de l’État, souverains ou ministres, se sont dit que le clergé était une force utilisable et qu’il fallait savoir s’en servir. Napoléon a cherché longtemps à faire de l’Église un des agents principaux de sa politique. Il est vrai que, pour avoir voulu la domestiquer et pour l’avoir violentée sans mesure, il a fini par se l’aliéner. Mais, pour obtenir son concours, il avait dû lui accorder ou lui laisser prendre certains avantages, qu’elle garda et qui justement lui permirent de lui résister ou de le combattre. Vinrent alors les Bourbons, qui, se réclamant comme elle de l’ancien régime et du droit divin, n’avaient rien à lui refuser et semblèrent identifier leur propre cause avec la sienne ! Charles X se perdit, on le sait, pour être resté jusqu’au bout non seulement le roi des émigrés, mais le roi des prêtres. Le gouvernement de Juillet, suspecté au début par le Saint-Siège et par l’épiscopat, ne tarda pas à leur faire des avances et, s’il leur promit plus qu’il ne leur donna, s’étudia visiblement à ne pas leur déplaire En 1848, la République acclama le clergé. Louis-Napoléon, qui ne pouvait sans le concours du parti catholique parvenir ni à la présidence ni à l’empire, conclut avec lui un pacte qui, rendu manifeste par l’expédition de Rome et par la loi Falloux, le lia pour tout son règne à la politique de l’Eglise cl, en fin de compte, ne contribua pas médiocrement à sa ruine. On se rappelle enfin quel accroissement d’influence l’Eglise doit à l’Assemblée nationale de 1871 et de quelle complaisance lit preuve à son égard le gouvernement de l’ordre moral. L’alliance de l’ancienne aristocratie lui est également assurée, et assurée sans réserve, depuis bien des années. Au XVIIIe siècle, les nobles ne se montraient pour elle ni très dévoués ni même très respectueux. Beaucoup étaient voltairiens et glosaient volontiers non seulement sur les abus de la religion, mais sur le dogme. La noblesse ne défendit point outre mesure les intérêts du clergé à l’Assemblée constituante. Mais, ruinée à son tour par la Révolution, elle ne tarda pas à changer de sentiments. Quand elle revint de l’émigration, elle était convertie. La cause de l’Église était devenue la sienne. Les mécréants d’autrefois étaient maintenant bons chrétiens ou, par politique, feignaient de l’être. Ce qu’ils faisaient par calcul, leurs enfants, élevés par l’Église dans l’orthodoxie la plus exclusive, l’ont fait depuis aussi par conviction et par enthousiasme religieux. L’esprit des croisades a semblé revivre en Montalembert et, plus récemment, en M. de Mun. Beaucoup de gentilshommes, dont les aïeux étaient peut-être des admirateurs de Voltaire, sont devenus soldats du pape, et, quand M. de Belcastel a consacré la France au Sacré-Cœur, la noblesse française ne l’a pas désavoué. L’évolution de la bourgeoisie a suivi celle de la noblesse. Cette classe, déjà riche et puissante avant 1789, a contribué plus qu’aucune autre au triomphe de la Révolution, dont elle s’est longtemps fait gloire de professer et de servir les principes. Tant qu’elle a pu craindre un retour offensif du passé, une restauration des privilèges, elle s’est tenue à l’écart du clergé, comme de l’ancienne aristocratie, et l’a combattu de toutes ses forces. De 1815 à 1830, elle s’est surtout signalée par son horreur du parti prêtre et des hommes noirs. Le bourgeois d’alors n’est guère catholique et en tout cas ne pratique pas. Son Dieu est celui des bonnes gens. Il chante volontiers les chansons de Béranger. Il lit avec bonheur les pamphlets de P.-L. Courier. On réimprime pour lui Voltaire et Diderot ; il en fait ses délices. Casimir Périer, qui est pourtant un conservateur, ne croit pas que le catholicisme ait de longues années à vivre et en tout cas ne paraît guère le souhaiter. Sous Louis- Philippe, la classe moyenne, satisfaite du pouvoir conquis, est déjà moins agressive à l'égard de l’Église. Mais elle la surveille toujours et lui témoigne encore peu de bienveillance, parce qu’à son sens, le péril est encore à droite. Tout change comme par enchantement après la révolution de février. Courons nous jeter aux pieds des évêques, s’écrie Cousin. Thiers, dont le réquisitoire contre les jésuites était encore présent à toutes les mémoires, collabore à la loi Falloux. La partie la plus riche et la plus influente de la bourgeoisie se rallie à son tour au clergé, qu’elle servira dès lors de son mieux, moins à coup sur par conviction religieuse que par calcul d'intérêt. A dater de cette époque, elle s’attachera de plus en plus aux anciens partis du trône et de l’autel. Pourquoi cette palinodie ? Pourquoi cette volte-face ? Parce que le péril maintenant lui paraît à gauche. Le péril, c’est la démocratie, qui coule à pleins bords, c’est le suffrage universel, qui mène au césarisme, mais qui mènera plus tard à la République et qui, balayant toute oligarchie, fera du gouvernement la chose de tous. C’est aussi le socialisme, qui menace la propriété et qui, surexcitant outre mesure les espérances comme les convoitises du pauvre, ne peut être contenu et canalisé, au dire de l'Église, que par la religion. Voilà pourquoi l’ancienne bourgeoisie[6] se confond presque entièrement de nos jours avec la noblesse par l'éducation, les habitudes sociales, enfin par les tendances politiques et religieuses. Tout comme la noblesse, elle a cru devoir solliciter l’appui de l’Église ; et, pour se l’assurer, il lui a bien fallu la servir. IV. — A cette évolution sociale et religieuse en correspond une autre, qui en est l’effet direct et que nous devons signaler aussi en terminant cette étude, pour expliquer comment l’Église n’a pas encore remporté sur l’État plus d’avantages et a même reperdu depuis 1877 quelques-unes de ses positions. Si l’ancienne noblesse et l’ancienne bourgeoisie se sont rapprochées de l’Église, depuis un siècle, il semble que dans le même temps la masse populaire s'en soit éloignée quelque peu, pour une raison facile à comprendre. Ce n’est pas qu’elle ne soit demeurée, en très grande majorité, catholique — de mœurs et d’habitudes plus encore que de convictions. Sans doute elle reste, depuis 89, par une sorte de pieux atavisme, attachée au culte d’autrefois. Elle l'a prouvé par l’irrésistible réaction qui, au lendemain de la Terreur, rouvrit les Eglises et ramena le prêtre à l’autel. Mais, si elle est catholique, elle n’est pas cléricale, c’est-à-dire qu’elle n’admet pas l'ingérence de l’autorité religieuse dans le gouvernement de la société civile. Cette ingérence, elle la repoussait déjà d’instinct sous l’ancien régime ; toute notre histoire en fait foi depuis le temps où la nation s’unit à Philippe le Bel pour protester contre les prétentions ultramontaines de Boniface VIII. Au XIXe siècle, c’est par raison, comme par sentiment, qu’elle la repousse encore. Le peuple sait ce qu'il doit à la Révolution, qui l’a fait libre et souverain. Il en garde pieusement au cœur le souvenir, le respect et l'amour. Les principes de 89 sont aussi devenus pour lui une religion, et toute atteinte portée à ce Credo laïque lui paraît non seulement un attentat à ses droits, mais une sorte de sacrilège. Il reste soupçonneux à l’égard des partis qui si longtemps en ont arrêté le légitime développement et qui ont retardé de près d’un siècle l’avènement définitif de la République. Or, comme ces partis ont eu presque constamment le clergé pour auxiliaire, il n’est pas étonnant que la foule soit devenue non pas précisément hostile à l’Église, mais quelque peu méfiante envers le corps sacerdotal. Elle n’a pu oublier les menées des prêtres réfractaires (en faveur de la contre-révolution, leur connivence 'avec l’étranger, la guerre civile fomentée et entretenue si longtemps par le fanatisme dans nos départements de l’Ouest. Elle se rappelle l'épiscopat servile dont Napoléon se fit pour un temps comme une gendarmerie sacrée. Elle se souvient aussi qu’après 1815, le clergé prêcha sans retenue l’intolérance, le retour au régime des castes et des privilèges, et que, jusqu’en 1830, il sembla solidariser sans réserve la cause de la religion avec celle de la légitimité. Elle n’ignore pas que, si Lamennais a voulu ramener l’Eglise aux traditions démocratiques de l'Évangile, il a été non seulement désavoué, mais condamné par le pape et par les évêques. Elle sait que Montalembert a ouvert la voie au second Empire, que Veuillot l’a servi sans pudeur et que, sans sa complaisance pour la révolution italienne, Napoléon III n’eût pas perdu l’amitié de l’Eglise. Elle n’a point, sans doute, appris toute cette histoire par le détail ; mais elle la connaît en bloc, et cela lui suffit. Après les tristes événements de 1870, ce n’est pas sans colère que la France vaincue, démembrée, s’est entendu convier par le parti ultramontain à une sorte de croisade en faveur du pape-roi. Enfin, l’étroite alliance du clergé avec la faction royaliste — au temps de l'ordre moral —, a eu pour résultat de l’exaspérer et de pousser la République, enfin triomphante, à des représailles, criminelles aux yeux des uns, légitimes aux yeux des autres, mais qui ne semblaient pas devoir faciliter un rapprochement entre l’Eglise et la puissance civile. De fait, les hostilités ont continué quelques années encore. Depuis, la République s’étant consolidée et les chances de restauration monarchique ou de dictature étant réduites à peu près à rien, le clergé, sous la direction d'un pape très politique et très habile, a quelque peu changé d’attitude à l’égard du gouvernement établi. Mais, s’il l’a reconnu, c’est pour essayer, ce qui est son droit, de lui donner une orientation nouvelle, plus conforme aux vues et aux intérêts de l’Eglise. Aussi, devant cette conversion tardive et incomplète, le suffrage universel est-il reste méfiant ; les élections législatives des dernières années en font foi. Qu’adviendra-t-il finalement de cette évolution ? L’Eglise et l’Etat se réconcilieront-ils une bonne fois ? Se feront-ils des concessions mutuelles ? L’un d’eux subira-t-il la loi de l’autre ? Recommenceront-ils la lutte ? ou se sépareront-ils pour n’avoir plus à se combattre ? Nous l’ignorons et personnelle le sait plus que nous. Du reste, notre tâche est finie : nous n’avons pas ici à juger le présent ou à conjecturer l’avenir. Le présent, l’avenir, c’est là le domaine de la politique, et nous n’avons pas voulu sortir du passé, qui est le domaine légitime de l’histoire. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Cinq cents millions de notre monnaie.
[2] Discours à la Chambre des députés, novembre 1878.
[3] V. le Syllabus, art. 15, 24, 77, 78, 79.
[4] V. notamment l’encyclique Quanta cura et le Syllabus.
[5] Il en aurait eu bien davantage encore sous le régime de la constitution civile du clergé.
[6] Je tiens à dire l’ancienne, parce qu’il s’en est formé, qu’il s’en forme chaque jour une autre qui, sortie des nouvelles couches dont parlait Gambetta, garde encore dans le cœur le respect et l’amour de la Révolution.