I. La guerre d’Italie et la révolution à Bologne. — II. Du traité de Zurich au traité de Turin. — III. Une croisade en 1860. — IV. La politique de Ponce-Pilate. — V. L’opposition cléricale en 1861. — VI. La cour de Rome et le Non possumus. — VII. Une volte-face impériale. — VIII. Le parti catholique et le Saint-Siège après les élections de 1868. — IX. La convention du 15 septembre. — X. Le Syllabus. — (1859-1864).*****SOURCES. — Louis Veuillot, De Quelques Erreurs sur la
Papauté (1859) ; idem, Çà et là (1859) ; idem, Mélanges
religieux, historiques et littéraires (1857- 1875) ; idem, Biographie
de Pie IX (1860) ; idem, Waterloo (1861) ; idem, le Pape et la
Diplomatie (1861) ; idem, Satires (1863) ; idem, le Fond de
Giboyer (1863), idem, Correspondance. — Lesur, Annuaire
historique (1859-1861). — Annuaire des deux mondes (1859-1864). —
Dupanloup, Protestation contre les attentats dont N. S. P. le pape et le
S. S. apostolique sont menacés et frappés en ce moment (1859) ; idem, Lettre
à un catholique sur la brochure le pape et le congrès (1859) ; idem, Seconde
Lettre à un catholique (1860) ; idem, la Souveraineté pontificale
devant le droit catholique et le droit européen (1860) ; idem, Lettre
à M. le vicomte de la Guéronnière en réponse à la brochure la France, Rome et
l’Italie (1861) ; idem, les Sociétés de charité et la circulaire du 16
octobre (1861) ; idem, Souvenirs de Rome (1862) ; idem, Avertissement
aux pères de famille (1863). — La Guéronnière, le Pape et le Congrès
(1859) ; idem, la France, Rome et l’Italie (1861) ; idem, l’Abandon
de Rome (1862). — Villemain, la France, l’Empire et la Papauté
(1860). — Sauzet, Rome devant l’Europe (1860). — Comte de Falloux, Question
italienne ; du devoir dans les circonstances présentes (1860) ; idem, la
Convention du 15 septembre (1864) ; idem, Itinéraire de Turin à Rome
(1865) ; idem, Augustin Cochin (1875) ; idem, l'Évêque d'Orléans
(1879) ; idem, Mémoires d'un royaliste (1888). — Edmond About, Rome
contemporaine (1860) ; idem, Lettre à M. Keller (1861). —
Lacordaire, la Liberté de l'Église et de l'Italie (1860). — Arnaud (de
l’Ariège), l'Indépendance du pape et les droits des peuples (1860) ;
idem, la Papauté temporelle, et la nationalité italienne (1860) ;
idem, l'Italie (1864). — Crétineau-Joly, Rome et le Vicaire
savoyard (1861). — Guizot, l'Église et la Société chrétienne en 1861
(1861). — Eugène Veuillot, le Piémont dans les États de l’Église
(1861). — Bonghi, Camillo Benso di Cavour (1861). — Gerbet, Mémorandum
des catholiques français sur les menaces du Piémont contre Rome (1862). —
Huet, la Sujétion temporelle des papes (1862) ; idem, la Révolution
religieuse du XIXe siècle (1867). — Foisset, le Cardinal Morlot
(1863) ; idem, Vie du R. P. Lacordaire (1870). — Cardinal Mathieu, le
Pouvoir temporel des papes justifié par l’histoire (1863). — Bianchi, Storia
documentata della politica europea in Italia dal 1814 al 1861 (1865-1872).
— M. d’Azeglio, Correspondance politique (1865). — La Farina, Epistolario
(1869). — Taxile Delord, Histoire du second Empire, tt. II-IV
(1870-1874). — E. de Pressensé, le Concile du Vatican (1872). —
Berryer, Discours parlementaires (1872-1874). — H. d’Ideville, Journal
d'un diplomate en Italie (1872-73) ; idem, Mgr Xavier de Mérode
(1874) ; idem, Pie IX, sa vie, sa mort (1878) ; idem, Victor-Emmanuel
(1878). — De Mazade, le Comte de Cavour (1877). — Pougeois, Histoire
de Pie IX (1877-1886). — Zeller, Pie IX et Victor-Emmanuel (1879).
— Thiers, Discours parlementaires (1879 et suiv.) — J. Favre, Discours
parlementaires (1881). — Mérimée, Lettres à Panizzi (1881). —
Besson, Vie du cardinal Mathieu (1882) ; idem, Vie du cardinal de
Bonnechose. — Lagrange, Vie de Mgr Dupanloup (1883). — Cavour, Lettere
edite ed inedite (1884-1887). — Darimon, Histoire d'un parti, les Cinq
sous l'Empire (1885) ; idem, le Tiers État sous l’Empire (1887). —
Thouvenel, le Secret de l’empereur. — Foulon, Histoire de la vie et
des œuvres de Mgr Darboy (1889). — A. Debidour, Histoire diplomatique
de l'Europe, t. II (1891). — Lettres apostoliques de Pie IX, Grégoire
XVI, Pie VII (1893). — P. de la Gorce, Histoire du second Empire,
t. III (1896). *****I. — Dès que les troupes françaises eurent franchi les Alpes, la révolution éclata ou s’annonça de toutes parts en Italie et principalement dans les États du centre. A la fin d’avril, le grand-duc de Toscane était obligé de prendre la fuite. En mai, les populations de Panne et de Modène commençaient à remuer. Les Romagnols, contenus encore par les forces autrichiennes, n’attendaient que nos victoires pour secouer le joug du pape. Après Magenta, tout fil explosion. Comment en eût-il été autrement ? A peine entré à Milan, Napoléon III, par une proclamation retentissante, appelait lui-même aux armes la nation italienne. Unissez-vous, disait-il... Organisez-vous militairement, volez sous les drapeaux du roi Victor-Emmanuel... et, animés du feu sacré de la patrie, ne soyez aujourd’hui que soldats ; demain vous serez citoyens libres d’un grand pays. (8 juin 1859.) L’invitation était imprudente, mais elle était presque superflue. Dès que les Autrichiens, en se repliant, eurent repassé le Pô, la Romagne à son tour s’insurgea. L’Ombrie même tenta d’en faire autant, mais fut rudement ramenée à l’obéissance par les troupes pontificales. A Rome, on ne bougeait pas et pour cause. Mais on n’en faisait pas moins des vœux pour le triomphe de la grande idée. Cette idée, que l’empereur semblait n’avoir pas soupçonnée, ne prenait déjà plus la peine de se dissimuler. C’était l’unité italienne. L’annexion au Piémont, tel était le cri général, à Bologne aussi bien qu’à Parme, à Modène et à Florence. Napoléon III ne tarda pas à être effrayé de la tournure que prenaient les événements. Il ne pouvait approuver les Romagnols ou les laisser faire sans se brouiller avec le pape et, par suite, perdre l’appui de l’Église. L’impératrice et le ministre Walewski, émus des inquiétudes que commençait à manifester le clergé, le suppliaient d’enrayer au plus tôt la Révolution, qu’il avait mise en branle. Suivant eux, les catholiques français étaient non seulement attristés, mais mécontents ; les légitimistes intriguaient et s’agitaient en Bretagne ; il n’était que temps de rassurer le parti conservateur. C’est pour obéir à ces suggestions, beaucoup plus que pour prévenir une attaque fort peu probable des Allemands[1], qu’au lendemain d’une nouvelle victoire (Solferino), l’indécis et versatile souverain se hâta d’offrir à François-Joseph une paix inespérée et stupéfia l’Europe en signant les préliminaires de Villafranca (11 juillet). Cette convention portait en substance que la Lombardie serait cédée à la France et rétrocédée à la Sardaigne ; que l’Autriche garderait la Vénétie ; que cette province ferait partie de la confédération italienne, laquelle serait placée sous la présidence honoraire du pape ; que le grand-duc de Toscane et le duc de Modène rentreraient dans leurs États ; que le Saint-Père serait invité à introduire dans les siens des réformes indispensables ; enfin qu’une amnistie pleine et entière serait accordée de part et d’autre aux personnes compromises dans les derniers événements. Ainsi l’empereur s’arrêtait à moitié chemin. L’Italie ne serait pas libre jusqu’à l’Adriatique. Les suppôts de l’Autriche remonteraient sur le trône, et les Romagnols, dont le nom n’était même pas prononcé dans les préliminaires, redeviendraient sujets du pape. Au point où en étaient les choses, restait à savoir s’il suffirait de dire à la révolution italienne : Tu n’iras pas plus loin, pour qu’elle voulut bien s’arrêter ; si Victor-Emmanuel, que toute la nation voulait pour roi, se contenterait d’être le chef contesté d’une confédération boiteuse, et si les princes conviés à former cette confédération se prêteraient aux fantaisies napoléoniennes. Avant de quitter l'Italie, l’empereur ne manqua pas d’écrire au souverain pontife une lettre à la fois respectueuse et pressante pour lui représenter que son intérêt était de se conformer loyalement aux stipulations de Villafranca. Il lui vantait les bienfaits de la confédération, lui remontrait son prestige accru par la présidence honoraire qui lui était conférée. Quant à la Romagne, que Sa Sainteté, disait-il, veuille bien accorder aux légations une administration séparée avec un gouvernement laïque nommé par elle, mais entouré d’un conseil formé par l’élection ; que cette province paie au Saint- Siège une redevance fixe, et Votre Sainteté aura assuré le repos de ses États et pourra se passer de troupes étrangères. (14 juillet.) Cela revenait à prier le Saint-Père de laisser les Romagnols se gouverner à leur guise. C’est ce qu’il n’avait jamais voulu, ce qu’il voulait moins que jamais. Au fond, l’empereur était toujours le carbonaro de 1831. Il ne tenait nullement, pour son compte personnel, à ce que le pape restât un souverain temporel. Maintenant que les Autrichiens avaient évacué les légations et à condition qu’ils n’y revinssent plus, il ne demandait pas mieux que d’évacuer Rome et de laisser Pie IX face à face avec ses sujets. Quant à ce dernier et à son ministre Antonelli, rien d’étonnant à ce qu’ils fissent la sourde oreille. Et ils la firent longtemps. Au mois d’octobre seulement ils répondirent à Napoléon III qu’ils ne se refusaient point en principe à accorder des réformes ; il est vrai que celles qu’ils offraient étaient absolument dérisoires, et du reste ils en subordonnaient l’octroi à la soumission préalable des Romagnes. C’était vraiment les renvoyer aux calendes grecques ; car les Romagnes n’étaient rien moins que disposées à se soumettre ; ce n'était pas le relâchement, c’était la rupture du lien qui les rattachait au Saint-Siège que voulaient ces provinces. Toute l’Italie centrale — Florence, Parme, Modène, Pologne — se liguait à ce moment pour se donner à Victor-Emmanuel. Elle ne voulait pas plus de la confédération recommandée par Napoléon III que n’en voulaient eux-mêmes le pape et les princes dépossédés. Cavour, qui avait démissionné après Villafranca, n’en était que plus libre de seconder le mouvement unitaire, et il le favorisait de toutes ses forces. Garibaldi, général de la Ligue, parlait déjà d’envahir l’Ombrie. Par acquit de conscience, l’empereur envoyait en Toscane et en Emilie quelques agents diplomatiques, publiait des notes dans le Moniteur, écrivait de sa plus belle encre à Victor-Emmanuel (20 octobre) et ne cessait de représenter aux Italiens que leur intérêt, comme leur devoir, était d’exécuter fidèlement la convention de Villafranca. Les populations soulevées répondaient qu’elles n’avaient pas été consultées et qu’elles n’avaient que faire de cette convention. Victor-Emmanuel représentait que, s’il se dérobait aux vœux des patriotes, il serait lui-même emporté par la révolution, que Garibaldi et ses amis feraient la République en Italie et que l’exemple serait peut- être contagieux. Du reste, le roi de Sardaigne et les révolutionnaires italiens pouvaient parler haut. L’empereur ne leur laissait pas ignorer qu'il n’essaierait pas de les ramener par les armes au respect des préliminaires et qu’à plus forte raison ne permettrait-il pas à l’Autriche de le faire. Après avoir érigé en dogme la souveraineté nationale et le suffrage universel, il ne pouvait se déjuger, défaire le lendemain ce qu’il avait fait la veille. Du reste l’Angleterre, qu’il avait à ce moment grand intérêt à ménager[2], se prononçait formellement pour la politique de non-intervention. Cette puissance encourageait presque sans réserve en Italie les annexionnistes et les unitaires, ce en quoi elle avait grandement raison, car il ne lui importait pas peu qu’il se format sur notre frontière un grand État, indépendant à la fois de l’Autriche et de la France et capable non seulement de nous gêner sur terre ou sur mer, mais de nous inquiéter au besoin. Bref, au mois de novembre 1859, bien que les préliminaires de Villafranca eussent été solennellement transformés à Zurich[3] en un traité définitif, il ne restait plus rien du projet de confédération — conçu jadis avec tant de naïveté par Napoléon III. Mais ce rêveur n’était pas au terme de ses utopies. Ne pouvant se tirer tout seul d’embarras, il demandait maintenant à l’Europe de lui venir en aide et provoquait la réunion d’un congrès pour régler le sort de l’Italie. II. — Mais ce congrès pouvait-il se réunir ? Cela paraissait bien douteux, vu les dispositions tout à fait inconciliables des puissances. La Russie et la Prusse craignaient de se compromettre en favorisant la Révolution. L’Autriche voulait qu’on prît pour base de la négociation le traité de Zurich. L’Angleterre entendait au contraire qu’on laissât pleine liberté aux Italiens. Les princes dépossédés voulaient rentrer dans leurs États. Le pape se refusait à toute concession. Pour Napoléon III, il inclinait de plus en plus du côté de Victor-Emmanuel. Rien que les annexions le contrariassent, il en avait, au fond, pris son parti. Il comptait bien, du reste, se faire payer son consentement en réclamant Nice et la Savoie, qu’il n’avait pas osé demander après Villafranca. Du reste, l’agitation des évêques français, les mandements aigres-doux et même violents[4] qui, depuis le mois de septembre signalaient sa politique comme néfaste et répandaient d’inutiles alarmes[5], commençaient à l’impatienter. Sous son inspiration, les feuilles officieuses — le Constitutionnel, la Patrie, etc. — soutenaient assez ouvertement la cause italienne. Les feuilles indépendantes — la Presse, le Siècle, etc. — avaient pleine liberté pour la défendre. Le saint-simonien Guéroult, protégé du prince Napoléon, venait d’obtenir, malgré l’impératrice, l'autorisation de fonder l’Opinion nationale, organe retentissant de la politique unitaire. L'Univers au contraire recevait des avertissements. Bientôt même les sentiments intimes de l’empereur se manifestèrent plus clairement encore par la publication de la brochure intitulée : le Pape et le Congrès (22 décembre). Ce manifeste, rédigé sous son inspiration par son confident La Guéronnière et publiquement approuvé par lui, adjurait le souverain pontife, — en termes patelins et respectueux, — d’abandonner, pour son bien comme pour celui de l’Église, un pouvoir temporel qui n’avait jamais été, qui ne serait jamais pour le Saint-Siège qu’un embarras. Tout au plus admettait-il que le Saint-Père gardât la ville de Rome, et encore à condition quelle fût neutralisée. Certes, il n'était pas douteux que les Italiens du centre n’eussent le droit de se soustraire à un gouvernement absolu, rétrograde, depuis longtemps réprouvé par eux et uniquement maintenu par des baïonnettes étrangères. Que, d’autre part, le pape dût être, comme souverain spirituel, fortifié et non affaibli par la perte d’une misérable principauté qu’il n’avait jamais pu garder qu’en se mettant sous la protection, c’est-à-dire dans la dépendance, d’une ou de plusieurs grandes puissances, la suite des événements l’a prouvé sans conteste. Mais ni Pie IX, ni Antonelli, ni l’Église, ni leurs partisans ne le voulaient croire. Le Journal de Rome, organe officieux du Vatican, dénonça hautement la brochure comme impie et blasphématoire[6]. Le pape mit à profit la solennité du 1er janvier pour la flétrir en présence du général français de Goyon[7], représentant de l’empereur, comme un monument insigne d’hypocrisie et un tissu honteux de contradictions. Cette violence de langage à l’égard d’une publication qui, après tout, n’avait aucun caractère officiel, faisait prévoir la réponse qu'obtiendraient des propositions directes de l’empereur. Juste à ce moment, Napoléon III venait d’adresser personnellement une lettre au Saint-Père pour lui représenter la nécessité de renoncer sinon à la totalité de ses États, du moins à ces légations qui manifestement ne voulaient plus de lui et qui, de fait, ne lui appartenaient plus depuis six mois (31 décembre). Quatre jours après, la retraite de Walewski, homme d’État peu porté à favoriser les visées de Victor-Emmanuel, et son remplacement au ministère des affaires étrangères par Thouvenel, diplomate plus enclin à servir la cause des nationalités, achevaient d’éclairer l’Europe sur les nouvelles dispositions de l’empereur. Naturellement, le Saint-Père repoussa la proposition de ce souverain, sans lui dissimuler son indignation (9 janvier). Mais il ne s’en tint pas là et, le stigmatisant comme un traître à la face du ciel, il lança le 19 janvier à travers le monde une encyclique irritée où la politique se confondait étrangement avec la religion et où les adversaires de son pouvoir temporel étaient déclarés dignes des mêmes anathèmes que ceux de son autorité spirituelle. Il ne se bornait pas, dans cette diatribe, à soutenir que la possession de l'Etat pontifical était indispensable à l’exercice de sa souveraineté religieuse et que, lié par ses serments, il n’avait pas le droit de céder un pouce de territoire, il émettait cette thèse singulière que l’État en question n’était ni aux Italiens ni même au Saint-Siège, qu’il appartenait au monde catholique tout entier, d’où il résultait que le monde catholique avait le droit, plus encore, le devoir d’empêcher à jamais les Romains d’être libres. On conçoit qu’après de pareils éclats, le congrès devenait absolument impossible ; et, de fait, il n’en fut plus question. Pour Napoléon III, accentuant son évolution, il s’entendit, vers la fin de janvier, avec l’Angleterre, pour adopter le principe de non intervention, promit de respecter le vœu des populations italiennes, s’il s’exprimait par la voix du suffrage universel, et s’engagea à retirer ses troupes de Rome dès que le gouvernement pontifical aurait organisé une armée suffisante pour sa défense. Dans le même temps, il facilitait le retour aux affaires de Cavour, qui, dans sa première circulaire (27 janvier), affirmait la nécessité inéluctable des annexions, et il négociait publiquement l’acquisition de Nice et de la Savoie. Pour sauver les apparences, et tout en faisant réfuter par Thouvenel, suivant toutes les règles, les théories de la dernière encyclique (8-12 février), il adressait bien encore à Victor-Emmanuel et à Pie IX une proposition tendant a placer les Romagnes sous le vicariat du roi de Sardaigne et sous la haute suzeraineté du Saint-Père. Mais il ne se faisait point illusion sur le succès de cette combinaison, que personne, pas même lui, ne prenait au sérieux. Effectivement, Cavour la déclara inacceptable (1er mars). Le pape la repoussa avec autant de colère que de mépris (2 mars). Trois semaines plus tard, l’Italie centrale avait voté ; les légations, comme les duchés, étaient réunies au Piémont, et le traité stipulant l’annexion de la Savoie et de Nice à la France était signé à Turin (24 mars 1860). Ainsi la révolution triomphait. Pie IX, n’ayant pu rien empêcher, se donna la platonique satisfaction de lancer contre les spoliateurs du Saint- Siège une excommunication furieuse, qui n’était pas sans éclabousser quelque peu Napoléon III (26 mars). III. — Le clergé français n’avait pas attendu cet éclat pour se déchaîner contre l’empereur. Depuis plusieurs mois, dans notre pays les mandements épiscopaux dénonçaient le nouveau Judas, qui vendait le vicaire du Christ. La dernière brochure de la Guéronnière était réfutée de toutes parts comme un manifeste de l’enfer. L’inviolabilité de l’Etat pontifical était prêchée comme article de foi. Sur le terrain du pouvoir temporel du pape, il n'y avait pas de dissidence. Les ultramontains purs ne le défendaient ni avec plus d’âpreté ni avec plus d’intransigeance que les catholiques soi-disant libéraux. Ces derniers, par une étrange inconséquence, mettaient leur amour-propre et leur honneur à soutenir en Italie l’autocratie du pape, sans cesser de revendiquer en France la liberté contre l’empereur[8]. Dupanloup, le vieil adversaire de Veuillot, ne le cédait pas en violence à ses confrères Plantier, de Nîmes, et Pie, de Poitiers, énergumènes sacrés, dont l’intempérance de plume et de parole faisait, en somme, plus de mal que de bien à la cause pontificale[9]. Dans la presse, les parlementaires du Correspondant — Montalembert, Falloux, Melun, Albert de Broglie, etc. — rivalisaient de zèle avec les autoritaires de l’Univers en faveur du pape-roi. Le monde politique, avec plus de retenue, il est vrai, commençait à témoigner aussi son mécontentement. Le Sénat s’alarmait. Des membres du Corps législatif, plus cléricaux encore qu’impérialistes, chargeaient trois d’entre eux — MM. Lemercier, de Cuverville et Relier — de présenter à l'Empereur des doléances qu'il ne voulut pas recevoir. Les choses en vinrent au point que le gouvernement crut bientôt devoir sévir contre la nouvelle Fronde. Le 24 janvier 1860, l'Univers fut frappé de suppression[10]. Un peu plus tard (15 février), ce fut le tour de la Bretagne, journal de Saint-Brieuc, qui avait publié l’adresse des députés à l’empereur[11]. Le ministre de l’intérieur, Billault, signala comme un danger public la propagation des brochures cléricales qui étaient distribuées à profusion dans les églises et ailleurs, prescrivit l’application rigoureuse de la loi de 1849 sur le colportage et menaça de poursuites judiciaires les prédicateurs séditieux. Rouland, ministre des cultes, rappela aux évêques, en même temps que les bienfaits de l’Empereur, les maximes et la jurisprudence gallicanes de l’ancienne royauté. Il les invita non seulement à contenir leurs subordonnés, mais à se surveiller eux-mêmes[12]. Ces admonestations n’eurent en somme que peu d’effet. Après le traité de Savoie, les clameurs cléricales redoublèrent. Des pétitions en faveur du pouvoir temporel du pape furent soutenues au Sénat avec une vivacité extraordinaire (29-30 mars) et, pour obtenir qu’elles fussent écartées par l’ordre du jour, l’éloquence incisive du vieux Dupin ne fut pas de trop[13]. Au Corps législatif, si le groupe démocratique des Cinq, par l’organe de Jules Favre, reprocha à Napoléon III de s’être arrêté en Italie à moitié chemin, d’avoir laissé Venise à l’Autriche et de continuer à occuper Rome malgré les Romains, les mécontentements catholiques, bien plus nombreux — Lemercier, Plichon, Flavigny, etc. — se plaignirent amèrement de ses complaisances pour la révolution et demandèrent avec insistance de nouvelles garanties en faveur du pape. L’orateur du gouvernement, Baroche, leur répondit que l'empereur avait évité et saurait éviter tous les excès, que son dévouement au pape était inaltérable et que les troupes françaises ne quitteraient pas Rome tant que le Saint-Père ne serait pas en état de se défendre lui même contre ses ennemis (11-12 avril). Ce que le ministre ne dit, pas, c’est qu’à ce moment même, et sans être bien sûr que cette condition fût réalisée, Napoléon III s’occupait de faire rentrer en France le corps d’occupation. L’arrogance, l’ingratitude et l’intransigeance de la cour romaine l’avaient si fort excédé que, dès le mois de mars, il avait imaginé de rappeler ses soldats en les faisant remplacer dans l’État pontifical par des troupes napolitaines. Mais le roi des Deux-Siciles, qui sentait son propre trône ébranlé et qui n’avait pas trop de toutes ses forces pour se défendre lui-même contre la révolution, n’avait pas accepté cette combinaison. L’empereur crut alors devoir en soumettre au Saint-Siège une autre comportant : 1° l’organisation d'un corps de troupes qui seraient fournies au pape par des puissances catholiques de second rang ; 2° un subside qui lui serait offert par tous les États catholiques ; 3° la garantie de ce qui lui restait de territoire. Il ne lui demandait en retour que d'accorder des réformes à ses sujets. La cour de Rome répondit avec hauteur qu’elle ferait des réformes quand elle le trouverait à propos ; qu’elle voulait pouvoir enrôler des soldats partout où elle le jugerait convenable ; qu’elle ne recevrait de subside que sous la forme d’une compensation des annates et des anciens droits canoniques sur les bénéfices vacants ; enfin qu’elle n’accepterait point de garantie européenne pour les provinces demeurées sous sa domination, de peur de paraître légitimer l’annexion des autres à la Sardaigne. Le gouvernement français ne pouvait que déplorer un pareil aveuglement. Sa dignité lui permettait d’autant moins de laisser plus longtemps ses soldats à Rome qu’à ce moment même la camarilla du pape déclarait pouvoir se passer d’eux et usait dans la réorganisation de l’armée pontificale des procédés les plus blessants pour l’empereur. La politique dilatoire et pacifique d’Antonelli, qui consistait à ne rien accorder sans doute à Napoléon III, mais à le ménager dans la forme, à retenir ses troupes, à gagner du temps, était battue en brèche au Vatican par la témérité brouillonne et provocante d’un camérier du pape, nommé Xavier de Mérode, qui, pour avoir servi quelques années dans l’armée belge, se fit nommer ministre des armes et qui promettait au pape de le venger par la force sans plus rien demander à l’empereur. Sous l’influence de ce personnage, qui avait de nombreuses relations dans la noblesse de Belgique et dans la noblesse de France[14], le pape avait fait appel à l’aristocratie catholique non seulement dans ces deux pays, mais dans — toute l’Europe, et un certain nombre de jeunes gens de grandes familles, soit par zèle religieux, soit par point d’honneur, soit par amour des aventures, étaient venus se ranger sous ses drapeaux. Avec eux étaient accourus de simples mercenaires, soucieux avant tout de solde et de bien-être, dont beaucoup n’étaient recommandables ni par la moralité ni par la bravoure. Cette armée cosmopolite et sans cohésion, forte d'environ 15.000 hommes, n’avait ni le sentiment ni l’habitude de la discipline. Rendrait-elle des services ? il suffisait de la voir pour en douter. Ce qu’il y avait de certain, c’était qu’elle coûterait fort cher. Mais pour l’entretenir la cour de Rome comptait sur la générosité des fidèles, sur le denier de Saint-Pierre, qui avait rapporté plusieurs millions depuis un an, sur un emprunt de 50 millions lancé dans le monde catholique. Les dons de toute nature affluaient, du reste, au pied du trône pontifical. M. de La Rochefoucauld, duc de Bisaccia, offrit à lui seul douze canons rayés. La noblesse française affluait dans les rangs de l’armée papale. Elle y portait ses ardeurs et son exubérance légitimistes, qui, obligées de se contenir à Paris, ne prenaient plus la peine à Rome de se dissimuler. Elle y arborait le drapeau blanc, elle y exhibait les Heurs de lis, elle y acclamait Henri Y en présence des troupes impériales. En face du drapeau tricolore elle semblait relever l’étendard de la chouannerie ou de l’armée de Condé, et M érode l’encourageait et le pape fermait les yeux. Comment Napoléon III, fidèlement averti par son ambassadeur[15], fût-il demeuré insensible à de pareils affronts ? La cour de Rome jugea bientôt à propos de lui en faire un autre en appelant au commandement suprême de l’armée nouvelle un de ses ennemis personnels. Au lieu de lui demander, ce qui l’eût flatté, un de ses généraux en activité de service, elle alla prendre un proscrit de décembre[16], Lamoricière, qui, demeuré ferme dans son opposition à l’Empire, mais rallié depuis quelque temps à la cause cléricale, n’hésita pas à se rendre au vœu du Saint-Père et, pour bien marquer que la guerre qu’il allait faire était une croisade, ne manqua pas de comparer dans sa première proclamation les hordes révolutionnaires aux hordes musulmanes d’autrefois (7 avril). Il n’est donc pas étonnant que l’Empereur parût impatient de rappeler ses troupes. Quoi qu’il pût penser de l’armée pontificale et de sa solidité, Lamoricière et Mérode déclarant qu’elle suffisait à la défense de l’Etat romain, il ne lui restait plus qu’à s’entendre avec le Saint-Siège au sujet de l’évacuation. L’ambassadeur de France fut donc chargé d’ouvrir à ce sujet une négociation et, au bout de peu de jours, les pourparlers aboutirent à un arrangement aux termes duquel le corps d’occupation devait être rapatrié à partir de mai dans un délai de trois mois (11 mai). IV. — On en était là quand l’expédition de Garibaldi en Sicile, donnant une nouvelle impulsion à la révolution italienne, réduisit Napoléon III à regarder cette convention comme lettre morte. Nous n’avons pas à raconter ici cette entreprise qui, préparée presque publiquement par le hardi chef de bandes, avec la connivence de Cavour, devait en si peu de temps procurer à Victor-Emmanuel une annexion nouvelle, celle des Deux-Siciles. On sait que, débarqué à Marsala le 11 mai, Garibaldi, secondé par la population, se rendit en deux mois maître de l’ile entière. Il annonça dès lors l’intention non seulement de passer sur la terre ferme, mais de pousser jusqu’à Rome et de proclamer du haut du Quirinal la renaissance de la patrie italienne. C’est ce que Napoléon III ne voulait pas permettre, tant parce qu’il avait peur du clergé que parce qu’il redoutait la révolution. Mais comment faire ? Il eût désire l’empêcher de franchir le détroit de Messine. Mais l’Angleterre, dont il avait toujours besoin[17], ne le lui permit pas. Garibaldi descendit donc sans obstacle en Calabre au commencement d’août, et bientôt il ne parut pas douteux qu’il ne dût entrer à Naples sans coup férir — comme il y entra, le 7 septembre —. Qui donc l’arrêterait maintenant sur le chemin de Rome ? Serait-ce la France ? Serait-ce l’Autriche — qui s’apprêtait à ce moment à reprendre les armes ? Ce ne fut ni l'une ni l’autre de ces deux puissances. Garibaldi fut simplement arrêté par Cavour, qui, en cela, fit un coup de génie. Le grand ministre piémontais, soucieux de prévenir toute complication européenne qui eût compromis son œuvre inachevée, eût bien voulu s’emparer de Naples avant que Garibaldi y fût entré. Mais la marche de ce dernier fut si rapide qu’il reconnut, vers la lin d’août, l’impossibilité de l’y devancer. C’était un échec. Mais l’audacieux diplomate lira tout aussitôt de son insuccès même le plus merveilleux parti. Sa tactique, dès lors, fut de représenter aux puissances que, devant la révolution débordante en Italie, le Piémont et son armée étaient la seule sauvegarde de la paix européenne. C’était principalement sur l’esprit de Napoléon III qu’il lui importait d’agir. Ce souverain visitait alors la Savoie et se trouvait à Chambéry (28 août). Cavour lui envoya son collègue Farini, ministre de l’intérieur, et le général Cialdini. Ces deux émissaires représentèrent à l’Empereur que le temps pressait, qu’il était urgent d’arrêter Garibaldi, qui bientôt ne tarderait pas à marcher sur Rome et peut-être y laisserait proclamer la République par Mazzini. La France pouvait-elle tourner ses canons contre la révolution italienne, dont elle- même avait donné le signal ? Evidemment non. Pouvait-elle permettre à l’Autriche, qui apprêtait les siens, d’opérer la contre-révolution dans la péninsule ? Encore moins. Voulait-elle s’engager dans une nouvelle guerre contre cette puissance ? Pas davantage. Il fallait donc qu’elle laissât à la Sardaigne le soin de sauver l’ordre monarchique. L'armée piémontaise devait se porter sur la frontière napolitaine. Il fallait pour y parvenir traverser les Marches, c'est-à-dire l’Etat pontifical, et par conséquent passer sur le corps de Lamoricière. Mais était-ce donc là une violation du droit des gens ? L’armée pontificale ne menaçait-elle pas ouvertement les anciennes légations et la Toscane ? Et la population des Marches n’appelait-elle pas a grands cris Victor-Emmanuel ? Le taciturne empereur des Français écoutait sans mot dire les envoyés italiens. A la fin, se rappelant sans doute les engagements compromettants pris par lui envers Cavour[18] et dont celui-ci avait la preuve, cédant à la mauvaise humeur que lui donnait depuis longtemps l’altitude du pape à son égard et pensant qu’après tout, dans le cruel embarras où il se trouvait, le plus simple était de laisser le cabinet sarde aller de l’avant, il donna confidentiellement à entendre que, s’il devait désapprouver en publie la nouvelle politique du Piémont, en fait il ne la contrarierait pas. Fate presto, faites vite, dit-il, et, comme pour échapper au spectacle des événements que ces deux mots rendaient possibles — et aussi à de nouvelles sollicitations d’Antonelli[19] —, il partit au plus tôt pour un voyage en Corse et en Algérie. Agir vite, c’était bien l’intention de Cavour. Dix jours après l’entrevue de Chambéry, le pape était tout à coup sommé de dissoudre son armée. Presque aussitôt les troupes piémontaises envahissaient l’Ombrie et les Marches. Le 18 septembre les soldats de Lamoricière étaient sans peine mis en déroute à Castelfidardo. Le 29, ce général capitulait à Ancône. Tous les Etats de l’Église, sauf Rome et le patrimoine de Saint-Pierre[20], étaient au pouvoir des Sardes. Quant à l’empereur, après avoir avec ostentation averti Victor-Emmanuel que, s’il attaquait le pape sans motifs légitimes, il se verrait forcé de s'y opposer[21], il avait borné son opposition à rappeler son ministre plénipotentiaire de Turin, où il laissa du reste un chargé d'affaires. Dès lors la révolution italienne, si hardiment et si habilement dirigée par Cavour, put marcher à pas de géant. Au commencement d'octobre, l'armée sarde pénétrait dans les provinces napolitaines. Le 21 du même mois, la population de l’Ombrie et des Marches, en même temps que celle des Deux-Siciles, votait, comme naguère celle des Romagnes, l’annexion au Piémont. L’Autriche, qui avait fait mine de reprendre les armes, reculait devant les menaces de la France et de la Russie[22]. L’Angleterre applaudissait bruyamment aux nouveaux succès de la cause unitaire[23]. Le roi de Naples, refoulé dans la forteresse de Gaëte et encouragé quelque temps dans sa résistance par Napoléon III, voyait, en janvier 1861, ce souverain l'abandonner pour complaire au cabinet de Saint-James. Aussi ne lardait- il pas à capituler à son tour (13 février) ; et, tandis qu'il se retirait à Rome, où Pie IX lui rendait l'hospitalité qu'il avait reçue de son père en 1848, Cavour ouvrait solennellement à Turin le premier parlement italien (18 février). Peu de jours après, Victor-Emmanuel était proclamé roi d’Italie. Enfin Rome était déclarée capitale du nouveau royaume (27 mars). La prise de possession de cette ville était, il est vrai, subordonné par Cavour à l’assentiment de la France et au règlement des garanties nécessaires au souverain pontife pour son indépendance spirituelle. Mais l’ingénieux ministre ne doutait pas que ces deux conditions ne fussent réalisées sous peu. Il affirmait dans l’intimité qu’il ne lui faudrait pas pour cela plus de deux ans. V. — On pense bien que ces événements extraordinaires ne s’étaient pas accomplis sans redoubler en France la mauvaise humeur, ou plutôt l’exaspération du clergé contre Napoléon III. Au lendemain de Castelfidardo, toutes nos églises avaient retenti de cris de douleur et de haine. Les victimes de cette journée avaient été célébrées par nos évêques dans les termes les plus pathétiques[24] comme des martyrs et comme des saints[25]. Les mandements épiscopaux atteignirent vers la fin de 1860 un tel degré de violence que le ministre de l’Intérieur crut devoir soumettre au dépôt légal et à l'impôt du timbre ceux d’entre eux qui étaient distribués en brochures[26]. Des associations s’étaient formés en dépit de la loi pour provoquer et recueillir des souscriptions en faveur du pape ; elles furent dissoutes et menacées de poursuites[27]. Mais l'agitation cléricale n’en fut pas sensiblement diminuée. La bourgeoisie conservatrice, qui, depuis l’avènement du suffrage universel, s’était rapprochée de la noblesse et de l’Eglise, faisait maintenant cause commune avec les partisans du pape-roi et ne se montrait guère moins mécontente de l’Empereur que l’épiscopat et les congrégations. Napoléon III sentait grandir et monter autour de lui des haines redoutables. La responsabilité de sa politique, qu’il portait seul devant la France depuis le coup d’Etat, commençait à l’effrayer. Des conseillers avisés, comme Morny, lui représentèrent qu’il était temps pour lui de la partager avec les représentants du pays, ou du moins d’en avoir l'air. C’est alors que l’empereur décréta (24 novembre 1860) que le Sénat et le Corps législatif pourraient, chaque année, au moyen du droit d’adresse, examiner et apprécier la politique du gouvernement, que des ministres sans portefeuille seraient chargés de la défendre devant eux et que les débats parlementaires seraient désormais reproduits in extenso par le Moniteur. Ainsi, sans renoncera aucune des prérogatives vraiment dictatoriales que lui assurait la constitution de 1852, l’empereur semblait associer la nation à sa politique, puisqu’il semblait la prendre pour juge. Il ne doutait pas que deux assemblées dont l’une était nommée directement par lui et dont l’autre ne comptait guère que des députés élus sur la recommandation des préfets ne fussent disposées à couvrir tous ses actes de leur approbation. Il ne désespérait même pas de gagner les Cinq et de désarmer ainsi l’opposition démocratique naissante au Corps législatif[28]. Dès lors, si le clergé lui reprochait d’avoir trahi le pape, il lui serait aisé de se défendre en rejetant la faute sur le pays. Il était évidemment très loin de soupçonner que la liberté, fatale à l’Empire, pût sortir un jour tout armée du décret du 24 novembre. En attendant que ce décret portât ses fruits, l’Eglise
faisait rage contre Napoléon III. Le pape ne gardait plus aucune mesure
envers le prince qui, après l’avoir restauré en 1849, venait de le laisser
dépouiller en 1860. C’est ainsi que, dans un discours destiné à la publicité
il ne craignait pas de prononcer ces paroles : La
perfidie, la trahison règnent maintenant partout, et notre âme est fortement
attristée de voir que l’Église est persécutée, même en France, où le
chef du gouvernement s’était montré si bienveillant pour nous et avait
feint d’être notre protecteur. Maintenant
il nous est difficile de savoir si nous sommes protégés par des amis ou mis
en prison par des ennemis : Petrus est in vinculis[29]. L’empereur fut piqué au vif par cette diatribe. C’est sans doute pour y répondre qu’il lit publier par La Guéronnière une nouvelle brochure. Cet opuscule, intitulé la France, Rome et l'Italie, n’était— pas seulement un plaidoyer pour Napoléon III, qui avait tant fait en faveur du Pape et de l’Eglise, un réquisitoire contre la cour de Rome, si follement réfractaire au progrès et rebelle aux conseils de ses meilleurs amis. C’était aussi une charge contre les catholiques soi- disant libéraux, si inconséquents dans leur croisade pour le pape-roi ; contre l’épiscopat, qui violait nos lois ; contre les associations religieuses, qui prenaient des allures de ligues politiques, et notamment contre la plus remuante de toutes, la société de Saint-Vincent-de-Paul ; enfin contre l’ensemble de ce clergé français, qui semblait ne plus voir dans la religion qu’un moyen de domination, qui transformait de sublimes textes de l'Evangile en sophismes de son ambition et faisait de la charité un piège tendu aux âmes généreuses. Plus de pareils reproches étaient fondés, plus ceux qu’ils
atteignaient se montrèrent irrités. Les catholiques libéraux ripostèrent de toutes parts, et les
ultras, comme bien on pense, ne gardèrent pas le silence. Les mandements
épiscopaux recommencèrent à pleuvoir, chargés d’anathèmes et d’outrages pour
le chef de l’Etat. L’évêque d’Orléans se surpassa lui-même par la virulence
de sa riposte[30].
Mais, de l'aveu des connaisseurs, l’évêque de Poitiers emporta la palme de
l’invective et du sarcasme. Lave tes mains, ô Pilate
! écrivait publiquement ce dernier prélat[31]. La postérité repousse ta justification. Un homme ligure
cloué au pilori du symbole catholique, marqué du stigmate déicide. Ce n’est
ni Hérode, ni Caïphe, ni Judas ; c’est Ponce-Pilate, et cela est justice. Hérode,
Caïphe, Judas, ont leur part dans le crime ; mais enfin rien n’eût abouti
sans Pilate. Pilate pouvait sauver le Christ, et sans Pilate on ne pouvait
mettre le Christ à mort. Le signal ne pouvait venir que de lui. Naturellement
le gouvernement se donna le ridicule de déférer l’auteur de ce mandement an
Conseil d’Etat[32]
et, après la platonique déclaration d’abus, l’évêque, proclamé martyr,
demeura prêt à recommencer. La discussion de l’adresse, qui eut lieu pour la première fois, sur ces entrefaites, au Sénat et au Corps législatif (février-mars 1861) permit au parti clérical d’élever la voix ailleurs qu’à l’église et donna la mesure des forces dont il disposait dans le monde politique. Au Luxembourg la complaisance de Napoléon III pour la révolution italienne fut blâmée avec énergie non seulement par les cardinaux, mais par des orateurs laïques, tels que La Rochejacquelein et Heeckeren. En revanche le prince Napoléon attaqua sans ménagements la papauté temporelle et sans réserve revendiqua Rome capitale pour les Italiens. Son discours, qui fit à la haute assemblée l’effet d’un long blasphème, fut signalé pour son éloquence à toutes les communes de France par le nouveau ministre de l’Intérieur, Persigny. Mais l’orateur du gouvernement, Bidault, n’obtint qu’à grand’peine le rejet — d’un amendement en faveur du pouvoir temporel (61 voix, presque la moitié du Sénat, l’avaient soutenu). Au palais Bourbon, si, d’une part, les cinq, toujours isolés, demandèrent l’évacuation de Rome, de l’autre un bien plus grand nombre de députés reprochèrent avec aigreur à Napoléon III d'avoir trahi ses engagements et l’invitèrent non seulement à ne pas abandonner le pape, mais à lui faire recouvrer ce qu’il avait perdu. L’un d’eux, M. Keller, dans une harangue violente, qui remua bien des cœurs, somma le gouvernement de déclarer nettement s’il était pour l’ordre ou pour la révolution et ne craignit pas de dire que la condescendance de l’empereur pour les patriotes italiens s’expliquait par sa peur d’être assassiné. C’était, d’après lui, la lettre d’Orsini qui avait fait reculer la France. Finalement, et malgré les efforts de Bidault et de Morny, 91 voix — plus d’un tiers de la Chambre élue — se prononcèrent ouvertement pour la cause pontificale. Et presque dans le même temps (18 mars), Pie IX, répondant à la fois à La Guéronnière et au prince Napoléon, faisait savoir au monde, par une nouvelle allocution consistoriale : 1° que la papauté ne se réconcilierait pas avec la civilisation moderne, parce qu’elle ne pouvait accepter ni la liberté des cultes, ni l’admissibilité des non-catholiques aux fonctions publiques, ni la liberté d’écrire contre la religion, ni bien d’autres encore ; 2° quelle ne pactiserait jamais avec le royaume d’Italie et que tout au plus pardonnerait-elle à ses sujets révoltés, si préalablement ils se soumettaient. Outragé, bravé de mille façon, Napoléon III désirait de plus en plus, sinon se venger, du moins se dégager des liens par lesquels le pape-roi le tenait encore. Aussi le voyons-nous à cette époque se rapprocher sensiblement de Cavour et entamer une négociation ayant pour but d’une part la reconnaissance officielle du royaume d’Italie par la France, de l’autre l’évacuation de Rome et l’engagement par Victor-Emmanuel de n’y pas toucher. On était près de s’entendre, quand la mort prématurée du grand ministre italien (6 juin 1861) vint tout remettre en question. L’arrangement qui venait d’être ébauché et que Cavour aurait eu assez d’autorité pour faire accepter provisoirement à son pays ne pouvait être présenté au parlement de Turin par son successeur — Ricasoli —, que le parti révolutionnaire menaçait de déborder. Garibaldi et Mazzini s’agitaient plus que jamais. L’empereur, qui, par-dessus tout, redoutait la propagande républicaine, pensa qu’il lui importait, sans plus attendre, de consolider le gouvernement italien. Aussi se hâta-t-il de lui envoyer sa reconnaissance (15-25 juin) et remit-il à plus tard le règlement de la question romaine. Il ne cacha pas, du reste, que ses préférences le portaient plus que jamais vers la cour de Turin et non vers la cour de Rome. Deux partisans résolus de l’unité italienne, le comte Benedetti et le marquis de La Valette, furent accrédités par lui comme ambassadeurs, le premier auprès de Victor-Emmanuel, le second auprès de Pie IX. On imagine sans peine que l’arrivée de ce dernier à Rome ne contribua pas à rendre meilleurs les rapports des Tuileries et du Vatican. A l’intérieur, dans le même temps, l’empereur et les ministres multipliaient les avertissements comminatoires au clergé, toujours en croisade contre le gouvernement[33]. La presse anticléricale était manifestement encouragée dans sa campagne contre l’obscurantisme et contre la papauté temporelle. M. Keller signalait avec aigreur au Corps législatif[34] l'impunité dont jouissait l’auteur de Rome contemporaine[35], satire aussi mordante que spirituelle du gouvernement pontifical. Le prosélytisme envahissant et illégal des congrégations, sur lequel l’Empire avait si longtemps fermé les yeux, était poursuivi en justice[36] ; des moines étrangers étaient expulsés de France. Quelques communautés se voyaient retirer l’autorisation dont elles avaient mésusé. Quelques associations laïques dirigées par l’Eglise et qui, sous couleur de charité, tendaient à embrigader la société civile pour le compte du pape, étaient signalées comme un danger public par le ministre de l'Intérieur[37]. Constatant qu’elles n’existaient que par une tolérance dont elles abusaient de plus en plus, Persigny proclamait la nécessité de les faire rentrer dans les conditions de la loi et de mettre un terme à une situation dont le temps n’avait fait qu’aggraver les inconvénients. Il s’agissait surtout dans sa circulaire de la société de Saint-Vincent-de-Paul, qui recevait de Rome son mot d’ordre[38], et qui, disposant d’un gros budget, comptant 4.000 conférences — dont plus de 1.500 en France —, hiérarchisée savamment, gouvernée par son conseil général de Paris, véritable comité de direction politique, commençait à rappeler par ses allures provocantes la Sainte Ligue du XVIe siècle[39]. Persigny mettait les conférences en demeure de se pourvoir d’autorisations administratives et prétendait subordonner leur action commune à la surveillance du gouvernement, qui se réservait de désigner le président du comité central. Cette circulaire provoqua un déluge de mandements et de brochures cléricales[40] dont l'excessive violence prouva qu’il avait frappé juste. Le ministre s’étant permis d’assimiler les associations en question à la franc-maçonnerie, les évêques poussèrent des cris d’horreur et accablèrent cette institution de tels outrages, que le ministre des cultes dut les rappeler aux convenances[41]. Bref, la société de Saint-Vincent-de-Paul repoussa hautement le président que l’empereur voulait lui donner — c’était pourtant un prélat fort orthodoxe, le cardinal Bonnet —, et le comité central dut se dissoudre (janvier 1862)[42]. Le gouvernement s’efforça dès lors d’attirer à lui les œuvres de bienfaisance, en institua même de nouvelles, dont il s’attribua le patronage[43]. Mais il ne devait jamais réussir que médiocrement dans cette entreprise. Il protestait pourtant en toute occasion de son zèle pour la religion. Il le poussait même parfois jusqu’à l'intolérance pour complaire à l’Eglise. C’est ainsi qu’en février 1862 il crut devoir suspendre au Collège de France le cours d'Ernest Renan, parce que ce professeur déclarait ne pas croire à la divinité de Jésus-Christ. Mais ces actes de condescendance ne calmaient nullement les colères cléricales. La discussion de l’adresse ne fut pas moins passionnée en 1862 que l’année précédente. Au Sénat surtout, la complaisance du gouvernement pour la presse libérale lui fut reprochée comme une trahison ; les mesures prises envers la société de Saint-Vincent-de-Paul furent représentées comme une abominable persécution. Ségur d'Aguesseau ne craignit pas de dire que Persigny était le Polignac de l’Empire et qu’il méritait d’être mis en accusation. Au Corps législatif, les Lemercier, les Kolb-Bernard, les Plichon, les Keller revendiquèrent de nouveau avec emportement les droits — ou ce qu’ils appelaient ainsi — de la religion et du Saint-Siège. Pour faire pièce à ses détracteurs, le gouvernement laissa de nouveau le s-prince Napoléon foncer, avec sa brutalité ordinaire, sur le cléricalisme et la papauté temporelle : il représenta les progrès inquiétants des congrégations, l'accroissement incessant de leurs richesses, de leurs moyens d’action[44] ; enfin, tout en continuant à protester de son dévouement pour le Saint-Siège, il ne craignit pas de déclarer, avec les Cinq, que nous méconnaissions chez les Romains le principe qui nous régissait en France[45], c’est-à-dire la souveraineté nationale et le suffrage universel. VI. — Napoléon III continuait à chercher un moyen honorable de rappeler de Rome les troupes qu’il y entretenait depuis treize ans. Mais il persistait à vouloir satisfaire à la fois la cour de Turin et la cour de Rome. C’était vraiment chercher la quadrature du cercle. Par égard pour le Saint-Père, il avait refusé (en août 1861) de lui transmettre en le lui recommandant un arrangement proposé par Ricasoli et aux termes duquel, le roi d’Italie prenant possession de Rome, les puissances catholiques auraient garanti au pape son indépendance spirituelle, en même temps qu'un subside convenable. Mais un peu plus tard il crut devoir lui faire demander officiellement si, instruit par l’expérience, il ne pourrait, sans renoncer formellement à ses droits, consentir à des transactions de fait qui ramèneraient le calme dans le sein de l’Eglise catholique et associeraient la papauté au triomphe du patriotisme italien[46]. Il ne lui indiquait, du reste, à ce moment aucune solution. Il offrait seulement à la cour de Rome ses bons offices pour la réconcilier avec celle de Turin. Mais toutes les séductions de La Valette échouèrent devant l'obstination de Pie IX et de son secrétaire d’Etat. Antonelli déclara que toute transaction était complètement impossible et que, le caractère indivisible du territoire pontifical se trouvant garanti par le serment des papes comme par celui des cardinaux, aucune espèce de concession ne pourrait être faite par Pie IX, ni par aucun de ses successeurs de siècle en siècle. C’est ce que le pape répéta lui-même bientôt après (29 mars) dans un consistoire où on l’entendit déclarer que la nécessité du pouvoir temporel, pour n’être pas absolument un dogme, n’en était pas moins certaine et que la papauté n’y renoncerait jamais. L’intransigeance de ces non possumus n’empêcha pas Napoléon III de revenir encore à la charge. Le cabinet Ricasoli, qu’il n’aimait guère, venait de tomber (mars 1862) ; il avait fait place au cabinet Rattazzi, qui lui inspirait à la fois sympathie et confiance et dans lequel siégeait un de ses parents — le comte Pepoli. Ce nouveau ministère espérait hâter la solution de la question romaine par l’énergie avec laquelle il réprimait, sur divers points de la péninsule, les menées intempestives du parti révolutionnaire. Le gouvernement français, reconnaissant, crut devoir lui venir en aide et reprit entre Rome et Turin le rôle de conciliateur qui jusqu’alors lui avait si mal réussi. Le 30 mai, Thouvenel chargeait La Valette de proposer au Saint-Siège un modus vivendi dont les principales conditions étaient : que le statu quo territorial serait maintenu en Italie ; que le pape, tout en réservant ses droits, se résignerait à ne plus les exercer en dehors du domaine de Saint-Pierre ; que les relations seraient renouées entre Rome et Turin ; que l’Italie prendrait à sa charge la totalité ou la plus grande partie de la dette romaine ; que les puissances catholiques s’entendraient pour fournir au Saint- Siège une liste civile convenable ; enfin qu’elles lui garantiraient la possession de Rome et du territoire qui lui restait, lui demandant seulement en retour de vouloir bien doter ses sujets de réformes en rapport avec les exigences de l’esprit moderne. Napoléon III prenait vraiment bien son temps pour soumettre à Pie IX un pareil projet ! Juste à ce moment le pape réunissait à Rome, sous couleur de canoniser quelques martyrs japonais, deux cent quatre-vingts évêques ou cardinaux et provoquait de leur part une adresse chaleureuse[47] par laquelle était affirmée au nom de l’Église l’inviolabilité des États pontificaux. Non content de cette adhésion, l’intraitable vieillard voulait dès ce moment leur faire approuver la publication d’un document étrange, rédigé par ses ordres et qui n’était rien moins que la théorie radicale de la théocratie universelle et la négation absolue des principes sur lesquels reposent les sociétés modernes : le tout sous la double forme d’un exposé doctrinal et d’une série de propositions signalées comme dignes d’anathème. Beaucoup de prélats — Dupanloup entre autres — trouvèrent qu’à ce moment un pareil manifeste serait une souveraine imprudence. Le pape ne le publia donc pas pour l’heure. Mais il ne renonça pas — on le verra plus loin — à lui faire voir le grand jour ; et en attendant il se donna du moins la satisfaction de flétrir solennellement dans son allocution du 9 juin la révolution italienne, la théorie des nationalités, celle du suffrage universel, le gallicanisme, les prétentions de l’autorité civile à l’égard de l’Eglise et celles de la philosophie, comme celles de la science, à l’égard de la foi[48]. Après un pareil exposé de principes, le refus absolu par lequel la cour de Rome répondit à la dernière proposition de Napoléon III ne pouvait surprendre ce souverain. Mais il accrut, ce qui se conçoit, sa mauvaise humeur contre le pape, et l’empereur manifesta son mécontentement en travaillant de son mieux à faire reconnaître le royaume d’Italie par la Russie et par la Prusse, ce à quoi il réussit pleinement (juin-juillet 1862). Ces nouveaux succès de la cause unitaire, non moins que les dernières provocations du pape, eurent pour effet d’enhardir en Italie le parti révolutionnaire, qui, perdant patience, résolut de marcher sur Rome, que Rattazzi le voulût ou ne le voulût pas. Vainement ce ministre s’efforça de contenir Garibaldi. L’audacieux partisan — cœur de héros et tête de buffle, comme disait Cavour — ne voulait plus rien entendre. En juillet, il formait en Sicile une nouvelle armée de volontaires. Quelques semaines plus tard, il franchissait le détroit de Messine et annonçait hautement l’intention de se diriger vers l’État pontifical. Le gouvernement italien, qu'il compromettait étrangement et qui ne voulait à aucun prix qu'il en vint aux mains avec les troupes françaises, dut lui barrer résolument la route. Il ne put cette fois l’arrêter qu’à coups de fusil. Garibaldi fut blessé et fait prisonnier à Aspromonte (29 août). Sa petite troupe se dispersa tout aussitôt. — Le héros fut conduit à la Spezzia et, réduit à l’impuissance par sa blessure, ne tarda pas à recouvrer la liberté. VII. — Le cabinet Rattazzi s’était en cette affaire conduit avec une absolue correction. Aussi ne larda-t-il pas à se prévaloir de l’ordre énergiquement maintenu par lui en Italie pour demander par voie diplomatique à l'Europe, et particulièrement à la France, ce que Garibaldi n'avait demandé qu’à la force des armes. Dès le 10 septembre, en effet, le général Durando, qui dirigeait en Italie les affaires étrangères, déclara dans une circulaire très ferme que la nation tout entière demandait sa capitale, que le mot d’ordre des volontaires avait été l’expression d’un besoin plus impérieux que jamais et que l’état de choses actuel, devenu intolérable, finirait par avoir pour le gouvernement du roi les conséquences extrêmes qui compromettraient de la manière la plus grave la tranquillité de l’Europe et les intérêts religieux de la catholicité. Cette mise en demeure, sur le succès de laquelle Ratazzi comptait beaucoup — vu ses bons rapports avec Napoléon III —, eut un effet diamétralement opposé à celui qu’il en attendait. Personnellement, il est vrai, l’empereur des Français était porté à céder aux vœux des Italiens. Le prince Napoléon et ses amis l’y engageaient vivement. Mais le parti adverse, sous l'influence de l’impératrice et de Walewski, d’en détournait de toutes ses forces. La victoire devait demeurera ce dernier. Les exigences du cabinet Rattazzi lui paraissaient d’autant moins admissibles que les éjections générales pour le renouvellement du Corps législatif étaient prochaines et qu’elles pouvaient, grâce aux menées du clergé, fort mal tourner pour l’Empire, si le gouvernement français abandonnait à ce moment la cause du Saint- Siège. Depuis que le décret du 24 novembre était en vigueur, deux partis d’opposition s’étaient formés dans cette assemblée. L’un, celui de gauche, reprochait à Napoléon III de n’avoir pas assez fait pour l’Italie. L’autre, celui de droite, lui reprochait d’avoir trop fait. Le premier était peu nombreux ; du reste, l’Empire ne pouvait espérer de le désarmer en lui cédant sur la question de Rome, car il aspirait à la République. Le second, au contraire, comprenait déjà un grand nombre de députés détachés delà majorité gouvernementale, inféodés à l’Église et qui, pour la servir, pouvaient fort bien tourner un jour ou l’autre à la légitimité ou à l’orléanisme. Cet argument fut décisif sur l’esprit de Napoléon III. Après des querelles de palais et des tiraillements qui avaient duré plus d’un mois, ce souverain consentit à se livrer ouvertement — mais non sans esprit de retour — au parti conservateur et clérical. Thouvenel fut remercié de ses services. Benedetti et La Valette rentrèrent pour un temps dans la vie privée. Le portefeuille des affaires étrangères fut confié par l’empereur à Drouyn de Lhuys, homme d’État essentiellement agréable au Saint-Siège (15 octobre 1862). Un des premiers actes de ce ministre fut de signifier assez sèchement au cabinet de Turin que le gouvernement français n’entendait pour le moment donner aucune suite à la proposition Durando (20 octobre). Le résultat de cette déclaration fut la chute du ministère Rattazzi (décembre). Victor-Emmanuel dut prendre, jusqu’à nouvel ordre, l’attitude du recueillement. L’entente- franco-italienne sembla de fait rompue. Le peu de reconnaissance que l’Italie pouvait conserver à la France pour les services qu’elle avait reçus d’elle en 1859 s’évanouit et disparut pour toujours. A l’intérieur, le parti clérical exultait. Le Sénat, dans son adresse à l’empereur (janvier 1863), félicitait hautement Napoléon III de sa dernière évolution. Le Saint-Père sait, disait-il, que l’indépendance de l’Italie n'est pas un pacte de la France avec la Révolution et qu’on peut compter sur Votre Majesté, alors que l’honneur et les engagements passés ont fait entendre leur voix. Au Corps législatif, si Relier et quelques intransigeants de droite reprochaient au gouvernement de tenir la balance égale entre le Saint-Siège et l’Italie et demandaient encore qu’on en revînt aux stipulations de Villafranca, la majorité se déclarait franchement satisfaite (février). Les élections générales étaient la grande préoccupation du moment. Le gouvernement et les députés se ménageaient réciproquement, ceux-ci pour ne pas perdre le bénéfice de la candidature officielle, celui-là pour ne pas se faire de nouveaux ennemis en un pareil moment. La candidature officielle ne fut refusée qu’à un petit nombre des représentants qui depuis 1860 avaient constitué l’opposition cléricale. C’étaient, il est vrai, les plus résolus, les plus influents — Kolb-Bernard, Anatole Lemercier, Plichon, Keller, de Flavigny, de Jouvenel, etc. —. Sans être devenus des adversaires irréconciliables de l’Empire, ils marchaient maintenant à peu près d’accord avec les anciens chefs du parti catholique-libéral — Dupanloup, Montalembert, Falloux, Cochin, etc. —, qui s’étaient depuis longtemps posés en ennemis du gouvernement et qui travaillaient de leur mieux à le renverser. Ceux-ci, de leur côté, faisaient cause commune avec les représentants les plus autorisés de l’orléanisme et de la légitimité, qui, las d’une abstention stérile, se décidaient à rentrer dans la politique militante, à prêter le serment prescrit par la constitution de 1852 et, moins par conviction religieuse que par intérêt ou par esprit de parti, se déclaraient également dévoués à l’autel et au trône. L’homme d’État le plus célèbre de la monarchie de Juillet, Thiers, plus vivant et plus ambitieux que jamais, reparaissait dans la mêlée électorale et, moins soucieux au fond de relever la royauté que de préparer son propre avènement au pouvoir, très désireux de complaire à la majorité catholique du pays, alarmé d’ailleurs dans son patriotisme par la rapide formation de l’unité italienne, prélude de l’unité allemande, inscrivait en première ligne sur son programme le - maintien du pouvoir temporel du pape. Quant aux démocrates de toute nuance, qui avaient approuvé la révolution d’Italie et en souhaitaient l’achèvement, comme ils tenaient avant tout à détruire l’Empire, ou à l’obliger de passer par leurs conditions, ils jugeaient politique défaire campagne avec les anciens partis contre l’ennemi commun. Ainsi se forma cette union libérale grâce à laquelle des républicains firent triompher à Paris la candidature de Thiers, à Marseille celle de Berryer, à Nantes celle de Lanjuinais, pendant que des monarchistes ou des cléricaux fournissaient leur appoint à celles de Jules Favre, de Jules Simon, de Marie, de Glais-Bizoin, de Guéroult et d’Havin[49]. Bref, le résultat des élections générales (31 mai-1er juin 1863) fut la formation d’une Chambre où, grâce aux campagnes restées fidèles, le gouvernement était encore assuré d’une grosse majorité, mais où les électeurs des villes, manifestement hostiles à l’Empire, avaient constitué un groupe de trente-cinq opposants, presque tous hommes de grand talent et populaires, qui ne pouvaient pas tarder à faire des recrues. Quelques évêques, par un manifeste collectif publié à la veille du scrutin, y avaient assez notablement contribué[50]. En face d'une opposition hybride qui représentait à la fois la république et la royauté, le cléricalisme et la libre pensée, le gouvernement se trouva tout d’abord dans un grand embarras. L’empereur crut s’en tirer en reconstituant son ministère de façon à donner en même temps des gages à la droite et à la gauche. C’est ainsi qu’après avoir écarté des affaires le maladroit Persigny, il attribua le ministère d'Etat et la présidence du conseil d’État à Billault et à Rouher, qui avaient donné des gages au clergé, et confia celui de l’instruction publique à Duruy, que les adversaires du cléricalisme regardaient avec raison comme un des leurs. VIII. — Les catholiques libéraux, qui avaient fait beaucoup de bruit pendant la lutte électorale, et qui n’en firent pas moins après, ne lardèrent pas à se nuire aux yeux du public par des inconséquences et des contradictions qui devaient les rendre suspects à tous les partis. Certains d’entre eux, et non des moindres, Montalembert, par exemple, croyaient de bonne foi aimer la liberté. La politique rétrograde et théocratique dont Pie IX s’était fait le théoricien répugnait à leurs instincts et à leurs habitudes parlementaires ; ils la jugeaient imprudente, dangereuse pour la religion. D’ailleurs il leur paraissait sage de ne pas rompre sans nécessité la solidarité relative que les dernières luttes avaient établie entre eux et les démocrates. Aussi ne perdaient-ils à cette époque aucune occasion d’affirmer leur amour du progrès et de la civilisation moderne. Ils parlaient bien haut de tolérance et de fraternité. Au Congrès catholique de Malines, Montalembert retrouvait sa grande éloquence pour flétrir comme dignes d’une égale exécration les bourreaux de l'Inquisition et les bourreaux de la Terreur (août 1863). Il demandait toutes les libertés, même la liberté de l’erreur[51]. Et dans le même temps, il s’étonnait que César, c’est-à-dire l’empereur, n’eût pas empêché Renan de publier sa Vie de Jésus. Ce livre fameux, qui venait de paraître, provoquait de la part des écrivains catholiques qui se piquaient le plus de tolérantisme et de modernité non seulement d’innombrables réfutations, mais des dénonciations en règle à l’autorité séculière. Tout récemment (mai 1863), Dupanloup avait empêché le positiviste Littré d’entrer à l’Académie française[52], et la sollicitude du nouveau ministre Duruy pour les études philosophiques ou historiques commençait à paraître suspecte aux libéraux du Correspondant. Quant aux ultra-catholiques, ralliés pour un moment au gouvernement impérial, on ne pouvait leur reprocher nulle inconséquence. Ils suivaient docilement l’exemple et les instructions du pape, dont la politique et le langage ne variaient pas. Pie IX était immuable dans son intransigeance envers les lois de la société moderne et l’esprit de la Révolution. Il désavouait hautement Montalembert et ses amis, blâmait les tendances qui s’étaient manifestées au Congrès de Malines, ainsi que dans une assemblée du même genre tenue peu après à Munich (septembre 1863), et réprouvait les catholiques qui, dupes d’une malheureuse illusion demandaient pour la science une liberté trompeuse et très peu sincère. Il exigeait enfin qu’on lui obéit sans réserve et en toutes choses, même en dehors du dogme proprement dit[53]. A l’égard de Napoléon III, il gardait une attitude maussade, peu bienveillante, malgré le revirement qui s’était produit dans la politique de ce souverain, et il ne faisait absolument rien pour lui complaire. Non seulement il ne paraissait lui savoir aucun gré de l’avoir soutenu à Rome depuis tant d’années, et ne lui tenait aucun compte des multiples embarras de sa situation, mais il ne paraissait s’apercevoir ni des services que l’empereur avait rendus récemment à la cause catholique par ses entreprises de Chine, de Syrie, d’Indo-Chine[54], ni de ceux qu’il cherchait à lui rendre à ce moment même par l'expédition du Mexique, expédition où le cléricalisme avait, on le sait, une si grande part[55]. Vers la fin de 1863, quand ce souverain, toujours liante par le rêve des nationalités, eut déclaré que les traités de 1815 avaient cessé d’exister[56] et eut pour la dixième fois convié l’Europe à un Congrès qui devait avoir pour tâche de la reconstituer, la cour de Rome fut une des puissances qui contribuèrent le plus à l’avortement de cette proposition. Elle déclara en effet ne pouvoir s’y associer que si les princes italiens détrônés devaient être restaurés et si le Saint-Siège devait rentrer en possession de tous ses domaines. Dans le même temps, l’État romain continuait, en dépit du gouvernement français, à servir d’asile, de place d’armes, de base d’opérations aux brigands qui, soldés par le pape et l’ex-roi de Naples, allaient encore ravager le territoire italien, sous couleur de servir la légitimité. Die IX montrait du reste, en toute occasion, le peu de cas qu'il faisait de l’autorité impériale même dans l’empire français. Ayant voulu, par exemple, introduire d’autorité la liturgie romaine dans l’archevêché de Lyon, malgré le clergé de ce diocèse, il trouva fort mauvais que l’ambassadeur de Napoléon III osât se mêler de cette affaire et déclara qu’elle regardait seulement le pape et l’archevêque. La liturgie romaine fut imposée aux Lyonnais par un bref dont notre ministre des cultes interdit la publication, ce qui ne l’empêcha pas d’être fidèlement exécuté dans toutes ses prescriptions (février-mars 1864). Par contre, aux timides instances que le gouvernement impérial renouvelait encore de temps à autre en faveur des réformes à introduire dans l’État pontifical, Antonelli continuait à faire des réponses dilatoires, quand il n’en faisait pas de négatives. Le rusé cardinal instituait à grand bruit des commissions dont le travail ne devait jamais finir. Il annonçait la réforme des postes et des monnaies. Il parlait de créer à Rome une municipalité (sans la faire élire, du reste, par le peuple). Href, le gouvernement du pape se moquait de la France. Il faisait pis, il l’outrageait ; car c’était l’outrager que de persister, sous la protection de notre drapeau, dans des pratiques odieuses, en parfait désaccord avec les principes de 1789, comme la justice secrète et les enlèvements d’enfants. Toute l’Europe s’émut, au mois de juillet 1864, en apprenant l’internement dans un couvent du jeune juif Coen, que l’ambassadeur de France lui-même ne put faire rendre à sa famille. IX. — Napoléon III était, pour sa part, excédé de tant d’ingratitude, de mauvaise grâce et d’arrogance. À ce moment, du reste, des considérations politiques fort graves le déterminaient à se détacher de la cour romaine. Les événements dont le nord de l’Europe était le théâtre depuis dix-huit mois — insurrection de Pologne, guerre de Danemark — l’avaient engagé dans une série de négociations compliquées où, tout à la fois téméraire, indécis et peu franc, suivant son habitude, il avait achevé de perdre le crédit que ses succès d’autrefois lui avaient valu. Sans pouvoir ni rien faire ni rien empêcher, il avait réussi à s’aliéner presque dans le même temps la Russie, la Prusse, l’Autriche, l’Angleterre. Il se trouvait absolument isolé en Europe. Il lui semblait même que les trois cabinets de Berlin, de Vienne et de Saint-Pétersbourg, pour le moment unis, allaient reconstituer contre lui la Sainte-Alliance. La seule puissance de premier ordre qui parût encore disposée à se rapprocher de lui était l’Italie qui, ayant encore besoin de ses services, ne devait pas faire difficulté de s’attacher pour un temps à sa fortune. Mais il était évident que pour la gagner, il lui faudrait condescendre dans une certaine mesure aux exigences qu’elle avait émises deux ans plus tôt et que Brouyn de Lhuys avait repoussées avec tant de hauteur. Comme il n’avait guère le choix des moyens, il en prit son parti. Les négociations interrompues en 1862 reprirent entre Paris et Turin vers le milieu de 1864 et s’accélérèrent surtout à partir du mois d’août. Les Italiens, plus que jamais, voulaient Venise et Rome. Il est vrai que, pour ne pas effaroucher le parti ultramontain et pour ne point mettre l’empereur dans l’embarras, ils dissimulaient adroitement la seconde moitié de leur programme. Ils ne demandaient à Napoléon III que de faire l'Italie libre jusqu'à l’Adriatique, comme il l’avait promis en 1859. Mais il eût fallu pour cela recommencer la guerre contre l’Autriche. Napoléon III ne le voulait ni ne le pouvait. Les agents de Victor-Emmanuel n’insistèrent pas. Ils firent seulement remarquer que, si l'Italie n’attaquait pas, elle serait, très probablement attaquée un jour ou l'autre ; qu’en cas de guerre avec l’Autriche, il lui fallait une capitale vraiment stratégique, à l’abri d'un coup de main ; que Turin, si facile à enlever et si près des Alpes, ne lui convenait plus ; mais que Florence, protégée par la double ligne du Pô et des Apennins, lui donnerait plus de sécurité. Le gouvernement français n’eut garde d’y contredire[57]. Alors ils remontrèrent que la translation du gouvernement en Toscane produirait en Piémont et dans presque toute la péninsule le plus fâcheux effet. Turin voulait bien renoncer au titre de capitale ; Milan, Naples voulaient bien n’y pas prétendre ; mais ces villes entendaient n’abdiquer qu’au profit de Rome. Si donc les Italiens devaient subir encore une déception qui allait leur être si sensible, il était juste de leur donner une légère consolation en faisant cesser enfin cette occupation de l'État pontifical par des troupes étrangères qui était depuis quinze ans une humiliation et un défi permanents pour la nation. Le pape, du reste, n’aurait rien à craindre pour ce qui lui restait de son domaine temporel. Victor-Emmanuel saurait s’abstenir d’y toucher et, au besoin, le faire respecter. Cette garantie équivoque et douteuse ressemblait bien un peu à celle du loup promettant de protéger le chien. Mais Napoléon III ne demandait qu’à se laisser convaincre. Voilà comment fut conclue la convention du 15 septembre 1804, par laquelle l’Italie s’engageait non seulement à ne pas attaquer les possessions actuelles du Saint-Siège, mais aussi à les défendre, et la France promettait de retirer ses troupes à mesure que l’armée du Saint-Père serait organisée, mais dans un délai maximum de deux ans. Le pape restait libre de constituer cette armée comme il le jugerait bon, à condition pourtant qu’elle ne pût dégénérer en moyen d’attaque contre l’Italie. Enfui Victor-Emmanuel se déclarait prêt à entrer en arrangement pour prendre à sa charge une part proportionnelle de la dette des anciens États de l’Église. Un tel pacte dénotait bien des sous-entendus et des arrière- pensées. Le gouvernement italien ne laissait pas ignorer à Napoléon III qu’il ne renonçait pas en principe à Rome capitale. Il s’engageait seulement à n’employer que des moyens moraux et pacifiques pour parvenir à ses fins. Mais, si une révolution, qu’il lui était si facile de provoquer, éclatait dans cette ville, il se proposait évidemment de l’occuper, sous couleur de rétablir l'ordre. En vue de cette éventualité le gouvernement français se réservait, de son côté, toute liberté pour une nouvelle intervention. Napoléon III, toujours oscillant entre deux politiques contradictoires, paraissait ainsi vouloir reprendre d’une main ce qu’il donnait de l’autre. En somme, la convention de septembre paraissait pour le moment un gage de réconciliation entre l’Italie et lui ; elle devait plus tard le brouiller sans retour avec cette puissance. X. — En attendant, elle lui valut, comme il pouvait s’y attendre, un redoublement d’hostilité de la part du Saint-Siège. La cour de Rome commença par se renfermer dans un silence affecté à l’égard de cet arrangement, qu’on avait conclu sans la consulter et qu’on ne lui avait révélé qu’à la dernière heure. Antonelli refusa d’en recevoir la communication officielle, et le pape ne voulut pas tout d’abord donner audience à l’ambassadeur de France, Sartiges, qui avait mission de lui en expliquer les principales clauses. Mais, si Pie IX garda quelque temps vis-à-vis de Napoléon III une attitude d’offensé qui ne daigne pas même protester contre les offenses, il ne résista pas à la tentation d’augmenter les embarras de ce souverain par une réponse indirecte et retentissante à la convention. Il commença par créer au malheureux prince que l’empereur des Français venait d’envoyer régner au Mexique[58] des difficultés qui ne devaient pas peu contribuer aie faire succomber dans son entreprise. Dès le 18 octobre il déclarait au protégé de Napoléon III qu’il lui refuserait son concours — et par conséquent celui du clergé mexicain — s’il avait, avec la prétention de soumettre l’Église à la loi civile, celle d’établir au Mexique la liberté des cultes et la liberté d’enseigner l'erreur. Mais ce n’était là qu’une manifestation anodine et sans portée à côté de celle qu’il méditait. Depuis longtemps il rêvait de dire leur fait aux sociétés modernes et particulièrement à la société française, fille de 89, par une condamnation solennelle et radicale des principes philosophiques et politiques sur lesquels elles étaient fondées. Si en 1863, pour complaire à des évêques prudents, il n’avait osé faire un pareil éclat, après la convention du 15 septembre il ne voulut plus attendre. Le manifeste qu’il avait voulu publier dès cette époque fut revu, augmenté, aggravé par la camarilla du Vatican. Enfin, le 8 décembre 186i fut lancée à travers le monde l’Encyclique Quanta cura, exposé violent et clair des doctrines qui lui tenaient si fort au cœur, avec le Syllabus qui la résumait sous la forme de quatre-vingts propositions solennellement dénoncées à la catholicité comme impies ou hérétiques. Cette double profession de foi, qui semblait renouvelée du moyen âge, était la négation explicite de toutes les libertés issues de la Révolution. Elle condamnait, avec une franchise aussi brutale que naïve, non seulement les droits de la conscience, de la philosophie et de la science, mais les principes les plus élémentaires du droit public que la France de 1789 a proclamés et qu’à son exemple la plus grande partie de l’Europe a fini par adopter. Pie IX, plus exigeant peut-être dans ses prétentions que ne l’eût été à sa place un Grégoire MI ou un Innocent III, déclarait que l’Eglise est par elle-même une société parfaite, indépendante en droit, à tous égards, de l’autorité temporelle ; qu’elle est supérieure à l’État ; que le droit de diriger l’éducation lui appartient exclusivement ; il réprouvait la doctrine de la souveraineté nationale et du suffrage universel ; il n’admettait ni la liberté des cultes non catholiques, ni celle de la presse, ni celle de la parole ; il revendiquait pour l’Église le pouvoir coercitif ; il réclamait pour l’autorité ecclésiastique, en cas de conflit avec l’autorité civile, les droits que les gouvernements modernes ne reconnaissent qu’à cette dernière ; il voulait qu’elle eut le droit de s’immiscer dans la législation civile, par exemple pour en effacer tout ce qui peut être favorable aux protestants et aux juifs ; il condamnait le mariage civil. Il terminait enfin sa déclaration de guerre à l’esprit du XIXe siècle en réprouvant comme non moins abominable que les précédentes cette quatre- vingtième proposition : Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne (voir la note ci-dessous). Voilà donc à quel état d’esprit en était venu le pape que tant de naïfs avaient salué naguère comme un émancipateur, le pontife-roi protégé depuis tant d’années par un souverain qui se glorifiait de représenter sur le trône l’esprit de la Révolution ! NOTE Pour qu’on ne croie pas
qu’il y ait dans cette analyse sommaire la moindre exagération, voici,
textuellement reproduites — d’après la traduction publiée par une librairie
catholique —, quelques-unes des propositions condamnées par le Syllabus
: 14. On doit s’occuper
de philosophie sans tenir aucun compte de la révélation surnaturelle. 15. Il est libre à
chacun d’embrasser et de professer la religion qu’il aura réputée vraie
d’après les lumières de la raison. 19. L’Église n’est
pas une vraie et parfaite société vraiment libre ; elle ne jouit pas de ses
droits propres et constants que lui a conférés son divin fondateur ; mais il
appartient au pouvoir civil de définir quels sont les droits de l’Église et
les limites dans lesquelles elle peut les exercer. 20. La puissance
ecclésiastique ne doit pas exercer son autorité sans la permission et
l’assentiment du gouvernement civil. 24. L’Église n’a pas
le droit d’employer la force ; elle n’a aucun pouvoir temporel direct ou
indirect. 27. Les ministres
sacrés de l’Église et le pontife romain doivent être exclus de toute gestion
et possession des choses temporelles. 28. Il n’est pas
permis aux évêques de publier même les lettres apostoliques sans la
permission du gouvernement. 29. Les faveurs
accordées par le pontife romain doivent être regardées comme nulles si elles
n’ont pas été demandées par l’entremise du gouvernement. 30. L’immunité de
l’Église et des personnes ecclésiastiques tire son origine du droit civil. 31. Le for
ecclésiastique, pour les procès temporels des clercs, soit au civil, soit au
criminel, doit absolument être aboli, même sans consulter le siège
apostolique et sans tenir compte de ses réclamations. 32. L’immunité
personnelle en vertu de laquelle les clercs sont exempts de la milice peut
être abrogée sans aucune violation de l’équité et du droit naturel. Le
progrès civil demande cette abrogation, surtout dans une société constituée
d’après une législation libérale. 41. La puissance
civile, même quand elle est exercée par un prince infidèle, possède un
pouvoir indirect négatif sur les choses sacrées. Elle a par conséquent non
seulement le droit qu’on appelle d'exequatur,
mais encore le droit qu’on nomme d'appel comme
d'abus. 42. En cas de conflit
légal entre les deux pouvoirs, le droit civil prévaut. 45. Toute la
direction des écoles publiques dans lesquelles la jeunesse d’un État chrétien
est élevée, si l’on en excepte dans une certaine mesure les séminaires
épiscopaux, peut et doit être attribuée à l’autorité civile, et cela de telle
manière qu’il ne soit reconnu à aucune autre autorité le droit de s’immiscer
dans la discipline des écoles, dans le régime des études, dans la collation
des grades, dans le choix ou l’approbation des maîtres. 47. La bonne
constitution de la société civile demande que les écoles populaires, qui sont
ouvertes à tous les enfants de chaque classe du peuple, et en général que les
institutions publiques destinées aux lettres, à une instruction supérieure et
à une éducation plus élevée de la jeunesse, soient affranchies de toute
autorité de l’Église, de toute influence modératrice et de toute ingérence de
sa part, et qu’elles soient pleinement soumises à la volonté de l’autorité
civile et politique, suivant le désir des gouvernants et le niveau des opinions
générales de l’époque. 48. Des catholiques
peuvent approuver un système d’éducation en dehors de la foi catholique et de
l’autorité de l'Église, et qui n’ait pour but, ou du moins pour principal
but, que la connaissance des choses purement naturelles et la vie sociale sur
cette terre. 49. L’autorité
séculière peut empêcher les évêques et les fidèles de communiquer librement
entre eux et avec le pontife romain. 50. L’autorité
séculière a par elle-même le droit de présenter les évêques et peut exiger
d’eux qu’ils prennent en main l’administration de leurs diocèses avant qu’ils
aient reçu du Saint-Siège l’institution canonique et les lettres
apostoliques. 51. Bien plus, la
puissance séculière a le droit d’interdire aux évêques l’exercice du
ministère pastoral, et elle n’est pas tenue d’obéir au pontife romain en ce
qui concerne l’institution des évêchés et des évêques. 52. Le gouvernement
peut, de son propre droit, changer l’âge prescrit pour la profession
religieuse... et enjoindre aux communautés religieuses de n’admettre personne
aux vœux solennels sans son autorisation. 53. On doit abroger
les lois qui protègent l’existence des familles religieuses, leurs droits et
leurs fonctions ; bien plus, la puissance civile peut donner son appui à tous
ceux qui voudraient quitter l’état religieux qu’ils avaient embrassé et
enfreindre leurs vœux solennels ; elle peut aussi supprimer complètement ces
mêmes communautés religieuses, aussi bien que les églises collégiales et les
bénéfices simples, même de droit de patronage, attribuer et soumettre leurs
biens et revenus à l’administration et à la volonté de l’autorité civile. 55. L’Église doit
être séparée de l’Etat, et l’État de l’Église. 57. La science des
choses philosophiques et morales, de même que les lois civiles, peuvent et
doivent être soustraites à l’autorité divine et ecclésiastique. 60. L’autorité n’est
autre chose que la somme du nombre et des forces matérielles. 62. On doit proclamer
et observer le principe de non-intervention. 63. Il est permis de
refuser l’obéissance aux princes légitimes et même de se révolter contre eux. 66. Le sacrement de
mariage n’est qu’un accessoire du contrat et qui peut en être séparé, et le
sacrement lui-même ne consiste que dans la seule bénédiction nuptiale. 67. De droit naturel
le lien de mariage n'est pas indissoluble, et dans différents cas le divorce
proprement dit peut être sanctionné par l’autorité civile. 68. L’Eglise n’a pas
le pouvoir d’établir des empêchements dirimants au mariage... 73. Par la force du
contrat purement civil, un vrai mariage peut exister entre vrais chrétiens ;
et il est faux que le contrat de mariage entre chrétiens soit toujours un
sacrement, ou que ce contrat soit nul en dehors du sacrement. 71. Les causes
matrimoniales et les fiançailles, par leur nature propre, appartiennent à la
juridiction civile. 76. L’abrogation de
la souveraineté civile dont le Saint-Siège est en possession servirait, même
beaucoup, à la liberté et au bonheur de l’Église. 77. A notre époque il
n’est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l’unique
religion de l’État, à l’exclusion de tous les autres cultes. 78. Aussi est-ce avec
raison que dans quelques pays catholiques, la loi a pourvu à ce que les
étrangers qui s’y rendent y jouissent de l’exercice public de leurs cultes
particuliers. 79. Il est faux que
la liberté civile de tous les cultes et que le plein pouvoir laissé à tous de
manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées et toutes leurs
opinions jettent plus facilement les peuples dans la corruption des mœurs et
de l’esprit et propagent la peste de l’indifférentisme. 80. Le pontife romain
peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et
la civilisation moderne. |
[1] La Prusse et, par suite, la Confédération germanique, étaient alors tenues en respect par la Russie, fort aise de voir affaiblir l’Autriche ; et d’autre part, cette dernière puissance déclarait inacceptables les conditions que la cour de Berlin mettait à son alliance. Sur ces événements et sur le développement de la révolution italienne, voir mon Histoire diplomatique de l'Europe, t. II, ch. VI et suiv.
[2] Il était engagé avec elle depuis quelque temps dans une guerre contre la Chine, et il négociait à ce moment même l'important traité de commerce qui lut conclu le 23 janvier 1860.
[3] Le 10 novembre 1859.
[4] A côté des mandements et des lettres pastorales, il faut signaler aussi des brochures adressées au grand public, notamment celle que Dupanloup venait de lancer le 30 septembre (Protestation de Mgr l’évêque d'Orléans contre les attentais dont N. S. P. le pape et le S. S. apostolique sont menacés et frappés en ce moment). Cet opuscule, vraiment éloquent, avait obtenu l’approbation publique de tout le clergé et fait le plus grand bruit non seulement en France, mais à l’étranger. — Peu après, les chefs du parti catholique libéral (Dupanloup, Falloux, le prince de Broglie, Augustin Cochin, le Vicomte de Meaux, Foisset, Montalembert) s’étaient réunis à la Roche-en-Breuil pour se concerter sur la campagne qu’ils allaient mener en faveur du pouvoir temporel, et Montalembert avait écrit en l’honneur de ce pouvoir un article violent, où Napoléon III était assez clairement assimilé à Pilate. Le Correspondant, qui publia ce travail, fut frappé d’un avertissement, et de nouvelles poursuites furent ordonnées contre l’auteur. — L’ancien ministre Villemain ne voulut pas se contenter d’admirer la Protestation de l’évêque d’Orléans ; il tint à la corroborer par la sienne propre en publiant à son tour sa brochure sur la France, l'Empire et la Papauté (1860).
[5] Réponse de l’empereur à l’archevêque de Bordeaux (octobre 1850).
[6] Cette brochure, disait le Journal de Rome, est un véritable hommage rendu à la Révolution, une thèse insidieuse pour ces esprits faibles qui manquent d’un juste critérium pour bien reconnaître le poison qu’elle cache, et un sujet de douleur pour tous les bons catholiques. Les arguments que renferme cet écrit sont une reproduction des erreurs et des outrages vomis tant de fois contre le Saint-Siège et tant de fois réfutés. Si le but que s’est proposé l’auteur de la brochure était par hasard d’intimider celui que l’on menace de si grands désastres, cet auteur peut être assuré que celui qui a en sa faveur le droit, qui s’appuie entièrement sur les bases inébranlables de la justice et surtout qui est soutenu par la protection du Roi des rois, n’a certainement rien à craindre des embûches des hommes.
[7] Chef du corps d’occupation à Rome.
[8] Au mois de mai 1859, le P. Lacordaire avait applaudi avec une certaine candeur à la guerre d’Italie, d’où il croyait que résulteraient seulement avec l’affranchissement de la péninsule l’établissement d’une libre confédération et, par suite, de nouvelles garanties pour l’indépendance du Saint-Siège. On lui avait fait honte d’avoir pris une telle attitude, et lui-même n’avait pas tardé à le regretter. Aussi crut-il devoir, en février 1860, publier sous ce titre : De la Liberté de l’Église et de l'Italie, une brochure où il revendiquait lui aussi hautement pour le pape le pouvoir temporel : Italiens, lit-on dans cet ouvrage, votre cause est belle, mais vous ne savez pas l’honorer et vous la servez plus mal encore... Vous avez élevé entre vous et deux cents millions de catholiques une barrière qui grandit chaque jour. Vous avez mis contre vos plus légitimes espérances plus que des hommes, vous y avez mis le christianisme, c’est-à-dire le plus grand ouvrage de Dieu sur la terre. Sachez-le bien, c’est Dieu qui a fait Rome pour son Église, il n'y a pas un consul, pas un césar dont la pompe n’ait été prédestinée pour orner le trône où devait s’asseoir le vicaire de Jésus-Christ. Vous avez mis contre vous une volonté éternelle de Dieu. Vous la trouverez, n’en doutez pas. — Fort peu auparavant, ses amis du Correspondant, fiers de l’avoir regagné, l’avaient fait entrer à l’Académie française (2 février) au remplacement de Tocqueville. Il y prit solennellement séance le 24 janvier 1861 ; sa réception — par le protestant Guizot, qui soutenait, comme lui, le pouvoir temporel du pape — fut une nouvelle et éclatante manifestation en faveur du Saint-Siège. — Le P. Lacordaire mourut à Sorèze peu de mois après (21 novembre 1861).
[9] Deux jours après l’apparition de la brochure impériale, Dupanloup y avait déjà répondu, avec son emportement ordinaire, par sa Lettre à un catholique sur la brochure le Pape et le Congrès. Cet opuscule se terminait par une hautaine sommation à Napoléon III : En finissant, je demanderai à l'auteur, s’il le veut bien, de se faire connaître tout à fait. On n’écrit pas de telles pages sans dire son nom ; on n’essaye pas de telles entreprises sans lever son masque. Il faut un visage ici, il faut des yeux dont on puisse connaître le regard, un homme enfin à qui on puisse demander compte de ses paroles. Peu après le même évêque était revenu à la charge en publiant sa Seconde lettre à un catholique. En mars 1860, il ramenait encore vers lui l’attention publique par sa défense contre le journal le Siècle, qui, injurié par lui, l’avait cité en justice. Et la même année, il traitait la question qui lui tenait à ce moment si fort au cœur dans un ouvrage de longue haleine qui parut sous ce titre : La Souveraineté pontificale devant le droit catholique et le droit européen.
[10] Il est vrai que les rédacteurs de cette feuille obtinrent peu après l’autorisation de fonder le Monde, qui soutint la même politique que l’Univers, mais où il fut interdit à Louis Veuillot d'écrire.
[11] Sire, lisait-on dans ce document, c’est pour votre dynastie que nous déplorons l’incertitude qui règne en ce moment et qui, en se prolongeant, séparerait de vous tous les catholiques sincères.
[12] Circulaire du 17 février 1860.
[13] Cet orateur démontra magistralement que la puissance spirituelle du pape n’était nullement intéressée au maintien de son autorité temporelle et rappela qu’en mainte occasion, notamment lors du traité de Tolentino, le Saint-Siège s’était montré à cet égard moins intransigeant que ne l’était Pie IX.
[14] Il était beau-frère du comte de Montalembert. — Né en 1820, il avait fait comme attaché militaire belge deux campagnes en Afrique sous le maréchal Bugeaud, puis était entré dans les ordres. Il était camérier secret du pape depuis 1849.
[15] Le duc de Gramont.
[16] Il est vrai qu’elle sollicita pour lui l’autorisation d’accepter ce commandement sans perdre sa qualité de français. Mais les convenances ne permettaient pas au gouvernement impérial de la refuser ; et du reste, Napoléon III, quoique très froissé, n’était pas lâché de voir Lamoricière s’engager dans une pareille entreprise, où il ne pouvait que perdre son prestige et son autorité.
[17] Déjà lié à cette puissance par les affaires de Chine et par le traité de commerce, il sollicitait à cette époque son assentiment (dont il ne pouvait se passer) pour envoyer en Syrie un corps expéditionnaire chargé de venger les massacres du Liban.
[18] Et maintenant, avait dit naguère le ministre sarde aux plénipotentiaires français qui venaient de signer le traité de Turin, et maintenant, vous voilà nos complices !
[19] Qui tout récemment (10 août) venait d’implorer son secours.
[20] C’est-à-dire la province de Viterbe, protégée par les troupes françaises.
[21] Le gouvernement pontifical feignit de se méprendre sur le sens de cette expression et publia hardiment que l’empereur avait promis de s'opposer par la force à l’entreprise piémontaise. Le cabinet des Tuileries réclama très vivement contre cette falsification de texte.
[22] Napoléon III avait donné clairement à entendre que, si le Piémont était attaqué par l’Autriche, il le soutiendrait et, dans l’entrevue de Varsovie (20 octobre), Alexandre II invita d’une façon très significative François-Joseph à se tenir tranquille.
[23] Circulaire de John Russell, chef du Foreign-Office (27 octobre 1860).
[24] V. notamment leur oraison funèbre prononcée, le 9 octobre, par Dupanloup, dans la cathédrale d’Orléans, en présence de Berryer, qui ne put l’entendre sans éclater en sanglots.
[25] C’est ainsi que fut glorifié par l’évêque de Poitiers le zouave pontifical Gicquel, si peu martyr et si peu saint qu’à quelque temps de là il fut retrouvé très vivant et condamné à quinze mois de prison pour escroquerie. — T. Delord, Histoire du second Empire, t. III, 207, 231.
[26] Circulaire du ministre de l'intérieur du 17 novembre 1860, corroborée par la circulaire du ministre des cultes en date du 2 janvier 1861.
[27] Les évêques n’en continuèrent pas moins de recueillir pour le pape des sommes considérables. L’ancien vicaire général de Dupanloup, l’abbé Lagrange, qui a écrit si consciencieusement son histoire, nous apprend qu’à partir de cette époque ce prélat, à lui seul, envoya chaque année en moyenne près de 100.000 francs au Saint-Père.
[28] De fait, c’est presque au lendemain du fameux décret que l’un d’eux, M. Emile Ollivier, allait commencer sa triste évolution.
[29] Allocution consistoriale du 17 décembre 1860.
[30] Lettre de Mgr l’évêque d’Orléans à M. le vicomte de la Guéronnière en réponse à la brochure LA FRANCE, ROME ET L’ITALIE (1861).
[31] En février 1861.
[32] Il se donna aussi celui de faire interdire aux fonctionnaires et aux magistrats, par les préfets du Loiret, du Gard, de l’Allier, de la Vienne, toute relation avec les évêques d’Orléans, de Nîmes, de Moulins et de Poitiers.
[33] V. notamment la circulaire du ministre de la justice (Delangle) sur les prédications et les mandements séditieux (8 avril 1861).
[34] Séance du 7 Juin.
[35] Edmond About, qui était, au su de tout le monde, un des familiers du prince Napoléon et que l’empereur lui-même couvrait de sa protection.
[36] Procès de Douai et de Riom. Il s’agissait de jeunes filles israélites attirées dans des couvents catholiques et dérobées aux recherches de leurs familles.
[37] Circulaire du 16 octobre 1861.
[38] Par le cardinal que Pie IX lui avait donné pour protecteur en 1852. — Les dépenses de la Société s’élevèrent, en 1860, à 4.300.746 francs.
[39] Dans une réunion générale de la société tenue à Lusignan, le 22 septembre 1861, on avait entendu ces paroles : Nous ne devons pas craindre Judas, mais nous devons craindre Jésus-Christ. Et vous, vaillants soldats de Saint-Vincent-de-Paul, serrez vos bataillons ; la religion est en danger de périr, et c’est vous qui avez reçu mission de la secourir et de l’empêcher de crouler.
[40] Citons notamment deux brochures de l’évêque d’Orléans : 1° Lettre au président d'une conférence ; 2° les Sociétés de charité et la circulaire du 16 octobre.
[41] Il faisait observer, le 8 novembre, à l’évêque de Nîmes, que pour défendre une opinion qu’il jugeait équitable et vraie, il était inutile d’employer les expressions les plus acerbes contre un acte émané d’un ministre de l’empereur, et que pour rendre un légitime hommage aux conférences de Saint-Vincent-de-Paul, il n’était pas besoin d’insulter d’autres associations et de les signaler à la haine et au mépris public.
[42] La Société, du reste, n’en subsista pas moins. Si elle perdit un peu de terrain pendant les dernières années du second Empire, elle devait le regagner et devenir plus puissante que jamais après 1870.
[43] C’est ainsi que les crèches et les salles d’asile furent placées sous la haute direction de l’impératrice (26 février), et que, peu après fut instituée, tout à fait sur le modèle de la société de Saint-Vincent-de-Paul, la Société du Prince impérial (Prêts de l’enfance au travail), 26 avril 1862.
[44] Le ministre Billault, à cette occasion, donna d’intéressants détails sur les progrès du clergé régulier en France. Il ressort de son discours qu’il y avait alors dans l’Empire 23 congrégations d’hommes autorisées et 49 qui ne l’étaient pas. On comptait 3.075 communautés de femmes autorisées, et il s’en établissait de 80 à 100 nouvelles chaque année. De 1856 à 1860, les dons au clergé séculier s’étaient élevés à 13.300.000 francs, les dons aux couvents à 6.500.000. Il ne s’agissait là que des dons constatés par la loi. Les autres étaient beaucoup plus considérables. Les biens-fonds des congrégations s’élevaient à plus de 100 millions. Il était impossible d’évaluer leurs propriétés mobilières, non plus fortune des congrégations non autorisées.
[45] Discours de Billault au Corps législatif dans la discussion de l’adresse, mars 1862.
[46] Dépêche de Thouvenel à La Valette, 11 janvier 1862.
[47] Deux projets d’adresse avaient été rédigés, l’un par Dupanloup, l’autre par le cardinal Wiseman. Ils furent fondus ensemble par une commission que fit nommer l’évêque d’Orléans.
[48] Ils ne rougissent pas, disait-il en parlant des philosophes indépendants, d’assurer que la science des choses philosophiques et celle des mœurs, aussi bien que les lois civiles, peuvent et doivent être séparées de la révélation divine, de l’autorité de l’Eglise ; que l’Eglise n’est pas une société véritable, parfaite, réellement libre ; qu’elle ne jouit pas des droits propres et inébranlables dont l’a dotée son divin fondateur, mais qu’il appartient à la puissance civile de définir quels sont les droits de l’Eglise et les limites dans lesquelles elle peut exercer ces mêmes droits. De là ils prétendent que le pouvoir civil peut s’immiscer dans les choses qui appartiennent à la religion, aux mœurs et au gouvernement spirituel des âmes et même empêcher les évêques et les fidèles de communiquer librement et réciproquement avec le pasteur romain établi par Dieu, souverain pasteur de toute Eglise, et cela afin de la dissoudre.... Ils ne craignent pas non plus, à l’aide de toutes sortes de mensonges et de fraudes, de répandre que les ministres sacrés de l’Eglise et le pontife romain doivent être exclus sans réserve de l’exercice de tout pouvoir et de tout domaine temporel... Pie IX poursuivait en niant que la religion fût perfectible, en réprouvant la morale indépendante, la souveraineté de la raison, le panthéisme, en flétrissant le droit du nombre et la somme des forces matérielles, le droit humain considéré comme un principe d’où découleraient tous les autres droits, etc. Il se répandait en plaintes amères sur la révolution italienne et, constatant avec satisfaction le parfait accord de l’épiscopat pour défendre le pouvoir temporel du Saint-Siège, il s’écriait : Le pouvoir temporel du Saint-Siège a été accordé au pontife romain par un conseil particulier de la divine Providence ; ce pouvoir est nécessaire, afin que ce’ même pontife, indépendant de tout prince et de toute puissance civile, puisse exercer le pouvoir souverain qu’il a d’enseigner et de gouverner le troupeau du Seigneur, exercer l’autorité qu’il a reçue par l’institution divine du Christ lui-même avec une entière liberté dans toute l’Eglise et procurer le plus grand bien et l’utilité de cette même Eglise et des fidèles qui la composent.
[49] Montalembert, qui eût tenu dans l’opposition nouvelle une si grande place, échoua dans les deux circonscriptions où il avait posé sa candidature. Ce ne fut pas seulement parce que le gouvernement, comme en 1857, le combattit à outrance ; ce fut aussi parce que le concours du clergé lui lit en partie défaut. Son libéralisme, hautement avoué, lui faisait du tort aux yeux de l’épiscopat, qui, le trouvant encore trop fidèle aux idées de Lamennais, détournait de lui le bas clergé. Une devise qui lui était chère et qu’il fil inscrire dans son oratoire (l’Église libre dans la patrie libre) donnait à penser qu’il avait encore pour programme la séparation de l’Eglise et de l’État, on disait — bien à tort — et on a répété depuis, que, dans une réunion tenue chez lui. à la Roche-en- Breuil, au mois d’octobre 1862, plusieurs de ses amis (Falloux, Broglie, Cochin, Dupanloup, Foisset, etc.) s’étaient conjurés pour la réalisation de ce programme. — Ce qu'il y a de certain, c’est que Montalembert soutenait avec éclat, comme au temps de sa fougueuse jeunesse, les idées libérales si hautement condamnées par Pie IX. Nul n’avait jamais dénoncé, flétri l’intolérance et l’obscurantisme en termes plus indignés qu’il ne l’avait fait récemment (1861) dans la préface de ses Discours. Je tiens à citer ici cette page, qui est un de ses plus beaux titres de gloire. Si elle ne lui a jamais été pardonnée par la cour de Rome, elle lui a fait et lui fera toujours pardonner beaucoup par les amis de la liberté. Une école a surgi, lit-on dans cette préface, qui s’est crue autorisée à renier tous ses antécédents, à démentir tous les principes proclamés par les catholiques sous le régime parlementaire. Sous l’empire des plus étranges illusions, eu dépit de tous les avertissements et sans aucun souci de l’humiliante déconvenue que lui réservait un avenir si prochain, cette École a donné l’exemple de la palinodie la plus éclatante et la plus coupable que l’histoire moderne ait à enregistrer. Elle a substitué des théories hardiment serviles aux précieuses garanties de la vie publique et des aspirations frénétiques vers la compression universelle à l’invincible élan des âmes généreuses vers la liberté. Elle a courbé une portion trop nombreuse du clergé sous la tyrannie de ses invectives et de ses dénonciations. Elle a fait de la raison une ennemie, de l’éloquence un péril public, de la liberté une chimère antichrétienne, du goût de la servitude une sorte d’ingrédient de la vertu. — Dans le passé, elle a entrepris de remettre en honneur les pages les plus sombres qu’il soit possible de découvrir dans les annales du christianisme ; elle a réhabilité Philippe II et le duc d’Albe, justifié l’Inquisition espagnole et la Révocation de l’édit de Nantes, donné pour type de la société politique tantôt l’empire romain, tantôt le régime napoléonien de 1812, tantôt Louis XIV entrant au Parlement le fouet à la main. Elle a soutenu que la France de l’ancien régime était un pays où il n’y avait rien à réformer puisqu’il avait la plus sage des constitutions, la plus parfaite et la plus libre des monarchies. — Dans le présent, elle proscrit la tolérance, même civile ; elle déclare que la constitution belge, faite par les catholiques, nos voisins, et si longtemps invoquée par tous les nôtres, crée un état anormal et antisocial ; elle se moque cyniquement des catholiques assez naïfs pour réclamer la liberté des autres en même temps que la leur, ou, comme elle disait autrefois elle-même, pour demander la liberté de tout le monde. Elle affirme que l’Église, seule, doit être libre, et que cette liberté est la seule dont les honnêtes gens aient besoin ; qu’on ne doit laisser parler et écrire que ceux qui se confessent ; que la liberté de conscience, utile, sans doute, à la conquête de la vérité, doit être restreinte à mesure que la vérité se fait connaître. Quant à la liberté politique, elle ne veut ni peser, ni discuter ses droits ; elle les nie tous. Elle ajoute que chercher des garanties contre le pouvoir est, en politique, ce qu’est en géométrie la quadrature du cercle, et que les Chartes constitutionnelles ne sont que la profession publique du mensonge. — Ces doctrines ont été données pour base et pour programme à ce qu’on appelait, par une profanation adulatrice, la restauration de la monarchie chrétienne, et ce qui ne pouvait aboutir, comme je me suis déjà permis de le dire, qu’à une coalition éphémère entre le corps de garde et la sacristie. — Et ce n’a pas été là l’aberration passagère ou obscure de quelques esprits excentriques, sans écho et sans ascendant ; ç’a été pendant dix ans la prétention quotidienne et bruyante d’un oracle docilement écoulé et religieusement admiré par le clergé français, qui lui avait vu décerner le titre de grande institution catholique.
[50] V. la Réponse de plusieurs évêques aux consultations qui leur ont été adressées relativement aux élections prochaines (mai 1863). Cet écrit, qui était l’œuvre de Dupanloup, était signé des archevêques de Cambrai, de Tours, de Rennes, des évêques d’Orléans, de Metz, de Nantes, de Chartres. Le ministre des cultes ayant reproché à ces prélats d’avoir outrepassé leur droit en se mêlant des élections, l’archevêque de Tours lui répondit aigrement que c’était au pape seul qu’il appartenait de tracer à l’épiscopat sa règle de conduite (4 juin).
[51] Plusieurs de ses amis (Augustin Cochin, le prince de Broglie, le vicomte de Melun), qui s’étaient également rendus au Congrès, y tinrent comme lui un langage très libéral.
[52] L’année suivante, il empêcha aussi cette Académie de couronner la belle Histoire de la littérature anglaise, de Taine, ouvrage qui lui paraissait (non sans raison d’ailleurs) profondément imprégné de positivisme.
[53] Lettre à l’archevêque de Munich, 21 décembre 1863.
[54] C’était au moins autant pour l’intérêt de l’Église que pour celui de la France que ces trois expéditions venaient d’avoir lieu.
[55] Le Mexique avait subi jusqu’en 1858 la domination d’un clergé fort riche, fort intolérant, doté de privilèges et d’attributions inconciliables avec les droits d’un gouvernement civil bien organisé. Depuis cette époque il cherchait à s’en affranchir, grâce à une constitution nouvelle, dont le président Juarez, après trois ans de luttes, semblait avoir assuré le triomphe (1860). Les adversaires de Juarez, soutenus aux Tuileries par l’impératrice et par des agioteurs de haut parage, avaient fait valoir aux yeux de l’empereur, entre autres considérations, celle du service qu’il rendrait à l’Église en le renversant.
[56] Discours prononcé à l’ouverture de la session législative le 5 novembre 1863.
[57] Il s’appropria même si bien cette idée, — sans voir ou sembler voir le piège où on l'entraînait — qu’il lit de l’adoption de Florence comme capitale la condition sine qua non de l'évacuation de Rome.
[58] L’archiduc Maximilien d’Autriche.