I. Le prisonnier de Savone et l’institution des évêques. — II. Premiers travaux de la commission ecclésiastique ; affaire du divorce. — III. Sénatus-consulte du 17 février 1810. — IV. Les cardinaux noirs ; persécution du clergé romain. — V. Echec des émissaires impériaux auprès de Pie VII. — VI. Affaire du cardinal Maury ; nouvelles persécutions. — VII. Concile projeté ; mission des quatre évêques à Savone. — VIII. Le Concile national ; opposition et coup d’Etat. — IX. Comment fut obtenu le décret du 5 août 1811. — (1809-1811).*****SOURCES. — D’Astros, Des Évêques nommés et de leur envoi
dans les églises vacantes pour en prendre possession (1811) ; idem, Des
Appels comme d'abus en matière de religion (1814). — De Barrai, Fragments
relatifs à l’histoire ecclésiastique du XIXe siècle (1814). — Jauffret, Mémoires
historiques sur les affaires ecclésiastiques de France pendant les premières
années du XIXe siècle. — Coste, Vie de M. l'abbé Couston. — A. de
Beauchamp, Histoire des malheurs et de la captivité de Pie VII (1814).
— De Pradt, les Quatre Concordats (1818-1820). — Grégoire, Essai
historique sur les libertés de l'Eglise gallicane (1818) ; idem, Mémoires
(1837). — Botta, Histoire de l’Italie depuis 1789 jusqu’à 1814 (1826).
— Artaud, Histoire du pape Pie VII. — Pacca, Mémoires (1833). —
Bignon, Histoire de France sous Napoléon depuis la paix de Tilsitt jusqu’en
1812 (1838). — Lyonnet, le Cardinal Fesch (1841) ; idem, Histoire
de Mgr d’Aviau (1847). — Caussette, Vie du cardinal d’Astros. — J.
de Maistre, Lettres et Opuscules inédits (1851) ; idem, Lettres
inédites (1858) ; idem, Mémoires politiques et correspondance
diplomatique (1858). — Poujoulat, le Cardinal Maury, sa vie et son
œuvre (1855). — Du Casse, Mémoires du prince Eugène (1858-1860). —
Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire. — Guillaume, Vie de
Mgr d'Osmond (1862). — Consalvi, Mémoires (1861). — A. Lefebvre, Histoire
des cabinets de l'Europe pendant le Consulat et l'Empire (1866-1869). —
Napoléon Ier, Correspondance, t. X1X-XXII (1866-1867). — D’Haussonville,
l'Eglise romaine et le premier Empire, t. III et IV (1868-1869). —
Lanfrey, Histoire de Napoléon Ier, t. V (1875). — Méric, Histoire
de M. Emery et de l'Eglise de France pendant l'Empire. — Talleyrand, Mémoires
(1891). — Welschinger, le Divorce de Napoléon. — G. de Grandmaison, la
Congrégation (2e édit., 1890) ; idem, les Cardinaux noirs (1894). —
Ricard, Correspondance diplomatique et mémoires inédits du cardinal Maury
(1891) ; idem, le cardinal Fesch (1893) ; idem, le Concile national
de 1811 (1894). — Taine, le Régime moderne (1893-1894). — Lecestre,
Lettres inédites de Napoléon Ier (1897). *****I. — Si Napoléon avait compté réduire le pape à l’obéissance en lui prenant ses États et en s’emparant de sa personne, il s’était lourdement trompé. Pie VII, dépouillé, captif, sans soldats, sans argent, abandonné des gouvernements catholiques, était pourtant plus redoutable encore que Pie VII libre et souverain, parce que sa puissance morale, loin de diminuer, grandissait avec son malheur et qu’il ne s’abandonnait pas lui-même. Du fond de sa prison, il pouvait détacher du maître ce clergé gallican, jusque-là si docile, et ébranler la fidélité des peuples à l’Empire. Sans doute il lui fallait du temps pour cela. Mais, en attendant, il avait un moyen aussi simple qu’efficace de continuer la lutte et d’aggraver les embarras de son adversaire : c’était de refuser systématiquement l’institution canonique aux évêques nommés par l’empereur. Aux termes du Concordat, c’était son droit strict. S’il en avait abusé quand il était libre et qu’il manquait de bonnes raisons pour en justifier l’emploi, il n’était pas disposé à y renoncer, maintenant qu’il était captif et que les bonnes raisons ne lui faisaient plus défaut. Tant que le pape avait pu exercer sans entraves son gouvernement spirituel, il avait eu tort de le mettre au service d’intérêts purement temporels. C’était certainement violer l’esprit des traités que de dénier aux évêques l’institution, sans motifs canoniques, et simplement parce qu’on n’était pas en accord politique avec l’empereur. Mais ce dernier serait-il fondé à se plaindre quand le pape, pour motiver ses refus, arguerait de son isolement, de son impuissance, de l’éloignement de ses ministres, de la dispersion des congrégations cardinalices, de l’impossibilité de s’informer régulièrement et de se prononcer en connaissance de cause ? Qu’il fût ou non tout à fait de bonne foi, le souverain pontife n’en était pas moins tout à fait inattaquable dans ce dernier retranchement. Si Napoléon demandait : Pourquoi n’exécutez-vous pas le Concordat ? il pouvait répondre : Parce que vous- même m’empêchez de l’exécuter. Or il y avait déjà dans l’Empire plus de vingt diocèses vacants. Si la querelle des deux pouvoirs se prolongeait encore quelques années, l’Église de France, privée de chefs, pouvait retomber dans l’anarchie ; le recrutement du bas clergé pouvait être interrompu, les troubles les plus graves pouvaient résulter d’un tel état de choses. Comment arrêter un pareil désordre ? Comment détourner le pape de se venger ? Comment, après le mal qu’on lui avait fait, l’amener à remettre au fourreau l’arme dangereuse qu’il avait à la main ? Napoléon ne se dissimulait pas que ce serait difficile, et sa correspondance, pendant les mois de juillet et d'août 1809, prouve à quel point cette question le préoccupait déjà. Mais il avait alors d’autres soucis plus graves et des difficultés plus instantes à surmonter. Il lui fallait, après une campagne laborieuse et une victoire chèrement achetée, traiter avec l’Autriche, et la négociation dura plus de trois mois. En attendant la paix, il parut n’avoir, par rapport aux affaires du pape, qu’un seul désir, celui de les dérober absolument à la connaissance du public. L’enlèvement brutal du Saint-Père devant affecter douloureusement les populations catholiques de l’Empire, il voulut à tout prix qu’elles l’ignorassent. On ne put pas, il est vrai, de Rome à Grenoble, de Grenoble à Valence et à Savone, empêcher la foule de se porter sur le passage du pape et de lui témoigner son respect. Mais on empêcha rigoureusement les membres du haut clergé et de l’ancienne noblesse de l’approcher. Toute indiscrétion fut interdite à son entourage sous les peines les plus sévères. Les journaux reçurent l’ordre de se taire et obéirent. Le Moniteur ne fit, durant plusieurs mois, pas la plus légère allusion aux événements de Rome et à tout ce qui venait de s’ensuivre. Sauf dans les quelques départements qu’il venait de traverser, on put croire encore quelque temps en France que Pie Vil était toujours sur les bords du Tibre. A Savone, où il arriva le 21 août, le pape fut, malgré des
égards apparents, véritablement séquestré, séparé du reste du monde. Son
secrétaire d’État, Pacca, lui avait été enlevé à Grenoble[1]. Aucun autre
cardinal ne demeura près de lui. Il ne put garder que quelques-uns de ses
serviteurs les plus intimes et quelques ecclésiastiques de second rang. On l’entoura,
il est vrai, sons prétexte de lui faire honneur, d’un personnel nombreux,
dont la tâche était plutôt de le surveiller que de le servir. On lui donna
pour maître des cérémonies un grand seigneur piémontais, le comte Salmatoris,
pour maire du palais un général
français, César Berthier. Le préfet de Montenotte, M. de Chabrol, l’accabla,
par ordre, de ses visites et de ses respects. C’étaient là autant d’espions
chargés de noter jusqu’à ses gestes et qui ne faillirent pas à leur devoir.
Le souverain pontife ne pouvait recevoir de visites qu’en leur présence. L’évêque
de Savone, chez qui on l'avait logé et qui dut lui servir d’intermédiaire
dans sa correspondance avec l’épiscopat, était, comme les autres, au service
du gouvernement impérial. Ainsi Pie Vil était presque aussi étroitement gardé
qu’un prisonnier d’État ; mais on eût bien voulu qu’il ne se considérât pas
comme tel. On lui offrait des voitures, on le priait de sortir, d’officier en
public les jours de fête. On n’eût pas manqué, s’il y eût consenti, de
proclamer qu’il était libre, qu’il n’avait jamais cessé de l’être. Mais Pie
VII, doux et tenace, se refusait à faire le jeu de ses adversaires et ne
sortait de sa petite chambre que pour se promener dans l’étroit jardin de l’évêché. Tout cela, répétons-le, la plus grande partie de la France l’ignorait encore vers la fin de 1809. Mais ce n’était pas seulement sur l’enlèvement et la détention du pape que l’empereur voulait que l’on fit silence. C’était aussi sur l’excommunication lancée contre lui au mois de juin de la même année. A cet égard, les journaux étaient, par ordre, absolument muets. Pourtant la bulle ne tarda pas à circuler en France, sous le manteau. Elle était colportée avec beaucoup de zèle — ainsi que divers écrits en faveur du pape — par les membres d’une congrégation laïque alors peu connue, mais qui devait acquérir plus tard — on le verra dans la suite de cette histoire — la plus bruyante notoriété. Cette association, fondée à Paris le 2 février 1801 par un ancien membre de la Compagnie de Jésus, l’abbé Delpuits, sous l’invocation de la sainte Vierge et sur le modèle des nombreuses congrégations du même genre qu’avaient autrefois instituées et dirigées les jésuites, s’était d’abord recrutée dans la jeunesse des écoles. Mais le monde royaliste n’avait pas tardé à lui fournir de nombreux adhérents — Mathieu de Montmorency, Alexis de Noailles, Charles de Forbin-Janson, M. de Contades, Martial de Loménie, Louis de Berthier, le duc de Sully, etc. —. Un indult pontifical du 4 juillet 1805 l’avait autorisée à s’affilier les sociétés analogues qui pourraient naître à Paris et en province, et déjà s’étaient constitués à Lyon, Grenoble, Bordeaux, Langres, Toulouse, Nantes et Bennes des groupes nouveaux qui se rattachaient à la congrégation de Paris[2]. Après l’arrestation du pape, les exercices de charité et de piété ne furent plus, naturellement, l’unique préoccupation des congréganistes, ils s’attachèrent, avec une ardeur qu’avivaient encore leurs vieilles convictions légitimistes, à servir la cause du pape persécuté. C’est par leurs soins que la bulle du 10 juin, secrètement apportée à Lyon, fut répandue en France fort peu de temps après les derniers événements de Rome. Les prédicateurs errants, c'est- à-dire les missionnaires auxquels l’Empire avait jusqu’alors laissé une certaine liberté, contribuèrent aussi à la faire connaître. On chuchota bientôt partout que le fils aîné de l'Église était excommunié. Dans les parties de l’Empire où le clergé avait le plus d’influence et d’audace, comme en Belgique, en Bretagne, certains curés, sans oser s’élever en chaire contre le souverain réprouvé, supprimaient de fait, aux offices du dimanche, les prières publiques prescrites pour l’empereur. Pour couper court à ces sourdes menées, Napoléon ne trouva rien de mieux, comme d’ordinaire, que des i mesures de rigueur. Il fit arrêter Alexis de Noailles et cinq autres membres de la Congrégation, qui, cédant à forage, fit semblant de se dissoudre (10 septembre 1809)[3] sans attendre le décret par lequel toutes les sociétés de ce genre furent supprimées. Je vous rends responsable, écrivait-il le 12 septembre au ministre des cultes Bigot de Préameneu[4], si, au 1er octobre, il y a encore en France des missions et des congrégations. Les lazaristes durent se disperser. La compagnie de Saint-Sulpice fut elle-même menacée. L’abbé Frayssinous[5], dont les conférences d’apologétique chrétienne avaient alors un grand succès, dut, par ordre, les interrompre, et, en province comme à Paris, Napoléon recommanda énergiquement à Fouché d’ouvrir l’œil sur les trames des cagots[6]. Ce luxe de précautions prouve que l’excommunication, dont il affectait de rire comme d’une niaiserie sans portée quand il lui arrivait d’en parler devant des membres du clergé, l’avait en réalité touché au vif. C’est avec l’accent de la colère qu’il en parlait à ses ministres et à ses conseillers ordinaires. Il y voyait le renouvellement des théories soutenues au moyen âge par les Grégoire VII et les Innocent III sur la subordination de la puissance temporelle à l’autorité du Saint-Siège. Il faut dire qu’il n’avait pas tout à fait tort. Le pape avait eu en effet l’imprudence de les ressusciter, au risque de s’aliéner tous les souverains en même temps que l’empereur des Français. Que nos persécuteurs, avait-il écrit, apprennent donc une fois que Jésus-Christ les a soumis à notre autorité et à notre trône, car nous aussi nous portons le sceptre, et nous pouvons même dire que notre puissance est bien supérieure à la leur, à moins qu’on ne prétende qu’il est juste que l’esprit le cède à la chair et que les intérêts du ciel passent après ceux de la terre. L’énormité — maintenant puérile — d’une pareille prétention eût suffi pour rendre la bulle inoffensive. L’empereur n’en consulta pas moins très sérieusement le ministre des cultes sur la portée de cet acte et ce qu’il y avait à faire pour y répondre. Le judicieux et savant Bigot de Préameneu lui remontra dans un long mémoire, d’abord que l’excommunication n’était presque pas connue du public, qu’elle n'avait causé aucun trouble dans l’Empire, qu’elle n’en produirait certainement aucun ; ensuite que l’empereur n’y était pas personnellement désigné — de fait la cour de Rome avait eu la prudence de ne pas le nommer — ; qu’elle ne le visait donc pas ; enfin qu'elle était, en droit français, absolument nulle, parce qu’elle n'avait été lancée que pour des motifs politiques et constituait un empiétement manifeste de l’autorité spirituelle sur la puissance temporelle. Il conclut qu’il n’y avait même pas lieu de la déférer au conseil d’État, de peur d’avoir l’air de la prendre trop au sérieux. L’empereur suivit cet avis fort sage, non sans se réserver de récriminer violemment, comme il le fit, chaque fois qu’il en trouverait l’occasion, contre la politique des Grégoire et des Boniface qui, en se démasquant avec tant de maladresse, lui donnaient un avantage manifeste sur son adversaire. De fait, la bulle ne méritait ni d’être discutée ni d’être réfutée. On n’était plus au temps où les papes osaient délier les sujets de leur serment de fidélité. Pie VII, qui l’avait lui-même bien compris, s’était gardé de tomber dans cet excès ridicule. La précaution — un peu jésuitique — de ne pas désigner nominativement l’empereur dans une bulle où il n’était question que de lui semblait avoir été prise en vue d’une reculade. Ce qu'il y a de certain, c’est que plus tard le pape ne se prévalut jamais de cette excommunication pour refuser d’entrer en négociations avec celui qu’elle visait et que par son prudent silence il donna lieu de croire que lui aussi la tenait pour nulle et non avenue. Il s’en prévalait, du reste, si peu, même en 1809, au lendemain de son enlèvement, qu’il ne l’objectait point comme un obstacle à ceux qui lui conseillaient encore de s’entendre avec le gouvernement français sur l’institution canonique des nouveaux évêques. A cette époque (juillet-août 1809), Napoléon, pour éviter tout froissement, déclarait consentir à ce que l’institution fût accordée simplement à la requête de son ministre des cultes, sans qu’il fût fait mention de lui dans les bulles d’investiture. Le cardinal di Pietro, à qui ce projet fut communiqué à Rome après l’enlèvement du pape, se contenta de répondre qu’il n’avait pas qualité pour en faire part à Sa Sainteté. Ce n’était point exact, puisque Pie VII l’avait, en partant, secrètement institué son délégué apostolique. Napoléon ne se tint pas pour battu. Mais, moins disposé que jamais à communiquer directement avec le souverain pontife, il lui lit écrire par plusieurs prélats dévoués à sa politique et qui, sous prétexte de sollicitude pour l’Église de France, lui proposèrent en leur propre nom un arrangement analogue. Les plus haut placés de ces négociateurs officieux étaient Fesch, oncle de l’empereur, Caprara, vendu, on le sait, à Napoléon, et Maury, qui, depuis longtemps, n’aspirait qu’à se vendre[7]. Le pape leur répondit, sur un ton de bienveillance hautaine légèrement méprisante, et, comme ils devaient s’y attendre, par un refus. Ce n’est pas qu’il se retranchât derrière l’excommunication du 10 juin. Il n’y faisait même pas allusion. Mais il se bornait à déclarer que, résigné personnellement à tous les malheurs, il ne procéderait comme pape à l'institution des évêques que lorsqu’il pourrait communiquer librement avec ses conseillers naturels, c’est-à-dire avec les cardinaux, et qu’il aurait toutes facultés pour s’éclairer sur le mérite des candidats proposés par le gouvernement français. Cette fin de non-recevoir prouvait qu'il avait su enfin se placer sur un bon terrain et faisait craindre qu'il ne fut malaisé de l’en déloger. II. — A ce moment (novembre), Napoléon, la paix conclue avec l’Autriche, venait de rentrer en France. Très désireux d’en finir avec la prêtraille, mais un peu embarrassé pour résoudre à lui seul la difficulté que sa violence avait fait naître, il ne trouva rien de mieux que d’instituer une commission ecclésiastique et de lui confier le soin de rechercher une solution. Il la composa, cela va sans dire, des membres du clergé dont le dévouement à sa personne, le gallicanisme ou simplement l’ambition lui offraient les plus sures garanties de docilité. L’oncle Fesch, toujours maladroit, ignorant et lourd, mais encore désireux de lui complaire, la présidait. Avec lui devaient y siéger Maury, uniquement préoccupé de gagner les bonnes grâces du maître, deux théologiens souples et retors, l’archevêque de Tours (de Barral) et l’évêque de Nantes (Duvoisin), le supérieur de Saint- Sulpice, Emery, dont Napoléon appréciait fort la science et le caractère, enfin les évêques de Verceil et d’Evreux, qui paraissent n’avoir été que des comparses[8]. Les docteurs se mirent à l’œuvre et délibérèrent laborieusement près de deux mois sur plusieurs séries de questions que Bigot de Préameneu leur soumit au nom de l'empereur et dont voici la substance : L'autorité d'un concile œcuménique ne serait-elle pas supérieure à celle du pape, et ne pourrait-on pas y recourir ? Napoléon n’avait-il pas fidèlement exécuté le Concordat, et ce pacte n’était-il pas en ce moment méconnu ou violé par le souverain pontife ? Par quels moyens pourrait-on, si la résistance du Saint-Père se prolongeait, procurer aux nouveaux évêques l’institution canonique ? Enfin comment pourrait-on prévenir le renouvellement d’excès de pouvoir semblables à l’excommunication dont l’empereur venait d’être atteint ? La commission se trouva dans le plus cruel embarras. Il
lui fallait, d’une part, servir Napoléon, ce n’était pas douteux. Mais elle
ne voulait pas, d’autre part, se brouiller avec le pape. Elle louvoya donc
sans cesse entre deux écueils, préoccupée surtout de ne se point compromettre
et d'esquiver les difficultés plutôt que de les résoudre. Elle ne nia pas,
par exemple, que les conciles généraux ne fussent supérieurs au pape. Mais
elle fit observer qu’une assemblée de ce genre ne pourrait ni être convoquée
ni se réunir sans l’assentiment du souverain pontife. Elle proclama bien que
l’empereur était resté fidèle au Concordat. Mais, parce que le pape en
rendait pour le moment l’exécution difficile, fallait-il le regarder comme
nul et non avenu ? Elle ne le pensait pas. Enfin, si le pape persévérait dans
sa résistance au sujet de l’institution canonique, était-ce à elle à se
prononcer sur le parti que le gouvernement avait à prendre ? Elle ne le
croyait pas non plus. C’était à un concile national, c’est-à-dire à l’épiscopat
français tout entier, à délibérer sur cette grave question. Cette assemblée
pourrait aussi se prononcer sur le caractère abusif de la bulle d’excommunication,
que la commission regardait comme inspirée uniquement par des raisons
politiques et par conséquent connue nulle. La commission ajoutait, du reste,
que ce concile devrait avoir surtout pour tâche de ménager un arrangement
entre le pape et l'empereur et que ses décisions ne pourraient avoir force de
loi si elles n’étaient ratifiées par le Saint-Siège. L’insistance du
gouvernement lui fit cependant faire un pas de plus ; mais elle se borna
finalement à déclarer qu’après avoir protesté de son
attachement inviolable au Saint-Siège et à la personne du souverain pontife,
après avoir réclamé l’observation de la discipline en vigueur, le concile
national pourrait déclarer qu’attendu l’impossibilité de recourir à un
concile œcuménique et l’immense danger dont l’Église de France était menacée,
l’institution donnée conciliairement par le métropolitain à l’égard de
ses suffragants, ou par le plus ancien d'entre eux à l’égard du
métropolitain, tiendrait lieu des bulles pontificales, jusqu’à ce que le pape
ou ses successeurs eussent consenti à l’exécution du Concordat. On était alors en janvier 1810. Les travaux de la commission lurent tout à coup suspendus. Napoléon avait maintenant d’autres vues et, le cœur enflé par de nouveaux succès, ne croyait plus devoir user de ménagements envers le prisonnier de Savone. Il venait de faire prononcer son divorce. La main de Marie-Louise lui était assurée. La plus grande puissance catholique après la France, c’est-à-dire l’Autriche, deux fois vaincue et dépouillée par lui, devenait son alliée, c’est-à-dire, dans sa pensée, sa vassale. L’empereur des Français, qui, depuis si longtemps, se comparait à Charlemagne, non seulement ne voulait plus traiter avec le pape, mais prétendait le traiter officiellement comme son sujet. Nous n’avons pas à raconter ici en détail la rupture de son mariage avec Joséphine. Qu'il suffise de rappeler que cet acte n’avait pu s’accomplir sans l’intervention de l’Église, au grand déplaisir du soldat couronné. On se souvient qu’à la veille du sacre, l’impératrice avait réussi à faire consacrer parla religion son union purement civile avec Bonaparte. Au moment de s’allier à une cour essentiellement catholique, l’empereur fut bien obligé de recourir à l’autorité ecclésiastique pour en obtenir la dissolution. Ne pouvant ni ne voulant, vu les circonstances, s’adresser au pape, il porta sa cause devant l’officialité diocésaine de Paris. Ce tribunal d’un autre âge, reconstitué pour la circonstance, n’osait tout d’abord se déclarer compétent. La commission ecclésiastique dont nous avons parlé plus haut l’y ayant autorisé, il procéda gravement à l’examen des cas de nullité mis en avant par l’empereur : le mariage avait eu lieu sans publicité, sans témoins, en l’absence du curé de la paroisse. Il est vrai qu’il avait été béni par le cardinal Fesch, à qui le pape avait donné pour cela plein pouvoir. Les juges n’en prononcèrent pas moins que cette union devait être annulée pour cause de clandestinité. Et, Napoléon ne la trouvant pas suffisamment rompue, l’officialité métropolitaine, devant laquelle il poursuivit son instance, déclara sans rire, sur le désir exprès du soldat couronné, que le mariage était non valable pour avoir été contracté sans consentement suffisant de sa part. III. — Bref, grâce à cette procédure complaisante, l’empereur pouvait maintenant épouser Marie-Louise. Il n’attendit pas jusque-là pour révéler au monde le rôle qu’il réservait à côté de lui, ou plutôt sous ses pieds, au souverain pontife. Le 10 février 1810, Régnault de Saint-Jean-d’Angély se présenta de sa part devant le Sénat et soumit à cette assemblée un projet très court, mais terriblement net, ayant pour but, non seulement de transformer en loi de l’État le décret du 17 mai précédent qui avait annexé les États pontificaux à l’empire, mais aussi de déterminer pour l’avenir les rapports du pape et de l’empereur. L’exposé des motifs lu par le ministre n’était, on le pense bien, qu’un long réquisitoire contre Pie Vil, sa camarilla, la politique et les prétentions ultramontaines, qu’une apologie sans réserve de la politique napoléonienne. De l’enlèvement du souverain pontife, de sa captivité, il ne dit pas un mot. On pense bien que dans une assemblée qui depuis longtemps regardait les désirs du maître comme des ordres et s’étudiait parfois à les prévenir, nulle opposition n’était à craindre. Le sénatus-consulte relatif au territoire romain et à la future condition du pape fut voté le 17 février à l’unanimité. En vertu de cet acte, l’État pontifical — ou du moins ce qui en restait en 1809 —, incorporé dans l’empire français, devait former deux départements. Rome, déclarée la seconde ville de l’Empire, donnerait son nom au prince impérial, qui porterait le titre de roi. Elle serait la résidence d’un prince du sang ou d’un grand dignitaire, qui y tiendrait la cour de l’empereur. Ce dernier, une fois couronné à Notre-Dame, irait, dans les dix premières années de son règne, s’y faire couronner une seconde fois dans la basilique de Saint-Pierre. Quant au pape, il devait être rigoureusement réduit à son autorité spirituelle. Il aurait désormais, lors de son exaltation, à prêter serment de ne jamais rien faire contre les quatre propositions de l’Église gallicane, arrêtées dans l’assemblée du clergé de 1682. Ces quatre propositions étaient déclarées communes à toutes les parties catholiques de l’Empire. Enfin le souverain pontife aurait des palais à Paris, à Rome et dans les autres lieux où il lui plairait de résider. Deux millions de revenu lui seraient assurés, et l’Empire prendrait à sa charge les dépenses du sacré collège et de la Propagande. Le sénatus-consulte du 17 février fut complété par celui du 25 février, qui proclamait loi générale de l’Empire la déclaration de 1682. Ainsi, d’un trait de plume, le nouveau César avait la prétention de réduire la Papauté à n’être plus que son humble servante. Et la fortune l’avait enivré à ce point, qu’il regardait comme possible l’acquiescement de Pie VII à un pareil arrangement. Il ne désespérait pas de l’amener à fixer sa résidence à Paris, où son vasselage eût éclaté à tous les yeux. Il se fit même, paraît-il, un moment l’illusion que le prisonnier de Savone voudrait bien venir assister à son mariage avec l’archiduchesse et le bénir. Or, pour le préparer à cette réconciliation, il ne trouvait rien de mieux que de rédiger à son adresse une lettre dont la citation suivante permettra d’apprécier l’aménité : J’ai en exécration les principes des Jules, des Boniface et des Grégoire... C’est à Votre Sainteté de choisir. Moi et la France nous avons choisi... Etes-vous dominé par l’orgueil et le faste du monde, pensez-vous que notre trône doive vous servir de marchepied, nous ne vous considérerons que comme l’œuvre du démon et comme l’ennemi de la religion, de notre trône et de nos peuples... J’ai la mission de gouverner l’Occident, ne vous en mêlez pas... Je vous reconnais pour mon chef spirituel, mais je suis votre empereur. Cette déclaration devait être portée au pape par plusieurs évêques, qui auraient pour mission de l’amener à reconnaître le sénatus-consulte. Les instructions préparées pour ces prélats dénotaient encore, de la part de l’empereur, un nouvel excès d’ambition. A l’avenir, y était-il dit, les papes devront me prêter serment, comme ils le prêtaient à Charlemagne et à ses prédécesseurs. Ils ne seront installés qu’après mon approbation... Napoléon voulait bien cependant ne pas exiger du pape actuel le serment et la reconnaissance des annexions, mais à la condition qu’il ne retournât pas à Rome. On a peine à comprendre que l’empereur ait cru un seul instant à l’acceptation de pareilles exigences. On ne tarda pas du reste à lui faire reconnaître qu'un tel mode de négociation n’avait pour le moment aucune chance de succès. La lettre ne fut pas envoyée, les évêques ne partirent pas. Mais il ne perdit pas pour cela l’espoir de plier son captif à ses volontés et, pour y parvenir, voici l’expédient étrange qu’il imagina. IV. — Un certain nombre de cardinaux étaient demeurés à Rome après l’enlèvement de Pie VII. L’empereur ne voulait à aucun prix qu’ils y restassent. Il tenait à les avoir sous la main pour mieux surveiller leurs menées et pouvoir peser sur le conclave dans le cas où le Saint-Siège deviendrait vacant. Le général Miollis avait donc reçu l’ordre de les faire partir pour Paris et, bon gré mal gré, il leur avait bien fallu se conformer à la volonté du maître. Consalvi et di Pietro, après une longue résistance, avaient dû eux-mêmes se mettre en route. Bref, au commencement de 1810, il ne restait plus rien à Rome de l’ancienne cour pontificale, et, pour bien marquer sa volonté de faire de sa capitale celle du monde catholique, Napoléon, à cette même époque, faisait d’autorité transporter à Paris les archives du Vatican. En février, vingt-sept cardinaux romains étaient réunis près de lui. Il les reçut assez bien, offrit à chacun d’eux trente mille francs de traitement, voulut qu’ils allassent dans le monde. La plupart acceptèrent ses largesses et se montrèrent dans les fêtes de la cour. Ce que voyant, l’empereur pensa qu’ils pourraient bien lui servir d’auxiliaires et l’aider à rendre le pape plus traitable.il leur demanda donc d’écrire au Saint-Père, en leur propre nom, pour l’engager à céder, comptant que Pie VII n’oserait pas résister aux instances du sacré collège. Mais Consalvi, qu’il avait jadis renversé du pouvoir et qui lui en gardait rancune, remontra, non sans raison, à ses collègues, qu’obéir à l’empereur, c’était se déshonorer — et se déshonorer sans utilité, car, d’où que vinssent les conseils, le pape ne céderait jamais. Les cardinaux déclinèrent donc respectueusement, mais nettement, la commission délicate dont Napoléon les avait voulu charger. La colère de l’empereur fut très vive. Elle le fut bien plus encore, à quelque temps de là, quand treize de ces cardinaux, à l’instigation de Consalvi, lui firent l’affront de ne pas assister à son mariage religieux avec Marie-Louise, où ils avaient été conviés officiellement (1er avril 1810). Cette abstention donnait à penser qu’ils ne regardaient pas comme valable l’annulation de son précédent mariage et que, par suite, la légitimité des enfants qu’il aurait de Marie-Louise pourrait bien être contestée. Aussitôt ses instincts de despote, un moment assoupis, se réveillèrent avec une extraordinaire violence. Les treize coupables s’étant deux jours plus tard présentés aux Tuileries, ils en furent chassés avec éclat, devant toute la cour. Le ministre des cultes les lit venir, leur signifia que l’empereur, gravement offensé, ne les reconnaissait plus comme cardinaux, qu’il leur était désormais interdit de garder ce titre et d’en porter les insignes. Les cardinaux noirs — comme on les appela — furent alors livrés au ministre de la police, qui les dispersa, deux par deux, dans de petites villes de province, où ils durent demeurer internés, sous la plus étroite surveillance. Ils perdirent leurs pensions ; leurs biens, et leurs revenus propres furent mis sous séquestre. Les violences de Napoléon n’atteignirent pas seulement le sacré collège. Elles frappèrent aussi tout le clergé de l’Etat pontifical, qui, particulièrement attaché au pape, lui était particulièrement suspect. Les efforts de Miollis pour le gagner n’ayant pas réussi, l’empereur eut recours à l’intimidation et aux mesures de rigueur. Les communautés religieuses furent supprimées non seulement dans le nord de l’Italie, mais dans les anciens Etats de l’Eglise. Les prêtres italiens, connue les prêtres français, furent sommés d’adhérer aux quatre articles de 1682. L’empereur annonça l’intention de réduire des trois quarts, et de sa seule autorité, dans les départements romains, le nombre des diocèses et celui des paroisses. Enfin tous les évêques et les curés de l'ancien Etat pontifical furent requis de prêter serment à l’empereur. Parmi les premiers, dix-neuf sur trente-deux le refusèrent. Ils furent aussitôt déclarés déchus de leurs titres, appréhendés au corps et conduits dans diverses forteresses d'Italie ou de France, où la plupart demeurèrent jusqu’en 1814. Quant aux curés, ils résistèrent aussi en assez grand nombre. De ces récalcitrants, quelques-uns furent, comme les prélats, mis dans des prisons d’État ; d’autres furent, à plusieurs reprises, embarqués, par fournées, pour la Corse, où ils passèrent plusieurs années dans l’internement le plus rigoureux[9]. V. — L’empereur espérait-il, par ce redoublement de violence, amener le pape à capituler ? Ou son inconscience morale lui cachait-elle le cynisme d’une négociation reprise au moment même où il se comportait si visiblement en ennemi ? Je ne sais. Mais, tandis que sa brutalité s’exerçait sans mesure sur les cardinaux, les évêques et les curés romains, il ne craignait pas de tenter — indirectement — auprès du pape une nouvelle ouverture en vue d’un accommodement, sans se relâcher, du reste, en rien, de ses précédentes exigences. Au mois de mai 1810, un diplomate autrichien, M. de Lebzeltern, bien connu de Pie VII, qui l’aimait, allait, pour lui complaire, trouver le prisonnier de Savone et, chargé d’une mission apparente par la cour de Vienne, ne l'entretenait guère en réalité que de Napoléon et de ses désirs. Le pape, toujours politique, s’exprima sur le compte de son adversaire en termes admiratifs et même affectueux, déclara maintes fois qu’il souhaitait de tout cœur un accommodement raisonnable, mais qu’il ne pouvait ni se déshonorer ni sacrifier les droits de l’Église. Il ne cessait, du reste, de répéter que, pour négocier, il fallait qu’il pût communiquer librement avec ses conseils. C’est là ce que l’empereur ne voulait à aucun prix. C’est par l’isolement, l'ignorance des faits extérieurs, l’impossibilité de se concerter, qu’il espérait amener Pie VII à ce degré de lassitude et de découragement où souvent les volontés les plus fermes fléchissent et s’abandonnent. Toutefois, pour sauver les apparences, il consentit peu après (en juillet) à ce que deux cardinaux italiens se rendissent à Savone et offrissent au Saint-Père, en leur nom personnel, leurs avis et leurs bons offices. Mais il avait eu soin de les choisir parmi les membres du sacré collège les moins réfractaires à sa politique. C’étaient les cardinaux Spina et Caselli. Ces deux émissaires dissimulèrent leur mission secrète sous le prétexte de présenter leurs hommages au saint père et de l’entretenir des maux de l’Église en passant par Savone pour se rendre à Gênes. On voit par leur correspondance et par celle du préfet Chabrol, qui les aida de son mieux à circonvenir le pape, qu’en dix jours de pourparlers ils ne réussirent pas mieux que Lebzeltern à ébranler la résolution du pape. Affable et doux, mais un peu méfiant, car il ne voulait voir en eux que des agents de son adversaire, le prisonnier leur tint à peu près le même langage qu’au diplomate autrichien. Pour s’occuper utilement des affaires de l’Église et procéder à l’institution des évêques, il lui fallait avoir près de lui des conseillers de son choix. Quant au sénatus-consulte du 17 février, on ne devait pas espérer qu’il y adhérât jamais. Sans doute, il ne tenait pas personnellement à la puissance temporelle, mais il n’avait pas le droit d’y renoncer pour l’Église. Sans doute, son intention n’était pas d’attaquer les quatre articles de 1682, mais autre chose était de les respecter en fait ou de les proclamer en droit comme loi de l’Église. Dans aucun cas il ne prêterait serment de fidélité à l’empereur des Français. Quant à sa résidence, il n’en voulait qu’une : Rome. Si on ne lui permettait pas d’y retourner, il demandait à rester dans sa cellule de Savone. Il refusait de se rendre à Paris. Si on voulait l’y conduire de force, il se laisserait faire et ne provoquerait pas un éclat inutile. Mais si, une fois qu’il y serait, on prétendait le faire participer à une cérémonie publique, il s’y refuserait hautement, au risque du scandale qui en pourrait résulter. Voilà tout ce que Spina et Caselli purent obtenir de lui. C’était peu, ou, pour mieux dire, ce n’était rien. L’échec — facile à prévoir — de cette nouvelle ouverture exaspéra l’empereur. Il jugea qu’il avait été assez conciliant, que l’heure des négociations était passée et que le moment était venu pour lui de faire de nouveau acte d’autorité. VI. — Les évêques désignés par lui et non pourvus encore de l’institution canonique s’étaient jusque-là conformés à l’usage en s’abstenant de se rendre dans leurs diocèses, où ils n’auraient pu, de leur chef, exercer leur autorité. Napoléon, pour les déterminer à s’y rendre et à y remplir leurs fonctions malgré le pape, eut recours à un procédé qui lui fut indiqué par Bigot de Préameneu, ainsi que par Maury, et dont Louis XIV avait usé avant lui. Il consistait à faire, dans chacun de ces diocèses, désigner par le chapitre de l’église cathédrale l’évêque nommé comme administrateur provisoire. C’est à ce titre qu’en août et septembre 1810 les nouveaux prélats reçurent du gouvernement l’ordre de se rendre dans leurs villes épiscopales et de prendre en mains la direction des affaires religieuses. Ils obéirent. L’empereur ne s’en tint pas là. Deux sièges archiépiscopaux très importants se trouvaient vacants, celui de Florence et celui de Paris. Napoléon y pourvut par la nomination de deux prélats qui, établis eux-mêmes sur d’autres sièges, ne pouvaient les quitter sans l’assentiment du pape et auxquels il ordonna cependant de prendre sur-le-champ possession de leurs nouveaux diocèses. C’étaient l’évêque de Nancy, d’Osmond, et le trop célèbre cardinal Maury, évêque de Montefiascone en Italie. Le premier n’obéit pas sans hésitation. Il fallut, pour le décider à se mettre en route, lui donner l’assurance que ses bulles d’institution arriveraient en même temps que lui à Florence. Quant au second, il ne lit pas la moindre objection. Inféodé sans réserve à la politique impériale, tout prêt à servir au besoin d’auxiliaire au ministre de la police[10], il se fit aussitôt installer comme administrateur par le chapitre de Notre-Dame et prit avec éclat la direction effective du diocèse. Mais cet excès d’audace ne tarda pas à produire de nouveaux orages. Pie VII, qui en fut bientôt instruit, s’en montra outré, interdit à d’Osmond et à Maury, dans les termes les plus sévères, de se conformer plus longtemps aux volontés de l’empereur et, par deux bulles spéciales, expédiées secrètement, défendit aux chapitres de Florence et de Paris d’obéir à ces deux prélats (novembre 1810). L’étroite surveillance exercée sur lui par Chabrol et César Berthier ne l’empêchait pas toujours de communiquer avec ses partisans du dehors et de leur faire parvenir l’expression libre de sa volonté. La Congrégation de la sainte Vierge dont nous avons signalé plus haut les débuts et que le gouvernement pouvait croire dissoute, existait toujours en secret. Le plus remuant de ses membres, Mathieu de Montmorency, aidé de l’abbé Legris-Duval — son futur directeur —, de plusieurs autres prêtres, de quelques gentilshommes et de quelques grandes dames du faubourg Saint-Germain, avait organisé depuis quelque temps, sous le nom d’Œuvre ou de Caisse des confesseurs de la foi, une société qui, prenant pour prétexte une souscription en faveur des cardinaux noirs[11], était bientôt devenue une sorte de ministère occulte de l’opposition religieuse et politique. Cette société était en rapports avec une agence secrète établie à Lyon par d’autres congréganistes — Franchet d’Espérey, Bertaud du Coin, etc. —, à qui le Saint-Père faisait parvenir par des voies sures les lettres et documents divers qu’il adressait aux cardinaux ou à d’autres membres du clergé. C’est ainsi que les instructions du pape étaient transmises au cardinal di Pietro, lequel, interné à Semur. n’en continuait pas moins à exercer — mystérieusement — ses fonctions de délégué apostolique[12]. Aussi les dernières bulles pontificales, dont un certain nombre de copies furent ainsi répandues, ne restèrent- elles pas longtemps tout à fait ignorées du public. Cette fois, la colère de Napoléon dépassa toute mesure. A Florence, plusieurs chanoines, convaincus d’intelligence avec le souverain pontife, furent envoyés en forteresse. A Paris, l’empereur crut devoir donner un éclat extraordinaire à la répression de ces agissements. L’abbé d’Astros, vicaire capitulaire, qui avait reçu un exemplaire de la bulle relative au cardinal Maury, fut, à l’audience solennelle du 1er janvier, apostrophé dans les termes les plus menaçants par le souverain et, à la suite de cette scène, livré par le cardinal au ministre de la police, qui l’envoya au fort de Vincennes, où il resta jusqu’en 1814. Trois jours après, le conseiller d’État Portalis[13], son parent et son ami, coupable seulement de ne l’avoir pas dénoncé, s’étant présenté au conseil d’État, Napoléon l’en chassa brutalement, le dépouilla aussitôt de toutes ses places et l’envoya en exil. Di Pietro, deux autres cardinaux, Oppizzoni et Gabrielli, les abbés Fontana et Gregori, anciens conseillers du pape, furent jetés en prison et y demeurèrent à peu près jusqu’à la fin du règne. Le chapitre de Paris vint, à l’instigation de Maury, faire amende honorable an maître. Il lui fournit ainsi l’occasion de retracer une fois de plus à sa manière ses démêlés avec le pape et de renouveler en termes de soldat son ultimatum au prisonnier de Savone. Le pape, s’écria l’empereur, me prend-il donc pour un de ces rois fainéants ou imbéciles que subjugua Grégoire VII ?... Si le pape fait la promesse solennelle de ne rien faire contre les quatre articles de 1682, qu’il retourne à Rome, qu’il vienne à Paris, qu’il choisisse un autre point de l’empire ; cette liberté lui est donnée par le sénatus-consulte... A l’égard des institutions canoniques, puisque le pape s'est obstiné à ne pas exécuter le concordat, je peux et je dois dans les circonstances actuelles y renoncer[14]. (6 janvier 1811.) La colère de Napoléon contre le Saint-Père ne s’exerça pas seulement en paroles. La captivité de Pie VII fut à cette époque resserrée et aggravée par une série de mesures auprès desquelles paraissent presque douces celles qui furent prises plus tard à l'égard de l’empereur dans l’ile de Sainte-Hélène. Depuis le mois de novembre 1810, l’espèce de secrétariat dont s’était chargé l’évêque de Savone lui avait été enlevé, et l’empereur avait ordonné que la correspondance du pape passât désormais par l’intermédiaire du préfet de Montenotte. En janvier 1811, ce fonctionnaire reçut l’ordre de saisir tous les papiers du Saint-Père et, pour l’exécuter, alla jusqu’à faire crocheter son secrétaire. Toutes les lettres adressées au prisonnier et toutes celles qu’il pourrait écrire durent être à l’avenir envoyées à Paris pour être examinées par le gouvernement. On lui enleva ses serviteurs les plus dévoués et les plus chers pour les remplacer par des espions. Il ne put presque plus recevoir de visites et en tout cas n’en reçut plus sans témoins. La dépense de sa maison fut un moment réduite à 1.500 livres par mois[15]. Enfin on ne voulut pas laisser à son doigt l’anneau du pêcheur, dont il scellait ses actes les plus importants. Un capitaine de gendarmerie vint le lui demander, et il le remit tristement à cet officier, non sans l’avoir brisé en deux. Dans le même temps, l’empereur faisait inciter, à grand renfort de promesses et de menaces, tous les chapitres de l’empire et du royaume d'Italie à lui envoyer des adresses d’adhésion et de dévouement qui, durant plusieurs semaines, remplirent les colonnes du Moniteur. Chabrol avait pour mission de les faire lire au prisonnier pour lui montrer que l’Église de France et même celle d’outre monts s'associait décidément sans réserve à la politique de son adversaire. Mais le vieillard ne semblait pas considérer comme réelle ou comme durable cette défection. En tout cas, sa volonté n’en paraissait pas ébranlée. Cette résistance passive exaspérait l’empereur. Pour bien prouver au monde sa toute-puissance, il eut un moment la pensée de traiter la question de l’institution canonique comme il avait traité celle du pouvoir temporel des papes, c’est-à-dire de la faire régler simplement par voie législative et sans le concours du pape. Une commission où siégeaient, avec le ministre des cultes, l’archichancelier de l’Empire Cambacérès, le ministre d’État Regnauld de Saint-Jean-d’Angély, les conseillers d’État Boulay de la Meurthe et Merlin, fut chargée par lui d’élaborer sur cette matière un projet de loi. Mais ces jurisconsultes très avisés et pleins d’expérience, se rappelant la constitution civile et ses conséquences, lui remontrèrent que persévérer dans un tel dessein, c’était aller droit au schisme. Une question aussi grave que celle de l’institution des évêques ne pouvait, dirent-ils, être résolue sans le concours de l’Église. VII. — L’empereur se résigna de nouveau, mais en frémissant, à tourner l’obstacle qu’il eut voulu attaquer de front. Il rappela la commission ecclésiastique congédiée l’année précédente, la renforça de quelques complaisants, comme de Pradt[16] et le cardinal Caselli, puis, de nouveau, lui demanda son avis. Les deux questions suivantes lui furent nettement posées par le ministre des cultes (8 février 1812) : 1° Toute communication entre le pape et les sujets de l’empereur étant interrompue quanta présent, à qui faut-il s’adresser pour obtenir les dispenses qu’accordait le Saint-Siège ? 2° Quand le pape refuse persévéramment d’accorder des bulles aux évêques nommés par l’empereur pour remplir les sièges vacants, quel est le moyen canonique de leur donner l’institution ? Il fallut à la commission plusieurs semaines pour formuler sa réponse. Des divergences assez graves se produisirent dans son sein. Le cardinal Fesch, qu’une sourde rancune animait contre l’empereur et que celui-ci traitait souvent avec le dernier mépris[17], inclinait visiblement en faveur des prérogatives pontificales. L’abbé Emery les soutenait de son mieux, avec toute son énergie et toute sa science[18]. Finalement, la majorité émit l’avis : Que, si des circonstances malheureuses empêchaient temporairement de recourir au pape pour les dispenses, c’était aux évêques eux-mêmes qu’il faudrait s’adresser ; que, le pape refusant les bulles sans alléguer aucune raison canonique de son refus, le moyen le plus sage à prendre serait de faire ajouter au Concordat une clause par laquelle il serait établi que le pape devrait donner l’institution dans un temps déterminé, faute de quoi le droit d’instituer serait dévolu au concile de la province. Si le pape refusait d’acquiescer à cette modification du concordat, il n’y aurait rien de mieux à faire que de rétablir, pour ce qui concernait les évêques, les règlements de la pragmatique sanction. Du reste, la commission, ne regardant son autorité que comme consultative, proposait, comme en 1810, de remettre la solution de la question à un concile national, non sans tenter au préalable une nouvelle négociation avec le pape. Qu’allait faire l’empereur ? Tout d’abord, persuadé que ses menaces finiraient bien par intimider son adversaire, il crut bon d’affirmer plus haut et plus net que jamais ce qu’il appelait son droit et de faire montre — en paroles — d'intransigeance. Ayant mandé, le 17 mars, aux Tuileries, les membres de la commission ecclésiastique, ceux de la commission laïque, et plusieurs des grands dignitaires de l’empire, il commença par s’élever devant eux avec une extrême violence, contre les attentats du pape à son égard. Le pape, s’écria-t-il, a entrepris contre mon autorité, en excommuniant mes ministres, mes armées et presque tout l’empire, et ce pour soutenir des prétentions temporelles... des bulles, des correspondances ont été imprimées par ordre du pape et répandues dans toute la chrétienté. Il n’a pas dépendu de lui que les scènes des Clément, des Ravaillac, des Damiens ne se renouvelassent... Je sais qu’il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, mais le pape n’est pas à Dieu... L’empereur ajoutait qu’il allait réunir un Concile d'Occident, pour l’inviter à mettre un terme à ces luttes scandaleuses du spirituel et du temporel, si funestes à la religion. Mais il ne voulait pas d’articles additionnels au Concordat. Pour lui, le Concordat n’existait plus. ... Un contrat synallagmatique est nul quand une des parties l’a violé. Le pape a violé le Concordat... Dans cette situation des choses, la clause que l’institution serait donnée par les métropolitains, si le pape ne la donnait pas, ne garantirait pas mes successeurs des querelles qu’ils pourront avoir avec les papes[19]. En réalité, Napoléon, comme d’ordinaire, ne disait pas sa pensée et ne parlait si haut que pour faire peur. S’il proclamait ainsi que le Concordat n’existait plus, c'était pour se faire supplier de le rétablir et rendre plus sûre l’adoption de la clause additionnelle relative à l'institution des évêques. Il ne répugnait pas du tout maintenant à entamer — indirectement — une nouvelle négociation avec le pape. La preuve, c'est que dans le courant d’avril, il chargea quatre prélats à sa dévotion de partir pour Savone et de faire l’impossible pour amener le souverain pontife à transiger enfin sur la question des bulles. Ils se présenteraient sans mandat officiel et seraient censés avoir été envoyés par un certain nombre de leurs collègues alors réunis à Paris pour éclairer Sa Sainteté sur les maux de l’Église. Mais, au fond, c’était bien pour l’empereur qu’ils devaient parler, et c’était au ministre des cultes qu’ils rendraient compte chaque jour de leur mission. Du reste, l’empereur, qui voulait paraître étranger à leur ambassade, parlait à ce moment même plus haut que jamais du concile. Il n’attendit même pas qu’ils eussent vu le pape pour le convoquer, et la date du 9 juin fut marquée pour l’ouverture de cette assemblée. Il n’est pas très malaisé de s’expliquer sa tactique. En convoquant à l’avance le concile, il espérait intimider le pape et l’amener à se montrer accommodant vis-à-vis de ses émissaires. Quanta la négociation de Savone, qu’elle réussit ou qu’elle échouât, il était bien résolu à en tirer parti, sans scrupule, comme la suite le prouva. Dans le premier cas, le concile, devenu inutile, ne serait pas réuni ; dans le second, la négociation devant rester absolument secrète, il donnerait à entendre que le pape avait fait des concessions, surprendrait ainsi la bonne foi du concile et se prévaudrait ensuite du vote de cette assemblée pour déterminer le Saint-Père, qui ne saurait que ce qu’il aurait bien voulu lui apprendre et qui se croirait abandonné du clergé, à signer enfin sa capitulation. Les quatre négociateurs choisis par Napoléon étaient l’archevêque de Tours (de Barral), l’évêque de Trêves (Mannay), l’évêque de Nantes (Duvoisin), qui avaient figuré dans la commission ecclésiastique, et l’évêque de Faenza. Ils arrivèrent à Savone dans les premiers jours de mai, et tout aussitôt se mirent à l’œuvre. Ils avaient pour mission de l'amener : 1° à régler la question des institutions canoniques ; 2° à accepter la situation qui lui était faite par le sénatus-consulte du 17 février 1810. Sur ce dernier point, ils n’obtinrent absolument rien. Ils n’insistèrent pas, du reste, outre mesure. La grande affaire, pour le moment, était, à leurs yeux, comme aux yeux de Napoléon, celle des bulles. A cet égard, le pape se défendit d’abord, comme il l’avait fait tant de fois, en alléguant sa séquestration, l’impossibilité où il était de prendre conseil des cardinaux investis de sa confiance. Il rejeta bien loin tout d’abord l’idée de consentir à ce que l’institution fut donnée par les métropolitains, si dans un délai de trois mois elle n’avait pas été accordée par le pape. Niais peu à peu les instances des évêques, renforcés par Chabrol, qui était à ses heures un diplomate retors et pénétrant, devinrent plus pressantes. Les agents de l’empereur se succédaient sans relâche auprès du vieillard ou l'assaillaient tous ensemble, lui représentant avec chaleur les Églises de France, d’Italie, d’Allemagne désorganisées, compromises, lui remontrant qu’il serait responsable de leur ruine devant Dieu ; s’ils lui laissaient un moment de répit, son médecin lui-même, secrètement vendu à Napoléon, le circonvenait comme eux et comme eux portait le trouble dans son âme. Le vieux pape, affaibli non seulement par l’âge, mais par sa longue réclusion, fut bientôt en proie à une surexcitation nerveuse qui sembla quelque temps avoir altéré sa raison. Il ne mangeait ni ne dormait presque plus. C'est dans cet état d’esprit qu’après neuf jours d’obsessions, il consentit, non pas à ratifier, mais à prendre pour base de négociation une note des évêques portant qu’en cas de refus persistant de sa part l’institution pourrait être donnée par les métropolitains au bout de six mois. Les envoyés de l’empereur exultèrent. Ils crurent à tort tout fini et se hâtèrent de quitter Savone pour lui porter la bonne nouvelle. Mais, à peine étaient-ils partis, que Pie VII, dans un état de surexcitation indicible, lit appeler M. de Chabrol, lui déclara qu’il se reprochait comme un crime sa complaisance de la veille, qu’heureusement il n’avait pas signé la note, qu’il ne la signerait jamais, qu’il la désavouait et que, si on la produisait comme un arrangement consenti par lui, il ferait un éclat dont retentirait tout le monde chrétien[20]. Le préfet fit de vains efforts pour le calmer. Durant plusieurs semaines, le prisonnier parut en proie, comme il l’écrivait, à une véritable aliénation mentale, et il fut impossible de le faire revenir sur son désaveu. VIII. — Ce désaveu, les quatre négociateurs, en route pour Paris, semblent l’avoir ignoré quelque temps. L’empereur, qui voulait se servir d’eux pour peser, à son heure, sur le concile, avait intérêt à ce qu’ils ne le connussent pas. Pour se tirer momentanément d’embarras et gagner du temps, il leur enjoignit, à leur retour, de garder sur le résultat de leurs entretiens avec le pape un silence absolu et, après avoir retardé quelque temps l’ouverture du concile dans l’espoir que le pape viendrait à résipiscence, il permit enfin à cette assemblée de commencer ses travaux. Les prélats qui la composaient[21] inaugurèrent leurs travaux par une cérémonie publique qui eut lieu en grande pompe à Notre-Dame le 17 juin. Dès ce premier jour, l’empereur put pressentir qu’elle ne serait pas aussi docile qu’il l’eût voulu. Le sermon d’ouverture, prononcé par M. de Boulogne, évêque de Troyes, fut une adjuration chaleureuse et éloquente au concile de ne pas séparer sa cause de celle du Saint-Père et l’affirmation très nette de la solidarité que l’épiscopat entendait maintenir entre le pape et lui[22]. Et, à peine cette harangue, qui avait profondément ému l'assemblée, était-elle terminée, que, sur l’invitation de leur président, le cardinal Fesch, tous les membres du concile crurent devoir prêter solennellement serment d’obéissance et de fidélité au souverain pontife. De pareilles manifestations étaient de mauvais augure pour les desseins de l’empereur. Le concile n’était pas œcuménique, puisqu’une partie seulement de la catholicité y était représentée. On ne pouvait donc guère espérer qu'il se proclamât supérieur au pape. Il est vrai que Napoléon l’avait constitué de façon qu’il ne fût pas simplement un concile national, puisque, à côté des évêques français, il avait appelé à y siéger des évêques italiens et des évêques allemands. Mais ces derniers étaient fort peu nombreux — quatre ou cinq à peine. Quant aux Italiens, quarante-deux seulement avaient été convoqués, alors que l’Italie comptait plus de cent cinquante diocèses. Par ces procédés arbitraires l’empereur avait voulu former une assemblée d’un genre nouveau, qui n’eût pas de précédents à lui objecter et qu’il lui serait, pensait-il, d’autant plus aisé de dominer et de diriger qu’elle aurait moins d'homogénéité. Mais ces précautions devaient échouer, vu l’irritation sourde et trop longtemps contenue que les malheurs du pape, maintenant à peu près connus, avaient excitée dans tout le clergé contre l’empereur. Isolés, la plupart des évêques français et italiens avaient jusque-là gardé le silence et ne s’étaient pas encore départis de la docilité dont Napoléon leur avait fait une loi et une habitude. Réunis, ils allaient, comme il arrive en pareil cas, s’enhardir et se donner mutuellement du courage. Tout récemment encore, l’épiscopat venait d’être frappé avec la dernière brutalité par le souverain dans la personne d’un de ses membres[23], et cette injure maladroite ne contribuait pas peu à animer les esprits. Nombre d’évêques, naguère encore à genoux devant le maître et connus pour l’avoir flagorné sans pudeur, manifestaient maintenant de tardives mais inquiétantes velléités d'indépendance. L’évêque de Troyes était du nombre. Le cardinal Fesch, tant de fois bafoué par son neveu, faisait de cœur, sans oser le dire, cause commune avec les mécontents. Broglie, évêque de Gand, maltraité aussi de paroles par l’empereur, et devenu son ennemi personnel[24], ennemi remuant et tenace, allait être l’âme de l’opposition. D’Aviau, archevêque de Bordeaux ; Dessoles, évêque de Chambéry ; Hirn, évêque de Tournai, bien d’autres encore, par révolte de conscience ou par reflet de sentiments moins nobles, étaient tout disposés à marcher avec lui. La grande majorité du concile était, en somme, hostile aux vues du gouvernement, qui n’avait guère pour partisans bien déterminés que quelques évêques de cour, anciens membres de la commission ecclésiastique. L’empereur, très irrité de ce qui s’était passé à la
cérémonie du 17 juin, n’avait pas voulu que les journaux en lissent mention.
Il venait de prononcer, en ouvrant la session du Corps législatif, des
paroles hautaines et menaçantes. Le 20 juin, quand le Concile fut réuni pour
la première fois en congrégation générale[25], les deux
ministres des cultes de France et d’Italie, Bigot de Préameneu et
Marescalchi, vinrent y prendre place près du président, avec mission d’assister
jusqu’à la fin aux travaux de l’assemblée, et donnèrent lecture du message
impérial. Cette pièce était, comme on pouvait s’y attendre, une véhémente
diatribe contre le pape, que l’empereur accusait, sans faire encore mention
de son enlèvement, des excès de pouvoir, des empiétements les plus criants,
ainsi que des projets les plus sinistres
contre son autorité et même contre sa personne. Elle se terminait par l’exposé
très net des intentions de Napoléon. Sa Majesté
voulait que les évêques fussent institués selon les formes antérieures au
Concordat, sans que jamais un siège pût vaquer au delà de trois mois, temps
plus que suffisant pour un remplacement. Cette communication fut reçue plus que froidement par le concile, dont la mauvaise humeur fut encore augmentée par l’ingérence jalouse du gouvernement dans la réglementation de ses travaux. L’empereur voulait que l’assemblée lui présentât une adresse et que la commission chargée de la rédiger comprît les quatre prélats envoyés naguère à Savone ; que cette adresse lui fût communiquée là l’avance ; enfin que toutes les séances fussent secrètes et que toute motion d’ordre fût interdite (ce qui revenait à imposer au concile son ordre du jour . C’était là la volonté du plus fort, et il fallut bien la subir. Mais l’assemblée prit aussitôt sa revanche en décidant que la commission de l’adresse serait complétée par élection au scrutin secret, tandis que le gouvernement désirait en faire désigner les membres par le président seul. C’est ainsi qu’elle y fit entrer l'évêque de Gand, qui, dès le premier jour, y joua un rôle prépondérant. L’empereur, pour forcer la main à la commission, avait fait préparer par l’évêque de Nantes un projet d’adresse que ce prélat vint lire à ses collègues sans prendre la peine de dissimuler qu’il l’avait soumis au maître. Cette pièce, au lieu d’être, comme on pouvait s’y attendre, un simple témoignage de respect et de dévouement par le chef de l’État, était un long et très explicite exposé de principes par lequel le concile, adhérant d’avance aux vues de Napoléon sur les rapports des deux pouvoirs et sur le gouvernement de l’Église, se serait lui-même lié les mains et interdit non seulement de repousser, mais presque de discuter les propositions impériales. Broglie s’éleva avec énergie contre l’incorrection d'un pareil procédé. Il déclara que le concile devait, dans son adresse, demander la mise en liberté du Saint-Père. Après de longs débats, l’œuvre de Duvoisin, mutilée, fut soumise au concile (25 juin), qui, non content des retranchements qu’elle avait subis, en exigea d’autres. Un grand nombre de voix réclamèrent avec chaleur l’introduction d’un paragraphe en faveur du captif de Savone. Le président put, — non sans peine, — faire remettre à plus tard cette réclamation. Mais l’adresse, tronquée, réduite à n’être plus guère qu’un banal compliment de cour et une vague adhésion aux principes traditionnels de l’Église gallicane, témoigna fort nettement qu'il serait difficile d’amener le concile aux décisions qu’on voulait lui faire prendre (25-27 juin). L’empereur se montra profondément blessé d’un vote dans lequel il voyait une injure personnelle et qui était bien, en réalité, un blâme indirect de sa politique. La discussion à certains moments avait été très vive, et plusieurs évêques avaient hautement revendiqué pour le pape le droit d’excommunier les princes, même pour causes temporelles. Le souverain avait annoncé précédemment qu’il donnerait audience au concile le 30 juin pour entendre lecture de l’adresse. Il le fit sèchement prévenir qu’il ne le recevrait pas. Dans le même temps, il faisait déclarer par ses ministres au Corps législatif[26], que le concordat n'existait plus et que les évêques n’étaient assemblés que pour aviser aux moyens de pourvoir aux sièges vacants et à ceux qui viendraient à vaquer, conformément à ce qui se pratiquait sous Charlemagne. De pareils procédés et un tel langage n'étaient pas pour rendre le concile plus traitable. Cette assemblée venait d’élire la commission chargée de préparer sa réponse au message impérial, c’est-à-dire de faire connaître ses vues sur l’institution des évêques. Si elle y avait admis les négociateurs de Savone, elle n’avait pas manqué d'y faire entrer les membres les plus déterminés de l’opposition, notamment l’archevêque de Bordeaux, les évêques de Gand, de Tournai, etc. Les débats de cette commission, qui furent très longs et très vifs, tournèrent à l’entière confusion de l’empereur. En effet, à l’évêque de Nantes, qui proposa d’abord servilement et sans succès de demander au gouvernement ses instructions et qui soutint ensuite la nécessité de le satisfaire en commençant par voter le décret attribuant l'institution canonique aux métropolitains, Broglie, non moins retors et non moins tenace que Du voisin, opposa la motion de ne rien faire sans le pape et de commencer au contraire par lui envoyer une députation pour connaître sa volonté. Son avis ayant prévalu, après dix jours de lutte (5 juillet), Napoléon, qui en fut instruit le soir même, se mit d’abord, suivant son habitude, fort en colère et éclata en menace. Je n’aurai pas le dessous, s’écria-t-il. Ah ! la commission vote ainsi ! Eh bien, je casserai le concile, et tout sera fini. Je ne me soucie nullement de ce que veut ou ne veut pas le concile... A la réflexion, cependant, il ne tarda pas à reculer devant un tel éclat ; mais il lui fallait un expédient pour ramener la commission. Il n’hésita pas à la tromper en lui adressant une note par laquelle, levant enfin le voile qui avait jusque-là couvert la dernière négociation de Savone, il avançait mensongèrement que toutes les difficultés étaient levées, que le pape avait daigné entrer dans les besoins de l'Eglise, formellement promis l'institution pour les évêchés vacants et approuvé la clause que si, dans l'espace de six mois, lui ou ses successeurs ne donnaient pas l’institution aux évêques, les métropolitains la donneraient. En conséquence, il demandait formellement que le concile commençât par voter le décret, sauf à envoyer ensuite une députation au souverain pontife pour le remercier d'avoir, par cette concession, mis un terme aux vœux de l'Eglise. La commission, dans le moment de surprise qui suivit cette révélation, revint sans difficulté sur son vote du 5 juillet. Tout paraissait donc aller maintenant suivant les vues de l’empereur. Mais, vingt- quatre heures plus tard, tout était changé de nouveau. Broglie et ses amis trouvaient étrange que, si le, pape avait véritablement cédé, on ne les en eût pas instruits plus tôt. Si l’empereur était d’accord avec le Saint-Père, pourquoi s’efforçait-il de gagner le concile ? Bref, on soupçonnait Napoléon, non sans raison, de quelque perfidie nouvelle. Finalement, la commission, se déjugeant une seconde fois, confirma sa décision du 5, et, le 10 juillet, l'évêque de Tournai, son rapporteur, vint soumettre au concile ses conclusions. A ce coup d’audace, l’empereur ne se contint plus. On vit bientôt une fois de plus que ses menaces n’étaient pas de vains mots. Dès le 11 juillet au matin, le concile fut dissous. La nuit suivante, les meneurs de l’opposition, Broglie, Hirn et Boulogne, enlevés à domicile par la police, furent conduits au donjon de Vincennes. L’homme du IX brumaire se retrouvait tout entier. Ses procédés de discussion n’avaient pas changé. IX. — Il commença par célébrer avec sa jactance
ordinaire son facile triomphe. Je saurai bien,
dit-il à Fesch, me passer de vos évêques. Dites-leur
que je ne veux plus entendre parler d’eux. Ce sont des ignorants, des entêtés...
Moi, soldat, enfant des camps et des bivouacs, j’en
sais autant qu’eux et plus qu’eux... Et vous,
n’avez-vous pas changé mille fois d’opinion ? Il n’y a pas six mois que vous
pensiez comme nous. Avez-vous donc oublié la lettre que vous avez écrite à
Savone ? Mais quel fond peut-on jamais faire sur vous ?... Après cette bruyante explosion d’orgueil, l’empereur dut bien reconnaître que sa victoire était plus apparente que réelle. Fermer la bouche au concile, ce n’était pas en finir avec le problème pour la solution duquel on l’avait réuni. La question de l’institution canonique était toujours eu suspens. Le soldat couronné eut un moment la pensée de la trancher tout seul au moyen d’un décret qui conférerait cette prérogative aux métropolitains et, en cas de refus de leur part, autoriserait les préfets à prendre en mains l’administration temporelle des diocèses. Mais ses légistes, et en particulier Régnault de Saint-Jean-d'Angély, le détournèrent d’un parti qui n’aurait fait qu’aggraver les difficultés existantes. Que faire alors ? Les nouvelles de Savone ne donnaient pas lieu de croire que le pape fût disposé à capituler. Sans doute, son exaltation était tombée ; il était redevenu calme et doux, ne repoussait pas en principe l’idée d’un accommodement, mais se retranchait toujours derrière les droits de l’Église. Il avait, au dire de Chabrol, la tête remplie d’une mauvaise théologie et d’une histoire partiale entièrement écrite en faveur des papes... Il ne comprend pas, ajoutait le préfet, les temps et les changements qu’ils entraînent[27]. L’empereur voulait pourtant en finir. Il s'avisa bientôt d’un expédient singulier, qui consistait à gagner individuellement les membres du concile et à obtenir de chacun d’eux en particulier ce que l’assemblée en corps lui avait refusé. Ce procédé lui fut recommandé surtout par le cardinal Maury, qui disait gaiement à ce propos : Notre vin n'a pas été trouvé bon en cercles, vous verrez qu’il sera meilleur en bouteilles. Et de fait, ce prélat ne se trompait guère. Après la dissolution du concile, quelques-uns de ses membres avaient quitté Paris. C’étaient les évêques les plus réfractaires aux volontés de l’empereur. On se garda bien de les rappeler. Les autres étaient restés ; on les retint. L’arrestation de leurs trois collègues les avait pour la plupart consternés et frappés d’épouvante. Beaucoup d’entre eux redoutaient le même sort et n’avaient pas des âmes de martyrs. Certains n’étaient pas absolument à l’épreuve de toute séduction. Ajoutons que la difficulté de se concerter entre eux augmentait encore leur faiblesse. Ils ignoraient enfin dans quel étal d’esprit se trouvait exactement Pie VII. Il fut donc relativement facile au ministre des cultes, qui les fit venir un â un et les endoctrina de son mieux, d’obtenir d’eux qu’ils ne s’opposeraient plus au fameux décret. Au bout de quinze jours, presque tous avaient fait volte-face. L'empereur, qui tenait à donner le plus d’éclat possible à cette palinodie, sur laquelle il comptait pour intimider le pape, ordonna que le concile serait réuni de nouveau. Cette assemblée tint donc le 5 août une dernière séance pour enregistrer les volontés du maître. Le cardinal Fesch avait juré fièrement qu’il ne la présiderait plus, qu’il faudrait l’y faire conduire par quatre fusiliers. Il s’y rendit pourtant sans cette escorte et reprit tranquillement son fauteuil, du haut duquel il n’osa même pas demander la liberté des trois évêques détenus à Vincennes[28]. Personne dans le concile ne se montra plus hardi que lui ; et l’assemblée se sépara définitivement après avoir adopté à une grande majorité (81 voix) le projet impérial ainsi conçu : Article Ier. — Conformément à l’esprit des saints canons, les archevêchés et évêchés ne pourront rester vacants plus d’un an, pour tout délai ; dans cet espace de temps, la nomination, l’institution et la consécration devront avoir lieu. Art. 2. — L’empereur sera supplié de continuer à nommer aux sièges vacants, conformément aux concordats, et les évêques nommés par l’empereur s’adresseront à notre Saint-Père le pape pour l’institution canonique. Art. 3. — Dans les six mois qui suivront la notification faite au pape par les voies d usage de ladite nomination, le pape donnera l’institution canonique conformément aux concordats. Art. 4. — Les six mois expirés sans que le pape ait accordé l’institution, le métropolitain ou, à son défaut, le plus ancien évêque de la province ecclésiastique procédera à l'institution de l’évêque nommé. S’il s’agit d’instituer le métropolitain, le plus ancien évêque conférera l’institution. Art. 5. — Le présent décret sera soumis à l’approbation de notre Saint-Père le pape, et, à cet effet, Sa Majesté sera suppliée de permettre qu’une députation de six évêques se rende auprès de Sa Sainteté pour la prier de confirmer ce décret, qui seul peut mettre un terme aux maux des Eglises de France et d’Italie. Ainsi Napoléon pouvait une fois de plus se dire vainqueur sur toute la ligne. Le concile n’avait pas été moins docile à ses volontés que le Sénat. Si le sénatus-consulte du 17 février 1810 avait anéanti la puissance temporelle du Saint-Siège et transformé le pape en un vassal de l’Empire, le décret du 5 août 1811 faisait en réalité passer du souverain pontife à l’empereur le gouvernement de l’Église en ce qui concernait la France et l’Italie. Mais ce second triomphe — la suite de cette histoire va le montrer — n’était qu’apparent comme le premier. Pour que le sénatus-consulte produisît son entier effet, il fallait que le pape y adhérât ; or il s’y était toujours refusé, il s’y refusait plus que jamais. Pour que le décret du concile pût être appliqué, il fallait que le souverain pontife y consentît. La clause qui le terminait, clause que par un reste de pudeur les évêques avaient réclamée et que l’empereur avait accordée pour enlever leurs votes en tranquillisant leurs consciences, était pour ces derniers une échappatoire commode et pour le pape une arme redoutable. Le nouveau Charlemagne avait beau proclamer que tout était fini ; en réalité, rien n’était fini, tout était encore à recommencer. |
[1] Il fut enfermé à Fenestrelles, d’où il ne sortit qu’en 1813.
[2] Il s’en était aussi formé d’autres qui étaient restés indépendants et parmi lesquels il faut signaler les congrégations dirigées en Bretagne par l’abbé Jean de la Mennais.
[3] Réduite à se cacher, la Congrégation ne lit que fort peu de nouvelles recrues jusqu’à la fin de l’Empire. Mais elle tint des réunions clandestines sous l’abbé Duclaux, puis sous l’abbé Philibert de Braillard, qui la dirigèrent après le P. Delpuits. Au commencement de 1812, elle passa sous la direction de l’abbé Legris-Duval, protégé de la famille La Rochefoucauld-Doudeauville, et s’installa quelque temps après rue du Bac, dans l’ancien séminaire des Missions étrangères, qu’elle ne devait plus quitter qu’en se dissolvant réellement en 1830. — V. la Congrégation, par M. Geoffroy de Grandmaison.
[4] Successeur de Portalis, qui était mort en 1807.
[5] Cet ecclésiastique, qui devait jouer un rôle important sous la Restauration, était né en 1775 et s’était fait connaître à partir de 1803 par des prédications qui lui avaient valu d’être nommé professeur à la faculté de théologie de Paris et chanoine au chapitre de Notre-Dame. Il devint inspecteur de l’Académie de Paris après la suspension de ses conférences de Saint-Sulpice, qu’il reprit seulement en 1814.
[6] Lettre du 15 septembre 1809.
[7] Ce cardinal, après avoir publiquement adhéré à l’Empire, comme on l’a vu plus haut, était venu à Gènes en 1805 présenter ses hommages à Napoléon, qui, désireux de se l’attacher, l’avait invité avenir en France. L’année suivante, il s’était rendu à Paris et avait obtenu la charge, assurément peu fatigante, d’aumônier du prince Jérôme (septembre 1806). L’empereur attendait sans doute, pour lui donner une place plus haute et plus lucrative, qu’il eût trahi le pape, comme il avait trahi le roi.
[8] L’abbé Frayssinous et l’abbé de Rauzan lurent nommés secrétaires de ce comité.
[9] A Sainte-Hélène, Napoléon, avec son ordinaire aplomb, a affirmé que le chiffre des prêtres déportés en Corse n’avait jamais dépassé cinquante-trois. Or il résulte de sa correspondance que, dans la seule année 1810, il y en fut envoyé par son ordre plusieurs centaines ; et l’on sait que les éditeurs de sa correspondance ont dissimulé de parti pris un grand nombre de ses lettres.
[10] Avec une bonne police et un bon clergé, disait-il à Pasquier, il (l’empereur) peut toujours être sûr de la tranquillité publique, car un archevêque, c’est aussi un préfet de police. — Napoléon avait d’abord voulu donner l’archevêché de Paris à son oncle le cardinal Fesch, qui l’administrait de fait depuis quelques mois. Mais ce cupide personnage craignait d’être obligé de résigner celui de Lyon, auquel était attaché le titre de primat des Gaules. Il tenait d’une part au cumul des deux sièges et de l’autre ne voulait pas se brouiller avec le pape. D’Haussonville rapporte à propos de cette affaire une piquante anecdote. Sommé par l’empereur de prendre officiellement possession du diocèse de Paris, il aurait refusé avec énergie. Je saurai bien vous y forcer, se serait écrié Napoléon. — Sire, potius mori. — Ah ! ah ! potius mori, plutôt Maury... Eh bien ! soit, vous l’aurez, Maury. Et ce dernier aurait été aussitôt mandé par l’empereur.
[11] Faute de ce secours, plusieurs de ces cardinaux se fussent trouvés dans le besoin. Le gouvernement impérial leur avait offert une allocation mensuelle de 250 francs ; mais la plupart l’avaient refusée.
[12] La police impériale eut beau surveiller et gêner ces agissements, elle ne pût jamais les empêcher entièrement. Plusieurs prêtres furent incarcérés pour y avoir pris part. Mais d’autres les remplacèrent. Mathieu de Montmorency fut exilé à quarante lieues de Paris. Mais il n’en continua pas moins à travailler pour le pape comme pour le roi. Il alla même au commencement de 1812 fonder à Toulouse (et peut-être dans d’autres villes du Midi) une nouvelle agence catholique et légitimiste, dont il est fait mention dans les Mémoires de Villèle. — 8ur cette agitation souterraine du monde religieux sous l’Empire, voir Napoléon et les Cardinaux noirs, par M. Geoffroy de Grandmaison, et la Congrégation, par le même auteur.
[13] Fils de l’ancien ministre des cultes.
[14] L’empereur se plaignit aussi avec une vive irritation de l’ingérence secrète et, suivant lui, frauduleuse du pape dans l’administration des diocèses français. On a découvert, dit-il, que dans les diocèses qui ne seraient pas administrés selon la volonté du pape et par ses affidés, il y aurait des vicaires ou préfets apostoliques institués par lui et remplissant leur mission comme dans le pays des infidèles. Ainsi, dans chacun des diocèses dont les sièges sont ou deviendraient vacants, il y aurait eu une double autorité spirituelle, et celle du délégué du pape aurait eu pour objet de tout mettre dans le désordre en troublant les consciences et d’anéantir l’autorité légitime donnée par les chapitres et avouée par le gouvernement. — V. le Sommaire de l’entretien de S. M. avec le chapitre de Paris à l'audience du dimanche 6 janvier 1811, rapporté par Ricard (le Concile national de 1811, pp. 80 et 91).
[15] Napoléon ne tarda pas, il est vrai, sans la remettre sur l’ancien pied, à permettre qu’elle fut portée jusqu’à 100 ou 150.000 francs par an.
[16] L’abbé de Pradt, qui avait jadis, comme Maury, rompu tant de lances en faveur du Saint-Siège à l’Assemblée constituante, rivalisait maintenant avec lui de platitude envers l’empereur, qui, non sans se méfier un peu de lui, l’avait pris pour aumônier et appelé à l’archevêché de Matines (que le pape ne voulut jamais lui conférer pour sa part), il s’intitulait l'aumônier du dieu Mars et, pas plus que Maury, ne donnait dans sa vie privée de fort édifiants exemples.
[17] Taisez-vous, lui disait-il brutalement, un jour que son oncle voulait l’entretenir d’affaires ecclésiastiques ; vous êtes un ignorant. Où avez-vous appris la théologie ? C'est avec M. Emery, qui la sait, que je veux m’en entretenir. (Vie de l’abbé Émery, citée par d’Haussonville, III, 91.)
[18] Ce vénérable ecclésiastique, le seul peut-être pour qui Napoléon eût véritablement du respect, mourut fort peu de temps après (18 avril 1811).
[19] Voir le texte complet de cette curieuse allocution dans la correspondance de Napoléon Ier, t. XXI, pp. 481-483.
[20] Lettre de Chabrol au ministre des cultes, 22 mai 1811.
[21] Il y en avait 95 à la cérémonie de Notre-Dame. Il en vint encore quelques-uns. Dans la première Congrégation générale, le 20 juin, le nombre des votants fut de 101 (V. Ricard, Concile national, 151).
[22] Oui, s’écria l’orateur, quelques vicissitudes qu’éprouve le siège de Pierre, quels que soient l’état et la condition de son auguste successeur, toujours nous tiendrons à lui par les liens du respect et de la déférence liliale. Ce siège pourra être déplacé, il ne pourra être détruit. On pourra lui ôter de sa splendeur, on ne pourra pas lui ôter sa force. Partout où ce siège sera, là tous les autres se réuniront... Tels sont nos sentiments invariables.
[23] Au cours d’un voyage en Normandie, en niai 1811, l’évêque de Séez, signalé pour quelques actes insignifiants d’opposition (par exemple pour avoir essayé timidement de rétablir quelques fêtes supprimées) avait été grossièrement apostrophé en public par l’empereur, qui l’avait contraint de démissionner et avait fait mettre en prison un de ses curés. (V. cette scène curieuse dans d’Haussonville, t. IV, pp. 175-181.)
[24] Il y avait déjà longtemps que Napoléon croyait avoir à se plaindre de lui : Vous ferez connaître à l’évêque de Gand (écrivait-il au Ministre des cultes le 2 août 1809) que je suis mécontent de la manière dont il dirige son diocèse, de sa faiblesse et du peu d’attachement qu’il montre à ma personne ; que, depuis qu’il est évêque île Gand, l’esprit de son clergé, déjà mauvais, a empiré ; que j’ordonne que l’abbé Desure, son grand vicaire, donne sa démission et se rende à Paris ; qu’il change son conseil et le compose de personnes mieux intentionnées, et fasse en sorte que je n’aie plus désormais à me plaindre du clergé de Gand, parce que, si j’y mets la main, je le punirai sévèrement. (Lecestre, Lett. inéd. de Nap., I, 338.)
[25] Les Congrégations générales et les Commissions du concile se réunirent à l’hôtel qu’occupait le cardinal Fesch, rue du Mont Blanc.
[26] Exposé de la situation de l’Empire, lu le 28 juin 1811.
[27] Lettre au ministre des cultes, 9 juillet 1811.
[28] S’il se soumit, il n’en resta pas moins mécontent. Son attitude boudeuse et ses remontrances finirent par exaspérer l’empereur, qui, en mars 1812, le chassa loin de lui par cette brutale apostrophe : Allez, prophète de malheur, je n’ai pas besoin de vos leçons ; retournez dans votre diocèse ; vous n’en sortirez pas avant que je vous mande. Fesch vécut dès lors en disgrâce à Lyon jusqu’à la fin de l’Empire.