I. La République acclamée par l’épiscopat. — II. Ménagements du gouvernement provisoire et de l’Assemblée constituante pour l’Église. — III. Travaux du comité des cultes. — IV. Programme et tactique du parti clérical à la fin de 1848. — V. Louis-Napoléon, Falloux et l’expédition de Rome. — VI. Projet de loi sur l’enseignement primaire et sur l’enseignement secondaire. — VII. Discussion de ce projet à l’Assemblée législative. — VIII. Suite de la campagne de Rome à l’intérieur. — IX. Les ultra-catholiques et le coup d’État. — (1848-1852).*****SOURCES. —
Lacordaire, Conférences de Notre-Dame de Pans (1835-1850). — Louis
Veuillot, les Libres Penseurs (1848) ; idem, l'Esclave Vindex
(1849) ; idem, le Lendemain de la victoire (1819) ; idem, Petite
Philosophie (1850) ; idem, la Légalité (1852). — Pierre Leroux, Du
Christianisme et de ses origines démocratiques (1848). — Lesur, Annuaire
historique (1848-1852). — P. Pradié, la Question religieuse en 1682,
1790, 1802 et 1848 et Historique complet des travaux du comité des
cultes à l’Assemblée constituante de 1848 (1849). — Montalembert, Quelques
Conseils à un catholique sur la direction à donner à la polémique actuelle et
sur les dangers à éviter (1849) ; idem, Des Intérêts catholiques au
XIXe siècle (1852) ; idem, Discours. — Daniel Stem, Histoire de
la révolution de 1848 (1851). — Granier de Cassagnac, Récit
authentique des événements de décembre 1851 (1851). — Annuaire des
deux mondes (1850-1852). — De Falloux, le Parti catholique, ce qu'il a
été, ce qu'il est devenu (1856) ; idem, Mme Swetchine (1860) ;
idem, Augustin Cochin (1875) ; idem, l'Évêque d'Orléans (1879)
; idem, Mémoires d'un royaliste (1888). — De Ponlevoy, Vie du R. P.
de Ravignan (1860). — Chocarne, Lacordaire, sa vie intime et
religieuse (1866). — Taxile Delord, Histoire du second Empire, t.
I (1869). — Foissel, Vie du R. P. Lacordaire (1870). — Odilon Barrot, Mémoires
(1875-1876). — Thiers, Discours parlementaires (1879). — Jules Favre, Discours
parlementaires (1881). — Berryer, Discours parlementaires
(1872-1874). —Ledru-Rollin, Ses Discours et ses écrits (1879). —
Thureau-Dangin, l'Église et l'État sous la monarchie de Juillet
(1880). — C.-A. Ozanam, Vie de Frédéric Ozanam (1882). — Lagrange, Vie
de Mgr Dupanloup (1883). — Foulon, Histoire de la vie et des œuvres de
Mgr Darboy (1889). — A. Debidour, Histoire diplomatique de l'Europe
depuis l'ouverture du congrès de Vienne jusqu’à la clôture du congrès de
Berlin (1891). — P. de La Gorce, Histoire du second Empire, t. I
(1895). — Vicomte de Meaux, Montalembert (1897). — Emile Ollivier, l'Empire
libéral, t. II (1897). *****I. — Au lendemain du 24 février, l’Évangile en France lut à l’ordre du jour, et tous les partis se réclamèrent de lui. Si jadis Bossuet y avait trouvé sans peine des arguments en faveur de la royauté absolue, de nos jours Lamennais, après bien d’autres, y avait découvert avec facilité les principes de la démocratie la plus radicale. C’était au nom de l’Évangile que, depuis quinze ans, l’auteur des Paroles d'un croyant appelait les peuples à s’affranchir, prêchait aux riches le renoncement et annonçait aux pauvres la fin de leurs misères[1]. Son influence avait aussi pénétré jusqu’aux moelles la génération nouvelle. Les réformateurs les plus osés, les constructeurs de systèmes sociaux les plus révolutionnaires s’inspiraient maintenant comme lui du Nouveau Testament. Les saint-simoniens et les fouriéristes, les nouveaux organisateurs du travail, les ennemis de la propriété, les avocats de l’égalité des salaires, les partisans de l’État- Providence, les Pierre Leroux, les Considérant, les Cabet, les Louis Blanc, prétendaient tous aussi interpréter fidèlement l’Évangile. George Sand donnait forme et vie à leurs conceptions dans des romans d’une incomparable éloquence[2]. Aux yeux du peuple, séduit par leurs généreuses utopies, le Christ redevenait le sans-culotte Jésus. Beaucoup sans doute ne croyaient plus que le grand crucifié eût été Dieu. Mais la plupart proclamaient sa morale divine et prétendaient n’être que les interprètes fidèles de sa doctrine. Ils ne le raillaient plus, comme Voltaire. Ils l’admiraient, comme Rousseau. C'était à lui qu’ils faisaient honneur de la grande devise inscrite également sur tous leurs drapeaux : Liberté, Égalité, Fraternité. Bien rares et peu écoutés étaient alors les négateurs de religions qui ne voulaient ni Dieu ni maître. La philosophie positive d’Auguste Comte était encore à peu près inconnue du public. Par contre il ne manquait pas de bons chrétiens, et même de fervents catholiques qui, comme le Lamennais de 1830, souhaitaient et espéraient naïvement la réconciliation de l’Église et de la liberté. Buchez à son déclin, Arnaud (de l’Ariège) à ses débuts, mettaient également d’accord leur foi religieuse et leur foi politique, appelaient le pape à bénir la République et, vu les dispositions d’esprit qu’on prêtait alors à Pie IX, ne semblaient pas douter que le vicaire du Christ ne se rangeât bientôt du côté des peuples contre les rois. L’attitude du clergé français, au lendemain du 24 février, paraissait, d’ailleurs, leur donner raison. Louis-Philippe une fois tombé, l’Église ne perdit pas son temps à le pleurer. Le gouvernement de Juillet, qui l’avait crainte et servie sans l’aimer, ne lui avait, au fond, jamais été sympathique. Elle l'avait subi, suspecté, combattu, n’avait guère obtenu de lui que des promesses et ne croyait avoir aucune raison de le regretter. En présence de la République si subitement proclamée, devant le débordement d’une démocratie qui s’ignorait encore la veille et qui maintenant couvrait toute la France de ses flots, en face de ce suffrage universel qui, sans éducation préalable et pour ainsi dire sans conscience de son œuvre, allait pour la première fois faire acte de souverain, le clergé comprit tout de suite que son intérêt était non de barrer la route à l’irrésistible Révolution, mais de marcher avec elle, bien plus, de se placer à sa tête et de la diriger, sauf à la mettre plus tard à la raison quand il serait le plus fort. Le gouvernement provisoire était à peine installé à l’Hôtel de Ville que déjà, d’un bout de la France à l’autre, l’Église l’assourdissait de ses acclamations et l’accablait de ses promesses. L’organe le plus autorisé du parti catholique, l’Univers[3], déclarait d’un style ému que la révolution de 1848 était une notification de la Providence, que la France, qui s’était crue monarchique, était déjà républicaine, qu’il n'y aurait pas de plus sincères républicains que les catholiques français. L’archevêque de Paris offrait ses services, chantait des Te Deum en l’honneur de la démocratie naissante. Autant en faisaient tous les membres de l’épiscopat. Leurs mandements développaient en termes lyriques cette idée que la République avait été proclamée par le Christ du haut du Golgotha, que la liberté, l’égalité, la fraternité, nous venaient en droite ligne de l’Évangile et que le meilleur ami du peuple, c’était le prêtre[4]. Les moines, à l’exemple de Lacordaire, célébraient de confiance les bienfaits à venir du nouveau régime. Quarante mille curés les annonçaient en chaire avec, attendrissement. Beaucoup chantaient la messe en place publique pour appeler sur lui la protection du ciel et conduisaient en son honneur des processions enthousiastes. Dans les villes et les villages, on les voyait bénir les arbres de la liberté. Qu’on était loin du temps où les prêtres armaient les paysans de la Vendée contre la volonté nationale ! Cette volonté maintenant leur était sacrée ; ils le disaient du moins. Le peuple les croyait sur parole, et nul soupçon n’entrait dans son âme. Et la Dévolution, jadis si dure à l'Église, se faisait maintenant pour elle aimante, respectueuse et douce. C’était comme une tille ayant retrouvé sa mère II. — Jamais le clergé n’avait été si populaire dans notre pays. Comment le gouvernement provisoire eût-il pu, sans cesser de l’être lui-même, je ne dis pas le persécuter, mais lui témoigner la moindre défiance ? Certes les hommes qui le composaient[5] n’étaient point des croyants, au sens que l’Église attache à ce mot. Mais pas un d’eux n’avait jamais parlé de la religion qu’avec respect. Le plus éloquent et le plus écouté de tous, Lamartine, l’avait célébrée et la célébrait encore avec des éclats de lyrisme dont retentissait toute l’Europe. Les députations ecclésiastiques étaient toujours bien reçues à l’Hôtel de Ville. Le pieux Buchez[6], délégué par Marrast[7], les édifiait par des allocutions dont la sincérité catholique égalait la candeur républicaine. Le saint-simonien Carnot, ministre des cultes, appelait tous les prêtres, comme enfants de la grande famille française, à défendre l’intérêt de la patrie, intimement lié, disait-il, à celui de la religion[8]. Bref, le gouvernement comprenait bien que le clergé, avec sa hiérarchie, sa discipline, son intelligence politique, allait exercer sur le suffrage universel, masse confuse, inconsciente, chaotique, une influence sans égale ; et, à défaut d’autres raisons, celle-là suffisait pour qu’il s’abstînt de l’effaroucher soit par des procédés vexatoires, soit par des paroles de haine ou de suspicion. De fait les élections d’où sortit, le 23 avril 1848, l’Assemblée constituante, furent en bonne partie l’œuvre de l’Église. Les représentants que la France se donna ne lui furent pas tous désignés par elle, mais presque nulle part les candidats qu’elle combattait ouvertement ne furent élus. En bien des endroits, les curés conduisirent eux-mêmes les électeurs au vote, après la messe. On eut ainsi une assemblée républicaine sans doute, mais pleine de respect pour l’Église, et qui, si elle commença par acclamer dix-sept fois de suite le nouveau régime en présence du peuple parisien, choisit presque en même temps pour président le plus catholique des républicains — Buchez. Que la foi démocratique affirmée à la face du ciel dans ce jour mémorable par les neuf cents membres de l’assemblée fut chez, tous également solide, également sincère, c’est ce, dont on eût pu douter dès lors, si l’on eût pris la peine de réfléchir. La majorité voulait certainement fonder la République et lui donner les moyens de vivre. Mais bien peu, même sur ses bancs, étaient républicains de la veille. La plupart ne l'étaient que du lendemain. C’étaient des libéraux honnêtes, mais de peu d’expérience, faciles à effrayer et que la terreur du socialisme ne devait pas tarder à précipiter dans la réaction. Quant à la minorité, qui formait à peu près un tiers de l’assemblée, elle se composait d’hommes que tout leur passé ratt a chait, comme leurs intimes préférences, aux dynasties déchues. Les uns rêvaient la restauration des d’Orléans dans la personne du comte de Paris. Les autres tournaient leurs regards vers Frohsdorf, où le comte de Chambord[9] agitait encore par point d’honneur le drapeau de la légitimité, beaucoup songeaient à rapprocher ces deux princes et esquissaient dans leurs correspondances ou leurs conciliabules secrets la politique de la fusion. Quelques bonapartistes, déguisés en démocrates, commençaient aussi à intriguer au Palais-Bourbon et ailleurs en faveur de l’aventurier qui deux fois, à Strasbourg et à Boulogne, avait déjà tenté de violenter la France[10]. Et à côté de tous ces partis, soutenant l’un, soutenant l’autre, les soutenant parfois tous ensemble et leur servant de trait d’union, se mouvait dans l’ombre la petite armée des catholiques avant tout, ceux-ci laïques, comme Montalembert et Falloux, ceux-là prêtres, comme Lacordaire[11] et Parisis, tous républicains, presque socialistes, s’il fallait en croire leurs professions de foi électorales, au fond tous résolus à ne servir que l’Église, n’attendant que l’heure pour se démasquer. L’heure ne tarda pas à sonner. Elle vint après les folies du 15 mai, après les horreurs des journées de juin[12]. L’assemblée, qui n’avait jamais été très portée à malmener l’Église, se montra dès lors à son égard de plus en plus déférente. L’esprit conservateur et bienveillant dont elle lit preuve envers elle éclata dans la constitution dont elle dota bientôt la République[13]. En effet non seulement elle prit soin de placer son œuvre sous l’invocation de Dieu, mais elle tint à déclarer dans le préambule de ladite constitution qu’il existe des droits et des devoirs antérieurs aux lois positives et que le citoyen doit être protégé dans sa religion. Si, fidèle aux principes de 89, elle proclama sans réserve la liberté des cultes, elle refusa de suivre Lamennais, Pierre Leroux et quelques autres qui proposaient la séparation de l’Église et de l’État[14]. Si elle crut devoir subordonner la liberté de l’enseignement aux conditions de capacité et de moralité déterminées par les lois et à la surveillance de l’Etat, du moins proclama-t-elle formellement cette liberté que la charte — de 1830 avait seulement promise (article 9). Quant à la liberté d’association, de pétitionnement, à la liberté de la presse, elle les assurait largement à tous, et l’idée ne lui vint pas de les restreindre au préjudice des catholiques (article 8). Remarquons d’autre part qu’en matière de législation civile, elle se montrait également soucieuse de complaire à l'Eglise. Le ministre de la justice, Crémieux, ayant demandé le rétablissement du divorce, ce projet fut écarté presque sans discussion (juillet 1848). Il ne devait reparaître et triompher que de nos jours. III. — Quant aux rapports que le Concordat et les articles organiques avaient établis entre la puissance spirituelle et l’autorité temporelle, il fut sans doute question de les modifier et de les mettre en harmonie avec la nouvelle constitution. Mais toutes les propositions de quelque portée qui furent faites à cet égard au comité des cultes[15] institué par l’assemblée avortèrent misérablement. Tout d’abord ce comité, dominé par des influences ecclésiastiques qui, jusqu’au bout, le neutralisèrent, décida qu’à son sens toute modification des lois concordataires devrait être préalablement soumise à l’approbation du pape. Quant aux questions que soulevait le projet de réforme, il les discuta très longuement, mais n’indiqua que des solutions —favorables aux prétentions du clergé en général et de l’épiscopat en particulier. C’est ainsi, par exemple, que, relativement au mode de nomination des évêques, il repoussa toute participation, même indirecte, du peuple au choix des candidats et émit l’avis qu’ils fussent présentés au chef de l’État uniquement par le clergé de chaque diocèse. Ce projet ne fut, du reste, jamais porté à la tribune de l’assemblée. Au fond les aspirants à l’épiscopat, ne pouvant s’affranchir de l’obligation d’être présentés au pape par le gouvernement, ne tenaient que médiocrement à solliciter les suffrages des prêtres, dont ils se sentaient en général trop connus. Ils aimaient beaucoup mieux s’adresser exclusivement au ministre des cultes, moins renseigné, plus facile à séduire. Aucune suite sérieuse ne fut donnée non plus à l’idée émise par le comité de reconstituer, en les plaçant sous le patronage et la direction de l’Église, les facultés de théologie, dont les grades devraient être à l’avenir exigés des aspirants aux diverses fonctions ecclésiastiques[16]. En ce qui touche aux conseils de fabrique, dont le mode de recrutement fut longuement discuté, il ne fut même pas formulé de conclusion. Sans repousser ouvertement la pensée de les soumettre à l’élection populaire, le clergé, qui, en vertu de la législation existante[17], disposait d’eux à peu près sans réserve, n’était pas disposé à se dessaisir. De fait cette question, comme beaucoup d’autres, fut véritablement escamotée. Il en était une bien plus grave, à laquelle s’intéressaient vivement les amis sincères de la République. C’était celle de la condition personnelle des desservants. On sait que les curés titulaires, assurés de l’inamovibilité par les lois du Concordat, ne sont qu’une très faible partie du clergé paroissial. Dans les neuf dixièmes de nos églises vivent de pauvres prêtres qui, remplissant connue eux les fonctions curiales, sont cependant à la merci des évêques, qui les nomment et les révoquent à volonté, sans que les intéressés puissent appeler de leurs décisions, sans que le gouvernement puisse leur en demander compte. Le clergé du second ordre est donc beaucoup moins libre de nos jours que sous l’ancien régime, où un grand nombre de desservants étaient, à titre de vicaires perpétuels, assurés du moins de ne pouvoir perdre leurs places qu’à la suite d’une procédure régulière devant les officialités. L’épiscopat ayant depuis longtemps cessé d’être gallican, on voit que le clergé des paroisses a dû forcément devenir ultramontain. Pourrait-il être ramené au gallicanisme ? Y aurait-il un moyen de faire aimer, de faire servir la liberté à tous ces enfants du peuple que l’Église donne au peuple pour pères spirituels et pour éducateurs ? Démocratiser, républicaniser le sacerdoce, c’est ce que rêvaient en 1848 de bons catholiques, comme Arnaud de l’Ariège. C’est ce que souhaitaient à plus forte raison des républicains sans attaches catholiques, comme Edgar Quinet et Pascal Duprat, dont une importante proposition fut examinée par le comité des cultes. Ces deux représentants demandaient qu’au bout de cinq ans d’exercice les desservants fussent assimilés aux curés et ne pussent, dès lors, être révoqués qu’après débat contradictoire et par sentence du chapitre diocésain faisant fonction d’officialité[18]. La discussion fut longue et parfois très vive dans le comité. Les évêques et leurs amis défendirent l’autorité discrétionnaire dont ils étaient revêtus. Elle était, disaient-ils, nécessaire pour la bonne discipline de l’Église ; et du reste ils niaient que l’épiscopat en eût jamais abusé. D’ailleurs, ils ne voulaient à aucun prix que les desservants fussent, comme les curés, placés sous la protection du gouvernement. Finalement le comité déclara : 1° qu’il y aurait inconvénient à ce que l’inamovibilité civile — c’est-à-dire garantie par l’État — leur fût assurée ; 2° qu’on pouvait bien leur accorder l’inamovibilité canonique et qu’il y aurait lieu dans ce cas de rétablir les officialités — beaucoup plus dépendantes des évêques que les chapitres[19] —, mais qu’avant tout il faudrait négocier sur ce point avec le Saint-Siège. Or les évêques savaient bien que le pape, avec lequel ils étaient en si parfait accord, avait intérêt à ce qu’ils conservassent une autorité absolue sur le clergé inférieur. Ils travaillèrent, du reste, à Home suffisamment pour que le Saint-Père ne se prononçât pas contre leurs prétentions. De fait, l’affaire traîna en longueur, et ni sous l’Assemblée constituante ni même sous l’Assemblée législative, où la question des desservants fut agitée de nouveau[20], rien ne fut changé sous ce rapport au statu quo concordataire. IV. — Ainsi, malgré les craintes que l’explosion du 24 février avait pu tout d’abord lui inspirer, l’Église de France gardait ses positions et se fortifiait même vis-à-vis de l’État. Mais il ne lui suffisait pas de n’avoir point perdu de terrain. Plus que jamais elle en voulait gagner. Ce n’était pas assez pour elle de tenir le gouvernement en respect. Il fallait qu’il se mît ouvertement à son service et qu’il lui livrât la direction morale de la France. En d’autres termes, il fallait à ce moment (fin de 1848) que la France républicaine allât, d’une part, au mépris de sa propre constitution[21], étouffer par les armes, dans l’intérêt du pape, les droits d’un peuple libre, et sacrifiât, d’autre part, à l’Eglise cet enseignement national, que les complaisances de trois monarchies ne lui avaient pas permis encore d’accaparer. La Révolution, qui ébranlait depuis quelques mois toute l’Europe[22], menaçait à cette époque sérieusement l’autorité temporelle du souverain pontife. Pie IX était toujours pape, mais il ne semblait pas qu’il dût longtemps rester roi. L’Italie, trahie par lui dans sa croisade pour l’indépendance, le peuple romain, déçu par la faute du Saint-Père dans ses espérances de liberté[23], reconnaissaient encore sa souveraineté spirituelle, mais commençaient à ne plus lui en reconnaître d’autre. Rossi, son ministre, venait d’être assassiné (15 novembre). Pie IX, comme autrefois Louis XVI, avait pris la fuite et, plus heureux que lui, avait pu franchir la frontière de ses Etats. Il était maintenant réfugié à Gaëte, et sollicitait le concours armé de tous les gouvernements catholiques. Notre clergé n’admettait pas que la France, fille aînée de l’Église, se laissât devancer dans cette croisade par une autre nation. C’était à elle, à son sens, de marcher la première, de marcher seule et sans retard au secours du pape-roi, de le restaurer, de le venger. Mais il ne suffisait pas pour le satisfaire que le successeur de saint Pierre pût régner par la terreur sur des sujets qui ne voulaient pas de lui. Il n’était pas, à son avis, moins désirable que la nation française, trop longtemps détournée des saines doctrines par l’Université, y fût ramenée d’autorité par une législation nouvelle. Cette législation, l’on n’avait pu l’obtenir des bourgeois voltairiens qui servaient la monarchie de Juillet. Des démocrates candides, pleins de respect pour l’Évangile, seraient sans doute de plus facile composition. Du reste, les voltairiens de la veille, en peur de démagogie, commençaient maintenant à faire leur mea culpa. Ils ne croyaient pas plus qu’autrefois ; mais ils en venaient à penser que le prêtre pouvait seul les protéger contre les partageux. Thiers, le sceptique Thiers[24], voyait bien maintenant que le clergé était une force et se disait qu’il fallait savoir s’en servir. Naguère il n’eût, à aucun prix, voulu que l’Église accaparât l’éducation du pays légal[25] ; il ne lui déplaisait pas maintenant qu’elle eût à apprivoiser le suffrage universel, en attendant de pouvoir le museler[26]. En somme, le programme du parti catholique, qui se confondait à ce moment avec celui de presque tous les fauteurs de la réaction, tendait à ce double but : restaurer en Italie le gouvernement du pape, et s’emparer en France de l’enseignement. Il est vrai que la majorité de l’Assemblée constituante, très sincèrement républicaine, ne semblait pas devoir se prêter à la réalisation d’un pareil programme. Mais les chefs du parti se disaient que si, à défaut de l’assemblée, ils parvenaient à entraîner le pouvoir exécutif, le succès leur serait à demi assuré. En tout cas, il leur serait ainsi facile de gagner du temps ; la Constituante ne serait pas éternelle, et l’assemblée qui lui succéderait serait sans doute mieux disposée pour la bonne cause. On ferait du moins ce qu’il faudrait pour qu’il en fût ainsi. Le pouvoir exécutif était exercé, à titre provisoire, depuis les journées de juin, par le général Cavaignac, qui avait triomphé de l’insurrection. Quand la nouvelle constitution fut mise en vigueur, il semblait naturel et juste que le suffrage universel, doté — fort imprudemment, du reste[27] — du droit de conférer directement la présidence de la République, la décernât à ce personnage, dont les services étaient bien connus, dont la loyauté n’était pas douteuse. Mais Cavaignac avait pour principal concurrent un neveu de Napoléon, et le nom de Bonaparte avait encore en France bien du prestige. Toutefois, le prince Louis était si peu recommandable par ses talents et par son caractère, son passé d’aventurier et ses allures de prétendant étaient si peu faits pour inspirer confiance, que son succès eut été douteux, si les partis réactionnaires et surtout l’Église, qui le regardaient comme un sot et comptaient moins le servir que se servir de lui, ne se fussent ouvertement prononcés en sa faveur. Les césariens et les monarchistes ne pouvaient vouloir de Cavaignac, parce qu’il était sincèrement dévoué à la République ; ils ne pouvaient espérer qu’un tel homme la trahît jamais — ou même la laissât surprendre. Quant au clergé, le général lui était suspect parce qu’il n’entendait ni lui livrer les écoles ni déshonorer la République française en la mettant à Rome au service d’une réaction absolutiste. En juillet, il avait défendu contre la coterie de la rue de Poitiers[28] l’honnête Hippolyte Carnot, ministre de l’instruction publique et des cultes, qui, sans attaquer l’Église, voulait du moins républicaniser l’Ecole[29]. En novembre, il offrait très correctement à Pie IX fugitif un asile en France et même faisait mine d’envoyer quelques troupes à Civita-Vecchia. Mais il n’admettait pas que les armes françaises pussent être employées à ravir la liberté aux Romains. Pour ces deux raisons le parti clérical devait donner et donna l’exclusion au général Cavaignac. Louis-Napoléon obtint au contraire sans peine la faveur des partis monarchiques et de la faction ultramontaine. Tous sans doute le savaient ambitieux et sans scrupules. Mais tous le croyaient imbécile et se flattaient de le réduire à l’impuissance quand ils voudraient. Ils n’ignoraient pas non plus qu’il avait des attaches socialistes et révolutionnaires, qu’il avait conspiré jadis contre le pape, que le principe des nationalités était une de ses idées fixes, que les patriotes italiens le regardaient comme un des leurs. Mais ils pensaient qu’il n’hésiterait pas à trahir son parti pour acquérir et pour conserver la présidence. Ils ne se trompaient point en cela ; mais ils ne se doutaient pas que, tout en servant ses nouveaux alliés, il n’abandonnerait jamais entièrement ses anciens amis et se constituerait même plus tard leur vengeur, leur providence. Pour le moment, ces profonds politiques ne voulurent voir en lui qu’un auxiliaire inconscient et docile dont ils se serviraient soit pour détruire la République, soit pour la gouverner à leur guise. Les deux hommes qui concoururent avec le plus d’ardeur à l’élection du prince furent Thiers et Montalembert. Ce dernier, qui représentait particulièrement auprès de lui les intérêts catholiques, lui fit à l’avance ses conditions, qui étaient fort nettes. Ramener le pape à Rome et livrer au clergé l’Université de France : tel fut son ultimatum[30]. C’était aussi celui de Thiers, qui, soucieux de jouer un grand rôle et convaincu qu’il ne parviendrait pas lui-même plus tard à la présidence de la République — qui était dès lors le but de son ambition — sans l’appui de l’Église, mit également au service de Louis- Napoléon tout son esprit d’intrigue et toute son activité. V. — Le prince une fois élu — et il le fut à une énorme majorité[31] —, la France eut un singulier spectacle. Le chef de la République, prisonnier de ses alliés, dut composer un ministère où tous les partis réactionnaires étaient représentés et d’où le parti républicain se trouva, au bout de quelques jours, soigneusement exclu[32]. Le chef nominal de ce cabinet fut l’honnête Odilon Barrot, pompeux orateur et politique un peu niais, qui avait perdu la monarchie de Juillet sans cesser de la servir et qui allait puissamment contribuer à perdre la République sans avoir l’intention de la trahir. Nous disons nominal, car, s’il garda l’apparence du pouvoir, la direction effective du ministère ne tarda pas à passer aux mains d’un de ses collègues, autrement doué que lui sous le rapport de l’énergie, du coup d’œil politique et de l’esprit d’intrigue. Le comte de Falloux, placé au second rang comme ministre de l’instruction publique et des cultes, fut bientôt en réalité l’inspirateur principal de la politique gouvernementale, et cette politique fut, dès le commencement de 1849, orientée par lui, avec une remarquable netteté, dans le sens de la réaction cléricale dont nous avons plus haut indiqué le programme. Falloux, poussé au pouvoir par le groupe légitimiste de l’assemblée, dont il était un des membres les plus remuants et les plus retors[33], l'avait été aussi par le parti des catholiques avant tout, auxquels il avait depuis longtemps donné des gages par ses écrits, ses discours et ses fréquentations[34]. En politique, il relevait de Berryer, en religion de Montalembert, qui, trop compromis pour servir utilement son parti connue ministre, le chargea pour sa part de défendre à l'Elysée les intérêts de l’Église. Les détails qui vont suivre montreront que le grand agitateur ultramontain n’avait pas mal placé sa confiance. A ce moment, le plus pressé, pour Falloux comme pour Montalembert, c’était d’aller au secours du pape. Pie IX était à Gaëte et invoquait à grands cris les armes des puissances catholiques, c’est-à-dire de la France, de l’Autriche, de l’Espagne et des Deux-Siciles. Les Romains, avec lesquels il avait refusé d’entrer en accommodement, s’étaient d’abord donné un gouvernement provisoire. Bientôt ils élurent à leur tour une Assemblée constituante (20 janvier 1849), et, cette Assemblée s’étant réunie, ils se constituèrent en république (9 février). C’était leur droit, et nulle argutie ne peut faire comprendre que la France, pas plus qu’aucun autre Etat, eût celui de les en empêcher. Louis-Napoléon, qui, au fond du cœur les approuvait, et qui avait parmi eux des amis, des parents[35], eût bien voulu se dérober, en ce qui les concernait, à l’exécution de ses promesses. Mais Falloux ne lui laissait pas un jour de repos. Non content de lui rappeler la foi jurée, il lui remontrait que, si la restauration de la papauté temporelle n’était pas opérée par la France, elle le serait à coup sûr par l’Autriche et que cette dernière puissance (détestée par le prince) dominerait dès lors sans partage dans toute la péninsule. Le président n’était pas insensible à cet argument ; mais pendant quelques semaines il espéra pouvoir se décharger de la pénible lâche qui lui était imposée sur le roi de Sardaigne, Charles-Albert, qui, au nom de l’ordre, serait allé mettre à la raison les républicains de Rome et de Florence. C’était de sa part une grande illusion. Ce souverain était en effet débordé lui-même par la Révolution et, juste à cette époque, croyait devoir, pour n’être pas renversé, non pas marcher sur Rome, mais reprendre au nom de la patrie italienne la guerre contre les Autrichiens, qui lui avaient (en juillet 1848) infligé la retentissante défaite de Custozza. C’était un parti désespéré, et le résultat d’une lutte aussi disproportionnée n’était que trop facile à prévoir. Défait, à la première rencontre, les Piémontais furent écrasés à Novare (23 mars 1849). Dès lors Louis-Napoléon, au pied du mur, fut mis plus impérativement que jamais en demeure de s’exécuter. Le président se trouva dans un singulier embarras. Il était, d’une part, d’autant plus porté à complaire au parti catholique[36] que l’Assemblée constituante approchait du terme de son mandat et que la France allait sous peu, par des élections générales où l’Église devait jouer un grand rôle, désigner les membres de l’Assemblée législative ; d’autre part, tant que la Constituante, assemblée sincèrement républicaine, n’était pas dissoute, il eût été imprudent, pour lui comme pour ses ministres, de démasquer ses batteries. Et cependant les circonstances étaient pressantes ; il fallait agir au plus tôt. Le prince se tira d’embarras par l’emploi d’une politique tortueuse et machiavélique, qu’il n’eut pas sans doute le mérite d’imaginer à lui seul, mais qui lui réussit à merveille. Dès le 30 mars, il amena sans peine les représentants du pays, alarmés par la nouvelle de Novare, à voter un ordre du jour portant que, si, pour mieux garantir l’intégrité du territoire piémontais et mieux sauvegarder les intérêts et l’honneur de la France, le pouvoir exécutif croyait pouvoir appuyer ses négociations par l’occupation partielle et temporaire d’un point quelconque de l’Italie, il trouverait dans l’Assemblée nationale le plus sincère et le plus entier concours. C’est en invoquant ce vote que, peu de jours après (16 avril), il demanda un crédit destiné à l’entretien d’un corps de troupes qui, sous le général Oudinot, allait s’embarquer pour Civita-Vecchia. Le crédit fut accordé, mais il fut bien entendu que les troupes françaises n’étaient pas envoyées en Italie pour détruire la République romaine. Quelle ne fut donc pas la stupéfaction des constituants en apprenant peu après qu’Oudinot, débarqué à Civita- Vecchia le 23 avril, avait marché sur Rome en ennemi et avait subi un sanglant échec le 30 du même mois, en attaquant cette ville ? L’Assemblée, fort irritée, vota aussitôt (7 mai) un ordre du jour invitant le gouvernement à prendre les mesures nécessaires pour que l’expédition d’Italie ne fût pas plus longtemps détournée du but qui lui avait été assigné. Mais Louis-Napoléon prit sur lui dès le lendemain d’écrire au général une lettre par laquelle il l’invitait à poursuivre son entreprise et lui annonçait de puissants renforts. Cependant les élections pour l’Assemblée législative approchaient. Elles semblaient devoir être favorables à la réaction. Mais comme, à tout prendre, le contraire pouvait se produire, le prince voulut se ménager un moyen de défense en envoyant à Rome un agent spécial, Ferdinand de Lesseps[37], chargé de négocier avec le triumvirat qui gouvernait la nouvelle République[38]. Ce diplomate partit en effet, ne se doutant probablement pas qu’il jouait un rôle de dupe, et négocia fort loyalement, du 17 au 31 mai, avec Mazzini, tandis que le général Oudinot profitait de ce répit pour compléter ses dispositions d’attaque, que les Autrichiens, entrés sur le territoire pontifical depuis la fin d’avril, arrivaient jusqu’à Ancône, et que deux corps, l’un espagnol, l’autre napolitain, pénétraient aussi par le sud clans les États de l’Église. Il conclut enfin avec la République un arrangement fort acceptable, qui la mettait sous la protection des troupes françaises, sans permettre, il est vrai, à ces dernières d’occuper Rome. Mais à ce moment la comédie prit fin. Le résultat des élections de France, qui avaient eu lieu le 18 mai, était connu. Elles avaient donné une forte majorité aux partis de la réaction — orléanistes, légitimistes, bonapartistes —, qui, soutenus énergiquement par le clergé, formaient maintenant les deux tiers de la nouvelle assemblée et n’allaient plus prendre la peine de ménager la République. Oudi- not avait reçu l’ordre de ne plus hésiter à attaquer Rome. Il déclara ne pas reconnaître la convention Lesseps, dont l’auteur retourna aussitôt à Paris, où il fut scandaleusement désavoué. Le siège de Rome commença le 1er juin. Quelques jours encore Mazzini et ses collègues escomptèrent le succès d’un revirement républicain qui eût pu se produire en France, si Ledru-Rollin et ses amis n’eussent misérablement échoué dans leur tentative insurrectionnelle du 13 juin[39]. A partir de ce moment ils ne luttèrent plus que pour l’honneur. L’assaut heureux donné à une des portes de la ville, le 29 juin, les réduisit non point à se soumettre, mais à quitter la place. Le 2 juillet, les triumvirs résignèrent leurs pouvoirs ; Garibaldi[40], qui commandait l’armée romaine, partit avec les quelques milliers de soldats qui lui restaient encore et qui furent bientôt dispersés dans les Apennins par les Autrichiens. Le lendemain Oudinot entrait à Rome. Les jours suivants, le gouvernement pontifical fut rétabli dans toute sa rigueur. De sa retraite de Gaëte, où il resta longtemps encore, Pie IX, docile à la politique rétrograde de son ministre Antonelli[41], dirigea sous la protection des troupes françaises, une réaction qui ramena bientôt l’État de l’Église au régime odieux et suranné de Grégoire XVI. Vainement, au cours du siège, le gouvernement français lui avait demandé pour son peuple des institutions libérales sérieuses. Le pape, redevenu roi, ne voulait tenir aucun compte de ce que la France venait de faire pour lui. A peine daignait-il la comprendre, sans la nommer, parmi les puissances catholiques qu’il remerciait collectivement de sa restauration. Toutes ses sympathies, tous ses égards étaient pour l’Autriche, dont les troupes occupaient fortement la Romagne et dont la politique était en parfait accord avec la sienne. Outré d’une pareille attitude, Louis-Napoléon, qui était homme à coups de tête, crut devoir faire connaître au pape sa mauvaise humeur, en adressant au colonel Edgard Ney une lettre, bientôt rendue publique, par laquelle il signalait amèrement l’ingratitude du Saint-Siège et demandait à Pie IX, en termes .presque impératifs, une amnistie générale, la sécularisation de l’administration, l’établissement du code Napoléon, enfin un gouvernement libéral (18 août 1849). Ce manifeste fit grand bruit, mais n’émut nullement le souverain pontife. Pie IX répondit par le motu proprio du 12 septembre, promettant, sans les réaliser encore, d’apparentes réformes, qui devaient laisser subsister tout l’absolutisme pontifical, et une amnistie dérisoire. Falloux obligea du reste le président à désavouer sa lettre, ou du moins à exprimer par une note au Moniteur le regret qu’elle eût été publiée ; et quelques jours après, l'Assemblée législative, facilement entraînée par Montalembert, approuva sans réserve le motu proprio (20 octobre). Louis-Napoléon, dont la patience était à bout, se donna bientôt, il est vrai, le plaisir' d’obliger Falloux à se retirer, puis de renvoyer tous ses collègues, et de former un ministère plus docile à sa politique personnelle[42] (31 octobre). Mais, s’il se rendit suspect à la majorité de l’Assemblée par cet acte de vigueur, il ne s’affranchit pas pour cela de ses obligations envers le parti clérical, dont il demeura pour toute sa vie le prisonnier. Le pape ne consentit à rentrera Rome que six mois plus tard. Les promesses du motu proprio ne furent tenues qu’à la fin de 1850. Dès lors il fut impossible à Louis-Napoléon, malgré conseils, remontrances ou menaces, d’arracher rien de plus à la cour romaine. L’État de l’Église continua d’être gouverné arbitrairement par des prêtres. L’obscurantisme, l’inquisition, le mépris de l'esprit moderne s’y étalèrent avec une parfaite sérénité. Et l’armée de la République française couvrait de son drapeau cette résurrection des vieilles servitudes. L’homme qui avait rêvé, qui rêvait encore l’affranchissement de l’Italie et qui devait plus tard y contribuer avec tant d’éclat, coopérait avec l’Autriche à son asservissement. Certes il en avait quelque honte. Mais il avait voulu la présidence ; il désirait maintenant l’Empire. Le marché misérable qui lui avait valu et devait lui valoir encore la complicité du clergé français l’enchaînait pour toujours à une cause mauvaise, qu’il réprouvait. Fauteur de révolution par goût, agent de contre-révolution par intérêt, il avait aliéné sa liberté par un bas calcul d’ambition. C’est pour n’avoir jamais osé la reprendre sans réserve qu’il devait plus tard se perdre et perdre, hélas ! la France avec lui. La justice immanente des choses a voulu que 1849 engendrât 1870 et que l’expédition de Rome fût aussi funeste au second Empire qu elle avait été honteuse pour la seconde République. VI. — En attendant ces conséquences lointaines, qu’on ne prévoyait guère en 1849, le clergé français, comme ses amis, célébrait bruyamment sa victoire. Mais, bien qu’elle lui fût précieuse, il n’était pas d’humeur à s’en contenter. Le programme des réacteurs catholiques n’était en somme accompli qu’à moitié. Avoir restauré le pape à Rome, c’était bien. Restaurer en France l’enseignement clérical, ce serait mieux encore. Et l’on y travaillait avec ardeur, avant même que l’expédition d’Italie fût arrivée à son terme. On y travailla plus passionnément encore quand elle fut achevée. Montalembert voulait avoir sa campagne de Rome à l'intérieur. Le mot, qui était de lui, fit fortune, et l’entreprise, on va le voir, réussit à souhait. L’Assemblée constituante s’était bien préoccupée de réglementer par une loi organique la liberté de l’enseignement promise par l’article 9 de la constitution. Mais cette loi, elle n’avait pas eu le temps de la faire. Son comité d’instruction publique l’avait, il est vrai, préparée, sur la proposition du ministre Carnot, et un important rapport de Jules Simon avait fait connaître l’esprit dont les constituants se fussent sans doute inspirés s’ils l’eussent votée. Ce rapport ne différait pas très sensiblement par ses conclusions de celui que Thiers avait présenté en 1844 à la chambre des députés, c’est-à-dire que, tout en faisant une part légitime à la libre concurrence, il maintenait sagement les droits de l’État et la prépondérance de l’Université. Mais le projet du comité ne fut jamais discuté. Falloux, dès son entrée au ministère, en élaborait un autre, d’un caractère et d’une portée tout opposés. C’est ce dernier qui, soigneusement tenu en réserve tant que dura l’Assemblée constituante, où il n’eut pas eu grand succès, fut soumis dès le mois de juin 1849 à l’Assemblée législative, où il reçut au contraire l’accueil le plus favorable. Le soin de le rédiger avait été confié par Falloux à une commission extra parlementaire[43] qui, présidée par lui-même et, en son absence par Thiers, endoctrinée non seulement par ces deux hommes d’État, mais par Montalembert, Dupanloup, de Melun, de Riancey, bref, par l’état-major du parti catholique, sembla s’être donné pour tâche de démanteler systématiquement l’Université. Ce grand corps n’y était représenté que par six membres (sur vingt- quatre) ; et encore le ministre les avait-il choisis parmi les hommes les moins déterminés à la défendre. Cousin, qui était du nombre, tenait maintenant le même langage que Thiers : la tempête était déchaînée ; la tourmente révolutionnaire et socialiste menaçait d’emporter les bases mêmes de la société, la famille et la propriété ; il fallait se serrer autour de la religion, qui seule pouvait préserver notre pays d’un complet naufrage[44]. Thiers, plus désireux encore que Louis-Napoléon de complaire au clergé, se déclarait convaincu, subjugué par l’éloquence de l’abbé Dupanloup[45], quand ce dernier lui représentait que la cause des congrégations et des jésuites en particulier était celle de la justice et de la vertu : Cousin, Cousin, s’écriait-il, il a raison, l’abbé. Oui, nous avons combattu contre la justice, contre la vertu, et nous leur devons réparation. Cette réparation, qu'il était prêt à faire très large[46], ne devait pourtant point aller, à son sens, jusqu’à la suppression pure et simple de l’Université, jusqu’à la proclamation de la liberté absolue de l’enseignement. Cette solution radicale, Montalembert et ses amis l’avaient jadis demandée et la souhaitaient encore au fond de l’âme. Mais l’impossibilité manifeste de l’obtenir et les dispositions plus que bienveillantes qu’ils rencontraient chez leurs anciens adversaires les amenèrent bientôt à se contenter d’une transaction qui était en somme pour eux une éclatante victoire. Ils comprirent sans peine qu’au lieu de détruire l’Université, l’Église avait pour le moment tout intérêt à la réorganiser de manière à ce qu’elle ne fût plus maîtresse chez elle. Raser la forteresse, ou continuer à tirer dessus ? A quoi bon ? N’était-il pas plus sage et plus profitable d’y pénétrer, puisque les défenseurs de la place en ouvraient les portes à l’ennemi, de s’y établir, d’en utiliser les murailles et l’armement ? On en serait maître à son tour, on en réduirait légalement les soldats à l’impuissance. On reverrait ainsi les beaux jours de la Restauration. Bref, l’Université serait livrée à ses ennemis. Ceux-ci, on le comprend, ne demandaient pas mieux. Mais que penser de ceux qui la livraient ? Le projet Falloux, que nous demandons au lecteur la permission d examiner ici en détail, embrassait dans ses dispositions non seulement l’enseignement secondaire, mais aussi l’enseignement primaire, dont l’Église n’était pas d’humeur à se désintéresser dans un pays de suffrage universel. Il y était traité tout d’abord (titre Ier) des autorités préposées à l'enseignement, et ces autorités y étaient organisées de telle sorte, que l’État enseignant fût réduit à une impuissance presque absolue. L’ancien conseil royal de l’Université s’appellerait désormais le conseil supérieur de l'instruction publique. Ce changement de nom était déjà très significatif. Mais la réforme était dans les choses beaucoup plus que dans les mots. L’élément universitaire, qui formait jadis tout le conseil, ne devait plus y être représenté que par huit membres, nommés, il est vrai, à vie, mais pouvant être révoqués par le conseil des ministres, et formés en section permanente, mais n’ayant guère à donner leur avis — en dehors des questions relatives à l’avancement du personnel universitaire — que sur les projets ou règlements dont le conseil n’aurait pas soumis l’examen à des commissions spéciales. Us ne constitueraient plus qu’une minorité dans le conseil, où siégeraient avec eux : trois archevêques ou évêques, un ministre de la religion réformée, un ministre de la confession d’Augsbourg, trois conseillers d’État, trois membres de l’Institut, tous élus respectivement par leurs pairs, enfin trois représentants de l’enseignement libre désignés par le gouvernement. La durée des pouvoirs serait de six ans pour les conseillers non permanents. Le conseil aurait pour attributions de donner son avis sur —-les projets de lois et de règlements en matière d’instruction publique, sur les règlements d’examens et de concours, les programmes, les questions relatives à la surveillance des écoles libres, les créations de facultés, de lycées, de collèges, les secours et encouragements à accorder aux établissements privés, les livres à autoriser dans les écoles publiques, à interdire dans les autres, enfin de prononcer en dernier ressort sur les affaires disciplinaires qui lui seraient renvoyées par les conseils académiques ou soumises directement. On voit par là que la haute direction de l’enseignement était presque entièrement soustraite à l’Université. L’exclusion dont elle était frappée était bien plus sensible encore dans la constitution des autorités locales. Remarquons en premier lieu qu’en vertu du nouveau projet, la France, divisée naguère en 27, puis en 20 académies, c’est-à-dire en groupes régionaux dont les chefs devaient avoir forcément une autorité personnelle en rapport avec l’étendue du ressort confié à leurs soins, le serait désormais en 86 — une par département —[47], dont les recteurs pourraient n’être que de simples licenciés et seraient pris, au besoin, en dehors de l’Université. Que seraient d’aussi petits personnages, révocables à volonté, vis-à-vis des évêques dans leurs départements ? Du reste leur autorité serait réduite à peu près à rien au regard de l’enseignement libre. Par contre, le projet donnait les attributions les plus étendues aux conseils académiques, qui, dans chaque département, devaient avoir la haute main tant sur l’enseignement primaire que sur l’enseignement secondaire. Dans le conseil académique, l’Université n’aurait d’autres porte-paroles que le recteur, qui pouvait n’être pas un des siens, et un inspecteur d’académie. Les autres membres de cette assemblée seraient l’évêque du diocèse et un ecclésiastique nommé par lui, un ministre de chacun des cultes protestant ou israélite qui auraient un consistoire dans le département, le préfet, le procureur général de la cour d’appel ou le procureur de la République du chef-lieu, un membre de la cour d’appel ou du tribunal du chef-lieu, élu par ses collègues, enfin quatre délégués du conseil général[48]. Le conseil académique était appelé à donner son avis sur l’état des écoles, les réformes à opérer dans les établissements publics, les budgets et comptes des lycées, collèges, écoles normales, les secours et encouragements à donner aux écoles primaires ; — à instruire les affaires disciplinaires — relatives à l’enseignement secondaire ou à l’enseignement supérieur — qui lui seraient renvoyées par le ministre ou par le recteur ; — à prononcer sur les affaires contentieuses en matière de grades, de concours, d’ouverture d’écoles libres, de droit des maîtres particuliers, sur les poursuites dirigées contre les membres de l’enseignement secondaire public tendant à révocation et à interdiction de l’enseignement et sur les affaires disciplinaires intéressant les instituteurs, publics ou libres — sous réserve d’appel au conseil supérieur —. Il devait en outre forcément être consulté sur les règlements des lycées, collèges, écoles normales, la fixation de la rétribution scolaire, la détermination des cas où les enfants des deux sexes seraient autorisés à fréquenter les mêmes écoles, enfin sur les récompenses à décerner aux instituteurs. L’Université devait donc être désarmée plus encore dans les conseils académiques qu’au conseil supérieur. Voyons maintenant la place qui lui était laissée dans l’enseignement. Il y aurait deux sortes d’écoles, les unes publiques, c’est-à-dire entretenues par l’État, les départements ou les communes, les autres libres, c’est-à-dire dirigées par des particuliers ou des associations ; ce dernier mot était assez clair dans sa vague généralité ; il désignait surtout les congrégations religieuses, dont le droit était ainsi affirmé au mépris des lois antérieures. Quant à l’inspection de ces divers établissements, elle serait exercée non seulement par les inspecteurs généraux ou supérieurs[49], les inspecteurs d’académie et les inspecteurs primaires, mais aussi — en ce qui concernait les écoles primaires — par les délégués cantonaux[50], par les maires et par les curés. Du reste il suffirait, pour pouvoir être nommé inspecteur général ou inspecteur d’académie, de justifier du grade de licencié ou de cinq ans d’exercice soit dans l’enseignement public, soit dans l’enseignement libre. Enfin le projet réduisait à peu près à néant le droit d’inspection sur les établissements libres, cette inspection ne devant avoir pour objet que la moralité, l'hygiène, la salubrité et ne pouvant porter sur l’enseignement que pour vérifier s'il n'était pas contraire à la morale, à la constitution et aux lois. Le titre II, relatif à l’enseignement primaire, mettait d’abord en tête du programme de l’enseignement l’instruction morale et religieuse. Il réduisait du reste ce programme à fort peu de chose — lecture, écriture, langue française, système métrique —, sans s’opposer, il est vrai, à ce qu’il fût étendu suivant les ressources et les besoins locaux. Il écartait, en outre, le principe de l’instruction primaire obligatoire — principe sacré dans une démocratie — et n’accordait la gratuité qu’aux enfants dont les parents seraient reconnus hors d’état de payer, c’est-à-dire aux indigents. Les préoccupations cléricales se révélaient surtout dans l’énoncé des conditions requises pour l’exercice de la profession d’instituteur. La principale de ces conditions était la présentation du brevet de capacité. Le jury d’examen chargé de décerner ce brevet devait être nommé par le conseil académique et pouvait ne comprendre que trois membres de l’enseignement (sur sept). L’épreuve ne serait en aucun cas fort redoutable, mais elle pouvait être évitée. Le projet portait en effet cette clause énorme que le brevet de capacité pouvait être suppléé par le titre de ministre d'un culte reconnu par l'Etat, ou par un stage de trois ans dans un établissement soit public, soit libre. Ainsi les prêtres et les congréganistes seraient en fait dispensés de tout diplôme. Dès lors, comment vis-à-vis d’eux la concurrence serait-elle possible ? L’ouverture d’une école libre ne serait désormais subordonnée à aucune autorisation administrative. Une simple déclaration de l'instituteur suffirait. Si, au bout d’un mois, aucune opposition motivée ne s’était produite de la part des autorités publiques, l’intéressé pourrait enseigner. L’instituteur libre ne pourrait être poursuivi et frappé disciplinairement par le conseil académique et le conseil supérieur que pour faute grave dans l'exercice de ses fonctions, inconduite ou immoralité. Quant aux instituteurs communaux, les conseils municipaux les choisiraient parmi les candidats présentés par les conseils académiques, s’ils étaient laïques, et, s’ils étaient religieux, par les supérieurs de leurs congrégations. Toute profession commerciale ou industrielle leur était interdite, et on avait l’air de leur faire une grâce en leur garantissant un traitement de 600 francs. En matière de discipline ils dépendaient du recteur et pouvaient être frappés de révocation ou d’interdiction absolue par le conseil académique. La condition faite à ces pauvres gens était, on le voit, bien précaire et bien dure. Mais, craignant sans doute que le sort d’instituteur communal ne fût encore trop recherché par les laïques, Falloux posait en principe que les écoles normales primaires, regardées par lui et ses amis comme des foyers de socialisme parce qu’il en sortait des républicains, seraient supprimées. Tout au plus permettrait-on à certaines écoles primaires d’entretenir quelques maîtres stagiaires dont on pourrait faire des instituteurs. On espérait ainsi n’avoir plus, au bout de quelques années, à placer dans les écoles communales que des congréganistes. Il n’était question jusque-là que des écoles de garçons. Pour les écoles de filles, le projet faisait la part bien plus large encore aux congrégations. Il stipulait en effet que les lettres d'obédience tiendraient lieu de brevet de capacité aux institutrices appartenant à des congrégations religieuse vouées à l'enseignement et reconnues par l'Etat. Ainsi sans examen, sans stage, une religieuse aurait le droit de tenir une école. Pour être maîtresse laïque il faudrait au contraire subir un examen, et le projet portait que l’examen ne serait pas public. Rien, du reste, n’était ni prévu ni déterminé pour l’installation des écoles communales de filles, ni pour le traitement des institutrices. En principe, il est vrai, chaque commune de 800 âmes devrait avoir une école. Mais le projet ajoutait : si leurs propres ressources le leur permettent. Cela voulait dire qu’on ne tenait guère à les contraindre ; et de fait, jusqu’au ministre Duruy, l’enseignement public des filles ne devait guère exister que de nom. En ce qui touche aux pensionnats primaires, aux écoles d’adultes ou d’apprentis et aux salles d’asile, il va sans dire que les particuliers, c’est-à-dire le clergé, obtenaient les mêmes facilités, les mêmes avantages qu’en ce qui regarde les écoles primaires proprement dites. Les questions relatives à l’enseignement secondaire étaient réglées par le titre III, et, naturellement, tout au profit de l’Église. Une institution pouvait être ouverte sans autorisation et sur simple déclaration, comme une école primaire, par un particulier, pourvu — qu’il justifiât du grade de bachelier et d’un stage de cinq ans dans un établissement d’instruction secondaire quelconque. Il n’était plus question comme autrefois de certificat de moralité. On pouvait donc à peu de frais devenir directeur d’institution. Des dispenses de stage pouvaient, du reste, être accordées par le ministre. Le baccalauréat lui-même pouvait être suppléé par un brevet de capacité ; ce brevet serait décerné par un jury que nommerait le conseil académique et qui, sur sept membres, ne compterait qu’un représentant de l’État, le recteur — qui pouvait n’être pas universitaire —. Quant aux professeurs, aux surveillants, on n’exigeait d’eux ni grade ni stage. L'universitaire devrait, comme autrefois, être bachelier, licencié, agrégé, suivant les emplois qu’il aurait à remplir. Le congréganiste n’aurait besoin que de sa robe ; elle lui tiendrait lieu de capacité, de moralité. Ce n’est pas tout : désormais le certificat d’études ne serait plus requis des candidats au baccalauréat. Toute institution libre pourrait donc devenir à son gré un établissement de plein exercice. Et, comme si tant de faveurs n’eussent pas suffi pour assurer le recrutement des écoles libres, le projet, élargissant un privilège accordé aux curés par une ordonnance de 1821, autorisait tout ministre d’un culte reconnu par la loi à réunir chez lui jusqu’à quatre élèves, sous la condition illusoire de ne prendre comme tels que des aspirants aux écoles ecclésiastiques. En cas de désordre grave, d’inconduite ou d'immoralité, les membres de l’enseignement libre seraient justiciables des conseils académiques. Les établissements particuliers pourraient obtenir des communes, des départements et de l’État non seulement des subventions en argent, mais des bâtiments précédemment affectés à l’Université. Enfin, les écoles secondaires ecclésiastiques (ou petits séminaires) seraient maintenues en possession de tous leurs privilèges, sous la seule condition de rester soumises à la surveillance de l’Etat. Ainsi ces établissements, devenus écoles de plein exercice, continueraient à ne dépendre que des évêques et à ne relever ni de l’Université, ni des conseils académiques, ni du conseil supérieur. La surveillance dont il était question dans le projet devait être purement administrative. C’était l’affaire des préfets. De fait elle devait être et a toujours été illusoire. Quant au nombre des élèves, limité par l’ordonnance de 1828, la loi Falloux n'en disait rien. En somme les petits séminaires devaient constituer une Université purement ecclésiastique et absolument indépendante de l’État. Nous ne dirons rien, pour ne pas nous écarter de notre sujet, de la partie de la loi spécialement relative aux établissements universitaires, non plus que des dispositions générales ou transitoires par lesquelles se terminait le projet. Nous avons suffisamment établi par l’exposé qui précède le caractère dominant de la loi Falloux, qui, dans la pensée de ce ministre et de ses amis, devait être comme la grande charte de l’enseignement clérical en France[51]. VII. — Que l’Assemblée législative fût disposée à voter un tel projet, c’est ce dont on ne pouvait douter et ce que prouvait à l’avance la composition de la commission chargée de l’examiner. Dupanloup, plus encore que Montalembert, fut Famé de cette commission, qui se donna pour président Thiers, pour rapporteur Beugnot, et manifesta l’intention d’aggraver encore la condition faite par Falloux à l’Université. Il est vrai qu’après la chute de ce ministre, la gauche parvint, non sans peine, il est vrai, à faire renvoyer le projet au conseil d’État (novembre 1819). Ce corps, sans en modifier les grandes lignes, y introduisit plusieurs amendements dont le but était de restreindre quelque peu l’influence de l’Église. C’est ainsi qu’il proposait de placer l’enseignement primaire sous la surveillance et l’autorité non des conseils académiques et des recteurs, mais des préfets[52]. Il demandait aussi que le nombre des académies fût ramené de 86 à 27, ce qui eût notablement diminué l’autorité des évêques en matière d’enseignement. Il voulait enfin que la juridiction disciplinaire, attribuée par le projet aux conseils académiques et au conseil supérieur, où l’Université devait être tenue en échec par ses adversaires, fût transférée aux tribunaux de première instance et aux cours d’appel. Mais de ces amendements il ne resta rien quand la loi, rapportée au Palais-Bourbon, fut enfin mise en discussion (janvier 1850). Les débats mémorables dont elle fut l’objet eurent pour résultat de la rendre non pas plus libérale, mais plus cléricale. Vainement des voix autorisées, comme celle de Barthélemy-Saint-Hilaire, des voix éloquentes, comme celles de Victor Hugo, de Jules Favre, de Pascal Duprat, signalèrent le triomphe prochain du parti catholique connue un péril national[53]. On leur répondait que la loi nouvelle était au contraire pour la France une garantie de salut. Quelques intransigeants de la droite, l’abbé de Cazalès, par exemple, trouvaient qu’elle ne faisait pas à l’Eglise une part assez large et la combattaient pour ce motif. D’autres, comme Parisis, évêque de Langres, se résignaient à la subir, mais en attendant mieux, et en déplorant que l’Université, ce foyer d'immoralité, d’athéisme, d’incrédulité, d’esprit anarchique et révolutionnaire, ne fût pas enfin réduite à néant. Traiter avec cette puissance diabolique et abhorrée, c’était, à leurs yeux, presque un déshonneur. Pour se faire pardonner ses prétendues concessions à l’Université, Montalembert dut déployer toutes les ressources de sa prestigieuse éloquence. Le grand orateur catholique représenta que pour faire face au péril social, pour raffermir les bases ébranlées de la propriété, de la famille, de la religion, l’union de tous les conservateurs était nécessaire. Tous avaient été frappés également par la Révolution de 1848 ; tous, également naufragés, se trouvaient maintenant côte à côte sur le même radeau, luttaient en frères contre la tempête. Tous se pressaient maintenant autour de l’Église, lui demandaient son concours pour le salut commun. Pouvait-elle le leur refuser ? Voilà comment il justifiait l’alliance singulière qu’il venait de conclure avec Thiers. Quant à ce dernier, dont le réquisitoire contre les jésuites était encore dans toutes les mémoires, c’était aussi par l’effroi delà démagogie et du socialisme, par la peur du naufrage qu’il expliquait aux vieux voltairiens ses amis sa surprenante palinodie. Il se défendait, du reste, avec un bel aplomb, d’avoir voulu amoindrir l’autorité légitime de l’Université. Il disait avoir fidèlement interprété la constitution de 1848, qui avait proclamé la liberté de l’enseignement. Il se faisait enfin doux, insinuant, patelin, demandait pourquoi la religion et la philosophie ne vivraient pas ensemble en parfait accord. A son sens, elles avaient toujours fini par s’entendre après s’être combattues Ce sont, disait-il, deux sœurs immortelles, qui ne peuvent pas périr... Il faut qu’elles vivent ensemble, immortelles, à côté l’une de l’autre, qu’elles ne se séparent pas et que, dans les temps d’épreuves, elles cherchent à se rapprocher plutôt qu’à se détruire. Au milieu des partis se disputant ainsi la direction morale de la France, le gouvernement semblait vouloir, autant que possible, se faire oublier. Le ministre de l’instruction publique, de Parieu, soutenait la loi ; il le fallait bien puisque Louis-Napoléon s’était engagé à la faire voter. Mais il la soutenait mollement. L’on sentait que le chef de l’Etat n’abandonnait pas sans quelque regret à l’Église les plus précieuses prérogatives de l’État. Mais il ne le disait pas. Et il se gardait surtout de donner à entendre qu’il eût l’intention de reprendre un jour à ses alliés une partie de ce qu’il leur livrait en ce montent. Finalement, la loi Falloux, aggravée de quelques amendements qui la rendaient encore plus profitable à l’Église, fut votée le la mars 1850. Ce jour-là le parti catholique obtint de la République ce que ni la royauté de Juillet ni même la Restauration ne lui avaient accordé[54]. Mais il ne l’aima pas plus pour cela, bien au contraire, il la méprisa davantage, la craignit moins et, dès lors, la combattit avec moins de ménagements encore que par le passé. VIII. — La campagne de Rome à l'intérieur ne devait pas s’arrêter là. Montalembert et ses amis, enhardis par leurs premiers succès, n’étaient pas d’humeur à se contenter de si peu et rêvaient maintenant de nouvelles conquêtes. Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis la révolution de février, mais il semblait, à voir l’attitude des ultramontains, qu’on en fût à plus d’un siècle. La police de Louis-Napoléon, préludant à la résurrection du césarisme, arrachait de nos places publiques les arbres de la liberté, et pas un des prêtres qui les avaient bénis ne protestait. Les factions réactionnaires, coalisées contre le suffrage universel, applaudissaient aux invectives odieuses et impolitiques de Thiers contre la vile multitude, c’est-à-dire contre la classe ouvrière des villes, généralement peu dévote, et, conduites à l’assaut par le fils des croisés, lui enlevaient de fait le droit de vote par l’inepte loi du 31 mai 1850[55]. Un peu plus tard, Montalembert et ses amis contribuaient de toutes leurs forces à la suspension indéfinie du droit de réunion[56] et à l’aggravation des lois, déjà fort dures, portées contre la presse en 1848 et en 1849[57]. Ces libéraux, qui naguère encore se réclamaient avec tant d’éclat des principes de 89, ne voulaient plus maintenant la liberté que pour eux-mêmes. Comme ils en jouissaient pleinement, il leur paraissait juste que leurs adversaires en fussent privés. Montalembert en vint à demander que la-loi depuis longtemps oubliée de 1814 sur le repos obligatoire du dimanche fût remise en vigueur et même aggravée (1851). Mais l’assemblée, cette fois plus sage que lui, ne l’écouta pas. En revanche, elle paraissait disposée à le satisfaire, lui et les siens, en donnant à l’Église la haute main sur toutes les institutions d’assistance publique dont l’étude était alors à l’ordre du jour. La constitution de 1848, en promettant d’adoucir ou de supprimer par des lois nouvelles toutes les misères sociales[58], avait pris un engagement auquel rassemblée réactionnaire de 1849 voulait avoir l’air de faire honneur. Une grande commission avait été institué pour s’enquérir des remèdes immédiatement applicables aux maux qu’elle avait signalés. Montalembert, Parisis, de Riancey, les deux frères de Melun, bref tout l’état-major de l’armée catholique en avaient été nommés membres. Thiers en faisait partie et montrait alors un tel zèle pour la religion, que la commission l’avait choisi pour son rapporteur général. Cet homme d’État, que l’intérêt ou la passion n’aveuglait jamais complètement, avait fort sensément démontré dans son rapport qu’il n’était pas possible de faire une loi générale contre la misère, que la question sociale ne pouvait pas être résolue par une formule, qu’elle embrassait une foule de problèmes particuliers, chacun desquels devait correspondre une loi spéciale. De là un grand nombre de projets[59], dont quelques-uns à peine purent être votés par l’assemblée en 1850 et 1851 et dont l’adoption aurait, sans conteste, amélioré notablement la condition des classes pauvres. Cette sollicitude pour les malheureux eût été de tous points louable, si les meneurs cléricaux de la commission n’y eussent mêlé le souci — hautement avoué, du reste — de procurer à l’Église de nouveaux et de plus puissants moyens d’action sur la société. Le comte Armand de Melun, qui jouissait parmi eux d’un crédit justifié par son zèle, son expérience, sa charité, ne dissimulait pas son ardent désir de faire rentrer, au moyen des lois nouvelles, la religion dans la bienfaisance publique. Partout où il y avait du bien à faire au nom de la société, il fallait, à son sens, rappeler le prêtre, exclu par de misérables préventions en 1830. Et non seulement il y avait lieu d'abolir toute trace et tout symptôme de rivalité entre l’assistance publique et la charité religieuse ou privée, mais on devait donner à celle-ci la préférence et s’en rapporter à son dévouement toutes les fois que cela serait possible. De fait, toutes les lois votées à cette époque eu matière d'assistance publique assuraient à cet égard au clergé une influence prépondérante. L’exécution, d’ailleurs, en était d’ordinaire confiée de préférence aux communautés religieuses. Mais elle ne pouvait l’être qu’aux communautés reconnues par la loi. Le comte de Melun constatait avec douleur dans un rapport parlementaire que nombre d’associations religieuses étaient ainsi empêchées de faire le bien. Elles ne vivaient que par tolérance. Il leur fallait la liberté complète, la liberté légale, et il la demandait à grands cris[60]. Si de pareilles exigences paraissaient un peu excessives au Palais. Bourbon, où la minorité républicaine était encore assez forte pour les tenir en échec, elles étaient en revanche fort bien accueillies à l’Élysée, où, plus que jamais, on voulait plaire à l’Église. Quels que fussent, à l’égard de la religion, ses sentiments intimes, Louis-Napoléon ne perdait jamais aucune occasion de lui témoigner ostensiblement respect et dévouement. Dans ses nombreux voyages à travers la France, il édifiait les populations catholiques par sa déférence pour les évêques. Il donnait sans compter aux couvents, aux églises. Par ses soins et ceux de ses ministres, l’Université subissait une épuration qui rappelait le temps de la Terreur blanche. Nombre d’instituteurs avaient été révoqués. Les autres étaient par nécessité redevenus bien pensants. Le personnel des lycées et des collèges était tenu en respect. L’orthodoxie commençait enfin à faire place nette dans l’enseignement supérieur. Michelet devait quitter le Collège de France et Vacherot l’École normale (1851). IX. — Aussi le président, que les partisans de l’orléanisme et de la légitimité commençaient à suspecter fort, demeurait-il très cher aux catholiques avant tout. En février 1851, quand Thiers, éclairé trop tard, dénonçait déjà les vues césariennes du prince et s’écriait : l’Empire est fait, Montalembert prenait hautement à la tribune la défense de Louis-Napoléon, célébrait avec émotion ses grands services, se déclarait son témoin et affirmait, devant la justice du pays qu’il n’avait démérité en rien de la grande cause de l'ordre. Au mois de juillet suivant, dans le débat relatif à la révision de la Constitution, lui et ses amis travaillaient manifestement à faire adopter une révision partielle qui eut permis non seulement la réélection du prince-président, mais la prolongation de ses pouvoirs pour dix ans[61]. La presse ultra-catholique, Veuillot en tête, faisait campagne dans le même sens. Bien plus, la révision ayant été rejetée, parce qu’elle n’avait pas rallié dans l'assemblée les trois quarts des suffrages, chiffre prescrit par la loi[62], Montalembert et beaucoup de ses amis[63] ne rougirent pas de s’unir à un certain nombre de bonapartistes pour tramer dans l’ombre un complot tendant à proposer le vote de la révision partielle à la majorité simple et à faire appel au peuple dans le cas — très certain — où la minorité protesterait, au nom de la constitution, contre ledit vote Le duc de Mouchy, le vicomte Henri de Mortemart et Montalembert lui- même allèrent, le 22 novembre, soumettre ce programme au président ; ce dernier, pour gagner du temps, les invita à recueillir encore de nouvelles adhésions. Ils poursuivirent donc docilement leur propagande. Aussi, grâce à eux, dès le 30 novembre, cent-soixante membres de l’assemblée s’étaient-ils ralliés, par leurs signatures, à cette honnête combinaison[64]. La plupart d’entre eux ne se doutaient pas que Louis-Napoléon en méditait une autre, infiniment plus radicale et plus avantageuse pour lui, en ce sens qu’elle le dispensait de recourir aux services d’une coterie parlementaire et qu’elle devait lui procurer la dictature sans condition. L’assemblée ne devait plus être consultée sur la révision. Le 2 décembre au matin, elle était dissoute, la constitution était déchirée, les généraux qui auraient pu la défendre étaient incarcérés, et le peuple était invité, sous menace de l’anarchie, à conférer au prince le droit de réorganiser les pouvoirs publics sur des bases à peu près semblables à celles du consulat et de l’empire. Deux cent vingt représentants, qui se réunirent au nom de la loi, lurent, au nom de la force, mis en prison. Les jours suivants, les républicains furent de toutes parts mitraillés, fusillés, proscrits ou terrorisés, la presse fut bâillonnée, la France fut garrottée, et c’est dans cet état qu’elle eut à répondre, par oui ou par non, à la question posée par le président. Elle était posée de telle sorte que l’immense majorité devait forcément répondre : oui. Louis-Napoléon, comme son oncle, se réclamait de la Dévolution, de la souveraineté nationale. Il rétablissait à grand bruit dans son intégrité le suffrage universel, si sottement mutilé par les monarchistes en 1830. lise donnait pour le représentant unique et providentiel de l’ordre. Lui refuser la dictature, c’était, disait-il, vouer la France à l’anarchie, à la subversion démagogique et socialiste. Le suffrage universel n’avait pas en 1831 l'expérience et le sang-froid qu’il a acquis depuis. De nos jours, le socialisme n’est ni moins remuant ni moins audacieux qu’à cette époque. La France vit pourtant en République depuis plus d’un quart de siècle, sans avoir jamais eu recours à la royauté ni au césarisme, et elle ne s’en trouve pas plus mal. Au lendemain du coup d'Etat, la masse du peuple, surprise, affolée, se jeta tête baissée dans une servitude trop réelle par peur d’une anarchie imaginaire. Il ne faut pas s’en étonner ; elle était égarée. Mais l’histoire doit se montrer sévère pour ceux qui, pouvant l’éclairer, contribuèrent à l’aveugler et à la tromper. Or, au premier rang de ces hommes furent les chefs du parti ultra-catholique et ceux-là même qui avaient été jadis les avocats les plus ardents de la liberté. Montalembert, après avoir protesté pour la forme contre l’incarcération de ses collègues, écrivait publiquement le 12 décembre : Voter contre Louis-Napoléon, c’est donner raison à la révolution socialiste... Voter pour Louis-Napoléon, ne c’est pas approuver tout ce qu’il a fait, c’est choisir entre lui et la ruine totale de la France... Je me souviens des grands faits religieux qui ont signalé son gouvernement : la liberté de l’enseignement garantie ; le pape rétabli par les armes françaises ; l’Église remise en possession de ses conciles, de ses synodes[65], de la plénitude de sa dignité et voyant graduellement s’accroître le nombre de ses collèges, de ses communautés, de ses œuvres de salut et de charité. Je cherche en vain hors de lui un système qui puisse nous garantir la conservation et le développement de semblables bienfaits... Et, non content de tenir ce langage, le noble comte payait d’exemple en prenant place dans la commission consultative chargée par le prince président d’élaborer la nouvelle constitution. Dans le même temps, les journaux religieux célébraient également le coup d’État comme un bienfait de Dieu. Louis Veuillot, qui, l’année précédente, avait fait campagne pour la fusion royaliste, était maintenant napoléonien sans réserve. Depuis le 2 décembre, pouvait-on lire dans l’Univers, il y a en France un gouvernement et une armée, une tête et un bras. A l’abri de cette double force, toute poitrine honnête respire, tout bon désir espère... L’iniquité tremble à son tour devant la justice. On peut espérer que la loi régnera et non pas le crime. Nous sommes mis en demeure de dire demain si nous voulons que ces grandes conquêtes de 1851 soient conservées, développées. Pour notre part, devant Dieu et devant les hommes, la main sur notre conscience, comme Français et comme catholique, nous disons oui, cent fois oui ! Le clergé de France, échauffé par de pareilles adjurations, disait également oui. La plupart des évêques acclamaient au nom du ciel le parjure du 2 décembre. Fort peu, comme Dupanloup, évêque d’Orléans, ou Jacquemet, évêque de Nantes, montrèrent vis-à-vis du crime triomphant le souci de leur dignité. Les religieux s’inclinèrent très bas. Lacordaire presque seul sut rester debout[66]. Quant aux curés, ils furent à peu près partout les pourvoyeurs du plébiscite. Les grandes confréries religieuses, comme la société de Saint-Vincent-de-Paul, celle de Saint-François-Régis, etc., rivalisèrent de dévouement et de zèle à l’égard du prince. 7.500.000 voix proclamèrent le 21 décembre que Louis-Napoléon avait bien fait de violer son serment. Et peu de jours après, dans ce Paris où le sang républicain rougissait encore les murailles, l’archevêque Sibour chantait devant le prince un Te Deum, dont on peut dire qu’il n’était pas seulement un acte de faiblesse, mais qu’il était une mauvaise action. Louis-Napoléon ne se montra pas ingrat pour de si bons services. Les dons, les faveurs furent, plus largement encore qu’avant le 2 décembre, prodigués aux évêques, aux églises, aux couvents. Le Panthéon, ravi au culte catholique en 1830, lui fut pieusement rendu peu de jours après le coup d’Etat. Ce n’était pour l’Église qu’une satisfaction d’amour-propre. Le dictateur lui procura bientôt un avantage plus solide et plus appréciable. Le comte de Melun s’était plaint récemment des difficultés que les congrégations religieuses éprouvaient à obtenir la personnalité civile. Le décret-loi du 31 janvier 1852 les réduisit presque à néant en ce qui concernait les congrégations et communautés de femmes, qui, désormais, purent être, sous des réserves presque illusoires, autorisées par simple décret du pouvoir exécutif, tandis que précédemment elles ne pouvaient l’être que par une loi[67]. En attendant que les communautés d’hommes fussent aussi libéralement traitées, cette nouvelle largesse était bonne à prendre, et l’Église devait en être touchée. Elle le fut aussi du zèle avec lequel le nouveau ministre de l’instruction publique, Fortoul, poursuivit et compléta l’épuration du personnel universitaire. Nombre de professeurs, et des plus illustres[68], furent réduits à quitter l’enseignement public pour refus de serment au nouveau régime. Beaucoup furent brutalement exclus comme suspects de républicanisme et d’irréligion. Les autres, terrorisés, durent se taire. Un décret du 9 mars 1852 supprima l’inamovibilité légale qui avait fait jusque-là l’honneur et la sûreté des maîtres dans nos lycées et dans nos facultés. La place faite à l’instruction religieuse dans les établissements publics d’enseignement secondaire fut démesurément accrue. Par contre, celle de la philosophie fut restreinte à - un minimum ridicule, et le système de la bifurcation fut inventé tout exprès pour que la jeunesse fût détournée le plus possible des fortes études littéraires où se forme et se virilise la liberté de l’esprit — décret du 10 avril 1852. Aussi, les chefs du parti catholique trouvaient-ils que tout était pour le mieux sous la meilleure des dictatures. Montalembert laissait sans protester exclure du territoire français soixante-huit représentants du peuple, dont beaucoup avaient été ses alliés ou ses amis[69]. Les derniers défenseurs de la liberté étaient transportés comme des forçats à Lambessa ou à Cayenne, et il se taisait. La constitution du 14 janvier livrait la France à un maître absolu, servi par des ministres irresponsables, assisté de ces assemblées serviles et impuissantes dont Napoléon Ier avait jadis fait l’essai pour le malheur du pays[70]. Toute liberté de réunion était interdite, en dehors de l’Église. La presse était soumise au régime de l’autorisation préalable, des avertissements, de la suspension et de la suppression administrative, c’est-à-dire à l’arbitraire pur et simple[71]. Et l’homme qui s’était fait jadis, au nom de la religion, l’avocat de toutes les libertés continuait à garder le silence. Si, pour ne pas avoir l’air d’approuver le décret du 22 janvier qui frappait de confiscation les biens de la famille d’Orléans, il se retira de la commission consultative, il n’en accepta pas moins peu après le patronage officiel de l’administration comme candidat au corps législatif et fut élu député du Doubs par la grâce du gouvernement (29 février). Il fallut, pour qu’il se séparât de lui, que ce gouvernement commençât à porter la main sur cette loi de 1850 qui était son œuvre au moins autant que celle de Falloux. Le décret du 9 mars 1852 (cité plus haut) ne se bornait pas à supprimer l’inamovibilité des professeurs, ce à quoi il ne voyait guère d’inconvénients ; il abolissait de plus la section permanente du conseil supérieur, ce qu’il ne pouvait manquer d’approuver. Mais il attribuait à l’État la nomination des membres du dit conseil, ainsi que des conseils académiques[72], d’où tout élément électif devait dès lors être banni, si bien que la haute direction de l’enseignement appartiendrait dès lors au gouvernement bien plus qu’au clergé. Voilà ce qui sans doute explique la nouvelle volte-face de Montalembert[73]. Il commença dès lors à penser qu’en servant si aveuglément le prince-président, il avait joué un rôle de dupe. Peut-être aussi ses amis des anciens partis lui firent-ils comprendre que certaines complicités ne sont pas seulement coupables, mais qu’elles sont aussi malpropres et déshonorantes, surtout pour un homme bien né, et qu’un fils des croisés n’était pas à sa place parmi les politiques de sac et de corde qui venaient de perpétrer le coup d’État. Quoi qu’il en soit, il se dégagea peu après[74], trop tard pour sa gloire, de toute solidarité avec le nouveau régime. Mais il ne fut pas suivi dans sa défection. Le clergé continua d’acclamer l'homme de décembre. Veuillot, qui n’était pas comte, ne montra pas la tardive délicatesse du gentilhomme désabusé. L'Univers continua de donner aux curés le mot d’ordre bonapartiste, et les curés le transmirent docilement aux électeurs, si bien que, Louis-Napoléon ayant voulu compléter son œuvre en se faisant proclamer empereur, huit millions de suffrages lui donnèrent satisfaction (21 novembre 1832). Vox populi vox Dei ! Cette formule retentit bientôt dans nos églises, mêlée aux éclats de nouveaux Te Deum. Et les évêques comparèrent à Cyrus et à Constantin l’aventurier sans foi comme sans génie qui ne devait être dans l’histoire que Napoléon III[75]. |
[1] Après les Paroles d'un croyant, l’infatigable écrivain avait publié toute une série de petits livres, qui popularisèrent sa nouvelle doctrine et parmi les quels il faut citer : Affaires de Rome (1837) ; le Livre du peuple (1837) ; Politique à l’usage du peuple (1838) ; De l'Esclavage moderne (1839) ; le Pays et le Gouvernement (1840) (ouvrage qui valut à l’auteur un an de prison) ; De la Religion (1811 ) ; Du Passé et de l’Avenir du peuple (1841) ; Amschaspands et Darvands (1843) ; Une Voix de prison (1846), etc.
[2] V. notamment : le Compagnon du tour de France (1840), le Meunier d’Angibault (1845), le Péché de monsieur Antoine (1847).
[3] Dont le principal rédacteur, Veuillot, avait été longtemps aux gages du gouvernement déchu.
[4] Voici, pour édifier le lecteur, quelques extraits de ces mandements : Les principes dont le triomphe doit commencer une ère nouvelle sont ceux que l'Église a toujours proclamés et qu’elle vient encore de proclamer à la face du monde entier par la bouche de son auguste chef, l'immortel Pie IX... (Mandement de l’archevêque de Bourges.) — La première Église a proclamé dans le monde les idées de liberté, de justice, d’humanité, de fraternité universelle. Elle les proclame de nouveau en présence de tous les peuples... (Archevêque de Cambrai.) — Les institutions qu’on nous donne aujourd’hui ne sont pas des institutions nouvelles ; elles ont été publiées sur le Golgotha ; les apôtres et les martyrs les ont cimentées de leur sang... (Evêque de Gap.) — Prions Dieu de faire triompher partout les principes d’ordre, de liberté, de justice, de charité, de fraternité universelle, que Jésus-Christ a le premier proclamés dans le monde... (Archevêque d’Aix.) — Notre drapeau porte maintenant pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité ; c’est tout l’Évangile dans sa plus simple expression... (Évêque de Châlons.) — Pour l’Église, le meilleur gouvernement est celui où les grands principes de liberté, d’égalité, de fraternité, qu’elle a reçus de son divin fondateur, sont le mieux compris et le plus franchement mis en pratique... (Évêque de Séez.) — Il s’agit d’assurer le triomphe des grands principes promulgués par l’Évangile il y a dix-huit siècles... (Evêque d’Ajaccio. — C’est Dieu qui a, par l’Evangile, inauguré sur la terre les grands principes de liberté, d’égalité et de fraternité universelle... Il ne s’agit de rien moins que d’établir un gouvernement vraiment national qui réalise parmi nous le programme renfermé dans ces mots évangéliques que la République a pris pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité... (Evêque de Nancy.) — Rien de plus profondément, que dis-je ? de plus exclusivement chrétien que ces trois mots inscrits sur le drapeau national : Liberté, Égalité, Fraternité. Loin de répudier çes mots sublimes, le christianisme les revendique comme son ouvrage, comme sa création. C’est lui, c’est lui seul qui les a introduits, qui les a conservés, qui les a fait pratiquer dans le monde... (Evêque de Langres.)
[5] Dupont (de l’Eure), Lamartine, Crémieux, Arago, Ledru-Rollin, Garnier- Pagès, Marie, Marrast, Louis Blanc, Flocon et Albert.
[6] Buchez, né en 1796, avait été sous la Restauration un des principaux propagateurs du carbonarisme en France et avait fondé en 1830 le club des amis du peuple. Depuis longtemps déjà il s’était rallié au catholicisme, sans renier sa foi républicaine, et était devenu une sorte de chef d’école, surtout depuis la publication de son Essai d’un traité complet de philosophie au point de vue du catholicisme et du progrès (1839).
[7] Qui avait succédé, en mars, à Garnier-Pagès, comme maire de Paris.
[8] Circulaire aux évêques du 13 mars 1818.
[9] Le petit-fils de Charles X, élevé par les jésuites et entiché du droit divin, paraissait dès cette époque moins désireux de monter sur le trône que de défier par une loyale intransigeance l’esprit de la Révolution.
[10] Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon et fils de l’ex-roi Louis de Hollande. Ce prince, né en 1808, se considérait depuis la mort du duc de Reichstadt (1832) comme le représentant attitré de l’impérialisme. Après avoir conspiré et même pris les armes contre le pape en Italie (1831), il avait essayé à deux reprises de renverser Louis-Philippe, qui, la première fois (1836), lui avait fait grâce et, la seconde, l’avait déféré à la cour des pairs (1840). On sait que, condamné à la détention perpétuelle, il s’était évadé du fort de Ham en 1846.
[11] Lacordaire, que son libéralisme relatif avait déjà rendu fort populaire avant 1848, avait, très peu de jours après le 24 février, fondé, avec l’abbé Maret et Frédéric Ozanam, le journal l’Ère nouvelle, dont l'attitude était nettement républicaine (plus même qu’il ne l’eût voulu). Aux élections du 23 avril il obtint, sans être élu, 62.000 voix à Paris. Le département des Bouches-du-Rhône l’envoya à l’Assemblée constituante, où il prit place à l’extrême gauche ; mais, contrairement à l’attente générale, ses essais oratoires à la tribune du Palais-Bourbon n’eurent ni éclat ni succès. Cet échec dut lui être sensible, et il nous est impossible de croire qu’il n’ait pas contribué à la détermination que prit Lacordaire, après les scènes affligeantes dont il fut témoin dans la journée du 15 mai, de renoncer à son mandat (17 mai). Au mois d’août suivant, il se retira également de l’Ère nouvelle, dont la politique lui paraissait décidément trop démocratique et trop compromettante.
[12] La mort héroïque d’Affre, archevêque de Paris, tué le 25 juin dans le faubourg Saint-Antoine, au moment où il exhortait les insurgés à poser les armes, n’augmenta pas peu le crédit de l’Église.
[13] Constitution du 4 novembre 1848.
[14] Article 7 : Chacun professe librement sa religion et reçoit de l’État pour l’exercice de son culte une égale protection. — Les ministres soit des cultes actuellement reconnus par la loi, soit de ceux qui seraient reconnus à l’avenir, ont le droit de recevoir un traitement de l'État.
[15] Ce comité, composé de quarante-deux membres, ne renfermait pas d’adversaires de l’Église. En revanche il comptait plusieurs ecclésiastiques distingués, notamment les évêques de Quimper (Graverand), d’Orléans (Fayet) et de Langres (Parisis). Il fut, presque dès le début de ses travaux, présidé par ce dernier et eut pour vice-président Arnaud (de l’Ariège).
[16] Les facultés de théologie catholique instituées par Napoléon appartenaient à l’Université. Aussi les membres du clergé s’abstenaient-ils d’y aller prendre leurs grades, malgré les prescriptions de la loi du 23 ventôse an XII, du décret du 17 février 1809 et de l’ordonnance du 25 décembre 1830, depuis longtemps méconnus.
[17] Décret du 30 décembre 1809 et ordonnance du 12 janvier 1825.
[18] Avec recours possible en appel au chapitre métropolitain.
[19] Les membres des chapitres sont inamovibles, tandis que ceux des officialités nommés par les évêques, peuvent être aussi révoqués par eux.
[20] V. notamment les discours de Jules Favre et de Berryer, l'un pour les desservants, l’autre pour les évêques, dans la séance du 2 avril 1850.
[21] Article 5 du préambule, portant que la République française respecte les nationalités étrangères, comme elle entend faire respecter la sienne, n’entreprend aucune guerre dans des vues de conquête et n'emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple.
[22] Et particulièrement l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie.
[23] Il avait refusé de coopérer avec le Piémont et avec Venise à l’expulsion des Autrichiens et, par son allocution du 29 avril, avait formellement désavoué le général Durando, qui avait fait mine de conduire une partie de ses troupes au secours des patriotes. D’autre part, s’il avait non pas donné, mais promis, une constitution, il avait fallu une émeute pour l’obliger de prendre un ministère libéral (1er mai). Ce ministère, du reste, n’avait jamais eu sa confiance. L’influence réactionnaire du cardinal Antonelli était en secret restée toute puissante sur son esprit. En août, le cabinet, ne pouvant obtenir de lui qu’il s’associât aux vœux de l’Italie, s’était retiré. C’est alors que le pape avait appelé aux affaires l’ancien ambassadeur de France Rossi, l’ami de Guizot, personnage aussi impopulaire en Italie que ce dernier l’était alors dans notre pays.
[24] Écarté de l’Assemblée constituante par les élections générales du 23 avril, il n’était parvenu à s’y faire admettre que plusieurs mois plus tard, grâce, à une élection partielle.
[25] C’est ainsi qu’on désignait sous Louis-Philippe le corps électoral, qui ne comprenait alors qu’environ deux cent mille citoyens.
[26] Quant à la liberté d’enseignement, écrivait-il dès le mois de mars 1848, je suis changé ; je le suis, non pas par une révolution dans mes convictions, mais par une révolution dans l’état social... L’enseignement du clergé, que je n’aimais point par beaucoup de raisons, me semble maintenant meilleur que celui qui nous est préparé. (Lettre à Madier de Montjau, ancien conseiller à la cour de cassation.)
[27] Malgré les propositions Grévy et Leblond.
[28] Réunion célèbre où les ultramontains et les réactionnaires de l’assemblée confondaient leurs rancunes et dressaient de concert leurs plans de campagne.
[29] Les conservateurs ne lui pardonnaient pas d’avoir hautement engagé les instituteurs, par ses circulaires, à travailler au succès de la République et d’avoir fait rédiger dans un esprit franchement démocratique plusieurs manuels d’instruction populaire. Ils lui en voulaient aussi d’avoir, par un projet de loi, proposé de rendre l’enseignement primaire gratuit et obligatoire.
[30] Au début de la campagne, avant que le pape se fût enfui de Rome, il ne lui demandait encore que de satisfaire aux revendications du clergé à l’intérieur. Montalembert alla résolument trouver le prince et, dans un entretien qui a été plus tard rapporté par Veuillot (Univers du 28 juillet 1876), lui parla on ne peut plus clairement : Que ferez-vous, lui dit-il, pour la liberté du l’enseignement particulier ? Quelle sera votre conduite à l’égard des communautés et des ordres religieux ?... Si vous voulez les suffrages des catholiques, il faut que vous leur donniez sur ces deux points des garanties. Ces garanties, Louis-Napoléon les donna bientôt par son manifeste électoral. A l’égard du pape, qui, sur ces entrefaites, avait cru devoir quitter ses États, il prit aussi un engagement formel avant l’élection par la lettre que reçut de lui le nonce apostolique à Paris et où il était dit que le maintien de la souveraineté temporelle du chef vénérable de l’Église était intimement lié à l’éclat du catholicisme comme à la liberté et à l’indépendance de l’Italie.
[31] Sur 7.327.315 votants, 5.434.226 se prononcèrent pour lui. Cavaignac n’obtint que 1.443.107 suffrages.
[32] Un seul républicain de la veille, Bixio, faisait partie de ce cabinet. Il dut se retirer dès la fin de décembre ; en même temps que Léon de Malleville (qui n’avait pas voulu livrer au président les dossiers des affaires de Boulogne et de Strasbourg), et fut remplacé par M. Buffet.
[33] V. dans ses Mémoires, t. I, pp. 391-398, le récit des instances que firent auprès de lui Montalembert, le P. de Ravignan et Dupanloup pour le déterminer à accepter le portefeuille qui lui était offert par Odilon Barrot. Il s’était fait dans son parti une réputation d’homme d’État par l’énergie violente et inhumaine avec laquelle il avait demandé, en juin, la dissolution immédiate des ateliers nationaux.
[34] Il avait fait naguère dans son Histoire de Pie V l’éloge de l’Inquisition et le procès de la tolérance, celle vertu des siècles sans foi. Le salon ultra-catholique de Mme Swetchine avait fait de lui un personnage dans la seconde moitié du règne de Louis-Philippe, et il était entré en 1846 à la chambre des députés, où son éloquence nerveuse et coupante avait été bientôt remarquée.
[35] Notamment son cousin le prince de Canino (fils de Lucien Bonaparte), qui fut un des membres les plus remuants de l’Assemblée constituante romaine.
[36] Dans le second volume, récemment publié, de cet Empire libéral, qui paraît devoir être une apologie en règle de Napoléon III, M. Emile Ollivier déclare (p. 220) qu’il ne peut assez s’étonner de la légende qui fait de l’expédition romaine un complot clérical organisé par Falloux. Ce complot est pourtant exposé fort clairement par Falloux lui-même dans ses Mémoires. Suivant M. Ollivier, le président, en jetant une armée française sur le liane des Autrichiens, entendait se constituer à leur place le maître de la politique italienne dans une pensée ultérieure d’affranchissement... Tant que le président ne vit à une intervention que les raisons spéciales à Falloux, il s’y refusa, malgré les insistances de son remuant ministre. Il ne s’y décida que lorsque l’intérêt permanent de la France et ses idées humanitaires le lui conseillèrent. Telle qu’elle fut conçue, l’expédition romaine est son œuvre, œuvre de progrès, de civilisation, d’amitié envers l’Italie. C’est s’abuser étrangement, ou c’est se moquer du public, que de parler ainsi. Que Louis-Napoléon, tout en servant le pape, conservât l’arrière-pensée de servir plus tard l’Italie, s’il le pouvait, je le crois volontiers, et la suite de son histoire l’a prouvé. Mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’en 1849 il ne servit absolument que le pape. L’intérêt permanent de la France était de soustraire l’Italie à l’influence autrichienne ; les idées humanitaires du prince voulaient qu’il aidât les Italiens à devenir libres. Or Louis-Napoléon non seulement n’expulsa pas les Autrichiens de la péninsule, mais souffrit qu’ils occupassent la moitié des états pontificaux ce qu’ils ne faisaient pas avant 1849 ; d’autre part, en détruisant la République romaine, il fit à coups de canon rentrer les Romains sous le joug du pape. Voilà les faits. Etait-ce là prouver son amitié à l'Italie ? S’il l’eût voulu à ce moment, il eût attaqué les Autrichiens et non pas les Romains. Il eût fait en 1849 ce qu’il fit plus tard, en 1859 ; et l’entreprise lui était bien plus aisée qu’à cette dernière époque, puisque la cour de Vienne avait à lutter contre la Révolution tout à la fois en Italie et en Hongrie. Mais une pareille politique lui eût fait perdre l’alliance de l’Église, et pour la conserver il agit contre sa conscience ; voilà la vérité.
[37] Ferdinand de Lesseps, né en 1805, était entré dans la carrière diplomatique en 1828 par la voie des consulats. Envoyé à Madrid, comme ministre plénipotentiaire par le gouvernement provisoire (10 avril 1818), il venait d’être remplacé à ce poste par le prince Napoléon (Jérôme), cousin-germain du président (10 février 1819).
[38] Ce gouvernement était composé de Mazzini, Saffi et Armellini.
[39] Cette tentative était justement une protestation contre le siège de Rome.
[40] Joseph Garibaldi, célèbre chef de partisans, né à Nice en 1807 et qui devait jouer en 1859 et 1860 un rôle si important dans la révolution italienne.
[41] Giacomo Antonelli, né à Sonnino le 2 avril 1806, mort à Rome le 6 novembre 1876. Promu au cardinalat le 11 juin 1847, il était bientôt devenu l’homme de confiance de Pie IX, qui, après l’avoir nommé président de la consulte d’État (nov. 1847), puis président du ministère du 10 mars 1848, l’avait appelé (vers la fin de 1848) à la secrétairerie d’État, où il devait se maintenir jusqu’à sa mort.
[42] Les membres de ce nouveau cabinet (Rouher, d'Hautpoul, Romain-Desfossés, Ducos de la Hitte, Ferdinand Barrot, Bineau, Dumas, de Parieu, Achille Fould) devaient un peu plus tard servir le second Empire avec un dévouement sans réserve.
[43] Les vingt-quatre membres qui composaient cette commission étaient Thiers, Cousin, Saint-Marc-Girardin, Dubois (de la Loire-Inférieure), Poulain de Bossay, Bellaguet, Michel, Montalembert, de Melun, Laurentie, Augustin Cochin. H. de Riancey, de Montreuil,|Roux-Lavergne, l’abbé Sibour, l’abbé Dupanloup, Freslon, de Corcelle, le pasteur Cuvier, Eugène Janvier, Peupin, Fresneau, Buchez et Corne. (Ces deux derniers ne tardèrent pas à se retirer.)
[44] Oh ! je comprends, disait Thiers dans la commission, que, quand il fait beau, quand l’air est calme et la mer tranquille, on sommeille volontiers, surtout si le capitaine est éprouvé et l’équipage soumis. Mais malheur à qui dort quand la mer est houleuse, la tempête déchaînée ! car la perte devient imminente. Nous y sommes, sur cette mer agitée depuis trente ans. Imprudents que nous étions ! Nous avons dormi, et voilà que les vents se sont élevés bien violents et que nous avons failli sombrer dans la tempête. A l’œuvre donc résolument ! plus d’illusions en présence de dangers trop réels, car les conséquences en sont déjà bien terribles. Hélas ! ce n’est qu’en échouant que nous bous sommes sauvés du naufrage complet ! (H. de la Combe, les Débats de la commission de 1849, p. 135.)
[45] Cet ecclésiastique prit une part très considérable aux travaux de la commission. Du commencement à la fin, c'est sur lui que porta le poids principal de la discussion. Il était devenu, grâce à ses relations, à son ardeur militante, à sa facilité de plume et de parole, une véritable puissance. Depuis 1848 son influence s’était encore accrue par le fait qu’il avait pris la direction d’une importante feuille religieuse, l'Ami de la religion, où il avait attiré des collaborateurs, tels que Montalembert, Falloux, Ravignan, Champagny, Charles et Henri de Riancey, etc. Le 6 avril 1849, Falloux le fit nommer évêque d'Orléans. C’est aussi grâce à ce ministre que les abbés de Dreux-Brézè, Pie, de Salinis, Caverot et Fouquier furent appelés a l’épiscopat.
[46] Si large même en matière d’enseignement primaire, qu’il voulait qu’on le confiât exclusivement au clergé. Les instituteurs laïques n’étaient, disait-il, que des anticurés, des curés de l'athéisme et du socialisme. Il fallut, pour modérer son zèle, que Dupanloup et Montalembert lui représentassent qu’une pareille concession paraîtrait exorbitante et provoquerait sans doute à bref délai une réaction préjudiciable à l’Église. En revanche, pour ce qui concernait l'enseignement secondaire, Thiers se montrait de moins facile accommodement. Il voulait que l’Université conservât un privilège, défendait le certificat d’études et persistait à ne pas vouloir des jésuites. Mais Dupanloup finit par l’amener à changer d’avis. Et la cause de l’Université ne fut en somme soutenue avec quelque fermeté, dans cette mémorable discussion, que par Victor Cousin.
[47] C’est ce que Falloux, incriminé par les intransigeants de son parti, qui lui reprochaient de multiplier l’Université par 86, appelait avec raison l’Université divisée par 86.
[48] Les doyens des facultés pouvaient être admis dans les comités académiques, mais seulement pour y traiter des affaires de leurs facultés.
[49] Les inspecteurs généraux pour l’enseignement secondaire, les inspecteurs supérieurs pour l’enseignement primaire.
[50] Que nommeraient les conseils académiques.
[51] Lacordaire l’appela plus tard l’édit de Nantes du dix-neuvième siècle.
[52] C’est ce que demandait à cette époque formellement le nouveau ministre de l’instruction publique, de Parieu, dans un projet de loi motivé par les tendances socialistes et subversives qui se manifestaient, disait-il, depuis quelque temps dans le corps des instituteurs. La majorité voulait bien que ce corps fût à bref délai épuré, c’est-à-dire cléricalisé. Mais elle craignait que le gouvernement, une fois mis en possession du droit redoutable qu’il réclamait, ne se tint pour satisfait et ne renvoyât aux calendes grecques la discussion de la loi Falloux. La loi de Parieu fut votée (11 janvier 1850), mais sous cette réserve qu’elle cesserait d’être en vigueur au bout de six mois.
[53] C’est une loi stratégique, disait Victor Hugo à propos du projet Falloux, c’est une loi qui a un masque ; c’est une confiscation qui s’intitule donation : c’est un monopole aux mains de ceux qui tendent à faire sortir l’enseignement de la sacristie et le gouvernement du confessionnal.
[54] Les ultras, comme Veuillot, trouvèrent la loi non seulement insuffisante, mais inacceptable. Le rédacteur de l'Univers réfutait avec une hauteur insultante les idées de conciliation exprimées par Thiers : Il est faux, écrivait-il, que la religion et la philosophie soient deux sœurs immortelles... Il faut que cette philosophie se révolte contre la religion, ou qu’elle consente à être la servante, l’humble servante, ancilla, de cette reine. Les intransigeants du parti donnaient aux évêques le conseil de ne pas se prêter à l’exécution de la loi nouvelle, de se refuser notamment à entrer soit dans le conseil supérieur, soit dans les conseils académiques. Mais Pie IX fut plus politique. Dans son allocution consistoriale du 20 mai 1850, il déclara que, si la loi ne donnait pas une entière satisfaction aux vœux de l’Église, elle n'en constituait pas moins un progrès, qu'il fallait donc l’accepter et se servir d’elle en attendant mieux. C’est dans le même sens que le nonce du pape donna peu après ses instructions à l’épiscopat français, qui eut le bon esprit de s’y conformer.
[55] On sait que cette loi n’accordait l’électorat dans une commune qu’aux citoyens domiciliés depuis trois ans et inscrits sur les rôles de la contribution personnelle ou de la prestation en nature. Elle supprimait en somme trois millions d’électeurs.
[56] Loi du 6 juin 1850.
[57] Loi du 17 juillet 1850 augmentant le cautionnement des journaux, les soumettant (ainsi que les écrits non périodiques) à l’impôt du timbre et exigeant la signature des articles (amendement Tinguy).
[58] Constitution de 1848, article 13 : La constitution garantit aux citoyens la liberté du travail et de l’industrie. La société favorise et encourage le développement du travail par l’enseignement gratuit, l’éducation professionnelle, l’égalité des rapports entre le patron et l’ouvrier, les institutions de prévoyance et de crédit, les institutions agricoles, les associations volontaires et rétablissement par l’État, les départements et les communes, de travaux publics propres à employer les bras inoccupés ; elle fournit l’assistance aux enfants abandonnés, aux infirmes et aux vieillards sans ressources et que leurs familles ne peuvent pas secourir.
[59] Ces projets étaient relatifs aux objets suivants : Sociétés de secours mutuels. — Caisse des retraites. — Logements insalubres. — Education et patronage des jeunes détenus. — Enfants trouvés. — Hôpitaux et hospices. — Secours à domicile. — Service médical à la campagne. — Apprentissage. — Travail des enfants et des femmes dans les manufactures. — Monts-de-piété. — Assistance judiciaire. — Bains et lavoirs publics. — Mariage des indigents. — Envoi des indigents aux eaux thermales. — Avance des frais de justice aux conseils de prud’hommes. — Coalitions. — Réforme du régime hypothécaire. — Crédit foncier, etc., etc.
[60] La charité, disait-il, a besoin de plus d’air et d’espace ; aujourd’hui elle ne vit en quelque sorte que de tolérance ; sa situation précaire, contestée, ne lui permet qu’une action passagère et incertaine ; dès que, par l’association, elle est devenue capable de donner au bien qu’elle fait un peu d’étendue, on ne lui permet pas d’agir ou de parler en son nom ; on lui dispute jusqu’aux modestes ressources recueillies à si grand’peine ; les actes les plus simples, les plus élémentaires lui sont interdits. Pour accepter les délégations des pouvoirs publics, exercer un patronage, protéger et défendre les droits d’un orphelin, placer la petite fortune de ses pauvres, louer l’école ou la maison où elle ira les instruire ouïes soigner... la législation ne lui ouvre qu’une voie étroite et presque impossible ; elle exige la reconnaissance comme établissement d’utilité publique, et pour cette reconnaissance, elle veut des conditions de force, de fortune et de durée qu’elle lui défend en même temps d’acquérir. La législation, en rendant si difficile la condition des institutions libres... favorise la dangereuse pensée que tout doit être fait avec l’initiative, l’argent et la direction de l’État.
[61] On sait qu’en vertu de la constitution, le président, élu pour quatre ans, n’était rééligible qu’après un intervalle de même durée. Les pouvoirs de Louis- Napoléon devaient expirer au mois de mai 1852. Le groupe Montalembert n’aimait pas les princes d’Orléans et, malgré sa sympathie pour le comte de Chambord, ne tenait que médiocrement à le voir monter sur le trône. Il craignait que l’Église, compromise comme elle l’avait été sous la Restauration, par une alliance manifeste avec la légitimité, ne redevînt impopulaire. Il la voulait dans l’État protectrice et non protégée. Il se disait que Louis-Napoléon ne pouvait se passer d’elle, parce que, ne tirant pas son pouvoir d’un droit héréditaire, il dépendait et dépendrait toujours du suffrage universel et que, pour rester maître du suffrage universel, il aurait toujours intérêt à ménager le clergé. Ajoutons qu’il ne se défiait pas assez d’un prince déférent, docile, taciturne, qui ne lui disait jamais non et ne lui avait jamais rien refusé.
[62] Sur 724 votants, 416 s’étaient prononcés pour la révision et 278 contre.
[63] M. Buffet, plus clérical encore que monarchiste, était du nombre. Les conciliabules se tenaient, au mois de novembre 1851, chez le comte Daru. Baroche, Fould, Boulier, presque tout l’état-major de la faction impérialiste, en faisaient partie.
[64] Ces détails édifiants, rapportés par M. de Meaux dans sa récente étude sur Montalembert, sont extraits du récit que le grand orateur catholique fit plus tard (par lettre au comte Daru, le 15 mars 1869) de ses agissements à la veille du coup d’État.
[65] On sait qu’aux termes de la loi de germinal an X (articles organiques), les assemblées de ce genre ne peuvent être tenues en France sans l'autorisation du gouvernement. Or en 1849, l’archevêque de Paris ayant cru devoir convoquer un concile provincial, et quelques évêques ayant parlé à Falloux (alors ministre des cultes) de la permission qu’ils auraient à solliciter : Je me garderai bien de vous la donner, dit-il, ce serait admettre que je puis vous la refuser. Le successeur de Falloux, plus scrupuleux, ayant fait inviter officieusement les membres du concile à se mettre en règle avec la loi en demandant l’autorisation, ils s’y refusèrent péremptoirement. Ce que voyant, le gouvernement la leur donna tout de même. Depuis, comme le reconnaissait Montalembert, la liberté des conciles et des synodes n’avait été nullement gênée par le pouvoir exécutif.
[66] Rendons cette justice à Ravignan que lui non plus ne s’humilia pas devant le fait accompli. Il joignit même, mais en vain, ses efforts à ceux de Dupanloup pour empêcher Montalembert d’applaudir avec éclat, comme il le fît, au coup d’État. Quant à Lacordaire, il témoignait encore, autant que le lui permettaient la discipline de son ordre et la politique du pape, son instinctif amour à la cause de la liberté. Son attitude démocratique, au temps de l'Ère nouvelle, l’avait presque brouillé avec Montalembert, dont il ne redevint l’ami que lorsque ce dernier redevint lui-même libéral. Dénoncé comme révolutionnaire en cour de Rome et accusé d’avoir mal parlé de l’Inquisition, il s’était vu obligé, pour couper court aux menées de ses détracteurs, d’adhérer par écrit à ces trois principes : que l’Église a, de droit, une puissance coercitive relativement aux actes extérieurs ; que la souveraineté vient uniquement de Dieu ; que le pouvoir temporel du pape est non seulement légitime, mais nécessaire. Mais, s’il s’était incliné devant l’autorité de Pie IX, il n’était pas disposé à s’abaisser devant celle de Louis-Napoléon. Parlant du régime de Décembre : Si la France s’y habitue, disait-il à la fin de 1851, c’en est fait, nous courons au Bas-Empire. La violation par la force de la constitution d’un pays est toujours une grande calamité publique qui prépare pour l’avenir de nouveaux coups de fortune et l’avilissement progressif de l’ordre civil... Rien ne contrebalance la violation de l’ordre moral sur une grande échelle. Le succès même fait partie du fléau ; il enfante des imitateurs qui ne se découragent plus. Le scepticisme politique envahit les âmes, et elles sont toujours prêtes à livrer le monde au premier parvenu qui leur promettra de l’or et du repos. Je blâme le passé, je crains l’avenir et je n’attends le salut que de Dieu. Lacordaire devait prêcher à Notre-Dame le carême de 1852. Il y renonça pour ne pas compromettre ou affaiblir en lui l’honneur du chrétien (comme il l’écrivit à Mme Swetchine), et aussi pour ne pas paraître accepter une solidarité quelconque avec l’archevêque Sibour, qui, par ses complaisances pour la politique du jour, lui semblait faillir à la religion qu’il représentait.
[67] Le décret-loi du 31 janvier 1852 porte que les congrégations et communautés religieuses de femmes vouées à l’éducation de la jeunesse ou au soulagement des malades pourront être autorisées par décret dans chacun des cas suivants : si elles adoptent des statuts déjà approuvés par le gouvernement ; — si elles prouvent qu’elles existaient avant 1825 ; — s’il s’agit de réunir plusieurs communautés ou congrégations déjà reconnues ; — s’il est prouvé que l’association intéressée obéit à une supérieure générale et non pas seulement à une supérieure locale. — En fait, ce décret fut appliqué non seulement aux congrégations enseignantes ou hospitalières, mais encore aux congrégations purement contemplatives.
[68] Citons parmi les anciens Michelet, et parmi les jeunes Challemel-Lacour, Deschanel.
[69] Décret du 9 janvier 1852.
[70] Le sénat, le corps législatif, le conseil d’État.
[71] Décret du 17 février 1852.
[72] Le conseil supérieur devait se composer désormais de trois sénateurs, trois conseillers d’État, cinq archevêques ou évêques, trois membres de la cour de cassation, cinq membres de l’Institut, huit inspecteurs généraux de l’instruction publique et deux membres de l’enseignement libre, tous nommés par le gouvernement et seulement pour une année. Ajoutons que les instituteurs devaient être à l’avenir nommés par les recteurs et non plus par les conseils municipaux.
[73] Il faut dire aussi que, dès le mois de décembre, il avait éprouvé une très cruelle déception quand, étant allé proposer l’abolition des articles organiques et réclamer la liberté de l’enseignement supérieur, il s’était vu poliment éconduit par le prince-président. — De Meaux, Montalembert, p. 213-214.
[74] En protestant dans le corps législatif contre la confiscation des biens de la famille d'Orléans (22 juin 1852) et en publiant la brochure intitulée : Des intérêts catholiques au XIXe siècle (1852).
[75] Exceptons de ce concert l’évêque d’Orléans, Dupanloup, qui, à ce moment même, s’honorait par sa belle instruction pastorale sur la Liberté de l'Église (3 déc. 1852). Un ancien disciple de Lamennais, Salinis, évêque d’Amiens, qu’on avait connu ultra-royaliste avant 1830, voulut sans doute répondre à ce manifeste en publiant à son tour une instruction pastorale sur le Pouvoir (6 janvier 1853), dont le style courtisanesque révolta Lacordaire, son ancien ami.