I. L’Église et l’État au lendemain de la révolution. — II. Doctrine séparatiste et démocratique de Lamennais. — III. Lamennais, l’épiscopat et la cour de Rome. — IV. Le parti néo-catholique et son programme. — V. Avances du gouvernement à l’Église. — VI. Progrès des œuvres catholiques et des congrégations ; question de l’enseignement. — (1830-1840).*****SOURCES. — Benjamin Constant, De la Religion considérée
dans sa source, ses formes et ses développements (1824-1831). — Dupin
aîné, Trois Lettres sur l’aristocratie, le clergé et la pairie (1831).
— Madrolle, Traité des devoirs catholiques dans les révolutions (1831)
; idem, Histoire secrète du parti et de l'apostasie de M. de Lamennais
(1831-1837) ; idem, le Prêtre devant le siècle (1835-1840) ; idem, Tableau
de la dégénération de la France (1834-1839) ; idem. Un Roi devant ses
pairs (1835) ; idem, Démonstration eucharistique (1838) ; idem, les
Grandeurs de la patrie et ses destinées en présence des révolutions et des
puissances (1810). — Lamennais, Réponse à M. de Potier (1832) ;
idem, Paroles d’un croyant (1834) ; idem, Troisièmes Mélanges
(1835) ; idem, Affaires de Rome (1837) ; idem, le Livre du peuple
(1837) ; idem, Politique à l’usage du peuple (1838) ; idem, De la
Lutte entre la cour et le pouvoir parlementaire (1839) ; idem, De
l'Esclavage moderne (1839) ; idem, Questions politiques et
philosophiques (1840) ; idem, le Pays et le Gouvernement (1840) ;
idem, Correspondance (1863). — De Pradt, De l'Esprit actuel du
clergé français (1831). — Lacordaire, Considérations sur le système
philosophique de M. de Lamennais (1834) ; idem, Conférences de
Notre-Dame (1835-1850) ; idem, Lettre sur le Saint-Siège (1838) ;
idem, Mémoire pour le rétablissement des frères prêcheurs (1810) ;
idem, Frédéric Ozanam, sa vie (1855). — Guillou, Histoire de la
nouvelle hérésie du XIXe siècle, ou réfutation complète des ouvrages de M. de
Lamennais (1835). — D’Astros, Censure de cinquante-six propositions
extraites de divers écrits de M. de Lamennais (1835). — F. Ozanam, Correspondance.
— Timon (Cormenin), Défense de l'évêque de Clermont (1838). — Gerbet, Réflexions
sur la chute de M. de Lamennais (1838). — Montalembert, Défense de
l'école libre devant la cour des pairs, septembre 1831 (1844) ; idem, Discours
parlementaires. — Lesur, Annuaire historique (1830-1810). — Louis
Blanc, Histoire de dix ans (1811). — H. de Riancey, Histoire
critique de l’instruction publique et de la liberté de l’enseignement (1844).
— Génin, les Jésuites et l’Université (1844). — D’Exauvillez, Vie
de Mgr de Quélen. — A. Nettement, Histoire de la littérature française
sous la royauté de Juillet (1851). — Guizot, Mémoires pour servir à
l’histoire de mon temps (1858-1868). — Guettée, Histoire des jésuites
(1859). — De Falloux, Mme Swetchine (1859) ; idem, Mémoires d’un
royaliste (1888). — A. de Ponlevoy, Vie du R. P. de Ravignan
(1860). — Montalembert, le P. Lacordaire (1862). — Chocarne, Lacordaire,
sa vie intime et religieuse (1866). — Foisset, Vie du R. P. Lacordaire
(1870). — Odilon Barrot, Mémoires (1875-1876). — Thureau-Dangin, l’Eglise
et l’État sous la monarchie de Juillet (1880) ; idem, Histoire de la
monarchie de Juillet (1885 et suiv.). — C.-A. Ozanam, Vie de Frédéric
Ozanam (1882). — Lagrange, Vie de Mgr Dupanloup (1883). — Ricard, l’École
mennaisienne (1881-1885). — Duc de Broglie, le P. Lacordaire
(1889). — E. Spuller, Lamennais (1892). — Vicomte de Meaux, Montalembert
(1897). *****I. — Au lendemain des trois journées, on pouvait croire que l'Eglise, impopulaire et vaincue comme la Royauté légitime, serait fort malmenée par les vainqueurs et subirait à son tour les représailles de la liberté. Nous ne dirons pas qu’il n’en fut absolument rien. Mais ces représailles se bornèrent à peu de chose et surtout ne durèrent pas. Les fureurs populaires ne survécurent presque pas au régime qui les avait fait naître. La nation, satisfaite d’avoir brisé le trône, ne songea bientôt plus à briser l'autel. Catholique par habitude, si elle fit grand peur aux prêtres, il est incontestable qu’elle leur fit fort peu de mal. Quelques prélats, comme Forbin-Janson, furent conspués et s’estimèrent heureux d’en être quittes à ce prix. Quelques couvents et quelques séminaires furent fermés — pour un temps. Des processions furent interdites. Les croix des missions furent abattues en nombre d’endroits, moins pour le Christ que pour les fleurs de lis dont elles étaient ornées. La Congrégation et ses séides furent ridiculisés par les journaux, chansonnés, caricaturés, ou égayèrent le public des petits théâtres. On se lassa du reste, au bout de quelques mois, de rire à leurs dépens. Si, dans certains cas assez rares, les violences populaires tournèrent à l’émeute ; si, par exemple, à Paris, la foule dévasta l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois et saccagea de fond en comble le palais de l’archevêché (février 1831), ce fut, on le sait, pour répondre à des provocations légitimistes, et non pour outrager de parti pris la religion. Bref, on peut dire que la secousse révolutionnaire de 1830 fut à peu près sans effet sur le culte catholique et sur ses ministres. Si le peuple ne chercha pas à ébranler l’Église, les législateurs du nouveau régime ne se montrèrent pas moins modérés que lui. Les bourgeois libéraux qui révisèrent la charte et donnèrent la couronne à Louis-Philippe ne voulaient point qu’on les menât de force à la messe, mais n’entendaient pas empêcher les autres d'y aller. Beaucoup d’entre eux étaient fort bons catholiques. Les plus voltairiens, du reste, étaient d’avis qu'il fallait une religion pour le peuple, et, comme il en avait une, à laquelle il paraissait tenir, ils ne songèrent pas un instant à la lui ôter. La machine du Concordat et des articles organiques fonctionnait, en somme, tant bien que mal. Ils jugèrent fort inutile ou peut-être fort dangereux d’en construire une autre. Tout ce qu’ils voulaient, c’était que la France restât à peu près maîtresse chez elle et demeurât laïque. Ils ne prétendaient écarter d’elle que l’ultramontanisme et la théocratie. C’est pourquoi si, par le nouveau pacte constitutionnel, ils enlevèrent au catholicisme le caractère de religion de l'Etat, que lui avait attribué la charte de 1814, ils ne se bornèrent pas à lui assurer solennellement la liberté comme aux autres religions, mais crurent devoir constater en termes exprès qu'il était professé par la majorité des Français, ce qui était encore lui reconnaître, à défaut de privilège, une certaine prééminence morale[1]. Ils allèrent même plus loin, et, sans trop calculer la portée de cette promesse, annoncèrent, par l'article 69, qu'il serait pourvu prochainement par une loi non seulement à l’organisation de l’instruction publique[2], mais à celle de la liberté de l’enseignement, liberté dont le clergé seul pouvait tirer des avantages sérieux. Quant à réagir systématiquement et par des mesures radicales contre la politique religieuse de la Restauration, les hommes de 1830 n’y songèrent pas. C’est à peine s'ils crurent devoir abroger la monstrueuse loi du sacrilège[3] et provoquer le retrait de l’autorisation accordée en 1816 à la trop fameuse société des missions de France[4]. Si de timides propositions, tendant à la séparation de l’Église et de l’État, se produisirent dans les chambres, elles furent écartées presque sans débat et n’eurent d’autre effet que de procurer au culte Israélite l’avantage d’être entretenu par l’État comme les cultes chrétiens[5]. La suppression des évêchés non concordataires institués en 1821[6] ne fut même pas adoptée par les chambres des députés ; et, si cette assemblée osa se prononcer, à plusieurs reprises (1832, 1833), pour le rétablissement du divorce, ses votes, infirmés par la chambre des pairs, ne purent avoir aucune suite. La religion n’était donc en péril ni au Palais-Bourbon ni aux Luxembourg. Elle l’était moins encore aux Tuileries. Le roi des barricades, qui avait dans sa jeunesse porté le bonnet rouge et qui, vrai fils du XVIIIe siècle, était, dans son for intérieur, demeuré fort sceptique, aimait mieux avoir le clergé pour allié que pour ennemi. Si, pour complaire aux républicains, qu’il avait dupés, mais qu’il craignait encore, il se donnait parfois des allures voltairiennes, s’abstenait de parler du ciel et de la Providence dans ses discours officiels, rendait aux grands hommes le Panthéon, faisait enlever les crucifix des tribunaux, laissait envahir l’archevêché et faisait d’autorité, malgré l’archevêque Quélen, donner des obsèques religieuses à l’évêque constitutionnel Grégoire[7], il ne voulait, d’autre part, exaspérer ni le parti légitimiste, ni l’épiscopat, ni la Papauté en se déclarant l’adversaire de l’Église. Il savait trop combien celle puissance était redoutable et combien sa royauté de fraîche date était encore chancelante, mal assise. Dès son avènement, il avait humblement protesté auprès du Saint-Siège de son respect pour la religion, de son profond attachement au Concordat, et obtenu de Pie VIII qu’il recommandât au clergé français de lui prêter serment, de lui rester soumis. Dans ses rapports avec l’épiscopat, comme avec le Saint-Père, il ne cessait de représenter que ses complaisances pour le parti révolutionnaire étaient de pure forme et n’auraient qu’un temps ; qu’il fallait bien le ménager un peu pour conserver sur lui quelque crédit et pouvoir le contenir, mais que toutes ses sympathies étaient pour l’Église et qu’il le ferait bien voir. Effectivement son intérêt n’était point de la persécuter ; et, à mesure que l’effervescence de juillet commença de se calmer, son intention de lui complaire, sans toutefois se livrer à elle, devint chaque jour plus manifeste. II. — De tout ce qui précède il résulte que le clergé de France n’était guère fondé à se plaindre du nouveau régime. Il n’en criait pas moins à la persécution, et c’est justement au lendemain d’une révolution qui lui 'avait fait si peu de mal que se forma dans ses rangs un parti radical et aventureux, ne tendant à rien moins qu’à briser sans retour, au profit de l’Église, ces liens du Concordat si politiquement respectés par les hommes de Juillet. Ce ne fut pas dans l’épiscopat qu’il se constitua, et on le conçoit sans peine en se rappelant les traditions d'un corps trop habitué depuis plusieurs siècles à louvoyer entre les deux puissances spirituelle et temporelle pour rompre de gaîté de cœur et sans réserve avec l’une d’elles. Sans doute les évêques, tout dévoués à l’ancienne dynastie, n’avaient vu qu’avec douleur et avec effroi monter sur le trône le protégé de Lafayette. La plupart d’entre eux ne lui avaient prêté serment qu’à contre-cœur, uniquement pour obéir au pape et avec l’espoir d’une prochaine contre-révolution. Presque tous, dans les premiers temps, boudaient et, s’ils ne faisaient point acte d’opposition, se renfermaient, à l’égard du gouvernement, dans un système d’abstention d’où ils enjoignaient au bas clergé de ne pas sortir. Quelques-uns même, comme Quélen, osaient manifester de temps à autre leur hostilité. Mais, tout en souhaitant la chute de la royauté nouvelle, pas un n’allait jusqu’à désirer un divorce entre l’Église et l’Etat. Le contrat qui existait entre ces deux pouvoirs n’était pas, à leurs yeux, sans défauts. Mais il leur paraissait en somme plus avantageux à l’Église qu’à l’État. Il lui assurait du moins un rang officiel, quelque chose comme le caractère d’une institution d’État et des moyens d’existence réguliers. Le régime du Concordat avait fait ses preuves. On savait ce qu’on tenait. Fallait-il se jeter dans les hasards et lâcher la proie pour l’ombre ? Sans hésiter, les évêques répondaient : non. Mais à côté d’eux des prêtres plus hardis et moins habitués à ménager les gouvernements trouvaient que tout n’était pas pour le mieux parce que quatre-vingts prélats étaient contents de leur sort. Dévoués de toute leur âme à l’Église, habitués depuis longtemps à la regarder comme la reine du monde, à ne tenir aucun compte des puissances temporelles qui lui faisaient obstacle, ils rêvaient pour elle non seulement une indépendance absolue, mais une suprématie morale qui eût fait d’elle la régulatrice du genre humain. L’esprit révolutionnaire qui venait de faire explosion en France et qui recommençait à souffler par toute l’Europe[8] ne les effrayait nullement. Eux-mêmes s’en inspiraient et, loin de combattre la liberté, prétendaient hardiment par la liberté régénérer l’Église, puis, par l'Église, l’humanité. Le promoteur de la nouvelle croisade était le polémiste austère et violent dont l’ultramontanisme intransigeant avait parfois sous la Restauration effarouché l’épiscopat français et la cour de Rome elle- même. C’était l’abbé de Lamennais. Ce prêtre sans reproche, ce religieux sans peur, qui ne vivait que dans les idées et ne connaissait pas les hommes, avait dans sa pensée placé l’Église et la papauté à une hauteur où ni les évêques ni le pape ne pouvaient atteindre. Plein de mépris pour les gouvernements, qui tous, y compris celui des Bourbons, s’étaient, suivant lui, servis de la religion au lieu de la servir, il répudiait tout pacte entre eux et le Saint- Siège ; il réclamait pour le souverain pontife une liberté d’action sans limites. Les nécessités de la politique n’existaient pas à ses yeux. Si Rome croyait devoir y céder, Rome avait tort. Lamennais était donc plus papiste que le pape. Aussi l’excès de son zèle avait-il paru compromettant, même avant 1830, non seulement au clergé, mais au chef suprême de l’Église. A plus forte raison fut-il jugé tel quand l’intrépide théoricien, se ralliant sans réserve aux principes de la Révolution, invita publiquement la papauté, au nom de l’Évangile, à rompre sans retour avec les rois pour embrasser la cause des peuples. On se rappelle qu’il avait toujours combattu avec la dernière énergie le gallicanisme. Le gallicanisme n'était, d’après lui, que l’oppression de l’Eglise par l’État. Les laquais tonsurés[9] qu’on avait vus mendier les faveurs royales aux Tuileries n’étaient que des traîtres. L’alliance des deux pouvoirs spirituel et temporel n’était admissible pour un catholique que si elle avait pour but le bien de la religion. Or l’expérience avait prouvé, surtout en France, que les gouvernements se proposaient tout autre chose. François Ier s’était emparé des bénéfices ; Louis XIV avait voulu courber l’Église sous le joug des quatre articles ; Napoléon avait domestiqué le clergé, emprisonné le pape. Il aurait pu faire le bien de la religion, mais il ne l’avait pas voulu. Les Bourbons l’avaient voulu sans le pouvoir. Quant à Louis-Philippe, il ne le pouvait ni ne le voulait ; son origine ne le lui permettait pas ; car il lui fallait avant tout ménager l’opinion de la classe dirigeante, qui l’avait appelé au trône, et cette classe était imprégnée de voltairianisme jusqu’aux moelles. Pourquoi les hommes de 1830 étaient-ils voltairiens ? Pourquoi l’Église leur était-elle suspecte ? Uniquement, disait Lamennais, parce que sous Louis XVIII et sous Charles X elle avait semblé identifier sa cause à celle d’une dynastie impopulaire, parce qu’au lieu de servir la religion, elle avait simplement servi un parti politique, un parti odieux à la nation, parce qu’elle était encore ou qu’on pouvait la croire dévouée à ce parti, dont la France ne voulait plus. Si en principe et dans tous les temps elle devait jouir, sous la direction supérieure et exclusive du pape, d’une indépendance absolue (tant pour le recrutement et la hiérarchie que pour renseignement et pour le culte), les circonstances particulières où l’on se trouvait lui faisaient un devoir de ne plus attendre et de se séparer enfin résolument de l’État. En cessant d’être inféodée à un gouvernement, à une faction politique quelconque, elle ferait tomber toutes les accusations, tous les soupçons dont elle était encore l’objet. Son autorité morale sur les fidèles ne tarderait pas à renaître et à grandir. Leurs libres dons l’indemniseraient largement du sacrifice qu’elle aurait fait en renonçant à être entretenue par l’État. Le prêtre, ne recevant plus rien du gouvernement, ne pourrait plus être traité par lui en salarié, en fonctionnaire. Il serait citoyen, et, ne demandant ni privilège ni protection, il pourrait exercer sans entrave tous lès droits proclamés par la nouvelle charte. Sa loi serait désormais le droit commun, c’est-à-dire la liberté. Mais si l’Eglise se réclamait de la charte, il fallait qu’elle l’acceptât tout entière, sans arrière-pensée ni réserve. Si elle prétendait bénéficier des principes de la Révolution, elle devait les inscrire loyalement sur sa bannière et non seulement les respecter, mais les servir et les défendre de son mieux. La logique rigoureuse et honnête de Lamennais ne reculait pas devant une pareille conséquence. Il voulait donc que désormais l’égalité, la liberté civile, la liberté des cultes, celle de l’enseignement, celle de la presse, tant de fois condamnées par le clergé, lui devinssent sacrées, prissent place dans son credo, sur son programme. N’était-ce pas d’ailleurs pour l’Église une obligation vraiment religieuse que de prendre en main la défense de ces principes trop longtemps méconnus ? L’esprit de l’Evangile, l’esprit du Christ n’était-il pas en eux ? Liberté, égalité, fraternité, n’était-ce pas ce que Jésus était venu prêcher sur la terre ? Servir les droits du peuple en usant des siens propres, pouvait-il y avoir pour l’Église une plus noble tâche ? Et quelle ne serait pas sa popularité, sa puissance, quand on la verrait, détachée des rois et des grands, soutenir au nom du ciel la cause des faibles, des pauvres, des déshérités ? Bien entendu, ce n’était pas seulement en France que Lamennais la conviait à jouer ce grand rôle. C’était dans toute l’Europe, c’était dans tout l’univers. Partout où il y avait des peuples opprimés, partout où le droit des nationalités était méconnu ou contrarié par les rois, en Belgique, en Irlande, en Allemagne, en Pologne, en Italie même, c’était au pape à élever la voix, à prêcher la justice, à se faire l’avocat des peuples, le défenseur des nationalités. Il y perdrait sans doute les quelques provinces que Napoléon lui avait prises et que le congrès de Vienne lui avait rendues. Mais il aurait prouvé son désintéressement. Il aurait dégagé sa royauté spirituelle de toute compromission avec les royautés de la terre ; et qu'était un misérable domaine de quelques centaines de lieues carrées auprès de l’empire qui lui serait dès lors assuré, l’empire moral de l’humanité ? Il fallait la candeur héroïque d’un Lamennais pour croire qu’un pareil programme pût être adopté par le chef de l’Église. Mais l’illustre écrivain n'était pas seul à se nourrir d’un pareille illusion. Autour de lui s’était formée une petite phalange ardente, résolue, dont chaque soldat valait un général, et le dévouement de ses disciples le fortifiait chaque jour un peu plus dans son audace comme dans son espoir. C’étaient des prêtres de grand talent, comme Salinis, Gerbet, Rohrbacher, Lacordaire, des laïques instruits, pieux, éloquents, comme de Coux et Montalembert, bref des hommes de cœur qui, eux aussi, semblaient n’avoir d’autre ambition que de lutter, en dehors et au-dessus des partis, pour le triomphe de la foi catholique. Certes leur chef était converti sans réserve et sans retour à la cause de la liberté ; la fin de sa vie l’a bien prouvé. Pour eux, si leurs sentiments devaient plus tard se modifier étrangement, on ne peut douter qu’ils ne partageassent alors sincèrement ses convictions. C’étaient presque tous de fort jeunes gens que son enthousiasme avait gagnés et qui, pleins de mépris, comme lui, pour les calculs étroits de la politique, confondaient comme lui la cause de l’Église avec celle de la Révolution[10]. Les doctrines que nous venons d’exposer furent soutenues, dès la fin de 1830, avec un éclat incomparable, dans le journal l'Avenir, fondé par Lamennais et ses amis[11]. Le bruit que fit cette feuille en France et à l’étranger encouragea ses auteurs à une nouvelle entreprise. Parler, c’était bien ; agir, c’était mieux. Dès le 18 décembre de la même année, ils instituèrent l’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse. Cette association, dirigée par un comité de neuf membres sous la présidence de Lamennais, avait pour tâche, au dire de ses statuts : 1° Le redressement de tout acte contre la liberté du ministère ecclésiastique par des poursuites devant les chambres et devant tous les tribunaux ; 2° Le soutien de tout établissement d’instruction primaire, secondaire et supérieure contre tous les actes arbitraires, attentatoires à la liberté d’enseignement, sans laquelle il n’y avait plus ni charte ni religion ; 3° Le maintien du droit qui appartenait à tous les Français de s’unir pour prier, pour étudier ou pour obtenir toute autre fin également avantageuse à la religion, aux pauvres et à la civilisation. En outre, l’agence se proposait de servir de lien commun à toutes les associations locales déjà établies en France ou qui s’y établiraient dans le but de former une assurance mutuelle contre toutes les tyrannies hostiles à la liberté religieuse. Cette société se mit aussitôt à l’œuvre, dénonça les fauteurs d’irréligion, poursuivit certains d’entre eux en justice, organisa des souscriptions publiques et provoqua dans toute la France en faveur de la liberté de l’enseignement des pétitions qui, en quelques semaines, réunirent quinze mille signatures. Un peu plus tard même, pour bien prouver le cas qu’elle faisait du monopole universitaire, elle ouvrit à Paris (avril 1831) sans aucune autorisation, une école libre où Montalembert, Lacordaire et de Coux ne dédaignèrent pas de faire office de professeurs. III. — Mais les allures doublement révolutionnaires d’un parti qui tendait à bouleverser l’État comme l’Église ne tardèrent pas inquiéter le nouveau gouvernement. Louis-Philippe n’aimait certainement pas à se mêler de religion. Il ne faut, disait-il, jamais mettre son doigt dans les affaires de l’Église ; on ne l’en retire pas, il y reste. Toutefois ni lui ni ses ministres ne crurent pouvoir tolérer longtemps une propagande également menaçante pour les institutions monarchiques et pour le Concordat. U Avenir fut traduit en cour d'assises pour avoir violemment attaqué le principe du budget des cultes et la nomination des évêques par l’État[12]. Mais ce procès donna lieu aux accusés d’affirmer leurs doctrines avec plus d’éclat qu’ils n’avaient pu le faire jusqu’alors. Ils furent acquittés (janvier 1831), et l’Avenir se montra plus hardi que jamais. L’école libre fut fermée et ses fondateurs poursuivis. Mais, comme l’un d’entre eux, Montalembert, était par droit héréditaire membre de la chambre des pairs, ils ne purent être jugés que par celte assemblée. Elle les condamna, mais après des débats retentissants, d’où leur cause ne sortit pas amoindrie (20 septembre 1831)[13]. Lamennais et ses amis n’étaient pas hommes à se laisser intimider par un gouvernement, quel qu’il fût. Mais leurs doctrines n’offusquaient pas seulement la monarchie de Juillet. Elles étaient aussi fort mal vues de l’épiscopat français, qui ne pouvait pardonner à Lamennais d’avoir si résolument rompu avec le parti légitimiste et qui, s’il ne le blâmait pas de réprouver les articles organiques, ne voulait pas le suivre dans sa campagne contre le Concordat. Ses tendances démocratiques n’étaient pas non plus aux yeux du haut clergé une moindre cause de scandale. Aussi les évêques n’avaient- ils pas tardé à se prononcer contre Y Avenir. La plupart d’entre eux en vinrent bientôt à interdire la lecture de cette feuille au bas clergé qui, soumis, comme on sait, par la loi à leur autorité discrétionnaire[14], ne pouvait leur résister. Quelques-uns allèrent plus loin et dénoncèrent formellement Lamennais soit au nonce du pape à Paris, soit au pape lui-même. Mais le tenace lutteur ne semblait guère se soucier de leurs censures et annonçait l’intention de poursuivre son entreprise tant que le souverain pontife ne l’aurait pas manifestement condamnée. Restait à savoir si Rome parlerait. Mais Rome se taisait et avait pour cela de bonnes raisons. Après le pontificat éphémère de Pie VIII, le Saint-Siège était demeuré vacant près de trois mois (nov. 1830-2 février 1831). Le nouveau pape, Mauro Capellari, qui prit le nom de Grégoire XVI, était, comme il le prouva un peu plus tard, tout à fait incapable de comprendre les grandes vues du réformateur français. C’était un théocrate de la vieille école, fort attaché au pouvoir temporel de la papauté, persuadé que les rois étaient, en somme, les meilleurs appuis de la religion, inaccessible à l'esprit moderne et tout à fait réfractaire aux principes de 1789. Il eût donc sans tarder réprouvé de grand cœur les doctrines de l’Avenir, si des circonstances politiques très graves ne lui eussent fait un devoir de gagner du temps. Ses propres États étaient à ce moment même entamés par la Révolution. Le feu était en Romagne. Les Autrichiens l’aidaient à l’éteindre. Mais il était à craindre que la France de Juillet ne recommençât la propagande de la liberté et ne prêtât son concours aux patriotes italiens. Elle l’eût fait sans doute, et Louis-Philippe n’eût pu la retenir, si le nouveau pape se fût hâté de la braver en anathématisant la liberté. Ajoutons que Grégoire XVI, tout en désapprouvant les tendances nouvelles de Lamennais, ne pouvait ni méconnaître sa bonne foi ni oublier avec quelle ardeur il avait jusqu’alors servi la papauté. Il craignait qu’une condamnation publique ne le poussât à la révolte (ce qui arriva) et ne causât un grand scandale. Ce qu’il souhaitait, c’était que le compromettant polémiste fût amené, par les conseils qu'il lui faisait indirectement donner, à s’arrêter de lui-même dans la voie où il s’était engagé et n'attendît pas une condamnation publique. Mais Lamennais s'obstinait à ne pas comprendre et voulait que le pape le jugeât à la face du monde. L'Exposition de ses principes, qu’il lui avait fait parvenir dès le mois de février, était restée sans réponse. D’autre part, des avis venus de Rome et des communications officieuses émanées de l’épiscopat ne lui permettaient pas de croire que le souverain pontife fût disposé à l’approuver dans son entreprise. Ses collaborateurs, moins hardis que lui, commençaient à ne plus le suivre qu’en hésitant. Lamennais sentait le terrain fléchir sous ses pieds. Mais, inébranlable dans sa foi, il ne voulait pas céder encore. Il lui sembla qu'une démarche personnelle de sa part déterminerait enfin le pape à parler. En attendant, il crut devoir suspendre la publication de l’Avenir (15 novembre 1831) et annoncer qu’il se soumettrait à la sentence du Saint-Père, quelle qu’elle fût. Puis, accompagné de Montalembert et de Lacordaire, il partit pour Rome, où il comptait voir Grégoire XVI et ne désespérait pas d’obtenir enfin justice. Un homme moins naïf n’eût pas fait ce voyage. Arrivé à Rome (30 décembre 1831), Lamennais, partout suspecté, ne put obtenir auprès du pape aucun appui. Si Grégoire XVI consentit, non sans peine, à le recevoir, ce fut à la condition expresse qu'il ne lui dirait pas un mot de l’affaire qui l’avait amené jusqu’à lui. Un second Mémoire, qu'il lui fit remettre au nom de l’Avenir et de l’Agence générale, demeura, comme le premier, sans réponse. Aucune question ne lui fut posée, aucune explication ne lui fut demandée, aucune confrontation avec ses détracteurs ne lui fut accordée. Les semaines, les mois s’écoulèrent, Lacordaire, inquiet, découragé, supplia vainement Lamennais de ne pas insister et, ne pouvant triompher de son entêtement, repartit pour Paris dès le 15 mars 1832. Lamennais, lui, persista plusieurs mois encore. Si, de guerre lasse, en juillet, il s’éloigna de Rome à son tour, ce fut en déclarant que, le Saint-Père n’ayant pas condamné son œuvre, il allait résolument la poursuivre. Mais il avait à peine fait la moitié du chemin que la sentence depuis si longtemps sollicitée contre lui par ses ennemis l’atteignait en plein cœur et le réduisait à se soumettre ou à se déclarer ouvertement rebelle. Si le pape n’avait pas cru devoir garder plus longtemps le silence, c’est que sa situation politique s’était quelque peu modifiée. De nouveaux mouvements en Romagne avaient amené une seconde intervention autrichienne. Le gouvernement français, ne voulant pas que la cour de Vienne fit seule la police dans les États du pape, avait fait occuper Ancône. Le Saint-Siège redoutait sans doute l’ambition de l’Autriche[15]. Mais ce n’était pas par la France qu'il entendait être protégé contre cette puissance. La France de Juillet ne pouvait, à son sens, apporter en Italie que le désordre et la peste révolutionnaire. Dans ce cruel embarras, Grégoire XVI avait cru devoir recourir aux bons offices de la Russie, qui avait justement besoin du pape pour prêcher la soumission à la catholique Pologne, naguère insurgée et encore frémissante sous le joug. L’accord avait été facile. Le chef de la catholicité n’avait pas rougi d’inviter au nom du ciel les malheureux Polonais à se montrer dociles envers leur bourreau[16]. En retour, le tsar avait promis au pape son concours éventuel soit contre l’Autriche, soit contre la France. Dès lors le nouveau pape, qui ne craignait plus la monarchie de Juillet, avait cru pouvoir faire connaître au monde, sans réticences et sans ambages, la doctrine rétrograde dont il entendait faire sa règle de conduite. Son encyclique du 10 août 1832, violent et radical anathème contre les principes de 89, réprouvait solennellement, comme perverses et funestes pour la religion, les doctrines les plus chères à Lamennais. L’auteur de ce manifeste n’était d’accord avec le rédacteur de l’Avenir que sur un point : Il repoussait hautement comme lui l’idée que l’Église dût jamais être soumise en rien à l’autorité civile. Sur tous les autres, il se séparait de lui nettement. Tout d’abord, il niait qu’aucune nouveauté fût désirable dans l’Église. Cette grande institution n’avait besoin d’être ni restaurée, ni régénérée. Admettre seulement qu'elle fût exposée à la défaillance, à l’obscurcissement, c’était lui faire injure. En tout cas, c’était au pape seul à prendre l’initiative d’un changement. Les évêques et les simples prêtres ne devaient qu’obéir. Plus loin, Grégoire XVI flétrissait avec énergie l'indifférentisme, c’est-à-dire la doctrine d'après laquelle on pouvait acquérir le salut éternel, par quelque profession de foi que ce fût, pourvu que les mœurs fussent droites et honnêtes. Et il ajoutait : De cette source infecte de l'indifférentisme découle cette maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire, qu’il faut assurer ou garantir à qui que ce soit la liberté de conscience. Ce délire n’était pas le seul dont il voulût garantir les fidèles. Là se rapporte, lisons-nous encore dans l’encyclique, cette liberté funeste et dont on ne peut avoir assez d'horreur, la liberté de la librairie pour publier quelque écrit que ce soit, liberté que quelques-uns osent solliciter et étendre avec tant de bruit et d’ardeur... Il est assez évident combien est fausse, téméraire, injurieuse au Saint-Siège et féconde en maux pour le peuple chrétien la doctrine de ceux qui non seulement rejettent la censure des livres, mais... osent refuser à l’Eglise le droit de l’ordonner et de l’exercer... Quant à la liberté politique, le pape la condamnait aussi en termes exprès, rappelant que l’autorité des princes venait de Dieu et signalant comme un crime contre la religion le fait d'ébranler la fidélité et la soumission qui leur étaient dues. La séparation de l’Église et de l’État était repoussée comme dangereuse à la puissance spirituelle. La rupture des liens qui unissaient le sacerdoce à l’empire ne pouvait être demandée que par les ennemis de la religion, partisans d'une liberté effrénée. Enfin Grégoire XVI proscrivait rigoureusement toute association où, feignant le respect de la religion, mais vraiment par soif de la nouveauté et pour exciter partout des séditions, on préconisait toute espèce de liberté, on excitait des troubles contre le bien de l'Eglise et on détruisait l'autorité la plus respectable. Ainsi Lamennais était implicitement condamné par ce manifeste. Il est vrai que l’auteur de l’encyclique ne l’avait pas nommé. Mais, pour qu’il ne pût se prévaloir de cette omission volontaire, le pape lui fit écrire en confidence par le cardinal Pacca que c’étaient bien les doctrines de l’Avenir qu’il avait visées ; il lui mettait, comme on dit, les points sur les i et l’invitait formellement à la soumission. La soumission, il est vrai, ne se fit pas attendre. Mais
elle ne fut ni aussi explicite, ni aussi complète qu’on le désirait à Rome.
Lamennais, blessé au cœur, ébranlé dans sa foi, tint strictement sa promesse,
en ce sens que (dès le 10 septembre),
il annonça la suppression de l’Avenir et la dissolution de l’Agence
générale. Rien de plus, rien de moins. Il obéissait, mais il n’approuvait
pas, et, comme ni dans ses propos ni dans sa correspondance, il ne pouvait
dissimuler son sentiment intime sur la doctrine de l’encyclique, ses ennemis —
on sait combien ils étaient nombreux, surtout dans l’épiscopat — ne tardèrent
pas à le dénoncer de nouveau en cour de Rome. On voulait l'obliger à
rétracter formellement ses prétendues erreurs par une adhésion explicite au
manifeste pontifical. Le malheureux se débattit plus d’une année, ne voulant
ni parler contre sa conscience ni rompre avec cette Église qu’il avait tant
aimée, tant servie[17]. Enfin, les
instances du pape ou de ses représentants ne lui permettant pas de se dérober
plus longtemps, bien convaincu que le pape avait outrepassé ses pouvoirs
spirituels par une profession de foi politique qui ne pouvait engager que
lui, toujours prêt à reconnaître l'autorité du Saint-Siège en matière de
dogme et de discipline ecclésiastique, mais se réservant une entière liberté d'opinions, de paroles et d’actes dans l’ordre purement
temporel[18], il signa, pour avoir la paix (11
décembre 1833), la formule d’adhésion à l’encyclique qui lui était
imposée, non sans déclarer à l’archevêque de Paris, chargé de la négociation,
qu'il n’entendait pas renoncer à ses devoirs
envers son pays et l’humanité, dont nulle puissance au monde ne pouvait ni
exiger le sacrifice ni le dispenser. La cour de Rome insista. Elle
voulait à tout prix que Lamennais se rétractât et s’engageât à concourir, au
moins par son silence, au système politique du Saint-Siège. Cet engagement, répondit-il, je ne puis le prendre ; ma conscience me le défend, je ne
promettrai jamais ce que je ne suis pas résolu à tenir[19]. Et peu après,
pour couper court à de nouvelles obsessions, il publia les Paroles d’un
croyant. Ce réquisitoire ardent contre les rois, cette apologie
entraînante du droit populaire, cet appel à toutes les nationalités opprimées
était une réponse directe aux diatribes réactionnaires de l’Encyclique.
Le succès de ce petit livre fut immense. Il s’en vendit en quelques mois cent
mille exemplaires. Cette fois, Grégoire XVI ne crut plus devoir à Lamennais
aucun ménagement. Une nouvelle encyclique, plus violente encore que celle du
15 août, condamna les Paroles d'un croyant comme une œuvre satanique
et désigna nominativement le grand écrivain comme un fauteur d’anarchie, un
ennemi de l’Église, un hérétique (25 juin 1834)[20]. Dès lors, nul
rapprochement ne fut plus possible entre Lamennais et la cour de Rome,
Méconnu, maltraité par cette Église qu’il avait tant aimée, tant servie,
qu’il avait voulu faire si grande, le vieux lutteur, fort de sa conscience,
se sépara d’elle pour toujours[21]. Son fier et
tendre génie se mit dès lors sans réserve au service du peuple et de
l’humanité. Aussi ses derniers ouvrages[22] ne
contribuèrent-ils pas peu à répandre dans son nouveau parti l'idée que la
vraie source de la République, c’était l’Evangile, et c’est surtout à lui que
les nouveaux chefs de la démocratie durent la religiosité généreuse, mais
imprudente, dont ils liront preuve — on le verra plus loin — après la
révolution de février. IV. — Quanta ses anciens amis et notamment à ses collaborateurs de l’Avenir, effrayés par les menaces des évêques et du pape, ils n’avaient pas attendu pour se séparer de lui sa rupture avec le Saint- Siège. Presque tous avaient, dès 1832 et 1833, non sans douleur, mais sans résistance et sans réserve, adhéré aux doctrines de la trop fameuse encyclique. Montalembert, qui, seul, lui était resté fidèle et lui témoignait encore en 1831 l’attachement d’un fils, avait enfin cédé aux instances de Lacordaire, ainsi que de Mme Swetchine, et avait à son tour fait son entière soumission à la cour de Rome[23] (8 déc. 1834). Il semble que les mennaisiens eussent dû dès lors faire cause commune avec Grégoire XVI et ne plus employer leur talent qu’à jeter comme lui l’anathème à l'esprit moderne. Pourtant on vit fort peu de temps après quelques-uns d’entre eux entreprendre, à la fois au nom de l’Église et au nom de la liberté, une nouvelle campagne. Et cette fois le pape, sans les approuver, les laissa faire ! Comment au fond de l’âme conciliaient-ils leur libéralisme avec leur respect pour les théories pontificales ? Comment Grégoire XVI, sans désavouer l’encyclique, leur permettait-il de parler et d’agir comme s’ils ne l’eussent pas connue ? C’est ce qu’il n’est facile ni d’expliquer ni même de comprendre. La casuistique a des ressources infinies. Les jésuites, qui l’ont si fort enrichie, avaient poursuivi Lamennais avec acharnement ; — ils firent au contraire étroite alliance avec ses anciens disciples et leur fournirent sans doute, à eux aussi bien qu’au pape, d’excellentes raisons pour mettre leurs consciences en repos. Hâtons-nous de le dire, du reste, la nouvelle école se montrait infiniment plus modeste et moins exigeante que ne l’avait été le groupe de l'Avenir. Elle ne voulait effaroucher ni le pape ni les rois. Sans approuver le régime concordataire, elle ne demandait point la séparation de l’Église et de l’État. Sans nier les droits des peuples, elle ne prêchait point l’insurrection, elle déclarait même acceptables toutes les formes de gouvernement. Sans anathématiser les libertés modernes, elle n’en revendiquait hautement et résolument que deux : la liberté de l’enseignement et la liberté d’association. Sur ces deux points, il est vrai, elle était décidée à se montrer intraitable. C’était, ou cela paraissait être, à peu près tout son programme. Il semblait bien modeste ; mais il n’en renfermait pas moins la contre-révolution tout entière. Que manquait-il à l’Église, déjà si puissante par la prédication et la confession, pour redevenir maitresse de la France ? Il ne lui manquait que l’école. Le jour où elle aurait repris possession de la jeunesse, où elle l’aurait dressée, façonnée suivant ses principes, point ne serait besoin d’abolir les libertés modernes ; ces libertés n’existeraient plus que pour elle, c’est-à-dire ne seraient plus que de nom. Sous la Restauration, c’était par la faveur du gouvernement que l’Église avait cherché à s’emparer de l’enseignement. Maintenant, ce n’était plus faveur ni privilège qu’elle demandait. C’était le droit commun, la liberté légale ; elle invoquait la charte, elle ne l’invoquait pas pour elle seule, elle l’invoquait pour tout le monde, se défendant de vouloir faire tort à personne et ne réclamant que sa place au soleil. Il est vrai que pour que l’Église put enseigner, il fallait lui permettre de reconstituer des congrégations depuis longtemps dissoutes ou proscrites. Mais les congrégations n’étaient-elles pas nécessaires à la religion, au culte catholique, et la charte ne proclamait-elle pas aussi la liberté des cultes ? Ainsi, liberté d’enseignement, liberté d’association, tel était, bien délimité, le programme dont pendant de longues années et avec une remarquable énergie, la nouvelle école allait poursuivre la réalisation. Les chefs du mouvement, jeunes gens pleins d’audace, de science et de talent, se mirent à l’œuvre avant même que la rupture de Lamennais avec Rome fût tout à fait consommée. Dès 1833, à Paris, un étudiant de vingt ans, Frédéric Ozanam[24], qui travaillait la jeunesse des écoles avec un zèle d’apôtre, au nom de la foi catholique, eut l’idée de fonder, sous l’invocation de saint Vincent de Paul, une société nouvelle qui, modeste et obscure à ses débuts, devait en peu d’années faire oublier par ses succès la Congrégation de la rue du Rac. Partant de ce principe, que c’était surtout par la bienfaisance que la religion, quelque peu discréditée, devait chercher à redevenir populaire, et qu’il fallait avant tout mettre la foi sous la protection de la charité, ce généreux jeune homme se mit en tête de ressusciter sous un autre nom la Société des bonnes œuvres, qui n’avait pas survécu à la révolution de juillet. Mais il eut le bon sens de la reconstituer de telle sorte que, tout en se dévouant sans réserve aux intérêts de l’Église, elle ne fut pas ostensiblement dirigée par elle, comme l’avait été la Congrégation, et qu’elle ne parût pas non plus inféodée au parti de l’ancien régime. La nouvelle association devait être essentiellement laïque, gouvernée par des laïques, et s’abstenir des compromissions politiques qui avaient fait tant de tort à l’œuvre des Delpuits et des Ronsin. Encouragé, secondé par Bailly de Surcey, président de la Société des Bonnes études — qui fonctionnait encore tant bien que mal depuis 1830 —, Ozanam constitua sans bruit (au mois de mai 1833), avec sept de ses camarades, la première de ses Conférences. Cette confrérie, dont Bailly fut le premier président, avait pour but, d’après ses statuts, de porter des consolations aux malades et aux prisonniers, de l’instruction aux enfants pauvres, abandonnés ou détenus, des secours religieux à ceux qui en manquent au moment de la mort. Bientôt, grâce à l'infatigable propagande de son fondateur et au concours discret de l’Eglise, la société de Saint-Vincent-de-Paul put créer des conférences nouvelles. Dès 1836, elle en comptait quatre à Paris, elle en avait établi d’autres à Nîmes, à Lyon, à Nantes, à Rennes, à Dijon, à Toulouse et même à Rome. A partir de cette année, elle en institua chaque année beaucoup d’autres, en France et à l’étranger. Elle devint rapidement une vaste association cosmopolite qui, fortement hiérarchisée sous la direction suprême d'un conseil général siégeant à Paris[25], devait un jour paraître à certains gouvernements une puissance redoutable par ses relations, ses ressources et ses multiples moyens d’action. On la vit bientôt patronner des orphelins, des pauvres, des apprentis, des écoliers, organiser pour sa clientèle un enseignement régulier, procurer des avocats à ses adhérents devant les tribunaux, tenir des bureaux d'affaires ou de consultations et s’appliquer encore à beaucoup d’autres œuvres[26], grâce auxquelles elle devint, par la force des choses, la plus puissante agence de renseignements et de propagande au service de l’Église. La société de Saint-Vincent-de-Paul n’est pas la seule
création dont l’Eglise soit redevable à Frédéric Ozanam. L’institution des
conférences de Notre-Dame, d'où elle a retiré tant de prestige, est aussi en
grande partie son œuvre. En 1833 et 1834, on le voit à plusieurs reprises
porter des pétitions à l’archevêque de Paris, lui demandant d’ouvrir sa
cathédrale à un enseignement religieux qui sorte
du ton ordinaire des sermons, où Von traite les questions qui préoccupent alors la
jeunesse, où la religion soit présentée dans
ses rapports avec la société et réponde au moins indirectement aux
principales publications de France et d’Allemagne[27]. Cet
enseignement, suivant lui, c’est Lacordaire qui doit le donner, Lacordaire
qui, à ce moment même (1834), par sa
parole inspirée, attire dans la chapelle du collège Stanislas l’élite de la
société parisienne. Et ses instances sont si tenaces, si pressantes, que Quélen,
d’abord un peu méfiant[28], consent enfin à
ouvrir sa chaire métropolitaine à l'ancien rédacteur de l’Avenir, en
qui l’Église reconnaît du premier coup un orateur sans rival (1835). Dès lors l’apologétique chrétienne,
renonçant aux procédés timides, surannés et inefficaces des Frayssinous, des
Boulogne, des Mac-Carthy, prenant corps à corps le rationalisme et la science,
employant leurs propres armes pour
les combattre, devient vraiment éloquente et vraiment populaire. Les voûtes
de Notre-Dame retentissent d’une parole mâle, vibrante, vraiment émue, et qui
va droit au cœur de l’auditoire. La religion aborde tous les problèmes ; rien
dans la société nouvelle ne semble lui faire peur ; elle ne craint pas de
parler le langage de la liberté. Lacordaire, il est vrai, dénoncé à Quélen
par les royalistes et encore un peu suspect à Rome, devra, par prudence, en
1836, interrompre ses prédications[29]. Mais on le
verra reparaître peu d’années après, plus mûr, plus maître de lui, plus
puissant et plus entraînant que jamais. En attendant, un autre orateur, plus véhément, plus hardi, vrai général de la nouvelle armée catholique, s’est révélé à la tribune du Luxembourg. Montalembert, à vingt-cinq ans, a pris possession de son siège à la chambre des pairs. Dès lors la France ne cessera, pendant bien des années, d’entendre celte voix redoutable. Nul ne pourra forcer Montalembert à se taire. Il monte à la tribune comme on monte à l’assaut. S’il est parfois sans espoir, il est toujours sans peur. Les indécis, les hésitants ne tarderont pas à le suivre. Indépendant de tout parti politique, toujours prêt à se porter avec les siens du côté où l’appelle l’intérêt de l’Église, il deviendra bientôt une puissance avec laquelle le gouvernement sera obligé de compter. V. — Le
gouvernement, du reste, ne demande depuis longtemps qu’à complaire au clergé,
sans se brouiller toutefois avec la bourgeoisie voltairienne ou gallicane qui
a fait la monarchie de Juillet. Louis-Philippe veut faire oublier, tant au
dehors qu’au dedans, qu’il est le roi des
barricades. Après avoir oscillé par nécessité entre le parti de la résistance et le parti du mouvement, il penche visiblement vers le
premier, dans les rangs duquel il prend de préférence ses conseillers et ses
amis. Le ministre selon son cœur, c’est Guizot, dont le programme se résume
en deux mots : conservation et autorité. Cet homme d’État, bien que
protestant, entend, par politique, que la royauté nouvelle marche en étroit
accord avec le clergé catholique. Il l’a déclaré hautement dès 1832. L’année
suivante, il a donné de ses bonnes intentions envers l’Église un gage tel,
qu’elle n’en peut plus douter. La loi du 28 juin 1833, présentée et soutenue
par lui devant les chambres, a été pour elle un grand succès. En effet, cette
loi, qui avait pour objet l’organisation de l’enseignement primaire en
France, n’a pas seulement assuré la première place dans l’éducation du peuple
à l’instruction morale et religieuse[30] ; elle en a
donné une aux curés dans les comités de commune et d’arrondissement chargés de
la surveillance des écoles[31] ; mais elle a
fait plus encore pour la satisfaction de l’Église en permettant aux écoles
privées — qui, dans la plupart des cas, ne sont que des écoles congréganistes
— la libre concurrence avec les écoles communales. Ce précédent ne pouvait manquer d’être invoqué par un homme comme Montalembert, qui croyait n’avoir rien obtenu tant qu’il restait quelque chose à gagner. Le chef des néo-catholiques estimait d’ailleurs, avec tous ses amis, que l’avantage de pouvoir participer à l’enseignement primaire, bien que fort appréciable, n’était en somme que peu de chose sous un régime où la foule n’exerçait pas de droits politiques et où les riches étaient seuls électeurs. Sous la monarchie de Juillet, ce n’étaient pas les prolétaires, c’étaient les bourgeois, les électeurs, qu’il fallait tenir pour avoir l’État dans sa main. Or les bourgeois étaient élevés dans les collèges. Il fallait donc à tout prix que les prêtres devinssent leurs maîtres, et la question de l'enseignement secondaire avait aux yeux du clergé une bien autre importance que celle de l’enseignement primaire. Guizot, redevenu ministre de l’instruction publique en 1836, était d’avis que pleine satisfaction devait être donnée sous ce rapport au parti catholique. Aussi déposa-t-il cette année même un projet de loi qui, faisant brèche au monopole universitaire, autorisait, en fait d’enseignement secondaire, la création d’établissements libres, sous condition de certains grades et de certificats de moralité, mais sans exclure aucune catégorie de personnes et sans exiger de qui que ce fût aucun engagement, aucune déclaration particulière. C’était plus que le clergé n’avait osé espérer. Aussi ne se tint-il pas de joie. C’est à dater de cette époque, a écrit plus tard un de ses chefs[32], qu’il se fit entre l’Église de France et le gouvernement un rapprochement depuis longtemps désiré et qui fut solennellement proclamé. Les évêques, en effet, à l’exception de Quélen, cessèrent de bouder et commencèrent à trouver que la royauté de Juillet avait du bon. Le pape lui-même daigna témoigner sa satisfaction[33]. A la vérité, le projet de loi qui mettait l’Église en joie n’eut pas les suites qu’elle avait espérées. La chambre des députés, toujours hostile à la théocratie et à l’ultramontanisme, y introduisit deux amendements qui en changeaient complètement le caractère. Ils portaient en effet : que tout individu demandant à ouvrir un établissement d’enseignement secondaire prêterait le serment politique prescrit par la loi d’août 1830 et déclarerait par écrit ne pas appartenir à une congrégation non autorisée en France. En présence de pareilles dispositions, le gouvernement battit en retraite et laissa tomber le projet (mars 1837). C’était encore prouver à l’Église son désir de lui plaire. Et du reste, en attendant mieux, Louis-Philippe et ses ministres lui rendaient tant de bons offices, fermaient les yeux sur ses empiétements avec tant d’obligeance, qu’elle eût eu vraiment bien mauvaise grâce à se plaindre. Les hommes du juste milieu, les Guizot, les Molé, voyaient surtout dans la religion une barrière à opposer aux idées républicaines et aux doctrines socialistes qui, nées d'hier, commençaient à se répandre et à devenir inquiétantes. Aussi n’étaient-ils pas avares de concessions et de faveurs envers ses ministres. Les esprits clairvoyants étaient frappés, pendant la période qui nous occupe (c’est-à-dire de 1835 à 1840), des rapides progrès que faisait chaque jour en France l’influence cléricale. Le temps n’était plus où le roi n’osait pas invoquer publiquement la Providence. Les crucifix étaient replacés dans les tribunaux[34]. La reine et ses filles se montraient dans les églises, et les évêques se montraient aux Tuileries. Le budget du culte catholique grossissait chaque année[35]. Grâce aux libéralités du gouvernement, de nouveaux édifices religieux s’élevaient de toutes parts, et les anciens étaient réparés. Pleine liberté de fait était laissée aux associations religieuses, malgré la loi de 1834, qui les visait certainement aussi bien que les associations civiles[36]. Le Cercle catholique[37] prenait les allures d’un comité de gouvernement. La société de Saint-Vincent-de-Paul comptait plusieurs milliers de membres et de nombreuses ramifications en province. L’association pour la Propagation de la Foi comprenait, vers 1840, sept ou huit cent mille adhérents et grossissait chaque année son avoir de plusieurs millions[38]. L'Institut catholique ouvrait des cours littéraires ou scientifiques, qui avaient lieu parfois dans les caves de certaines églises — Saint-Sulpice, Gros-Caillou, Madeleine, Saint-Nicolas-des-Champs, etc. L’École polytechnique, l’École normale, étaient entamées par la propagande cléricale. Les dons et legs affluaient dans les caisses des fabriques et des couvents avec l’assentiment de l’État[39]. La mainmorte ecclésiastique se reconstituait rapidement. Les congrégations autorisées avaient cent millions de francs — sans compter ce qu’elles n’avouaient pas —. Les lazaristes, répandus dans tout l’univers, avaient en France quatre cents établissements et possédaient à eux seuls vingt millions de capitaux. Ils dirigeaient des distilleries et une agence de remplacement militaire[40]. Les sœurs de la Charité, au nombre de six mille, dépendaient étroitement de cette puissante société. Les frères des écoles chrétiennes multipliaient leurs établissements sous l’œil bienveillant de l’administration. L’enseignement primaire des jeunes filles, dont l’État ne semblait presque pas se soucier[41], était presque entièrement accaparé par les communautés religieuses[42]. La longanimité du gouvernement laissait aussi — ce qui était plus grave —, renaître et grandir les congrégations non autorisées qui, au mépris de la loi, tendaient à reprendre possession de la France pour le compte du Saint-Siège. Les trappistes, chassés de la Meilleraye en 1831, n’avaient pas tardé à y rentrer ; ils vivaient maintenant en paix dans leurs diverses maisons. Les capucins, les chartreux fondaient sans opposition de nouveaux monastères. L’ordre des bénédictins se reconstituait à Solesmes sous Guéranger, par la volonté du souverain pontife (1836-1837)[43]. Lacordaire publiait un retentissant mémoire pour le rétablissement des frères prêcheurs (1839) et s’enfermait au couvent de la Quercia pour y faire son noviciat. Grâce à lui, le froc du dominicain ne devait pas tarder à reparaître au grand jour, en pleine France, en plein Paris. Mais, de tous les ordres interdits parla loi, il n’en était pas qui eût regagné plus de terrain que celui des jésuites et qui fût en réalité plus redoutable. Au lendemain de juillet, les soldats de saint Ignace s’étaient faits très petits, très humbles et s’étaient pour un temps dissimulés de leur mieux. Certaines de leurs maisons, comme celle de Saint-Acheul, avaient été momentanément fermées. De nouveau maintenant, on les voyait sortir de dessous terre plus industrieux et plus envahissants que jamais. Ils avaient en France vingt-cinq ou trente maisons professes, sans parler des noviciats. Vu l’accroissement du nombre des établissements et du nombre des religieux, la compagnie dut en 1836 dédoubler sa province de France — il y eut dès lors deux provinciaux, un à Paris et un à Lyon —. Et cependant le gouvernement affectait de ne pas voir les jésuites. Il était de bon goût parmi ses amis de sourire quand on signalait leurs progrès et de déclarer ridicules les craintes qu’ils inspiraient. Pour eux, ils laissaient dire et continuaient d’avancer. Tout puissants en cour de Rome sous Grégoire XVI, comme sous Pie VII, ils dominaient la plupart des congrégations ecclésiastiques, dont beaucoup avaient pris la règle des jésuites pour base de leur constitution. Le clergé français en très grande partie ne s’inspirait plus que de leurs doctrines et semblait n’avoir plus d’autres intérêts que les leurs. Ils écrivaient, parlaient, confessaient, dirigeaient les consciences. Ils reparaissaient en chaire de toutes parts, sans autre précaution que de se faire appeler abbés au lieu de pères. Un des leurs, Ravignan, prêchait publiquement et avec éclat à Notre-Dame[44]. Grâce à eux le chemin du ciel devenait de plus en plus facile ; la dévotion tenait lieu de vertu et dégénérait chaque jour un peu plus en exercices mécaniques, en pratiques et en œuvres matérielles, où le cœur n’avait souvent que fort peu de part. Les indulgences étaient tarifées et graduées comme au temps de Léon X[45]. Les processions et les pèlerinages reprenaient faveur. Une thaumaturgie grossière et bruyante envahissait la religion[46]. Partout, à l’instigation des religieux, et surtout des jésuites, s’organisaient de puissantes confréries laïques, que l’Église préparait au bon combat[47]. Certaines sociétés jésuitiques, comme celle de Saint-Joseph ou celle des Bons Livres, qui, pour avoir fait trop parler d’elles sous la Restauration, avaient jugé prudent de rentrer dans l’ombre en 1830, fonctionnaient de nouveau sans trop de mystère. L’enseignement même, d’où les jésuites paraissaient exclus depuis 1828, n’était pas à l’abri de leurs atteintes. Sans doute ils avaient sous Charles X fermé leurs collèges. Mais ils s’étaient hâtés d’en fonder d’autres en Espagne, en Belgique, en Suisse, à proximité de nos frontières. Du reste, ils pouvaient encore sans sortir de France garder, grâce à la complaisance des évêques, une place importante dans l’éducation de la jeunesse. L’épiscopat presque tout entier leur était dévoué corps et âme. On en eut la preuve, en 1838, quand l’évêque de Clermont refusa les prières de l’Église au vieux comte de Montlosier, qui était mort en bon catholique, mais à qui la compagnie ne pardonnait pas de l’avoir si hautement dénoncée en 1826. Traduit pour abus au conseil d’État, ce prélat fut, après son anodine condamnation, félicité par la plupart de ses confrères d'une censure qui, à leurs yeux, lui constituait un titre de gloire. Les doctrines des jésuites régnaient souverainement dans toutes les écoles ou institutions ecclésiastiques. On voit par les manuels théologiques qui étaient alors en usage dans les grands séminaires[48], que les aspirants à la prêtrise apprenaient encore la morale probabiliste, si vainement flétrie par Pascal, et que le scandaleux traité du P. Sanchez — De Matrimonio —, commenté et aggravé par Bouvier, évêque du Mans[49], était toujours employé pour les préparer au ministère de la confession. Quant aux adolescents qui peuplaient les petits séminaires, ils continuaient d’étudier l’histoire de France dans des livres comme celui du P. Loriquet, qui leur apprenaient à admirer les dragonnades, à ne voir dans la Révolution qu’un colossal brigandage et à se réjouir au souvenir de Waterloo. Ils trouvaient dans des ouvrages, comme les Instructions chrétiennes du P. Humbert, à côté de récits ou de conseils imprudents et dangereux pour leur imagination[50], des préceptes comme celui-ci : Quand même un prêtre ne serait pas saint et qu’il serait aussi indigne que Judas... si vous touchez à son honneur, à ses droits légitimes, à son ministère ou à sa personne, Dieu est sensiblement offensé. Quant à la philosophie, c’était encore dans un traité de l’évêque du Mans, alors très répandu[51], qu’il leur était permis d’en puiser les éléments. Ce docte prélat, ardent ami des jésuites, leur enseignait que le peuple doit savoir peu de chose : lire, écrire, compter, cela suffit[52]. Il démontrait aussi la légitimité de l’esclavage, flétrissait comme impie la doctrine de la souveraineté du peuple, de l’égalité civile et politique, établissait que, l’autorité des rois venant de Dieu, les rois étaient au-dessus des lois et qu’il n’était jamais permis de leur résister ; qu’on pouvait bien prêter serment à un usurpateur, mais qu’on pouvait aussi ne pas le tenir ; que ledit usurpateur pouvait être assassiné comme un malfaiteur et enfin que, si un roi légitime expulsé se faisait ramener dans ses états par des soldats étrangers, ces derniers devaient être traités non point en ennemis, mais plutôt en amis et en protecteurs. On voit par ces détails quelle place tenaient et quelle influence exerçaient clans notre pays le clergé en général et les jésuites en particulier, fort peu d’années après la Révolution de 1830. Mais cette place et cette influence ne leur suffisaient pas. La célèbre compagnie ne voulait plus être tolérée, elle voulait être libre, plus que libre, souveraine. En 1838, le P. Guidée, provincial de Paris, remontrait au roi, dans un mémoire confidentiel, que son ordre, loin de faire du tort à la monarchie de Juillet, l'avait au contraire servie de son mieux ; qu’il ne voulait point de privilèges, qu’il demandait simplement le droit commun, mais qu’il était temps de le lui donner. La liberté de l’enseignement, tel était plus que jamais le cri de guerre du nouveau parti catholique. Cette liberté, Montalembert la réclamait, à la tribune du Luxembourg, en 1839, non sans une certaine impatience. Le noble pair et ses amis trouvaient que le gouvernement tardait beaucoup à tenir ses promesses. De 1837 à 1839, ni Guizot ni Molé, préoccupés de leurs luttes parlementaires, n’avaient remis à l’ordre du jour la réforme de l’enseignement secondaire. L’Église et ses champions prenaient de l’humeur. Ils commencèrent à murmurer quand ils virent le ministère de l’instruction publique occupé par Villemain, qui se piquait d’être catholique, mais ne se défendait pas de suspecter les jésuites (1839). Ils ne continrent plus leur irritation quand, sous la présidence de Thiers, homme d’état fort sceptique, aux attaches toutes voltairiennes, le même poste fut confié à Victor Cousin, regardé par eux, bien à tort, comme un ennemi delà religion, mais défenseur résolu du monopole universitaire (1er mars 1840). C’est alors que, perdant toute mesure et démasquant leurs vues secrètes, les néo-catholiques, au lieu de se borner à réclamer leur part de liberté, entreprirent de renverser, à force de calomnies et d’outrages, l’Université même et prouvèrent ainsi que leur but était non de partager avec ce grand corps, mais d’enlever à l’État, pour l’accaparer, l’éducation de la jeunesse française. |
[1] Charte de 1830, art. 5 : Chacun professe sa religion avec une égale liberté et obtient pour son culte une égale protection. — Art. 6 : Les ministres de la religion catholique, apostolique et romaine, professée par la majorité des Français, et ceux des autres cultes chrétiens reçoivent des traitements du Trésor public.
[2] C'est-à-dire de l’enseignement donné par l’État.
[3] Par la loi du 11 octobre 1830.
[4] Ordonnances du 25 décembre 1830 et du 14 janvier 1831.
[5] Loi du 8 février 1831.
[6] La loi de finances de 1833, par son article 5, supprima, il est vrai, les crédits qui leur étaient affectés. Mais cet article, qui ne reçut pas d’exécution, fut implicitement abrogé par la loi de finances de 1834.
[7] Mort à Paris, le 26 mai 1831, en bon chrétien, mais sans avoir voulu rétracter son adhésion à la constitution civile du clergé. Vingt mille personnes suivirent son convoi, et les jeunes gens des écoles portèrent son cercueil.
[8] Notamment en Belgique, en Pologne, en Allemagne et en Italie.
[9] L’expression est de lui.
[10] Charles de Montalembert, fils d’un pair de France (et pair lui-même en 1831), n’avait que vingt ans en 1830. Mais il s’était déjà signalé par l’ardeur de sa foi batailleuse et entreprenante. Il était revenu d’Angleterre tout exprès pour offrir ses services au fondateur de l’Avenir (oct. 1830). — Henri Lacordaire, né en 1802, avait fait d’abord ses études de droit à Dijon, et s’était essayé, non sans succès, comme avocat au barreau de Paris (1822-1824). Il était alors quelque peu voltairien. Mais ses amis de la Société des bonnes études (Gerbet, etc.) n’avaient pas tardé à le convertir. Il était devenu prêtre en 1827 sous le patronage de l’archevêque de Paris (Quélen), qui augurait bien de ses talents et qui l’avait nommé second aumônier du collège Henri IV (1829). Malgré sa conversion, il était demeuré fort libéral. Aussi, Lamennais l’étant devenu lui- même, avait-il fini par se rapprocher de ce dernier, vis-à-vis duquel il s’était longtemps tenu sur la réserve.
[11] C’était une feuille quotidienne, dont le premier numéro parut le 16 octobre 1830.
[12] Dans deux articles, dont l’un était de Lamennais et l’autre de Lacordaire.
[13] Ils ne furent, du reste, frappés que d'une peine insignifiante (100 francs d’amende).
[14] On se rappelle que, par l’article 31 de la loi organique du 18 germinal an X, les vicaires et desservants (c’est-à-dire l’immense majorité du bas clergé) sont non seulement soumis comme les curés à l’autorité disciplinaire de l’évêque, mais révocables par lui sans aucun recours.
[15] Cette puissance convoitait depuis longtemps la Romagne.
[16] V. le Bref aux évêques de Pologne (juillet 1832).
[17] Je déclare, lit-on dans sa lettre au pape du 5 novembre 1833 : 1° qu'en tant que l’encyclique proclame... la tradition apostolique.... j’y adhère uniquement et absolument, me reconnaissant obligé, comme tout catholique, à ne rien écrire ou approuver qui y soit contraire (on voit qu’il ne s’engage pas à la confirmer lui-même par ses écrits) : 2° qu’en tant qu’elle décide et règle différents points d’administration et de discipline ecclésiastique, j’y suis également soumis sans réserve. Mais, afin que, dans l’état actuel des esprits, particulièrement en France, des personnes passionnées et malveillantes ne puissent donner à la déclaration que je dépose aux pieds de Votre Sainteté de fausses interprétations qui tendraient à rendre peut-être ma sincérité suspecte, nia conscience me fait un devoir de déclarer en même temps que, selon ma ferme persuasion, si, dans l'ordre religieux, le chrétien ne sait qu'écouter et obéir, il demeure, à l'égard de la puissance spirituelle, entièrement libre de ses opinions, de ses paroles et de ses actes dans l'ordre purement temporel.
[18] N’était-il pas clair, a-t-il écrit plus tard dans les Affaires de Rome (I, 161), que l’obéissance dont Rome exigeait la promesse s’étendait dans sa vague généralité aux choses temporelles au moins autant qu’aux choses spirituelles ? Un pareil engagement répugnait souverainement à ma conscience. Si la profession de catholicisme en impliquait le principe, je n’avais jamais été catholique, car jamais je ne l’avais admis, jamais je n’aurais pu l’admettre.
[19] Lettre à l’archevêque de Paris, 29 mars 1834.
[20] L’esprit a vraiment horreur, déclare l’auteur de ce document, de lire seulement les pages de ce livre, où l’auteur s’efforce de briser tous les liens de fidélité et de soumission envers les princes et, lançant de toutes parts les torches de la sédition et de la révolte, d’étendre partout la destruction de l’ordre public, le mépris des magistrats, la violation des lois, et d’arracher presque de leurs fondements tout pouvoir religieux et tout pouvoir civil. Puis, dans une suite d’assertions aussi injustes qu’inouïes, il représente, par un prodige de calomnies, la puissance des princes comme contraire à la loi divine, bien plus comme l’œuvre du péché, comme le pouvoir de Satan lui-même, et il flétrit des mêmes notes d’infamies ceux qui président aux choses divines aussi bien que les chefs des États, à cause d'une alliance de crimes et de complots qu’il imagine avoir été conclue entre eux contre les droits des peuples... Il veut de plus faire établir par la violence la liberté des opinions, de discours et de conscience ; il appelle tous les biens et tous les succès sur les soldats qui combattront pour la délivrer de la tyrannie (c’est le mot qu’il emploie) ; dans les transports de sa fureur, il provoque les peuples à se réunir et à s’associer de toutes les parties du monde... Ce qui excite encore plus l’indignation du pape, c’est que l’auteur du livre incriminé, pour soutenir ses énormités, se soit servi des enseignements de Dieu même. C’est que, pour affranchir les peuples des lois de l’obéissance, comme s’il était envoyé et inspiré de Dieu, après avoir commencé au nom de l’Auguste et Très-Sainte Trinité, il mette partout en avant les Écritures saintes et que. détournant leurs paroles, qui sont les paroles de Dieu, de leur vrai sens, il les emploie avec autant d’astuce que d’audace à inculquer dans les esprits les funestes délires de son imagination...
[21] On sait qu’à son lit de mort, il refusa les prières de l’Église et qu’il exigea les funérailles purement civiles.
[22] On en trouvera la liste dans la bibliographie de ce chapitre et dans celle du chapitre V (l'Expédition de Rome et la loi Falloux).
[23] Lacordaire était encore l’hôte de Lamennais, à la Chênaye en Bretagne, le 11 décembre 1832. Ce jour-là le dissentiment qui le séparait de lui depuis quelques mois et certains froissements personnels le déterminèrent à quitter pour toujours un maître qu’il ne jugeait plus orthodoxe et dont il n’avait jamais, d’ailleurs subi l’ascendant qu’avec un peu de méfiance. Plus tard, non content d’adhérer, avec plus de sincérité que Lamennais, à l’encyclique Mirari (voir sa lettre à l'archevêque de Paris du 13 décembre 1833), il voulut encore prouver la sincérité de son repentir en s’attaquant publiquement à son ancien ami, ce dont il eût mieux fait de s’abstenir, pour sa gloire. C’est ainsi qu’il publia, dès 1834, des Considérations (très sévères) sur le système philosophique de M. de Lamennais, et qu’en 1836, il répondit aux Affaires de Rome par sa Lettre sur le Saint-Siège. — Mme Swetchine, grande dame russe (née en 1782), s’était, après sa conversion au catholicisme, établie à Paris (en 1816), où elle tenait un salon célèbre et où, par sa charité, sa bonne grâce, son autorité morale et intellectuelle, elle exerçait une influence considérable sur le parti ultramontain.
[24] Né à Milan (1813), mort à Marseille (1853). Sa famille, qui habitait Lyon, l’avait envoyé à Paris, vers la fin de 1831, pour faire ses études de droit. La religion et les lettres le prirent bientôt tout entier. Il professa plus tard (à partir de 1841) à la Sorbonne, avec le plus grand éclat, et publia de remarquables ouvrages d’histoire, tous consacrés, du reste, à la glorification du christianisme, et parmi lesquels il faut citer son étude sur Dante et la Philosophie catholique au treizième siècle (1839) et ses Études germaniques pour servir à l'histoire de France (1847-1849).
[25] Au-dessous du conseil général furent institués des conseils supérieurs, dont l’autorité s'étendait à tout un pays ou à une fraction considérable de pays et desquels relevaient des conseils centraux exerçant la leur sur un ou plusieurs diocèses. Les conseils centraux transmettaient à leur tour l’impulsion d’en haut aux conseils particuliers, formés par les représentants des conférences d’une même ville ou de plusieurs conférences rurales.
[26] Voici, dit le principal biographe d’Ozanam, l’énumération des œuvres principales auxquelles elle prend une part directe : crèches, salles d’asile ; — patronage des orphelins ; — placement des enfants pauvres chez les laboureurs ; — patronage des écoliers, instruction des enfants pour la première communion ; — patronage des jeunes Savoyards, patronage des apprentis ; — patronage des enfants dans les manufactures ; — instruction des jeunes gens ; — patronage des jeunes libérés ; — patronage des compagnons, patronage des ouvriers ; — propagation de l’instruction chrétienne pour les soldats des garnisons, bibliothèque-école ; — avocats des pauvres ; — instruction des pauvres, réunion de la sainte famille, bibliothèques, almanachs, écoles d’adultes ; — secours extraordinaires, mendiants, pauvres honteux, réfugiés ; — voyageurs ; —visite des prisons, condamnés à mort ; — visite des hôpitaux ; — asiles pour les vieillards, maison de Nazareth, soins aux mourants, funérailles des pauvres. (C.-A. Ozanam, Vie de Frédéric Ozanam, 179.)
[27] C.-A. Ozanam, Vie de Frédéric Ozanam, 207.
[28] Les hardiesses libérales de Lacordaire lui avaient été signalées de façon si alarmante, qu’il avait cru devoir, vers la fin de 1834, inviter l’orateur à ne pas reprendre ses conférences de Stanislas. Puis il avait voulu que Lacordaire écrivît en entier, pour les lui soumettre préalablement, les discours qu’il devait prononcer à Notre-Dame. Il finit par se contenter d’un simple sommaire.
[29] Lacordaire se rendit alors à Rome, où, pour plaire au pape, il écrivit sa Lettre au Saint-Siège. Très mécontent, au fond, de Quélen, qui ne pouvait, disait-il, ni croire à lui ni lui donner l'appui sans retour dont il avait besoin, il se brouilla — ou à peu près — avec ce prélat, qui voulait l’empêcher de publier cet ouvrage (sans doute parce que le gouvernement de Juillet y était traité avec trop de bienveillance). Il vint en 1838 prêcher le carême à Metz. C’est à la suite de ce voyage qu’il prit à Rome le froc du dominicain (9 avril 839), autant par vocation que par désir de s’affranchir de l’épiscopat en entrant dans un ordre qui ne dépendait que du pape. Il ne reparut dans la chaire de Notre-Dame qu’en 1841, après la mort de Quélen.
[30] Par contre, l’amendement Salverte, portant que des notions des droits et devoirs politiques seraient données aux enfants, avait été repoussé.
[31] Comme on objectait à Guizot que c’était introduire l’ennemi dans la place : Il vaut mieux, dit-il, avoir la lutte en dedans qu’en dehors.
[32] Dupanloup.
[33] Je suis très content de Louis-Philippe, disait-il à Montalembert en 1837, je voudrais que tous les rois de l’Europe lui ressemblassent.
[34] En 1837.
[35] Ce budget, qui était de 35.891.500 francs en 1830, avait été quelque peu réduit après la révolution de juillet et était descendu à 32.692.000 francs en 1832 ; mais depuis, il avait été augmenté chaque année, si bien qu’en 1810, il atteignait la somme de 34.491.000 francs.
[36] Loi du 10 avril 1834, art. 1er : Les dispositions de l’art. 291 du code pénal sont applicables aux associations de plus de vingt personnes, alors même que ces associations seraient partagées en sections d’un nombre moindre et qu’elles ne se réuniraient pas tous les jours ou à des jours marqués. — L’article 291 du code pénal porte que nulle association de plus de vingt personnes dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours marqués pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société.
[37] Agence de prosélytisme dont les chefs (MM. de Damas, de Vaublanc, Récamier, de Gaumont, etc.) étaient sans doute de fort bons catholiques, mais étaient aussi des légitimistes militants.
[38] Parmi les autres œuvres catholiques dont les progrès devenaient manifestes à cette époque, citons celle des Amis de l'enfance et celle de Saint-François-Xavier, au sujet desquelles le comte de Falloux a donné d’intéressants détails dans ses Mémoires d'un royaliste, chap. V. Cette dernière avait surtout pour but d’endoctriner et d’embrigader la classe ouvrière.
[39] Les donations autorisées pendant la seule année 1840 s’élevaient à plus de 80.000 francs de rentes — les donations occultes étaient naturellement beaucoup plus considérables.
[40] Génin, Ou l’Église ou l’État, pp. 213-215.
[41] La loi de 1833 était muette à cet égard. Depuis, il y avait été pourvu, mais dans une mesure ridiculement insuffisante, par l’ordonnance du 23 juin 1836.
[42] 220 communautés nouvelles de femmes furent autorisées par le gouvernement, de 1830 au l 8r janvier 1842.
[43] Ils reprirent bientôt, avec une subvention de l’État, la publication du Gallia christiana, ce qui ne les empêcha pas de se livrer à d’autres travaux plus lucratifs, comme l’exploitation de la bouille.
[44] Gustave-Xavier de Ravignan, né en 1795, mort en 1858. Après s’être engagé dans un corps de volontaires royaux (1815) et avoir passé plusieurs années dans la magistrature (1817-1822), il était entré au séminaire d’Issy, puis au noviciat des jésuites de Montrouge et avait été ordonné prêtre en 1828. Il devint supérieur des jésuites de Bordeaux en 1837. L’éclat avec lequel il avait prêché le carême à Amiens en 1835, à Paris (dans l’église de Saint-Thomas-d’Aquin) en 1836, attira sur lui l’attention de l’archevêque Quélen, qui, en 1837, lui confia la chaire de Notre-Dame, qu’il devait occuper si longtemps. L’éloquence sobre et ferme de Ravignan assura le succès de ces conférences d’hommes que l’éloquence passionnée de Lacordaire avait rendues si populaires. Plus tard, ce religieux dirigea aussi à Paris des retraites et des communions d’hommes avec autant de zèle que de bonheur. Entre temps, il allait aussi chaque année prêcher l’Avent dans quelque grande ville de province. C’est ainsi qu’à partir de 1837 on l’entendit successivement à Lyon, Bordeaux, Grenoble, Besançon, Rouen, Toulouse, Metz, etc., etc.
[45] Moyennant 15 francs on pouvait obtenir l’indulgence plénière à l’article delà mort pour soi-même, des parents et alliés jusqu’au troisième degré et pour vingt-cinq personnes à son choix. Pour le même prix on achetait des chapelets, croix, indulgenciés et brigittés (c’est-à-dire ayant touché les reliques de sainte Brigitte, qui en augmentaient notablement la puissance). Il n’en coûtait que 21 fr. 50 pour pouvoir lire les livres défendus. Ces chiffres, qui se rapportent sans doute à une époque un peu postérieure, sont donnés par Génin (Ou l'Église ou l'État, pp. 181-182) d’après une circulaire de l’Agence de l’apostolat catholique qui se chargeait d’obtenir les indulgences — et aussi de procurer des reliques aux fidèles (moyennant l’insignifiante somme de 3 fr. 50).
[46] V. les détails aussi curieux que peu édifiants qu’adonnés Génin (les Jésuites et l'Université, ch. III et IV ; Ou l'Église ou l’État, ch. III) sur les livres de propagande répandus par les jésuites, sur les miracles de la Sainte Tunique et du Précieux Sang, sur ceux de la médaille de l’immaculée Conception, sur la vente de lettres autographes de Jésus-Christ et de la Sainte Vierge, etc., etc.
[47] L’archiconfrérie du Cœur immaculé de Marie ne comptait pas moins de cinquante mille adhérents, à Paris seulement, vers 1843 du moins à ce qu’affirme Génin, dans les Jésuites et l'Université, pp, 109-110).
[48] Par exemple le Compendium theologiœ moralis (d'après Liguori), par Moullet (Fribourg, 1834, 2 vol. in-8°).
[49] Dissertatio in sextum decalogi præceptum et supplementum ad tractatum de matrimonio. La dixième édition de ce livre, devenu classique dans les séminaires, parut en 1843.
[50] V. les exemples cités par Génin (les Jésuites et l'Université, pp. 371-380).
[51] Institutiones philosophicœ ad usum collegiornm et seminariorum. La sixième édition parut en 1841. V. les exemples cités par Génin (les Jésuites et l'Université, pp. 371-380).
[52] Ce qu'il saurait au delà, dit-il, serait superflu et souvent nuisible... L’esclavage, déclare le même auteur, considéré en soi, est une chose absolument licite. Il ne serait illicite qu’autant qu’il répugnerait que l’homme soit éternellement privé de sa liberté ; or il ne répugne pas que l’homme soit éternellement privé de sa liberté... L’autorité suprême vient de Dieu et ne peut venir que de Dieu... Dieu seul peut juger l’autorité suprême... Les princes ne sont, à proprement parler, tenus par aucune loi civile, car ils ne peuvent être tenus que par des lois faites par d’autres que par eux-mêmes... Il n’est jamais permis de s’insurger contre l’autorité suprême, quand même ceux qui l’exercent traiteraient leurs sujets avec rigueur et dureté... S’il se présentait de ces cas extraordinaires dans lesquels les chambres ne pourraient être assemblées ou, assemblées, voudraient usurper le pouvoir royal, il n’est rien que le prince ne pût faire... Les sujets sont tenus d’obéir au prince légitime tant qu’il l’exige comme utile à sa cause... A la voix du prince légitime ils doivent prendre les armes contre l’usurpateur, l’assiéger, le vaincre et le chasser, si faire se peut. Il y a plus, si le prince légitime l’ordonne en termes exprès, ils peuvent assassiner en secret l’usurpateur comme un malfaiteur public... Ceux qui acceptent [des] emplois à bonne intention [sous un usurpateur], loin d’agir contre la volonté présumable du prince légitime, lui font plaisir et le servent mieux que si, rentrés dans la vie privée, ils quittaient la place aux méchants et partisans de l’usurpateur. Je dis plus : ils peuvent, pour entrer dans ces charges, prêter serment à l’usurpateur... Mais, sitôt que la fortune change, sitôt que le prince légitime remonte sur son trône, le lien du serment prêté à l’usurpateur se rompt de lui-même, car alors il aurait un résultat illicite... Si l’usurpateur donne des ordres contre le prince légitime, par exemple, pour le repousser par les armes ou combattre ses soldats, il n’est pas permis de lui obéir, du moins tant que la cause de la légitimité n’est pas désespérée. Néanmoins, le soldat contraint de servir sous peine de mort ne pécherait pas en prenant ses armes, mettant son uniforme et restant dans les rangs jusqu’au moment de déserter avec sûreté ; mais il ne pourrait frapper les soldats du prince légitime, ni risquer de les tuer ou de les blesser... Il ne faut pas regarder comme ennemies de la patrie les armées étrangères qui, pour la cause du prince légitime, se battent contre des sujets rebelles ; ce sont plutôt des amis et des protecteurs. Leur amitié, à vrai dire, est un peu onéreuse, mais il faut s’en prendre aux seuls rebelles des maux de l’invasion...