HISTOIRE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT

PREMIÈRE PARTIE. — RÉVOLUTION

 

CHAPITRE VI. — LE CONCORDAT DE 1801.

 

 

I. Ce que voulait la France catholique en l’an VIII. — II. Vues personnelles de Bonaparte. — III. Ses premiers rapports avec le nouveau pape. — IV. Projet français, objections romaines. — V. Suite de la négociation : Spina, Consalvi. — VI. Le Concordat de 1801 ; effet qu’il produisit sur l’opinion publique et sur les grands corps de l’État. — VII. Pourquoi il ne fut publié qu’en 1802. — VIII. Les articles organiques. — IX. Caprara et le Te Deum de Notre-Dame. — (1799-1802).

 

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SOURCES. — Guillou de Monléon, Politique chrétienne et variétés morales (1800). — Barruel, Détail des raisons péremptoires qui ont déterminé le clergé de Paris et d’autres diocèses à faire la promesse de fidélité (1800) ; idem, l’Evangile et le Clergé français sur la soumission des pasteurs dans les révolutions des empires (1800) ; idem, De l’Autorité du pape (1803) ; idem, Histoire du clergé de France pendant la Révolution (1804). — Emery, Moyens de ramener l’unité catholique dans l’Eglise (1802). — Moniteur, ans VII, IX, X. — Annales de la religion, t. XIII-XVI. — Jauffret, Mémoires historiques sur les affaires ecclésiastiques de France pendant les premières années du XIXe siècle. — De Pradt, les Quatre Concordats (1818-1820). — Mme de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française (1818-1820). — Grégoire, Essai historique sur les libertés de l’Église gallicane (1818) ; idem, Histoire des sectes religieuses (1828) ; idem, Mémoires (1837). — Artaud, Histoire du pape Pie VII (1824). — Thibaudeau, Mémoires sur le Consulat (1826). — Bourrienne, Mémoires (1829). — Lafayette, Mémoires, Correspondance, etc., t. II. — Portalis, Discours, rapports et travaux inédits sur le Concordat (1845). — Thiers, Histoire du Consulat. — Poujoulat, le Cardinal Maury, sa vie et son œuvre (1855). — Guettée, Histoire de l'Eglise de France, t. XII (1857). — Miot de Mélito, Mémoires (1858). — Napoléon Ier, Correspondance, t. VI et VII (1860-1861). — E. de Pressensé, l’Eglise et la Révolution française (1864). — H. Carnot, Mémoires sur Carnot (1861-1864). — Consalvi, Mémoires (1864). — D’Haussonville, l’Eglise romaine et le premier Empire (1868). — Lanfrey, Histoire de Napoléon Ier, t. I et II 1869). — Theiner, Histoire des deux Concordats de la République française (1875). — Méry, Histoire de M. Emery et de l’Eglise de France pendant l’Empire 1885). — Ricard, Correspondance diplomatique et papiers inédits du cardinal Maury (1891). — Sciout, Histoire de la Constitution civile du clergé ; idem, le Directoire. — Taine, le Régime moderne (1893-1894). — E. Daudet, la Police et les Chouans sous l'Empire (1895). — Delarc, l’Eglise de Paris pendant la Révolution (1895). — Boulay de la Meurthe, Documents sur la négociation du Concordat et sur les autres rapports de la France avec le Saint-Siège (1891-1897). — Aulard, la Séparation de l'Eglise et de l’Etat, 1791-1892 (Revue de Paris, 1er mai 1897).

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I. — Avec son ordinaire aplomb, Bonaparte a cent fois affirmé qu’il avait rétabli les autels en France. Ses flatteurs font répété à l’envi, et cette opinion a cours encore aujourd'hui dans une bonne partie du public. Bien n’est pourtant plus éloigné de la vérité. La vérité, comme les chapitres précédents le démontrent, c’est que l’exercice du culte catholique — le seul dont nous noms occupions ici —, n’avait jamais été entièrement interrompu dans notre pays, même sous la Terreur, et que les temples fermés à cette époque avaient été pour la plupart rouverts dès le temps de la Convention, grâce à la loi du 11 prairial an III[1]. Un relevé de l’administration des domaines établit qu’au commencement de l’an V (septembre 1796), 32.214 églises étaient déjà rendues au clergé catholique et 4.371 sur le point de l’être[2]. Un an plus tard, au concile de Paris, l’évêque Lecoz constatait avec joie que quarante mille paroisses en France étaient pourvues de prêtres, et c’est le chiffre qu’il donnait encore en 1801, à la veille du Concordat.

Ainsi la renaissance religieuse dont Bonaparte s’est attribué tout l’honneur n'est point son fait. Elle s’était produite longtemps avant le 18 brumaire ; il le savait mieux que personne. Le régime de la séparation de l’Église et de l’Étal n’avait donc point déchristianisé la France ; bien au contraire. L’ancienne religion était toujours debout, plus vivace que jamais. On ne voit pas ce que ni elle ni la France pouvaient gagner à ce que la République, comme autrefois la Royauté, s’enchaînât au Saint-Siège par un contrat synallagmatique et à ce que notre clergé national, transformé en gendarmerie sacrée, devînt un instrument de règne dans la main d’un despote. Ce qui est incontestable, c’est que, par l’effet des événements rapportés dans le chapitre précédent, le régime de la séparation n’avait pas encore porté tous ses fruits ; que la liberté des cultes, établie par certaines lois, avait été contrariée par d’autres et qu’il était nécessaire que ces dernières disparussent. Les membres du clergé, persécutés par le Directoire, quelquefois sans intelligence et sans loyauté, réclamaient le droit commun. Rien n’était plus juste que de leur en assurer le bénéfice, du moment que la France avait à sa tête un gouvernement assez fort pour se faire respecter de tous les partis et maintenir la paix publique sans lois d’exception. Or ce gouvernement existait. La constitution de l’an VIII, aussi favorable au principe d’autorité que celle de 1791 l’avait été au principe de liberté, lui assurait la plénitude du pouvoir exécutif et une influence prépondérante sur le pouvoir législatif, c’est-à-dire une sorte de dictature. Du reste, Bonaparte, son chef, avait personnellement un tel prestige, exerçait sur l’armée, sur les grands corps de l’État, sur les autorités constituées, sur la nation entière, une telle fascination, que l’idée même de lui résister ne venait presque à personne et que, de fait, toute résistance prolongée à ses volontés était impossible.

Il lui était donc très facile d’opérer la pacification religieuse que les troubles du Directoire avaient retardée. Point n’était besoin pour cela qu’il traitât avec une puissance étrangère. Et la France ne le demandait nullement. II va sans dire que les philosophes, les déistes, les sceptiques, ne souhaitaient pas le rétablissement de rapports officiels entre l’État libre et laïcisé par la Révolution et la papauté, immuable dans son intolérance, dans son exclusivisme. Le clergé constitutionnel et ses adeptes n’en voulaient pas davantage ; cela n’a pas besoin d’être démontré. Quant aux partisans du clergé réfractaire, ils avaient à peu près oublié les évêques, qui, au lieu de rester en France pour les assister dans les rigoureuses épreuves de la Révolution, avaient prudemment émigré pour aller conspirer avec nos plus cruels ennemis. Ils avaient à leur tête des prêtres pour la plupart assagis par l’expérience, uniquement désireux d’être garantis contre un retour de persécution, de rentrer dans leurs églises et d’y exercer leur ministère en paix, sans humiliation et sans entraves[3]. A l’époque de l’avènement de Bonaparte, dit Mme de Staël, témoin autorisé du Consulat, les partisans les plus sincères du catholicisme, après avoir été aussi longtemps victimes de l’inquisition politique, n’aspiraient qu’à une parfaite liberté religieuse. Le vœu général de la nation se bornait à ce que toute persécution cessât désormais contre les prêtres et que l’on n’exigeât plus d’eux aucune espèce de serment, enfin que l’autorité ne se mêlât en rien des opinions religieuses de personne. Ainsi donc le gouvernement consulaire eut contenté l’opinion en maintenant en France la tolérance telle qu’elle existe en Amérique[4]...

Les premières mesures prises par le Consulat à l’égard du culte catholique étaient de nature à donner une très suffisante satisfaction à ce besoin d’apaisement. En effet, le nouveau gouvernement avait commencé par rendre la liberté à un grand nombre de prêtres incarcérés par le Directoire. Un peu plus tard, et le jour même où il mettait en vigueur la Constitution de l’an VIII, il donnait aux déportés, par l’arrêté du 3 nivôse (24 décembre 1799), l’espoir, peu après réalisé, de rentrer dans leur patrie. D’autres arrêtés, du 7 nivôse, garantissaient aux ministres des cultes l’usage des églises, interdisaient aux administrations locales de forcer le sens de l’annuaire républicain en s’opposant à la célébration du dimanche, enfin substituaient au serment prescrit par la loi du 19 fructidor ce simple engagement : Je promets fidélité à la constitution — formule d’autant plus acceptable que la constitution de l’an VIII ne renfermait aucune clause intéressant la religion[5] —. Dans le même temps, les consuls adressaient aux insurgés de l’Ouest une proclamation leur garantissant dans les termes les plus exprès une entière liberté des cultes[6]. Ils donnaient des instructions en conséquence au ministre de la guerre[7], au général Hédouville, commandant en chef l’armée d’Angleterre, au ministre de la police Fouché, au chef royaliste d’Andigné[8], enfin au général Brune, qui, dans le courant des mois de janvier, de février et de mars 1800, eut le bonheur et la gloire d’achever la pacification des territoires jusque-là troublés par la guerre civile[9]. Cette politique ferme et sage produisit en peu de mois l’établissement tant de fois annoncé, mais depuis si longtemps entravé, d’une liberté religieuse dont la grande majorité de la France paraissait devoir se contenter. Les milliers d’adresses par lesquelles les prêtres rappelés d’exil et rendus à leur ministère témoignaient au premier consul leur reconnaissance, leur fidélité, leur dévouement, et la tranquillité presque parfaite dont jouissait la France vers le milieu de l’an 1800, attestent qu’en ce qui touche aux cultes, la nation ne demandait rien de plus[10].

 

II. — Malheureusement le premier consul voulait autre chose. Ce qu’il lui fallait, à lui, ce n’était pas que la religion fut libre en France, c’était qu’elle fût organisée comme un service publie et qu’il pût user d’elle comme d’un rouage administratif pour fonder la monarchie de ses rêves et en assurer le fonctionnement. Fort indifférent, comme nous l’avons dit, à tous les cultes, il traitait chacun d’eux, alternativement, avec autant de mépris que de déférence, suivant qu’il croyait pouvoir s’en passer, ou au contraire en avoir besoin. On se souvient qu’en 1796 et 1797 sa plume n’épargnait guère la prêtraille et les radoteurs imbéciles de la cour romaine avec lesquels il était obligé de traiter, ce qui ne l’empêchait pas d’adresser parfois au pape le témoignage de sa filiale et profonde vénération. Depuis on l’avait entendu dans un discours solennel[11] ranger implicitement la religion parmi les préjugés que le peuple français avait eu à vaincre. Plus récemment, en Egypte, il s’était vanté, dans des proclamations imprimées, d’être l’ami des vrais musulmans et d’avoir détruit le pape, qui disait qu'il fallait faire la guerre aux musulmans[12]. Maintenant, au contraire, il se déclarait chrétien. La cloche de Rueil le faisait rêver. Il montrait les étoiles à Monge pour le convaincre de l’existence de Dieu, et il épuisait son éloquence à démontrer qu’il n’y a pas de société sans morale et pas de morale sans religion. Cela voulait dire seulement qu’à ses yeux toute idée religieuse était une force et qu’il fallait savoir s’en servir. Vous verrez quel parti je saurai tirer des prêtres, disait-il à Bourrienne. Ce que Lafayette traduisait en riant par ces mots : Avouez que vous avez envie de vous faire casser la petite fiole sur la tête[13]. S’unir étroitement à l’Église, dont il avait depuis longtemps mesuré la puissance, obtenir d’elle la consécration de sa dictature, la transformer en auxiliaire docile de sa politique, tel était son dessein dès le lendemain du 18 brumaire. Or le maintien pur et simple du régime religieux fondé sur la séparation de l'Église et de l’État ne lui eut pas permis de le réaliser. Un clergé indépendant, surtout s’il était directement ou indirectement élu par les fidèles, n’était pas son affaire. Pouvait-il, comme l'idée lui en fut donnée, instituer en France une Eglise nationale, avec un patriarche ? Il savait bien qu’une pareille entreprise, dans un pays essentiellement catholique, était inexécutable. A plus forte raison ne songea-t-il jamais, quoiqu’il en parlât quelquefois pour effrayer le pape, à faire la France protestante. Ne faudrait-il point, disait-il à ce propos, que je fisse le contraire d’Henri IV ? Vous n’y entendez rien ; la moitié delà France restera catholique ; nous aurons d’interminables querelles.

Ce qu’il voulait, c’était le catholicisme discipliné, enrégimenté, soumis nominalement au pape, à condition que le pape se fit l’humble serviteur du premier consul. Le clergé devait être à ses ordres, comme l’administration, et concourir au même but, c’est-à-dire habituer la nation à l’obéissance passive, à la soumission sans réserve. Avec les armées françaises et des égards, disait-il du pape, j’en serai toujours le maître. Quand je relèverai les autels, quand je protégerai les prêtres, quand je les nourrirai et les traiterai comme les ministres de la religion méritent d’être traités en tout pays, il fera ce <pie je lui demanderai dans l’intérêt du repos général. Il calmera les esprits, les réunira sous sa main et les placera sous la mienne[14]. — Il me faut, déclarait-il encore, un pape, mais il me faut un pape qui rapproche au lieu de diviser, qui réconcilie les esprits, les réunisse et les donne au gouvernement sorti de la Révolution. Et pour cela il me faut le vrai pape, catholique, apostolique et romain. Il ne lui déplaisait pas — à ce moment, car plus tard il changea d’avis — que ce chef d’une Église alliée, inféodée à sa politique, résidât loin de la France, qu’on ne le vit pas, qu’on ne subit pas directement son influence. A ses yeux, d’autre part, il était bon que le souverain pontife possédât comme prince temporel quelques provinces, assez pour se dire roi, pas assez pour se faire craindre, si bien qu’il eût toujours besoin d’être protégé ; et l’on sait ce que Bonaparte entendait par protéger.

Avec de pareils principes, le premier consul ne mentait pas quand il affirmait à son entourage que son alliance avec Rome n’était qu'une affaire purement politique. Et il disait la vérité pure quand il s’écriait : On dira que je suis papiste, je ne suis rien. J’ai été mahométan en Égypte, je serai catholique ici pour le bien du peuple. Je ne crois pas aux religions...

Bonaparte ne voyait malheureusement pas qu’il jouait un jeu de dupe et qu’il avait affaire à plus fin que lui. Il oubliait que l’Église s’était toujours servie des gouvernements qui avaient voulu se servir d’elle ; il ne comprenait pas que traiter avec elle, c’était non pas la lier, mais se lier ; que, s’il pouvait momentanément la faire plier, il ne la ferait pas rompre ; et qu’il y avait grave imprudence à contracter envers elle des obligations légales quand il pouvait garder sa liberté d’action.

 

III. — Quoi qu’il en soit, le nouveau maître de la France était bien décidé à négocier au plus tôt avec le Saint-Siège. Et le moment lui paraissait d’autant plus favorable que la Papauté, pour le moment fort abaissée, fort menacée, avait besoin qu’il lui vînt en aide et ne semblait pas en état de se montrer bien exigeante.

Il est incontestable en effet qu’elle n’avait rien à perdre en se rapprochant de lui, bien au contraire.

Le Saint-Siège avait été profondément ébranlé par la Révolution. Son autorité spirituelle ne s’exerçait plus que très irrégulièrement en France et s’amoindrissait à vue d’œil dans les pays soumis à l’influence française. Sa puissance temporelle n’existait pour ainsi dire plus. Le traité de Tolentino l’avait réduite presque de moitié. L'établissement de la République à Rome n’en avait rien laissé subsister. Pie VI était mort détrôné et prisonnier à Valence. Depuis, il est vrai, des revers militaires avaient obligé les Français d’évacuer les États pontificaux. Mais les Autrichiens d’une part, les Napolitains de l’autre, les avaient occupés et faisaient mine d’y vouloir indéfiniment rester. Le conclave, réuni le 30 novembre 1709, à Venise, sous la protection de la cour de Vienne, s’était débattu trois mois contre les exigences de l’empereur, qui voulait lui faire élire Mattei, dans l’espoir que ce cardinal lui céderait les trois légations de Bologne, Ferrare et Ravenne, comme il les avait naguère cédées à Bonaparte[15].

Le Français Maury, encore royaliste à cette époque, avait longtemps, mais en vain, soutenu la candidature du cardinal Bellisomi, qu’il regardait comme entièrement acquis à la cause de Louis XVIII. Ce remuant personnage, qui avait été en grande faveur auprès de Pie VI, était devenu évêque de Montefiascone et cardinal en 1794. Il était en correspondance réglée avec le prétendant au trône de France, qui, retiré à Mittau, en Courlande, n’était reconnu comme souverain que par l’empereur de Russie. N’ayant pu faire triompher Bellisomi, il finit, après divers tâtonnements, par se rallier, faute de mieux, à la candidature du cardinal Chiaramonti, évêque d’Imola, et contribua, d’accord avec le secrétaire du conclave, Consalvi, à en assurer le succès, dans l’espoir que ce nouveau pape se déclarerait pour Louis XVIII — ce que Pie VI n’avait pas fait — et récompenserait son zèle à lui, Maury, par le don du riche archevêché de Fermo. Chiaramonti fut proclamé chef de l’Église le 14 mars 1800 et prit le nom de Pie VII. L’exilé de Mittau nomma aussitôt ambassadeur auprès du Saint-Siège Maury, qui fut bien accueilli comme tel, mais pour ainsi dire à huis clos, et ne put obtenir que le souverain pontife se compromit publiquement en faveur de Louis XVIII[16]. Chiaramonti, sans trop décourager ce prince, voulait évidemment se réserver la possibilité de se rapprocher de la République française, s’il y voyait quelque avantage pour le Saint- Siège. Il s’était signalé, en 1797, à Imola, par une homélie célèbre en faveur de la République cisalpine. Bonaparte ne l’avait pas oublié. Aussi l’avènement d’un tel pape n’était-il pas pour lui déplaire. Par contre, la cour d’Autriche l’accueillit fort mal. Elle s’efforça d’attirer à Vienne le nouveau pontife ; il résista. Elle sollicita de lui avec insistance la remise des légations ; il refusa. Ce que voyant, elle ne lui permit même pas de traverser ces territoires pour se rendre à Rome. Il lui fallut gagner par mer Hesaro. Il ne savait ce que les Autrichiens et les Napolitains lui laisseraient de ses États. Mais fort à point h ; canon de Marengo vint dissiper ses inquiétudes. Bonaparte avait reparu et, comme par enchantement, l'Italie presque entière était de nouveau à ses pieds. Des ouvertures très significatives ne tardèrent pas à révéler au pape les dispositions personnelles du premier consul à l’égard du Saint-Siège.

Dès le 30 mai, passant à Verceil, Bonaparte avait exprimé en termes fort clairs au cardinal Marihuana, évêque de cette ville, son désir de se rapprocher du pape. Le o juin, neuf jours avant la bataille, il avait cru devoir, par un manifeste retentissant, éclairer le clergé italien, et par conséquent le pape, sur ses intentions envers l’Église. Au moment de quitter Milan, il avait réuni les curés de cette ville et, dans une allocution qu'il avait recommandé d’imprimer et de répandre, avait hautement affirmé son intention de servir la religion catholique. Persuadé, leur avait-il dit, que cette religion est la seule qui puisse procurer un bonheur véritable à une société bien ordonnée et affermir la base des bons gouvernements, je vous assure que je m’appliquerai à la protéger et à la défendre dans tous les temps et par tous les moyens. Vous, les ministres de cette religion qui, certes, est aussi la mienne, je vous déclare que j’envisagerai comme perturbateur du repos public et ennemi du bien commun et que je saurai punir comme tel de la manière la plus rigoureuse et la plus éclatante, et même, s’il le faut, de la peine de mort, quiconque fera la moindre insulte à notre commune religion... Actuellement, je suis muni de pleins pouvoirs, je suis décidé à mettre en œuvre tous les moyens que je croirai les plus convenables pour assurer et garantir cette religion. Les philosophes modernes se sont efforcés de persuader à la France que la religion catholique était l’implacable ennemi de tout gouvernement républicain. De là cette cruelle persécution que la République exerça contre la religion et ses ministres... L’expérience a détrompe les Français... Nulle société ne peut exister sans morale, il n’y a pas de bonne morale sans religion, il n’y a donc que la religion qui donne à l’Etat un appui ferme et durable... La France, instruite par ses malheurs, a rappelé dans son sein la religion catholique. Je ne puis pas disconvenir que je n’aie contribué à cette belle œuvre... Je vous certifie qu’on a rouvert les églises en France, où la religion catholique reprend son ancien éclat, et que le peuple voit avec respect ses saints pasteurs, qui reviennent pleins de zèle au milieu de leurs troupeaux abandonnés. Quand je pourrai m’aboucher avec le nouveau pape, j’espère que j’aurai le bonheur de lever les obstacles qui pourraient s’opposera l’entière réconciliation de la France avec le chef de l’Église...

Une telle profession de foi était de bon augure pour la cour de Rome. Fort peu de jours après, le vainqueur de Marengo s’expliqua plus clairement encore, non pas en allant s’aboucher avec le pape — car il espérait obtenir beaucoup plus de ses représentants que de lui-même, surtout s’il parvenait à les attirer à Paris —, mais en lui faisant écrire par le cardinal Martiniana, pour lui témoigner son respect, son dévouement, et lui communiquer ses premières propositions. Ce prélat était chargé de lui annoncer que le premier consul voulait lui rendre ses États et ne permettrait pas qu’on y touchât[17] ; qu’il ne souffrirait pas le rétablissement de la république romaine ; enfin qu’il le priait de lui faire connaître par l’évêque de Verceil ses idées sur l’arrangement des affaires ecclésiastiques de France, cet arrangement devant avoir pour bases le renouvellement du corps épiscopal et la ratification de la vente des biens de l’Église.

Pie VII était un prêtre à la fois doux et ferme, très zélé, très tenace pour les intérêts du Saint-Siège. Il n’avait garde de se refuser à la négociation qui lui était offerte ; dans tous les cas la cause de Rome n’avait qu’à y gagner. Il ne pouvait, du reste, se défendre d’une certaine sympathie personnelle pour le prestigieux général qui lui tendait la main de si bonne grâce. S’il n’avait en lui qu’une confiance médiocre, il n’était pas loin de l’aimer, et plus tard, bien que fort maltraité par lui, il n’arriva jamais à le haïr. Son principal conseiller, le cardinal Consalvi[18], qui avait servi avec zèle sous Pie VI la cause de la contre-révolution, n’en était à l’égard de Bonaparte qu’à l’admiration et le redoutait encore beaucoup plus qu’il ne l’admirait. C’était une raison de plus pour qu’il ne détournât pas le pape de répondre à l’ouverture intéressée, mais en somme gracieuse et alléchante, du premier consul.

La cour de Rome ne laissa donc pas sans réponse les communications indirectes de Bonaparte, dont elle se déclara reconnaissante dès le mois de juillet 1800. Mais, comme elle redoutait un piège, elle réfléchit longuement avant de commencer la négociation à laquelle elle était conviée[19]. Il ne faut pas perdre de vue que, même après Marengo, l’Autriche et ses alliés n’avaient pas encore renoncé à la lutte contre la France. Le pape se disait que, s’il se prononçait prématurément pour cette dernière puissance et qu’elle vînt à être vaincue de nouveau, comme elle l’avait été en 1709, les cours de Vienne et de Naples feraient payer bien cher au Saint- Siège ses complaisances pour le premier consul. Il y avait encore des troupes impériales dans l’État pontifical, et Rome était toujours occupée par un corps d’armée napolitain. Aussi le pape déclarait-il à ses anciens alliés qu’il n’entendait pas traiter avec Bonaparte de matières temporelles. Mais il ne pouvait pas, disait-il, se refuser à régler avec lui des affaires purement spirituelles, comme celles de l’Église de France. Il priait l’empereur de ne pas le trouver mauvais. Du reste, il n’avait point encore reconnu officiellement le gouvernement consulaire. Il continuait à traiter le cardinal Maury, représentant de Louis XVIII, comme ambassadeur de France — sans lui rien accorder de sérieux, il est vrai —. Il évitait avec persistance de s’expliquer sur la promesse de fidélité à la constitution de l’an VIII que la loi de nivôse an VIII imposait aux prêtres français. Bref, il était visible qu’il cherchait à gagner du temps.

Après plus de deux mois de subterfuges et d’atermoiements, il lui fallut bien faire un pas en avant. Au lendemain de Marengo, un armistice — qui fut prolongé en septembre — avait été conclu entre la France et l’Autriche. En attendant la reprise des hostilités, les troupes françaises pouvaient se retourner contre les Napolitains ; elles faisaient mine d’entrer en Toscane, aussi bien que dans les États pontificaux. Pie VII, malgré les promesses du premier consul, craignait que la Révolution ne fit avec elles irruption dans ses provinces et ne reprît bientôt possession de Rome. Aussi le 22 septembre lit-il enfin partir pour Verceil monsignor Spina, archevêque de Corinthe in partibus, qui était chargé de faire connaître à Martiniana les intentions du pape et de le seconder dans ses négociations avec les représentants du premier consul. Il avait choisi ce prélat parce que Bonaparte, qui l’avait vu l’année précédente en passant à Valence, lui avait témoigné quelque confiance et avait même depuis, paraît-il, témoigné le désir de le voir prendre part aux nouveaux arrangements. C’était un prêtre de peu d’esprit, ce qui ne déplaisait pas sans doute au consul. Mais le pape eut soin de le faire accompagner d’un canoniste instruit et retors, le P. Caselli, général des Servîtes. Du reste, il ne lui donna point pleins pouvoirs pour traiter. Il le chargea seulement d’écouter, de se renseigner, de discuter les propositions françaises et lui recommanda de ne pas laisser, jusqu’à nouvel ordre, introduire dans la négociation les intérêts temporels de la papauté.

Mais, à ce moment, le premier consul, impatienté peut-être, et en tout cas très désireux d’obliger la cour de Rome à se compromettre, l’amena, par une invitation qu’elle ne crut pas pouvoir décliner, à se découvrir plus qu’elle ne l’avait voulu tout d’abord. Il lui fit en effet savoir, dans le courant de septembre, qu’il désirait que la négociation eût lieu à Paris et que Spina se rendit dans cette capitale. C'était, on le comprend bien, un moyen de donner plus d’éclat à la démarche que le Saint-Siège faisait auprès de lui, défaire croire à la France et à l’Europe que l'initiative de la négociation venait du pape et de le compromettre dans l’esprit des ennemis de la France. En outre, Bonaparte pensait que le représentant du souverain pontife serait plus facile à circonvenir et à influencer en France qu’en Italie. Spina, qui n’était pas encore arrivé à Verceil dans les premiers jours d’octobre, demanda, dès qu’il connut les intentions du premier consul, de nouvelles instructions à la cour de Rome. Considérant qu’il y avait danger à ne pas satisfaire Bonaparte — les troupes françaises envahirent la Toscane en octobre et, peu après, occupèrent quelques semaines une partie des États pontificaux —, le pape autorisa l’archevêque de Corinthe à se rendre en France. Mais il lui défendit de s’y comporter en représentant officiel du Saint-Siège et naturellement lui renouvela la recommandation de se déclarer sans pouvoirs si on voulait l’obliger à traiter. II lui enjoignit enfin de demeurer sur la réserve en ce qui concernait les prétentions territoriales du Saint-Siège et particulièrement la question des légations — l’on comprend qu’il en fût ainsi, car les hostilités n’allaient pas tarder à recommencer entre la France et l’Autriche, et celle puissance pouvait encore avoir le dessus —. En somme, Spina avait surtout pour instructions de gagner du temps. Mais son arrivée à Paris — dans les premiers jours de novembre — n’en fut pas moins regardée par Bonaparte comme une première victoire.

Le consul n’avait pas l’intention de discuter personnellement avec Spina les clauses du concordat. Il n’en tenait pas moins à suivie la négociation de très près, voulait en tenir tous les fils et, sans trop se montrer en scène, en diriger la marche comme il eût fait d’une opération militaire. Il s’était depuis quelque temps formé une petite bibliothèque idéologique et, grâce à son extrême facilité d’assimilation, avait rapidement appris assez d’histoire religieuse pour pouvoir parler avec quelque compétence des libertés gallicanes, dans lesquelles il ne voyait, bien entendu, comme autrefois Louis XIV, qu’un moyen commode de gouverner étroitement l’Église de France en réduisant au minimum l'autorité que le pape prétendait exercer sur elle. Ou reste, de savants juristes, comme Portalis, Cretet, Bigot de Préameneu, qu’il chargea peu après de diriger au Conseil d’État les travaux relatifs à la réorganisation des cultes, étaient là pour l’éclairer et lui apprendre ce qu'il ne savait pas.

Ce ne fut point sou ministre des affaires étrangères, Talleyrand, qu'il chargea de s’aboucher avec 1’envoyé du pape. Ce prêtre défroqué, qui avait contribué plus que personne à la destruction de l’ancien ordre ecclésiastique en France, n’eût pas été sans doute persona grata aux yeux du souverain pontife. Il était, du reste, et devait se montrer jusqu’à la conclusion du Concordat peu favorable à un arrangement de ce genre. Le premier consul crut faire un coup de maître en désignant l’abbé Bernier, principal inspirateur de l’insurrection vendéenne en 1793, pour entrer en pourparlers avec Spina. C’était un prêtre intrigant et rusé, qui, après avoir longtemps dirigé la guerre civile dans l’Ouest contre la République, avait ensuite joué double jeu et contribué, non sans trahir secrètement ses anciens amis — on l’accusait notamment d'avoir livré Stofflet en 1796 —, à la pacification de l’Ouest. Bonaparte, qu’il avait demandé à servir et qu’il avait en somme bien servi, appréciait fort, sans l’estimer, cet ambitieux qui, pour faire oublier son royalisme, était prêt à tous les excès de zèle en faveur du nouveau César et n’était pas homme à reculer au besoin devant une bonne fourberie, si elle pouvait être utile au succès de la négociation. Il le jugeait fort bien. Mais il se trompait en pensant que l’emploi de ce personnage, justement suspecta tous les partis, pût faciliter la conclusion du Concordat. Il eût dû supposer au contraire qu’en présence de Bernier, Spina se tiendrait sur ses gardes et s’abandonnerait moins qu’il n’eût fait sans doute s’il n’eût eu à traiter qu’avec de vieux et loyaux serviteurs de la Révolution.

De fait, les pourparlers, commencés en novembre 1800, non seulement n’aboutirent pas au bout de quelques jours, comme l’aurait voulu Bonaparte, à l’arrangement qu’il rêvait, mais se prolongèrent plus de six mois sans aucun résultat appréciable.

 

IV. — On n’a pas de peine à comprendre ce long retard quand on met en regard des propositions soumises au Saint-Siège par le gouvernement français les contre-propositions soutenues par le représentant de la cour romaine[20].

Le programme de Bonaparte était très net et très simple. Le gouvernement consulaire protégerait en France la religion catholique, mais il pourrait en réglementer à son gré l’exercice. Le territoire de la République serait divisé en douze ou même seulement en dix archevêchés et cinquante évêchés. Tous les anciens évêques, réfractaires ou constitutionnels, légitimes ou intrus, donneraient leur démission ; s’ils la refusaient, on passerait outre, le premier Consul en désignant les titulaires des nouveaux sièges, le pape eu leur donnant l’institution canonique. C’est par un accord semblable qu’il serait à l’avenir pourvu aux sièges vacants. Les évêques nommeraient les curés, mais sous l’agrément du chef de l'État. Les uns et les autres prêteraient serment de fidélité à la constitution et au gouvernement. Le pape reconnaîtrait la confiscation des biens ecclésiastiques et s’engagerait à ne plus inquiéter les acquéreurs des biens nationaux. En revanche, l’Etat assurerait aux ministres du culte des traitements convenables. Le premier consul exercerait à l’égard de l’Eglise et du Saint-Siège les mêmes droits et prérogatives que les anciens rois de France. Enfin les prêtres qui s’étaient mariés ou qui avaient abdiqué leurs fonctions pendant la Révolution seraient admis de nouveau, à litre laïque, dans la communion de l’Eglise.

On voit que par ce projet Bonaparte supprimait les élections ecclésiastiques et rendait au pape le droit que lui avait jadis reconnu François Ier de participer à la collation des bénéfices. Mais c’était un avantage qu’il lui faisait payer bien cher ; car, outre qu’il attribuait à l’État l’initiative des nominations, il obligeait le pape à consacrer les principales conquêtes de la Révolution et faisait revivre dans ses clauses les plus douloureuses pour le Saint-Siège la constitution civile du clergé. Fallait-il avoir si longtemps anathématisé la législation de 1790 pour l’accepter maintenant presque tout entière par un traité en bonne forme ? La cour de Rome savait bien, il est vrai, qu’après dix ans d’efforts infructueux pour rétablir en France l’ancien régime, l’intransigeance n’était plus de saison. La politique du tout ou rien eût été de sa part une folie. Aussi était-elle au fond plus résignée qu’elle ne voulait le paraître à des sacrifices inévitables. Mais elle tenait à se les faire arracher, espérant par une longue résistance ou en obtenir l’adoucissement ou s’en faire donner un prix convenable.

Tout d’abord elle émettait la prétention que le catholicisme fût proclamé en France religion d’Etat, la liberté des cultes ne pouvant être admise en droit par le Saint-Siège. Bien plus, elle exigeait que les consuls pratiquassent publiquement cette religion. Elle voulait aussi que les lois et décrets contraires à la pureté des dogmes de l’Église et au libre exercice de sa discipline — la loi du divorce entre autres —, fussent annulés. A l’égard des, évêques dont Bonaparte demandait la démission, elle faisait observer que les constitutionnels étaient de simples intrus ; elle n’avait point, disait-elle, à solliciter d’eux l’abdication d’un titre qu’ils portaient indûment et qu’elle ne leur avait jamais reconnu. Quant aux autres, elle pouvait bien les prier de se démettre, mais elle n’avait pas le droit de les y contraindre ; outre qu’ils avaient toujours bien servi l’Église et qu’il était monstrueux de punir au lieu de récompenser, leur fidélité, ils étaient évêques comme le pape lui-même par la grâce de Dieu ; leurs sièges étaient à eux et ne pouvaient leur être enlevés que par voie canonique. Supprimer ou modifier leurs diocèses, les remplacer malgré eux par de nouveaux titulaires sans qu’ils eussent démérité de l’Église, c’était là un excès d’autorité que le pape déclarait, en conscience, ne pouvoir commettre. Tout au plus y avait-il lieu, selon lui, en attendant la mort des prélats qui refuseraient leur démission, de pourvoir leurs diocèses d’administrateurs provisoires. Disons tout de suite que sur ce point le pape parlait ainsi surtout par convenance. Il n’eût pu parler autrement sans se déshonorer. Mais il ne demandait au fond qu’à se laisser forcer la main, et cela par une raison bien simple, c’est qu’en lui reconnaissant le droit de destituer des évêques sans motifs canoniques, le premier consul détruisait — imprudemment — une des dernières garanties de l’épiscopat contre l’omnipotence disciplinaire de la papauté.

Il va sans dire que le Saint-Siège rejetait comme injurieuse pour lui l’idée que d’anciens évêques constitutionnels pussent être appelés aux nouveaux sièges. Tout au moins, s’il lui fallait subir cet affront, entendait-il que les intrus rétractassent formellement leurs erreurs et sollicitassent humblement le pardon du Saint-Père.

Autre difficulté : La cour de Rome n’admettait pas, en principe, que l’exercice du culte catholique en France pût être subordonné à des règlements de police. La religion était souveraine ; c’était à la loi civile à s’incliner devant elle. Si les rois de France avaient autrefois pensé autrement, ils avaient eu tort. Mais eux du moins ne séparaient pas leur cause de celle du catholicisme ; et l’on avait le droit d’être plus exigeant vis-à-vis d’un gouvernement dont le principe était la laïcité parfaite de l’État.

Quant aux anciens domaines de l’Eglise de France, elle ne se dissimulait pas sans doute l’impossibilité de les lui faire rendre en totalité. Elle voulait bien, sans reconnaître la légitimité de leur aliénation, ne pas revendiquer ceux qui avaient déjà été vendus — encore était-ce à la condition que les acquéreurs sollicitassent et obtinssent de l’autorité ecclésiastique la dispense de restitution et qu’ils se réconciliassent, s’il y avait lieu, avec l’Église —. Mais elle demandait : 1° que le clergé fût remis en possession de ceux qui ne l’étaient pas encore ; 2° qu’il fût autorisé à recevoir des biens-fonds par voie de legs ou de donations. Céder à cette exigence, c’était tout simplement reconstituer en peu d’années le clergé propriétaire d'avant 1789, relever une corporation politique qu’on avait eu tant de peine à détruire, rétablir en un mot un État dans l’État. Ajoutons que la cour de Rome émettait le vœu que certains ordres monastiques fussent rétablis ; et en ce qui concernait le traitement des prêtres séculiers, elle déclarait le rétablissement de la dîme tout à fait désirable.

Enfin, quant aux prêtres mariés ou abdicataires, elle ne voyait dans leur cas qu’une question de discipline ecclésiastique qui ne regardait pas le gouvernement laïque. Elle ne voulait donc pas qu’il fût question d’eux dans le traité. Ils pourraient obtenir leur pardon, mais il faudrait qu’ils fissent préalablement pénitence.

On voit, par cet exposé, combien, au début de la négociation, les deux parties étaient éloignées de s’entendre. Et le différend ne paraissait pas près de prendre fin, car la cour de Rome avait des raisons particulières pour traîner l'affaire en longueur, et Bonaparte, jusqu’aux premiers mois de l'année 1801, n’était pas en situation de lui imposer un ultimatum.

Il ne faut pas oublier que la guerre n'était pas encore terminée entre la France et l’Autriche. Cette dernière puissance, après avoir semblé quelque temps se prêter à des négociations de paix, avait de nouveau cédé aux suggestions de l’Angleterre. Les hostilités avaient recommencé en Allemagne et en Italie au mois de novembre 1800. Il fallut la journée de Hohenlinden (3 décembre), la marche victorieuse de Macdonald à travers les Grisons, enfin les succès de Brune en Vénétie pour mettre la cour de Vienne à la raison. C'est seulement en janvier 1801 qu’elle témoigna sérieusement le désir de traiter. Tant qu’elle ne s’était pas résignée à son malheur et qu’elle avait espéré un retour de fortune, il n’eût pas été de bonne politique pour le pape de s’aliéner, en cédant trop tôt au premier Consul, un grand État catholique qui eût pu le faire cruellement repentir de sa précipitation. De son côté, Bonaparte n’avait eu garde de presser trop vivement et de pousser a bout un souverain qui, en se jetant dans les bras de l’Autriche, eût créé de nouvelles difficultés à la politique française et reculé l’époque de la pacification continentale.

 

V. — Le traité de Lunéville, conclu le 9 février 1801, devait forcément donner au premier consul une liberté d’action dont il n’était point homme à ne pas user. A peine cet acte eut-il été signé que Bonaparte fit envahir non plus seulement la Toscane, mais le territoire de l’Église, où la place d’Ancône fut occupée par les troupes françaises. L’armée napolitaine, menacée par Murat, dut se résigner enfin à l’évacuation de Rome. Le roi Ferdinand n’obtint la paix pour sa part qu’à la condition de recevoir des garnisons françaises sur le littoral du golfe de Tarente (traité de Florence, 29 mars 1801). Bonaparte continuait bien à protester de ses bonnes intentions à l’égard du pape. Mais l’État pontifical était maintenant à la discrétion de ses soldats, et il dépendait uniquement de lui que cet État cessât d’exister. C’était à lui et à lui seul que Pie VII devait demander, avec le maintien de sa souveraineté temporelle, la restitution des trois légations qu'il avait si vainement sollicitée de l’Autriche. Abandonné par celle puissance, il pouvait sans crainte négocier avec le premier consul sur des intérêts purement temporels. Aussi le cardinal Consalvi envoya-t-il à Spina de nouveaux pouvoirs (7 mars 1801). Ce négociateur reçut mission de réclamer Bologne, Ferrare, Ravenne, sans compter une indemnité pour le comtat Venaissin ; il devait même parler de Bénévent et des électorats ecclésiastiques d’Allemagne — déjà sécularisés en fait avant de l’être en droit.

Le représentant du pape continua donc de ruser et de gagner du temps, sans comprendre — pas plus que son maître — que le système des faux-fuyants et des moyens dilatoires n’était plus de saison. Il retarda encore le plus possible toute concession sur le terrain religieux parce qu’il espérait toujours obtenir au préalable quelque avantage temporel pour la cour romaine. Il n’osait, il est vrai, faire ouvertement de la remise des légations la condition de son acquiescement au concordat proposé par Bonaparte. C’eût été de la simonie. Mais ses insinuations au sujet du bon effet que produirait cette concession devenaient de plus en plus claires. Quant au premier consul, il répétait sans cesse qu’il voulait être pour la Papauté un nouveau Constantin, un nouveau Charlemagne. Mais c’étaient là des mots, et rien de plus. Il n’entendait pas pousser l imitation de Charlemagne jusqu’à la donation de l’exarchat. Il voulut bien renvoyer au pape la madone de Lorette, qu'il avait, comme un mécréant, enlevée de son sanctuaire en 1797. Mais, en fait de restitution, c’est tout ce que Spina put obtenir de lui. Et, comme ce dernier persistait dans sa politique d’atermoiements et de chicanes, il finit par s’impatienter et lui mettre en soldat le marché à la main. Sommé de déclarer si, oui ou non, il entendait accepter le projet de concordat français[21] et s’il avait pour cela les pouvoirs nécessaires, le prélat tergiversa, se déroba, renvoya tout à son souverain (janvier-février 1801). Ce que voyant, Bonaparte lui signifia qu’il saurait se passer de lui et résolut d’envoyer directement le projet à Rome avec un agent français chargé de pousser le pape dans ses derniers retranchements. Cet agent n’était autre que Cacault, diplomate avisé, plein d’expérience, qui avait déjà représenté notre pays à Rome au temps de Pie VI[22] et qui, sans être publiquement accrédité auprès de Pie VII — puisque les relations entre la République et le gouvernement pontifical n’étaient pas encore officiellement rétablies —, devait cependant en lait remplir l’office d’un ministre plénipotentiaire. Il lui fut recommandé de témoigner au pape le plus grand respect et de le traiter comme s’il avait une armée de deux cent mille hommes. Mais il n’en coûtait rien de parler ainsi à quelqu’un qui, comme disait Cacault, avait en réalité cinq cent mille soldats. Du reste, le nouveau représentant de la France avait pour instructions d’éluder toute discussion sur des rétrocessions territoriales. Quant au projet de concordat, il lui était enjoint d’en demander l’acceptation pure et simple et de faire comprendre aux ministres du pape que le gouvernement de la République ne pouvait admettre qu’il fût en rien modifié[23]. A peine arrivé à Rome (8 avril 1801), Cacault fit, comme il le devait, les plus grands efforts pour obtenir l’acceptation du projet français. Mais Pie YII et Consalvi n’étaient nullement disposés à y souscrire. Ils firent comme Spina et crurent tout gagner en gagnant un peu de temps. La proposition française avait été soumise, dès le mois de mars, à une petite congrégation formée des trois cardinaux Antonelli, Gerdil et Carandini, et un rapport avait été adressé au pape par le secrétaire de cette commission, di Pietro. Ce rapport fut ensuite longuement discuté par une grande congrégation de douze cardinaux ; et ce fut seulement au mois de mai que le pape crut enfin devoir répondre officiellement en expédiant à Paris un contre-projet, qui, malgré quelques concessions apparentes, ne différait pas sensiblement du programme tant de fois offert par Spina et tant de fois repoussé par le premier consul[24]. A cette pièce étaient joints une longue lettre explicative à l’adresse de Bonaparte et plusieurs brefs, dont l'un conférait à Spina le caractère de légat, tandis que les autres lui donnaient les pouvoirs nécessaires pour traiter, d’une part en matières spirituelles, de l’autre en matières temporelles.

Mais, au moment où partait de Rome le courrier chargé de porter en France ce document (13 mai), Bonaparte, à bout de patience, s’était décidé à faire un éclat. Ce jour même l’abbé Rentier et Spina écrivaient à Consalvi que le premier consul venait de leur témoigner avec une grande violence son mécontentement contre lui ; il leur avait déclaré que tout délai ultérieur lui serait personnellement imputé ; qu’il l’envisagerait comme une rupture ouverte et ferait de suite occuper par les troupes françaises, à titre de conquête, les États du Saint-Siège. Il voulait bien protéger la religion catholique, mais il entendait toujours qu’il ne fût rien changé à son projet de concordat. Si ces vues ne pouvaient, convenir au Saint-Siège, ou s’il en résultait de nouveaux délais, il finirait, quoique à regret, par prendre un parti quelconque en matière de religion et travaillerait à le faire adopter dans tous les endroits où la France étendrait son influence ou sa domination. Bonaparte paraissait à ce moment d’autant moins disposé à ménager la cour de Rome, que l’empereur de Russie, Paul Ier, son allié, qui avait témoigné de la bienveillance au pape, venait de mourir (24 mars) et que le nouveau tsar, Alexandre Ier, ayant débuté par des dispositions peu amicales à l’égard du gouvernement consulaire, il ne croyait avoir aucune raison pour chercher à lui complaire. Il faut ajouter qu’il était exaspéré par la persistance du pape à traiter en roi Louis XVIII, qui était toujours représenté à Rome par le cardinal Maury, et par la correspondance de ce dernier avec le clergé français — que ledit Maury détournait toujours, au nom du pape comme au nom du roi, de prêter serment de fidélité au gouvernement consulaire.

Fort peu de jours après, Bonaparte parut vouloir commencer l’exécution de ses menaces. Le 19 mai Talleyrand adressait de sa part à Cacault l’ordre formel de demander au Saint-Père une adhésion pure et simple au projet français dans un délai de cinq jours. Passé ce terme, ce diplomate avait pour instructions de quitter Rome et de se rendre à Florence. Et, comme cette ville était alors le quartier général de Farinée de Murat, il semblait bien que Cacault ne dût aller en Toscane que pour ramener bientôt nos soldats sur le Tibre et rétablir avec eux la République romaine.

Pie VII et son ministre furent atterrés à cette nouvelle. Accepter sans réserve l’ultimatum, c’était à leurs yeux un déshonneur, une véritable trahison envers l’Église. Mais comment résister ? Que faire ? Que décider ? Cacault, qui désirait sincèrement un accord et qui n'approuvait pas les violences du premier consul[25], leur donna le bon conseil d’apaiser le terrible général par une démarche solennelle et flatteuse, c’est-à-dire par l’envoi immédiat d’un nouveau négociateur. Il fallait, disait-il, que le secrétaire d’Etat de 8a Sainteté, qui avait si fort irrité le premier consul[26], se mît ouvertement en frais pour l’apaiser, qu’il partît en personne, sans retard, et allât reprendre à Paris la négociation de Spina. Je vois, dit-il au pape, mon consul digne, froid, satisfait, au milieu de ses conseillers qui le détournent. On vous accusait, vous paraissez en quelque sorte vous-même. Qu’est-ce que l’on dit ? On veut un concordat religieux, nous venons au-devant, nous vous l’apportons, le voilà.

Le pauvre Consalvi, prélat mondain, qui avait longtemps vécu à Rome dans la société des émigrés français et de Mesdames, tantes de Louis XVI, frémit à cette ouverture, car, sans être lâche, il n’avait point l’âme d’un soldat, et la France, à ses yeux, était un repaire d’assassins d’où sans doute il ne reviendrait pas vivant. Muni de pleins pouvoirs par le pape, il partit tristement le 6 juin[27], après avoir écrit à Acton, premier ministre de Naples, qu'il marchait au martyre[28]. Une indiscrétion de ce ministre et les dépêches de Cacault révélèrent ses terreurs au premier consul qui, naturellement, n’épargna rien pour l’intimider.

Le lendemain même de son arrivée à Paris (21 juin), le cardinal, sans avoir eu le temps de se concerter avec personne, fut mandé aux Tuileries, où il fut reçu dans l’appareil le plus imposant et où Bonaparte lui signifia froidement qu’il avait cinq jours pour reprendre et terminer la négociation ; que si, au bout du cinquième jour, tout n’était pas achevé, il devrait retourner à Rome, attendu que, quant à lui, il avait pris son parti pour une telle hypothèse.

Le premier consul ne s’en tint pas, il est vrai, strictement aux termes de cette sommation, car les conférences, qui recommencèrent dès le lendemain, durèrent en réalité un peu plus de trois semaines. Mais Consalvi dut reconnaître que sur les points en litige on n’amènerait pas Bonaparte à faire de sérieuses concessions. En fréquentant la société parisienne, il comprit bien que, comme Cacault le lui avait dit souvent, l’idée d’un concordai n’était point populaire en France ; que le monde politique, l’armée, tout ce qui dans notre pays se rattachait de près ou de loin à la Révolution, désapprouvait la politique religieuse du premier consul ; que lui seul, ou à peu près, voulait sincèrement la conclusion du traité, parce que lui seul y avait un véritable intérêt ; que, par conséquent, il ne fallait pas lui rendre impossible la tâche de le faire accepter par l’opinion. On lui remontrait que, s’il le rebutait et l’exaspérait par une trop longue résistance, il le réduirait à pactiser non plus avec le Saint-Siège, mais avec le clergé constitutionnel. On lui représentait que l’évêque Grégoire — un intrus — avait été plusieurs fois reçu aux Tuileries, que le premier consul lui avait demandé des conseils sur la manière de négocier avec Rome, et avait reçu de lui des mémoires sur la réorganisation religieuse de la France. Il voyait, du reste, les assermentés tenir en ce moment même à Paris, avec l’autorisation du gouvernement, un second concile national[29]. On était en juillet. Cette assemblée, présidée, comme la première, par le sage Lecoz, témoignait au gouvernement autant de déférence et de bon vouloir que la cour de Rome lui avait montré jusque-là de réserve et de méfiance[30]. Consalvi ne savait pas combien, au fond, le premier consul était peu disposé à s’entendre avec les constitutionnels, qui, à ses yeux, avaient le tort d’être trop attachés à la République. Il se persuada bien vite que l’amitié, l’alliance de Bonaparte, seraient an plus offrant et dernier enchérisseur. Aussi, tout en disputant le terrain pour la forme, ne tarda-t-il pas à reculer visiblement, si bien qu’en peu de jours, il abandonna de fait la plupart des positions où s’était jusque-là cantonnée et maintenue la politique pontificale.

Il est vrai que, s’il capitula sur presque tous les points du litige, il tint du moins à sauver la dignité du Saint-Siège par quelques artifices de langage. Ainsi, n’ayant pu obtenir que le catholicisme fût proclamé en France religion d’État, il fit du moins insérer dans le préambule du Concordat cette déclaration que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la grande majorité des citoyens français. Il tint aussi à ce qu’il fût constaté que les consuls en faisaient profession particulière et à faire stipuler que, si quelqu’un des successeurs du premier consul appartenait à un autre culte, il ne pourrait exercer ses droits et prérogatives à l’égard de l’Église qu’en vertu d’une nouvelle convention. Bonaparte, qui croyait l’avenir assuré à sa famille, lui accorda sans trop de peine cette double satisfaction. II fut aussi convenu que le traité ne ferait pas mention des prêtres mariés, le gouvernement français se contentant de l’assurance qui lui fut donnée qu’ils recevraient leur pardon sans être obligés de se soumettre à une pénitence publique.

Ce que Consalvi ne put jamais obtenir de Bonaparte, c’est qu’il consentît à rendre au clergé la partie de ses anciens domaines qui n’avait pas encore été vendue et qu’il l’autorisât à recevoir en don ou en héritage des propriétés immobilières. Quant au maintien, au moins nominal, des anciens évêques qui refuseraient leur démission, Bonaparte se montra également intraitable. Le Concordat porte en effet (art. 3) que si, après exhortation du Saint-Père, ils se refusaient à ce sacrifice commandé pour le bien de l'Eglise — refus néanmoins auquel Sa Sainteté ne s’attendait pas —, il serait pourvu par de nouveaux titulaires aux évêchés de la circonscription nouvelle. Il est à croire que le cardinal, comme le pape, se résigna sans trop de peine à l’insertion de cette clause dans le traité, vu le parti que Rome pouvait en tirer pour établir son autorité ‘absolue sur l’épiscopat dans tout l’univers.

Mais ce qui lui fut vraiment douloureux et ce qu'il refusa d’accepter jusqu’à la dernière heure, ce fut l’article, singulièrement élastique et vague, en vertu duquel le culte catholique ne devait être libre en France qu’en en se conformant aux règlements de police[31]. Il ne céda que lorsqu’on eut bien voulu ajouter à ces mots les suivants, qui semblaient devoir en restreindre la portée : que le gouvernement jugera nécessaires pour la tranquillité publique. Malgré cet te adjonction, l’article restait en somme bien menaçant pour l’Église, et on verra plus loin l’usage léonin que Bonaparte sut en faire quand il élabora les règlements en question.

Il n'y eut pas, à ce qu’il semble, de débats très vifs au sujet du serment que les évêques et les curés devaient prêter au gouvernement. Pourtant cet engagement, pris à la lettre, n’obligeait pas seulement les ecclésiastiques à une fidélité passive, mais transformait jusqu’à un certain point le sacerdoce en une agence de police au service de l'État[32]. Où étaient les indignations d’antan contre les serments anodins à la liberté et à l égalité ? Pour ne pas les prêter, on avait bouleversé la France, fait sans pitié couler des torrents de sang. Et maintenant on acceptait sans peine une formule dégradante et servile, empruntée à l’ancienne monarchie. Soumission d’autant moins glorieuse, qu’au lieu de s’engager envers le Roi Très Chrétien, fils aîné de l’Église, on allait se mettre au service d’un gouvernement qui consacrait — du moins en théorie — les principes de la Révolution, notamment celui de la liberté des cultes, et la spoliation de l’Église.

 

VI. — Le traité fut enfin conclu le 15 juillet 1801[33]. C’était, il en faut convenir, vu les circonstances, l'arrangement le plus avantageux que le Saint-Siège pût obtenir de la France. C’est grâce à lui qu’il devait plus tard regagner en ce pays une grande partie de la puissance morale qu’il avait perdue au XVIIIe siècle. Il ne fallait sans doute rien moins que l’espoir d’en tirer plus tard un si bon parti pour atténuer aux yeux du pape l’humiliation d’un pareil compromis. Car il faut reconnaître qu’un pareil acte n’était guère honorable pour la cour de Rome.

Quant au premier consul, il exultait. La partie la plus difficile de son œuvre était accomplie. Le pape s’était fait son complice pour dépouiller et affaiblir l’Église de France. Maintenant il le tenait — croyait-il — dans sa main. Avec un tel auxiliaire, ne ferait-il pas aisément du monde ce qu’il voudrait ? Point n’était besoin qu’il recherchât d’autres alliances et que, par exemple, il leurrât plus longtemps le clergé constitutionnel. Aussi, à la première nouvelle que le Concordat était ratifié par le pape ou allait l’être, fit-il comprendre au concile national des évêques constitutionnels la nécessité de se dissoudre sans retard. Cette assemblée obéit sans résistance (16 août)[34]. Ce fut à peu près la fin de la libre Église qui, depuis dix ans, s’efforçait de prouver par son exemple que les principes du christianisme pouvaient se concilier avec ceux de la Révolution. Si Bonaparte lui témoignait encore quelques égards, il ne lui cachait pas que ses jours étaient comptés. Il n’était pas en effet d’humeur à tolérer un catholicisme indépendant à côté du catholicisme administratif qu’il venait d’instituer. A plus forte raison n’entendait-il pas laisser subsister les cultes purement philosophiques que la Révolution avait enfantés et auxquels le Directoire avait montré quelque bienveillance. C’est ainsi que la Théophilanthropie fut supprimée sans phrases à la fin de l’année 1801 ; car, du jour où l’usage des églises lui fut interdit, elle dut renoncer de fait à toute manifestation publique et tomba rapidement dans l’oubli.

L’auteur du Concordat n’ignorait point que son œuvre et ses tendances nouvelles étaient vivement critiquées en France, à Paris surtout, par les amis sincères de la Révolution. Ce qu’il venait de faire ressemblait trop à une trahison pour pouvoir être loué sans réserve, même par ses amis et ses flatteurs. La plupart de ses généraux parlaient encore publiquement de la prêtraille comme lui-même en avait parlé tant de fois[35] et regardaient comme une comédie malséante et peu digne de lui ses arrangements avec le pape. Ses ministres[36], ses familiers, l’en avaient pour la plupart longtemps détourné et se permettaient encore de temps en temps à ce sujet des objections, des avertissements qui, sous une forme respectueuse, n’en étaient pas moins les signes d’une entière désapprobation. Quand il communiqua confidentiellement (6 août) au conseil d’Etat le Concordat, qui avait été négocié et conclu en secret, on l’écouta dans le plus grand silence ; nul, dans cette assemblée, formée de ses créatures et de ses serviteurs les plus dévoués, n’osa lui donner les louanges qu’il attendait. Quant aux assemblées législatives, à l’examen ou au vote desquelles le nouveau traité devait être soumis aux termes de la Constitution, bien qu’elles fussent très désireuses de complaire au premier consul, elles témoignaient aussi que, si on les eût consultées, le Concordat n’aurait pas été conclu, et des minorités assez importantes s’apprêtaient à le combattre Le Tribunat surtout paraissait à cet égard devoir se montrer peu docile. Le Corps législatif prenait pour président, vers la fin de l’année 1801, Dupuis, l’auteur célèbre de l'Origine de tous les cultes, ouvrage tendant, on le sait, à saper par la base toutes les religions révélées. Un peu plus tard, le Sénat, malgré l’opposition du premier consul, admettait dans son sein l’évêque constitutionnel Grégoire (déc. 1801) et n’en écartait le girondin Daunou, grand adversaire de la politique consulaire, que parce que Bonaparte lui fit savoir qu’il regarderait sa nomination comme une insulte personnelle (janvier 1802). Mais ces marques d’improbation ne pouvaient ni intimider ni fléchir une volonté comme celle de Bonaparte. Le premier consul savait bien que, s’il tenait bon, nulle résistance sérieuse ne se produirait. Du reste, il n’avait pas besoin du Sénat. Le conseil d’Etat était à sa discrétion, et sa plus grande hardiesse devait consister à ne rien dire. Quant au Corps législatif et au Tribunal, il trouva bientôt, grâce à l'ingénieux Cambacérès, sou collègue, un moyen simple et radical de prévenir leur opposition. Ces deux assemblées devaient, aux termes de la constitution, être renouvelées pour un cinquième pendant le cours de l’an X. Le gouvernement avait le droit de choisir son moment pour cette opération. Mais avait-il celui de désigner, — ou de faire désigner, ce qui revenait au même, — les députés qui devaient être éliminés ? La Constitution ne le disait pas. Le renouvellement partiel ayant lieu pour la première fois, le bon sens et la justice voulaient que cette désignation eût lieu par voie de tirage au sort. Cambacérès insinua au premier consul, qui l’adopta avec empressement, l'idée d’en charger le Sénat, qui, très dévoué en somme à Bonaparte et flatte de sa confiance, ne manqua pas de faire sortir des deux assemblées les législateurs et les tribuns les plus signalés par leur opposition au gouvernement et de les remplacer par des sujets d’une insignifiance et d’une docilité éprouvée (janvier mars 1802). Après ce complément du 18 brumaire, auquel presque personne ne prit garde en France, tant on était déjà plié à la servitude, l’admission du Concordat par le pouvoir législatif ne pouvait plus être qu’une simple formalité.

 

VII. — Ce n’est pas seulement la possibilité d’une résistance parlementaire qui empêcha le premier consul, durant plusieurs mois, de proclamer officiellement le Concordat comme loi de l’Etat. Si ce traité, signé en juillet 1801, ne fut publié par le gouvernement français et mis en vigueur qu’au mois d’avril de l'année suivante, ce fut aussi pour d’autres raisons, que nous avons le devoir d’exposer à nos lecteurs.

Bonaparte tenait à publier, en même temps que le Concordat, le Règlement de police prévu par l’article premier de cette convention, et se proposait d’y insérer des prescriptions telles qu’en droit et en fait le culte catholique devînt un service d’État comme l’administration des départements et des communes. Il voulait avoir ses évêques et ses curés, connue il avait ses préfets et ses maires. Mais la loi organique par laquelle il prétendait les domestiquer devait forcément scandaliser, effaroucher la cour de Rome. Or, s'il eut dévoilé ses intentions aussitôt après la signature du Concordat, le pape eût pu l’empêcher de les réaliser en retardant indéfiniment, pour ce qui dépendait de lui seul, l’exécution du traité. En effet, sans parler de la ratification de l’acte signé par Consalvi, qu’il fil attendre un mois, il dépendait de lui de rendre impossible l’organisation concordataire de l’épiscopat français. Avant qu’il pût être procédé à aucune nomination d’évêque, il fallait qu'il légitimât par une bulle les nouvelles circonscriptions diocésaines de la France, par conséquent qu'il supprimât officiellement les anciens diocèses, et il ne le pouvait faire qu'après avoir obtenu ou essayé d’obtenir les démissions prévues par l’article 3 du Concordat. II était évident que, si on l’irritait prématurément par la divulgation du règlement organique, il mettrait fort peu de zèle à obtenir ces démissions, atermoierait sous les prétextes les plus honorables et ne donnerait pas la bulle de circonscription. D’autre part, en vertu du traité, les nouveaux évêques devaient être institués canoniquement par le pape. Or le premier consul tenait absolument à ce qu’un certain nombre de prêtres constitutionnels entrassent dans l’épiscopat concordataire. On ne pouvait, disait-il, amener le clergé assermenté à se dissoudre qu’en lui ouvrant largement les portes de la nouvelle Église. La réconciliation, l’entière pacification du monde catholique en France ne devaient avoir lieu qu’à ce prix. Bonaparte, qui se réclamait sans cesse de la Révolution, nlétait pas en situation de la désavouer. Il faisait du reste remarquer fort justement que, si le culte catholique s’était maintenu dans notre pays malgré les orages de la Convention et du Directoire, on le devait surtout aux prêtres constitutionnels, qui n’avaient pas émigré, qui n’avaient pas fui devant le péril, qui avaient identifié leur cause avec celle de la France nouvelle, tandis que leurs adversaires s’étaient mis à l’abri des persécutions, ou n’avaient usé de leur influence que pour fomenter la guerre civile. Mais la cour de Rome montrait une extrême répugnance à instituer évêques des intrus, à moins qu’ils ne se rétractassent honteusement, ce que le premier consul ne voulait pas et ce à quoi, du reste, ils se refusaient de toutes leurs forces. Il y avait là, on le voit, entre le gouvernement français et le Saint-Siège un dissentiment sérieux, et Bonaparte ne tenait pas, on doit le comprendre, à l’aggraver en divulguant trop tôt ses intentions touchant la police du culte.

Aussi les tint-il soigneusement cachées pendant les premiers mois qui suivirent la signature du Concordat. A cette époque, en effet, nous le voyons s’agiter surtout pour obtenir du pape, après la ratification du Concordat[37], la bulle de circonscription, faute de laquelle on ne pouvait songer à pourvoir aux nouveaux sièges épiscopaux et archiépiscopaux. Il demande aussi très instamment que le pape se fasse sans retard représenter à Paris par un légat a latere, c’est-à-dire par un ambassadeur dont le rang et les attributions politiques ou religieuses ne laissent aucun doute sur son désir de complaire au gouvernement français[38]. Et il veut que ce légat soit pourvu des pouvoirs les plus étendus, notamment de celui de donner au nom du Saint-Père l’institution canonique aux nouveaux évêques. Or, comme, sur sa demande, on lui envoie le cardinal Caprara[39], vieillard un peu mou, facile à impressionner, accessible aux flatteries et aux séductions[40], il s’attache tout d’abord à circonvenir ce diplomate, le caresse, le menace, enfin n’épargne rien pour obtenir de lui plus encore qu’il n’est autorisé à donner.

C’est le 4 octobre que Caprara est arrivé à Paris. Les plus grands honneurs lui ont été rendus à travers la France. Le premier consul déploie quelque temps pour le charmer sa grâce féline et enveloppante. Mais, au bout de quelques semaines, il s’impatiente, il s’irrite. Le cardinal n’a pas apporté la bulle de circonscription, et, malgré les instances du général, elle larde à venir. On est à la fin d’octobre. Bonaparte déclare qu’il est las d’attendre, qu’il veut faire coïncider la publication du Concordat avec l’anniversaire du 18 brumaire (9 novembre). C’est un mensonge manifeste, car le Corps législatif n'a pas encore examiné ce traité et n’est même pas en session. Mais tout moyen lui est bon pour intimider Caprara. Il lui envoie Dernier, puis Portalis[41] pour lui faire peur. Il le fait venir lui- même à la Malmaison et, dans une de ces scènes de colère qu’il jouait en acteur consommé[42], crie que la cour romaine se moque de lui, qu’elle est d’accord avec ses ennemis, qu’il saura bien l’en faire repentir, qu’il n’admet pas de justifications, etc., etc. Le malheureux légat est terrifié — ses dépêches en font foi[43]. Le pape et Consalvi ne le sont guère moins que lui.

En réalité, Pie VII n’était pas coupable. Il avait, de très bonne foi, dès le milieu d’août, demandé aux anciens évêques leur démission. Mais, si les constitutionnels, auxquels il n’avait pas voulu faire l’honneur d’écrire directement[44], s’étaient empressés — non pour lui obéir, mais pour complaire au gouvernement consulaire — de renoncer à leurs sièges[45], il n’en était pas tout à fait ainsi des évêques réfractaires, dont un certain nombre s’étaient révoltés contre l’ingratitude du Saint-Siège et avaient répondu qu'il n’était pas en droit de les déposer. Quatorze prélats français, réunis à Londres, avaient déclaré le 27 septembre ne pouvoir consentir pour le moment et sans avoir été entendus au sacrifice réclamé d’eux par le Saint-Père. Vingt-six autres, qui résidaient en Allemagne, après avoir longtemps fait attendre leur réponse, s’étaient prononcés dans le même sens (28 octobre)[46]. Sans doute c’était surtout une passion politique, un attachement invétéré au parti royaliste qui leur avait inspiré ce refus[47]. Mais, après tout, leur prétention de rester évêques était très légitime, et le droit qu’avait le pape de les en déposséder était douteux, comme Pie VII le déclarait lui-même dans une lettre au premier consul, c’est-à-dire qu’en réalité il n’existait pas. Toutefois, comme la majorité des évêques insermentés avait consenti à se démettre, le pape, poussé par le premier consul, qui était à ce moment le plus fort et qu’il croyait homme à déchirer le Concordat si on le faisait trop attendre, prit le parti de faire un coup d’État, comme Bonaparte, et, après avoir encore un peu tardé, par convenance, crut devoir passer outre aux protestations de la petite Eglise. Le 29 novembre, la bulle de circonscription fut enfin adressée au cardinal Caprara — en même temps qu’un bref lui donnant la faculté d’instituer canoniquement les évêques dont le premier consul allait pourvoir les nouveaux diocèses.

La cour de Rome aurait bien voulu après cela que Bonaparte publiât sans tarder le Concordat. C’était elle maintenant qui se montrait impatiente d’en finir. Par contre, le premier consul n’était plus pressé. Il lui eût fallu faire connaître les articles organiques, et il voulait auparavant arracher une dernière concession à la cour de Rome. Depuis plusieurs mois, il y avait entre lui et le Saint-Siège querelle ouverte au sujet des anciens évêques constitutionnels qu’il tenait à introduire dans le nouvel épiscopat. Et le différend ne paraissait pas près de finir. Ce n’est pas qu’au fond le pape ne fût décidé à faire de graves concessions, même sur ce point. Mais il voulait qu’elles lui rapportassent quelque chose, et Caprara manœuvrait de façon à les faire payer le plus cher possible. Le prix qu’il en espérait n’était rien moins que la restitution au Saint-Siège des trois légations cédées par le pape à Tolentino[48].

La cour de Rome n’avait pas ouvertement réclamé ces territoires en négociant le Concordat. U paraît que c’eût été de la simonie. Les demander après et en donnant à entendre qu’on pouvait encore se montrer complaisant, ce n'en était plus. Le 24 octobre, Pie YII avait écrit de sa propre main une longue lettre à Bonaparte pour lui remontrer, en termes assez peu nobles, la détresse du Saint-Siège, qui, privé de ses provinces les plus peuplées et les plus riches, était dans l’absolue impossibilité de subsister. Il avait fait remarquer charitablement que la République française n’avait rien pris à son voisin le roi de Naples, dont pourtant elle n’avait point eu à se louer. Nous implorons, avait-il ajouté, de votre cœur magnanime, sage et juste, la restitution des trois légations et une compensation pour la perte d’Avignon et de Carpentras...

Mais le magnanime consul faisait la sourde oreille. Caprara revenait en vain sans cesse à la charge. Il avait beau lui rappeler Constantin et Charlemagne. Bonaparte ne disait pas oui. Pourtant, peu à peu, il paraissait se laisser gagner. A la fin de 1801 et au commencement de 1802, le légat croyait le voir s’attendrir chaque jour davantage. Un jour, par exemple (le 19 décembre), le général lui demandait à brûle-pourpoint, et avec une véritable bonne grâce : Voudriez-vous les légations ?Je lui ai répondu, écrivait le légat, comme je le devais, et il a repris : Nous verrons. Un peu plus tard, il est vrai, Bonaparte allait à Lyon et tenait à la consulte cisalpine, qui l’appelait à la présidence de la République italienne, un langage peu conforme aux vœux et aux espérances de la cour romaine (janvier 1802)[49]. Mais le bon Caprara ne perdait pas courage. Le premier consul voulait sans doute choisir son heure, restituer les provinces par grandeur d'âme. Et le légat demandait toujours. Pour se débarrasser de lui, le rusé Corse lui offrait de soulager la détresse du trésor romain, de faire passer au pape quelques millions de la main à la main. Il envoyait à Rome, avec de grands honneurs, le corps de Pie VI, qui était resté à Valence. Mais le cardinal en revenait toujours aux légations, et le général, sans se fâcher, lui disait : La terre n’a pas été faite en un jour, ni Saint Pierre non plus... Le pape doit avoir confiance en moi...[50]

D’autre part, le premier consul, voyant qu’il n’avait pu rien gagner auprès de Caprara, non plus qu’auprès de Consalvi, en faveur des anciens évêques constitutionnels, semblait peu à peu faire retraite et les abandonner. Grâce à Dieu, écrivait le cardinal le 27 février, j’ai aujourd’hui un nouveau motif d’espérer qu’il n’y aura pas d’intrus. — J’ai la certitude, ajoutait-il le 13 mars, qu’il n’y a pas un seul intrus sur la liste des sujets à nommer qu’a présentée M. Portalis.

Cette assertion pouvait être vraie. Portalis, comme Dernier, n’était pas en effet d’avis que le premier consul admit les constitutionnels dans le nouvel épiscopat. Mais Bonaparte n’avait pas plus renoncé à les y introduire qu’il ne s’était en réalité laissé fléchir touchant les légations. Il avait simplement à cette époque ses raisons pour bercer le pape de fausses espérances et lui donner le change sur ses intentions.

Ses raisons, c’était le désir fort naturel d’éviter toute complication politique à un moment où la pacification générale de l’Europe, déjà si fort avancée par le traité de Lunéville, était sur le point d’être complétée par la réconciliation de la France et de l’Angleterre. Sans doute la cour de Londres, découragée par l’abandon de ses alliés, avait déjà depuis quelque temps consenti aux préliminaires de la paix (1er octobre 1801). Mais la paix, que ses représentants et les nôtres négociaient laborieusement à Amiens, n’était pas encore signée, et, tant qu’il y avait une chance pour que la guerre reprît et qu’une coalition se reformât contre nous, il eut été imprudent de s’exposer à une nouvelle rupture avec la cour romaine.

Tout changea lorsque cette éventualité ne fut plus à craindre. Dès le 15 mars, le premier consul mettait Caprara en demeure de déclarer catégoriquement si, oui ou non, au cas où il appellerait à l’épiscopat d’anciens constitutionnels, le pape les accepterait, et le cardinal, tout en faisant encore des réserves, était bien obligé de répondre par l’affirmative. Le traité d’Amiens fut enfin signé le 25 mars. Le surlendemain, Bonaparte fit signifier à Caprara que les évêques constitutionnels assisteraient avec lui au Te Deum qui allait être chanté à Notre- Dame en l’honneur de la paix. Le légat protesta, se débattit, finit par obtenir la remise delà fête. Mais il n’y gagna rien. Car, très peu de jours après, le premier consul le fit venir pour lui déclarer que le moment était venu de publier le Concordat et les articles organiques ; qu’il fallait auparavant que les évêques, ou un grand nombre d’entre eux, fussent nommés ; que sur les soixante prélats[51] qu'il avait à désigner, il y aurait dix constitutionnels, deux archevêques et huit évêques ; que c’était à prendre ou à laisser ; qu’il fallait en finir ; que pour lui il ne céderait pas, et que le pape devrait céder s'il voulait que le Concordat fût publié.

Le cardinal, atterré, vit bien qu’il n’y avait plus de résistance possible. Comme il avait les pleins pouvoirs du pape, il consentit à tout, se réservant de demander aux intrus des rétractations de nature à sauver la dignité du Saint-Siège. Mais il n’était pas au bout de ses peines. Car tout aussitôt le premier consul lui fit donner lecture des articles organiques, que le Conseil d’État avait élaborés dans le plus grand secret et qui devaient paraître à l'Église de France une véritable charte d’asservissement.

 

VIII. — Ce règlement, qui n'a point été abrogé, mais dont beaucoup d’articles ont depuis longtemps cessé d’être appliqués, porte d’abord qu’aucune communication du pape[52] n’aura lieu en France sans l’autorisation du gouvernement ; que cette autorisation sera également nécessaire aux légats ou représentants quelconques du Saint-Siège pour y exercer leurs fonctions ; que les décrets des conciles n’y seront reçus que sauf approbation de l’autorité nationale, sans la permission de laquelle aucun concile, synode ou assemblée ecclésiastique délibérante ne pourra se former ; enfin que, dans tous les cas d'abus de la part des supérieurs et autres personnes ecclésiastiques, il y aura recours au Conseil d’État[53].

En ce qui touche aux ministres du culte, il établit qu'il ne sera reconnu dans les diocèses d’autre juridiction religieuse que celle des évêques ou archevêques ; qu’il pourra être créé des chapitres cathédraux et des séminaires, mais que tous autres établissements ecclésiastiques sont supprimés — les ordres monastiques demeurent donc abolis —. Les évêques ou archevêques ne pourront porter d’autres titres que celui de monsieur ou celui de citoyen. Ils devront être âgés de trente ans au moins, ne pourront être nommés qu’après enquête sur leurs bonnes vie et mœurs ainsi que sur leur doctrine, et devront prêter, avant d’entrer en fonctions, le serment prescrit par le Concordat. Ils ne pourront sortir de leurs diocèses qu’avec la permission du premier consul, ils devront les visiter entièrement une fois tous les cinq ans et ne pourront organiser les séminaires que sous l’agrément du chef de l’Etat. Les professeurs des séminaires devront enseigner les quatre articles de 1682. La liste des élèves de ces établissements sera communiquée au gouvernement. Nul ecclésiastique ne pourra être ordonné s’il ne justifie de 300 francs de revenu foncier[54] ; et le nombre des prêtres à ordonner devra être soumis à l’agrément du premier consul. Les curés prêteront serment comme les évêques, qui les nomment — sauf approbation du gouvernement —, et seront astreints, comme eux, à la résidence. Les desservants[55] seront nommés par les évêques, qui pourront les révoquer. Nul étranger ne pourra être employé dans les fonctions ecclésiastiques sans l’autorisation de l’État. Nul prêtre ne pourra quitter son diocèse pour aller servir dans un autre sans la permission de son évêque. Pendant la vacance d’un siège épiscopal, le diocèse sera administré par les vicaires généraux, sous l’autorité du métropolitain.

Les prescriptions relatives au culte ne sont pas moins rigoureuses que les précédentes. Ainsi il n’y aura qu’une liturgie, qu’un catéchisme pour toute la France. Point de prières publiques extraordinaires sans la permission de l’évêque, point de fêtes — à l’exception des dimanches — sans la permission du gouvernement[56]. Tous les ecclésiastiques seront habillés à la française. L’autorisation de l’État sera nécessaire pour l’établissement d une chapelle ou d’un oratoire particulier. Aucune cérémonie n’aura lieu hors des églises partout où il existera des temples destinés à différents cultes. On ne pourra sonner les cloches, en dehors du service religieux, sans la permission de la police locale. Les autorités se concerteront avec l’évêque pour les prières publiques ordonnées par le gouvernement. Nulle prédication n’aura lieu que sous l’agrément de l’évêque. Les curés devront prier publiquement pour la République et pour les consuls. Ils ne feront aucune publication étrangère au culte, sauf celles qui seront ordonnées par le gouvernement. Ils n’attaqueront, directement ou indirectement, ni les personnes, ni les autres cultes autorisés par l'État. Ils ne pourront donner la bénédiction nuptiale qu’après la célébration du mariage civil, et leurs registres ne pourront en aucun cas suppléer les registres de l’état civil.

La loi détermine, dans une deuxième partie, le nombre et la circonscription des nouveaux diocèses. Elle établit qu’il y aura au moins une cure par canton, et autant de succursales qu’il sera nécessaire. Elle fixe ensuite les traitements des archevêques à 15.000 francs, des évêques à 10.000, des curés à 1.200 francs et à 1.000 francs. Les vicaires et desservants, pris parmi les prêtres pensionnés par l’Assemblée constituante, n’auront que leurs pensions ; mais ils bénéficieront du casuel, qui est rétabli. Le logement sera fourni parles départements et les communes. Enfin toutes les églises non vendues seront rendues au clergé catholique, à raison d'une par cure ou par succursale.

On comprend, après avoir lu les articles organiques, que Bonaparte les eût élaborés en secret et qu’il n’eût pas voulu les faire connaître à la cour de Rome avant d’avoir obtenu d’elle l’entière exécution du Concordat. On s’explique aussi qu’il tînt à les présenter au Corps législatif en même temps que ce traité, dont ils devaient paraître le correctif. En voyant comment il interprétait sa convention avec le Saint-Siège et comment il entendait l’exécuter, pouvait- on lui reprocher d’avoir humilié l’État devant l’Église et trahi pour complaire au pape la cause de l’autorité civile ? L’État, au contraire, semblait, grâce à lui, avoir fait de l’Église son humble servante. Du reste, si, par les nouvelles lois, il couvrait le catholicisme de sa protection, il tenait à ce que l'on sût qu’il avait une égale sollicitude pour les autres communions chrétiennes établies en France. Car, en même temps que les articles organiques relatifs à la religion romaine, il soumettait au Corps législatif les articles organiques des cultes protestants[57]. Les deux règlements étaient présentés — et furent publiés — conjointement, comme dérivant de la même source : la Révolution, et d’un même principe : celui de la liberté de conscience. Nulle opposition sérieuse n’était à craindre ni au Tribunat ni au Corps législatif. Cambacérès y avait pourvu à l’avance en faisant épurer ces assemblées par le Sénat. De fait, il n’y eut pour ainsi dire pas de discussion. Portalis aurait pu ne pas prendre la peine de rédiger le magistral discours par lequel il exposa et justifia de son mieux la politique du premier consul en matière religieuse. Ceux qui pensaient comme lui applaudirent, les autres se turent. Trois jours suffirent aux représentants du pays pour examiner ce Concordat et cette loi organique que le gouvernement avait faits sans consulter la France et qu’il avait mis deux ans à faire[58]. Le 18 germinal an X (8 avril 1802) ces deux actes furent votés à une énorme majorité et furent enfin publiés comme lois de l’État, — ce qu’ils sont encore à l'heure actuelle.

 

IX. — On verra plus loin que la cour de Rome ne tarda pas à protester contre les articles organiques, au sujet desquels elle n’avait pas été consultée et que Bonaparte présentait comme inséparables du Concordat. Mais ce qui a lieu de surprendre au premier abord, c’est l'indifférence relative avec laquelle Caprara en apprit la teneur et la fit connaître à la cour de Rome. Il ressort de sa correspondance que la nécessité d’instituer comme évêques dix ou douze intrus l’affectait beaucoup plus que l’idée de voir le clergé tout entier étroitement garrotté par la police consulaire. Il semblait n’avoir pas compris toute la gravité, toute la portée des articles organiques[59]. Sans doute il les trouvait sur certains points blessants pour l’Église. Mais il prédisait philosophiquement — ce en quoi il ne se trompait pas tout à fait — qu’il serait impossible de les appliquer à la lettre.

Peut-être le cardinal avait-il, pour se montrer si accommodant, quelque motif peu noble qu’il ne pouvait avouer. Je ne puis m’empêcher de remarquer que ce personnage venait d’être pourvu (le 2 février) par Bonaparte du très riche archevêché de Milan. Il ne se borna pas, du reste, aux actes de complaisance que je viens de rapporter. Le 9 avril 1802, reçu pour la première fois par le premier consul à titre officiel comme légat a latere du Saint-Père, il ne s’en tint pas au compliment banal que débitent en pareille circonstance les ambassadeurs. Il consentit à prêter entre les mains du premier consul, d’après une formule dressée par Portalis et renouvelée de l’ancien régime, non seulement le serment de cesser ses fonctions de légat dès qu’il plairait au chef de la République et de laisser fidèlement ses papiers en France, mais celui d'observer la constitution, les lois, statuts et coutumes de la République, et, s’il faut en croire le Moniteur, de ne déroger en aucune manière aux droits, libertés et privilèges de l'Eglise gallicane[60]. Si on se rappelle que ces libertés comportaient le maintien des quatre articles de 1682, on se demande comment le représentant du pape pouvait consentir à prendre un tel engagement. II se défendit peu après, dans sa correspondance, en alléguant la violence morale qu’on lui avait faite, la nécessité d’éviter un éclat d’où eût pu résulter la rupture du Concordat. Il affirma que les mots relatifs aux libertés gallicanes avaient été ajoutés après coup dans le Moniteur. Il alla jusqu’à faire remarquer, en vrai casuiste, qu’il avait bien lu la formule du serment, mais qu’il ne l’avait ni signée ni scellée de son sceau ; d’où cette conséquence que la valeur du serment était contestable. L’argument était digne d’Escobar.

L’expédient par lequel il trouva peu après le moyen d’instituer évêques les intrus nommés par Bonaparte[61] sans avoir obtenu d’eux la rétractation de leurs prétendues erreurs prouve encore combien il avait à l’occasion la conscience flexible. Huit de ces prélats ayant formellement repoussé la formule humiliante et plate qu’il leur avait présentée à signer, il fit mine pendant plusieurs jours de leur tenir rigueur. On arriva ainsi jusqu’à la veille du Te Deum que le légat devait chanter à Notre-Dame devant les consuls et les grands corps de l’État pour célébrer à la fois le Concordat et la paix d’Amiens. Bonaparte, qui soutenait les constitutionnels, déclarait qu’il fallait à tout prix en finir et menaçait encore de tout rompre. Les intrus s’étaient bornés à annoncer qu’ils abandonnaient la constitution civile — elle n’existait plus —, qu’ils professaient les dispositions du Concordat et qu’ils garderaient désormais au pape une vraie obéissance. Comme Caprara trouvait cette soumission insuffisante et qu’ils ne voulaient rien dire de plus, le légat finit par charger deux évêques, Bernier[62] et Pancemont, d’amener les constitutionnels à résipiscence et promit de s’en rapporter à leur témoignage. Quelques heures après, ces deux prélats ne manquèrent pas de venir annoncer que les intrus avaient abjuré toutes leurs erreurs. Le légat donna aussitôt à ces derniers, avec une absolution qu’ils n’avaient pas demandée, l’institution canonique et ne manqua pas de publier le lendemain qu’ils avaient passé par toutes ses exigences. Ils protestèrent de leur part publiquement qu’il n’en était rien[63]. Mais ils n’en restèrent pas moins évêques[64].

Le Te Deum annoncé eut enfin lieu à Notre-Dame, le 18 avril, au milieu d’une pompe extraordinaire. Bonaparte et sa famille s’y rendirent dans les voitures qui avaient autrefois servi au sacre de Louis XVI. Ses collègues, ses ministres, les membres des grands corps de l’État, quelque mécréants qu’ils pussent être, y assistèrent par ordre en grand costume et, se modelant sur le maître, observèrent tant bien que mal la consigne, qui était de ne pas rire. Les généraux auraient bien voulu n’y point paraître. Augereau, le fanfaron, avait été député par eux vers le premier consul pour lui exprimer leur désir d’en être dispensés. Mais Bonaparte l’avait pris de si haut avec leur porte-parole, qu'ils avaient dû obéir. Ils se dédommagèrent en se tenant fort mal pendant la cérémonie[65] ; et, comme il demandait à l’un d’eux, le brave Delmas, s’il ne la trouvait point de son goût : Oui, lui répondit-il, c’est une belle capucinade. Il n’y manque qu’un million d’hommes qui ont été tués pour détruire ce que vous rétablissez. Cette boutade valut au pauvre général une disgrâce dont il ne se releva que dix ans plus tard, juste pour aller se faire tuer[66].

L’exemple de Delmas ne fut guère suivi. Au lendemain du Te Deum, parmi les gens qui désapprouvaient le Concordat, ceux qui avaient du cœur se turent ; les autres le portèrent aux nues. II s’éleva, du reste, à cette occasion un tel concert de louanges autour du premier consul, qu’il eût fini par croire avoir fait un chef-d’œuvre, s’il n’en eût été déjà depuis longtemps convaincu. Bonaparte put s’imaginer qu’il avait dupé la cour de Rome, alors qu’il l’avait surtout violentée. Elle avait subi ses exigences parce qu’elle n’eût pu autrement relever sa puissance spirituelle et temporelle. Grâce à lui, le pape avait recouvré une partie de ses États et, loin de lui en savoir gré, lui en voulait de n’avoir pas tout rendu. Grâce à lui aussi, il avait recouvré son autorité sur l’épiscopat français et usurpé le droit de déposer des évêques sans motif canonique. Mais il ne croyait devoir aucune reconnaissance à l’auteur des articles organiques. L’Église de France était en apparence garrottée par le pouvoir civil. Mais la servitude même à laquelle Bonaparte prétendait la soumettre était une raison pour qu’elle se tournât vers le pape et se livrât à lui avec une docilité qu’elle n’avait jamais connue sous l’ancien régime. Si l’on remarque d’une part que toute indépendance à l’égard des évêques était enlevée aux ecclésiastiques du second ordre par le Concordat et les articles organiques et que, par conséquent, l’épiscopat devait à l’avenir commander au clergé comme à une véritable armée ; de l’autre, que les évêques n’avaient plus ni la puissance territoriale ni les privilèges de corps qui leur avaient permis de tenir en respect l’autorité civile avant 1789, et que, par suite, ils ne pouvaient, pour lui résister, avoir recours qu’au pape, on voit que Bonaparte avait en réalité, et à son insu, travaillé contre lui-même, contre la France laïque et libérée par la Révolution. Outre qu’en croyant lier l’Église, il s’était enchaîné lui- même à une puissance rivale dont la sourde et invincible résistance devait être une des causes de sa perte, il avait rendu inévitable une transformation dont nous ressentons aujourd’hui manifestement les effets. L’ancien régime avait fait le clergé de France gallican, Napoléon l’a fait ultramontain.

 

 

 



[1] 30 mai 1795.

[2] Mémoires de Grégoire.

[3] V. le tableau de la situation religieuse des départements dressé en l’an IX par le ministre de l’intérieur (Archives nationales, AF IV, 1065), document cité par M. Aulard dans son étude sur la Séparation de l'Eglise et de l’Etat (Revue de Paris, 1er mai 1897).

[4] On a dit que les conseils généraux s’étaient fait les organes de l’opinion publique en demandant un concordat et qu’on en trouvait la preuve dans l’Analyse de leurs procès-verbaux publiée en l’an IX par le ministre de l’intérieur. M. Aulard, dans l’étude citée plus haut, démontre qu’il n’en est rien. En effet, une trentaine de conseils généraux seulement émirent des vœux relatifs aux cultes, et on n’en trouve pas un qui ait, soit demandé le retour au Concordat, soit même critiqué en principe le régime de la séparation... Un seul département, celui des Deux-Sèvres, demande l’intervention du pape en vue de faire cesser le schisme, mais il ne demande pas un concordat.

[5] Un certain nombre de prêtres repoussèrent pourtant cette formule, malgré les conseils fort sages de l’abbé Emery (qui rétablissait à ce moment le séminaire de Saint-Sulpice) et de quelques évêques réfractaires demeurés en France (comme Bausset, évêque d’Alais), pour obéir aux évêques de l’émigration. Le cardinal Maury, qui représentait Louis XVIII auprès du pape, en entretint beaucoup dans leur résistance, jusqu’à l’époque du Concordat, en répandant le bruit que le Saint-Père interdisait de prêter le serment en question, ce qui était faux.

[6] ... Aucun magistrat, lisons-nous dans celle pièce, datée du 7 nivôse (28 décembre), ne peut y porter atteinte ; aucun homme ne peut dire à un autre homme : Tu exerceras un tel culte, tu ne l'exerceras qu'un tel jour. La loi du 11 prairial an III, qui laisse aux citoyens l’usage des édifices destinés au culte religieux, sera exécutée... Les ministres d’un Dieu de paix seront les premiers moteurs de la réconciliation et de la concorde ; qu’ils parlent au cœur le langage qu’ils apprirent à l’école de leur Maître ; qu’ils aillent dans les temples, qui se rouvrent pour eux, offrir avec leurs concitoyens le sacrifice qui expiera les crimes de la guerre et le sang qu’elle a fait verser.

[7] Vous trouverez ci-jointe, lui écrivaient-ils le 8 nivôse, une proclamation et plusieurs actes du gouvernement relatifs à la situation de la Vendée. Vous y verrez : 1° que les habitants auront le libre exercice du culte ; 2° que les églises non vendues seront mises à la disposition des communes ; 3° que les prêtres ne seront tenus de prêter d’autres serments que celui de fidélité à la Constitution ; 4° que les prêtres diront la messe quand ils le voudront...

[8] Lettres du 9, du 15 nivôse, du 2 pluviôse, dans la correspondance de Napoléon. Dites bien à vos concitoyens, écrivaient-ils à d’Andigné, que les lois révolutionnaires ne viendront plus dévaster le beau sol de la France, que la Révolution est finie, que la liberté de conscience sera entière et absolue, que la protection sera égale pour tous les citoyens et indépendante de toute espèce de préjugés... (Lettre du 9 nivôse-30 déc., Correspondance de Napoléon).

[9] Lettres du 24 nivôse, des 19, 20, 24 pluviôse, 11, 24 ventôse, etc. (14 janvier, 8, 9, 13 février, 2, 5 mars, etc.).

[10] M. Aulard a retrouvé aux Archives nationales (AF IV, 1065) le résumé que le ministre de l’intérieur fit en l’an IX des rapports des préfets et des notes des députés au Corps législatif sur la situation religieuse des départements. On y voit, dit-il, que dans la majorité des départements le clergé catholique romain, même s’il n’a pas fait la promesse de fidélité exigée par la loi du 21 nivôse au VIII, a renoncé à guerroyer contre la République. Les rapports de l’Etat avec l’Eglise romaine ne sont devenus ni amicaux ni même tout à fait corrects, et, au moindre signe de rébellion, les ministres du culte sont jetés en prison comme sous la Terreur ; mais ce sont là des faits exceptionnels ; les procédés sont plus paisibles de part et d’autre ; les catholiques ont renoncé pour l’instant soit à asservir l’Etat, soit à étouffer les autres cultes ; peu à peu ils sentent le prix de la liberté dont ils jouissent ; on est en visible voie de pacification.

[11] Lors de sa réception par le Directoire après son retour d’Italie.

[12] Proclamation du 2 juillet 1798.

[13] Certains des propos auxquels il est fait ici allusion ne furent tenus qu’en 1801 ou 1802 (V. les Mém. de Thibaudeau). Mais, dès le début du Consulat, Bonaparte en tenait d’analogues et prenait bien l’attitude que nous indiquons.

[14] Plus tard, à Sainte-Hélène, il exposait en ces termes le parti qu’il avait espéré tirer de son union intime avec le Saint-Siège : Avec le catholicisme j’arrivais bien plus sûrement à tous mes grands résultats. Au dehors le catholicisme me conservait le pape, et, avec mon influence et mes forces en Italie, je ne désespérais pas tôt ou tard par un moyen ou par un autre de finir par avoir à moi la direction de ce pape ; et, dès lors, quelle influence ! Quel levier d’opinion sur le reste du monde !

[15] Mattei était un des signataires du traité de Tolentino.

[16] Il n’eut point, d’autre part, l’archevêché de Fermo. J’imagine que cette déception fut la cause première du mécontentement qui, grandissant plus tard pour d’autres raisons, devait amener ce prélat (très attaché, comme on sait, aux biens de la terre) à se séparer, non seulement de Louis XVIII, mais de Pie VII, et à passer avec armes et bagages sous les drapeaux de son persécuteur.

[17] Il n’entendait certainement pas rendre les trois légations cédées à Tolentino. Mais, par cette promesse générale et vague, il n’était pas fâché sans doute d’en faire espérer quelque temps la restitution à la cour de Rome, qui n’avait pu l’obtenir de la cour d’Autriche. Il faut remarquer d’autre part que, s’il disait vrai en se déclarant résolu à ne pas laisser se relever la République romaine, il semblait cependant la considérer encore comme existante en droit, puisqu’un représentant de cette République était toujours accrédité auprès des consuls. Il voulait en somme séduire le pape pour le détacher de l’Autriche, de Naples, de Louis XVIII. Mais il n’entendait pas le payer d’avance.

[18] Consalvi avait assisté comme secrétaire au conclave de Venise et avait été, avec Maury, un des principaux auteurs de l’élection de Chiaramonti. Aussi ce dernier venait-il de le nommer cardinal et secrétaire d’État, c’est-à-dire ministre des affaires étrangères du Saint-Siège.

[19] C’est ce qui ressort des documents relatifs à la négociation du Concordat qu’a publiés dans ces dernières années le comte Boulay de la Meurthe (tome Ier). L’important ouvrage du comte d’Haussonville sur l’Eglise romaine et le premier Empire (tome Ier) présente à cet égard des inexactitudes assez graves. Cet auteur croit en effet que Bonaparte avait donné rendez-vous à Spina dans la ville de Turin peu de jours après Marengo, puis qu’il lui lit faux bond pour l’attirer à Paris, où ce prélat serait arrivé le 15 juillet. La vérité est que le premier consul, passant à Verceil pour retourner en France, chargea Martiniana, le 26 juin, de communiquer au pape ses intentions ; que le pape ne reçut la lettre du cardinal que le 10 juillet et que Spina partit (non pas pour Turin, mais pour Verceil) seulement le 22 septembre. Les Mémoires de Consalvi ont accrédité sur le Concordat et sur les événements subséquents beaucoup d’erreurs que les documents officiels récemment publiés, et la correspondance même de ce cardinal, permettent de dissiper. Ce n’est pas sans raison, disons-le une fois pour toutes, que l’authenticité de ces Mémoires a été contestée.

[20] Les limites étroites de cet ouvrage ne nous permettant pas de suivre pas à pas et jour par jour une négociation au cours de laquelle les mêmes arguments furent sans cesse répétés de part et d’autre, nous devons nous borner à résumer ici parallèlement les prétentions du gouvernement consulaire et celles de la cour de Rome, telles qu’elles ressortent des correspondances officielles. Pour les détails, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer le lecteur au recueil déjà cité du comte Boulay de la Meurthe (t. I et II).

[21] Le projet dont il est ici question et qui lui fut communiqué vers la (in de janvier, venait après quatre autres élaborés successivement par le gouvernement consulaire depuis le mois de novembre.

[22] V. plus haut, chapitre V.

[23] Vous leur ferez comprendre (lit-on dans ses Instructions, datées du 28 ventôse an IX — 19 mars 1801) que, quelles que soient les clauses auxquelles il a souscrit, il est placé entre deux classes d’obligations auxquelles il se doit également. L’amour de la liberté a sans doute abusé de ses forces ; mais l’amour mal éclairé de la religion n’a pas moins abusé des siennes. Le gouvernement veut rendre à la religion les droits qu’elle a perdus ; mais il ne veut ni ne peut consacrer des prétentions abusives. Il ne veut ni ne peut laisser à d’anciennes usurpations, dont le temps et les événements ont fait justice, la faculté de restreindre l’usage légitime de la liberté politique. Il veut enfin que la religion en France soit une faculté et non pas une puissance.

[24] Le pape voulait bien ne plus demander expressément que le catholicisme fût déclaré religion dominante ou d’Etat ; mais cette religion devait être reconnue comme celle de la grande majorité des Français ; le gouvernement devait la professer, la conserver dans toute la pureté de ses dogmes et l’exercice de sa discipline, et annuler les lois et décrets qui y étaient contraires. Le souverain pontife ne s’engageait point à exiger des évêques légitimes leur démission ; il les exhorterait seulement à la donner. Il ne faisait aucune mention des évêques constitutionnels. Il dispensait de restitution les acquéreurs de biens ecclésiastiques catholiques ou qui, s’étant éloignés de l’unité de l’Eglise, y feraient retour. Quant aux autres, il se bornait à dire qu’ils ne seraient pas inquiétés. Il ne disait rien de la dîme ni des ordres monastiques, mais il voulait que des fondations pussent être faites en faveur des églises et, naturellement, n’excluait pas de ces fondations les immeubles, comme le voulait le gouvernement français.

[25] Si nous sommes à Rome, disait-il à son secrétaire Artaud, comme on est à Paris, ce sera un double chaos. II est bien établi que le chef de l’État veut un concordat ; c’est pour cela qu’il m’a envoyé. Il pense que moi aussi je veux un concordat. Mais ses ministres n’en veulent peut-être pas. Ses ministres sont près de lui, et le caractère le plus facile à irriter et à tromper, c’est celui d’un homme de guerre qui ne connaît pas encore la politique et qui en revient toujours au commandement et à l’épée... Le général compromet tout avec ce coup de pistolet tiré pendant la paix pour plaire à ses généraux qu’il aime et dont il redoute les plaisanteries de camp, parce qu’il a longtemps fait ces plaisanteries-là lui-même. Il rompt l’opération qu'il désire, et il sème du grain gâté. Qu’est-ce qu’un concordat religieux signé en trois jours ? Je vois les douze heures que le commandant en chef accordait à un assiégé sans espoir.

[26] Spina écrivait au cardinal, le 21 mai, que Bonaparte voulait obliger le pape à se séparer de lui et de plusieurs autres de ses conseillers.

[27] Avec Cacault, qui, conformément à ses instructions, quitta Rome et se rendit à Florence.

[28] C’est du moins ce qui fut dit par Acton à Alquier, ministre de France à Naples, qui en informait Talleyrand le 16 juin. Consalvi se défendit d’avoir écrit une pareille lettre. Effectivement, celle qu’il lui avait adressée le 2 juin et qui est rapportée par Boulay de la Meurthe (t. II, p. 467), ne contient rien de semblable ; il y est dit seulement que Consalvi va se rendre à Paris et que pendant son absence l’emploi de secrétaire d’État sera tenu par le cardinal Doria. Mais peut-être y avait-il une autre lettre ou quelque communication indirecte à Acton que nous ne possédons pas.

[29] Ce concile renfermait 34 évêques, plus un certain nombre de procureurs, d’évêques et de représentants du clergé inférieur. Ouvert le 29 juin, il débuta, comme celui de 1797, par une adresse respectueuse au pape, qui, pas plus que la première fois, ne lui lit l’honneur de lui répondre. Il se déclara prêt à tous les sacrifices qui pourraient lui être demandés par l’Etat pour le rétablissement de l’union catholique en France. Mais il exprima le vœu que le clergé et les fidèles gardassent d’une certaine partie la nomination des évêques et des curés. On comprend que cette prétention ne pouvait plaire à Bonaparte. Au fond, le concile n’était pour lui qu’une arme de guerre, dont il usait pour intimider le Saint-Siège et qu’il devait s’empresser de briser le jour où il aurait obtenu de Rome ce qu’il voulait.

[30] V. sa déclaration du 4 juillet touchant l’autorité spirituelle et temporelle (Actes du second concile national, t. I, p. 164). — Cette pièce a été reproduite par Boulay, de la Meurthe (t. III, 173-175).

[31] Il va sans dire que, contrairement au vœu si longtemps exprimé par la cour de Rome, le gouvernement français ne s’engageait ni à garantir la pureté des dogmes de l'Eglise et te libre exercice de sa discipline, ni à faire rapporter ou modifier les lois que le Saint-Siège déclarait leur être contraires.

[32] Je jure et promets à Pieu, sur les saints Évangiles, de garder obéissance et fidélité au gouvernement établi par la constitution de la République française. Je promets aussi de n’avoir aucune intelligence, de n’assister à aucun conseil, de n’entretenir aucune ligue, soit au dedans, soit au dehors, qui soit contraire à la tranquillité publique ; et si, dans mon diocèse ou ailleurs, j’apprends qu’il se trame quelque chose au préjudice de l’Etal, je le ferai savoir au gouvernement.

[33] Il portait le titre de Convention entre le gouvernement français et Sa Sainteté Pie VII et non celui de Concordat, qui eût trop rappelé l’ancien régime. Bonaparte eût voulu qu’il fût conclu dès le 13 juillet, pour pouvoir l’annoncer publiquement le 14, jour de grande fête nationale. Aussi avait-il, le 12, nommé trois plénipotentiaires (son frère Joseph, l’abbé Bernier et le conseiller d’Etat Cretet) chargés de le signer avec les trois représentants officiels du Saint-Siège (Consalvi, Spina et Caselli). Mais, au dernier moment, le cardinal reçut communication d’un nouveau projet par lequel le gouvernement français, revenant sur ses concessions, remettait en avant les prétentions si constamment repoussées par la cour romaine. Sa surprise et sa colère furent extrêmes. Le premier consul lui faisait dire que ce dernier texte devait être accepté sans modifications ; c’était à prendre ou à laisser. Bonaparte voulait évidemment l’intimider et lui forcer la main. Si l’on devait en croire les Mémoires de Consalvi, il eût cherché à faire pis encore, car il eût fait subrepticement altérer le texte adopté dans les dernières conférences, dans l’espoir que le cardinal ne s’en apercevrait pas et signerait sans lire. Cette allégation a été trop complaisamment acceptée par d’Haussonville. Elle est détruite implicitement par la dépêche officielle que le cardinal adressait le lendemain même de la conclusion du Concordat (16 juillet) au cardinal Doria. Ce long et intéressant récit (publié par Boulay de la Meurthe, III, 223-236), mentionne seulement le nouveau projet que Bonaparte lui fit présenter le 13 juillet et l’espèce de violence morale qu’il voulait lui faire. On y voit que le cardinal se débattit avec une extrême énergie contre les dernières exigences du gouvernement français ; qu’à la suite d’une discussion qui eut lieu chez Joseph Bonaparte et qui ne dura pas moins de vingt heures, il finit par obtenir des concessions ; que le premier consul refusa d’abord avec colère de les ratifier et jeta même au feu le projet modifié que lui rapportait son frère ; qu’au dîner d’apparat qui eut lieu le 14 au soir et où assistait Consalvi, il renouvela son ultimatum dans les termes les plus nets, ajoutant qu’il savait bien quel parti il lui restait à prendre ; qu’il finit cependant par consentir en principe à quelque accommodement ; et qu’à la suite d’une dernière conférence de douze heures, où certains sacrifices furent faits de part et d’autre, le Concordat lut signé par les plénipotentiaires dans la soirée du 15 juillet.

[34] Peu après (29 août), Lecoz, Grégoire et six autres évêques constitutionnels, sans doute, pour l’acquit de leur conscience, adressèrent au premier consul, touchant le Concordat, des Observations par lesquelles ils insistaient pour le maintien des élections épiscopales, revendiquaient pour les métropolitains le droit de confirmation ou d’institution, enfin faisaient ressortir la nécessité de ne pas laisser publier sans contrôle en France les bulles pontificales.

[35] Il se montrait souvent dans l’intimité assez peu respectueux envers l’Église. Il lui arrivait même, dans de grandes cérémonies, de ne pas pouvoir se contenir. Quand Consalvi, au milieu d’une très nombreuse et très grave assistance, lui remit la copie du Concordat qu’il venait de signer, il fut, à la stupéfaction générale, saisi d’un irrésistible accès de rire, et son hilarité, toute soldatesque, dut fort scandaliser le pauvre cardinal.

[36] Surtout Talleyrand, ministre des affaires étrangères, et Fouché, ministre de la police. Le 20 juillet, cinq jours après la signature du Concordat, ce dernier, comme s’il eût ignoré ce traité, adressait encore aux préfets une circulaire qui les invitait à surveiller, interner et même déporter les prêtres insoumis, c’est- à-dire ceux qui n’avaient pas encore prêté serment de fidélité au gouvernement consulaire. Mais le premier consul, après lui avoir signifié (par lettre du6 août) que les journaux ne devaient plus parler ni de la religion ni de ses ministres, lui écrivit (le 8) pour lui exprimer un blâme sévère au sujet de ladite circulaire et lui enjoindre de la retirer (ce que Fouché fit, sans doute bien à contre-cœur, le 13 du même mois).

[37] Cette ratification fut signée par le pape le 15 août en même temps que trois brefs dont le premier exhortait les évêques légitimes à se démettre, les deux autres ayant pour objet le rappel des évêques constitutionnels à l’unité et la réconciliation des prêtres mariés. — La ratification du Concordat par le premier consul eut lieu le 8 septembre.

[38] Consalvi était retourné à Rome dans les derniers jours de juillet.

[39] La charge de légat a latere fut offerte à Caprara dès le commencement d’août et acceptée par lui te 14 de ce mois. Mais il ne fut nommé que le 24 et ne se mit en route pour la France qu’en septembre. Vers la même époque, le cardinal Maury, qui représentait toujours Louis XVIII à Rome, cessait d’être traité en ambassadeur, et Pie VII le confinait dans son évêché de Montefiascone pour complaire au premier consul ; d’autre part, les troupes françaises de Murat évacuaient l'Etat pontifical (à l’exception d’Ancône).

[40] Caprara avait déjà, au temps de Joseph II, représenté le Saint-Siège à Vienne, où il avait, au gré du pape, montré un peu trop de complaisance pour la politique religieuse de ce souverain.

[41] Portalis, conseiller d’État, qui avait pris une très grande part aux travaux préparatoires du Concordat, venait d’être chargé par le premier consul de l’administration des cultes (8 octobre 1801). Très peu de temps après, une première rédaction du règlement organique du culte catholique fut soumise par lui au premier consul (fin d’octobre).

[42] Comediante, tragediante, disait de lui Pie VII, quand il lui fut donné, à ses dépens, de le bien connaître.

[43] Notre ministère des affaires étrangères en possède les minutes, Napoléon ayant fait saisir les papiers du cardinal lorsqu’il mourut à Paris en 1810.

[44] Il s’était borné à les faire inviter par le légat à rentrer dans l’unité catholique, à quitter des sièges qu’ils avaient occupés sans l’institution du siège apostolique et à faire acte de soumission au Saint-Siège en souscrivant une formule qui impliquait non seulement promesse d'obéissance pour l’avenir, mais adhésion aux jugements déjà portés par le souverain pontife sur les affaires ecclésiastiques de France.

[45] Ils étaient encore 59 en exercice. Les quatre cinquièmes d’entre eux donnèrent leur démission dès le mois d’octobre. Les autres ne devaient pas tarder à suivre leur exemple. Mais les évêques constitutionnels n’acceptèrent pas la formule humiliante de soumission que la cour de Rome avait voulu leur imposer (le premier consul les encourageait, du reste, dans leur résistance). Ils se démirent purement et simplement de leurs sièges, mais ne renièrent pas leur passé et ne promirent d’obéir au pape que conformément aux canons et aux saints décrets de l’Eglise. La cour de Rome répondit avec hauteur à cet acte d e soumission, qu’elle trouvait entaché de jansénisme, et demanda longtemps qu’il fût modifié. Mais elle n’obtint rien de plus de la plupart des démissionnaires.

[46] À la tête du premier de ces groupes était M. de Dillon, archevêque de Narbonne ; à la tête du second, le cardinal de Montmorency, évêque de Metz, l’archevêque de Reims (Talleyrand. oncle du ministre), et Asseline, évêque de Boulogne.

[47] Louis XVIII et son frère le comte d’Artois les entretenaient de leur mieux dans la résistance. Le prétendant venait d’adresser (le 6 octobre) au cardinal Maury une protestation en règle contre le Concordat, déclarant que cette convention avait été arrachée au pape par la violence ; qu’elle portait atteinte aux droits de la couronne, à ceux de l’épiscopat, à ceux de l’Eglise gallicane, et que son devoir était de maintenir les uns et les autres. Quelque temps après (21 janvier 1802), les quatorze prélats réfractaires réunis à Londres sous la présidence de Dillon décidaient d’adresser au pape un nouveau refus, non sans protester formellement contre les atteintes qui avaient été ou qui seraient ultérieurement portées aux droits du Roi Très Chrétien, leur souverain seigneur, droits que les lois de l'Eglise commandaient au premier des pontifes de respecter religieusement et dont la défense était pour des évêques français un devoir, rendu sacré par des serments de fidélité dont aucune puissance ne pouvait les délier et dont la violation serait roi attentat criminel. — En conséquence, Dillon adressa au pape (le 28 mars) le Mémoire des évêques français résidant à Londres qui n'ont pas donné leur démission. Ce mémoire, qui ne tarda pas à être publié, reçut bientôt l’adhésion de dix-huit prélats français résidant sur le continent. Plusieurs de ces derniers venaient du reste d’envoyer pour leur compte au saint- père un manifeste analogue (26 mars), auquel adhérèrent à leur tour leurs confrères établis en Angleterre (V. le recueil de Boulay de la Meurthe, t. IV, 86, et V, 127). — Le nombre des évêques protestataires qui constituèrent ce qu’on appela longtemps la petite Eglise fut en tout de trente-huit.

[48] Sans compter Bénévent et Ponte-Corvo, que détenait encore le roi de Naples.

[49] Sans attendre le Concordat italien qu’il avait l’intention d’imposer au pape (et que le pape redoutait), il fit voter par la Consulte une loi organique applicable au clergé et au culte catholique dans la République italienne. En vertu de cette loi, il s’empara du droit de nommer les évêques dans toutes les provinces de cet Etat (y compris les légations).

[50] Correspondance du cardinal Caprara, 13 mars 1802.

[51] Le nombre des diocèses nouveaux à instituer avait d’abord été fixé à 60 ou 62, puis à 50 (10 archevêchés et 40 évêchés). Au mois de mars 1802, il fut définitivement porté à 60 (dont 10 archevêchés).

[52] Par exception à cette règle générale, un décret du 28 octobre 1810 a depuis établi que les brefs pénitentiaires pour le for intérieur seulement pourraient être exécutés sans autorisation.

[53] Les cas d’abus prévus par la loi sont : l’usurpation ou l’excès de pouvoir, la contravention aux lois et règlements de la République, l’infraction des règles consacrées par les canons reçus en France, l’attentat aux libertés, franchises et coutumes de l’Eglise gallicane, et toute entreprise ou tout procédé qui, dans l’exercice du culte, peut compromettre l’honneur des citoyens, troubler arbitrairement leur conscience, dégénérer contre eux en oppression ou en injure, ou en scandale public. L’article 7, qui suit, porte qu’il y aura également recours au Conseil d’Etat s’il est porté atteinte à l’exercice public du culte et à la liberté que les lois et les règlements garantissent à tous ses ministres.

[54] Article modifié par les articles 2, 3 et 4 du décret du 28 octobre 1810.

[55] Pour n’avoir pas à demander au Corps législatif (dans un moment où l’état.des finances n’était rien moins que satisfaisant) de trop gros sacrifices en faveur d’un nouveau budget des cultes, le premier consul avait décidé que les chefs-lieux de cantons seraient seuls pourvus de pasteurs ayant le titre et le traitement de curés. Les paroisses formées par les autres communes ne devaient être que des succursales. Les fonctions curiales y seraient exercées par de simples desservants qui, de même que les vicaires des curés, seraient choisis parmi les ecclésiastiques pensionnés en vertu des lois de l'Assemblée constituante. Le montant de leurs pensions, joint au produit des oblations (autorisées par l’article 5), devait former leur traitement (que Bonaparte se réservait de faire fournir à leurs successeurs par les communes et par l’Etat quand la situation des finances le permettrait).

[56] Les seules fêtes chômées admises par la loi sont, en vertu d’un Induit du pape reconnu parle gouvernement consulaire, l’Ascension, l’Assomption, la Fête de tous les Saints (1er nov.) et la Noël.

[57] Quant au culte israélite, il ne fut organisé et réglementé que six ans plus tard (par les décrets du 17 mars et du 11 décembre 1808).

[58] Au Tribunal, il n’y eut que 7 opposants (parmi lesquels il faut compter Carnot) sur 85 votants. Le Concordat et les articles organiques furent soutenus au nom de cette assemblée par Lucien Bonaparte et par Jaucourt devant le Corps législatif, qui les adopta par 228 suffrages contre 21.

[59] V. sa dépêche du 11 avril 1802 dans d’Haussonville, t. I, p. 191.

[60] Une très longue négociation avait eu lieu entre la cour de Rome et le gouvernement consulaire touchant cette obligation, que Bonaparte tenait absolument à imposer au légat. En principe, le pape aurait voulu que son représentant ne prêtât pas de serment. En tout cas, il ne voulait pas qu’il jurât d’observer les lois de la République et surtout les prétendues libertés de l'Eglise gallicane (V. les instructions de Consalvi à Caprara du 5 octobre 1801). A la veille de la réception, l'on espérait à Rome que cette cérémonie aurait lieu sans qu’il prêtât serment, ou du moins que la substance de ce serment (dégagée de toute formule suspecte au Saint-Siège) se confondrait simplement avec le compliment adressé au premier consul. Mais le gouvernement français n’avait pas renoncé à ses prétentions. Le 8 avril, les consuls portaient un arrêté prescrivant formellement que ce dignitaire jurerait de se conformer aux lois de l’Etat et aux libertés de l’Eglise gallicane. Une formule latine, rédigée en conséquence, fut présentée le lendemain à Caprara. Elle est reproduite dans le compte rendu de la cérémonie qui fut publié officiellement par le Moniteur. Les mots jurisdictioni, juribus, libertatibus et privilegiis Ecclesiæ Gallicanœ s’y trouvent en toutes lettres. Caprara soutint, il est vrai, par la suite, qu’ils avaient été ajoutés après coup et qu’ils ne figuraient pas sur la formule qu’on lui avait mise sous les yeux. Il ajouta qu’il avait prononcé la formule, mais qu’il ne l’avait pas signée, comme l’affirmait le Moniteur. Que Bonaparte eût vraiment usé de supercherie et d’imposture en cette circonstance, c’est bien possible. En tout cas, Caprara avouait avoir juré d’observer statuta et consuetudines Reipublicœ, et c’était déjà trop aux yeux de Consalvi comme de Pie VII.

[61] Lecoz et Primat, nommés archevêques de Besançon et de Toulouse ; Leblanc de Beaulieu, Belmas, Berdolet, Saurine, Reymond, Bécherel, Perrier, Lacombe, Montault, Charrier de la Roche, évêques de Soissons, Cambrai, Aix-la-Chapelle, Strasbourg, Dijon, Valence, Avignon, Angoulême, Angers et Versailles.

[62] Bernier venait d’obtenir le siège épiscopal d’Orléans, et le premier consul demandait pour lui le chapeau de cardinal, qui ne lui fut pas accordé.

[63] V. notamment le récit très net de cet incident qui Tut publié dans les Annales de la religion par Lacombe (ancien évêque constitutionnel delà Gironde, nommé à l’évêché d’Angoulême) et qui a été reproduit par Boulay de la Meurthe (t. V) avec plusieurs autres protestations.

[64] Il est vrai que la cour de Rome lit mine de les considérer comme relaps et, persistant à leur demander de rétracter leur adhésion passée à la constitution civile du clergé, leur refusa longtemps encore les bulles confirmatives de l’institution donnée par le légat. Ces bulles ne furent accordées qu’en 1805, à la suite du voyage que le pape fit en France pour le sacre de l’empereur. Il n’y eut pas, du reste, de rétractation. La déclaration des dix évêques non confirmés encore ne consista, dit Portalis (lettre à l’Empereur, 22 décembre 1804), que dans une simple phrase de soumission aux jugements du Saint-Siège et de l’Eglise catholique, apostolique et romaine, sur les affaires ecclésiastiques de France.

[65] Certains généraux, du reste, n’y allèrent pas, entre autres Moreau, qui, au dire de Thiébault (Mém., III, 274), affecta pendant tout le temps qu’elle dura de se promener aux Tuileries et devant le château afin qu’on ne put pas ne pas le remarquer. — Cobenzl, ambassadeur d’Autriche, nous apprend d’autre part que les soldats qui faisaient la haie sur le passage du cortège se permettaient hautement les propos les plus irréligieux.

[66] Fournier-Sarlovèze et Donnadieu, qui étaient alors, le premier, chef de brigade, et le second, chef d’escadron, furent également frappés pour avoir glosé sur la capucinade. L’un fut mis à la réforme et interné à Sarlat, l’autre fut destitué et mis en arrestation.