HISTOIRE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT

PREMIÈRE PARTIE. — RÉVOLUTION

 

CHAPITRE IX. — LE CONCORDAT DE 1813.

 

 

I. La députation du concile et le bref du 20 septembre. — II. Nouvel avortement. — III. Mécontentement du clergé ; rigueurs impériales. — IV. Le pape à Fontainebleau. — V. Nouvelle négociation et concordat de 1813. — VI. Désaveu de ce traité par le souverain pontife. — VII. Délivrance du pape et fin de l’Empire. — (1811-1814).

 

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SOURCES. — De Barral, Fragments relatifs à l'histoire ecclésiastique du XIXe siècle (1814). — De Smet, Coup d'œil sur l'histoire ecclésiastique dans les premières années du XIXe siècle. — A. de Beauchamp, Histoire des malheurs et de la captivité de Pie VII (1814). — Lamennais, De la Tradition de l’Eglise sur l'institution des évêques (1814). — Picot, Mém. pour servir à l'histoire ecclésiastique (1815-1816). — De Pradt, les Quatre Concordats (1818-1820) — Grégoire, Essai historique sur les libertés de l’Eglise gallicane (1818) ; idem, Mémoires (1837). — Jauffret, Mémoires historiques sur les affaires ecclésiastiques de France pendant les premières années du XIXe siècle. — Artaud, Histoire du pape Pie VII. — Pacca, Mémoires (1833). — Bignon, Histoire de France sous Napoléon depuis la paix de Tilsitt jusqu'en 1812 (1838). — Lyonnet, le Cardinal Fesch (1841) : idem. Histoire de Mgr d’Aviau (1847). — Caussette, Vie de Mgr d’Astros. — Poujoulat, le Cardinal Maury, sa vie et son œuvre (1855). — J. de Maistre, Correspondance. — Thiers, Histoire de l’Empire. — Guillaume, Vie de Mgr d’Osmond (1862). — Consalvi, Mémoires (1864). —A. Lefèvre, Histoire des cabinets de l'Europe pendant le Consulat et l’Empire. — Napoléon Ier, Correspondance, t. XXII et XXVII (1867-1869). — D’Haussonville, l'Eglise romaine et le premier Empire, t. IV et V (1869). — Guettée, Mémoires pour servir à l'histoire de France pendant le XIXe siècle (1881). — Geoffroy de Grandmaison, la Congrégation (1890), idem, Napoléon et les Cardinaux noirs (1895). — Ricard, Correspondance diplomatique et mémoires inédits du Cardinal Maury (1891) ; idem, Mgr de Miollis ; idem, le Cardinal Fesch (1893) ; idem, le Concile national de 1811 (1894). — Taine, le Régime moderne (1893-1894). — E. Daudet, la Police et les Chouans sous l’Empire (1895). — Lecestre, Lettres inédites de Napoléon Ier (1897).

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I. — Malgré son assurance apparente, l’empereur n’était pas sans inquiétude sur l’efficacité du décret qu’il venait d’arracher au concile. Il ne se dissimulait pas — tout en disant le contraire — qu’une pareille décision resterait lettre morte tant qu’elle n’aurait pas été ratifiée par le pape. Mais il ne désespérait pas d’amener ce dernier, par ruse ou par violence, à confirmer la loi nouvelle. Sans plus larder, du reste, il se mit à l’œuvre, et, si les moyens qu’il employa ne furent pas très honnêtes, ils furent du moins combinés avec tant d’adresse, que le succès dut quelque temps lui sembler probable.

Depuis le départ des évêques, qui l’étaient venus trouver au printemps, le prisonnier de Savone avait vécu dans un isolement à peu près absolu. Les nouvelles de Paris ne lui parvenaient guère que par l’entremise de Chabrol et, jusqu’à la lin d’août, ce fonctionnaire, fidèle à sa consigne, lui laissa ignorer ce qui s’était passé au concile, dont aucun journal n’avait d’ailleurs été autorisé à publier les débats. Il ne savait donc rien de la résistance de cette assemblée aux volontés de Napoléon, rien de l’arrestation des trois évêques de Tournai de Garni et de Troyes, rien enfin des procédés à l’aide desquels avait été obtenu le vote du 5 août. Il s’agissait de l’entretenir dans cette ignorance, de lui faire croire que ledit vote était l’expression libre, unanime, des sentiments de l’épiscopat, d’opérer enfin sur sa conscience une irrésistible pression en lui remontrant qu’il ne pouvait s’opposer seul au vœu de l’Église.

Cette tâche revenait tout naturellement à ceux des évêques qui avaient servi avec le plus de zèle la cause du gouvernement dans le concile et dont plusieurs avaient déjà été, quelques mois plus tôt, envoyés par l’empereur à Savone. Une députation, qui était censée représenter l’assemblée, mais dont tous les membres furent désignés par Napoléon, fut donc constituée dès le 17 août à cet effet. Elle comprenait les archevêques de Tours et de Malines, le patriarche de Venise, les évêques d’Évreux, de Trêves de Feltre et de Plaisance. Ces prélats ne furent pourvus par leurs collègues du concile que d’une simple lettre de créance. Mais des instructions très détaillées et très précises, rédigées par le ministre des cultes, leur tracèrent la conduite qu’ils avaient à tenir. Outre qu'il leur était interdit d’apprendre au pape ce qu’il ne devait pas savoir, il leur était prescrit d’exiger une adhésion complète et sans réserve au décret du N août. Il était bien entendu notamment que le pape ne devait pas mettre en question l’autorité du concile et que le droit attribué par l’article 2 à l’empereur de pourvoir aux sièges épiscopaux s’étendait même à ceux de l’ancien État romain[1] — ainsi le pape eût été amené indirectement à abdiquer sa puissance temporelle.

L’empereur ne mettait en doute ni la docilité ni le zèle de la députation. Mais il fallait prévoir que, comme précédemment, le pape se déroberait à l’obligation de prendre un parti en alléguant son isolement et en réclamant ses conseillers naturels, c’est-à-dire les cardinaux. Que faire ? On ne pouvait ni lui envoyer des cardinaux français, qui lui seraient justement suspects comme créatures de l’empereur, ni laisser retourner près de lui les cardinaux noirs, qui ne manqueraient pas de lui prêcher la résistance. Napoléon trouva un moyen terme : c’était de lui dépêcher quelques-uns des cardinaux italiens qui avaient bien voulu assister à son mariage, et qui, demeurés à Paris, pensionnés par lui, lui témoignaient une déférence apparente qu’il pouvait prendre pour une soumission véritable. Quatre d’entre eux, Roverella, Dugnani, Fabrice Ruffo et de Bayanne, a qui fut peu après adjoint le cardinal Doria, acceptèrent la mission peu honorable d’aller offrir ostensiblement leur concours au pape, alors qu’ils ne devaient être en réalité auprès de lui que les auxiliaires de la députation. Le ministre des cultes obtint même d’eux qu ils la sollicitassent formellement. Les instructions données aux huit évêques leur furent communiquées, et ils s’engagèrent à en assurer le succès. Autant en lit un ancien aumônier de Pic VII, nommé Bertalozzi, archevêque d’Edesse in partibus, qu’on manda d’Italie pour travailler avec eux la conscience du prisonnier, qui avait en lui beaucoup de confiance.

Ces étranges conseillers, qui, au fond, n’étaient que des traîtres, arrivèrent vers la fin d’août à Savone, où le pape leur fit grand accueil. Fort peu après (2 septembre), la prétendue députation du concile s’y trouva également réunie, et aussitôt commença la comédie dont les rôles avaient été si soigneusement distribués par l’empereur.

Cette fois la résistance du pape ne fut pas très longue. Harcelé sans relâche par les évêques, incité à céder par des cardinaux qu’il regardait comme ses amis, et dont il ne soupçonnait pas encore la duplicité, objurgué chaque jour par Chabrol et ses créatures, il se déclara, dès le 6 septembre, prêt à céder pour le bien de l’Église et chargea Roverella de rédiger à l’adresse des cardinaux, archevêques et évêques qui avaient formé l’assemblée de Paris un bref approbatif du décret soumis à son assentiment. Cinq jours après, ce document fut lu à la députation, qui s’en déclara satisfaite quant au fond et ne demanda que quelques modifications de forme. Enfin, après quelques jours passés à en remanier le texte, le bref fut signé par Pie VII le 20 septembre, à la satisfaction générale. Il contenait non seulement la ratification du décret, mais le décret lui-même reproduit textuellement et en entier. Il semblait donc que cette fois Napoléon eût enfin pleinement cause gagnée. Évêques et cardinaux se félicitaient hautement d’avoir si vite et si bien réussi. Peut-être escomptaient-ils déjà dans leur pensée la reconnaissance du maître.

 

II. — Mais le maître ne se montra que médiocrement satisfait. Si on se rappelle ses prétentions à l’égard du pape et si on lit attentivement, comme lui, le texte du bref — dont il eut connaissance à la fin de septembre — on n’a pas lieu d’en être trop surpris.

Tout d’abord, il ne put remarquer sans un violent dépit que, tout en approuvant le décret du 5 août, le souverain pontife s’était soigneusement abstenu de reconnaître comme un concile national l’assemblée au nom de laquelle il lui avait été soumis. Il releva aussi avec colère la qualité de maîtresse de toutes les Eglises donnée à l’Église de Rome et certaines expressions, comme celle de vraie obéissance, qui sans doute lui rappelèrent le langage des Grégoire et des Boniface. Il lui déplut de lire que, même dans le cas où l’institution serait donnée aux évêques par les métropolitains, elle le serait au nom du pape. Il lui sembla que ces mots cachaient une arrière-pensée de retour offensif de la part du Saint-Siège. Enfin le pape, trop prudemment, ne s’expliquait pas sur la portée de l’article 2, relatif au droit de nomination des évêques par l’empereur, droit qui, dans la pensée de ce dernier, s’étendait aux évêchés de l’ancien État romain. Il ne lui parut pas douteux qu’en gardant le silence sur un point qui lui tenait si fort au cœur, le pape ne se réservât in petto de revendiquer la collation de ces sièges ; et il faut bien reconnaître qu’il ne se trompait pas.

Les cardinaux envoyés à Savone n’avaient tenu qu’à moitié leurs engagements. Plus dévoués au fond, et cela se comprend, à la Papauté qu’à l’Empire, s'ils n’avaient pas absolument laissé ignorer au Saint-Père jusqu’où s’étendaient les exigences de son adversaire, ils n’avaient pas insisté pour qu’il les acceptât toutes expressément. Les évêques eux-mêmes, soit qu'ils craignissent de rendre impossible tout accommodement, soit qu’en conscience ils ne souhaitassent pas de réussir trop complètement dans leur mission, avaient accepté sans trop de peine la rédaction d’un bref qui, à certains endroits, était un peu trop clair et à d’autres ne l’était pas assez. Sur l’avis des cardinaux, ils s’étaient abstenus de mettre formellement le pape en demeure de renoncer aux évêchés romains. Les uns et les autres même lui avaient donné à entendre qu’en retour de sa complaisance, l’Empereur pourrait être amené à les lui rendre. Au lendemain du 20 septembre, ils demandaient— officieusement et en termes timides, — mais enfin ils demandaient que cette satisfaction lui fut accordée. Ils allaient même plus loin. Quelques-uns insinuaient l’idée que, le Saint-Père s’étant soumis, il serait juste et sage de lui donner plus de liberté et même de le renvoyer à Rome, s’il voulait bien renoncer au pouvoir temporel.

Ce pouvoir, Pie VII entendait bien ne pas l’abdiquer. Mais il ne désespérait pas, à ce qu’il semble, d’obtenir quelques-uns des avantages que nous venons d’indiquer. C’est à quoi, sans nul doute, il faisait allusion quand, laissant de côté sa dignité offensée et reprenant pour son compte une correspondance personnelle depuis longtemps interrompue avec le souverain qu’il avait naguère excommunié, il lui écrivait (le 23 septembre), en termes trop affectueux pour être sincères : Le Seigneur, qui a rendu Votre Majesté si puissante et lui a mis en main l’épée pour la défense et le soutien de la Sainte Église, fera aussi que Votre Majesté, par des faits dignes de sa grandeur, voudra prévenir nos désirs et diriger vers l’honneur de Dieu, au plus grand avantage du catholicisme et du siège de Rome, cette gloire temporelle et éternelle de Votre Majesté pour laquelle nous ne cessons d’adresser les vœux les plus fervents au souverain distributeur de toute félicité !...

Napoléon, qui ne voulait rien céder et qui se disait joué, non seulement ne répondit rien au pape, mais donna bientôt (sa correspondance en fait foi) des témoignages formels du mécontentement que lui causait le bref du 20 septembre. Il commença par déclarer à ses ministres qu’il ne le publierait pas et qu’il le ferait censurer par le Conseil d’État. S’il recommanda pendant quelques semaines de laisser le pape dans l’ignorance de ses intentions à cet égard, c’était pour pouvoir obtenir, en attendant, les bulles d’institution canonique des nombreux évêques nommés par lui depuis sa rupture avec le Saint- Siège. Ces bulles, le prisonnier de Savone avait promis de les donner. Mais, bien que pressé par les cinq cardinaux et par les huit prélats de la députation, il ne se hâtait guère de les expédier. Plusieurs semaines s’écoulèrent et, sous divers prétextes, il atermoyait toujours. Il finit bien par les signer. Mais elles se trouvèrent rédigées en termes tels, que l’empereur, les gardant par devers lui, refusa de les publier et d'en faire usage. Pu reste, dans l’intervalle. Napoléon, au comble de l’orgueil comme de la puissance, avait pris de nouveau vis-à-vis de son prisonnier une attitude si menaçante, que la réconciliation, entrevue le 20 septembre, parut bientôt plus éloignée que jamais.

A ce moment, sa résolution d’attaquer l’empire russe, naguère encore son allié, était irrévocable. Ses préparatifs de guerre étaient si manifestes, que personne en Europe ne pouvait plus douter de ses intentions. Près de jouer cette partie colossale, qu’il espérait bien gagner, l’empereur se disait — et disait même parfois à son entourage — que, vainqueur du tsar, il n’aurait plus aucune puissance aménager sur la terre. Tous les souverains de l’Europe seraient sous ses pieds. Qui pourrait dès lors préserver le Saint-Siège du vasselage auquel depuis si longtemps il voulait le réduire ?Le pape viendrait enfin s’établira Paris, sous sa surveillance, et le gouvernement de l’Église passerait de fait entre les mains du nouveau Charlemagne. Puisqu’il en devait être ainsi, pourquoi se montrer conciliant envers le prisonnier de Savone ? Pourquoi faire d'inutiles concessions ? Il fallait au contraire lui parler net et ferme et ne se relâcher à son égard d’aucune des exigences passées. S’il cédait, tout serait bien. S’il continuait à résister, la situation ne serait pas empirée, et l’on aurait des prétextes pour redoubler de rigueur vis-à-vis de lui au retour de la grande guerre.

Dans cet état d’esprit, l’empereur crut devoir, dès les premiers jours d’octobre, prescrire à la députation conciliaire de notifier au pape que le décret du 5 août s’appliquait à tous les évêchés de l’empire, dont les Etats de Rome faisaient partie[2]. Les malheureux prélats, qui se dérobaient depuis un mois à cette pénible commission, durent cette fois s’exécuter (17 octobre). Comme ils s’y attendaient, Pie VII déclara nettement ne pouvoir renoncer aux évêchés romains ; c’eût été, disait-il, renoncer à la souveraineté de Rome, et il ne le pouvait pas. Il ajoutait qu’en retour de l’approbation donnée par lui au décret du 5 août, il avait espéré l’abandon de ces sièges par l’empereur. Les jours suivants, les évêques revinrent à la charge. M. de Chabrol mit aussi tous ses soins à persuader au Saint-Père que sa résistance n’était ni sage ni juste. Les cinq cardinaux, dûment stylés par le ministre des cultes, prêchèrent également au pape la résignation. Mais ils ne parvinrent ainsi qu’à se rendre suspects à Pie VII, qui ne leur témoigna plus dès lors qu’une fort médiocre confiance. Après plusieurs semaines de pourparlers, la députation remit officiellement au Saint-Père une sorte d’ultimatum dont les termes pathétiques avaient été calculés pour ébranler son cœur. On s’efforça de le prendre, comme on dit, par les sentiments. On lui représentait que lui seul retardait la paix de l’Église, que lui seul serait responsable de ses maux. Quelle sera la consternation des fidèles si leur attente est trompée et si, en retournant au milieu d’eux, nous sommes réduits à leur apprendre que le pape a rejeté un traité qui seul pouvait mettre un terme aux maux de l’Église ? Mais le prisonnier de Savone ne se laissa pas émouvoir par ces théâtrales adjurations. Devenant à l’excellente tactique dont il avait fait tant de fois usage, il répondit froidement qu'il n’avait rien à répondre pour le moment, attendu qu’il n’était pas libre. L’empereur voudrait bien, disait-il, lui permettre de différer toute détermination ultérieure au temps où il se trouverait en position d'exercer son ministère apostolique et où il aurait auprès de lui un nombre convenable de ses conseillers ayant l'expérience et la connaissance des choses sacrées[3].

Ce refus persistant, loin de porter Napoléon à transiger, fut pour lui un prétexte à exigences nouvelles. Jusque-là, s’il avait critiqué le bref du 20 septembre et s’il en avait retardé la publication, il ne l’avait pas du moins formellement rejeté. Mais le 3 décembre, il fait écrire aux évêques par Bigot de Préameneu que, ledit bref étant inacceptable — pour les raisons indiquées plus haut —, ils doivent au plus tôt inviter le pape à en formuler un autre qui puisse être accepté purement et simplement. En ce qui concerne les évêchés romains, l’empereur répète qu’il ne cédera pas. Il ne faut pas non plus espérer qu’il laisse retourner auprès de Pie VII les cardinaux noirs, qui sont ses ennemis et qui, par leurs perfides insinuations, ont conduit le pape au point où il se trouve.

Le résultat d’une négociation commencée sur un tel ton était facile à prévoir. A l’ouverture qui lui fut faite le 13 décembre par les évêques relativement à la révision du bref, le pape, très échauffé et très irrité, opposa une fin de non recevoir absolue. Vainement le préfet, les évêques, les cardinaux l’obsédèrent encore plusieurs semaines. Il demeura inébranlable. Ce que voyant, Napoléon fit un pas de plus. Le 9 janvier, la députation vint signifier de sa part au pape que, s’il résistait plus longtemps, Sa Majesté se croirait autorisée à reprendre, en ce qui touchait à l'institution des évêques, sa pleine liberté d’action. Mais cet ultimatum, que les évêques lui renouvelèrent peu de jours après en lui adressant leur lettre d’adieu (15 janvier), n’ébranla nullement sa résolution. Il eut pour unique résultat une nouvelle lettre que le pontife adressa personnellement à l’empereur (le 24 janvier 1812) pour lui représenter l'impossibilité où il disait être actuellement de prendre aucun parti sur ces propositions. Il avait besoin, répétait-il, d'un plus nombreux conseil et spécialement d'être en libre communication avec les fidèles. Quand nous serons placé dans cette situation, ajoutait-il, nous assurons Votre Majesté qu’avec l’aide du ciel nous ferons pour lui complaire tout ce qui pourra se combiner avec les devoirs de notre ministère apostolique...

Ces derniers mots, qui faisaient prévoir de nouvelles résistances, exaspérèrent Napoléon, qui ne crut plus devoir garder aucune mesure dans l’expression de sa mauvaise humeur. La lettre à la députation qu’il dicta lui-même le 9 février au ministre des cultes est une des diatribes les plus véhémentes que Pie VII ait jamais reçues de sa part. Dans cette improvisation toute soldatesque, Napoléon déclare d’abord qu’il n’a pas jugé convenable de répondre personnellement au pape. Pour justifier son refus de rendre à ce dernier la libre communication avec les fidèles, il rappelle que Pie VII l’a excommunié et maudit, lui, empereur des Français, qu’il a essayé de soulever contre lui son clergé, qu’il y travaille encore. A quoi servirait d’ajouter scandale à scandale et comment l’empereur serait-il assez peu sensé pour laisser libre la communication avec celui qui persiste ainsi à défendre de rendre à César ce qui est à César ?... Quant aux cardinaux noirs, on ne les lui rendra pas. S’il se refuse plus longtemps à gouverner l’Église, on saura se passer de lui. Son aveuglement fait vraiment pitié. Bref, les évêques devront lui donner trois jours pour se soumettre, faute de quoi ils devront aussitôt quitter Savone. Du reste, l’empereur aime autant qu’il n’adopte pas le décret, afin que, s’il refuse, il demeure couvert de la honte de son ignorance. Tout cela est déjà bien fort, mais il y a mieux : car, en terminant, l’empereur donne au pape, dans les termes les plus méprisants, le conseil d’abdiquer un ministère qu’il n’est pas capable de remplir. S’il ne se croit pas suffisamment autorisé, suffisamment éclairé par le Saint-Esprit et par les cent évêques, pourquoi ne se démet-il pas, en se reconnaissant incapable de distinguer ce qui est du dogme et de l’essence de la religion de ce qui n’est que temporel et variable ?... Pourquoi ne descend-il pas de sa propre volonté de la chaire pontificale pour la laisser occuper par un homme plus fort de tête et de principes ?...

Cette étrange philippique fut lue au pape, le 19 février, non par la députation, qui avait déjà quitté Savone, mais par le préfet de Montenotte, qui lui renouvela pour son compte le conseil de renoncer à la tiare. Mais Pie VII déclara que, quelque chose que l’on pût faire, il ne se démettrait jamais. Quant aux reproches et aux menaces de l’empereur, il y parut parfaitement insensible. C’est pourquoi M. de Chabrol, se conformant aux ordres de son souverain, vint, peu de jours après (le 23 février) lui notifier officiellement que, son bref n’ayant pas été ratifié, l’empereur regardait les concordats comme abrogés et ne souffrirait plus que le pape intervint en rien dans l'institution canonique des évêques[4].

Ainsi, après les travaux du concile, six mois de négociations n’avaient abouti qu’à rendre plus grave et plus manifeste le différend du pape et de l’empereur. La délivrance du souverain pontife paraissait moins probable ou plus éloignée que jamais. Les cinq cardinaux qui avaient quelque temps formé le soi-disant conseil du Saint-Père avaient dû quitter Savone, aussi bien que la députation du concile. Pie VII ne put garder auprès de lui que son aumônier Bertalozzi, et bientôt la surveillance dont il était l’objet redevint aussi étroite qu’elle l’avait été avant les dernières négociations.

 

III. — Plus les rapports de Pie VII et de Napoléon devenaient hostiles, plus l’empereur sentait grandir autour de lui la désaffection du clergé catholique. Sans doute ce n’était point encore par de hardies et publiques attaques qu’elle se manifestait. On ne blâmait que discrètement, ou l’on se taisait. Mais le silence même était une marque d’opposition. Le nouveau Charlemagne n’était plus loué du haut de la chaire comme il tenait à l’être. L’obéissance à ses volontés, le dévouement à sa personne, n’étaient plus prêchés comme articles de foi. Le curé de paroisse ne détournait plus les conscrits de se dérober au service militaire sous peine de péché mortel. Le nombre des réfractaires grossissait de jour en jour. Il y en avait maintenant soixante ou quatre-vingt mille. Napoléon avait dû organiser des colonnes mobiles qui faisaient la chasse à l’homme dans tout l'empire[5]. Les congrégations boudaient. Les associations secrètes, fomentées à la fois par le clergé et par le parti royaliste, se multipliaient malgré la police. Les séminaires devenaient des foyers de mécontentement et d’opposition. Les chapitres se montraient plus que froids envers des évêques nommés par l’empereur, mais qui, dépourvus encore de l’institution pontificale, n’étaient à leurs yeux que des intrus.

Napoléon n’était point homme, il est vrai, à tolérer qu’on bravât son autorité ou seulement qu’on se refusât à la seconder. Aussi le voyons-nous à ce moment, c’est-à-dire vers la fin de 1811 et le commencement de 1812, prendre vis-à-vis du clergé une attitude de plus en plus sévère. Il n’admet pas par exemple que la moindre faveur soit accordée aux séminaires des diocèses dont les évêques ne se sont pas fait remarquer au concile par leur docilité. Les élèves de ces établissements ne devront obtenir ni bourses ni exemptions du service militaire[6]. Les sulpiciens ne devront plus enseigner dans aucun séminaire[7]. L’important décret du 10 novembre 1811, relatif au régime de l’Université, ne se borne pas à interdire le plein exercice aux institutions libres et à exiger que leurs élèves suivent les classes des lycées ou des collèges partout où existe un de ces établissements[8]. Il prescrit aussi que toutes les écoles secondaires consacrées à l’instruction des élèves se destinant à l’état ecclésiastique[9] seront soumises entièrement à l’Université ; qu’il n’en sera conservé qu’une seule par département, que les autres seront fermées et que les élèves des écoles maintenues seront eux aussi conduits au lycée ou au collège pour y suivre leurs classes[10].

Nombre de prêtres, devenus suspects, sont, à partir de cette époque, arrêtés, enfermés à Fenestrelles ou dans d’autres prisons d’État, sans la moindre forme de procès[11]. Dans les diocèses vacants, les chapitres sont plus que jamais sommés de reconnaître comme administrateurs provisoires les évêques désignés par l’empereur. Les trois prélats incarcérés à Vincennes au temps du concile ne peuvent obtenir une liberté relative qu’en donnant leur démission. Ils la donnent, et on les interne séparément à quarante lieues de Paris. Bientôt, il est vrai, on s’aperçoit qu’ils restent secrètement en correspondance avec leur clergé, et on exige d’eux l’engagement écrit d’y renoncer. Cet engagement, ils le signent passivement, et dans les termes les plus humbles (décembre 1811). Un d’eux, M. de Broglie, qui manque à sa promesse, ne tarde pas à être arrêté de nouveau et conduit aux îles Sainte-Marguerite, où il est enfermé dans le cachot du masque de fer. Les chanoines de Gand, de Troyes et de Tournai sont invités à nommer des vicaires capitulaires, ces sièges étant considérés comme vacants[12]. Dans le même temps, les communautés suspectes sont étroitement surveillées et frappées sans ménagement. Celle des sœurs de charité, par exemple, qui refusent depuis 1809 de reconnaître comme supérieure générale la mère de l’empereur, est sommée de se soumettre sous peine de dissolution ; et toutes celles de ses maisons qui persistent dans leur opposition seront supprimées par ordre du souverain[13].

 

IV. — On voit par ces exemples dans quelles dispositions d’esprit était Napoléon à l’égard de l’Église au moment de partir pour la campagne de Russie. Au mois de mai 1812, les fêtes de Dresde ne lui firent pas oublier les affaires ecclésiastiques. C’est en effet à ce moment et du fond de la Saxe qu’avant de s’engager dans la fatale entreprise où devait sombrer sa fortune, il crut devoir prescrire à ses ministres des précautions nouvelles à l’égard du chef de l’Église. L’empereur d’Autriche, son beau-père, souverain pieux et même bigot, s’il en fut, venait d’intercéder timidement auprès de lui en faveur du Saint-Père, demandant au moins pour ce dernier plus de ménagements et plus de respect. Sous couleur de le satisfaire, mais en réalité pour être plus sûr, pendant sa longue absence, que son prisonnier ne s’évaderait pas ou ne serait pas, comme il le craignait, enlevé par les Anglais[14], Napoléon résolut de faire transférer le pape de Savone à Fontainebleau, où il serait traité avec les honneurs dus à un souverain, mais où il serait sans nul doute plus facile à surveiller et à garder que sur les côtes de Ligurie.

En conséquence, le pape fut averti dans la journée du 9 juin, par M. de Chabrol, qu'il allait changer de résidence. Quelques heures après, mystérieusement et sous l'habit d’un simple prêtre, il fut mis en voiture cadenassée et partit sous bonne escorte pour la France. Ordre était donné de le conduire directement, sans arrêt, à Fontainebleau et, pour éviter toute manifestation populaire en sa faveur, de ne lui faire traverser les grandes villes que la nuit. En route, il tomba malade et faillit mourir au mont Cenis. Mais à grand’peine lui permit-on d’y séjourner quarante-huit heures. Le 19 juin, très faible physiquement, mais l’âme encore ferme, il atteignit le palais qui lui était maintenant affecté pour prison et où l’appartement qu’il avait occupé au temps du sacre lui fut assigné de nouveau.

Les ministres ne manquèrent pas de venir par ordre lui présenter leurs hommages. Les évêques bien pensants, c’est-à-dire les plus dévoués à l’empereur, affluèrent aussi bientôt autour de sa personne. Du nombre fut le cardinal Maury, qu’il reçut mal, du reste, ce qui ne l’empêcha pas de revenir. Le gouvernement impérial n'épargna rien pour faire croire au public que le pape était libre et traité vraiment en souverain. On lui offrit des équipages ; on eût voulu qu’il sortit du palais, qu’il officiât pontificalement en public. Mais, comme il savait bien qu’il était prisonnier, il voulut continuer à vivre comme tel. Il refusa les voitures, ne se montra pas hors du palais, ne voulut dire la messe que dans son oratoire privé et déçut les ministres, aussi bien que le public, par l’existence de moine qu’il s’obstinait à mener[15].

Plusieurs mois s’écoulèrent sans amener aucun changement dans les rapports des deux puissances ; et il ne pouvait en être autrement tant que l’empereur était au loin et que le résultat de sa grande guerre était encore en suspens. Mais l’absence du maître devait forcément enhardir à la fois le souverain pontife, mieux informé à Fontainebleau qu’à Savone des véritables dispositions du clergé, et le clergé lui-même, dont le sourd mécontentement se manifestait chaque jour avec un peu moins de timidité. Bien que l'empereur eut fait notifier au pape l’abrogation du Concordat, les métropolitains n’avaient point été mis en demeure par le gouvernement de donner l’institution canonique aux nouveaux évêques. En fait et en droit, aux yeux du public, pour qui les incidents de Savone étaient restés secrets, le Concordat subsistait toujours. Le prisonnier de Fontainebleau se disait qu’une fois de plus Napoléon lui avait fait une vaine menace. Il ne risquait donc rien pour le moment à persister dans sa résistance passive et à voir venir les événements. Le danger pour lui ne devait renaître et grandir que si le conquérant revenait vainqueur de Russie.

Or ce fut, on le sait, tout le contraire qui se produisit. L’empereur, arrêté, dès le début de sa gigantesque entreprise, par des difficultés qu’il aurait dû prévoir, entraîné jusqu’à Moscou par un orgueil qui touchait à la folie, ramené ensuite en fugitif jusqu’au Niémen, avait vu en quelques semaines périr son armée et sombrer sa fortune. On savait maintenant qu’il n'était pas invincible. Aux yeux de l’Europe, déjà prête à s’unir contre lui, son prestige, quoi qu’il pût faire pour le relever, était à jamais détruit. Aux yeux de la France, fascinée si longtemps par ses victoires, le dieu de la veille n’allait plus être qu’un homme. L’admiration se changeait en haine à son égard. On oublia bientôt sa gloire pour ne plus parler que de sa tyrannie. Les habitants des pays qu’il avait annexés de force à l’Empire ou enchaînés à sa politique se réjouirent de son malheur. On doit bien penser que dans ces contrées le clergé catholique, si durement traité par lui depuis quelques années, en accueillit sans peine la nouvelle. Il en fut à peu près de même dans les départements de l’ancienne France, où l’Église, sans proclamer encore hautement (comme elle le fit plus tard, quand il n’y eut plus de danger) que son récent désastre était une punition du ciel, commença dès lors à le dire tout bas et ne s’affligea pas trop d’un événement qui pouvait amener à bref délai la délivrance de son chef.

 

V. — Rentré aux Tuileries le 18 décembre 1812, Napoléon, tout en accélérant avec une activité fébrile les levées de troupes qui devaient lui permettre de tenir encore tête à l’Europe en 1813, ne tarda pas à se préoccuper de cette puissance ecclésiastique dont l’alliance lui avait été si précieuse au temps de sa prospérité, et dont le concours ou la neutralité pouvait être pour lui d’un si grand prix dans son malheur. Il savait depuis longtemps par ses rapports de police que le clergé ne l’aimait plus et ne le servait qu’à contre-cœur. Il ne pouvait douter maintenant que beaucoup de ses membres, voyant l’empire ébranlé, ne fussent plus désireux d’aider à le renverser que de le consolider. Tout récemment, la conspiration du général Malet, qui avait été si près de réussir, avait eu pour principal instigateur un prêtre, l’abbé Lafon, agent royaliste très dangereux, qui, plus heureux que ses complices, avait pu s’échapper et continuer sans doute ses intrigues. Mathieu de Montmorency et ses amis de la Congrégation continuaient leurs menées malgré la surveillance de la police. On comprend donc que Napoléon, obligé, pour jouer sa dernière partie, de réunir sous sa main toutes les forces vives de la France, sentit à ce moment le besoin d’offrir à l’Église un rapprochement et de la regagner par une réconciliation publique avec le pape. Il faut ajouter que cette réconciliation lui était imposée par les nécessités de sa politique extérieure. La Russie, l’Angleterre, poursuivaient contre lui leurs avantages. La Prusse était sur le point de se joindre à elles. L’Allemagne, frémissante, n’attendait évidemment qu’un nouvel échec de Napoléon pour s’unir à ses ennemis. Mais l’Autriche semblait encore indécise, et c’était là le dernier espoir de l’empereur. Or celte puissance, très attachée, comme on sait, au Saint-Siège, avait maintes fois intercédé en faveur de Pie VII auprès de son geôlier. Et, si ce dernier n’avait guère tenu compte de ses prières quand il pouvait se passer d’elle, il ne lui était plus permis de ne rien faire pour le protégé d’un souverain dont le concours lui était maintenant indispensable.

Toutes ces considérations expliquent les avances que l’empereur, naguère encore si arrogant et si brutal, crut devoir faire à son prisonnier presque aussitôt après son retour de Russie. Il lui écrivit en effet de sa main, dès le 29 décembre 1812, pour lui exprimer, dans les termes les plus courtois et même les plus affectueux, son désir de le voir et de mettre fin à la querelle qui divisait depuis si longtemps l’État et l’Église. Pie VII, comprenant bien qu’il allait commencer à devenir le plus fort, n’eut garde de repousser une pareille ouverture. Quelques jours après, l’évêque de Nantes, Duvoisin, qui jouissait de toute la confiance de l’empereur, fut désigne par lui pour aller entamer à Fontainebleau la négociation d’un nouveau concordat. Il s’y rendit aussitôt et y fut rejoint non seulement par la plupart des prélats de l’ancienne députation, mais par les cardinaux qui avaient quelque temps formé à Savone le conseil du Saint-Père, et les pourparlers commencèrent sur les nouvelles propositions de Napoléon.

Ils ne parurent pas tout d’abord devoir aboutir à la paix, car ces propositions étaient, à vrai dire, exorbitantes. L’empereur exigeait en effet plus encore après ses malheurs qu’il n’avait demandé au temps de sa toute-puissance. Il prétendit en effet tout d’abord que le pape jurât de ne rien dire ni faire contre les quatre propositions de l’Église gallicane. Pie VII devait en outre condamner par un bref solennel la conduite des cardinaux noirs envers l’empereur ; ce dernier leur rendrait alors ses bonnes grâces, mais à condition qu’ils fissent adhésion à ce bref ; encore les cardinaux di Pietro et Pacca devaient-ils être exclus de l’amnistie. Ce n’était pas tout : désormais le pape ne nommerait qu’un tiers des membres du sacré collège ; la nomination des deux autres tiers serait dévolue aux souverains des États catholiques. Bien plus encore : le souverain pontife devrait résider à Paris, où il jouirait d’un revenu de 2 millions sur ses domaines aliénés. Il va sans dire qu’en ce qui concernait l’institution des évêques, le décret du concile serait appliqué ; et l’empereur maintenait toutes ses prétentions à l’égard des évêchés romains.

On comprend bien sans doute que Napoléon n’espérait pas faire accepter au pape un pareil programme. Il avait, comme font souvent les diplomates, exagéré à dessein ses prétentions pour donner plus de prix aux concessions qu’il serait obligé de faire. Mais c’était, qu’on nous passe le terme, une finesse cousue de fil blanc, et le prisonnier de Fontainebleau ne s’y laissa point prendre. Il se débattit avec beaucoup de vigueur et rejeta bien loin le projet impérial. Dix jours s’écoulèrent ainsi en pourparlers inutiles. Enfin le 18 janvier, l’empereur, jugeant son prisonnier assez fatigué pour ne pouvoir résister à l’assaut qu’il se proposait de lui donner, alla tout à coup le trouver à Fontainebleau et prit lui-même en main la négociation.

Les deux ennemis s’embrassèrent avec tendresse, et les témoins de cette scène furent fort touchés de l’affection qu’ils se témoignèrent. Mais, à la suite de cette réconciliation théâtrale, ils s’enfermèrent et, durant plusieurs jours, discutèrent tout seuls, sans doute avec moins d’effusion et d’amitié, les termes du futur traité. Que se passa-t-il au juste dans leurs entretiens ? Sans accorder la moindre créance à la ridicule histoire des voies de fait auxquelles Napoléon se serait livré sur son prisonnier, on peut affirmer, car les historiens les plus autorisés sont à cet égard tous d’accord, que ces pourparlers furent très animés et, à certains moments quelque peu orageux. On peut admettre sans peine que l’empereur n’épargna pas toujours à son interlocuteur les invectives et les menaces. Mais ses prétentions étaient si peu soutenables qu’il lui fallut bien en rabattre à la fin, et en rabattre beaucoup plus qu’il ne l’aurait voulu. Le temps pressait ; le nouveau concordat était attendu par la cour de Vienne. Il fut enfin signé le 25 janvier, et l’empereur, pour témoigner sa satisfaction, combla aussitôt d’honneurs les cardinaux et les évêques qui avaient contribué à l’élaborer.

Il s’en fallait pourtant de beaucoup qu’il fut aussi content qu’il affectait de l’être. De fait, le traité ne contenait qu’une faible partie du projet que l'évêque de Nantes avait été chargé de soumettre au souverain pontife. D’abord, il n’était question ni des quatre articles de 1682 ni de l’innovation proposée par l’empereur en ce qui concernait la nomination des cardinaux. Les services de la propagande et de la pénitencerie, ainsi que les archives pontificales, devaient être rétablis dans le lieu où le Saint-Père fixerait sa résidence, et ce lieu n’était nullement indiqué. Le pape aurait la jouissance de ceux de ses domaines qui n’avaient pas été aliénés et, pour lui tenir lieu des autres, une liste civile de deux millions lui serait assurée. Relativement aux évêchés romains, la reculade de Napoléon était également manifeste : il était en effet stipulé que les six diocèses suburbicaires seraient rétablis et remis sans réserve à la disposition du pape[16]. Les évêques des états pontificaux dépossédés de leurs sièges pourraient être nommés par le pape évêques in partibus, et des pensions leur seraient faites par le gouvernement impérial en attendant qu’ils fussent pourvus de nouveaux sièges en France ou en Italie. Le Saint-Père aurait le droit de pourvoir directement à dix évêchés soit dans l’un, soit dans l’autre de ces États. Napoléon rendrait ses bonnes grâces, sans conditions, à tous les cardinaux, prélats, prêtres et laïcs qui avaient pu encourir sa colère par suite du différend survenu entre l’État et l’Église. Il promettait en outre d’accorder sa puissante protection aux besoins si nombreux de la religion. On voit par ces détails à quelles concessions il avait dû se plier. En retour, il n'obtenait qu’un avantage sérieux, c’était la confirmation du décret rendu par le concile de 1811 relativement à l’institution des évêques.

C’était là, il est vrai, de la part du pape, un sacrifice grave. Mais il n’avait pas pu tout refuser. On est du reste, fondé à croire, étant donnée surtout sa conduite ultérieure, qu’il n'avait pas cédé sur ce point sans arrière-pensée et qu’il se réservait d’y revenir quand les circonstances le lui permettraient. Le dernier article du Concordat[17] pouvait lui servir de prétexte pour soulever à cet égard de nouvelles difficultés et, à défaut même de cet article, n’aurait-il pas, pour tout remettre en question, le préambule même du traité, qui le représentait seulement comme devant servir de base à un arrangement définitif ?

 

VI. — L’empereur ne tarda pas à s’apercevoir que telles étaient bien en effet les dispositions du pape. Fidèle à sa tactique ordinaire, Pie VII avait surtout manœuvré de manière à gagner du temps et à obtenir le retour des cardinaux noirs. Dès que ces conseillers, les seuls en qui il eût pleine confiance, lui eurent été rendus, il ne fut pas difficile de prévoir que le concordat du 25 janvier serait bientôt lettre morte. Les Consalvi, les Pacca, les di Pietro, les Gabrielli, tirés de prison ou d’exil, n’accoururent à Fontainebleau que pour exciter le Saint-Père à rétracter ses derniers engagements. Ils lui représentèrent qu’en signant le traité il avait violé ses serments pontificaux, trahi les intérêts du Saint-Siège, que déchirer le pacte conclu avec l'oppresseur de l'Église était pour lui un devoir de conscience. Ému de leurs reproches, enhardi par leur assistance, le pape témoigna bientôt par sa réserve même qu'il n'avait pas l’intention d’exécuter le nouveau concordat. Les bulles qu’il avait promis de donner aux nouveaux évêques de Napoléon ne furent pas envoyées. Une somme de 300.000 francs que le gouvernement lui offrit comme acompte sur sa liste civile ne fut pas acceptée. Bref, son intention de se dérober à ses engagements devint bientôt si manifeste, que Napoléon, dont la patience n'avait jamais été la vertu maîtresse, jugea bon de faire un éclat et crut lui forcer la main en communiquant au Sénat, le 13 février, le concordat de Fontainebleau, qui fut, ce jour-là même, publié par ses ordres comme loi de l'État.

Mais cet acte d’audace n’était qu’une grosse maladresse. Les cardinaux noirs ne manquèrent pas de faire remarquer au pape l’incorrection d’un pareil procédé. L’empereur avait évidemment outrepassé son droit en proclamant comme définitif un traité qui n’était, en somme, que préliminaire. Dès lors, le pape se montra bien résolu à révoquer son consentement au nouveau concordat. Mais il ne témoigna tout d’abord ses intentions qu’à ses conseillers intimes. Il lui fallait, en effet, avant d’en venir pour sa part à l’éclat qu’il méditait, déterminer la forme de sa rétractation et prendre ses mesures pour que cet acte put être connu du public. De plus — et c’est là surtout ce qui explique ses atermoiements[18] —, il ne voulait pas se risquer à rompre ouvertement en visière à l’empereur avant d’être à peu près certain que sa toute-puissance ne renaîtrait pas. Il lui fallut plusieurs semaines pour acquérir cette conviction. Mais, vers la fin de mars 1813, il ne crut plus devoir hésiter. A ce moment, en effet, non seulement la Prusse et la Suède avaient officiellement uni leurs armes à celles de la Russie, mais l’Autriche, espoir suprême de Napoléon, lui refusait son concours et commençait à prendre vis- à-vis de lui l’attitude de la médiation armée, en attendant celle de l’hostilité manifeste. Tout faisait donc prévoir que Napoléon, malgré son génie, serait vaincu dans la prochaine campagne.

Le pape avait résolu de lui signifier sa rétractation par lettre personnelle et avait élaboré dans le plus grand secret cette pièce, de concert avec ses cardinaux, qui en gardèrent la minute et furent chargés d’en répandre des copies. C’est le 24 mars qu’il la fit parvenir à l’empereur. Dans ce document mémorable, le souverain pontife expliquait son revirement par le cri de sa conscience, qui lui reprochait, disait-il, comme un crime son adhésion au dernier traité. ... Depuis le 25 janvier, disait-il... les plus grands remords et le plus vif repentir n'ont cessé de déchirer notre âme... Une continuelle et profonde méditation nous fait sentir chaque jour davantage l’erreur dans laquelle nous nous sommes laissé entraîner... Il poursuivait en reprochant à l’empereur d’avoir indûment publié sous le titre de concordat, ces mêmes articles qui n’étaient que la base d’un arrangement futur. Bref, il désavouait formellement en ces termes sa signature : C’est en présence de Dieu... que nous déclarons, dans toute la sincérité apostolique, que notre conscience s’oppose invinciblement à l’exécution de divers articles contenus dans l’écrit du 25 janvier...

Un pareil manquement à la parole donnée ne pouvait laisser froid un homme aussi irritable que l’empereur, étant données surtout les circonstances critiques où il se trouvait[19]. Napoléon n’attendit pas vingt-quatre heures pour manifester par des actes la colère que lui causait la lettre du pape. Dès le 25 mars parut un décret déclarant le concordat de Fontainebleau obligatoire pour les archevêques, les évêques et les chapitres, prescrivant aux métropolitains de donner désormais l’institution canonique aux nouveaux évêques suivant les formes indiquées par le concile de 1811 et déférant aux cours impériales, c’est-à-dire à la juridiction de droit commun, les recours comme d'abus, qui jusque-là étaient de la compétence du Conseil d’État. Le même jour, douze diocèses, à ce moment vacants, furent pourvus d’évêques par Napoléon, et parmi eux se trouvaient ceux de Troyes, de Gand et de Tournai.

C’étaient là de simples bravades, et l’empereur en avait bien conscience. Il savait parfaitement que, dans la situation pénible où il se trouvait, il n’obtiendrait pas que les métropolitains obéissent. Au fond, son exaspération contre le pape ne l’empêchait pas de raisonner. Il se disait que cette nouvelle rupture avec le pape lui ferait sans doute, si elle devenait publique, le plus grand tort aux yeux de la France et aux yeux de l’Europe. Aussi s’attacha-t-il à la dissimuler de son mieux. Nous le voyons, en effet, à cette époque prescrire à ses ministres les mesures les plus rigoureuses pour empêcher toute divulgation de la lettre du pape, qu’il affecte de regarder comme nulle et non avenue. Il veut faire croire au public que le concordat du 25 janvier subsiste toujours. Il prescrit aux nombreux archevêques ou évêques qui se trouvent alors à Paris d’aller solennellement remercier le Saint-Père de l’avoir signé et l’adjurer de n’en pas retarder plus longtemps l’exécution. Mais tous maintenant se dérobent au désir de l’empereur, à l’exception du cardinal Maury, et l’accueil hautain fait à ce dernier par le pape prouve à Napoléon que décidément le prisonnier de Fontainebleau ne cédera plus. Il ne lui reste donc, puisque lui-même ne veut pas encore s’avouer vaincu, qu’à resserrer de nouveau la captivité de Pie VII, et c’est ce qu’il fait. Le 5 avril, le cardinal di Pietro est enlevé par la police et interné à Auxonne. Pacca et ses collègues du sacré collège sont avertis que, s’ils désirent rester à Fontainebleau, ils doivent s’abstenir de toute correspondance, ne jamais entretenir le pape d’affaires et ne lui faire que des visites de convenance. Enfin les prisons d’Etat se referment sur la plupart des détenus ecclésiastiques auxquels le traité du 25 janvier avait fait espérer leur délivrance.

Mais, peu de jours après, l’empereur part pour l’armée et va tenter de nouveau le sort des batailles. Dès lors à quoi peuvent servir ces précautions tardives pour empêcher la vérité de se faire jour ? Loin de lui, la surveillance se relâche ; le zèle de ses agents s’affaiblit avec sa puissance. Les indiscrétions se multiplient. Aussi le pape n’a-t-il pas beaucoup de peine à faire connaître au clergé ses derniers actes et ses intentions actuelles. Des troubles sérieux se produisent dans les diocèses de Troyes, de Gand et de Tournai, où les chapitres, encouragés par le pape, traitent en intrus les nouveaux évêques nommés par Napoléon. Vainement ce dernier, dont quelques victoires (Lutzen, Bautzen) ont exalté de nouveau l’orgueil, profite de l’armistice de Pleswitz pour envoyer des ordres draconiens à l’égard des mécontents. L’évêque démissionnaire de Troyes, M. de Boulogne, est enfermé à Vincennes pour la seconde fois. Les chanoines de Tournai sont arrêtés. M. de Broglie[20] doit signer de nouveau l’engagement de ne plus s’occuper de son diocèse. Les séminaristes de Gand, qui ne veulent pas reconnaître son successeur, sont enrégimentés dans l’artillerie à Wesel, où cinquante d’entre eux ne tardent pas à mourir (juillet-août 1813). Et pourtant l’opposition cléricale ne fait que grandir.

 

VII. — Après le congrès de Prague, quand l’Autriche s'est enfin prononcée contre Napoléon, après Leipzig (octobre), quand il rentre encore une fois sans armée, quand toutes les frontières de l’Empire sont menacées à la fois, le grand vaincu sent bien qu’il ne peut plus être question de maintenir le concordat de Fontainebleau. Par un singulier revirement de la fortune, c’est lui qui maintenant va solliciter presque avec humilité de son prisonnier une paix que celui-ci va lui refuser avec dédain.

Napoléon a beau s’agiter. Il est perdu. Tout le monde le voit. Comment le pape l’ignorerait-il ? Pourquoi traiterait-il aujourd’hui avec un souverain qui demain sans doute ne sera plus rien ? Les vainqueurs ne s’empresseront-ils pas de lui rendre sans conditions sa liberté avec ses États ? Déjà, pendant les pourparlers de Prague, Pie VII a pu faire parvenir aux souverains alliés un appel qui a été favorablement entendu. Sa délivrance et sa restauration temporelle sont inscrites sur le programme de la coalition, et la coalition est victorieuse.

Aussi se montre-t-il obstinément réfractaire aux propositions de l’empereur aux abois. Dès la fin de novembre, une dame d’honneur de l’impératrice, la marquise de Brignole, très estimée du pape, est chargée d’une ouverture officieuse au cardinal Consalvi, qui, par ordre, se hâte de l’éconduire poliment. Un mois après, le temps presse ; Napoléon va bientôt jouer sa dernière partie dans les plaines de Champagne ; il suppute l’effet moral que produirait sur la France et sur les alliés sa réconciliation publique avec le Saint-Père ; l’archevêque de Bourges, Fallût de Beaumont, va trouver le pape de la part de l’empereur et lui donne clairement à entendre que ce dernier pourrait bien, s’il voulait traiter, le laisser retourner à Rome. Mais le pape fait encore la sourde oreille. Enfin, le 18 janvier 1814, Napoléon met de côté tout orgueil et presque toute dignité. Les alliés viennent de franchir le Rhin. Murat vient de passer à la coalition et d’occuper pour son compte les provinces romaines. Il n’y a plus un moment à perdre si l’on veut avoir le pape avec soi et pouvoir utiliser son alliance. Beaumont reçoit l’ordre d'aller cette fois officiellement offrir au pape la restitution de sa souveraineté temporelle. Mais le prisonnier lui répond froidement que la restitution de ses Etats, étant un acte de justice, ne peut être l'objet d'aucun traité et que d'ailleurs ce qu'il ferait hors de ses Etats semblerait l'effet de la violence et serait une occasion de scandale pour le monde catholique.

Après une pareille fin de non-recevoir, Napoléon ne pouvait plus se faire illusion sur les chances qui lui restaient d’une réconciliation contractuelle avec le pape. Allait-il donc se fier purement et simplement aux bons sentiments d'un ennemi si longtemps humilié, maltraité, bafoué, et le remettre en liberté sans conditions ? C’est à quoi, soupçonneux et tenace comme il était, il ne pouvait encore se résoudre. Au moment de partir pour la Champagne, où il allait, avec une poignée de soldats, disputer les débris de son empire aux armées delà coalition, il se préoccupa de mettre en sûreté son prisonnier, c’est-à-dire d’empêcher qu’il ne tombât au pouvoir des alliés. L’avant-garde autrichienne avait déjà pénétré au cœur de la Bourgogne. En quelques marches, tandis que l’empereur serait occupé sur la Marne, elle pouvait atteindre Fontainebleau et enlever le souverain pontife. C’est pourquoi, dès le 24 janvier, Pie VII dut sous escorte quitter cette résidence[21]. Le commandant de gendarmerie Lagorse, qui le gardait depuis plus de quatre ans, lui déclara qu'il était chargé de le ramener à Rome. C’était pour le moment un mensonge. Car, avant de renvoyer le pape dans ses États, Napoléon se réservait encore de consulter le sort des armes. Ce ne fut donc pas vers le midi, mais vers le centre de la France qu’il le fit conduire tout d’abord, et à très petites journées. Bientôt quelques victoires — les dernières — remportées en Champagne ranimèrent ses espérances et son orgueil. Tant que la fortune sembla sourire à l’empereur le pape, tout en continuant sa route, ne put se rapprocher de l’Italie. On le vit successivement à Limoges, à Brive, à Montauban. Mais, au bout de quelques semaines, Napoléon, débordé de tous côtés par la coalition, dut reculer de nouveau. Le terrain se dérobait sous lui. Le pape pouvait maintenant être enlevé dans le Midi par les Anglais. On le dirigea donc vers les Alpes, par le Languedoc et la Provence. Au commencement de mars, il était réinstallé à Savone, où Napoléon semblait vouloir le garder encore. Il n’y resta cette fois que peu de jours, Les alliés, qui négociaient alors à Châtillon avec l’empereur, sans cesser de le combattre, mettaient au nombre de leurs conditions la liberté du Saint-Père. Renvoyer le pape en Italie était du reste pour lui un moyen de créer des embarras graves à Murat et peut-être de lui faire expier sa trahison. Napoléon n’hésita donc plus, et, le 10 mars, envoya au préfet de Montenotte l’ordre de faire conduire le prisonnier jusqu’aux avant-postes autrichiens, qui occupaient le territoire de Plaisance. Le 19, Pie VII s’éloignait enfin de Savone, et, peu de jours après, il rentrait dans ses États, dont la restitution lui était depuis longtemps assurée par la coalition. Sa captivité avait duré près de cinq ans. Et, par un jeu tragique de la fortune, dans le temps même où il remontait sur son trône, son geôlier de la veille, renversé du sien, allait être à son tour conduit sous escorte à la petite île que la générosité dédaigneuse de ses vainqueurs lui assignait pour prison.

Le récit des longs démêlés que nous venons d’exposer montre que l’Empire, pas plus que la République, n’avait réussi à rétablir entre l’Église et l’État les rapports relativement pacifiques interrompus par la Révolution. Si la constitution civile de 1790 avait mis la France en feu, si la séparation légale des deux puissances n’avait amené, sous le Directoire, que de nouveaux troubles, le Concordat n’avait été fécond qu’en querelles et, loin de consolider le régime impérial, avait contribué pour une bonne part à sa ruine. On peut le comparer à un de ces mariages mal assortis dont l’intérêt est la seule raison d’être et où chacun des deux époux ne s’engage qu’avec l’arrière-pensée de prendre l’autre pour dupe. Pie VII et Napoléon s’étaient unis sans sympathie véritable et sans confiance. Le second représentait aux yeux du premier cette Révolution tant de fois maudite par l’Église, qui ne lui pardonnait pas d'avoir érigé en principe la liberté des cultes et laïcisé l’État. Mais, dans la pensée de Bonaparte, le pape était toujours le champion de la théocratie, par conséquent un ennemi à surveiller sans relâche. Chacun d’eux ayant un égal intérêt à commander au clergé français, ils avaient tout d’abord fait semblant de s’en partager le gouvernement. Mais, au fond, chacun le voulait tout entier pour lui seul. De là le conflit qui n’avait pas tardé à se produire et que nous avons raconté. Dans cette longue querelle, les deux adversaires avaient donné au monde catholique les moins édifiants exemples. Un soldat incrédule et brutal, pour qui le pape n’avait pas cessé d’être le vieux renard qu’il fallait tromper, s’était fait sacrer pieusement à Notre-Dame par le Saint-Père, puis, ne pouvant le domestiquer à son gré, lui avait sans façons pris ses États et, cinq années durant, lui avait fait subir une captivité plus humiliante, plus dure que la sienne ne devait l’être à Sainte-Hélène. Le fils aîné de l'Eglise avait à la face de l'Europe accablé d'outrages, de menaces ou de sarcasmes le souverain pontife impuissant et désarmé. D'autre part, le vicaire du Christ avait, pour des intérêts temporels, incliné la majesté du Saint- Siège devant la Révolution. Mal payé de sa complaisance, il avait, pour des raisons étrangères à la religion, lancé ses foudres spirituelles contre le souverain béni par lui-même naguère à l’autel. On l’avait vu depuis, sans que l’excommunié eût sollicité son pardon, lui faire personnellement des avances, au mépris de sa propre sentence. Il avait, à la vérité, montré dans le malheur une résignation et une force d’âme assez rares, que l'histoire doit hautement reconnaître. Sa fermeté n’avait pourtant pas été sans fléchir à certains moments, et sa bonne foi n’avait pas toujours été parfaite. Mais, en somme, il sortait vainqueur d’une épreuve où bien d’autres peut-être à sa place eussent succombé, et, quelques fautes qu’il eût commises, son autorité morale avait grandi par l’effet même de la persécution. Quant au clergé français, si longtemps ballotté entre les deux pouvoirs qui se disputaient son influence, il se retrouvait dans la situation ambiguë et délicate où l’avait placé le concordat de 1801. Et l’on ne peut pas dire que son autorité à lui eût augmenté. A peu d'exceptions près, en effet, ses membres avaient longtemps rivalisé de platitude et de servilité envers le despote heureux qui, vaincu maintenant et détrôné, n’était plus que l’objet de leurs anathèmes, ils avaient sans murmure laissé dépouiller, incarcérer, insulter le pape ; à certains moments, ils avaient aidé l’empereur à le tromper. Leur revirement timide et tardif ne pouvait être regardé comme un acte d'indépendance et une révolte de leur conscience. On les avait vus au concile prendre d’abord le parti du pape et capituler ensuite sans dignité devant les menaces. Il avait fallu Moscou, Leipzig, l’Invasion, pour transformer en hostilité manifeste l’opposition sournoise et mystérieuse qu’ils faisaient à l’Empire depuis 1810 ou 1811. En résumé, l’on peut dire que, placés entre le pape et l’empereur, qui voulaient également se servir d’eux, ils ne les avaient pas mieux servis l’un que l’autre.

 

 

 



[1] Les évêques n’obtinrent qu’à grand’peine une exception en faveur du siège de Rome, que l’Empereur avait d’abord prétendu accaparer comme les autres.

[2] Lettre du 6 octobre 1811 au ministre des cultes.

[3] Note du 17 novembre 1811.

[4] Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 23 février 1812.

[5] V. notamment le décret du 12 janvier 1811, qui accorde une gratification pour chaque arrestation de réfractaire ou de déserteur, et celui du 5 avril 1811, qui prescrit de nouvelles mesures pour réprimer la désobéissance aux lois de la conscription.

[6] Lettre de l’empereur au ministre des cultes, 22 octobre 1811.

[7] Lettres de l’empereur au ministre des cultes, 8 octobre et 22 novembre 1811.

[8] Titre III, § 3.

[9] C’est-à-dire les petits séminaires.

[10] Titre IV.

[11] Parfois même Napoléon ne se borne pas à prescrire l'incarcération. C'est ainsi qu’ayant à se plaindre d’un couvent de trappistes, il ordonne non seulement que cet établissement soit fermé, niais que le supérieur soit passé par les armes (Lettres au duc de Rovigo, 27, 29 juillet 1811). Sur toutes ces mesures de rigueur à l’égard du clergé, V. les t. XXI-XXVI de la Correspondance de Napoléon et les deux curieux volumes publiés par M. Lecestre (passim).

[12] Ceux de Gand répondent que l’évêché n’est pas vacant par la démission de M. de Broglie, qu’il le sera seulement lorsque cette démission aura été acceptée par le pape. Ceux de Troyes et de Tournai se soumettent, mais seulement en apparence, les vicaires qu’ils nomment leur ayant été secrètement désignés par les évêques proscrits, dont ils ne seront à leurs yeux que les mandataires.

[13] Lettre de l’empereur au ministre des cultes, 3 mars 1812.

[14] Le gouvernement britannique, à l’instigation des Bourbons de Sicile, avait, en 1810, envoyé à cet effet plusieurs navires dans les eaux de Savone, et l’empereur pensait que, grâce à son éloignement, cette tentative pourrait bien se renouveler.

[15] Au dire du duc de Rovigo (Mémoires, t. VI, 72 et suiv.), il n’écrivait ni ne lisait, il passait la plus grande partie de son temps à prier et prenait plaisir à raccommoder lui-même ses vêlements.

[16] En outre, l’empereur, par une note séparée, datée comme le nouveau concordat du 25 janvier, reconnaissait que ce traité n’impliquait en rien une renonciation du pape à ta souveraineté de Rome.

[17] Art. XI : Le Saint-Père se porte aux dispositions ci-dessus en considération de l’état actuel de l’Église et dans la confiance que lui a inspirée Sa Majesté qu’elle accordera sa puissante protection aux besoins si nombreux qu’a la religion dans les temps ou nous vivons.

[18] Malgré sa mauvaise santé et la surveillance dont il était l’objet, il ne lui fallait certainement pas six semaines pour copier de sa main le texte (rédigé par Consalvi) de la lettre qu'il allait adresser à l'empereur.

[19] Si je ne fais, dit-il dans le premier moment, sauter la tête de dessus le buste de quelques-uns de ces prêtres de Fontainebleau, les affaires ne s’arrangeront jamais.

[20] Alors interné à Beaune pour la seconde fois.

[21] Les cardinaux noirs furent quelques jours après transportés dans diverses villes du midi de la France.