HISTOIRE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT

DEUXIEME PARTIE. — RÉACTION

 

CHAPITRE VI. — DE PIE IX À CAVOUR.

 

 

I. L’Église el le second Empire ; progrès des congrégations. — II. Les catholiques libéraux et Louis Veuillot. — III. Napoléon III et Pie IX ; négociation du sacre. — IV. Les gallicans ; affaire de l’immaculée Conception. — V. Origine de l’alliance franco-piémontaise ; guerre de Crimée. — VI. Cavour au congrès de Paris ; évolution anticléricale de l’Empire. — VII. Attentat d’Orsini ; efforts du clergé pour ressaisir Napoléon III. — VIII. La conspiration de Plombières. — IX. Prodromes de la guerre d’Italie. — (1852-1859).

 

*****

SOURCES. — Montalembert, Des Intérêts catholiques au XIXe siècle (1852) ; idem, l’Avenir politique de l’Angleterre (1855) ; idem, Pie IX et lord Palmerston (1856) ; idem, Discours parlementaires. — Lesur, Annuaire historique (1852- 1859). — Annuaire des deux mondes (1852-1859). — Bordas-Demoulins, Des Pouvoirs constitutifs de l’Église. — Bordas-Demoulins et Huet, Essais de réforme catholique (1856). — E. Laboulaye, la Liberté religieuse (1856). — Comte de Falloux, le Parti catholique, ce qu'il a été, ce qu’il est devenu (1856) ; idem, Mme Swetchine (1860) ; idem, Augustin Cochin (1875) ; idem, Mémoires d’un royaliste (1888). — Sabbatier, Affaire de la Salette (1857). — Louis Veuillot, Mélanges religieux, historiques et littéraires (1857-1875) ; idem, Quelques Erreurs sur la papauté (1859) ; idem, Çà et là (1859) ; idem, Correspondance. — Arnaud (de l’Ariège), l’Italie (1858). — Proudhon, de la Justice dans la Révolution et dans l’Église (1858). — Dupanloup, Oraison funèbre du P. de Ravignan (1858). — Enfantin, la Science de l’homme (1858). — Lacordaire, Lettre à un jeune homme sur la vie chrétienne (1858) ; idem, Correspondance avec Mme Swetchine. — Maret, Lettre à N.N. S.S. les évêques de France (1858) ; idem, Philosophie et religion (1856). — Edmond About, Rome contemporaine (1860). — De Ponlevoy, Vie du R. P. de Ravignan (1860). — Charles Sauvestre, les Congrégations religieuses (1867). — Taxile Delord, Histoire du second Empire, tt. I-II (1869-1870). — Papiers et Correspondance de la famille impériale, pièces saisies aux Tuileries (1870). — Robert Hait, Papiers sauvés des Tuileries (1871). — Besson, Vie du cardinal Mathieu. — De Ladoux, Vie de Mgr de Salinis. — E. de Pressensé, le Concile du Vatican (1872). — Zeller, Pie IX et Victor Emmanuel (1879). — Massari, Vita di Vittorio Emmanuele. — Minghetti, Mici ricordi. — Bianchi, Storia documentata. — Cavour, Lettere inédite. — Jules Favre, Discours parlementaires. — Darimon, Histoire de douze ans, 1857-1869 (1893) ; idem, A travers une révolution, 1847-1855 (1883) ; idem, Histoire d’un parti, les Cinq sous l’Empire, 1857-1860 (1885). — Lagrange, Vie de Mgr Dupanloup (1883). — Maupas, Mémoires sur le second Empire (1884-1885). — Foulon, Histoire de la vie et des œuvres de Darboy (1889). — A. Debidour, Histoire diplomatique de l’Europe depuis l’ouverture du Congrès de Vienne jusqu’à la clôture du Congrès de Berlin (1891). — Hausmann, Mémoires (1890). — P. de la Gorce, Histoire du second Empire, tt. I-III (1895-1896). — Vicomte de Meaux, Montalembert (1897).

*****

 

Un accord presque parfait sembla régner pendant quelques années entre l’Église et le nouvel Empire. Et il en devait être ainsi, car depuis bien longtemps l’Église n’avait pas vu en France un gouvernement plus désireux de lui complaire. Si le souverain pontife bénissait Napoléon III, si les évêques l’encensaient, si les curés glorifiaient à l’envi sa personne sacrée, ce n’était que justice. Jamais peut- être les rois très-chrétiens de l’ancien régime ne s’étaient montrés envers le Saint-Siège, comme envers le clergé français, aussi complaisants et aussi dévoués que cet ex-carbonaro. Charles X, à coup sûr, avait été moins bon catholique qu’il n’affectait de l’être au lendemain de son avènement.

Napoléon I er avait détrôné le pape ; Napoléon III l’avait au contraire restauré par la force des armes. Non seulement il l’avait restauré, mais il le préservait de toute nouvelle révolution, à grand renfort de baïonnettes françaises. Grâce à lui le souverain pontife régnait en maître absolu sur ses sujets et plus que jamais parlait en maître au monde chrétien. Nos évêques, gênés naguère encore par les articles organiques dans leurs rapports avec le Saint-Siège, allaient librement à Rome et recevaient directement des bulles pontificales sans que le pouvoir civil parût y prendre garde. Dans un pays oit le droit de réunion n’était plus qu’un souvenir, ils tenaient périodiquement des conciles et des synodes, allaient, venaient, se concertaient sans que l’autorité publique y mît nul obstacle. En vertu de la nouvelle constitution les cardinaux français siégeaient de droit au sénat. Leurs traitements, ainsi que ceux des évêques, étaient notablement augmentés. Le budget des cultes s’était rapidement enflé de quelques millions et ne devait pas s’en tenir là[1]. Les plus grands honneurs étaient rendus en toute occasion non seulement à la religion, mais à ses ministres. Préfets et sous-préfets, quelque mécréants qu’ils fussent souvent au fond de l’âme, rivalisaient publiquement envers l’Église de zèle et d'obséquiosité. On les voyait en habits brodés rehausser de leur présence les solennités religieuses de quelque importance et, de leur piété officielle, édifier les populations.

Les processions se déroulaient dans nos villes avec un luxe et un éclat qui rappelait le temps de la Restauration. Les autorités civiles, aussi bien que l’armée, en relevaient la pompe et la belle ordonnance. Il semblait à certains jours que la religion catholique fût redevenue la religion de l’État. Le dimanche, le travail était suspendu par ordre dans les chantiers publics, et les cabarets étaient fermés pendant les offices. Les missions à l’intérieur, à peu près oubliées depuis 18-30, renaissaient de toutes parts. Capucins, carmes, dominicains, religieux de tout ordre se répandaient de nouveau dans les villes et les campagnes, sous l’œil bienveillant de la police impériale. Le clergé régulier, contenu tant bien que mal sous la monarchie de Juillet, rompait toute barrière et se répandait librement soit au nom, soit au mépris de la loi. De 1852 à 1860, 982 communautés de femmes furent reconnues par l’État ; 207 l’avaient été sous la seconde République, presque toutes par le gouvernement présidentiel. Au total, c’était beaucoup plus d’autorisations que les Bourbons n’en avaient accordé de 1814 à 1830[2]. Diverses communautés étaient subventionnées par l’Empire. La fortune des couvents s’accroissait, du reste, avec une inquiétante rapidité. Les congrégations autorisées recevaient chaque année ostensiblement plusieurs millions[3] soit en dons et legs autorisés par l’État, soit sous forme d’acquisitions — qui n’étaient en général que des donations déguisées —, le tout sans préjudice des dons dissimulés et des fidéicommis. On put constater en 1859 qu’elles possédaient 14.660 hectares de terres, dont 7.000 acquis depuis 1850, et que la valeur de leurs immeubles s’élevait à 105 millions de francs. Quant aux valeurs en portefeuille, qu’elles cachaient soigneusement, on soupçonnait qu’elles devaient déjà former un total bien supérieur à cette somme. Pour les congrégations non reconnues, on les voyait bien grandir sans obstacle, multiplier leurs maisons, étendre leur influence. Mais leurs revenus, comme leurs biens, échappaient au contrôle de la loi et ne pouvaient être estimés même approximativement.

En fait, les ordres reconnus eux-mêmes se soustrayaient presque entièrement et avec une impunité parfaite à la surveillance de l’État. Jamais les prescriptions de la loi relative à l’examen de leurs statuts, à celui de leurs comptes, à l’émission des vœux, surtout à l’état civil des religieux ou religieuses et à la clôture des couvents n’avaient été plus ouvertement méconnues ou laissées en oubli qu’au commencement du second Empire[4]. L’administration n’obtenait plus que les comptes des communautés lui fussent communiqués, ou s’abstenait de les réclamer. Moines et religieuses déjouaient toutes poursuites en changeant de couvents et surtout en changeant de noms. Les monastères redevenaient des lieux sacrés où ni la police ni même la justice n’osaient guère pénétrer, les agents de la loi sachant bien que, s’ils s’opiniâtraient à la faire respecter, loin d’être soutenus par le gouvernement, ils finiraient par être victimes de leur propre zèle[5].

Parmi les ordres religieux, ceux qui avaient l’enseignement pour tâche étaient de beaucoup ceux qui gagnaient le plus de terrain. La loi Falloux n’avait pas tardé à porter ses fruits. Déjà dans des milliers de communes les écoles publiques étaient livrées aux congrégations[6]. La lettre d’obédience triomphait insolemment du brevet de capacité. Elle conférait aux religieux l’exemption du service militaire, aux religieux et religieuses le droit de voyager à prix réduit en chemin de fer[7]. Le clergé faisait d’autre part dans l’enseignement secondaire les progrès les plus alarmants pour l’Université. Une statistique de 1854 nous fournit à cet égard des chiffres fort instructifs. On y voit que depuis 1850 le nombre des lycées ne s’était accru que de 4 ; que celui des collèges avait diminué de 52 ; que la population scolaire des établissements publics avait perdu 1.988 unités. Par contre, le nombre des établissements libres s’était élevé de 914 à 1.081, avec 63.657 élèves — au lieu de 53.000. De ces 1.081 institutions, 67 étaient dirigées par des évêques, 142 par des prêtres séculiers, 33 par des congrégations, presque toutes non reconnues : Les maristes avec 13 maisons et 1.449 élèves, les jésuites avec 11 maisons et 2.818 élèves, s’attachaient particulièrement à former de bons candidats pour les grandes écoles du gouvernement et attiraient déjà la clientèle de la bourgeoisie riche et vaniteuse, dont les fils, élevés avec les enfants des nobles, allaient bientôt adopter tous leurs préjugés et devaient en tout cas rester à jamais sous l'influence des pères[8]. Ce n’est pas tout : 123 petits séminaires, dans une complète indépendance, élevaient environ 25.000 enfants. Si bien que, sans parler des écoliers dressés par les curés dans les presbytères, l’Eglise instruisait déjà plus de 45.000 élèves ; l’État n’en instruisait pas davantage. L’Université, surveillée, dénoncée par ses ennemis, découragée, maltraitée par ses propres chefs, végétait misérablement sans liberté, sans air. Beaucoup de ses maîtres, et non des moins illustres, des moins autorisés, l’avaient quittée pour ne pas prêter serment à l’Empire. Les autres restaient par besoin, surveillés par les aumôniers et les préfets. Nombre de postes, soit dans l’enseignement proprement dit, soit dans l’administration, étaient occupés par des prêtres. Quant aux facultés, privées par le décret du 9 mars 1852 de toute indépendance, elles n’élevaient plus la voix et semblaient prendre à tâche de se faire oublier. A côté d’elles, d’ailleurs, grâce à la complaisance de l’État, se dressaient déjà des écoles libres, comme celle des Carmes[9], ou se formaient des congrégations religieuses qui, comme celle de l'Oratoire — reconstituée par les abbés Pétitot et Gratrv en 1852 —, avaient pour but manifeste de renouveler au profit de l’Église, tant par la prédication que par l’éducation de la jeunesse, renseignement supérieur.

Les ordres hospitaliers ou simplement militants se développaient à la même époque avec une activité que le gouvernement semblait se faire un devoir d’encourager. Les sœurs de la Charité étaient systématiquement introduites dans les hôpitaux. Les Petites Sœurs des Pauvres, presque inconnues en 1852[10], fondaient chaque année de nouvelles maisons et, autorisées par décret du 9 janvier 1856, portaient en peu de temps à 25 millions de francs la valeur de leurs biens-fonds déclarés — sans compter ce qu’elles pouvaient dissimuler d’immeubles et de capitaux —. L’archevêque de Paris, Sibour, créait en 1853 l’œuvre, bientôt prospère, des Enfants incurables. Les Frères de Saint-Jean-de-Dieu, voués à l’enfance malade ou infirme, sollicitaient aussi et attiraient à eux les donateurs. Les confréries laïques dirigées par l’Église devenaient de véritables États dans l’État. L’association cosmopolite pour la propagation de la foi[11] recevait par an plus de trois millions de souscriptions, dont deux lui étaient fournis par la France. La société de Saint-Vincent-de-Paul, également internationale et placée par le pape depuis 1852 sous le patronage d’un cardinal résidant à Rome, comptait, en 1855, 2.814 conférences, dont 1.360 en France ; elle continuait avec succès sa propagande dans la jeunesse des écoles et, multipliant ses écoles d’apprentis, ses écoles du soir, ses vestiaires, ses bibliothèques, ses caisses d’épargne, étendait chaque jour son influence sur la classe ouvrière[12]. D’infatigables propagandistes, les Baudon, les de Melun, les de Ségur, les Cornudet, les Cochin, fondaient pour le compte de l’Église des crèches, des maisons de charité, des salles d'asile, des écoles professionnelles. Bref, l’État, sans se désintéresser de l’assistance publique, paraissait de fait en abandonner au clergé la direction et l’honneur.

Non seulement l’Église était libre, mais ses adversaires ne l’étaient pas. Les philosophes qui eussent pu l’attaquer dans ses doctrines étaient réduits à se taire. Les journaux qui eussent pu signaler ses excès étaient soumis au bon plaisir d’une administration mal pensante peut-être, mais préposée par ordre à la garde de l’orthodoxie. La commission du colportage refusait l’estampille à tout ouvrage dénoncé comme contraire à la religion. Voltaire et Diderot étaient de nouveau proscrits ; les préfets dans certaines villes interdisaient Tartufe ; et les funérailles de Lamennais étaient, à grand renfort de troupes, dérobées à la curiosité sympathique de la foule (février 1854).

Aussi s’explique-t-on sans peine l’hyperbolique admiration dont le parti ultramontain enguirlandait alors l’empereur. Louis Veuillot, qui, plus que personne, avait qualité pour parler en son nom, saluait en Napoléon III un esprit vraiment grand, vraiment libéral, vraiment royal, déclarait que les catholiques lui devaient non seulement leur appui, mais leur reconnaissance, et que son gouvernement était pour eux comme un don de la Providence[13].

Il y avait bien, il est vrai, dès cette époque, dans les rangs de l’armée cléricale, quelques mécontents dont les voix détonnaient dans ce concert de louanges. C’étaient ces catholiques qui se disaient et se croyaient libéraux, parce qu'attachés avant tout soit à la légitimité, soit au parti de la fusion, ils regrettaient le régime parlementaire et en revendiquaient les franchises disparues. C’était une coterie politique au moins autant que religieuse et qui, ne pouvant reconquérir le pouvoir qu’au moyen de la liberté, se réclamait de 89, au risque de déplaire au pape. Le comte de Falloux, le prince Albert de Broglie et quelques autres chefs, qui, placés au pouvoir, avaient déjà fourni ou devaient fournir la vraie mesure de leur libéralisme, donnaient le ton à ce petit monde qui, plein de mépris pour le suffrage universel, criblait d’épigrammes acérées, mais inoffensives, l’Empereur et ses satellites. Le catholicisme se faisait sous leur plume doux, large et tolérant, parce que l’alliance des vrais libéraux et même des républicains leur était nécessaire pour combattre le césarisme. Quelques évêques, comme Dupanloup, quelques religieux, comme Lacordaire, Ravignan[14], faisaient campagne avec eux et prétendaient représenter véritablement l’Église de France. Ces frondeurs de salon et de sacristie tenaient à petit bruit leurs assises au Bourg-d’Iré chez Falloux, à Augerville chez Berryer, à la Roche-en-Brenil chez Montalembert, quand ils ne les tenaient pas à Paris chez M me Swetchine. Leur principal organe était le Correspondant, revue mi-littéraire et mi-religieuse, qui, peu connue du grand public, malgré vingt-sept ans d’existence, fut réorganisée par eux en 1855 et demanda de nouveau à débuter[15], Leur principal point d’appui était depuis quelque temps l’Institut, et notamment l’Académie française, où les anciens partis étaient maîtres du terrain. Les quarante immortels ne se recrutaient plus guère que parmi les ennemis de l’Empire, pourvu que ces derniers fussent à la fois parlementaires et cléricaux. C’est ainsi que Dupanloup, Berryer, le duc de Broglie, le comte de Falloux entrèrent de 1851 à 1857 au palais des Quatre-Nations, dont Guizot, Thiers, Montalembert ne demandaient depuis longtemps qu’à leur faire les honneurs. Chacune de ces élections était regardée par la nouvelle Fronde connue une grande victoire. Chaque réception donnait lieu à des discours soigneusement limés, dont les allusions, soulignées par un auditoire aristocratique et pieux, atteignaient en plein cœur l’Empire et ses tenants, sans les empêcher de se bien porter. En face de cette hostilité persistante, Napoléon III, bien qu’un peu mortifié, affectait de sourire et se permettait à son tour quelques traits[16]. Bien persuadé qu’à la hauteur où le suffrage universel l’avait placé, il n’avait rien à craindre d’une pareille opposition, le nouveau souverain se donnait l’air de la dédaigner. Si Lacordaire, qui l’avait ouvertement bravé en chaire[17], cessa de prêcher dans les églises de Paris, Montalembert put continuer à l’invectiver au corps législatif. Il est vrai que dans cette assemblée le grand orateur parlait à des sourds ; les éclats de son éloquence ne parvenaient pas jusqu’au grand public[18]. Nul ne saura, a-t-il dit plus tard, ce que j’ai souffert dans cette cave sans air et sans jour, où j’ai passé six ans à lutter contre des reptiles. Une fois, il est vrai, l'on put lire dans l’Indépendance belge une lettre où sa verve satirique s’était donné pleine licence à l’égard de l’Empire[19] ; des poursuites furent demandées contre lui au corps législatif, qui les accorda ; mais le gouvernement, satisfait de le pouvoir citer en justice, ne voulut pas pousser plus loin cette affaire (avril 1854).

L’Empire croyait d’autant moins avoir à redouter les catholiques libéraux que la très grande majorité du clergé français, docile à Veuillot, était pour lui contre eux et que Veuillot, qui le malmenait fort, était assez ouvertement approuvé par le pape. Le rédacteur en chef de l’Univers était, vu sa hautaine et imperturbable insolence, une puissance avec laquelle l’épiscopat était obligé de compter. Le clergé du second ordre l’admirait et le respectait comme un père de l’Église. Ses voyages étaient des marches triomphales ; la place d’honneur lui était donnée dans les cérémonies religieuses ; et la verve gauloise qu’il déployait à table était loin de lui nuire auprès des curés. L’archevêque de Paris, qui avait interdit à son clergé la lecture de l’Univers[20], fut non seulement désapprouvé par plusieurs prélats, et notamment par l’évêque de Moulins — Dreux-Brézé —, mais implicitement désavoué par le pape. Sibour dut lever l’interdit (avril 1853) et se réconcilier ostensiblement avec le pamphlétaire. Mais ce dernier n’en continua pas moins à poursuivre de ses sarcasmes les prétendus libéraux. Montalembert lui-même ne resta pas longtemps à l’abri de ses attaques. Le Correspondant et ses nobles rédacteurs furent déchirés par lui à belles dents. Enfin, Dupanloup et Sibour ayant fait publier contre lui par un certain abbé Cognart un libelle qu’il jugea diffamatoire[21], il intenta contre cet ecclésiastique des poursuites qui eussent tourné sans doute à la confusion des deux prélats, si l’assassinat de l’archevêque, survenu sur ces entrefaites (3 janvier 1857), ne l’eût déterminé à retirer sa plainte[22].

Si l’Empire ne croyait avoir rien à redouter du clergé français, ce n’était pas seulement parce qu’il le comblait de ses faveurs et parce que sa politique était soutenue par Veuillot. C’était aussi et plus encore parce qu’il comptait sur l’appui personnel du pape. Pie IX, comme nos évêques, avait approuvé le coup d’État. Il avait applaudi au rétablissement de l’Empire et envoyé sa bénédiction à la dévote Espagnole que Napoléon III avait peu après prise pour épouse. Tant que le souverain pontife et l’empereur resteraient étroitement unis comme ils paraissaient l’être à cette époque, il était évident que Napoléon III pourrait compter sur le concours du clergé français. Mais ces rapports, comme on va le voir, devaient peu à peu s’altérer étrangement. Et dans le temps même ou ils paraissaient le plus affectueux et le plus intimes, l’histoire peut aujourd’hui retrouver l’origine, alors inaperçue, des froissements, des provocations, des conflits qui éclatèrent plus tard entre les deux anciens alliés.

Le refroidissement de leur amitié eut pour cause première l’insuccès d’une longue et mystérieuse négociation qu’avait provoquée dès 1852 la vanité de Napoléon III et qui ne tourna ni à la satisfaction de l’empereur ni à celle du souverain pontife. Le restaurateur du bonapartisme, qui se disait l’héritier et le continuateur de Napoléon I er, aurait voulu lui ressembler en tout. Ce n’était pas assez, à son sens, d’avoir fait comme lui un coup d’Etat, remis en honneur le régime des plébiscites, d’avoir imposé à la France une reproduction presque intégrale des constitutions de l’an VIII et de l’an XII. Il ne lui suffisait pas d’être empereur comme son oncle. En attendant de lui ressembler par la gloire, il tenait à lui ressembler par les honneurs. Napoléon I er s’était fait sacrer par Pie VII à Notre- Dame. Napoléon III désirait obtenir de Pie IX un bon office de même nature. Et il ne lui semblait pas, au début, que le Saint-Père pût le lui refuser. N’était-il pas le bienfaiteur du Saint-Siège, comme l’avait été son illustre prédécesseur ? Si la cour de Rome était redevable du Concordat au premier Bonaparte, ne devait-elle pas au second la restauration de son pouvoir temporel ? Un souverain qui ne pouvait se soutenir sur le trône que grâce à l’appui des troupes françaises refuserait-il au chef du gouvernement français une simple satisfaction d’amour-propre ? Ce dernier ne le pensait pas. Aussi n’avait-il même pas attendu la proclamation de l’Empire pour faire connaître confidentiellement au Saint-Père, d’abord par un de ses aides de camp — le général de Cotte —, puis par l’évêque de Carcassonne — Bonnechose — et quelques autres prélats[23], le désir qui le mordait au cœur. A ces ouvertures prématurées, Pie IX n’avait alors répondu que par de vagues protestations d’amitié, mêlées de quelques objections.

La nouvelle monarchie une fois établie, la négociation se précisa : Bonnechose pressa le pape de s’expliquer nettement. Un mémoire fut remis à cet évêque par Santucci, prélat de la maison pontificale (janvier 1853) et il le soumit à l’empereur, qui n’en fut qu’à moitié satisfait, mais ne renonça pas à sa demande. Un auditeur de rote, très remuant et fort bien en cour non seulement à Rome, mais à Paris, de Ségur, fut chargé d’insister pour Napoléon III, qui, le 8 mai 1853, se risqua jusqu’à solliciter personnellement les honneurs du sacre par une lettre autographe au Saint-Père. L’épitre était sans doute fort catholique et bien édifiante. Ecco una magnifica lettera, s’écria le pape après l’avoir lue. Mais cette effusion fut courte, et la diplomatie reprit bientôt ses droits. Pie IX répondit à Ségur, comme à Bonnechose, que, s’il faisait à l’empereur des Français l’honneur d’aller le sacrer dans sa capitale, les autres souverains catholiques auraient le droit de se montrer jaloux. Si l’empereur tenait absolument à être sacré, pourquoi ne viendrait-il pas à Rome ? C’eût été, on le comprend bien, faire presque acte de vasselage envers le Saint-Siège, et Napoléon III déclina cette proposition. Ségur, qui n’était jamais à court d’expédients, représenta au pape qu'il y avait un moyen fort simple de satisfaire à la fois l’homme du 2 décembre et le plus puissant, comme le plus susceptible des souverains catholiques auxquels il avait été fait allusion, c’est-à-dire l’empereur d’Autriche. C’était d’aller sacrer d’abord Napoléon à Paris et ensuite à Vienne François-Joseph. Mais le Saint-Père représentait que prodiguer ainsi ses grâces, c’était risquer de les déprécier. Ce n’était pas là, il est vrai, sa principale objection, et il ne cachait pas qu’il accorderait très volontiers à l’empereur des Français la faveur en question, si seulement ce dernier voulait y mettre le prix. Eh bien ! disait-il un jour avec son entrain et sa finesse ordinaires, nous irons. Mais, si l’empereur veut que j’aille en France, il faut qu’il m’ouvre la porte. Qu’il abroge toute disposition, tout décret contraire au Concordat. Je laisserai passer trois mois pour éviter à l’arrangement l’apparence d’un marché, et puis, en voiture !

Il s’agissait, dans sa pensée, le lecteur l’a bien compris, des articles organiques, qui depuis si longtemps étaient, entre le gouvernement et le Saint-Siège, une vraie pierre d'achoppement. Que Napoléon III les abrogeât au plus tôt, et le Saint-Père n’aurait rien à lui refuser. Tout au plus lui demanderait-il encore de rendre obligatoire le repos du dimanche et d’abolir ou de modifier la loi relative au mariage civil, de façon à ce qu’il fût désormais forcément précédé du mariage religieux. Mais c’était exiger beaucoup plus que Napoléon III ne pouvait accorder sans se compromettre. Le successeur de Napoléon Ier voulait certes complaire au pape et il l’avait déjà bien prouvé. Mais il prétendait comme lui représenter l’esprit de la Révolution. Le code civil et les articles organiques constituaient une bonne part de l’héritage qu’il avait recueilli et que son intérêt, plus encore que son devoir, était de conserver intact. Autour de lui, du reste, sans parler du prince Napoléon, son cousin, qui était encore à ce moment son héritier présomptif et dont l’hostilité non seulement à l’ultramontanisme, mais même au catholicisme, était bien connue, se pressaient des conseillers anticléricaux très écoutés et qui contrebalançaient l’influence dévoie de l’impératrice. C’étaient des politiques, comme Persigny et Piétri, ou des légistes, comme Delangle, Rouland, Portalis, Bonjean, qui, fort alarmés par les progrès des congrégations, représentaient sans cesse à l’empereur la nécessité de refouler l’influence romaine au lieu de lui céder encore.

Finalement, la négociation, après avoir duré près de deux ans, n’aboutit qu’à un double avortement. L’empereur fit à plusieurs reprises connaître non seulement au pape, mais au public, qu’il ne se prêterait pas, même pour l’amour de la religion, à la mutilation de notre droit national[24]. Mais il dut renoncer à l’espoir d’être sacré. Cette déception lui fut plus cruelle qu’il ne voulut le faire paraître, et c’est à dater de ce moment que, sans témoigner au pape moins de dévouement et de respect apparents, il commença, en fait, par ses agissements politiques, à s’écarter de l’Église.

Un des premiers symptômes de sa secrète irritation fut la nouvelle et fort grave modification qu’il fit subir en 1854 à la loi Falloux : d’une part, le nombre des académies et, par suite, des conseils académiques fut ramené de 86 à 16, et les recteurs redevinrent, vis-à-vis de l’épiscopat, des personnages importants, avec lesquels il fallut compter ; de l’autre, le droit de nomination et de révocation des instituteurs publics fut exclusivement attribué aux préfets, qui, depuis cette époque, l’ont toujours gardé. Ces fonctionnaires eurent en outre la haute main sur les conseils départementaux, auxquels furent transférés, en matière d’instruction primaire, les attributions des anciens conseils académiques. Grâce à ces nouvelles dispositions, l’État pouvait bien continuer à favoriser l’Église, mais il pouvait au besoin la remettre à sa place et redevenait, dans une certaine mesure, maître chez lui[25].

A la même époque et un peu plus tard, le gouvernement français commença discrètement à faire connaître sa répugnance à s’engager plus avant dans la voie de l’ultramontanisme. Pie IX, enhardi non seulement par la restauration de son autorité temporelle, mais par l’accroissement de prestige que de récents succès donnaient à sa puissance spirituelle[26], rêvait d’anéantir l’esprit de la Révolution, de réaliser l’ambitieux programme des grands papes du moyen âge, les Grégoire Vil, les Innocent III, les Boniface VIII et, en attendant de pouvoir faire la loi aux rois, de la faire sans réserve à l’Église. La papauté, qui avait été longtemps une sorte de monarchie constitutionnelle où le concile général tenait lieu de parlement, devait, à son sens, devenir une monarchie absolue. Il fallait donc qu’elle fût reconnue comme infaillible par le monde catholique et avant tout par l’ensemble du clergé. Or le pape et ses conseillers pensèrent fort judicieusement, dès 1854, que le meilleur moyen de préparer l’Église à reconnaître l’infaillibilité pontificale, c’était d’agir résolument comme si elle était déjà reconnue. Si le Saint-Père faisait une bonne fois, à la face du ciel, acte de souverain absolu et que l’épiscopat le laissât faire, ce précédent entraînerait à bref délai l’acquiescement de l’Église aux prétentions romaines. Voilà pourquoi Pie IX, après avoir réuni à Rome non pas un concile œcuménique, mais un simple groupe d’évêques dociles, qu’il ne prit point, du reste, pour juges, proclama de sa pleine autorité pontificale le dogme, jusqu’alors contesté, de l’immaculée conception de la Vierge (8 décembre 1854).

C’était là une innovation hardie et, à vrai dire, une révolution dans le gouvernement de l’Église. Jamais jusqu’alors la papauté n’avait légiféré seule, c’est-à-dire sans le concours des conciles, en matière de foi. Pourtant, l’épiscopat, depuis longtemps travaillé par l’ultramontanisme et rapproché de la papauté par la haine commune de la Révolution, ne protesta pas en masse contre cette usurpation. Mais en France — sans parler des autres pays — quelques évêques et quelques théologiens trouvèrent que le pape allait un peu loin et, sans s’insurger, firent leurs réserves. Les gallicans du conseil d’Etat, Bonjean, Boulay (de la Meurthe) et quelques autres firent difficulté d’accepter la bulle par laquelle le souverain pontife notifiait sa volonté au monde chrétien. Une discussion assez vive s’engagea sur ce point. Finalement la bulle fut admise, mais d’assez mauvaise grâce, et le gouvernement ne dissimula guère qu’au fond il la désapprouvait. Sa mauvaise humeur fut encore aggravée par l’attitude d’un grand nombre d’évêques qui, sans attendre la décision du conseil d'État, avaient publié la bulle et qui crurent devoir célébrer avec un éclat affecté le nouveau dogme dans leurs églises (1855). Aussi ne mit-il aucun obstacle à la propagation des écrits qui dénonçaient comme un excès de pouvoir l’espèce de coup d’Etat accompli par le pape. Les ouvrages de Bordas-Demoulin et de l’abbé Maret[27] sur cette question purent circuler sans difficulté. Dans le même temps, le gouvernement impérial, qui n’était pas fâché de voir discréditer par un bon scandale ce que certains appelaient l’idolâtrie romaine, laissait complaisamment la justice mettre en doute le prétendu miracle de la Salette, depuis trop longtemps exploité et dont certains dessous peu édifiants furent mis en lumière, aux applaudissements des libres penseurs (avril 1855). A ce moment, du reste, Napoléon III, sans cesser de faire bon visage à Pie IX, s’était engagé déjà dans une alliance dont la portée, vaguement pressentie par quelques esprits clairvoyants, devait paraître fort inquiétante à la cour de Rome. Le restaurateur de l’autorité temporelle du pape avait en effet, au mois de janvier 1855, mis sa main dans celle du prince qui devait la renverser un jour et dont les secrets désirs pouvaient dès lors être devinés par les diplomates. Napoléon III était devenu l’allié de Victor-Emmanuel[28].

On sait que le Piémont, profitant des embarras militaires où la guerre de Crimée avait entraîné la France, l’Angleterre et la Turquie, tirant aussi profit des lenteurs maladroites de la cour de Vienne, qui ne sut pas en temps utile assurer son concours à ces puissances, envoya devant Sébastopol, à cette époque, un corps d’armée qui, sans jouer un rôle décisif, contribua cependant pour une part appréciable à la prise de cette place. Le gros public, en Italie, en France et ailleurs, ne comprit pas très bien tout d’abord pourquoi Victor-Emmanuel, qui n’avait aucun grief sérieux contre la Russie, se déclarait ainsi solidaire de Napoléon III. Cette détermination était pourtant fort explicable. Le Piémont, loin d’avoir renoncé après Novare à la politique nationale inaugurée en 1848 par Charles-Albert, en préparait patiemment, sans relâche et résolument, la revanche. Seul de tous les États italiens, il avait donné asile à la liberté constitutionnelle. Il servait de refuge aux vaincus, aux proscrits, aux patriotes, qui, de toutes les parties de la péninsule, étaient venus lui demander protection et encouragement. Il refaisait son armée, ses finances, en vue d’une nouvelle révolution, d’où devaient résulter l’expulsion des Autrichiens et l’unification de l’Italie sous la maison de Savoie. Après d’Azeglio, qui avait paru trop timide, Victor-Emmanuel avait pris pour premier ministre (en 1852) le comte de Cavour, homme d’État à la fois sagace, audacieux et souple, peu gêné d’ailleurs par les scrupules et qui, dévoué corps et âme à la cause de l’unité, n’était pas difficile sur le choix des moyens. Ce diplomate ne se dissimulait pas que l’Italia fara da se de Charles-Albert n’était plus de saison, que le Piémont, réduit à ses propres forces, n’était pas de taille à délivrer la péninsule des Autrichiens et que le concours d’une grande puissance lui était indispensable. Cette grande puissance ne pouvait être que la France, intéressée dans une certaine mesure à ce que la cour de Vienne ne fit pas plus longtemps la loi à l’Italie. On comprend donc l’empressement avec lequel il avait mis les troupes sardes à la disposition des alliés contre la Russie. Il se disait avec raison que, la guerre finie, un congrès serait convoqué pour faire la paix ; que le Piémont y aurait forcément sa place ; qu’ayant été à la peine, il serait appelé à l'honneur, ou plutôt au profit, et que, l’Autriche s’étant sottement mis à dos toutes les parties belligérantes, il ne serait pas sans doute impossible de plaider contre elle audit congrès la cause de la nationalité italienne.

Il raisonnait certainement fort bien. Mais Napoléon III, en lui tendant la main, n’était pas, la suite l’a prouvé, aussi heureusement inspiré. A fonder sur sa frontière une puissance de premier ordre, capable de lui faire échec à l’occasion, on ne voit pas ce que la France avait à gagner, et on voit bien ce qu’elle avait à perdre. Peut-être, il est vrai, en se déclarant sans réserve et dès le premier jour pour l’unité italienne, Napoléon III eût-il obtenu du nouvel État une alliance et une amitié durables. Mais cet esprit indécis et trouble ne savait jamais prendre résolument et nettement un parti. Il voulait et ne voulait pas, se plaisait à louvoyer entre les écueils, ménageait à la fois les partis les plus opposés, le blanc et le noir, le jour et la nuit, Victor-Emmanuel et Pie IX, se jetait de gaîté de cœur dans d’inextricables difficultés et semblait se plaire à poser d’insolubles problèmes. C’est ainsi que, tout en favorisant le Piémont, dont la politique tendait manifestement à l’unification de l’Italie, il voulait rester l’ami du pape et se flattait de préserver les États pontificaux de toute annexion. Il nourrissait à cette époque et il nourrit longtemps encore l’illusion que l’Italie, une fois affranchie de la domination autrichienne, se constituerait tranquillement en fédération, où le pape garderait sa place et aurait même la place d’honneur. Que Cavour et ses agents l’entretinssent de leur mieux dans cette erreur, on le conçoit sans peine. Mais qu’il y ait persisté si longtemps, pour son malheur et pour le nôtre, c'est là certainement le, comble de l'imprévoyance, ou, pour mieux dire, de l’imbécillité politique.

Quoi qu’il en soit, on sait aujourd’hui que, même avant la guerre de Crimée et dès le début de son règne, Napoléon III, sous l'influence de ses parents et amis d’Italie, les Canino, les Pepoli, les Arese et d’autres encore, n’avait pas ménagé ses encouragements à la politique piémontaise[29]. Non seulement il avait fait entendre qu'il souhaitait, qu’il espérait l’expulsion des Autrichiens, mais il n’avait pas dissimulé qu’il serait heureux de pouvoir retirer ses troupes de Rome. Il ne cachait point combien il désapprouvait la résistance opiniâtre du pape à ses demandes de réformes. Enfin, depuis 1850, mais surtout depuis 1854, il n’épargnait pas son appui moral vis-à- vis du Saint-Siège au gouvernement piémontais, qui était alors en train de se laïciser par une série de lois nouvelles, comme le gouvernement français s’était laïcisé lui-même en 1789[30].

Les alarmes que le traité de janvier 1855 avait inspirées à la cour de Rome devinrent plus vives au mois de juillet suivant quand l’empereur, sans attendre la prise de Sébastopol, annonça publiquement son intention de faire participer le Piémont aux profits comme aux risques de la guerre : Dangers, honneur, avantages, disait-il[31], tout sera partagé. Montalembert, au corps législatif, ne put se tenir d’exprimer la crainte que Napoléon III ne devînt bientôt l’allié ou l’instrument de la Révolution[32]. Et de fait le carbonaro couronné y songeait si bien, que, peu de mois après, Victor-Emmanuel et Cavour l’étant venus voir à Paris, il les invita lui-même à lui exposer ce qu’il pourrait faire pour l’Italie (novembre-décembre 1855).

Il résulta de cette mise en demeure qu’avant le congrès, qui s’ouvrit à Paris en février 1856, Napoléon III fut suffisamment éclairé sur le programme piémontais pour ne pas ignorer qu’il comportait, entre autres choses, le démembrement de l’État pontifical[33]. Il conseilla sans doute à Cavour de ne pas démasquer trop tôt ses batteries. Mais, si le ministre sarde s’abstint de soumettre au congrès la question des remaniements territoriaux qu'il méditait, on sait qu’il ne se gêna pas pour lui signaler le triste état de l’Italie, opprimée à la fois par l’étranger et par ses propres souverains, et la nécessité d’y porter remède. Et, à la demande du gouvernement français, les parties contractantes ne se séparèrent pas sans exprimer solennellement le vœu que des réformes vraiment libérales fussent accordées par les souverains dans tous les États italiens encore soumis à l’absolutisme, particulièrement dans l’État pontifical, et que ce dernier pût sans danger, dans un avenir rapproché, être évacué d’un côté par les troupes françaises, de l’autre par les troupes autrichiennes (avril 1856).

La question italienne était dès lors officiellement posée devant l’Europe, et Napoléon III était bon prophète quand, pour rassurer Cavour, qui n’était qu’à demi content, il lui disait : Tranquillisez- vous, j’ai le pressentiment que la paix actuelle ne durera pas.

Plus que jamais la cour de Rome était décidée à faire cause commune avec la cour de Vienne. Elle accueillit donc avec un mauvais vouloir manifeste les nouvelles demandes de réformes qui lui furent bientôt adressées par le gouvernement français et n’y répondit que par une fin de non-recevoir à peine déguisée (1856-1857). Aussi les rapports de l’empereur et du pape, qui s’étaient fort attiédis depuis quelque temps, ne tardèrent-ils pas à se refroidir encore davantage. En France le gallicanisme politique relevait visiblement la tête, et le gouvernement ne le décourageait pas. Au Luxembourg, quand vint en discussion le sénatus-consulte relatif à la régence[34], un grand nombre de sénateurs demandèrent qu’en cas de minorité du futur empereur, le régent — ou la régente[35] — fût tenu de prêter serment non seulement à la Constitution, mais aux lois concordataires, par conséquent aux articles organiques. Cette précaution, déclarée par d’autres inutile, ne fut écartée que par une très faible majorité (17 juillet 1856). Un peu plus tard, l’évêque de Moulins, Dreux-Brézé, pour avoir enfreint indirectement lesdites lois[36], était traduit au conseil d’État. Le Correspondant, pour avoir pris sa défense, était frappé d’un avertissement, l'Univers lui-même n’était pas mieux traité, et Veuillot commençait à trouver que Napoléon III n’était qu’un Louis-Philippe perfectionné (1837). Puis venaient les élections générales : Montalembert, vivement combattu par l’administration, ne parvenait pas à rentrer au corps législatif. Béranger, le vieux chansonnier voltairien, qui avait tant glosé sur le pape et les moines, étant mort sur ces entrefaites (16 juillet 1837), l’empereur ordonnait qu’il fût enterré aux frais de l’État, et ses obsèques étaient conduites avec tout l’appareil d’un deuil national. Enfin l’ex-procureur général Dupin, démissionnaire en 1852, reprenait possession de son siège à la cour de cassation, et sa rentrée dans la magistrature était saluée par les légistes gallicans comme un triomphe pour leur cause (novembre 1837). Chacun de ces faits, prisa part, était peu de chose. Mais, réunis, ils dénotaient entre le Saint-Siège et l’Empire une tension de rapports qui semblait présager une prochaine rupture.

Toutefois un événement grave, qui éclata sur ces entrefaites, parut de nature à produire un nouveau rapprochement des deux puissances. Depuis quelques années, des patriotes italiens, groupés à Londres autour de Mazzini, conspiraient sans relâche contre Napoléon III, qui, en 1849, se s’était pas borné à trahir leur cause, mais était devenu l’oppresseur de leur pays. Il leur semblait que sa mort amènerait la révolution qu’ils rêvaient et, par suite, l'affranchisse- .ment de leur pays. Plusieurs étaient déjà venus à Paris pour attenter à ses jours. L’un d’eux, Pianori, avait tiré sur lui et avait péri sur l’échafaud en 1833. Un autre, Tibaldi, venait d’être condamné aux travaux forcés avec quelques-uns de ses complices (1857). Nombre de complots italiens, découverts par la police, avaient été soigneusement cachés au public. Celui d’Orsini, qu’elle ne sut pas prévoir, devait avoir le plus dramatique retentissement en France et à l'étranger. Le 14 janvier 1858, au moment où l’empereur et l’impératrice arrivaient à l'Opéra, plusieurs bombes éclatèrent autour d’eux et couchèrent sur le pavé un grand nombre de morts et de blessés. Les souverains échappèrent comme par miracle à cette tuerie. Bientôt, de tous les points de l’Empire affluèrent aux Tuileries des adresses de félicitation, et celles du clergé ne lurent pas moins chaleureuses que celles des autres corps de l’État. Les représentants de l’Église se firent même remarquer en cette occasion par leur empressement et leur enthousiasme. L’on conçoit aisément qu’il en fût ainsi. Le clergé se disait, comme le parti de Mazzini, que la mort de Napoléon III aurait bien pu produire une nouvelle explosion révolutionnaire en Italie et particulièrement à Rome. Par contre, il pensait que ce souverain, sous l’impression du péril auquel il venait d’échapper, renoncerait à toute compromission avec le Piémont et se rejetterait du côté du pape. A coup sûr il ne tint pas à lui que la politique de l’empereur ne prit, après l’affaire d’Orsini, une direction plus conforme aux vues et aux intérêts de l’Église. Les évêques ne manquèrent pas de représenter au prince que la Providence, en le préservant si miraculeusement, lui avait avec netteté indiqué son devoir. Ce devoir, c’était de se vouer sans réserve et sans arrière- pensée à la défense du Saint-Siège et de la religion. Veuillot, reçu en audience intime par le souverain[37], lui remontrait qu’il y avait urgence pour lui à servir enfin résolument l’Église : Il fallait au plus tôt sévir contre les journaux anticléricaux, notamment contre le Siècle[38], resserrer encore les liens de la presse — on se demande ce qui restait à faire sous ce rapport depuis le décret du 17 février 1852 —, faire observer strictement la loi du dimanche, abroger les articles organiques, écraser les partis de la libre pensée et de la révolution, mais, par contre, accorder aux catholiques toutes les libertés qui leur manquaient encore. L’empereur, par des réponses molles et bienveillantes, semblait encourager de pareilles demandes et de pareils espoirs. Il donnait pour gage aux réacteurs la loi de sûreté générale[39], et les ultramontains comptaient bien qu’il ne voudrait pas s’en tenir là. L’impératrice, toute dévouée à l'Église, le ministre des affaires étrangères Walewski, très peu dévoué à la cause italienne, et d’autres conseillers conservateurs s’efforçaient de le ressaisir et, à certains moments, croyaient y avoir réussi. Le gouvernement comblait le clergé défaveurs, de dons et de promesses, tout comme à la veille ou au lendemain du coup d’Etat. Il faisait poursuivre et frapper rigoureusement Proudhon, qui venait d écrire contre l’Église un livre plus facile à condamner qu’à réfuter[40]. L’empereur se montrait le plus possible dans les cérémonies religieuses. Au mois d’août, il alla visiter en détail la province la plus catholique de France, c’est-à-dire la Bretagne, dont il édifia les populations par sa piété. Veuillot l’accompagnait dans ce voyage, dont il se lit l’historiographe. Le pieux libelliste célébrait de nouveau sur le ton lyrique le sauveur que la Providence avait suscité pour arrêter sur le bord de l'abîme la France et l'Eglise. Et l’évêque de Bennes comparait tout simplement Napoléon III à saint Louis[41].

Au fond, le clergé, les conservateurs, Veuillot et les amis du pape se trompaient grossièrement. Au moment même où ils le louaient avec si peu de retenue et lui témoignaient tant de confiance, Napoléon III, par son incurable et presque inconsciente duplicité, leur préparait la plus désagréable, la plus cruelle surprise. Secrètement la Révolution l’avait repris et, sans qu'ils s’en doutassent, elle le tenait maintenant tout entier. Par un de ces revirements psychologiques dont sa nature impressionnable et romanesque était coutumière, il envisageait maintenant comme une urgente nécessité cette guerre d’Italie devant laquelle, tout en la souhaitant, il avait si longtemps reculé. Sa résolution delà commencer au plus tôt était prise, et ce qu’il y avait de plus étrange, c’est qu'il l'avait prise à la prière d’Orsini. On sait que ce malheureux, n’espérant pas sauver sa tête et ne semblant même pas le désirer, avait, de sa prison, adressé à l’empereur une lettre fort noble et fort touchante pour l’adjurer de réparer enfin le mal qu’il avait fait à l’Italie en 1849, et de rendre la liberté à vingt-cinq millions d’hommes qui, au lieu de le haïr et de souhaiter sa mort, béniraient à jamais son nom et sa mémoire. Il lui donnait, du reste, assez clairement à entendre que, s’il persistait à refuser satisfaction aux patriotes italiens, les complots recommenceraient. Napoléon III, profondément ému, en même temps qu’effrayé, permit que cette lettre fût lue publiquement au procès par le défenseur d’Orsini, Jules Favre, et ce dernier la commenta dans des termes auxquels il ne fut pas non plus insensible. Peu après, le préfet de police Piétri alla par ordre de l’empereur trouver le condamné dans son cachot et obtint de lui qu’il écrivit une seconde lettre par laquelle, engageant ses amis politiques à renoncer aux moyens violents tels que l’assassinat, il leur ferait entendre que l’affranchissement de l’Italie était à ce prix. Orsini écrivit, puis, payant sa dette, monta sur l’échafaud. D’un trait déplumé il venait de changer les destinées de son pays.

Cette négociation sans exemple avait eu lieu dans le plus grand mystère. Peu après, le comte de Cavour fut invité officieusement à faire paraître dans la Gazette officielle du Piémont les deux lettres d’Orsini. Il objecta que cette publication pourrait compromettre son gouvernement vis-à-vis de l’Autriche. On lui répondit de ne rien craindre. Il comprit à demi-mot et publia (31 mars 1858). Napoléon III s’était moralement engagé envers lui, comme il l’avait fait envers Orsini. Mais le rusé ministre se garda bien de paraître pressé. Il voulait que l’empereur lui fit des avances plus significatives encore et ne doutait pas qu’il ne les fit bientôt. Il ne se trompait point. Au bout de quelques semaines, Napoléon III, cédant aux suggestions de son cousin, le prince Napoléon, qui poussait de toutes ses forces à la révolution italienne, lui envoya un émissaire secret[42] pour lui proposer une entrevue, et, le 21 juillet, eut lieu, dans un profond secret, la conspiration de Plombières. Dans cet entretien mémorable, Napoléon III et Cavour convinrent que la France et le Piémont s’uniraient pour expulser les Autrichiens de l’Italie, que la guerre éclaterait au printemps prochain, que le Piémont serait agrandi de façon à former un État de dix à douze millions d’âmes et que la France, pour prix de son concours, obtiendrait Nice et la Savoie. L’Italie deviendrait une grande confédération dont l’hégémonie réelle serait exercée par le roi de Sardaigne, mais dont la présidence honoraire appartiendrait au pape. Il était entendu que le souverain pontife devrait faire des réformes, mais que ses États ne lui seraient pas enlevés. A cette combinaison singulière Cavour ne fit point d’objections. Il pensait bien que, la révolution une fois commencée en Italie, Napoléon III ne pourrait la contenir. Il savait, du reste, comment s’y prendre pour l’encourager, la propager, la rendre irrésistible. La Société nationale, fondée sous ses auspices en 1857, était à ses ordres[43]. Le ministre de Victor-Emmanuel voyait donc fort nettement où il allait. On a peine à comprendre que son impérial complice ne vit pas où lui-même se laissait entraîner.

Jusqu’au mois d’août 1858, Napoléon III s’était donné beaucoup de peine pour cacher au public ses projets de guerre. Il en prit moins à partir de cette époque et laissa peu à peu la vérité s’échapper par quelques fissures. Le journal le Siècle, dont le directeur, Havin, avait été, dès le mois de juin, secrètement encouragé à poursuivre sa campagne en faveur de la révolution italienne, la Presse, où Guéroult, protégé du prince Napoléon, soutenait la même cause, et même la Patrie, dont les attaches gouvernementales étaient connues, demandèrent bientôt ouvertement la guerre contre l’Autriche. Le Moniteur, organe officiel de l’Empire, publia sous la signature d’Edmond About une série de lettres où les pratiques surannées du gouvernement pontifical étaient dénoncées avec une verve toute voltairienne, c’est-à-dire fort irrévérencieuse pour l’Église. L’enlèvement du jeune juif Mortara, de Bologne, soustrait à sa famille par des convertisseurs qui le cachèrent et refusèrent de le rendre[44], défraya pendant plusieurs semaines la presse anticléricale, qui put librement en France signaler et flétrir l’obscurantisme, l’intolérance, l’esprit de prosélytisme encore tout puissants dans les États du pape. A la même époque, le dernier livre du père Enfantin[45], l’infatigable apôtre du saint-simonisme, violemment dénoncé par les prédicateurs et les écrivains catholiques comme attentatoire à la religion, aussi bien qu’au pouvoir temporel du souverain pontife, échappait à toutes poursuites par la faveur manifeste du chef de l’État. Le républicain Arnaud de l’Ariège soutenait impunément, dans son ouvrage sur l'Italie[46], que le pape devait renoncer à tout royaume terrestre et qu’il y allait pour l’Église de son intérêt le plus sacré. Par contre, Montalembert, qui désapprouvait hautement la politique nouvelle de l’Empire, était, sous un prétexte futile[47], traduit en justice, condamné à six mois de prison[48], à 3.000 francs d’amende et gracié malgré lui par l’empereur, qui voulait se donner le plaisir de faire croire au public qu’il méprisait ses attaques (novembre-décembre 1858)[49].

Le discours que Napoléon III tint peu de jours après (1er janvier 1839) à l’ambassadeur d’Autriche fit enfin connaître à l’Europe que la guerre était proche. Bientôt Victor-Emmanuel, en plein Parlement, déclara qu’il ne pouvait rester plus longtemps insensible au cri de douleur qui, de toute l’Italie, s’élevait vers lui (10 janvier). Trois semaines plus tard, le prince Napoléon devenait son gendre (31 janvier). Puis éclatait comme une bombe (4 février) une brochure rédigée sous l’inspiration, sous les yeux de l’empereur par un de ses confidents[50] et qui, sous le titre de : l’Empereur Napoléon III et l’Italie, dénonçait, sans en excepter le gouvernement pontifical, les gouvernements italiens réfractaires à l’esprit de réforme, développait la théorie des nationalités, si chère au souverain français, faisait enfin ressortir la nécessité non seulement de soustraire la péninsule à la domination autrichienne, mais de la constituer en confédération.

Dès lors, et bien que Napoléon III s’étudiât encore par moments, comme il le fit à l’ouverture des chambres, le 7 février, à tenir au sujet de l’Italie le langage le plus énigmatique, personne ne pouvait plus se méprendre sur ses vraies intentions. Des armements formidables, tant du côté de l’Autriche que du côté du Piémont et de la France faisaient la guerre à peu près inévitable. Le parti religieux ne cachait plus ses alarmes. Les journaux catholiques, les évêques, rivalisaient de zèle et d’éloquence pour détourner l’empereur de son entreprise. Ils voulaient obtenir de lui l’assurance qu’il ne donnerait pas la main aux ennemis de Pie IX. Mais le doux entêté laissait dire, ne répondait ni oui ni non, faisait semblant d’osciller entre le parti de la guerre et celui de la paix, en somme manœuvrait de façon à rendre impossible tout accommodement. Nous forcerons l'Autriche à nous déclarer la guerre, avait dit Cavour depuis longtemps. Et il le fit comme il l’avait dit. On sait comment Napoléon III déjoua la médiation anglaise par une proposition de congrès que les prétentions de l’Autriche rendaient à peu près illusoire, et comment la cour de Vienne, poussée à bout par les provocations piémontaises, induite en faux calculs par les menées subtiles de Cavour, ouvrit enfin les hostilités. L’empereur tenait enfin son casus belli, et il annonça son prochain départ pour l’Italie (avril 1839).

Les Italiens déjà chantaient victoire. En France le parti ultramontain était atterré. Au corps législatif, quelques députés cléricaux profitèrent du débat relatif à l'emprunt de 500 millions proposé par le gouvernement en vue des frais de la guerre pour exprimer leurs alarmes et réclamer des garanties en faveur du Saint-Siège. Le comte Lemercier voulut savoir si toutes les précautions avaient été prises pour sauvegarder l’indépendance du souverain pontife et l’intégrité du territoire de l'Eglise. Le ministre Baroche, orateur ordinaire du gouvernement, répondit avec chaleur que l’empereur n’en voulait point au pape. En termes nets et pressants, l’énergique Plichon demanda où l’on allait, si la guerre avait pour but de faire l’Italie une ou de la faire confédérée, si elle était entreprise pour mettre à néant ou pour confirmer les résultats obtenus en 1849. Mais l’interprète des volontés impériales se tira d’embarras en disant que de pareilles questions étaient prématurées et qu’au moment où nos soldats marchaient à l’ennemi le patriotisme ordonnait de se taire. A son tour Jules Favre, qui, presque seul à cette époque[51], représentait l’opposition démocratique au Palais-Bourbon, prit la parole et, dans un esprit fort différent de celui qui animait les autres interpellateurs, s’enquit des intentions du souverain. Si, comme lui et ses amis l’espéraient, la guerre avait pour premier effet la chute de tontes les tyrannies qui opprimaient et déshonoraient la péninsule, l’Empire emploierait-il nos forces à les restaurer ? Si le gouvernement des cardinaux est brisé, disait- il, versera-t-on le sang des Romains pour le relever ? Cette fois Baroche ne répondit absolument rien, et son silence, on le comprend bien, ne contribua pas à rassurer les amis du pape (26 avril 1859).

Quelques jours après (10 mai) l'empereur, acclamé par le faubourg Saint-Antoine, partait pour aller se mettre à la tête de l’année, qui avait déjà franchi les Alpes. Par une proclamation retentissante — publiée quelques jours auparavant —, il annonçait qu'il allait délivrer l’Italie jusqu’à l’Adriatique. Mais il ajoutait que le pouvoir du Saint-Père ne serait pas ébranlé. Peut-être le croyait-il encore. Mais sur ce point ; comme sur bien d’autres, il se trompait grossièrement. L’incorrigible révolutionnaire était entraîné sans retour par la fatalité.

 

 

 



[1] Le budget des cultes s’était élevé à 42 millions sous la seconde République ; en 1852 il est de plus de 44 millions ; en 1858 il dépassera 46 millions.

[2] Ils n’en avaient donné que 643.

[3] De 1852 à 1860 elles s’enrichirent de 9 millions de dons et de 25 millions de prétendues acquisitions.

[4] Rappelons à ce propos les ternies du décret du 18 février 1809 relatif aux congrégations hospitalières de femmes, décret qui n’a jamais été rapporté : ... Les statuts de chaque congrégation doivent être soumis à l’approbation du gouvernement. — Les élèves ou novices ne contracteront point de vœux avant d’avoir seize ans accomplis. Les vœux des novices âgées de moins de vingt et un ans ne seront faits que pour un an. Les novices seront tenues de présenter les consentements demandés pour contracter mariage par les articles 148 et 160 du code civil. — A l'âge de vingt et un ans ces novices pourront s'engager pour cinq ans ; ledit engagement devra être fait en présence de l’évêque ou d’un ecclésiastique délégué par lui et de l’officier de l’état civil, qui dressera l’acte et le consignera sur un registre double, dont un exemplaire sera déposé entre les mains de la supérieure et l’autre à la municipalité, et pour Paris à la préfecture de police. — Le compte des revenus de chaque congrégation ou maison séparée sera remis chaque année à notre ministre des cultes. — Les maisons de congrégations hospitalières, comme toutes les autres maisons de l’État, seront soumises à la police des maires, des préfets et des officiers de justice...

[5] Pour plus de développement, v. Ch. Sauvestre, les Congrégations religieuses (1867).

[6] Elles en occupaient 3.038 en 1863. D’une statistique dressée à cette époque il résulte que le nombre des frères enseignants s’était élevé en vingt ans de 3.128 à 8.635, celui des sœurs de 13.830 à 38.205, que celui des écoles congréganistes avait passé, pour les frères de 1.094 à 2.502, pour les sœurs de 6.496 à 14.704. Le nombre total des élèves (en y comprenant ceux des salles d’asile) était de 1.912.210 ; c’était presque la moitié des enfants fréquentant les écoles primaires dans l’ensemble de l’Empire (4.018.427). La proportion des congréganistes pourvus du brevet de capacité était d’environ ⅛ pour les instituteurs ; elle n’était guère que de ¹/₁₀₀ pour les institutrices.

[7] Droit qui était alors refusé aux instituteurs et institutrices laïques.

[8] A cette même époque (1854), les dominicains prenaient possession du célèbre collège de Sorèze, qui, sous la direction personnelle de Lacordaire, allait en peu d’années s’élever à un haut degré de prospérité. Les frères prêcheurs, qui, comme on l’a vu, s’étaient introduits en France et presque à la dérobée sous Louis-Philippe, avaient maintenant cinq couvents dans l’Empire (Nancy, Chalais, Flavigny, Paris, Toulouse). La France et la Belgique formaient depuis 1850 une province de l’ordre, Lacordaire, toujours un peu suspect à Rome, malgré ses grands services, avait vu devenir maître-général des dominicains un de ses disciples, le P. Jeandel, qui lui fit parfois sentir assez durement son autorité. Il lui avait fallu se contenter d'être provincial de France. Encore ne le fut-il plus à partir de 1851, époque où il prit la direction du Sorèze. Mais il le redevint en 1858. Il avait depuis quelque temps institué, pour servir d’auxiliaire aux prêcheurs, un tiers-ordre enseignant, dont les progrès furent aussi très rapides.

[9] Sorte de faculté des lettres qui est devenue le noyau de l'institut catholique de Paris.

[10] L’origine de cette congrégation remontait à l’année 1840.

[11] Fondée sous la Restauration.

[12] Ses dépenses s’élevèrent en 1855 à 3.123.883 francs ; en 1860 à 4.300.746 fr. Après Bailly de Surcy, cette société eut pour présidents généraux Gossin (1814) et Baudon (1819), qui la dirigèrent avec le plus grand succès. Frédéric Ozanam, qui en avait été le principal fondateur et qui avait tant contribué à ses progrès, mourut en 1853.

[13] Ce sont les termes mêmes d’une note adressée par lui à l’empereur le 29 septembre 1854.

[14] Ce dernier, très discrètement et avec une circonspection qui n’était pas dans les habitudes de l’ardent dominicain, son rival de gloire. Fallait-il tout détruire, avait écrit — dès le 31 mars 1852 — le P. Lacordaire, pour tout sauver ? Je ne le crois pas. Le despotisme, d’ailleurs, n’a jamais rien sauvé. Notre chance la meilleure présentement est de reconquérir avec lenteur et prudence nos libertés perdues ; et, si nous le faisons, si une opposition grave et honnête use de ce qui reste encore pour ressaisir ce qui n’est plus, peut- être arriverons-nous à une ère meilleure que toutes les précédentes, où la religion, l’autorité, la liberté se concilieront sur des bases plus équitables, et par conséquent plus durables...

[15] Suivant l’expression railleuse de Louis Veuillot qui, comme on sait, ne ménageait guère les catholiques libéraux. — Sa haine contre leurs chefs datait sans doute de l’époque où l’archevêque de Paris (Affre) avait voulu soumettre l’Univers au contrôle d’un comité dont auraient fait partie Dupanloup, Lacordaire, Montalembert, etc.

[16] J’espère, disait-il au duc de Broglie, qui avait loué le Consulat dans son discours de réception, que votre fils parlera un jour du 2 décembre comme vous avez parlé du 18 brumaire.

[17] Dans un sermon prononcé à Saint-Roch le 10 février 1853. On peut avoir, avait-il dit, un grand esprit et une âme vulgaire, on peut être un grand homme par l’esprit et un misérable par le cœur. Celui qui emploie des moyens misérables, même pour faire le bien, même pour sauver son pays, celui-là demeure toujours un misérable... Dieu renverse des empires, il en élève d’autres, non pas pour ce que vous pouvez vous imaginer, mais pour qu’il y ait des larmes, et que, y ayant des larmes, il y ait des martyrs, des patients, des hommes qui, en souffrant, développent ce grand caractère qui seul fait de l’homme quelque chose... L’orateur avait ensuite rappelé avec une sévérité indignée les lâches violences de Napoléon Ier envers le pape Pie VII et avait ajouté fièrement : Je le sais, il n’est pas besoin d’une armée pour arrêter ici ma parole, il ne faut qu’un soldat : mais, pour défendre cette parole et la vérité qui est en elle, Dieu m’a donné quelque chose qui peut résister à tous les empires du monde... J’ai parlé jusqu’ici ; maintenant, ce que ma parole a dit, mon silence le dira encore plus haut. J’ai parlé, maintenant je me tais, je souffre et j’entre dans l’immobilité et la puissance d’un tombeau généreux.

[18] On sait qu’à cette époque, le compte rendu in extenso des débats législatifs n’était pas publié. Les journaux n’étaient autorisés à les faire connaître que par un procès-verbal officiel, tout à fait insignifiant à force de sécheresse.

[19] Cette lettre avait été adressée par lui à Dupin aîné, ex-président de l’Assemblée législative et ex-procureur général à la cour de cassation, déjà tout prêt à se rallier à l’Empire.

[20] Dupanloup avait pris une mesure analogue à l’égard de Veuillot, qui, depuis longtemps, l’attaquait avec une extrême violence et qui l’avait notamment appelé fils de Voltaire, parce que l’évêque d’Orléans se refusait — fort sagement — à exclure de l’éducation classique l’étude des auteurs païens.

[21] L’Univers jugé par lui-même.

[22] Sibour fut tué d’un coup de couteau par un prêtre interdit, nommé Verger, dans l’église de Saint-Etienne-du-Mont.

[23] Bouvier, de Salinis, etc.

[24] V. notamment dans le Moniteur les notes du 7 avril 1853 et du 6 juillet 1854, relatives au mariage civil et au repos du dimanche.

[25] Loi du 14 juin 1854.

[26] Notamment le rétablissement de la hiérarchie catholique en Angleterre (1850), en Hollande (1851), et l’abandon du joséphisme par l’empereur d’Autriche François-Joseph (1850), prélude du concordat si avantageux que le Saint-Siège allait obtenir de ce souverain en 1855.

[27] Des Pouvoirs constitutifs de l'Église par Bordas-Demoulin (1855) ; — Philosophie et religion (1856), par l’abbé Maret. Ce dernier se signala encore en 1858 comme adversaire de l’ultramontanisme par sa Lettre à NN. SS. les évêques de France. Aussi, le gouvernement l’ayant en 1861 désigné pour l'évêché de Vannes, la cour de Rome lui refusa-t-elle l’institution canonique. Il dut se contenter du titre d'évêque de Sura in partibus infidelium.

[28] Fils de Charles-Albert, dont l’abdication l’avait fait roi de Sardaigne après la bataille de Novare (1849).

[29] Dès la fin de 1852, il avait dit au marquis de Villamarina, qui représentait auprès de lui la cour de Sardaigne : Il viendra un temps où les deux pays se trouveront compagnons d’armes pour la noble cause de l’Italie. Un peu plus tard, en février 1853, ce diplomate avait reçu de lui l’avis suivant : Il faut attendre qu’une menace de l’Autriche au Piémont fournisse une occasion favorable. Et en mars de la même année, Napoléon III avait parlé à Villamarina, non sans l’autoriser à communiquer ses propos à la cour de Turin, de grands remaniements territoriaux qui permettraient de faire revivre la nationalité italienne.

[30] Lois sur les juridictions ecclésiastiques, sur les couvents, sur le mariage civil, etc.

[31] Note publiée dans le Moniteur le 12 juillet 1855.

[32] Il l’exprima de nouveau, plus librement, l’année suivante, dans un article intitulé Pie IX et lord Palmerston, qui fut publié par le Correspondant (juin 1856).

[33] D’après un mémoire que Cavour avait fait rédiger par d’Azeglio et qui passa sous les yeux de l’empereur, le Piémont se serait étendu du côté de Modène et de la Toscane dont les souverains auraient été dédommagés par le don des légations, c’est-à-dire de la Romagne.

[34] L’impératrice Eugénie venait de donner un fils à Napoléon III (1856, 16 mars). Il s'agissait de déterminer les pouvoirs qui seraient attribués au régent ou à la régente, dans le cas où ce prince serait appelé au trône avant sa majorité.

[35] Si la régence devait être conférée à une femme, elle ne pouvait l’être qu’à l’impératrice, dont les tendances cléricales étaient bien connues.

[36] En imposant à l’avance des démissions en blanc à des prêtres reconnus inamovibles par la loi de germinal.

[37] Le 19 février 1858.

[38] Le Siècle était une des rares feuilles indépendantes que le coup d’Etat avait laissé subsister à Paris. Il devait à ses allures voltairiennes une vogue semblable à celle dont le Constitutionnel avait joui sous la Restauration.

[39] On sait que cette loi, votée en février 1858 par le corps législatif, et mise en vigueur pour une durée de sept ans, permettait au gouvernement d’interner, de déporter ou d’expulser, par simple mesure administrative, non seulement les auteurs de provocation non suivie d'effet à des attentats contre le gouvernement, de manœuvres ou intelligences à l’intérieur ou à l’étranger, de fabrication, débit ou distribution de matières explosibles, — mais aussi les citoyens condamnés pour réunions illicites, sociétés secrètes, détention d’armes de guerre, attroupements, et pour certains délits, enfin jusqu’à ceux qui avaient été condamnés pour participation aux insurrections de juin 1818, du 13 juin 1849 et à la résistance contre le coup d’État du 2 décembre.

[40] De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise (1858).

[41] Ce prélat, nommé Brossais-Saint-Marc, fut dignement récompensé de cette grosse flagornerie. L’empereur s’empressa de faire ériger son siège en archevêché. — Le comte de Falloux, dans une lettre que reproduisent ses Mémoires (t. II, p. 288-289), s’exprimait alors sur le compte de cet évêque avec la sévérité la plus méprisante.

[42] Le docteur Conneau.

[43] Cette société, à laquelle il donnait l’impulsion par l’intermédiaire de La Farina, était la grande armée du parti révolutionnaire et unitaire en Italie. Elle avait déjà son chef militaire en Garibaldi, qui n’attendait qu’un signe de Cavour pour appeler aux armes les patriotes ses amis.

[44] Le fait avait eu lieu en juin 1858. Le Siècle, la Presse, le Journal des Débats, le Constitutionnel, menèrent à cette occasion une campagne très vive contre le gouvernement pontifical. Par contre, l’Univers soutint hardiment que l’enlèvement de l’enfant, ayant pour but le salut de son âme, était on ne peut plus juste et conforme aux canons. — Napoléon III ayant fait adresser au pape, à propos de cette affaire, de fermes réclamations, la cour de Rome, après de longs atermoiements, lui répondit par une lin de non-recevoir pure et simple, sous prétexte qu’il s'agissait d'un acte du pouvoir spirituel, où la politique n’avait rien à voir.

[45] La Science de l'homme (1858).

[46] Qu’à Rome, lisait-on dans cet ouvrage écrit par un catholique, un enfant juif soit enlevé à sa famille par des prêtres fanatiques, tout homme ami de la justice, qu’il soit rationaliste, qu’il soit protestant, qu’il soit catholique, oublie sa foi religieuse pour ne songer qu’au père outragé... Que les peuples ne l’oublient pas, toute conquête sera précaire, toute solution sera incomplète tant que la question ne sera pas radicalement tranchée à Rome par l’abolition de la papauté temporelle. Voilà pourquoi depuis des années nous en avons fait notre delenda Carthago... L’obstination du clergé catholique à s’appuyer sur une base politique ne persuade que trop au monde libéral que l’Église n’a pas d’autre fondement et que, ce fondement venant à manquer, l’édifice croulera tout d’une pièce...

[47] Dans un article sur l’Inde anglaise, publié par le Correspondant, Montalembert s’était permis une comparaison peu flatteuse pour l’Empire entre le parlementarisme britannique et le césarisme français, entre les libertés répudiées par la France et l’humiliante tutelle d’un pouvoir sans contrôle... l’énervante sécurité d’un troupeau docile et indolent.

[48] Ce qui le faisait tomber sous le coup de la loi de sûreté générale.

[49] L’empereur eut bien soin de faire remarquer, par la note qui parut à ce sujet dans le Moniteur, que cette grâce était accordée à l’occasion de l’anniversaire du 2 décembre. C’était rappeler cruellement pour Montalembert que l'homme du coup d’État l’avait eu quelque temps pour complice. Le gouvernement s’était, du reste, trop pressé d’accorder la grâce ; car, les délais d’appel n’étant pas expirés, le jugement n’était pas encore définitif. Montalembert, condamné par le tribunal correctionnel, se hâta de porter sa cause devant la cour de Paris, qui réduisit sensiblement sa peine. Remise lui fut faite, du reste, de cette seconde condamnation comme de la première.

[50] Arthur de la Guéronnière.

[51] Le petit groupe des Cinq, dont il était le chef, et qui devait sonner en France le réveil de la liberté, s’était formé au corps législatif depuis 1857. Il comprenait, outre Jules Favre, Emile Ollivier. Ernest Picard, Darimon et Hénon.