HISTOIRE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT

PREMIÈRE PARTIE. — RÉVOLUTION

 

CHAPITRE IV. — SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT.

 

 

I. L’idée de déchristianiser la France fait du chemin. — II. Fermetures d’églises et fêtes de la Raison. — III. Réaction déiste : Danton, Robespierre. — IV. La religion de l’Être suprême. — V. Chute de Robespierre et suppression du budget des cultes. — VI. Renaissance catholique. — VII. La liberté des cultes en l’an III. — (1793-1795).

 

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SOURCES. Boissy d’Anglas, Essai sur les fêtes nationales (an II, 1794). — Durand-Maillane, Opinion sur les fêtes décadaires (an III, 1795). — Almanach des gens de bien pour les années 1794-1795. — Barruel, Histoire du clergé de France pendant la Révolution (1794). — Idem, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797). — Brefs et instructions de N. S. P. Pie VI de 1790 à 1796 (1796). — Histoire de la conjuration de Maximilien Robespierre (1796). — Annales de la Religion, t. I. — Décade philosophique (ans II et III). — Mémoires sur les prisons pendant la Terreur. — Jauffret, Mémoires. — Joly, Mémorial de la Révolution. — Guillon (M. N. S.), Brefs et instructions du Saint-Siège relatifs à la Révolution française (1799). — Grégoire, Essai historique sur les libertés de l'Eglise gallicane (1818). — Idem. Histoire du mariage des prêtres, particulièrement depuis 1789 (1826). — Idem, Histoire des sectes religieuses (1828). — Idem, Histoire patriotique des arbres de la liberté (1833). — Idem, Mémoires (1837). — Carron, les Confesseurs de la foi dans l'Eglise gallicane à la fin du XVIIIe siècle (1820). — Guillon de Monléon, les Martyrs de la foi pendant la Révolution française (1820). — Thibaudeau, Mémoires sur la Convention et le Directoire (1824). — Prudhomme, Histoire impartiale des révolutions de France (1824-1825). — Durand de Maillane, Histoire de la Convention nationale (1825). — Histoire anonyme du clergé de France sous la Révolution (1828). — M. Dumas, Souvenirs. — Gallois, Réimpression de l'ancien Moniteur, t. 19-27. — De Barante, Histoire de la Convention nationale (1851-1853). — Jager, Histoire de l'Eglise de France pendant la Révolution (1852). — Guettée, Histoire de l'Eglise de France (1857), t. XII. — Theiner, Documents inédits relatifs aux affaires de France de 1790 à 1800 (1857). — E. de Pressensé, l’Eglise et la Révolution française (1864), 3e édit. 1890. — E. Quinet, la Révolution (1865). — Mortimer Ternaux, Histoire de la Terreur. — De Martel, Etude sur Fouché. — Taine, la Révolution (1881-1885), t. II et III. — Méric, Histoire de M. Emery et de l’Église de France pendant la Révolution (1885). — Aulard, les Orateurs de la Législative et de la Convention (1885). — Idem, le Culte de la Raison et le Culte de l'Etre suprême (1892). — Idem, la Séparation de l’Eglise et de l'Etat (Révolution française, 14 décembre 1893). — Idem, la Politique religieuse du Comité de salut public en décembre 1793 (Révolution française, 14 février 1896). — Idem, Lequinio et la Déchristianisation (Révolution française, 14 octobre 1896). — Gazier, Etudes sur l’histoire religieuse de la Révolution française (1887). — Sciout, Histoire de la constitution civile du clergé. — Recueil des actes du Comité de salut public avec la correspondance officielle des représentants en mission (publié par Aulard, t. VIII-X (1895-1896). — G. Dubois, la Déchristianisation et le Culte révolutionnaire à Coutances (Révolution française, 14 janvier, 14 mai 1896). — Deux lettres de Roux-Fazillac sur les affaires religieuses en décembre 1793 (Révolution française, 14 octobre 1895). — J. Guillaume, la Liberté des cultes et le Comité d'instruction publique (Révolution française, 14 juin, 11 juillet 1896). — A. Corda, le Représentant Rühl à Vitry-le-François en 1793 (Révolution française, 14 septembre 1896). — Ch. L. Chassin, les Pacifications de l'Ouest (1896). — Idem, la Vendée patriote. — J. Guillaume, Procès-verbaux du comité d’instruction publique de la Convention nationale. — Schmidt, Tableau de la Révolution française. — Delarc, l’Eglise de Paris pendant la Révolution (1895).

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En 1793, beaucoup de patriotes commençaient — de très bonne foi — à ne plus distinguer la religion établie de la contre-révolution. A leur sens, le salut public et le développement régulier des principes républicains exigeaient que la France fut déchristianisée. La Convention elle-même, tout en hésitant encore à rompre le dernier lien qui rattachait l’Église à l’Etat et à déclarer officiellement la guerre au catholicisme, se familiarisait avec cette idée. Elle en donnait la preuve en adoptant — avec enthousiasme — le nouveau calendrier présenté par Romme le 20 septembre et adopté définitivement le 24 octobre avec la terminologie poétique de Fabre d’Églantine[1]. Plus scientifique et plus rationnel que l’ancien, il avait en outre, aux yeux de ses auteurs, l’avantage d’effacer la division toute chrétienne des mois et de ne plus tenir compte ni des dimanches ni des fêtes solennisées par l’Église. On espérait ainsi les faire oublier au public. En tout cas, on le souhaitait et on ne s’en cachait pas. Une longue habitude, disait Fabre dans son rapport, a rempli la mémoire du peuple d’un nombre considérable d’images, qu’il a longtemps vénérées et qui sont encore aujourd’hui la source de ses erreurs religieuses ; il est donc nécessaire de substituer à ces visions de l’ignorance les réalités de la raison et au prestige sacerdotal la vérité de la nature. Les nouveaux mois furent, on le sait, partagés en trois décades, et le dernier jour de chacune d’elles fut dès lors assigné aux fonctionnaires et employés de l’État comme jour de repos, à l’exclusion du dimanche, qu’il leur fut interdit de chômer. De là à rendre le repos du décadi et le travail du dimanche obligatoires pour les particuliers, il n’y avait qu’un pas, que la Convention ne lit pas, il est vrai, mais qui n’allait pas tarder à être franchi par beaucoup de ses représentants en mission et surtout par beaucoup de municipalités.

Pour hâter l’oubli des anciennes fêtes, il était naturel que l’Assemblée s’occupât d’en créer de nouvelles. Nous voyons en effet que, dès le 16 juin 1793, Lakanal lui avait présenté, comme partie intégrante de son projet de loi sur l’instruction primaire, tout un programme de cérémonies et de concours civiques qui devaient avoir lieu périodiquement dans les communes, les chefs-lieux de cantons, de districts, de départements, enfin dans la capitale de la France, et où l’enseignement de la morale devait tenir autant de place que la culture des arts et les réjouissances populaires. La question si importante qu'il avait ainsi soulevée était depuis cette époque étudiée avec soin par le comité de l’instruction publique, au nom duquel Marie-Joseph Chénier venait le 5 novembre annoncer le dépôt prochain d’un projet définitif de fêtes décadaires.

Quant aux écoles primaires, dont l’organisation était également à l’étude, il était bien entendu que, pour former une nation vraiment digne de la République, elles devaient être indépendantes de toute religion positive. Une députation d’enfants, conduite par des instituteurs, était même venue le 25 août demander à la Convention que le soi-disant Dieu fût banni de l’enseignement. Le mot avait paru un peu fort et avait provoqué quelques murmures. Mais peu de temps après l’assemblée avait chargé un de ses membres, Léonard Bourdon, de rédiger un recueil des actions héroïques des républicains français, pour remplacer dans les écoles la vie des saints (19 septembre). Le mois suivant, elle en vint à interdire les fonctions d’instituteur ou d’institutrice aux ecclésiastiques, aux moines et aux religieuses[2].

 

II. —  En somme, de pareilles mesures ne portaient point atteinte à la liberté des cultes, que la Convention avait toujours promis de maintenir et de protéger. Il n’en était pas ainsi de celles que les représentants en mission et les autorités départementales ou municipales prenaient à la même époque et qui tendaient manifestement à la suppression violente du culte catholique.

La plupart des commissaires envoyés par la Convention dans les départements étaient des adversaires déterminés du catholicisme. Quelques-uns même, comme Fouché, Lequinio, Laignelot, etc., rejetaient absolument toute idée religieuse. A leurs yeux, la société n’avait d’autre règle que la morale, et la morale d’autre source que la raison. Presque tous à cette époque semblaient regarder comme un devoir patriotique de réduire l’Église à son minimum d’influence ou, s’il se pouvait, de la détruire. Si l’œuvre de déchristianisation qu’ils entreprirent leur était difficile dans les campagnes, où les paysans tenaient à leur culte et à leurs curés, elle leur était au contraire aisée dans les villes, où les corps administratifs, comme les sociétés populaires, loin de les contrarier, les encourageaient et où la bourgeoisie, soit par conviction, soit par entraînement, soit par lâcheté, les suivait ou les devançait. Partout ils avaient pour auxiliaires les comités révolutionnaires et les clubs, qui secondaient avec zèle, quand ils ne les provoquaient pas, leurs arrêtés les plus radicaux. Leurs procédés ordinaires consistaient à faire enlever, suivant les récents décrets de la Convention, la plus grande partie des cloches et de l’argenterie des églises, ce qui s’opérait rarement sans outrages pour la religion et pour ses ministres ; à faire supprimer comme inutiles un certain nombre de paroisses ; à interdire, au nom même de la liberté, toute cérémonie religieuse, toute exhibition de signes ou d’emblèmes représentatifs d’un culte particulier en dehors des temples affectés à ce culte[3] ; à déterminer par séduction ou par menaces des prêtres catholiques à se marier, c’est-à-dire à discréditer eux-mêmes leur religion ; à donner un caractère exclusivement civique aux pompes funèbres ; à contraindre les populations à méconnaître le dimanche, comme à chômer le décadi ; à instituer et à célébrer dans les églises des fêtes républicaines où le christianisme était bafoué ; enfin à forcer les curés ou les vicaires d’abdiquer leurs fonctions, ce qui était facile à l’égard de citoyens toujours sous le coup de dénonciations pour cause d’incivisme[4].

Les fermetures d’églises et les manifestations antichrétiennes se multiplièrent dans toute la France à partir d’octobre 1793. Bientôt la Convention eut presque chaque jour à recevoir soit des prêtres mariés qui venaient lui présenter leurs femmes, soit des députations envoyées par des communes pour lui annoncer leur renonciation au culte catholique et lui offrir la dépouille de leurs églises. On voit, par le compte rendu de ses séances, qu’elle leur faisait à cette époque le meilleur accueil. Si elle ne croyait pas pouvoir aller jusqu’à décréter elle-même l’abolition du culte catholique, du moins reconnaissait-elle formellement, par un ordre du jour du 6 novembre, le droit qu’ont tous les citoyens d’adopter le culte qui leur convient et de supprimer les cérémonies qui leur déplaisent[5].

C’était autoriser implicitement les communes à poursuivre l’œuvre de laïcisation commencée. La commune de Paris, qui, depuis longtemps, était à la tête du mouvement, ne se le lit pas répéter deux fois. Sous l’inspiration de Chaumette, elle avait, dès le 14 octobre, pris contre l’exercice extérieur du culte et à l’égard des cérémonies funèbres des mesures analogues à celles que Fouché avait édictées à Nevers. Dans la nuit du 6 au 7 novembre, plusieurs de ses meneurs, Clootz[6], Pereyra, etc., allèrent représenter à l’évêque de Paris la nécessité de renoncer publiquement à sa fonction. Le malheureux, qui avait peur et qui, au prix de cette lâcheté, croyait sauver sa tête, y consentit et vint avec éclat, dans la séance du 7, remettre à la Convention sa croix, son anneau et ses lettres de prêtrise. Treize de ses vicaires l’imitèrent dans son abjuration. Cet exemple fut aussitôt suivi par plusieurs membres de l’assemblée qui appartenaient au clergé, notamment par Coupé, ci-devant curé de Sermaise, par Thomas Lindet, évêque de l’Eure, cl aussi par le ministre protestant Julien de Toulouse. On ne put, il est vrai, arracher une pareille apostasie au courageux Grégoire, évêque de Loir-et-Cher, qui, également attaché à la République et à l'Église, déclara qu’il ne tenait sa mission ni de la Convention ni du peuple et qu’il n’y renoncerait pas. Mais les jours suivants de nouvelles abjurations se produisirent dans le sein de la représentation nationale. Gay-Vernon, évêque de la Haute-Vienne, Lalande, évêque de la Meurthe, l’abbé Sieyès, qui n’était préoccupé que de vivre, bien d’autres encore, abdiquèrent leur prêtrise dans les termes les moins honorables[7].

La Commune, enhardie, s’empara aussitôt de Notre-Dame, quelle appela dès lors le Temple de la Raison. Elle y célébra dès le 10 novembre une fête trop connue pour que nous la racontions ici et qui eut d’autant plus de retentissement que la Convention s’y associa, non sans quelque hésitation, mais, en somme, d’assez bonne grâce. Ce qu’elle avait fait dans la cathédrale, toutes les sections de Paris le firent dans leurs églises, qu’elles s’empressèrent de laïciser et d’affecter à des fêtes décadaires. Aussi Chaumette n’eut-il pas de peine à obtenir du conseil général l’arrêté radical du 3 frimaire (23 novembre), portant en substance que toutes les églises de la capitale seraient désaffectées, que les prêtres seraient responsables des troubles qui seraient causés par les opinions religieuses, que ceux qui demanderaient l’ouverture d’une église seraient arrêtés comme suspects ; que les comités révolutionnaires étaient invités à surveiller de bien près tous les prêtres ; enfin que la Convention serait priée de porter un décret excluant les prêtres de toute espèce de fonction publique, ainsi que de tout emploi dans les manufactures d’arme.

L’exemple de Paris ne tarda pas à être suivi dans les départements. Dans l’espace de quelques semaines, des milliers d’abjurations, plus ou moins sincères, se produisirent[8]. Dans les villes, toutes les églises furent fermées. Dans les campagnes même, un certain nombre subirent le même sort. Partout il y eut, comme dans la capitale, des explosions violentes — et souvent peu décentes — d’irréligion, profanation d’autels ou de vases sacrés, discours antichrétiens prononcés t en chaire, destruction de reliques, etc.[9]. Le culte de la Raison fut célébré dans les temples catholiques non seulement par des harangues, mais par des concerts, des chants patriotiques, même par des banquets et des danses populaires. Il eut souvent pour accompagnement de grossières parodies de la religion romaine, par exemple des processions grotesques où les ornements sacerdotaux servaient de jouet au peuple, qui eu affublait parfois irrévérencieusement des cochons ou des ânes. Sans doute, comme l'a très bien établi M. Aulard, qui donne à ce sujet des détails si précis et si instructifs[10], ce culte n’eut pas en général le caractère matérialiste et athée qu’on lui a trop longtemps attribué. Ce fut presque partout une manifestation de déisme, mais de déisme irrité, agressif, songeant moins à s’affirmer lui-même qu’à nier le catholicisme et moins à se faire respecter comme la religion de l’avenir qu’à outrager la religion du passé.

La Convention, qui souhaitait, au fond, la déchristianisation de la France, eût dû, si elle la jugeait possible, l’entreprendre elle-même ouvertement et résolument. Peut-être l’eût-elle accomplie ; elle l’eût à coup sûr dirigée avec beaucoup plus de mesure, de décence et d’esprit de suite qu’on n’en pouvait attendre des pouvoirs locaux et des représentants en mission, qui obéissaient à des passions déréglées et ne s’inspiraient ni d’une loi positive ni d’une autorité commune. Si cette tentative lui paraissait prématurée, chimérique ou coupable, elle eût dû avoir le courage de le dire dès le premier jour et de couper court avec énergie à des manifestations grossières et inutiles, au lieu de se compromettre en s’y associant, pour se compromettre encore peu après en les désavouant.

Il faut bien convenir qu’elle manqua de courage et de dignité, comme de sens politique, en tolérant, sans les approuver au fond, les scènes scandaleuses ou carnavalesques que jouèrent devant elle, durant plusieurs semaines, des prêtres sans pudeur venant réclamer le prix de leur apostasie ou des énergumènes venant outrager sans nécessité une religion chère encore à line grande partie du peuple français. C’est ainsi que le 20 novembre elle admit dans la salle de ses séances une députation bruyante et débraillée de la section de l’Unité, qui venait lui apporter les dépouilles de Saint- Germain-des-Prés, des hommes, des femmes et des enfants affublés de chasubles, d’étoles et d’autres ornements sacerdotaux, chantant le Ça ira, dansant la Carmagnole au nom de la Raison. Le président Laloi félicita gravement les manifestants et déclara sans rire qu’ils venaient de faire rentrer dans le néant dix-huit siècles d’erreur. Et deux jours plus tard, l’Assemblée votait un décret assurant aux prêtres abdicataires des pensions variant, suivant leur âge, de 800 à 1.200 livres. C’était une véritable prime offerte à l’abjuration[11].

 

III. — La Convention revint, un peu tard, de cet entraînement si peu digne d’elle, mais elle en revint parce que des hommes de gouvernement, au risque de compromettre leur popularité, lui représentèrent avec force combien sa complaisance pour tant de momeries populacières pouvait être nuisible à la République et à la France. Danton et Robespierre, désunis depuis longtemps, se retrouvèrent un moment d’accord pour réprouver des violences et des grossièretés qui, à leur sens, ne pouvaient profiter qu’à la contre-révolution. Ce n’était pas, pensaient-ils, au moment où la Vendée luttait si désespérément pour sa foi catholique, où le royalisme résistait encore à Toulon, où les rois coalisés représentaient la France à leurs peuples comme une nation ivre et sauvage, hostile à toute morale comme à toute religion, où nous avions tant d’intérêt à détacher certains d’entre eux de la grande alliance, qu’il était bon de favoriser de pareilles provocations au christianisme et de pareilles saturnales. Un tel manque de tenue déshonorait la République et peut-être allait la perdre.

Si nous n’avons pas honoré le prêtre de l’erreur et du fanatisme, disait Danton (séance du 26 novembre), nous ne voulons pas plus honorer le prêtre de l’incrédulité ; nous voulons servir le peuple. Je demande qu’il n’y ait plus de mascarades antireligieuses dans le sein de la Convention... Le peuple aura des fêtes dans lesquelles il offrira de l’encens à l’Être suprême, au maître de la nature ; car nous n’avons pas voulu anéantir la superstition pour établir le règne de l’athéisme.

Si Danton tenait un pareil langage, lui dont les croyances étaient si vagues, et aux yeux de qui la religion n’était qu’un élément de la politique, il n’est pas étonnant que Robespierre, foncièrement déiste, comme on sait, et attaché — un peu servilement — aux doctrines de J.-J. Rousseau, s’exprimât à l’égard des mascarades avec plus d’énergie encore et plus d’aigreur. Cet esprit honnête, étroit, d’autant plus dogmatique et plus exclusif qu’il était plus sincère, ne pouvait admettre qu’on professât des opinions politiques ou religieuses différentes des siennes sans conspirer contre la France et contre la République. Il avait en horreur les hommes de la commune de Paris, comme Hébert et Chaumette, non seulement parce qu’ils voulaient pousser à outrance le régime de la Terreur, mais parce que leur irréligion était, à ses yeux, un dévergondage scandaleux et coupable. Il ne voyait en eux que des athées, et il les poursuivit comme tels avec un acharnement incroyable, bien que la plupart s’accommodassent fort bien de l’idée de Dieu et que, parmi leurs amis, à la Convention ou ailleurs, fort peu le rejetassent formellement comme le rêveur Clootz[12]. Les athées étaient, à son sens, des ennemis de l’État et de l’ordre social. Ceux qu’il combattait ne pouvaient être, suivant lui, que des traîtres. Il les regardait de bonne foi comme vendus à la coalition. C’étaient des créatures de Pitt, payées par lui pour pousser la Révolution aux excès, attiser ainsi la guerre civile et rendre la France nouvelle si odieuse à toute l’Europe qu’aucune réconciliation ne fût plus possible entre elle et ses agresseurs.

C’est ce qu’il donnait clairement à entendre, sans nommer encore personne, dès le 21 novembre, en dénonçant aux Jacobins, ces enragés, dont les menées, disait-il, n’étaient propres qu’à raviver et entretenir le fanatisme. Le fanatisme, s’écriait-il, offre moins de périls à la République que la violence qui le réveille... Le fanatisme est un animal féroce et capricieux ; il fuyait devant la raison ; poursuivez-le avec de grands cris, il retournera sur ses pas. Et à son avis les prêtres seraient toujours d’autant plus dangereux qu’ils seraient plus outragés et plus violentés. Celui qui veut les empêcher de dire la messe, ajoutait-il, est plus fanatique que celui qui la dit. Robespierre affirmait, du reste, que la Convention n’avait point aboli, n’abolirait point le culte catholique. On a supposé qu’en accueillant des offrandes civiques la Convention avait proscrit le culte catholique. Non, la Convention n’a point fait cette démarche téméraire. La Convention ne la fera jamais. Son intention est de maintenir la liberté des cultes qu'elle a proclamée et de réprimer en même temps tous ceux qui en abuseraient pour troubler l’ordre public...

Effectivement, cette assemblée, que Robespierre, depuis la chute des Girondins, dominait chaque jour davantage, ne tarda pas, pour lui plaire, à faire son mea culpa et à déclarer bien haut qu’elle partageait sa manière de voir. Si, d’une part, elle vota, pour terrifier la contre-révolution, le grand décret du 14 frimaire (4 décembre) qui organisait le gouvernement révolutionnaire et subordonnait étroitement tous les pouvoirs au Comité de salut public, elle adopta dès le lendemain sans difficulté le manifeste aux peuples de l’Europe rédigé par Robespierre pour rassurer l’étranger sur les tendances de la République française, notamment en ce qui touchait à la religion. Vos maîtres, lit-on dans cette pièce, vous disent que la nation française a proscrit toutes les religions, qu’elle a substitué le culte de quelques hommes[13] à celui de la divinité. Ils mentent. Le peuple français et ses représentants respectent la liberté de tous les cultes et n’en proscrivent aucun. Ils abhorrent l’intolérance et la persécution, de quelques prétextes qu’elles se couvrent... Et, pour prouver que ce langage n’était pas mensonger, la Convention, sur la motion de Barère, fortement appuyée par Robespierre, votait le décret du 16 frimaire, qui interdisait toutes violences ou menaces contraires à la liberté des cultes, restreignait à cet égard la surveillance des autorités et l’action de la force publique aux mesures de police et de sûreté et invitait tous les bons citoyens à s’abstenir de toutes disputes théologiques ou étrangères aux grands intérêts du peuple français[14].

La Commune n’avait pas attendu cette palinodie pour opérer la sienne. Dès le 8 frimaire (28 novembre), sans revenir sur la fermeture des églises, elle avait déclaré formellement par un nouvel arrêté qu’elle n’avait jamais entendu et n’entendrait jamais empêcher les citoyens de louer des maisons et de payer leurs ministres pour quelque culte que ce fût. Le même jour, aux Jacobins, Hébert, menacé de nouveau et très aigrement par Robespierre, avait protesté avec platitude que ni lui ni ses amis n’avaient songé à proscrire ni à instituer un culte quelconque. L’on a dit, avait-il affirmé, que les Parisiens étaient sans foi, sans religion ; qu’ils avaient substitué Marat à Jésus. Déjouons ces calomnies.

On sait que les hommes de la Commune ne se sauvèrent point par leurs reculades. Robespierre ne les croyait pas capables de s’assagir et leur avait voué une haine à mort. Dès le mois de décembre, il lit exclure des Jacobins leur principal inspirateur, Anacharsis Clootz. Puis il les poursuivit sans relâche par ses discours, par ses écrits. C’est contre eux principalement qu’il rédigea sa grande harangue du 17 pluviôse an II (5 février 1794) sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention dans l’administration intérieure de la République. Le 23 ventôse enfin (13 mars), le Comité de salut public, pour lui complaire, faisait arrêter Hébert, Clootz et les autres chefs de la faction exagérée. Onze jours plus tard, leur procès était fini, l’auteur du Père Duchêne et l’orateur du genre humain périssaient sur l’échafaud. En germinal (avril), Chaumette y montait en compagnie de Gobel, dont le seul crime était d’avoir été lâche. Le culte de la Raison fut ainsi noyé dans le sang[15].

 

IV. — Si l’implacable disciple de Rousseau avait réprimé avec tant de rigueur le dévergondage irréligieux de brumaire, était-ce vraiment, comme on avait pu le croire et comme ses adversaires l’ont souvent répété, pour rétablir la liberté du culte catholique ? Les faits ne permettent pas de le croire. Robespierre ne voulait pas, sans doute, que le christianisme fût outragé. Mais c’était de sa part pure politique. Au fond, il n’avait pas moins d’aversion que les hébertistes pour la religion romaine. Il voulait seulement la tuer sans scandale et, si l’on peut employer ce mot, proprement. Mais il entendait bien qu’elle disparût, et lui aussi en avait une à lui substituer. Profondément convaincu que la morale, base des sociétés humaines, ne peut avoir elle-même d’autre raison d’être que la croyance à l’existence de Dieu et à la survivance de l’âme, il voulait, comme l’auteur du Contrat social, imposer à la République ce minimum de foi comme religion constitutionnelle. C’était sa plus intime, sa plus chère préoccupation. Le déisme philosophique et sentimental du Vicaire savoyard devait, à son sens, pour le bonheur de la h rance, prendre dans notre pays la place des religions positives et surtout de celle qui jusqu'alors y avait dominé. La destruction du catholicisme était en somme un de ses vœux les plus ardents ; et on ne voit pas qu’il ait rien fait pour la retarder ou pour l’empêcher.

Si l’on prend la peine de lire jusqu’au bout le décret du 16 frimaire, dont nous avons parlé plus haut, on voit que la liberté qu’il promet au clergé se réduit, en fait., à fort peu de chose. On y trouve en effet ces lignes significatives : La Convention nationale, par les dispositions précédentes, n’entend déroger en aucune manière aux lois ni aux précautions de salut public contre les prêtres réfractaires ou turbulents, ou contre tous ceux qui tenteraient d’abuser du prétexte de la religion pour compromettre la cause de la liberté ; elle n'entend pas non plus improuver ce qui a été fait jusqu’à ce jour en vertu des arrêtés des représentants du peuple, ni fournir à qui que ce soit le prétexte d’inquiéter le patriotisme et de ralentir l’essor de l’esprit public.

En vertu de ce texte, un grand nombre d’églises, fermées à la fin de 1793, restèrent fermées. Celles qui étaient demeurées ouvertes gardèrent leurs prêtres. Le culte catholique put être célébré dans des maisons particulières, notamment à Paris, où, contrairement à l’opinion reçue, il ne fut jamais tout à fait interrompu et où il attirait encore grande affluence de fidèles pendant l’hiver de l’an II. Mais on comprend que les lois terribles dont étaient l’objet les prêtres réfractaires et la surveillance inquisitoriale qui pesait sur les autres rendait très précaire, parfois même illusoire, la liberté religieuse promise par le décret. D’ailleurs nombre de représentants en mission et de municipalités n’en tinrent que médiocrement compte. Dans les parties de la France atteintes ou menacées par la guerre civile, le sang des prêtres fut versé à flots. Ailleurs on continua d’emprisonner comme suspects, et sur simple dénonciation d’incivisme, des ecclésiastiques même assermentés, et bien des mariages ou des abjurations de prêtres eurent encore lieu sans que le Comité de salut public recherchât si les volontés avaient toujours été bien libres.

Robespierre ne voulait point de certains excès qui, selon lui, déshonoraient la Terreur. Voilà pourquoi il avait frappé les hébertistes. Voilà pourquoi il lit rappeler ceux des commissaires de la Convention qui l’avaient compromise par des atrocités injustifiables, les Carrier, les Fouché, etc. Mais il n’entendait pas pour cela que la Terreur prît fin de sitôt. On sait que le parti des indulgents fut poursuivi par lui comme l’avait été celui des exagérés. Danton et Camille Desmoulins, qu’il avait quelque temps défendus, furent eux- mêmes ses victimes et montèrent sur l’échafaud peu de jours après leurs adversaires (16 germinal-5 avril).

Sans parler des autres motifs qui le poussèrent à les sacrifier, il est certain que la crainte de leur opposition à ses projets de rénovation religieuse ne contribua pas peu à lui faire accomplir cette mauvaise action. Danton avait l’esprit trop large et surtout trop libre pour se prêter à une pareille entreprise. Il était de ceux qui déniaient à l’État le droit de parler en théologien et, fort indifférent à tout dogme comme à toute controverse, il pensait, avec ses amis, que le gouvernement s’en devait désintéresser le plus possible. Aussi Robespierre, qui le redoutait, attendit-il sa mort pour révéler son grand projet. Mais dès le lendemain (6 avril), il le fit connaître à la Convention par le plus convaincu et le plus dévoué de ses coreligionnaires. Couthon proposa effectivement ce jour-là, au nom du Comité de salut public, qu’une fête fût instituée en l’honneur de l’Etre suprême. Un mois après, le rapport fut présenté à l’assemblée sur cette importante question par Robespierre lui-même, qui put enfin développer à son aise le plan de la religion nouvelle.

Ce discours du 18 floréal (7 mai), préparé de longue date et avec amour par son auteur, eut à l’étranger comme en France un immense retentissement, non seulement parce qu'il exprimait, avec une véritable éloquence, des sentiments nobles et purs, mais parce qu’il semblait être la profession de foi officielle de cette République qui, après avoir tant détruit, parlait maintenant de reconstruire. Robespierre y exposait, dans un langage parfois déclamatoire, mais magistral en somme, ce déisme en dehors duquel, à son sens, la morale publique n’existait pas. L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme, s’écriait-il, est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine. Qu’est-ce que les conjurés avaient mis à la place de ce qu’ils détruisaient ? Rien, si ce n'est le chaos, le vide et la violence. Ils méprisaient trop le peuple pour prendre la peine de le persuader ; au lieu de l’éclairer, ils ne voulaient que l’arrêter, l’effaroucher ou le dépraver. Il insistait, en homme politique, sur cette idée que sa doctrine devait être admise non comme absolument vraie, mais comme avantageuse et même nécessaire à l’État. Aux yeux du législateur, disait-il, tout ce qui est utile et bon dans la pratique est la vérité. Le chef-d’œuvre de la société serait de créer dans l’homme pour les choses morales un distinct rapide qui, sans le secours tardif du raisonnement, le portât à faire le bien et à éviter le mal. Or, ce qui produit ou remplace cet instinct précieux, ce qui supplée à l’insuffisance de l’autorité humaine, c’est le sentiment religieux, qui imprime dans les âmes l'idée d’une sanction donnée aux préceptes de la morale par une autorité supérieure à l’homme.

Il ajoutait, du reste, très nettement, pour prévenir toute méprise, que ce n’était point une restauration déguisée du catholicisme qu'il se proposait d’opérer. Prêtres ambitieux, s’écriait-il, n’attendez pas que nous travaillions à rétablir votre empire... Vous vous êtes tués vous-mêmes, et on ne revient pas plus à la vie morale qu’à l’existence physique. Et d’ailleurs, qu’y a-t-il entre les prêtres et Dieu ? Les prêtres sont à la religion ce que les charlatans sont à la médecine... Le véritable prêtre de l’Être suprême, c’est la nature ; son temple, l’univers ; son culte, la vertu ; ses fêtes, la joie d'un grand peuple rassemblé sous ses yeux pour resserrer les doux nœuds de la fraternité et lui présenter l’hommage de cœurs sensibles et purs.

Ainsi, dans la pensée de Robespierre, la religion nouvelle se passerait de sacerdoce. Elle ne se manifesterait extérieurement que par des cérémonies civiques qui rappellerait périodiquement au peuple le sentiment de ses devoirs et l’idée de la divinité.

La Convention, pour un moment subjuguée, vota l’impression du discours, voulut qu’il fût traduit dans tontes les langues, répandu dans tout l’univers, attendu, dit Couthon, que la morale de la représentation nationale a été calomniée chez les peuples étrangers. En même temps, elle adopta d’enthousiasme le projet de décret qui l’accompagnait et dont le premier article, ainsi conçu : Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme, fut peu après gravé à l’entrée d’un grand nombre d’églises, transformées en temples du nouveau culte. La loi du 18 floréal portait que le culte digne de l’Être suprême était la pratique des devoirs de l’homme ; elle énumérait les principaux de ces devoirs et instituait en principe pour rappeler l’homme à la pensée de la divinité et à la dignité de son être des fêtes dont les noms seraient empruntés soit des événements glorieux de notre révolution, soit des vertus les plus chères et les plus utiles à l’homme, soit des plus grands bienfaits de la nature. Sans parler des anniversaires historiques du 14 juillet, du 10 août, du 21 janvier et du 31 mai, la République devait célébrer, les jours de décadi, trente-six fêtes, dont la première serait consacrée à l’Être suprême et à la nature[16]. Ainsi la religion nouvelle d’un bout de l’année à l’autre ne se laisserait pas un instant oublier. Et l’on pouvait espérer qu’à la faveur de tant de solennités les cérémonies catholiques finiraient par être bientôt oubliées ou délaissées.

La loi stipulait toutefois expressément (art. XI) que la liberté des cultes était maintenue. Mais cette liberté était d’avance singulièrement compromise par les articles 12 et 13 portant que tout rassemblement aristocratique contraire à l’ordre public serait réprimé ; et qu'en cas de troubles dont un culte quelconque serait l'occasion ou le motif, ceux qui les exciteraient par des prédications fanatiques ou par des insinuations contre-révolutionnaires seraient punis selon la rigueur des lois, comme ceux qui les provoqueraient par des violences in justes et gratuites.

Si l’on se rappelle qu’un grand nombre d’églises étaient fermées, que la loi du 23 octobre et la loi des suspects fonctionnaient sans relâche, que les tribunaux révolutionnaires n’épargnaient pas plus les prêtres que les nobles et que le régime de la Terreur fut encore aggravé peu après par l’effroyable loi du 22 prairial (10 juin), on comprendra sans peine que le culte catholique ne bénéficia nullement delà loi nouvelle. Si Robespierre sauva personnellement un certain nombre de prêtres menacés de l’échafaud, il n’adoucit pas pour cela la législation qui pesait sur le clergé français ; et jusqu’à sa mort la condition de l’Église demeura dans notre pays ce qu’elle était depuis les derniers mois de 1793.

Quant au culte de l’Être suprême, il ne réussit pas mieux, en somme, que celui de la Raison. L’entraînement patriotique qui lui valut d’abord une certaine vogue ne dura pas plus de quelques semaines. Son auteur même eut le temps de voir grandir autour delà religion nouvelle l’indifférence publique, et on peut dire qu’il emporta le nouveau culte avec lui dans la mort. De toutes les fêtes décadaires qu’il avait fait instituer, la première seule fut célébrée — celle de l’Être suprême. Elle le fut, il est vrai, avec beaucoup de pompe et de solennité (le 20 prairial-8 juin), surtout à Paris, où Robespierre, au milieu d’une mise en scène grandiose, et à la tête de la Convention, dont il était alors président, officia pour ainsi dire comme un pontife et s’enivra des acclamations de la foule qui devait si peu après applaudir à son supplice[17]. Dans le reste de la France, elle ne manqua ni d’éclat ni de majesté. Elle eut lieu dans les villages[18] comme dans les grandes villes. Ce fut, d’un bout à l’autre du pays, une communion des cœurs dans la foi républicaine. Mais elle ne dura qu’un jour. Le peuple n’était pas assez éclairé pour s’intéresser longtemps à une religion purement civile, qui n’avait pas de prêtres, pas de rites, qui ne comportait ni mystères, ni révélations, ni miracles, qui ne le conviait à solenniser que des abstractions et qui ne faisait guère appel qu’à sa raison. Quant aux philosophes, la philosophie leur suffisait amplement ; ceux-là portaient leur religion dans leur conscience ; ils n'éprouvaient nul besoin de matérialiser leur foi dans des cérémonies dont le symbolisme, incompris de la foule, leur paraissait simplement puéril et ridicule.

 

V. — Il faut ajouter que Robespierre prenait mal son temps pour inviter le peuple français à la pratique d’un nouveau culte. La grande majorité de la nation, alors même qu’elle invectivait le catholicisme avec le plus de violence, était encore foncièrement catholique d’éducation, de mœurs, d’habitudes. La déchristianisation partielle opérée depuis quelques mois n’était que superficielle ; elle ne pouvait être durable. Ses principales raisons d’être étaient le danger de la patrie, déchirée par la guerre civile, envahie par l’étranger, et l’irritation causée par la connivence du clergé réfractaire avec l’ennemi. Le danger diminuant, l’irritation s’adoucit naturellement. Il ne faut pas oublier qu’on n’était plus au temps où la grande armée catholique et royale de l’Ouest tenait en échec les armées de la République, où l’insurrection royaliste livrait le Midi aux entreprises étrangères, où nos frontières du Nord et de l’Est étaient de toutes parts forcées par l’ennemi. La Vendée, depuis les grandes journées de Cholet, du Mans et de Savenay, pouvait être encore un embarras, mais n’était plus un péril capital ; Lyon et Toulon étaient repris par la République ; l’Alsace était délivrée ; au printemps de l’an II, la France avait partout repris l’offensive. Dix-huit jours après la fête de l’Être suprême, la victoire de Fleurus nous donnait la Belgique ; l’Italie et l’Espagne étaient entamées par nos armes ou allaient l’être. Dès lors, on songea moins à se préserver de la contre-révolution, parce qu’elle parut moins à craindre. La déchristianisation, comme l’a dit fort bien un historien contemporain[19], avait été surtout un expédient de défense nationale. La défense nationale ayant réussi, l’expédient devint inutile.

C’est là ce que Robespierre n’avait pas prévu. Il n’avait pas compris non plus, en faisant voter la loi du 22 prairial, que redoubler la Terreur au moment où elle allait devenir moins nécessaire était un véritable contre-sens politique. Ces deux erreurs lui coûtèrent la vie. Du reste, les hommes qui méditaient sa perte — et ils étaient nombreux à la Convention même au temps où elle se courbait le plus docilement sous sa volonté — étaient, on le sait, des terroristes encore plus déterminés que lui, et leur intention en le renversant n’était nullement d’adoucir le régime révolutionnaire sous lequel la France vivait depuis la fin de 1793.

Beaucoup d’entre eux craignaient pour leur tête ; d’autres voulaient venger leurs amis. Un grand nombre, tout en cachant leurs desseins secrets, ne dissimulaient pas, longtemps avant le 9 thermidor, combien ils désapprouvaient la création religieuse de Robespierre. Ils raillaient le pontife du nouveau culte, ridiculisaient son dogmatisme et affectaient de redouter son intolérance. Plusieurs même, pendant la fêle de l’Être suprême, ne lui avaient épargné ni les brocards ni les menaces. Voyez ce b...-là, disait l’un d’eux, ce n'est pas assez d’être le maître, il faut encore qu’il soit un Dieu. Et un autre lui avait crié rudement : La roche tarpéienne est près du Capitole. Peu de jours après, le Comité de sûreté générale, qui ne l’aimait pas, avait, pour le ridiculiser et le compromettre, donné une importance démesurée au prétendu complot de Catherine Théot, la mère de Dieu, vieille femme mystique et visionnaire qui l’appelait son fils, et le rapport spirituel autant que perfide de Vadier avait fait rire aux dépens de l’homme devant lequel depuis longtemps on ne faisait que trembler.

Robespierre ne comprit que trop tard le danger qui le menaçait. On sait comment en un jour s’écroula son omnipotence, comment la Montagne et la Plaine se coalisèrent pour le perdre, comment lui et ses amis périrent exécutés sans procès. On n’ignore pas non plus que sa chute, provoquée par des terroristes[20], ne profita pas au terrorisme. Il y avait à ce moment dans toute la France un tel besoin de réaction contre le régime de fer que l'on venait de subir, et l'on regardait depuis si longtemps ce régime comme incarné dans Robespierre, qu’après la mort de ce dernier il ne fut plus possible de le maintenir. La Convention eut beau déclarer qu’elle ne ralentirait pas la marche de la Révolution ; elle eut beau même porter de nouvelles lois contre les nobles et contre les prêtres[21], elle eut beau affirmer sa fidélité à la politique de 93 en faisant exécuter avec grande pompe son décret sur la translation de Marat au Panthéon (5e sans-culottide, an II, 21 septembre 1794), il se produisit par la force des choses, dans toute la France, une détente politique et morale dont elle ne put se défendre. Il lui fallut rapporter la loi du 22 prairial, en adoucir d’autres, qui avaient eu leur raison d’être, mais qui ne paraissaient plus que monstrueuses, mettre en liberté des milliers de suspects et relâcher un peu les liens de la presse.

Ce revirement fut surtout profitable à l’Église. Les prêtres incarcérés sortirent en foule des prisons et reprirent de fait l’exercice des fonctions ecclésiastiques. Les réfractaires accoururent de l’étranger, et, persuadés qu’on n’oserait plus leur appliquer les lois de la Terreur, reparurent en grand nombre sur le sol français. Bien accueillis en général par la population rurale, ils purent, en bien des endroits, rentrer dans leurs églises, s’y établir comme en pays conquis et, protégés par leurs paroissiens, braver par leurs prédications séditieuses les autorités nationales.

Les troubles qu’ils provoquaient furent maintes fois dénoncés à la tribune de la Convention dans les mois qui suivirent immédiatement le 9 thermidor[22]. Mais l’assemblée, désorientée, semblait ne plus trop savoir ce qu’elle voulait. Par réaction contre Robespierre, elle paraissait souhaiter que l’État se désintéressât désormais de toute religion et de tout culte. Aussi, lorsque Cambon, qui, comme financier et comme politique, rêvait depuis longtemps l'abolition complète de la constitution civile du clergé, vint pour la seconde fois lui proposer la suppression des salaires ecclésiastiques[23], lui fit-elle bien meilleur accueil qu’en 1792. Robespierre ni Danton n’étaient plus là pour le combattre. Son projet passa cette fois sans difficulté, et la nouvelle loi, votée le deuxième jour des sans-culottides (18 septembre) posa d’abord en principe que la République française ne payerait plus les frais ni les salaires d'aucun culte. Elle stipula d’ailleurs, comme il était juste, que les ministres catholiques qui avaient continué leurs fonctions ou qui les avaient abandonnés sans avoir abdiqué recevraient des pensions, et ces pensions furent fixées aux mêmes chiffres que celles dont jouissaient les prêtres abdicataires en vertu de la loi du 2 frimaire — c’est-à-dire à 800, 1.000 ou 1.200 livres, suivant l’âge des intéressés.

 

VI. — Il semblait que l’entière liberté des cultes dût être la conséquence immédiate d’une loi pareille. Mais l’Eglise libre dans l'Etat libre, ce n’était pas, vu l’opposition violente des deux pouvoirs, une formule d’application facile. Les thermidoriens étaient en général fort hostiles au catholicisme. Ils rappelaient sans cesse le mal que les réfractaires avaient fait à la France, signalaient leurs envahissements, leurs provocations, leurs menaces. Un grand nombre d’églises restaient fermées par la volonté des pouvoirs locaux et des représentants en mission. Des ecclésiastiques, sujets à la déportation, étaient encore entassés sur les pontons à Rochefort, en rade d’Aix ou ailleurs. Le généreux Grégoire, dont ils devaient si mal reconnaître le dévouement, réussit, à force d'instances, à en faire relâcher un certain nombre[24]. Mais cet apôtre infatigable de la tolérance et de la liberté religieuse fut moins heureux quand, s’élevant au- dessus des questions de personnes, il vint le 1er nivôse (21 décembre) dans un discours très étendu, très soigné, qu’il attendait depuis longtemps l’occasion de prononcer, demander à la Convention une loi qui garantît effectivement aux citoyens l’exercice de leur culte, sous réserve des mesures nécessaires pour assurer l’ordre public. Il n’eut pas de peine à établir que la liberté religieuse, proclamée par la constitution, par la loi du 16 frimaire et par celle du 18 floréal, n’existait guère en somme que de nom ; que, la constitution civile n’existant plus, le clergé n’étant plus salarié par l’État, il était strictement juste que l’Église s’organisât à sa guise et qu’aucune loi d’exception ne gênât plus ses ministres dans l’exercice de leurs fonctions. Tout ce qu’on pouvait exiger d’une religion, disait-il, c’était qu’elle respectât les lois civiles et qu’elle ne prétendît ni usurper la domination, ni forcer la volonté de personne.

Ce plaidoyer en faveur de la liberté n’agréa guère à la Convention, qui n’était pas encore suffisamment revenue de ses ressentiments contre le clergé pour y applaudir. Il provoqua même de violents murmures. Pendant les trois quarts d’heure que j'occupai la tribune, dit Grégoire dans ses Mémoires, les Montagnards étaient comme des patients sur la roue, je leur fis éprouver toutes les crispations de la rage. L’assemblée avait encore par moments à cette époque des retours de passion antichrétienne. Non contente de confirmer, comme elle le fit encore en nivôse (janvier 1795), les lois rigoureuses précédemment portées contre les prêtres réfractaires — et qu’en réalité on appliquait de moins en moins —, elle remettait en discussion le projet des fêtes décadaires, depuis longtemps élaboré par Chénier pour ruiner l’influence du fanatisme renaissant. Elle applaudissait le 14 pluviôse aux lignes suivantes d’un de ses commissaires, qui lui écrivait : Il faut un remède qui fasse une cure radicale : il n’est que dans l’instruction publique[25], et les fêtes décadaires en offrent une branche d’autant plus importante que l’instruction s’y prendra sous la forme du plaisir. Elle s’associait enfin par ses acclamations aux vœux exprimés par le rapporteur du projet des fêtes, Eschassériaux, qui, dans la séance du 17 pluviôse (5 février), s’exprimait en ces termes : La tyrannie et la superstition ont désolé la terre ; vous devez éclairer ses erreurs. Sur les ruines de toutes les erreurs, vous allez rétablir le cours des vérités de la nature en fondant le culte pur qui se célèbre à ciel ouvert, le seul qui soit digne de l’Être suprême et de l’homme libre.

C’était, en somme, revenir aux idées de Robespierre. Mais, si la Convention applaudissait, elle ne votait pas. Ses manifestations antichrétiennes n’étaient que des boutades platoniques. Le comité de l’instruction publique avait beau tourner et retourner son projet, la loi sur les fêtes décadaires restait en souffrance. La Convention, qui ne se sentait plus, à cet égard, soutenue par l’opinion, retardait de jour en jour la solution de cette affaire. Finalement, elle s’en déchargea sur les assemblées du Directoire. Au contraire, le parti qui tendait à la réorganisation du culte catholique montrait chaque jour plus de résolution, plus de hardiesse, et gagnait visiblement du terrain. Le discours de Grégoire, si mal accueilli à l’assemblée, avait eu un grand succès dans le public. La Convention ne demandait, au fond, qu’un prétexte pour se déjuger. Or, à ce moment même (février 1795), elle en trouvait un dans les négociations entamées par ses commissaires et par les généraux de la République avec les principaux chefs de la Vendée, qui paraissaient las de la guerre et disposés à faire leur soumission si le gouvernement voulait bien accorder aux populations insurgées le rétablissement ou le maintien de leurs libertés religieuses. La paix fut, on le sait, conclue dans l’Ouest à cette condition. Mais comment refuser aux départements restés dociles et fidèles les concessions que l’on allait faire ou qu'on faisait à des rebelles ? Cela n’était certainement pas possible. Et voilà pourquoi la Convention qui, en décembre, avait passé dédaigneusement à l’ordre du jour sur la motion de Grégoire, vota deux mois après sans résistance une loi positive en faveur de la liberté des cultes, quand elle lui fut proposée par Boissy d’Anglas.

Le discours prononcé par ce député dans la séance du 3 ventôse (21 février) fit d’autant plus d’impression sur l’Assemblée, que l’orateur ne pouvait être soupçonné d’aucune arrière-pensée de complaisance pour le catholicisme. Il appartenait à une vieille famille protestante du Vivarais. Depuis longtemps il avait, pour sa part, rompu avec toute religion positive. Il détestait toute superstition, tout fanatisme. Il avait applaudi naguère avec enthousiasme aux efforts de Robespierre pour établir en France le culte philosophique de l’Etre suprême. Un peu désabusé maintenant, il croyait que le meilleur moyen de faire triompher la raison était de ne pas employer pour elle d’autres armes que celles de la raison même ; que le progrès des lumières, assuré parles lois républicaines et le développement de l’instruction populaire, dissiperait tous les préjugés et que la liberté ferait à cet égard ce que la persécution n’avait pu faire. Bientôt, disait-il avec un peu d’optimisme, la religion de Socrate, de Marc-Aurèle et de Cicéron sera la religion du monde. En attendant, il fallait se garder de faire des martyrs. L’Église, qui avait tant retardé la marche de la civilisation, qui avait fait tant de mal à la Révolution, devait être surveillée, non opprimée. Le meilleur moyen de la tuer, c’était de la tolérer en la dédaignant, de la protéger même, pour être plus en droit d’exiger d’elle le respect de la loi et de l’ordre public. Le culte a été banni du gouvernement, déclarait Boissy d’Anglas ; il n’y rentrera plus. Vos maximes doivent être à cet égard d’une tolérance éclairée, mais d’une indépendance parfaite. C’est une bonne police que vous devez exercer, parce que c’est la liberté tout entière que vous devez établir et qu’elle n’est fondée que sur le maintien de l’ordre public.

La loi du 3 ventôse, votée sur ses conclusions, était, malgré ses réserves et vu les tendances de la Convention, une véritable charte d’affranchissement pour l'Église catholique[26]. Elle rappelait tout d’abord que l’exercice d’aucun culte ne pouvait être troublé et que la République n’en salariait aucun. Elle ajoutait que la République ne fournissait aucun local ni pour l’exercice du culte ni pour le logement des ministres. Elle ne reconnaissait auxdits ministres aucun caractère public. Elle interdisait, en dehors des lieux affectés au culte, toute cérémonie, toute exhibition d’emblèmes ou de signes particuliers à telle ou telle religion, toute proclamation ou convocation confessionnelle, de même que le port de tout costume, de tout insigne sacerdotal. Elle défendait aux communes d’acheter ou de louer en nom collectif des locaux pour l’exercice des cultes et s’opposait à ce qu’il fût formé aucune dotation perpétuelle ou viagère ni établi aucune taxe pour en acquitter les dépenses. Elle prescrivait enfin des peines correctionnelles contre quiconque troublerait par violence les cérémonies d’un culte ou en outragerait les objets.

Bien que la liberté rendue ainsi à l’Eglise lui parût fort insuffisante, elle produisit en quelques semaines une véritable renaissance religieuse, dont la réaction de thermidor n’avait été pour ainsi dire que le prélude.

L’ancien clergé constitutionnel se réorganisa rapidement, à l’appel des évêques Grégoire, Saurine, Gratien, Royer et Desbois qui, dès le 25 ventôse (17 mars), publièrent pour hâter sa reconstitution une encyclique à laquelle adhérèrent trente-cinq de leurs collègues et divers presbytères[27]. Il eut son centre d’action et de propagande dans la Société de philosophie chrétienne, qu’il fonda vers la même époque ; il eut aussi des publications périodiques qui ne furent pas sans influence sur l’opinion — notamment les Annales de la Religion, qui parurent jusqu’en 1803 —. Il s’efforça, par des appels cordiaux à l’union et par des œuvres de controverse, de ramener à lui le clergé réfractaire[28]. Mais il ne réussit guère dans cette partie de sa tâche. S’il y eut des défections, elles se produisirent au contraire à son préjudice. L’Église insermentée, qui avait plus souffert que sa rivale, était maintenant plus populaire. Nombre de prêtres qui jadis avaient juré, par faiblesse ou par intérêt, se ralliaient à elle, généralement pour les mêmes motifs. Du fond de leur exil, les anciens évêques émigrés n’avaient cessé d’être représentés dans leurs diocèses par des vicaires qui longtemps avaient dû se cacher, mais qui maintenant se montraient presque partout au grand jour et luttaient avec avantage contre les constitutionnels. Du reste, les prêtres proscrits continuaient à rentrer en foule. Ils affluaient dans les grandes villes, à Paris, à Versailles. Aigris par la persécution, ils n’usaient souvent de la liberté défait dont ils jouissaient que pour prêcher le mépris de la République et la désobéissance à ses lois. Ils menaçaient ouvertement les acquéreurs de biens nationaux et prenaient en beaucoup d’endroits une part considérable aux troubles causés par la disette dont souffrait alors la France. Leurs agissements furent dénoncés avec vivacité à la Convention dans la séance du 25 germinal (14 avril) par André Dumont, qui, se félicitant d’en avoir fait ramasser un certain nombre, demanda des mesures énergiques contre ces infâmes saltimbanques ; par Rewbell, Delacroix, Cadroy, Jean-Bon-Saint-André, Thibaudeau, enfin par Chénier. Ce dernier représenta qu'il ne suffisait pas de mépriser le fanatisme connue erreur, mais qu’il fallait le poursuivre, l’atteindre, l’abattre, car il était constant qu’il se ralliait pour la contre-révolution.

 

VII. — Le rapport que le même orateur vint peu après (12 floréal, 1er mai) présenter au nom des comités de salut public, de sûreté générale et de législation réunis, sur les menées royalistes et cléricales, amena le vote immédiat d’une loi confirmant les prescriptions rigoureuses dont les émigrés avaient été l’objet au temps de la d’erreur. Tous ceux qui seraient trouvés sur le sol français devaient être jugés et condamnés à mort. Quant aux prêtres réfractaires qui étaient rentrés malgré les lois de déportation, un délai d’un mois leur était donné pour quitter le sol de la République ; passé ce délai, ils seraient passibles des mêmes peines que les émigrés.

La fréquente répétition de pareilles lois prouve assez qu’elles étaient inefficaces. La Convention ne pouvait plus se faire obéir. Les terroristes ardents qui avaient renversé Robespierre étaient déjà pour la plupart exclus du pouvoir. Plusieurs même étaient mis en accusation[29]. Après la manifestation du 12 germinal, ils furent déportés sans jugement. Le club des Jacobins était depuis longtemps fermé. Le parti girondin, grâce à la rentrée d’un grand nombre de ses membres, était redevenu le plus fort dans la Convention, qui par un entraînement presque inconscient, réagissait chaque jour avec plus de complaisance contre la politique de 93. Après l’insurrection du 1er prairial, qu’avaient fomentée ou encouragée les derniers montagnards, cette assemblée parut quelque temps ne plus redouter d’autres excès que ceux de la démocratie. La contre-révolution eut beau jeu. Ses excès furent pires que ceux du peuple parisien. Des prêtres et des nobles organisaient dans les départements du Midi, en avril et en mai 1793, des bandes féroces qui, sous les noms de compagnie de Jéhu, de compagnie du Soleil, etc., mettaient les campagnes et les petites villes à feu et à sang, assassinaient les voyageurs, rendaient les communications et les relations commerciales à peu près impossibles. D’affreux massacres eurent même lieu dans de grandes villes, comme à Lyon[30], à l’instigation du parti royaliste, dont celui de l’ancienne Église ne se séparait pas.

Si beaucoup de départements étaient exempts de troubles aussi graves, il n’en était pas un seul où la loi du 3 ventôse n’eût fait naître une agitation fâcheuse et une véritable anarchie. Le clergé demandait en effet partout que, contrairement à cette loi, on lui laissât reprendre les églises. C’est ce qu’on lui avait permis provisoirement en Vendée. Dans le reste de la France, il avait occupé de fait, avec l’appui des populations, les édifices autrefois consacrés au culte et il bravait les autorités constituées qui voulaient l’obliger d’en sortir, — ou il les revendiquait avec éclat, au nom de la justice et de l’égalité. Si la République était impuissante à faire rentrer dans l’ordre les délinquants, n’était-il pas de sa dignité de légaliser un état de choses auquel elle ne pouvait remédier ? D’autre part, au moment où elle venait de faire la paix avec la Prusse[31], où elle négociait avec d’autres puissances, n’avait-elle pas intérêt à prouver par de nouvelles concessions ses dispositions conciliantes envers ses ennemis de la veille ?

Toutes ces considérations l’amenèrent à voter, le 11 prairial (30 mai), sur la proposition du catholique Lanjuinais — qui parlait, du reste, au nom des comités —, une loi beaucoup plus libérale que celle du 3 ventôse. Elle décida en effet que les églises non aliénées seraient mises à la disposition des citoyens tant pour les exercices de leurs cultes que pour les assemblées ordonnées par la loi[32]. Mais, comme il n’était pas admissible qu’un pareil avantage fût accordé par la République à des prêtres faisant ouvertement profession de la combattre, l’Assemblée jugea nécessaire d’ajouter que nul ne pourrait sous peine d’amende remplir de ministère religieux dans lesdits édifices s'il ne faisait préalablement devant la municipalité acte de soumission aux lois de la République.

Cette obligation n'était pas imposée aux prêtres qui exerceraient leur culte dans des maisons ou édifices privés. Du reste, on ne voit pas en quoi le simple engagement de respecter les lois de la République pouvait blesser les droits de la conscience. Les réfractaires n’en crièrent pas moins à l’intolérance, à la tyrannie, à la persécution. La plupart d’entre eux refusèrent le nouveau serment comme ils avaient repoussé les précédents[33]. Le trouble qui régnait dans les départements ne fut pas sensiblement diminué par la loi du 11 prairial.

Bientôt même la guerre civile, que l’on croyait avoir pour jamais éteinte dans l'Ouest par les conventions de la Jaunaie et de la Mabilais, se ralluma par suite de la descente des émigrés, qu’une Hotte anglaise amena sur la côte de Quiberon à la fin de juin. La Bretagne, la Vendée, l’Anjou reprirent feu et, comme autrefois, les prêtres prêchèrent aux paysans de ces malheureuses contrées la guerre sainte contre la République. Hoche triompha de ce nouveau soulèvement, mais ce ne fut pas sans verser beaucoup de sang. La paix n’était pas encore rétablie dans l’Ouest quand la Convention termina ses travaux. On sait du reste par quelle agitation, par quels complots le parti de la contre-révolution troubla le reste de la France et la capitale au moment où cette assemblée se disposait à clore son orageuse session. La Constitution de l’an III, qu’elle venait de substituer à celle de 1793, et le décret par lequel elle assurait à cinq cents de ses membres le droit de siéger dans les assemblées du Directoire furent pour les ennemis de la République prétextes nouveaux à fomenter dans le public le mécontentement et la rébellion. Et, comme le clergé réfractaire ne s’épargnait pas à ce travail, il fallut bien que la Convention en revînt à le proscrire.

On ne doit donc pas être étonné qu’après s’être loyalement efforcée de le ramener à l’obéissance par la douceur, elle ait cru devoir, par la loi du 20 fructidor (6 septembre), recourir de nouveau contre lui aux mesures de rigueur. Cette loi bannissait à perpétuité les prêtres précédemment condamnés à la déportation et rentrés sur le territoire français. Elle exigeait en outre que tout prêtre exerçant un culte non seulement dans un édifice public, mais dans une maison particulière, prêtât le serment exigé par le décret du 11 prairial, sous peine de détention, et ordonnait des poursuites contre tout ministre d’un culte qui se permettrait des discours, des actions ou des écrits contraires aux lois de la République ou qui provoquerait au rétablissement de la royauté[34].

La loi très étendue et très détaillée du 7 vendémiaire (29 septembre) sur la police des cultes compléta en les codifiant les dispositions prises à l’égard de l’Église depuis qu’elle était officiellement séparée de l’État. Pour éviter des redites, nous ne l’analyserons pas ici. Contentons-nous de remarquer que si, sous le rapport de la pénalité, elle était infiniment moins rigoureuse que les lois de la Terreur[35], elle aggravait sur plusieurs points les lois du 3 ventôse, du il prairial et du 20 fructidor. Ainsi la formule du serment imposé à tous les prêtres était ainsi conçue : Je reconnais que l’universalité des citoyens français est le souverain et je promets soumission et obéissance aux lois de la République. Il ne pouvait être admis aux cérémonies religieuses accomplies dans une maison particulière plus de dix personnes étrangères à la maison. Il était interdit aux ministres de la religion de publier hors des édifices consacrés au culte, par un moyen quelconque, aucun écrit émané ou annoncé comme émané d’un ministre de culte ne résidant pas dans la République française ou même d'un ministre de culte résidant en France qui se dirait délégué d'un autre n'y résidant pas. Enfin la loi spécifiait un certain nombre d’actes séditieux devant entraîner la peine de la gêne à perpétuité et interdisait spécialement aux ministres des cultes toute attaque contre la légitimité de la vente des biens nationaux.

L’insurrection royaliste du 13 vendémiaire, où le clergé réfractaire avait manifestement trempé, n’adoucit pas à son égard, on le comprend, les dispositions de la Convention. Le décret du 20 fructidor — relatif au bannissement — fut formellement confirmé le 20 vendémiaire (11 octobre). Puis, au moment de se séparer, l’assemblée prescrivit de nouveau l’exécution rigoureuse des lois relatives aux émigrés et aux ecclésiastiques déportés qui seraient trouvés sur le sol français, et elle exclut de tout emploi public non seulement les auteurs ou complices des derniers troubles, mais même les parents ou alliés des émigrés et des exilés. On voit par là que la paix était loin d’être faite entre l’Église et l’État. La séparation des deux pouvoirs s’était opérée trop tard et après une lutte trop violente pour être oubliée de si tôt. Ni l’ancien clergé ni la Révolution ne pouvaient se pardonner le mal qu’ils s’étaient fait l’un à l’autre. La République voyait toujours son plus dangereux ennemi dans cette Église qui, pour la perdre, n’avait reculé ni devant la guerre civile ni devant la trahison. L’Église avait déclaré une guerre à mort au régime qui, après l’avoir dépouillée, l’avait violentée et proscrite. La lutte devait continuer, et le Directoire, comme la Convention, allait en être troublé du premier au dernier jour de son existence.

 

 

 



[1] D’après la loi nouvelle, l’année commençait à l’équinoxe d’automne et était divisée en douze mois de trente jours, suivis de cinq jours complémentaires (six dans les années bissextiles) qui devaient être consacrés à des fêtes républicaines. Les mois formaient quatre séries, correspondant aux quatre saisons : vendémiaire, brumaire, frimaire ; — nivôse, pluviôse, ventôse ; — germinal, floréal, prairial ; — messidor, thermidor, fructidor.

[2] Décret du 28 octobre 1793.

[3] L’arrêté publié par Fouché à Nevers (le 10 octobre) porte que les cultes des diverses religions ne pourront être exercés que dans leurs temples respectifs ; que les enseignes religieuses qui se trouvent sur les routes, sur les places et, généralement, dans tous les lieux publics, seront anéanties ; qu’il est défendu, sous peine de réclusion, à tous les ministres, à tous les prêtres, de paraître ailleurs que dans leurs temples avec leurs costumes ; que les morts seront portés au cimetière couverts d’un voile funèbre sur lequel sera peint le sommeil, accompagnés d’un officier public, entourés de leurs amis revêtus de deuil et d’un détachement de leurs frères d'armes ; que les cimetières seront plantés d’arbres, sous l’ombre desquels s’élèvera une statue représentant le sommeil ; que tous les autres signes seront détruits ; enfin qu’on lira sur la porte de ce champ consacré par un respect religieux aux mânes des morts, cette inscription : La mort est un sommeil éternel.

[4] Voir par exemple dans le Moniteur (XIX, 48) la lettre d’André Dumont rendant compte à la Convention du procédé quelque peu comminatoire par lequel il a déterminé deux prêtres constitutionnels à abjurer.

[5] Le même jour fut adopté le décret suivant sur la motion de Thuriot : La Convention nationale décrète que les administrations de département demeurent autorisées à prononcer, sans recours à la Convention nationale, d’après l’avis des administrations de district, sur les suppressions, réunions et circonscriptions de paroisses, et déroge, à cet égard, à toute loi contraire.

[6] Clootz, qui était né prussien, mais qui s’était déclaré français depuis longtemps, avait été envoyé à la Convention par les électeurs de l’Oise. Il avait depuis quelque temps changé son prénom de Jean-Baptiste contre celui d’Anacharsis. Il se disait non seulement l’orateur du genre humain, mais l’ennemi personnel de Jésus-Christ. Il s’était fait connaître dès 1780 par la publication d’un ouvrage intitulé : Certitude des preuves du mahométisme.

[7] Sieyès, qui avait défendu en 1789 la dime et les propriétés du clergé et qui était resté titulaire d’une grosse pension ecclésiastique, déclara n’avoir d’autre religion que l’amour de la patrie et de l’humanité. A l'en croire, il avait été victime de la superstition, mais nul homme sur la terre ne pouvait dire avoir été trompé par lui, etc.

[8] Vingt-sept évêques renoncèrent formellement à leurs fonctions. Neuf d’entre eux se marièrent. D’après Grégoire, le nombre des prêtres qui prirent femme pendant la période révolutionnaire fut de deux mille.

[9] Dès le commencement d’octobre, le représentant Rühl avait solennellement brisé la Sainte-Ampoule sur une place publique de Reims.

[10] Dans son livre sur le Culte de la Raison et le Culte de l'Être suprême (1793-1794).

[11] Dans le même temps, ou à peu près, la Convention recevait avec une faveur marquée l'hommage que Clootz lui faisait de son ouvrage sur la Certitude des preuves du mahométisme et décernait à Marat les honneurs du Panthéon.

[12] C’est ce qui est fort bien établi par M. Aulard, dans l’ouvrage déjà cité, pp. 78-86.

[13] Par exemple Lepelletier, Marat, Châtier, dont les bustes figuraient alors dans toutes les cérémonies populaires et étaient honorés comme autrefois les statues des saints.

[14] Ce décret avait été préparé parle Comité de salut public, qui, instruit du mauvais effet produit sur les populations — surtout dans les campagnes — par les atteintes portées aux cultes, s’efforçait très loyalement, depuis quelques semaines, de ramener les représentants en mission au respect de la liberté. Le décret en question ne mit point absolument fin au mouvement antichrétien qui venait de se produire, mais il ne resta pas du tout lettre morte. Un très grand nombre d’églises, qui étaient restées ouvertes, furent efficacement protégées. En beaucoup d’endroits et même dans de grandes villes comme Rouen, les églises fermées furent rouvertes. — Voir sur ce commencement de réaction, trop peu connu, le Recueil des actes du Comité de salut public, t. IX, et l’article de M. Aulard sur la Politique religieuse du Comité de salut public en décembre 1793 (dans la Révolution française, 11 février 1896).

[15] Il n’était plus, du reste, à cette époque, pratiqué que dans quelques sections de Paris et dans quelques grandes villes, où il ne tarda pas à se confondre avec celui de l’Être suprême.

[16] Les trente-cinq autres l’étaient : au genre humain ; — au peuple français ; — aux bienfaiteurs de l’humanité ; — aux martyrs de la liberté ; — à la liberté et à l’égalité ; — à la République ; — à la liberté du monde ; — à l’amour de la patrie ; — à la haine des tyrans et des traîtres ; — à la vérité ; — à la justice ; — à la pudeur ; — à la gloire et à l’immortalité ; — à l’amitié ; — à la frugalité ; — au courage ; — à la bonne foi ; — à l’héroïsme ; — au désintéressement ; — au stoïcisme ; — à l’amour ; — à l’amour conjugal ; — à l’amour paternel ; — à la tendresse maternelle ; — à la piété filiale ; — à l’enfance ; — à la jeunesse ; — à l’âge viril ; — à la vieillesse ; — au malheur ; — à l’agriculture ; — à l’industrie ; — à nos aïeux ; — à la postérité ; — au bonheur.

[17] Boissy d’Anglas, qui était alors un de ses ardents admirateurs, écrivait, au lendemain de la fête : Robespierre, parlant de l’Être suprême au peuple le plus éclairé du monde, me rappelait Orphée enseignant aux hommes les principes de la civilisation et de la morale (Essai sur les fêtes nationales, p. 23).

[18] J’ai sous les yeux le discours prononcé à la fête de l’Être suprême dans la commune de Piégut-Pluviers (Dordogne), par le citoyen Verneith-Puyrazeau, ancien membre de l’Assemblée législative, qui fut plus tard préfet sous l’Empire et député sous la Restauration. C’est une paraphrase de celui que Robespierre avait prononcé le 18 floréal à la Convention. La superstition et le fanatisme catholiques n’y sont pas ménagés. Des milliers de harangues semblables furent prononcées le même jour dans toute la France.

[19] M. Aulard.

[20] Tallien, Billaud-Varennes, Colot d’Herbois, Fouché, etc.

[21] Par exemple, celle du 15 thermidor (2 août) excluant les ministres de tout culte et les ci-devant nobles de toutes les fonctions publiques civiles et militaires. Cette mesure fut rapportée dès le lendemain.

[22] V. notamment dans le Moniteur, la séance du cinquième jour des sans-culottides de l’an II (21 sept. 1794).

[23] Les pensions ecclésiastiques, suspendues par décret du 6 germinal an II, venaient d'être rétablies (18 thermidor). Mais les traitements ecclésiastiques, en fait, n’étaient plus payés depuis plusieurs mois.

[24] Si, pour mettre un homme en liberté, disait-il à la séance du 21 frimaire (11 décembre), on demandait s'il est procureur, avocat ou médecin, cette question indignerait. Pourquoi demander s’il est prêtre ? Quelque soit un individu, s’il est mauvais citoyen, frappez-le ; s’il est bon citoyen, protégez-le. Tant que l’on suivra des principes contraires, on n’aura que le régime des tyrans.

[25] La Convention avait volé le 27 brumaire (17 novembre) la loi qui organisait l’instruction primaire (et dont celle du 19 déc. 1793 n’avait été que la préface). Peu après (en février 1795) elle allait créer les écoles centrales, où l’enseignement, comme dans les écoles du premier degré, devait être exclusivement laïque.

[26] Elle s’appliquait à tous les cultes ; mais elle était surtout profitable au catholicisme ; car les autres n’avaient pas été sérieusement persécutés.

[27] Ils donnèrent ce nom, conforme aux traditions de la primitive Église, aux commissions qu’ils instituèrent pour l’administration provisoire des diocèses vacants. Quant à l’organisation de l’Église, ils s’en tenaient à peu près aux dispositions prescrites par la constitution civile, sauf que les évêques et les curés devaient être à l’avenir nommés directement par l’ensemble des fidèles uni au clergé et que le clergé devait être libre de toute attache de l’État, comme le voulait la loi nouvelle.

[28] V. l’Avis aux fidèles sur le schisme dont l’Église est menacée. Ce livre provoqua une nouvelle et violente polémique entre les deux Eglises qui, loin de se réconcilier, s’anathématisèrent de plus belle.

[29] Barère, Collot-d’Herbois, Billaud-Varennes.

[30] Quatre-vingt-huit détenus furent égorgés dans cette ville, le 9 mai, par les royalistes ; deux cents le furent au fort Saint-Jean de Marseille le 5 juin suivant.

[31] Par le traité de Bâle (du 5 avril 1795).

[32] Douze églises furent rouvertes peu après à Paris en vertu de cette loi, et, le 15 août suivant, le culte catholique fut solennellement rétabli à Notre-Dame par Grégoire et deux autres évêques de l’ancien clergé constitutionnel.

[33] Certains ecclésiastiques très sages, comme l'abbé Emery (qui avait toujours réprouvé et réprouvait encore la constitution civile du clergé), conseillèrent pourtant de le prêter, faisant observer fort justement que la soumission aux lois n’en impliquait pas l’approbation. Celte soumission, suivant eux avait toujours été recommandée aux fidèles par l’Église. Le bref pontifical du 5 juillet 1796, dont il sera question un peu plus loin, semble leur donner raison. — La formule du nouveau serment était, du reste, d’autant plus acceptable que, par une circulaire du 29 prairial aux assemblées départementales, le Comité de législation de la Convention en recommanda l’interprétation la plus large et la plus libérale : Observez bien, disait-il, que cette soumission du déclarant ne se reporte nullement au passé : ainsi, il ne doit être question d’aucune recherche ni examen sur la conduite ou les opinions politiques du déclarant. La loi n’exige de lui à cet égard qu’une seule chose : c’est qu’il demande acte de sa soumission aux lois de la République. Cette formalité étant remplie, l’administration, qui reçoit sa déclaration, n’a rien à demander au delà...

[34] D’autre part, les lois antérieures étaient adoucies en ce sens que lesbiens des prêtres déportés, dont la confiscation avait été prononcée précédemment, devaient être remis à leurs familles.

[35] Les peines portées parla loi du 7 vendémiaire étaient en général l’amende, la prison (jusqu’à deux ans) et, au maximum, dans les cas les plus graves ou après récidive, dix ans de gène ou la gêne à perpétuité.