HISTOIRE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT

PREMIÈRE PARTIE. — RÉVOLUTION

 

CHAPITRE V. — LA POLITIQUE ET LA RELIGION SOUS LE DIRECTOIRE.

 

 

I. Les assermentés et les réfractaires au commencement de l’an IV. — II. Dispositions peu bienveillantes du Directoire à l’égard de l’Église. — III. Son impuissance. — IV. Le Directoire et la Cour de Rome ; traité de Tolentino. — V. La réaction dans les Conseils et le 18 fructidor. — VI. La guillotine sèche. — VII. Le pape fructidorisé. — VIII. La persécution décadaire. — IX. Troubles religieux de l’an VII et de l’an VIII. — (1795-1799).

 

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SOURCES : Procès-verbaux (inédits) des séances du Directoire (Archives nationales). — Carron, Du Culte public (1795). — Idem, Examen critique du calendrier (1797). — Idem, Mémoires pour servir à l’histoire de la religion et de la philosophie à la fin du XVIIIe siècle (1802). — Sicard, Annales religieuses (1796). — Lettre encyclique de plusieurs évêques de France réunis à Paris à leurs confrères et aux autres Églises veuves (1797). — Annales de la Religion, ans IV-VIII. — Décade philosophique, ans IV-VIII. — Journal du Concile national de France (1797). — Collection de pièces imprimées par ordre du Concile national de France (1797). — Chemin, le Manuel des théophilanthropes (1797). — La Révellière-Lepaux, Réflexions sur le culte, sur les cérémonies civiles et sur les fêtes nationales (1797). — Idem, Mémoires (1891). — C. Jordan, Camille Jordan à ses commettants sur la révolution du 4 septembre 1797. — Idem, Discours prononcés au Conseil des Cinq-Cents et à la Chambre des députés (1818). — Mercier, le Nouveau Paris (1797). — Guillou de Monléon, la Politique chrétienne (1797). — Idem, Almanach pour l’an de grâce 1798. — Idem, Feuille impartiale et variétés morales (1798-1799). — Recueil des brefs de Pie VI. — Moniteur, ans IV, V, VI, VII, VIII. — Grégoire, Essai historique sur les libertés de l’Eglise gallicane (1818). — Idem, Histoire du mariage des prêtres (1826). — Idem, Histoire des sectes religieuses (1828). — Idem, Mémoires (1837). — Thibaudeau, Mémoires sur la Convention et le Directoire 1824). — Histoire anonyme du clergé de France sous la Révolution (1826). — De Boulogne, Mélanges de religion, de critique et de littérature (1827). — D’Auribeau, Mémoires. — Artaud, Histoire du pape Pie VII. — M. Dumas, Souvenirs. — Jager, Histoire de l'Eglise de France pendant la Révolution (1852). — De Barante, Histoire du Directoire (1855). — Guettée, Histoire de l’Eglise de France, t. XII 1857). — Theiner, Documents inédits relatifs aux affaires de France de 1799 à 1800 (1857). — De Barante, Vie politique de M. Royer-Collard (1862). — Pontécoulant, Mémoires (1861). — E. de Pressensé, l'Eglise et la Révolution française (1864). — Napoléon Ier, Correspondance, t. I- VI (1858-1860). — H. Carnot, Mémoires sur Carnot (1861-1864). — Lanfrey, Histoire de Napoléon Ier, t. I (1869). — Jung, Bonaparte et son temps (1880). — Taine, la Révolution, t. III (1885). — Méric, Histoire de M. Émery et de l’Église de France pendant la Révolution (1885). — Gazier, Etudes sur l’histoire religieuse de la Révolution française (1887). — Barras, Mémoires (1896). — Sciout, Histoire de la constitution civile du clergé. — Idem, le Directoire. — Ch.-E. Chassin, les Pacifications de l’Ouest (1896). — Aulard, la Séparation de l’Église et de l'État, 1794-1802 (Revue de Paris, 1er mai 1897).

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I. — La loi du 7 vendémiaire an IV sur la police des cultes n’était sans doute pas de nature à satisfaire entièrement le clergé catholique, qui s’accommode toujours mal d’une liberté réglementée et contrôlée par le pouvoir civil. Mais, vu les circonstances, elle constituait un modus vivendi très acceptable, qui, peu à peu, se fut sans doute amélioré si, d’une part, on s’y fût loyalement soumis, si, de l’autre, on l’eût pratiqué dans un large esprit de tolérance et de philosophique impartialité. Par malheur, ni l’Église ni l’État ne comprirent le parti qu’ils pouvaient tirer de cette loi, l’une pour le rétablissement de la religion, l’autre pour celui de la paix publique. La lutte des deux pouvoirs ne fut pas suspendue un instant pendant toute la période du Directoire et, si elle fut moins meurtrière qu’au temps de la Convention, elle ne fut pour cela ni moins acharnée ni moins préjudiciable à la cause de la Révolution.

Les premiers torts vinrent de l’Église, qui, se refusant dès le début à toute concession sérieuse, n’usa de la liberté que pour mener une guerre à mort contre le gouvernement établi et se servit pour cela sans scrupule des moyens les plus condamnables.

Par ce mot Eglise nous entendons ici le clergé réfractaire qui, dès la fin de 1705, voyait de toutes parts la faveur publique lui revenir et gagnait presque tout le terrain perdu par l’ancien clergé constitutionnel.

Ce dernier, anathématisé depuis longtemps par le pape, discrédité par l’apostasie d’un certain nombre de ses membres et abandonné par l’État, qui ne le payait plus, essayait péniblement, sous de vaillants évêques comme Grégoire, Lecoz. Royer, Saurine, etc., de reconstituer le catholicisme gallican. S’il se montrait soucieux de prouver son orthodoxie et s'il blâmait les restrictions que le décret du 7 vendémiaire mettait à la liberté des cultes, il n’en était pas moins soumis de cœur à la République ; aussi ne lui demandait-il qu’en ami l'adoucissement d'une législation qu’il jugeait, lui aussi, à certains égards vexatoire.

Dans une seconde Encyclique publiée par ses chefs en décembre, s’il exprimait quelque regret à la pensée du salaire autrefois assuré et maintenant supprimé par l’État, s’il persistait à réprouver le divorce et le mariage des prêtres, s’il se plaignait que la nouvelle loi sur l'instruction publique exclut des écoles l’enseignement religieux, il se félicitait, d’autre part, d’une séparation, qui, disait-il, rend à l’Église son indépendance et lui offre l’occasion de se rapprocher de son esprit primitif, autant que la différence des temps peut le permettre. Il protestait d’ailleurs de son respect pour l’autorité temporelle. A l’égard du pape, tout en persistant à repousser ses prétentions autocratiques, il lui témoignait une déférence toute filiale, proclamait de nouveau sa primauté d’honneur et de juridiction et contestait l'authenticité des brefs lancés par Pie VI contre la constitution civile, ou le suppliait de les tenir pour non avenus. Il s’étendait aussi longuement sur les persécutions qu’il avait subies pendant la Terreur. Il n’avait pas moins souffert, pour la foi, disait-il, que le clergé réfractaire. Il adjurait ce dernier, au nom du Dieu qui leur était commun, et au nom de leurs communes épreuves, de ne pas se refuser plus longtemps à une réconciliation pour laquelle les évêques constitutionnels se déclaraient prêts à faire le sacrifice de leur épiscopat.

Mais tout autres étaient les dispositions des insermentés. Leur intransigeance à l’égard des jureurs, qu'ils traitaient toujours en pestiférés, s’épanchait en diatribes haineuses et en sarcasmes semblables à ceux que leur adressait l’abbé de Boulogne dans sa réponse à la seconde encyclique : ... Vous avez commencé par être persécuteurs, vous avez fini par être persécutés ; installés par des soldats, des soldats vous ont chassés ; vous aviez envahi la maison d’autrui, on a fini par vous mettre à la porte ; il fallait vous attendre à cette triste et humiliante parodie !... Ce que je sais, c’est que, si nous n’avons pas, par l’abandon de vos prétendus sièges, nos légitimes évêques, nous n’aurons pas du moins les mauvais et que, privés de ceux que la violence nous a ravis, nous ne serons plus du moins affligés par la vue de ceux que la violence nous a donnés... Ainsi, partez toujours, nous aurons gagné quelque chose...

Vis à-vis de l’Etat, l’attitude et le langage des réfractaires n'étaient ni plus déférents ni plus charitables. La plupart d’entre eux, rentrés en France malgré les lois de déportation, n’étaient pas admis à prêter le serment prescrit par les décrets du 11 prairial et du 7 vendémiaire. Aussi ne se croyaient-ils tenus à aucun ménagement envers la République. D’autres, qui parvenaient, au moyen de fausses attestations, à dissimuler leur identité ou leur qualité d’émigrés, le prêtaient sans scrupule ; mais, en vertu du vieux principe jésuitique que la fin justifie les moyens, n’en combattaient pas le gouvernement avec moins de zèle et d’acharnement. Tous travaillaient à l’envi, d’un bout à l’autre de la France, pour la contre-révolution et la préparaient à ciel ouvert.

C’est ainsi, par exemple, qu’ils contribuaient de toutes leurs forces à l’avortement — partiel — de la grande loi par laquelle la Convention venait d’organiser l’instruction publique. S’ils ne pouvaient empêcher la bourgeoisie, qui était généralement voltairienne à cette époque, et qui connaissait le prix du savoir, d’envoyer ses enfants dans les écoles centrales[1], ils réussissaient mieux auprès des paysans qui, pour la plupart illettrés, se souciaient médiocrement que les générations à venir ne le fussent pas. La Convention, après avoir, à deux reprises, décrété que l’enseignement primaire serait obligatoire, avait eu le tort de se déjuger[2]. Elle avait, à la fin, simplement décidé qu’il serait laïque. Et comme, d’autre part, elle n’avait pas cru devoir en voter la gratuité, les prêtres malintentionnés n’avaient pas beaucoup de peine à faire le vide dans les écoles primaires publiques, qu’ils représentaient comme des foyers d’athéisme, simplement parce que le catéchisme en était exclu.

Ils continuaient d’autre part, en ce qui touchait à la vente des biens nationaux, une propagande d’intimidation qui, entravant la mobilisation de ces domaines, compromettait chaque jour davantage le crédit et la solidité de la République[3]. Beaucoup d’entre eux encourageaient les contribuables à ne pas payer les impôts qui, effectivement, rentraient plus mal encore que sous la Convention, et augmentaient par leurs insinuations la méfiance croissante du public à l’égard du papier-monnaie. Ils ne contribuaient pas, on le comprend, à faciliter au Directoire cette liquidation des assignats, qui fut, on le sait, sa tâche la plus pénible pendant plus d’une année. Ce n’est pas tout. Ils ne cessaient, au mépris du décret du 7 vendémiaire, de provoquer à la méconnaissance des lois, au renversement de la République, au rétablissement de la Royauté. Si ce n’était pas toujours par la prédication, c’était par la confession, par l’enseignement, dont ils tendaient en bien des endroits à s’emparer, par la distribution de leurs journaux, de leurs libelles, de leurs catéchismes. Ils détournaient les jeunes gens du service militaire, approuvaient ou provoquaient la désertion quand elle s’effectuait au détriment des armées républicaines. En revanche, ils travaillaient de leur mieux au recrutement des bandes rebelles qui tenaient encore la campagne dans divers départements et qui semblaient devoir perpétuer la guerre civile. Il ne faut pas oublier que, pendant la plus grande partie de l’an IV, les compagnies de Jéhu et du Soleil continuèrent à terroriser le sud-est de la France ; que, dans le même temps, la chouannerie, qui n’avait pas perdu tout espoir d’être secourue de nouveau par les Anglais[4], faisait toujours rage en Bretagne ; que Stofflet résistait dans l’Anjou et Charette dans la Vendée ; que le premier ne périt qu’en pluviôse et le second qu’en germinal (février-mars 1796) et qu’il fallut encore plusieurs mois à Hoche pour achever, par ses colonnes mobiles, le désarmement des populations de l’Ouest fanatisées par l’ancienne Église.

 

II. — Un gouvernement moins prévenu que le Directoire contre le clergé catholique n’eût pu tolérer de pareils agissements, et son devoir eût été de les réprimer avec énergie. Or le pouvoir exécutif était entre les mains d’hommes pleins d’aversion non seulement pour le catholicisme, mais pour la religion chrétienne en général. Barras, Carnot, Letourneur, Rewbell, Lareveillère-Lépeaux, qui l’exerçaient depuis la mise en vigueur de la constitution de l’an III, et presque tous ceux qui furent depuis investis des fonctions directoriales, souhaitaient passionnément, comme autrefois les Girondins et les Montagnards, que les anciens cultes disparussent et fissent place en France à une religion purement civile, philosophique, nationale, sans mystères, sans traditions, sans prêtres. Ils ne croyaient pas que la religion romaine et ses ministres pussent jamais se réconcilier sincèrement avec la Révolution. Ils auraient pu dire, comme on l’a dit de nos jours, que le cléricalisme, c’était l’ennemi, l’ennemi capital, à combattre sans trêve ni relâche, avec cette différence que le cléricalisme, à leurs yeux, ce n’était pas seulement l’influence politique de l’Église, mais l’Église elle-même. Lareveillère-Lépeaux surtout semblait s’être donné pour tâche de déchristianiser la France. C’était, à son sens, le complément nécessaire d’une révolution qui s’était faite au nom de la raison, comme au nom de la liberté. S’il montrait à cet égard plus d’ardeur et plus de ténacité que ses collègues, ceux-ci n’étaient pas pour cela portés à le désavouer. Tous avaient en somme, en matière de politique religieuse, les idées qui avaient prédominé à la Convention surtout avant le 9 thermidor. Sous ce rapport, ils s’inspiraient malgré eux des doctrines de Robespierre, qu’ils avaient jadis combattu pour d’autres raisons. Ils ne voyaient en général dans la séparation de l’Église et de l’État, effectuée depuis peu, qu'un moyen d’anéantir l’Église. S’ils étaient tenus, connue gouvernants, de respecter les lois qui garantissaient la liberté des cultes, ils avaient le secret espoir qu’en les appliquant à la lettre, rigoureusement et sans bienveillance, ils réduiraient le catholicisme ou à capituler honteusement, ou à sauter par les fenêtres.

Bien que les anciens assermentés parussent ralliés sans arrière-pensée à la République et ne lui lissent qu’une opposition de détail, toute constitutionnelle, le Directoire était fort loin de leur accorder la moindre faveur. On voit par exemple qu'au commencement de 1796, il cherchait à empêcher l’épiscopat de 1791, décimé par les défections et par la mort, de se recruter par de nouvelles élections[5]. Il ne laissa faire que lorsque la justice lui eut donné tort ; et encore lui arriva-t-il d’autres fois de s’opposer à de nouvelles nominations d’évêques[6]. A plus forte raison n'était-il pas disposé à fermer les yeux sur les menées vraiment illégales et contre-révolutionnaires des prêtres non ralliés, qui se faisaient partout les fauteurs non seulement du fanatisme, mais de la cause royaliste.

Dès le début, il avait recommandé à ses agents de les surveiller étroitement, de ne pas leur laisser de repos. Au mois de novembre, Benezech, ministre de l’intérieur, écrivait en son nom aux commissaires nationaux dans les départements : ... Déjouez leurs perfides projets. Par une surveillance active, continuelle, infatigable, rompez leurs mesures, entravez leurs mouvements, désolez leur patience ; enveloppez-les de votre surveillance ; qu’elle les inquiète le jour ; qu’elle les trouble la nuit ; ne leur donnez pas un moment de relâche ; que sans vous voir ils vous sentent à chaque instant...[7] Un peu plus tard, le ministre de la police, Merlin, recommandait aux autorités locales d’appliquer rigoureusement aux réfractaires les lois de 1792 et de 1793 en dépit desquelles ils étaient rentrés. Le législateur, disait-il, a rejeté tous les ménagements pusillanimes qui pouvaient laisser quelque espérance aux déportés ; l’indulgence n’eût fait qu’entretenir la contagion du mal, et il a voulu l’extirper jusqu’à la racine...[8] Le Directoire prenait le 8 ventôse (27 février) un arrêté qui, conformément au décret du 14 février 1793, assurait 100 francs de prime à quiconque livrerait à la justice soit un émigré, soit un prêtre déportable. Le 22 germinal (11 avril) il faisait voter une loi interdisant l'usage des cloches et toute autre espèce de convocation publique pour l'exercice d’un culte, sous peine d’un an de prison et, en cas de récidive, de la déportation pour les prêtres qui auraient commis ce délit. Cinq jours après (16 avril), il en obtenait une autre frappant de la peine de mort toute espèce de provocation à la dissolution du gouvernement républicain et tout crime attentatoire à la sûreté publique et individuelle. Il ne se bornait pas à menacer, il faisait aussi parfois de rigoureux exemples. Les colonnes mobiles qui pourchassaient les brigands dans l’Ouest et dans le Midi passaient de temps en temps par les armes des prêtres pris en flagrant délit de complicité avec les rebelles. Quelques ecclésiastiques étaient jugés et guillotinés. Il en périt ainsi une trentaine dans le courant de 1796.

 

III. — Mais, si l’on compare ce chiffre à celui des prêtres exécutés pendant la Terreur, si l’on remarque surtout qu’à cette dernière époque le plus grand nombre des réfractaires était hors de France, tandis que deux ans plus tard ils étaient presque tous rentrés, on doit constater que le Directoire parlait plus qu’il n’agissait et qu'il était de fait réduit vis-à-vis des insermentés à une impuissance presque absolue.

C’est qu’en effet dans cette lutte contre l’Église rebelle il n’avait pas pour lui l'opinion publique. Les décrets qu’il invoquait existaient bien, mais on ne les appliquait presque plus. Les réfractaires répétaient partout et le peuple disait avec eux que le gouvernement révolutionnaire n’existant plus, les lois d’exception étaient de droit abrogées ; que, la constitution de l’an III ayant proclamé la liberté des cultes, aucun ministre du culte catholique ne devait être ni proscrit ni entravé dans l’exercice de sa mission ; que le bénéfice de l’amnistie votée par la Convention ne pouvait, en bonne justice, être refusé aux prêtres réfractaires. Aussi, malgré les textes positifs qui leur étaient applicables, ces derniers échappaient-ils à peu près tous aux pénalités requises contre eux parles magistrats. Dans bien des endroits et même dans de grandes villes, les autorités constituées fermaient les yeux sur leurs agissements, soit par lassitude, soit par peur. Si les évêques de l’ancien régime étaient encore pour la plupart à l’étranger, quelques-uns, qui n’avaient jamais quitté la France ou qui venaient d’y rentrer, commençaient à s'y montrer. Certains d’entre eux, comme l'évêque de Saint-Papoul et l’évêque de Troyes (M. de Barral), officiaient publiquement à Paris, ordonnaient de nouveaux prêtres et attiraient à leurs sermons des milliers d’auditeurs. Avant la fin de 1796, plus de trente églises ou oratoires étaient ouverts dans la capitale au clergé contre-révolutionnaire.

Pour réagir contre un tel mouvement, le Directoire essaya, durant plus d'une année, de deux moyens, qui ne devaient guère lui réussir : d’une part, il demanda au pouvoir législatif des lois de répression sinon plus rigoureuses, du moins plus efficaces que celles dont il était armé sans pouvoir en réalité s’en servir ; de l’autre, il résolut de s’attaquer à la papauté, qui, grâce au progrès de nos armes en Italie, n’était plus maintenant à l’abri de nos atteintes, et de la réduire par la ruine de sa puissance temporelle à transiger avec la Révolution. Ce double résultat pouvait-il être obtenu ? Ce n'est pas sûr. Mais, pour qu’il en fût ainsi, il fallait que les assemblées auxquelles il allait faire appel s’associassent sans réserve à ses vues et que le général chargé d’accomplir ses volontés en Italie les exécutât fidèlement. Or ni d’un côté ni de l’autre il n’en alla suivant ses désirs.

On sait que le conseil des Cinq-Cents et le conseil des Anciens avaient été, en vertu des décrets du 5 et du 13 fructidor an III (22-30 août 1795), formés pour les deux tiers de membres de la Convention. Ils contenaient donc l’un et l’autre une majorité républicaine et dévouée à la constitution de l'an III. Mais le dernier tiers, librement nommé par les électeurs, se ressentait de la réaction semi- royaliste qui s’était produite dans le pays après la grande crise de la Terreur. Il se composait d’hommes dont beaucoup avaient siégé à la Constituante et à la Législative, de politiques un peu timorés, que les violences de 1793 avaient effarouchés et qui, pour la plupart, sans être décidés à trahir la République, lui préféraient en secret la monarchie constitutionnelle et se comportaient en conséquence. Quelques-uns, sans arborer franchement leur drapeau, n’étaient que de purs royalistes. Sans doute, leurs collègues de la majorité n’étaient pas disposés à seconder des projets de restauration. Mais il n’en manquait pas qui, s’étant fort compromis par leurs excès révolutionnaires au temps de la Convention et ne croyant pas trop à l’avenir de la République, cherchaient, soit en se tenant à l’écart, soit en se ralliant à une politique ultra-modérée, à gagner l'oubli ou le pardon de leurs abus. En ce qui concernait le clergé réfractaire, ils savaient, comme leurs collègues, que l’opinion publique, loin de réclamer de nouvelles rigueurs, réprouvait celles qui auraient pu être prescrites au nom des lois existantes. Bref, les conseils n’étaient pas disposés à suivre le Directoire dans la voie où il voulait les entraîner, et ils ne tardèrent pas à le lui montrer.

Dès la fin de germinal (avril 1796), le gouvernement avait représenté et prouvé que les menées des réfractaires devenaient chaque jour plus menaçantes, plus dangereuses. Il avait demandé au pouvoir législatif des moyens efficaces d’y mettre un terme. De là le projet soumis aux Cinq-Cents, dans la séance du 4 floréal (23 avril), par le député Drulhe, et qui tendait à expulser du sol français, dans un délai de vingt jours, sans les admettre au serment prescrit par la loi de vendémiaire, tout prêtre qui n’aurait pas antérieurement prêté le serment constitutionnel de 1790 ou le serment à la liberté et à l’égalité de 1792 ; tous ceux qui, passé ce délai, seraient trouvés en France, seraient traités comme émigrés, c’est-à-dire condamnés à mort. Cette motion, vivement soutenue par d’anciens montagnards, fut d’autre part combattue avec énergie par d’anciens feuillants. Les ennemis de la liberté, dit Pastoret, voulez-vous que je vous les fasse connaître ? Ce sont les hommes qui, animés non pas de l’esprit national, mais de l’esprit de faction, voient la patrie à travers leur haine, leur défiance, leur pusillanimité, ceux qui foulent aux pieds la constitution, exigent sans cesse des mesures révolutionnaires et nous poussent au gouffre de l’anarchie et du despotisme. Après plusieurs jours de débats violents, la loi ne passa qu’à grand’peine aux Cinq-Cents (6 mai). Portée au conseil des Anciens, elle y fut accueillie avec une défaveur manifeste. Les circonstances politiques n'étaient pas de nature à rendre son succès probable. La conspiration de Babœuf venait d’être découverte (9 mai). Pendant plusieurs mois, on se préoccupa beaucoup plus des complots tramés par le parti terroriste que des menées du clergé réfractaire ou des royalistes. Aux yeux des législateurs, le péril était à gauche, comme on dirait aujourd’hui. La nouvelle loi fut critiquée surtout par Portalis, qui, comme jurisconsulte et comme homme d’État, s’efforça de prouver qu’elle était injuste, inopportune et qu’elle serait inefficace. Elle fut finalement repoussée le 9 fructidor (25 août).

Cet échec était une nouvelle cause d’affaiblissement pour le Directoire qui, n’ayant pu faire voter une loi nouvelle contre les réfractaires, se trouva plus empêché que jamais d’appliquer les anciennes. Il soutenait pourtant qu’elles étaient toujours en vigueur. Mais c’était pour lui une satisfaction à peu près platonique. Du reste, les conseils, à partir de cette époque, se montraient chaque jour plus portés à l'indulgence et aux mesures de réparation envers les ecclésiastiques insoumis. Nous en voyons la preuve dans les lois des 19 et 28 fructidor (5, 14 septembre). La première autorisait les prêtres dont la réclusion avait été ordonnée par le décret du 3 brumaire an IV à reprendre la jouissance de leurs biens, et la seconde leur faisait espérer une mise en liberté que leurs amis demandaient sans cesse à grands cris dans les deux conseils. Le décret du 3 brumaire lui-même, vivement attaqué dans les assemblées, fut, après des débats qui durèrent plusieurs semaines, sensiblement adouci, tant à l’égard des réfractaires qu’à celui des émigrés. Les articles 7 à 16 et notamment l’article 10, qui faisait expressément revivre toute la législation draconienne de 1792 et de 1793, furent abrogés le 14 frimaire an V (4 décembre 1796). Le Directoire put bien continuer à soutenir que cette législation n’était pas elle-même abolie pour cela et tenter de l’appliquer encore. Mais on lui obéissait de moins en moins. Il ne pouvait plus, en fait, ni prévenir ni réprimer les troubles provoqués par les prédications des insoumis, les assassinats qui, à leur instigation, se multipliaient dans certains départements, comme en 1795[9]. Il eut beau, en pluviôse, adresser aux Cinq-Cents soixante-six liasses de pièces relatives à l’agitation inquiétante fomentée de tous côtés par les réfractaires. Il eut beau solliciter le vote d’une loi qui lui permit de déporter par arrêté individuel tout prêtre coupable d’avoir troublé la paix publique. — Le sang des républicains coule, et c’est le fanatisme qui le verse, écrivait-il à ce propos dans son message. — Cette nouvelle proposition fut encore repoussée. Le gouvernement se trouva donc, plus que jamais, hors d’état de se faire respecter par les factieux. Et, comme un tiers des deux assemblées allait être renouvelé sous peu par les élections, il ne pouvait guère espérer que le corps législatif se ralliât de longtemps à sa politique.

 

IV. — Vis-à-vis du Saint-Siège, le Directoire n’avait pas été beaucoup plus heureux que vis-à-vis des Conseils : il n’avait pu en effet obtenir de lui que des avantages purement matériels et ne l’avait point amené à capituler en matière religieuse. Bonaparte avait à peine remporté ses premiers succès en Piémont (avril 1796), que le Directoire avait songé à se servir de lui pour mettre le pape à la raison. De là les instructions qu’il lui avait envoyées le 7 mai et en vertu desquelles ce général devait laisser la moitié de ses troupes en Lombardie sous le commandement de Kellermann et marcher avec le reste sur Livourne, Rome et Naples. L’expédition de Borne lui était particulièrement recommandée. Ce n’était pas seulement pour venger le meurtre de Basseville, c’était pour humilier le Saint-Siège à la face du monde et porter ainsi un coup sensible au catholicisme, que le gouvernement français tenait à cette opération.

On sait que Bonaparte ne se prêta pas à ce désir. Ce n’est pas assurément qu'il fût retenu par des scrupules religieux. Parfaitement détaché de toute Eglise et de tout culte, tiré de l’obscurité par la faveur des Robespierre, des Barras, des Carnot, il pensait, parlait, agissait en jacobin et n’avait pas plus de tendresse que ses protecteurs pour le fanatisme et la superstition. Il ne croyait, au fond, qu’en lui-même et n’avait pas d’autre règle morale que son ambition. Il eût sans hésiter porté la révolution à Rome, s’il n’eût pu qu’à cette condition garder son commandement et les bonnes grâces du Directoire. Il commença par répondre aux instructions du 7 mai en offrant sa démission, parce qu’il lui répugnait mortellement de partager son armée avec Kellermann et de laisser à ce dernier la gloire de poursuivre la guerre contre les Autrichiens. Mais il était en réalité si peu décidé à la maintenir que le 20 il parlait à ses soldats dans une proclamation de les conduire sur les bords du Tibre, pour châtier ceux qui avaient aiguisé les poignards de la guerre civile en France et lâchement assassiné nos ministres, pour rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui se rendirent célèbres et réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d’esclavage.

Finalement l’expédition n’eut pas lieu, parce que le Directoire n’osa pas imposer ses volontés au vainqueur de Lodi. Bonaparte se borna, dans le courant de juin, à marcher avec quelques milliers d’hommes jusqu’à Bologne, révolutionna cette ville, ainsi que celle de Ferrare, lit prisonniers plusieurs légats du pape et par là intimida la cour de Borne à tel point, qu’elle sollicita aussitôt un armistice. Le général eut pu le lui refuser et continuer sa marche. Mais, outre qu’il ne voulait pas s’éloigner du nord de l’Italie, où un retour offensif des Autrichiens était à craindre, il commençait à se dire que ménager le Saint-Siège, tout en ayant l’air de le menacer, serait pour lui-même plus avantageux que de le maltraiter sans mesure et de le pousser à bout. Sa tactique à l’égard du pape consista dès lors à lui faire le moins de mal possible, sans lui laisser ignorer tout celui qu’il eût pu lui faire. Il n’ignorait pas que le catholicisme regagnait chaque jour du terrain en France ; et, sans contrarier ouvertement le Directoire, il agissait de façon à mériter la reconnaissance et à obtenir au besoin le concours de l’Église, dont l’alliance pouvait un jour lui être précieuse.

Le premier effet de ce machiavélisme fut l’armistice de Bologne (23 juin), dont il jugea bien que les bénéfices — occupation de Bologne, Ferrare, etc., contribution de 21 millions, cession de cent tableaux, de cinq cents manuscrits, des bustes de Junius et de Marcus Brutus —, paraîtraient insuffisants au Directoire, car il prit la peine de s’excuser, rejetant tous les torts sur les deux commissaires du gouvernement qui l'accompagnaient depuis le commencement de la campagne.

A Paris, on eut en effet, sans le dire, quelque mauvaise humeur. Mais on espérait se dédommager en amenant le pape, qui venait de s’engager à négocier la paix avec la République française, à des sacrifices sérieux en matière ecclésiastique. C’était là une grande illusion. L’envoyé du Saint-Siège qui vint peu après à Paris pour traiter n’ignorait pas plus que Bonaparte l’état moral de la France et savait qu’en notre pays la déchristianisation n’était plus à l'ordre du jour. Aussi, quand on lui signifia que les conditions essentielles de la paix seraient la révocation par le pape de ses brefs contre la constitution civile du clergé et l’abolition de l’Inquisition, le représentant du souverain pontife répondit-il que jamais son maître ne se soumettrait à de pareilles exigences. Pie VI déclara qu’il préférait la couronne du martyre à un tel déshonneur. Il avait bien voulu, au commencement de juillet, publier un bref par lequel il recommandait, en termes assez vagues, aux fidèles, la soumission qui est due aux puissances établies[10]. Mais il ne voulait pas qu’on lui demandât davantage. Bref, au bout de quelques semaines, la négociation fut rompue. A Florence, où elle fut reprise peu après, les deux parties ne s’entendirent pas davantage. Le pape suspendit même, vers la fin de l’année, l’exécution des clauses de l’armistice et entama avec la cour de Vienne pour une alliance formelle des pourparlers qui ne furent pas assez secrets pour échapper à Bonaparte et au gouvernement français.

La descente de Wurmser en Italie et les succès de l’archiduc Charles en Allemagne l’avaient enhardi, comme tous les souverains de la péninsule. Mais Wurmser ayant subi défaites sur défaites, la cour de Rome baissa le ton et trembla de nouveau. Bonaparte se hâta d’instituer la République Cispadane pour la tenir en respect (octobre). Dans le même temps, chargé des pleins pouvoirs du Directoire, il invitait le diplomate Cacault à reprendre la négociation avec le pape, mais simplement pour gagner du temps et pour tromper le vieux renard[11] ; ce qui ne l’empêchait pas de lui écrire quatre jours plus tard : Vous pouvez assurer au pape que j’ai toujours été contraire au traité qu’on lui a proposé et surtout à la manière de négocier... J’ambitionne bien plus le titre de sauveur que celui de destructeur du Saint-Siège... Si l’on veut être sage à Rome, nous en profiterons pour donner la paix à cette belle partie du monde et tranquilliser les consciences timorées de beaucoup de peuples[12].

L’approche d’Alvinzi, qui déboucha en Vénétie au commencement de novembre, redoubla le mauvais vouloir du Saint-Siège à l’égard du Directoire. Le cardinal Busca, secrétaire d’État à Rome, pressa la signature de l’alliance que le cardinal Albani était allé conclure à Vienne. Mais mal lui en prit. Plusieurs de ses lettres furent interceptées par Bonaparte. Ce général put aussi communiquer à son gouvernement des proclamations injurieuses et menaçantes pour la France que le pape ou ses légats venaient de répandre à profusion dans l’État pontifical. Les Français, vainqueurs à Arcole (17 novembre) le furent encore à Rivoli (14 janvier 1796) ; toute l'Italie du Nord fut à eux sans conteste quand Mantoue eut capitulé (2 février). Qu’allait devenir la cour de Rome, qui s’était si imprudemment déclarée contre nous ? Elle n’avait plus dans la péninsule une seule alliance à espérer. Le duc de Modène avait perdu ses États. La Toscane, le Piémont, Parme, Gênes, Naples même avaient fait la paix avec la République française. Les Anglais, qui avaient occupé quelque temps la Corse, en étaient maintenant expulsés. Le Saint-Siège semblait menacé d’une exécution retentissante et, s’il n’eût tenu qu’au Directoire, elle n’eût pas été plus longtemps retardée.

La religion romaine, lisons-nous dans une dépêche adressée par ce gouvernement à Bonaparte le 3 février 1797, sera toujours l’ennemie irréconciliable de la République, d’abord par son essence et ensuite parce que ses serviteurs et ses ministres ne lui pardonneront jamais les coups qu’elle a portés à la fortune et au crédit des uns, aux préjugés et aux habitudes des autres. Le Directoire vous invite à faire tout ce qui vous paraîtra possible, sans rallumer le flambeau du fanatisme, pour détruire le gouvernement papal, soit en mettant Rome sous une autre puissance, soit, ce qui serait mieux encore, en établissant une forme de gouvernement intérieur qui rendrait méprisable et odieux le joug des prêtres.

Toutefois, les directeurs, habitués depuis longtemps à ne plus contrarier le général en chef de l’armée d’Italie, ajoutaient qu’ils le laissaient libre d’exécuter ce plan ou d’en adopter un autre, s’il le jugeait nécessaire. Bonaparte profita de la latitude qui lui était donnée pour traiter la cour de Rome avec une bienveillance à laquelle sans doute elle ne s’attendait pas. Il désirait de plus en plus, sans le dire, s’assurer la gratitude de l’Église. Les progrès du parti catholique en France lui avaient été signalés récemment encore, et c’est d’après eux, plus que d’après les instructions directoriales, qu’il était porté à régler sa conduite à l’égard du pape[13]. Depuis longtemps il ne perdait aucune occasion de témoigner au clergé italien une estime qu'il n’éprouvait point sans doute au fond de l’âme. Il prescrivait à ses soldats de respecter le culte catholique, et il voulait qu’on le sût. Il aimait à causer avec les évêques, les flattait, leur donnait à entendre qu’il voulait, comme eux, le bien de l'Église. En février 1797, quand il entra dans l’État pontifical à la tête de son armée, il défendit hautement toute insulte à la religion, traita les prêtres et les moines avec bonté, proclama que les ecclésiastiques français réfugiés dans les domaines du pape — et qu’il aurait pu faire fusiller comme émigrés pris sur le territoire ennemi —, ne seraient pas inquiétés. D’autre part, il levait force contributions, s’emparait en vrai mécréant du trésor de la Madone à Lorette[14] et faisait savoir an pape que lui seul pouvait le sauver, mais qu’il n’était que temps de se montrer raisonnable.

Le cardinal Mattei, envoyé par Bonaparte à Rome le 13 février, fit comprendre à Pie VI qu’il était à la merci des Français. Il ne fallait pas, lui dit-il, pousser à bout, par une résistance d’ailleurs inutile, un général qui, au fond, ne voulait pas l’anéantissement du Saint-Siège. Le souverain pontife écrivit donc à son cher fils, le général Bonaparte, pour lui témoigner toute la confiance qu’il avait en lui, et fit partir un plénipotentiaire pour conclure la paix.

Le cher fils arrêta aussitôt ses troupes et se déclara prêt à la signer. Je suis à traiter avec cette prêtraille, écrivait-il le 17 février à Joubert, et pour cette fois-ci saint Pierre sauvera encore le Capitole. Effectivement la négociation ne traîna pas. Le 19, les conditions de la paix furent arrêtées à Tolentino. Sans doute elles étaient onéreuses pour le Saint-Siège, qui, sans parler d’une nouvelle contribution de guerre, renonçait aux légations de Bologne, Ferrare et Ravenne et reconnaissait enfin l’annexion à la France d’Avignon et du comtat Venaissin. Mais elles l’auraient été bien davantage si Bonaparte s’était conformé aux désirs de son gouvernement. Files n’imposaient du reste au pape que des pertes matérielles. Elles laissaient intacte son autorité spirituelle. Il n’avait été question à Tolentino ni de désavouer les brefs relatifs à la constitution civile du clergé ni d'abolir l’Inquisition. Le souverain pontife pouvait être content du général républicain, qui aurait pu le chasser de ses Etats et qui, après l’avoir sauvé, lui envoyait encore un de ses aides de camp pour lui exprimer son estime, sa vénération parfaites et lui exprimer son désir de lui en donner de nouvelles preuves[15].

Le Directoire devait évidemment se montrer moins satisfait, et Bonaparte le sentait bien. Aussi prenait-il la peine de lui écrire, le jour même où le traité venait d’être signé : Mon opinion est que Rome, une fois privée de Bologne, Ferrare, la Romagne, et des trente millions que nous lui ôtons, ne peut plus exister ; cette vieille machine se détraquera toute seule. Je n'ai point parlé de religion, parce qu’il est évident qu’on fera faire à ces gens-là parla persuasion et l’espérance beaucoup de démarches qui pourront être alors vraiment utiles à notre tranquillité intérieure. Si vous voulez me donner vos bases, je travaillerai là-dessus, et je ferai faire à la cour de Rome les démarches que vous pourriez croire nécessaires...

C’étaient là des mots et rien de plus. De fait, pas plus après qu'avant le traité, le Directoire ne put obtenir du pape aucune démarche sérieuse pour amener la fin des troubles religieux en France. La paix était signée depuis près de six mois, que Bonaparte l’église et l’état en frange en était encore à solliciter du souverain pontife son intervention auprès du clergé réfractaire pour le déterminer à se soumettre au gouvernement et à se réconcilier avec le clergé constitutionnel[16].

 

V. — Le Saint-Siège était d’autant moins disposé à céder aux désirs du Directoire que ce gouvernement paraissait décidément sur le point de sombrer. Les fauteurs de la contre-révolution royaliste et ultramontaine se croyaient maintenant assurés en France d'un triomphe prochain. Les élections de germinal an V furent pour eux, comme on pouvait s’y attendre, un éclatant succès. Le 1er prairial (20 mai), l’entrée des nouveaux députés au conseil des Cinq-Cents et au conseil des Anciens déplaça subitement dans ces deux assemblées la majorité, qui passa de gauche à droite et, tout en respectant les formes constitutionnelles, ne dissimula pas longtemps son intention de réduire le Directoire à l’impossibilité de gouverner.

Le gouvernement avait en vain dénoncé les derniers complots royalistes, fait publier les papiers de Droitier, Duverne de Presles et La Ville-Heurnois. Les Clichyens des deux conseils ne s’émouvaient guère de ses plaintes. Les Cinq-Cents se donnaient pour président le général Pichegru, que sa trahison de 1795 avait fait destituer de son commandement et aurait dû faire fusiller. C’était désigner d’avance l’exécuteur chargé d’étrangler la constitution de l’an III. Un royaliste, Barthélemy, était introduit dans le Directoire. Bientôt, sans parler de propositions purement politiques que nous n'avons pas à rapporter ici, les ennemis de la République multiplièrent leurs motions en faveur de la contre-révolution religieuse. Le 14 juin, Gilbert-Desmolières se plaignait avec amertume de l’enseignement purement laïque qui était donné dans les écoles de l’État. Quelques jours plus tard, Camille Jordan, député de, Lyon, faisait avec éclat ses débuts à la tribune en réclamant une liberté d’action pleine et entière pour le clergé catholique. Ce n’était pas seulement le rappel de toutes lois d’exception contre les ecclésiastiques qu’il demandait ; c’était l’abolition de tout serment, de toute déclaration politique : c'était la faculté pour les citoyens de louer et d’acheter des temples, de s’y assembler, d’y célébrer leur culte sans contrôle, de sonner les cloches, d’exhiber au dedans et au dehors des emblèmes religieux, de publier leurs doctrines, de manifester par toutes voies et moyens. Vous réaliserez ainsi, disait-il, l’antique vœu de la philosophie ; vous donnerez au monde le spectacle d’un grand empire où tous les cultes peuvent être exercés avec une égale protection et inspirer l'affection pour les hommes et le respect pour les lois...

Ces revendications eussent été fort justes si ceux qui devaient en bénéficier n’eussent pas été des conspirateurs. Mais il était trop clair que, si le clergé réfractaire réclamait plus de liberté, c’était pour pouvoir faire plus de mal à la République. C’est ce que remontrait sans cesse le Directoire. Mais on ne l’écoutait pas. Bientôt les Cinq- Cents mirent en discussion l’abrogation formelle de toutes les lois portées depuis 1791 contre les insermentés. Une proposition ainsi conçue avait été déposée par le député Dubruel et fut appuyée par un grand nombre de ses collègues : Les lois qui ont prononcé la peine de déportation ou de réclusion contre les prêtres pour la seule cause de refus de serment ou de déclaration de soumission aux lois de la République sont rapportées. Les lois rendues contre les citoyens qui auraient donné asile aux dits prêtres sont également rapportées. Les dits prêtres rentreront dans tous leurs droits de citoyens. Le débat qui s’engagea sur cette motion dura du 8 au 30 messidor (26 juin-18 juillet) et donna lieu, d’un côté comme de l’autre de l’assemblée, aux plus véhémentes harangues. Le général Jourdan remontra que la République avait le droit et le devoir de se défendre ; que les prêtres étaient trop puissants pour qu’il ne fût pas toujours nécessaire de les surveiller et de les contenir. Bou- lay de la Meurthe soutint les principes de la constitution civile. Lamarque repoussa hautement tout pacte avec les fauteurs du fanatisme : Nous ne voulons pas, s’écria-t-il, du dieu de leurs pères, car leurs pères étaient des barbares. Le vrai dieu est celui de la tolérance et de la liberté. Par contre, Boissy d’Anglas, qui était maintenant rallié aux Clichyens, et Lemérer, royaliste déterminé, soutinrent avec énergie le nouveau projet, dont l’avocat le plus éloquent fui Royer-Collard, qui était alors, comme son ami Jordan, au début de sa carrière parlementaire. Ce dernier représentait que les prêtres ; ne gardaient plus rien de leur ancienne puissance, qu’elle était complètement évanouie. Il ajoutait que repousser la loi, c’était vouloir perpétuer des ressentiments et des haines que son adoption ferait au contraire promptement disparaître. Ils haïssent, dit-on, le gouvernement républicain. Mais lequel ? Est-ce le gouvernement révolutionnaire ? Ah ! je le crois sans peine : il les a entassés dans des cachots et les y a fait périr par des massacres, par la faim, par le froid ; il les a noyés, mitraillés, donnés en spectacle de carnage. Mais le gouvernement qui réparera ce qui est réparable, pourquoi le haïraient-ils ?... Ces arguments et d'autres semblables entraînèrent les Cinq-Cents. La motion fut enfin votée, et, quelques semaines après, les Anciens, sur le rapport de Thibaudeau, l’adoptèrent également (7 fructidor-24 août). Ainsi tous les prêtres réfractaires étaient avec éclat rappelés, amnistiés, remis en possession de leurs droits civils et politiques. Les deux conseils se réservaient seulement de leur imposer une nouvelle formule de serment assez large et assez vague pour n’effaroucher aucune conscience.

Mais, avant qu’ils l’eussent trouvée, le Directoire, ou du moins la majorité de ce gouvernement — Barras, Rewbell, Larévellière-Lépeaux —, jugeant, après le vote de la loi nouvelle, ainsi que de plusieurs autres analogues et après la lecture des papiers du comte d’Antraigues, envoyés d'Italie par Bonaparte, que le saint de la République devait être la loi suprême, résolut de la défendre par un coup d’État. C’était un parti désespéré, un déplorable exemple pour les ambitieux comme Bonaparte — qui n’eut garde de s’opposer à un pareil précédent —. Mais il faut bien convenir que les Conseils avaient mis le Directoire dans l’impossibilité d’exercer ses droits et projetaient de le dissoudre. Comme lui-même, de par la constitution de l’an III, ne pouvait légalement dissoudre les assemblées et en appeler aux électeurs pour terminer le conflit, il eut recours à la force. Le coup d’État qu’il avait d’abord voulu faire exécuter par le général Hoche, fut accompli le 18 fructidor (4 septembre) par le général Augereau, lieutenant de Bonaparte. Les deux conseils furent épurés d’autorité, et le lendemain fut portée la loi toute révolutionnaire du 19 fructidor, qui armait le gouvernement de pouvoirs à peu près illimités à l’égard des ennemis de la République.

Cette loi ne se bornait pas, en effet, à casser les récentes élections de 49 départements, à destituer dans presque toute la France les autorités administratives ou judiciaires, en chargeant le Directoire de les remplacer ; à proscrire deux des directeurs — Carnot et Barthélemy, à qui succédèrent François de Neufchâteau et Merlin de Douai — ; à prononcer la déportation de 53 députés, à suspendre pour une année la liberté de la presse. Elle rétablissait la loi du 3 brumaire au IV contre les parents des émigrés. Elle ordonnait aux émigrés rentrés de quitter la France sous quinze jours, avec défense d’y reparaître sous peine d’être mis à mort dans les vingt-quatre heures. En ce qui concernait les prêtres réfractaires, elle rapportait purement et simplement la loi du 7 fructidor qui les avait rappelés (art. 23). Elle donnait en outre au Directoire le droit dictatorial — qu’il avait demandé vainement en pluviôse — de déporter par des arrêtés individuels motivés les ecclésiastiques qui troubleraient à l’intérieur la tranquillité publique (art. 24). Enfin elle aggravait la formule de l’engagement imposé aux prêtres autorisés à demeurer en France, en spécifiant qu’ils seraient tenus de prêter le serment de haine à la Royauté et à l’anarchie, d’attachement et de fidélité à la République et à la constitution de l’an III[17].

 

VI. — Armé de pouvoirs aussi formidables, le Directoire ne résista pas à la tentation d’en abuser. Le clergé réfractaire d'une part, le pape de l’autre, ne tardèrent pas à subir douloureusement les effets du 18 fructidor. Il faut dire que, loin de chercher à les conjurer, ils semblèrent prendre à tâche de provoquer encore, par l’hostilité de leur attitude, les rigueurs d’un gouvernement qui ne demandait qu’à les frapper. Le clergé constitutionnel, qui n’avait jamais cessé de convier les insoumis à un accommodement et à une réconciliation si désirables dans l’intérêt de la paix publique, venait de tenir à Paris son premier concile dans l’église de Notre-Dame[18]. Cette importante assemblée ne s’était pas seulement occupée de pourvoir à la discipline de l’Église et aux élections ecclésiastiques par de nouveaux règlements. Elle venait de rendre, le 24 septembre, un décret de pacification dont la partie essentielle était ainsi conçue : L’Église gallicane reconnaît pour bases fondamentales de sa discipline l’élection des évêques par le clergé et par le peuple[19] et leur confirmation et institution par le métropolitain. Elle n’admet au rang de ses pasteurs que ceux qui ont manifesté leur fidélité à la République et qui en ont donné la garantie prescrite par la loi. Tous les pasteurs et prêtres qui sont restés fidèles à leur vocation seront appelés indistinctement à l’exercice du saint ministère, quelle qu’ait été leur opinion sur les questions qui ont divisé l’Église de France. S’il n’y a qu’un seul évêque pour un même diocèse, un seul curé pour une même paroisse, il sera reconnu de tous. Si une Église a deux évêques, l’un désigné et consacré avant 1791, l'autre élu et consacré depuis cette époque, le plus ancien sera reconnu ; l’autre lui succédera de plein droit : cette disposition est commune aux curés.

En même temps qu’il adoptait ces dispositions transactionnelles, le concile de Paris avait adressé au clergé réfractaire et au pape, par la plume de son président, deux nouvelles lettres, pour obtenir d’eux qu’ils voulussent bien enfin entrer en accommodement avec l’Église nouvelle.

Mais ni les évêques de l’ancien régime ni le souverain pontife n’étaient disposés à se rendre à cet appel. Les réfractaires ne répondirent que par des récriminations et des sarcasmes. Le pape ne répondit même pas. Le rétablissement de la paix religieuse semblait donc aussi difficile au lendemain qu’à la veille du concile.

Le Directoire n’y pouvait guère contribuer, il faut le reconnaître, par la rigueur avec laquelle il appliqua et lit appliquer la loi du 19 fructidor aux insermentés. Des circulaires minutieuses du ministre de la police[20] organisèrent dans toute la France de véritables chasses aux réfractaires. Un grand nombre d’ecclésiastiques furent expulsés, d’autres — les vieillards, les infirmes — soumis à une surveillance inquisitoriale. Des commissions militaires siégeant à Besançon, Marseille, Nice, Tours, etc., firent périr non seulement des émigrés, mais des insermentés assimilés aux émigrés par les lois de 1793 et coupables d’être rentrés ou restés en France. Disons toutefois que les exécutions furent peu nombreuses. Les mœurs publiques s’étaient adoucies depuis la Terreur, et les grandes tueries n’étaient plus possibles comme au temps de la Convention. En revanche, le Directoire usa trop complaisamment envers les réfractaires de la déportation, qui, lorsqu’elle avait pour but la Guyane, méritait souvent le nom sinistre qu’on lui donnait alors de guillotine sèche. Des centaines de prêtres furent ainsi jetés sur la plage inhospitalière de Sinnamary, et beaucoup ne tardèrent pas à y mourir.

 

VII. — Quant au pape, il ne tarda pas de son côté à être fructidorisé. Malgré la paix de Tolentino, son attitude vis-à-vis du gouvernement français n’était devenue ni plus amicale ni plus conciliante qu’au temps de la guerre. Après le traité de Campo-Formio (17 octobre 1797) le Directoire, qui n’avait plus rien à craindre de l’Autriche en Italie, se montra de moins en moins disposé à le ménager. Il fit encourager à Borne par son ambassadeur — Joseph Bonaparte — le parti révolutionnaire, qui tendait à l’établissement d’un gouvernement démocratique. Le pape et sa camarilla excitèrent de leur côté une populace ignorante et fanatisée contre les Français. De ces menées opposées résulta le meurtre d’un de nos généraux, Duphot, qui fut massacré le 28 décembre, par les troupes pontificales, dans l’hôtel même de l’ambassadeur. Ce dernier quitta aussitôt la ville, et le Directoire, informé de ces événements, résolut d'en finir avec le vieux renard. Cette fois, Bonaparte, quoiqu’il ait dit le contraire à Sainte- Hélène, ne le défendit pas. Il était alors à Paris. Il voyait de près le désarroi, la faiblesse, les fautes du Directoire. Il n’était pas fâché maintenant que ce gouvernement, dont il comptait bien recueillir la succession, se créât, par un violent coup de main contre le pape, de nouveaux embarras, de nouvelles difficultés, Il fut certainement consulté. Il approuva sans nul doute, puisqu’il donna de loin à Berthier, pour l’expédition de Borne, des instructions qu’on retrouve dans sa correspondance. Mais il évita de se compromettre publiquement. Il allait peu après partir pour l’Égypte. Il lui serait facile plus tard, quand il reviendrait, de rejeter sur le gouvernement des avocats l’entière responsabilité de ce coup de main et de ses conséquences.

Quoi qu’il en soit, l’armée d’Italie, commandée par Berthier, se dirigea vers Borne au commencement de 1798. Elle y entra le 10 février. Cinq jours après, comme on pouvait s’y attendre, la république romaine était proclamée. Le Directoire la prit aussitôt sous sa protection et lui envoya des agents pour lui donner une constitution analogue à celle delà France[21]. Quant au pape, comme on ne put lui faire approuver les faits accomplis, on jugea que ce n’était pas assez de l’avoir détrôné ; on s’empara de sa personne. Le 25 février, Pie VI fut emmené sous escorte par ordre des directeurs. On le conduisit à Sienne, d'où il fut ensuite transféré à Florence, puis à Parme. Enfin, au commencement de l’année suivante, la guerre ayant de nouveau éclaté en Italie, on pensa qu’il y serait trop difficile à garder et on le transporta, par Briançon et Grenoble, à Valence, d’où il ne devait plus sortir. Ainsi les meurtres de Basseville et de Duphot avaient été vengés avec éclat. Le pouvoir temporel des papes n’existait plus. Le souverain pontife était prisonnier de cette République qu’il avait si longtemps combattue et tant de fois anathématisée. Le Directoire pouvait être satisfait : son vœu le plus cher était maintenant exaucé.

 

VIII. — Son contentement se manifesta surtout à l'intérieur par un redoublement d’animosité contre ce culte catholique, qui, malgré tout, subsistait dans notre pays et qu’il eût tant voulu détruire. Le Directoire se lit, surtout vers cette époque, l’étrange illusion qu’il parviendrait à en déshabituer la France en l’obligeant à changer ses jours de repos et à célébrer religieusement les fêtes républicaines. On se rappelle que, depuis l’institution du nouveau calendrier, ce n’était plus le dimanche ; mais le décadi, qui était, au nom de la loi, chômé par les fonctionnaires et les employés de l’État. Au temps de la Terreur, beaucoup d’administrations locales avaient abusé de celle innovation pour exiger des particuliers et des prêtres qu’ils ne célébrassent plus le dimanche. Mais, depuis la fin de 1794, ces actes de sotte tyrannie étaient devenus de plus en plus rares. La loi du 7 vendémiaire an IV sur la police des cultes les avait formellement interdits[22], et, pendant les deux premières années du Directoire, la liberté des citoyens avait été à cet égard presque constamment respectée. Mais, après le 18 fructidor et surtout après l’arrestation du pape, la persécution décadaire se reproduisit, tendit à se généraliser et prit visiblement le caractère d’un système gouvernemental. Dès le mois de brumaire an VI, le ministre de l’intérieur se plaignait dans une circulaire que les lois imposant le décadi fussent tombées dans une espèce de désuétude. Il rappelait que tout fonctionnaire devait l’observer exactement et y assujettir sa famille. Il exprimait le désir que les prêtres transportassent à ce jour les offices et le repos du dimanche, demandait qu’il lui fut fait des rapports de quinzaine sur le résultat de ses instructions, bref invitait si clairement les administrations municipales et départementales à surveiller les partisans du dimanche, qu’elles ne tardèrent pas à les opprimer en bien des endroits[23]. Les prêtres catholiques se refusaient en général — qu’ils fussent de la nouvelle ou de l’ancienne Eglise — à une innovation qu’ils regardaient comme contraire à la loi chrétienne. Beaucoup d’entre eux, dans certains départements, notamment dans l’Yonne et dans l’Ailier, furent pour ce fait incarcérés et même déportés. Grégoire avait, dès le 25 frimaire an YI, dénoncé avec émotion de pareils abus de pouvoir à la tribune des Cinq-Cents. Bientôt ils se multiplièrent, et le Directoire les encouragea par ses arrêtés et ses instructions à ses agents.

C’est ainsi que, le 17 pluviôse (5 février 1798), il prescrivait aux municipalités de cantons de faire inspecter chaque mois les écoles particulières, maisons d’éducation et pensionnats pour s’assurer non seulement qu’on y enseignait les droits de l'homme et la constitution, mais qu’on y observait le décadi, qu'on y célébrait les fêtes républicaines et qu’on s’y honorait du nom de citoyen. Le 14 germinal suivant (3 avril), nouvel arrêté qui prescrit la stricte exécution du calendrier républicain non seulement pour les travaux administratifs de tout ordre, mais pour les exercices militaires, les actes des notaires, la fixation des foires et marchés, l’ouverture et la clôture des chantiers publics, des écluses, le départ et le retour des diligences, la date des journaux, etc., etc. Quelques mois plus tard, le gouvernement obtenait le vote d’une loi qui, généralisant les dispositions prises en diverses villes par des administrateurs zélés, rendait le repos du décadi obligatoire non seulement pour les autorités constituées et leurs employés, pour les écoles publiques et particulières, mais pour les tribunaux et, ce qui était vraiment insupportable, pour les commerçants et les industriels. Il n’était plus permis de vendre ce jour-là que des médicaments et des comestibles. Enfin les travaux dans les lieux et voies publies ou en vue des lieux et voies publics étaient également interdits, sauf quelques exceptions, pendant cette fête[24]. Ce régime vexatoire fut enfin complété par la loi du 13 fructidor (30 août) qui prescrivait aux autorités municipales de réunir les citoyens le décadi pour leur donner connaissance des lois, des actes administratifs, des actes de l’état civil ; elle stipulait aussi que les mariages ne pourraient être célébrés que ce jour-là, et au chef-lieu de canton, où auraient lieu chaque décadi des jeux et exercices gymniques, et que les instituteurs et institutrices d’écoles soit publiques, soit particulières, seraient tenus de conduire leurs élèves à ces réunions décadaires.

Appliquer une pareille législation, c’était vouloir, comme de parti pris, se rendre impopulaire. Le Directoire ne semblait pas comprendre ce qu’il y avait à la fois de ridicule et d’odieux dans de tels règlements et les faisait, autant qu’il dépendait de lui, exécuter avec la dernière rigueur. Il lui fallut pour se faire obéir, recourir aux visites domiciliaires, qui furent aussi prescrites par une loi. D’autre part il semblait prendre plaisir à gêner l’exercice des cultes en interprétant à la lettre et sans la moindre tolérance la loi du 7 vendémiaire qui en déterminait les conditions. C’est ainsi qu’il fit fermer soit à Paris, soit en province, nombre d’oratoires ou de chapelles louées ou achetées par des sociétés catholiques, sous prétexte que ce n’étaient pas là des maisons particulières et qu’il en vint à interdire les réunions de plus de dix personnes dans ceux de ces édifices qu’il laissa ouverts[25], les églises concédées par les communes devant seules, d’après la loi, en recevoir davantage. Mais, pendant qu’il accablait ainsi les catholiques d’incessantes et mesquines tracasseries, on le voyait offrir toutes facilités à la secte purement déiste des Théophilanthropes qui, n’ayant ni traditions ni sacerdoce, s’accommodant sans peine de la République comme du régime décadaire, put, durant plusieurs années, à Paris et dans quelques autres villes, partager avec les différentes sociétés chrétiennes l’usage des églises et célébrer même à Notre-Dame[26] ses philosophiques et froides cérémonies[27].

 

IX. — Le régime de fructidor ne tarda pas à porter ses fruits. Au bout de quelques mois, les troubles religieux se produisirent dans toute la France avec plus de violence encore qu’avant le coup d’État et devinrent chaque jour plus alarmants. Des évêques constitutionnels, sincèrement attachés à la République, comme Lecoz, Maudru, Asselin, résistèrent en face au Directoire et furent à certains moments menacés de déportation. Vers le commencement de l’an VII, une insurrection grave, que fomentait surtout le clergé, éclata en Belgique, pays récemment annexé à la France et où le Directoire n’avait pas mis assez de ménagements à introduire les lois de la République. Dès 1796, les ordres religieux y avaient été supprimés et leurs biens confisqués. Puis on y avait rendu obligatoire la loi du 7 vendémiaire sur la police des cultes (janvier 1797) ; on y avait interdit la publication et la circulation des brefs du pape (mai 1797) ; on y avait exigé à la rigueur l’ancien serment, et ensuite le nouveau (celui du 19 fructidor) ; nombre de prêtres belges avaient été expulsés ou déportés ; leurs biens avaient été séquestrés. Le mécontentement causé dans les nouveaux départements par le décret relatif à la conscription permit au clergé d’y provoquer un soulèvement qui, pendant quelque temps, inquiéta le Directoire. La révolte fut étouffée sans trop de peine. Mais le gouvernement sembla vouloir en préparer le renouvellement par sa violence à l’égard du clergé belge, dont il décréta la déportation en masse ; d’un seul coup, plus de six mille prêtres se trouvèrent proscrits, et plusieurs millions de catholiques se virent enlever les ministres de leur culte. Il est vrai qu’un grand nombre de ces prêtres purent se soustraire à la déportation et demeurèrent dans le pays ; mais ils n’y demeurèrent, bien entendu, que pour y conspirer contre la République et pour y entretenir l’irritation du peuple contre le Directoire.

Bientôt les embarras d’une guerre extérieure, que ce gouvernement avait provoquée par ses imprudences et qui faillit nous être fatale, permirent à la contre-révolution, qui couvait encore sous la cendre dans nos provinces de l’Ouest, d’éclater de nouveau, presque aussi violente qu’au temps de Charette et de Stofflet. Tandis que nos armées étaient battues en Allemagne et en Italie, la Bretagne, l’Anjou, le Maine prenaient feu de nouveau à la voix des prêtres réfractaires, comme des émigrés. La France s’affola, prit peur. Le Directoire fut épuré d’autorité le 30 prairial (18 juin 1799) par les conseils, comme eux-mêmes l’avaient été par lui au 18 fructidor et au 22 floréal. Après ce nouveau coup d’État, le gouvernement et surtout les assemblées s’orientèrent de plus en plus vers la gauche. Le régime vexatoire que subissait le clergé fut poussé à outrance. L’emprunt forcé, la loi des otages frappèrent un assez grand nombre de prêtres insermentés. Plus que jamais on incarcéra, on déporta les rebelles. Mais on ne parvenait pas à circonscrire et à restreindre la rébellion. Elle s’étendait au contraire chaque jour. Elle gagnait, au commencement de l’an VIII, la Normandie. Elle se répandait, comme autrefois, dans les départements du Midi, où l’on voyait renaître les Compagnies du Soleil, de Jéhu, etc. Pie VI venait de mourir captif à Valence (29 août 1799). Mais, dans le même temps, nous avions perdu Rome, et il nous avait fallu évacuer la plus grande partie de l’Italie. Heureusement notre frontière, grâce à Masséna et à la victoire de Zurich, n’était pas atteinte. Mais le désordre croissait au dedans. Le Directoire était débordé par les factions. Plusieurs de ses membres étaient prêts à le trahir et cherchaient un soldat pour les aider à faire un nouveau coup d’État.

C’est alors que se présenta Bonaparte, qui, à la nouvelle de cette crise, avait jugé l’occasion bonne pour son ambition. L’on sait comment, revenu d’Égypte dans le courant, d’octobre, il renversa, quelques semaines après, et le Directoire et la constitution de l’an III. Une journée lui suffit pour triompher de l’un comme de l’autre. Et la France le laissa faire, non seulement parce qu'il avait à ses yeux le prestige de vingt victoires, mais parce que lui seul semblait assez fort pour la pacifier.

 

 

 



[1] Ces établissements, destinés à remplacer les anciens collèges, avaient été institués en principe par le décret du 9 ventôse an III (25 février 1795) rendu sur le rapport de Daunou. Cette institution avait été ensuite confirmée par le décret général du 3 brumaire an III (25 octobre 1795) sur l’instruction publique. Les matières de l’enseignement — vraiment rationnel et virilisant — que devaient donner les nouvelles écoles, étaient divisées suivant un plan correspondant à celui des travaux de l’Institut, créé par la Convention pour servir de régulateur intellectuel et moral à la France nouvelle : 1° Lettres et Arts (langues anciennes, belles-lettres, langues modernes, dessin) ; 2° Sciences physiques et mathématiques (histoire naturelle, physique, chimie, mathématiques) ; 3° Sciences morales (grammaire générale, histoire, philosophie). — Les deux premières écoles centrales de Paris furent créées au commencement de 1796.

[2] La loi du 29 frimaire an II (19 décembre 1793) rendait l’instruction primaire obligatoire sous peine d’amende et de privation des droits de citoyen pour les parents qui négligeraient d’envoyer leurs enfants aux écoles. Celle du 27 brumaire an III (17 nov. 1794) supprimait l’obligation quant aux parents, mais la faisait peser indirectement sur les enfants, en déclarant inadmissible aux emplois publics tout jeune homme qui n’aurait pas reçu d’instruction primaire. Celle du 3 brumaire an IV (25 oct. 1795) ne prescrivait plus l’obligation à personne. Ces trois lois proclamaient du reste, comme la constitution de l’an III, le principe de la liberté de l’enseignement.

[3] Ils s’efforçaient aussi non seulement par des refus d’absolution, niais des menaces d’excommunication, de déterminer les détenteurs des anciens domaines ecclésiastiques à les restituer. V. à ce sujet dans l’élude de M. Aulard sur la Séparation de l'Église et de l'État (Revue de Paris, 1er mai 1897, l’analyse du curieux Manuel des missionnaires de l’abbé Coste (prêtre français émigré, qui mourut à Amiens en 1796).

[4] Le comte d’Artois était à l’ile d’Yeu avec une flotte anglaise. Il y resta jusqu’en décembre, n’osa jamais débarquer en Bretagne et s’en retourna honteusement à Londres. C’est alors que Charette écrivit au prétendant (Louis XVIII) la fameuse lettre commençant par ces mots : Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu...

[5] L’évêché de Versailles était vacant depuis 1793. Un synode s’étant réuni dans cette ville le 18 janvier et ayant fixé au 25 février l’élection du nouveau titulaire, l’administration fit fermer l’église où devait avoir lieu cette opération et traduisit les membres du synode devant les tribunaux ; mais ils furent renvoyés par le jury d’accusation (au commencement de mars).

[6] Par exemple à celle du successeur que l’on voulait donner à Thomas Lindet, ancien évêque constitutionnel de l’Eure, par la raison que l’on ne pouvait permettre d’établir un culte exclusif et dominant, de ressusciter une prétendue hiérarchie et de prétendus pouvoirs méconnus par les lois.

[7] Circulaire du 22 brumaire an IV (Débats et Décrets, frimaire an IV, p. 158).

[8] Instruction du 23 nivôse (13 janvier). — Débats et Décrets, pluviôse au IV, p. 122.

[9] V. notamment la dénonciation faite aux Cinq-Cents, dans la séance du 10 pluviôse (8 février 1797), des troubles causés par les menées des prêtres dans les départements de la Moselle et du Bas-Rhin.

[10] Évitez, lit-on dans ce document... de fournir aux novateurs, sous prétexte de piété, une occasion de décrier la religion catholique... Nous vous exhortons donc, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de vous appliquer à obéir avec promptitude et avec empressement à ceux qui vous commandent : c’est alors que, comprenant que la religion orthodoxe n’est pas établie pour renverser les lois civiles, ils seront attirés à la favoriser et à la défendre, en procurant l’accomplissement des divins préceptes et l'observation de la discipline ecclésiastique...

[11] Lettre de Bonaparte à Cacault, 24 octobre 1796.

[12] Lettre à Cacault, 28 octobre 1796.

[13] On est redevenu catholique romain en France, lui écrivait Clarke peu auparavant ; nous en sommes peut-être au point d’avoir besoin du pape lui-même pour faire seconder chez nous la révolution par les prêtres, et par conséquent par les campagnes, qu’ils sont parvenus à gouverner de nouveau.

[14] Il envoya la Madone elle-même à Paris, où elle fut placée à la Bibliothèque nationale comme un objet de curiosité.

[15] Lettre de Bonaparte à Pie VI, 19 février 1797.

[16] Le pape... pensera peut-être qu’il est digne de sa sagesse, de la plus sainte des religions, de faire une bulle ou commandement qui ordonne aux prêtres de prêcher obéissance au gouvernement et de faire tout ce qui sera en leur pouvoir pour consolider la constitution établie... Après cette première opération, il serait utile de connaître les mesures qui pourraient être prises pour réconcilier les prêtres constitutionnels avec les prêtres non constitutionnels... — Note adressée par Bonaparte à la cour de Rome le 3 août 1797.

[17] Remarquons que, malgré cette aggravation, l’abbé Émery, toujours fort consulté, et plusieurs évêques réfractaires à la constitution civile estimèrent encore que l’engagement était licite et conciliable avec le devoir sacerdotal.

[18] Cette assemblée, présidée par Lecoz, évêque de Rennes, s’était ouverte le 15 août. Elle comptait 31 évêques, 11 procureurs d’évêques et 59 curés. Grégoire, qui prit une part très importante à ses travaux, y lut sur l’état du clergé un rapport très instructif, d’où il ressort qu’à cette époque il ne restait en fonctions guère plus de la moitié des évêques institués en 1791. Les autres avaient démissionné, s’étaient mariés, étaient morts de mort naturelle ou avaient péri sur l’échafaud.

[19] C’était revenir véritablement à la tradition primitive de l’Église, que la Constituante avait quelque peu méconnue, tout en se réclamant d’elle, en 1790.

[20] En date des 9, 20 vendémiaire et 25 nivôse an VI.

[21] C’est ainsi qu’il procédait vers ta même époque en Suisse et qu’il procéda aussi peu après eu Hollande, à Gênes, à Milan et à Naples.

[22] Titre II, art. 3 : Il est défendu, sous les peines portées en l’article précédent, à tous juges et administrateurs d’interposer leur autorité, et à tous individus d’employer les voies de fait, les injures ou les menaces pour contraindre un ou plusieurs individus à célébrer certaines fêtes religieuses, à observer tel ou tel jour de repos, ou pour empêcher les dits individus de les observer, soit en forçant à ouvrir ou fermer les ateliers, magasins, ou de telle manière que ce soit.

[23] Dans l’Eure, le commissaire du Directoire, vers cette époque ou un peu plus tard, invitait ses administrés, en termes quelque peu comminatoires, à fixer au décadi leurs fêtes et cérémonies religieuses. Une telle invitation, écrivait-il, est un ordre pour un républicain ; agir autrement serait une refuite intempestive vers l'ultramontanisme et une entrave aux progrès de la raison. Loin de tuer le fanatisme, vous lui donnerez une nouvelle vie ; vous ouvrirez un abîme devant la grande nation, et elle vous y précipitera.

[24] Loi du 17 thermidor an VI (4 août 1798).

[25] Arrêté du 14 floréal au VI (mai 1798).

[26] Où le clergé catholique assermenté célébrait aussi son culte. Grâce à la complaisance du Directoire, les théophilanthropes eurent à Paris dix-huit églises ou chapelles à leur disposition. Us en eurent aussi quelques-unes en province (notamment à Bourges, Auxerre, Besançon). Leurs cérémonies attirèrent au début une certaine affluence : mais on y allait surtout par curiosité. Bientôt on se lassa, et la nouvelle secte, réduite à ses fidèles, ne fit plus que décliner.

[27] La Réveillère-Lépeaux passait à tort pour l’inspirateur et le chef de la Théophilantropie. Il en partageait certainement les principes, qui étaient ceux du déisme à la façon de Robespierre (V. ses Réflexions sur le Culte lues à l’Institut en 1797). Mais il n’eut jamais rang dans la secte, qui, organisée vers la fin de 1796 par cinq pères de famille (Chemin, Jeanne, Haüy, Mandar et Mareau), traîna son existence en somme assez obscure jusqu’au commencement du Consulat. Seulement il est incontestable que, comme ses collègues du Directoire, il la vit naître avec plaisir et l’aida de temps à autre par de discrètes subventions. Les théophilanthropes n’avaient pas à proprement parler de prêtres. Leurs lecteurs et orateurs n’étaient que des espèces de professeurs de morale. Des discours entrecoupés de chants, de concerts et d’invocations à l’Etre suprême constituaient le programme ordinaire des réunions. Le lecteur ou l’orateur, revêtu d’une robe blanche et d’une ceinture rose, parlait en face d’un autel sur lequel était disposée une corbeille de fleurs ou de fruits, suivant la saison. Les enfants nouveau-nés étaient présentés à l’assemblée par leurs parrains. Les mariages donnaient lieu à un cérémonial assez touchant : Les jeunes époux entraient entrelacés de guirlandes de fleurs dont leurs parents et leurs amis tenaient les extrémités. Dans les funérailles le défunt était représenté par une urne ombragée de feuillage. — Les théophilanthropes regardaient la pratique de la tolérance comme leur premier devoir. Ils admettaient parmi eux les sectateurs de toutes les religions sans les obliger d’y renoncer ; ils recevaient même les athées. — V. sur cette secte les ouvrages de son principal fondateur, Chemin (Manuel des Théophilanthropes ; le Rituel ; V. Année religieuse ; Qu’est-ce que la Théophilanthropie ? etc.).