HISTOIRE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT

PREMIÈRE PARTIE. — RÉVOLUTION

 

CHAPITRE III. — LES RÉFRACTAIRES.

 

 

I. La question religieuse à l’Assemblée législative. — II. Les origines de la Vendée. — III. Le décret du 29 novembre. — IV. La cour complice des réfractaires. — V. Le ministère girondin et le décret du 27 mai. — VI. Du 20 juin au 21 septembre. — VII. Débuts de la Convention ; ménagements pour l’Eglise. — VIII. La guerre civile de l’Ouest et la Terreur. — IX. Premières atteintes à l’Eglise constitutionnelle. — (1791-1798).

 

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SOURCES. — Guillon de Monléon, Epître à M. Lamourette (1791). — Idem, Nouvelle Lettre à M. Lamourette (1791). — Idem, Lettre du chevalier *** à M. l'abbé Charrier au sujet de son écrit sur sa démission de l'évêché constitutionnel de Rouen (1792). — Idem, les Martyrs de la foi pendant la Révolution française (1820). — Guillon (M.-N.-S.), Parallèle les révolutions sous le rapport des hérésies qui ont désolé l'Eglise (1791). — Idem, Rapprochement de la lettre des évêques soi-disant constitutionnels au pape Pie VI avec des lettres de Luther à Léon X (1791). — Idem, Brefs et instructions du Saint-Siège relatifs à la Révolution française (1799). — Barruel, Collection ecclésiastique (1791-1792). — Idem, Histoire du clergé de France pendant la Révolution (1794). — Idem, Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme (1797-1803). — Almanach des honnêtes gens (1792-1793). — C. Jordan, la Loi et la Religion vengées (1797). — Histoire de la conjuration de Louis-Philippe-Joseph d’Orléans, surnommé Egalité (1796). — Annales de la religion. — Joly, Mémorial de la Révolution. — Jauffret, Mémoires. — Grégoire, Essai historique sur les libertés de l'Eglise gallicane (1818). — Idem, Histoire du mariage des prêtres, particulièrement depuis 1789 (1826). — Idem, Histoire patriotique des arbres de la liberté (1833). — Idem, Histoire des sectes religieuses (1810-1828). — Idem, Mémoires (1837). — Carron, les Confesseurs de la foi dans l’Eglise gallicane à la fin du XVIIIe siècle (1820). — Durand de Maillane, Histoire de la Convention nationale (1825). — Prudhomme, Histoire impartiale des révolutions de France (1824-1825). — Histoire anonyme du clergé de France sous la Révolution (1826). — Rabaut-Saint-Etienne, Discours et opinions (1827). — Mathieu Dumas, Souvenirs. — Gallois, Réimpression de l'ancien Moniteur, tt. X-XVIII. — De Falloux, Histoire de Louis XVI (1810). — Droz, Histoire du règne de Louis XVI (1842). — Mémoires sur les prisons sous la Terreur. — Jager, Histoire de l’Eglise de France pendant la Révolution (1852). — Guettée, Histoire de l’Eglise de France (1857), t. XII. — Theiner, Documents inédits relatifs aux affaires de France de 1790 à 1800 (1857). — E. de Pressensé, l’Eglise et la Révolution française (1864). — E. Quinet, la Révolution (1865). — Mortimer Ternaux, Histoire de la Terreur. — Taine, la Révolution (1878- 1881), t. I et II. — Méric, Histoire de M. Emery et de l'Eglise de France pendant la Révolution (1885). — Aulard, les Orateurs de la Législative et de la Convention (1885). — Idem, le Culte de la Raison et le culte de l’Etre suprême (1892). — Idem, Danton à la Convention nationale (Révolution française, 14 août 1893). — Gazier, Etudes sur l'histoire religieuse de la Révolution française (1887). — C. Port, la Vendée angevine (1888). — Idem, la Légende de Cathelineau (1893). — Sciout, Histoire de la constitution civile du clergé. — Chassin, la Vendée patriote. — Recueil des actes du Comité de Salut public avec la correspondance officielle des représentants en mission (publié par Aulard), tt. I-VIII (1889-1895). — Delarc, l’Eglise de Paris pendant la Révolution (1895).

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I. — Vu les troubles que la constitution civile du clergé avait fait naître et qui annonçaient si clairement une guerre intérieure, beaucoup de bons esprits se demandaient, vers la lin de 1791, s'il ne serait pas bon d’abroger au plus tôt une loi si mal venue et si mal reçue. L’idée d’une entière séparation entre l’Église et l’État, conçue à peine par quelques rêveurs et regardée comme une pure utopie en 1789, gagnait visiblement du terrain. André Chénier l’exprimait avec éloquence le 22 octobre dans une lettre au Moniteur d’où nous détachons les passages suivants ; ... Est-ce en créant un corps de prêtres qui pourront se dire persécutés que l’on espère les rendre peu redoutables ?... Est-ce à l’Assemblée nationale à réunir les sectes et à peser les différends ?... Nous ne serons délivrés de l’influence de pareils hommes les intolérants que quand l’Assemblée nationale aura maintenu à chacun liberté entière de suivre et d’inventer telle religion qu’il lui plaira ; quand chacun payera le culte qu’il voudra suivre et n’en payera point d’autre, et quand les tribunaux puniront avec rigueur les persécuteurs et les séditieux de tous les partis. Et, si des membres de l’Assemblée nationale disent encore que tout le peuple français n’est pas assez mûr pour cette doctrine, il faut leur répondre : Cela se peut, mais c’est à vous à nous mûrir par votre conduite, par vos discours et par vos lois. En un mot, les prêtres ne troublent point les États quand on ne s’y occupe point d’eux ; et ils les troublent toujours quand on s’en occupe et de quelque manière qu’on s’en occupe...

On ne pouvait mieux dire, et théoriquement André Chénier avait sans doute raison. Malheureusement, s’il avait l’esprit très libre à l'égard du catholicisme en particulier et des religions positives en général, il était déjà, soit par suite de déceptions électorales, soit pour d’autres causes, un peu aigri contre le nouveau régime politique, qu’il accusait de tourner à la démagogie. Lui et ses amis, les Feuillants, ne jugeaient déjà plus avec une parfaite impartialité la dévolution et ses adversaires. Ils ne voulaient pas voir les torts de ces derniers ou ils les atténuaient outre mesure dans leurs discours ou dans leurs écrits. Ils ne considéraient pas assez les nécessités de la situation, l’impossibilité de fait où était la loi nouvelle de capituler devant d’irréconciliables ennemis, et leurs plaidoyers pour l’entière liberté des cultes prenaient, aux yeux du parti avancé, qui craignait toujours que la moindre reculade ne le ramenât à l’ancien régime, l’apparence de manifestes contre-révolutionnaires.

L’Assemblée législative, qui s’était ouverte le 1er octobre, n’avait certainement pour la constitution civile ni tendresse ni complaisance. Formée en majorité de libres penseurs élevés à l’école de Voltaire, de Diderot ou de Rousseau et qui ne cachaient point leurs tendances antichrétiennes[1], on peut affirmer que, si elle eût eu à édifier de toutes pièces nos nouvelles institutions, elle n’eût point fait une loi pareille et qu’elle eût pris une mesure bien plus radicale. Elle était portée d'instinct à la laïcisation complète de l’État, comme elle l’était à la République, seule forme de gouvernement adéquate aux principes de 1789. Mais, de même qu’elle était lire par son origine légale et par son serment à la royauté de 1791, elle était tenue de faire respecter l’Église privilégiée dont l’existence et le maintien étaient garantis par la nouvelle constitution. D’ailleurs, outre qu’elle renfermait vingt-sept membres — influents — du clergé assermenté — et parmi eux dix évêques, les Lamourette, les Le Coz, les Torné, les Fauchet, etc. —, un tiers au moins des députés qui la composaient soutenait de bonne foi les lois politiques et religieuses de la Constituante et, par d’habiles manœuvres parlementaires, pouvait parfois entraîner avec lui la majorité. Enfin, ceux même qui formaient d’ordinaire cette majorité avaient vu de trop près depuis quelques mois le clergé réfractaire et pris personnellement une part trop active à la lutte que la France révolutionnaire soutenait contre lui, pour ne pas mettre — à tort ou à raison — tout leur amour-propre et tout leur honneur à l’obliger de se soumettre à la loi. La plupart d’entre eux avaient déjà siégé dans les administrations ou dans les assemblées de départements, de districts ou de communes. Ils avaient été aux prises avec ce fanatisme intransigeant qui, mû souvent au fond par d’inavouables considérations d’intérêt, n’invoquait ouvertement que les droits de la conscience et de la religion. Ils se disaient que pour les réfractaires — au moins pour les meneurs — le dogme et la discipline n’étaient que des prétextes ; que l’ancien épiscopat, comme l’ancienne noblesse et comme la cour, se souciaient beaucoup moins de venger une orthodoxie contestable que de rétablir de toutes pièces l’ancien régime ; que toute concession serait une faute vis-à-vis d’un parti qui n’en voulait faire aucune et ne pourrait que l’enhardir, le fortifier ; qu’on était vis-à-vis de lui en état de guerre et qu’il fallait vaincre ou périr.

 

II. — Les évêques non conformistes avaient déjà pour la plupart émigré, bien que leur vie ni leur liberté ne fussent menacées, fous ces fugitifs, soit à Rome, soit à Turin, soit à Coblentz, conspiraient, intriguaient publiquement — et sans danger — au nom de Dieu et des anciens privilèges, contre la France nouvelle. L’un d’eux, M. de Conzié, était le principal assistant de Monsieur — le comte de Provence, plus tard Louis XVIII — dans ses négociations avec les puissances étrangères. Si les troupes autrichiennes, prussiennes, piémontaises, n’avaient pas déjà franchi nos frontières, ce n’était assurément pas la faute de ces pieux diplomates. Et ni eux ni leurs amis ne dissimulaient que leur but, c’était le rétablissement de l’ancien régime.

Les plus modérés prenaient pour programme la déclaration royale du 23 juin. L’homme le plus éloquent et le plus remuant du parti, l’abbé Maury, adressait au pape, vers cette époque, un mémoire où, loin de faire le moindre sacrifice, à l’esprit de la Révolution, il demandait nettement que le clergé français fût remis en possession de tous ses biens, de tous ses privilèges, que sous le rapport de la liberté des cultes on en revînt au régime de Louis XIV. Et le souverain pontife accablait d’éloges l’auteur d'un pareil manifeste[2].

Quand même l’émigration ecclésiastique n'eût pas pris soin de faire connaître son programme par ses libelles et ses journaux, les milliers de curés et de religieux qui lui servaient d’agents en France ne l’eussent pas laissé ignorer. Ces pauvres gens, dont beaucoup agissaient par point d’honneur, par devoir mal compris ou par pur fanatisme, sachant qu’ils avaient pour eux le pape et le roi et se croyant assurés d’une prompte intervention étrangère, faisaient à la constitution civile une opposition de jour en jour plus audacieuse et plus efficace. Le rapport que Gensonné et Gallois firent à l’Assemblée législative le 9 octobre sur la mission qu’ils venaient d’accomplir dans les départements de l'Ouest, théâtre principal de cette agitation, était à cet égard d’autant plus probant qu’il était conçu en termes plus modérés. Ces députés exposaient en effet que, dans ces départements, beaucoup de curés réfractaires étaient, de fait, restés en fonctions ; qu’on n’avait pas osé les remplacer ; qu’ils n’usaient, bien entendu, de leur autorité que pour décrier les lois nouvelles et la Révolution ; que là où des prêtres constitutionnels avaient pu être installés, ils étaient outragés, menacés, frappés, ou mis en quarantaine, comme pestiférés, par une grande partie de la population ; que les insermentés ou demeuraient dans les villages pour y provoquer des rixes ou, fidèles aux instructions de leurs anciens évêques, s’établissaient aux environs, attiraient la foule dans les bois ou en pleins champs, l’excitaient à la rébellion par leurs discours, leurs écrits et ceux de leurs chefs, leur représentaient comme non valables les baptêmes et mariages célébrés par les intrus, enfin assimilaient au péché mortel tout rapport avec les prêtres constitutionnels. Une effervescence de mauvais augure régnait dans les campagnes. Les directoires départementaux, qui répondaient de Tordre public, avaient cru devoir prendre sur eux d’éloigner de leurs paroisses un certain nombre de ces agitateurs ; l’administration des Deux-Sèvres, par exemple, avait arrêté que tous ceux du district de Châtillon seraient provisoirement internés dans cette ville. Les commissaires avaient rapporté cette mesure, essayé de calmer les esprits. Ils croyaient qu’il fallait user à l’égard des populations fanatisées de beaucoup de douceur et de condescendance. Mais il résultait en somme de leur rapport que la loi était outrageusement violée ou bravée dans l’ouest du royaume, et, malheureusement, elle l’était aussi dans beaucoup de départements du midi, de Test et du nord. L’Assemblée législative pouvait-elle se désintéresser d'un pareil état de choses ?

 

III. — Elle crut que son devoir était d’y mettre ordre. Dès le 7 octobre, elle y avait été invitée par Couthon en termes très pressants. Le 21, la discussion des mesures à prendre pour le rétablissement de la paix religieuse fut commencée. Interrompue à plusieurs reprises par celle des propositions — connexes — qui venaient d'être faites contre l’émigration, elle dura plus d’un mois et donna lieu aux motions les plus variées à l’égard du clergé réfractaire. Parmi les orateurs qui participèrent à ce débat, les uns, comme Lejosne, demandaient que les insermentés fussent, par mesure administrative, internés jusqu’à nouvel ordre dans les chefs-lieux de départements. D’autres, comme l’évêque Fauchet — dont l’intervention fut généralement jugée peu convenable —, voulaient qu’on privât les ecclésiastiques non-conformistes des pensions dont ils pouvaient jouir en vertu des lois de 1790 et qu’on les prit ainsi par la famine. Certains membres de l’Assemblée repoussaient un mode de répression ou de prévention qui soustrayait les intéressés à leurs juges naturels et qui atteignait indistinctement les innocents et les coupables. D’après eux, il fallait poursuivre les réfractaires devant les tribunaux et ne frapper que ceux qui se seraient signalés personnellement par des actes de nature à troubler la paix publique. A quoi on répondait que, leurs écrits étant généralement anonymes et les assemblées où ils prêchaient la révolte étant composées de leurs amis, il serait à peu près impossible d’obtenir contre eux. en justice des preuves légales, des témoignages probants ; que, dans les pays où ils avaient le plus d’influence et faisaient le plus de mal, beaucoup de juges étaient secrètement pour eux et que d’autres n’oseraient pas faire leur devoir ; que les procès traîneraient en longueur et amèneraient de nouveaux scandales, de nouveaux troubles. Quelques députés souhaitaient qu’on laissât les paroisses choisir librement leurs curés, sauf à les entretenir elles-mêmes s’ils refusaient le serment. Le feuillant Ramond proposait que l’État salariât indistinctement tous les cultes et que tout groupe de cinquante citoyens au moins, quelle que fût sa foi, eût droit à un prêtre payé par la nation. Les girondins Gensonné, Ducos, etc., recommandaient de se montrer, dans la pratique, très indulgent, très accommodant envers les populations qui tenaient à leurs anciens prêtres. Suivant eux, et c’était l’avis de la majorité, il fallait, sans supprimer le serment, le débarrasser de toute formule religieuse, le réduire strictement à la promesse d’être fidèle à la nation, à la loi, au roi et de maintenir la constitution ; bien faire comprendre au public que c’était tin engagement purement civique, remplacer le mot malheureux de constitution civile du clergé par un titre plus clair et qui ne pût effaroucher les consciences[3], enlever enfin aux membres du clergé conformiste le caractère de fonctionnaires publics. On demandait aussi de toutes parts que les registres de l’état civil fussent enfin laïcisés, c’est-à-dire que les naissances, les mariages et les décès fussent désormais constatés légalement par les municipalités et qu’ainsi fût enlevé aux réfractaires le moyen d’agitation le plus puissant peut-être dont ils pussent user.

Jusqu’au commencement de novembre l’Assemblée avait paru, en somme, incliner vers des mesures relativement douces et conciliantes. Mais les nouvelles alarmantes qui lui parvinrent à cette époque de plusieurs départements — en particulier de Maine-et-Loire, où le clergé dissident avait provoqué des rassemblements armés de plusieurs milliers de paysans ; du Calvados, où les provocations des non-conformistes avaient failli mettre la ville de Caen à feu et à sang —, le souvenir tout frais de troubles analogues qui avaient eu lieu à Montpellier et l’agitation chaque jour croissante causée par les récents massacres d’Avignon[4], firent bientôt pencher les législateurs vers la sévérité.

Le décret adopté le 29 novembre, sur la proposition de François de Neufchâteau, aggravait singulièrement la condition des prêtres non conformistes. Sans doute, le préambule dont il est précédé réduisait la portée du serment. Mais, comme le décret ne supprimait pas la constitution civile du clergé, qu’il n’en modifiait même pas le titre et que les principes dont il était l’application directe gardaient toujours leur place dans la constitution générale du royaume, les dissidents ne devaient pas se montrer plus que par le passé disposés à maintenir cette dernière de tout leur pouvoir. En vertu des dispositions nouvelles, les ecclésiastiques jusque-là réfractaires au décret du 27 novembre 1790, devaient dans un délai de huit jours prêter le serment civique, faute de quoi ils seraient privés de toute pension ou de tout traitement sur le trésor public. Outre cette déchéance, ceux qui persistaient à ne pas jurer seraient réputés suspects de révolte contre la loi et de mauvaises intentions contre la patrie et, comme tels, placés sous la surveillance des autorités constituées. Ceux qui se trouveraient dans des communes où se produiraient des troubles ayant pour cause ou pour prétexte les opinions religieuses pourraient en être éloignés provisoirement et, faute par eux d’obéir, ils seraient emprisonnés pour une année. Les réfractaires convaincus d’avoir provoqué la désobéissance à la loi et aux autorités seraient punis de deux ans de prison. Les frais de la répression des troubles religieux seraient supportés par les communes où ces troubles auraient eu lieu. Les églises non affectées au culte paroissial pourraient toujours — en vertu de la loi du 7 mai 1791 — être achetées ou affermées par des citoyens attachés à un autre culte quelconque, mais les prêtres qui auraient refusé le serment civique ne pourraient y être attachés. Enfin les directoires départementaux adresseraient les listes des assermentés et des insermentés, avec pièces à l’appui, à l’Assemblée nationale, pour la mettre à portée de prendre un dernier parti, afin d’extirper la rébellion qui se déguise sous le prétexte d’une prétendue dissidence dans l’exercice du culte catholique.

Si l'on remarque, d’autre part, qu’il n’était rien dit des actes de l’état civil, qui, par suite, devaient continuer jusqu’à nouvel ordre à être tenus exclusivement par le clergé constitutionnel, on voit que le clergé réfractaire était cette fois traité tout à fait en ennemi. La loi nouvelle lui enlevait ses moyens d’existence ; elle lui interdisait l’exercice public du culte ; elle le plaçait sous l’incessante surveillance de la police et le rendait responsable des atteintes que non seulement lui, mais ses amis pourraient porter à la paix publique.

 

IV. — Pouvait-elle être facilement appliquée ? Son exécution ferme et rapide eut-elle ramené le calme dans les esprits ? Nous ne savons, et il y a lieu d’en douter. Le grand malheur fut qu’arrêtée et neutralisée dès le premier jour par l’opposition du roi, elle exaspéra les réfractaires et leurs partisans sans parvenir à les intimider. L’état moral et matériel du royaume, loin de s’améliorer, s’aggrava rapidement par suite de ce contre-temps.

Louis XVI, asservi sans réserve à l’Église non-conformiste, était déterminé à se perdre pour elle, s’il le fallait. La suite de son histoire ne l’a que trop prouvé. Il commença par se faire adresser des pétitions contre le décret du 29 novembre par le directoire de Paris et par un certain nombre d’autres corps administratifs. Des adresses en sens contraire furent envoyées à l’Assemblée nationale ; c’étaient des réquisitoires très vifs contre le clergé rebelle et ses fauteurs. L’Assemblée leur fit le meilleur accueil. Elle vota même l’impression et l’envoi aux départements d’une pièce de ce genre, qui lui fut lue le 11 décembre et qui émanait de Camille Desmoulins[5]. Le roi ne céda pas pour cela et, le 19 du même mois, il fit connaître officiellement son veto.

Le résultat de ce conflit des deux pouvoirs, législatif et exécutif, fut un redoublement d’animosité entre le parti de l’Église constitutionnelle, c’est-à-dire delà Révolution, et celui de l’Église réfractaire, c’est-à-dire de la contre-révolution. Publiquement encouragés par le roi et par les agents de son autorité, les insermentés redoublèrent d’audace dans toute la France, mais surtout dans les départements où la population rurale s’était déjà prononcée pour eux en majorité. Narguant l’impuissant décret du 29 novembre et prédisant le prochain triomphe de la bonne cause, ils continuaient à toucher leurs pensions, à prêcher la révolte, soit dans leurs églises, soit en pleins champs, à provoquer des attroupements séditieux, des voies de fait contre les intrus, à entraver le recouvrement des impôts, la réorganisation de l’armée, la circulation des grains, les transactions civiles. Grâce à eux, la France, à la veille d’entreprendre contre l’Europe monarchique sa grande guerre de défense révolutionnaire, était paralysée. Son gouvernement la trahissait. Le clergé réfractaire d’Angers, écrivant à Louis XVI, en février 1792, pour l’entretenir dans sa résistance à la volonté nationale, ne lui laissait pas ignorer que la guerre civile était déjà préparée, organisée, dans les provinces de l’Ouest et qu’elle éclaterait quand il le faudrait, au nom de Dieu et au nom du roi[6]. L’Assemblée nationale ne pouvait que parler et porter des décrets. Elle avait beau légiférer ; le pouvoir exécutif la tenait en échec. La Révolution était perdue si, dans une grande partie de la France, les administrations départementales, dotées par la Constitution de 1791 de pouvoirs très étendus, n’eussent pris sur elles de pourvoir au salut public par des mesures extra-légales, mais nécessaires. Responsables de l’ordre, que les menées des non-conformistes troublaient si profondément, beaucoup de directoires se mirent à appliquer résolument le décret du 29 novembre comme s’il eut été revêtu de la sanction royale. Dans pins de quarante départements on suspendit le paiement des pensions réclamées par les dissidents ; on éloigna un grand nombre d’insermentés de leurs communes pour les interner dans les chefs-lieux. On commença même à parler de l’avantage qu’il y aurait à les expulser de France. On s’occupa aussi des couvents d’hommes et de femmes que l’Assemblée constituante avait laissés subsister et qui, tous, étaient signalés comme des foyers de conspiration. On s’éleva chaque jour avec plus d'énergie contre les congrégations, qui présidant encore à l’assistance publique, à renseignement, employaient surtout leurs moyens d’action à décrier et discréditer le nouveau régime. Bref, la surexcitation fut bientôt telle dans tout le royaume, que l’imminence d’une nouvelle révolution, plus violente que la première, devint manifeste.

Le ministre de l’intérieur, Cahier-Gerville, invité le 6 février à faire connaître à l’Assemblée le résultat de son enquête sur l’état des esprits, ne dissimula pas que le trouble anarchique dont souffrait la France avait pour cause nos dissensions religieuses. Il constatait que presque partout, de fait, la liberté des cultes était à peu près nulle ; que les administrateurs avaient pris des arrêtés vexatoires que le roi ne pouvait s'empêcher de condamner comme contraires à la Constitution, mais que leur crime s’excusait par la difficulté des circonstances ; qu’ils avaient mis au-dessus de la loi ce qu'ils avaient regardé comme l’intérêt public. Il donnait du reste clairement à entendre qu’à son sens la solution la plus désirable des difficultés soulevées par la constitution civile était la séparation de l’Église et de l’État. Il n’y a point en France, disait-il, de religion nationale. Chaque citoyen doit jouir librement du droit d’exercer telle pratique religieuse que sa conscience lui prescrit, et il serait à désirer que l’époque ne fut pas éloignée où chacun payera son culte. Il insistait enfin sur la nécessité depuis longtemps signalée par lui de retirer au clergé la rédaction légale des actes de l’état civil.

Cette dernière question commençait à préoccuper sérieusement l’Assemblée nationale. La majorité sentait bien qu’il y avait injustice — et péril en même temps — à laisser plus longtemps l’Église constitutionnelle en possession d’un tel privilège. Si, pour des considérations d’opportunité, elle n’osait encore rompre le lien politique qui la rattachait à l’État, elle jugeait qu’il y avait urgence à compléter la laïcisation de la société civile. Dès le la février, le député Muraire lui avait présenté un rapport concluant à faire constater par les municipalités les naissances, les mariages et les décès. La discussion de son projet s’ouvrit le 17 mars suivant. L’opposition du clergé constitutionnel et de ses amis d’une part, de l’autre les complications politiques qui ne tardèrent pas à se produire, devaient en retarder de plusieurs mois l’adoption définitive. Mais dès cette époque on pouvait prévoir l’accomplissement prochain d’une réforme que l’esprit de la Révolution et les circonstances rendaient également inévitable.

Dans le même temps, la fermeture des couvents et la dissolution des ordres religieux que la Constituante avait cru devoir maintenir à litre transitoire semblaient aussi s’imposer comme des mesures de salut public. Malgré l’opposition des feuillants et les observations de l’évêque constitutionnel Le Coz, ces mesures furent décidées, au moins en principe, dès le 6 avril, et, sur la motion d’un autre évêque, Torné, l’Assemblée crut devoir approuver le vœu émis déjà bien des fois, dans l’intérêt de la paix publique, par beaucoup de municipalités, de directoires de départements et de districts, que le port du costume ecclésiastique fût interdit en dehors des cérémonies religieuses.

 

V. — L’exécution effective de ces votes fut aussi retardée de plusieurs mois parla force des choses. Mais ce qui ne pouvait l’être, c’était, à défaut du décret du 29 novembre, la mise en vigueur d'une loi nouvelle qui empêchât les ecclésiastiques insermentés de troubler plus longtemps les paroisses par leurs prédications dissolvantes et leurs appels à la révolte.

Le roi et la cour qui, depuis longtemps, avaient pris pour règle de conduite de tromper la nation, n’avaient fait, en février, aucune opposition ostensible à Cahier-Gerville. On sait qu’en mars, Louis XVI, fidèle au système de machiavélisme niais qui devait le perdre, changea son ministère et, à la grande surprise du public, appela aux affaires des hommes qui, étant en communion d’idées avec le parti de la Gironde, semblaient symboliser l'alliance intime de la monarchie avec la fraction la plus avancée de l’Assemblée législative — les Dumouriez, les Servan, les Clavière, les Roland, etc. —. Son intention n’était que de donner le change à la France nouvelle sur ses intentions, de gagner encore un peu de temps, d’inciter les amis de la Révolution à des mesures violentes qui pussent être représentées à l’Europe monarchique comme de nouvelles et intolérables provocations et de prouver aux rois dont il invoquait l’aide qu’il ne pouvait plus gouverner, que sa liberté, sa vie même étaient en danger, enfin qu’il n’était que temps de le venir délivrer.

L’Assemblée fut dupe tout d’abord de ses protestations et de ses avances mensongères. Comment ne l’eût-elle pas été ? Elle lui demandait de déclarer la guerre à l’Autriche — que lui-même en secret avait armée contre nous —, et, sans hésitation, il venait lui proposer cette grave détermination (20 avril). Le nouveau ministre de l’intérieur, Roland, qui parlait ou qui était censé parler au nom du roi, lui dénonçait, le 23 avril, dans les termes les plus sévères, les agissements séditieux du clergé réfractaire et lui représentait l’urgence de légaliser les arrêtés irréguliers que tant de directoires départementaux avaient cru devoir prendre pour les réprimer ou les prévenir.

Les circonstances ne permettaient plus de retard. Un comité chargé de préparer les mesures réclamées par le ministre soumit à l’Assemblée son rapport et ses conclusions dans les séances du 20 avril et du 3 mai. Ces conclusions étaient certainement rigoureuses pour les réfractaires. Mais les décisions de l’Assemblée allaient l’être plus encore ; car, au moment où commença la discussion du nouveau projet de loi (14 mai), le péril national devint si grave et la duplicité de la cour parut si manifeste, que la France révolutionnaire n’eut plus pour mot d’ordre, à l’égard de ses adversaires, que de frapper vite et de frapper fort.

On se rappelle en effet que, fort peu de jours après l’ouverture des hostilités en Belgique, notre armée, désorganisée par la désertion, démoralisée par des bruits — trop fondés — de trahison, dut se replier en désordre sur nos places fortes du Nord. Notre frontière était dès lors sous la menace d'une invasion que l’indécision de l’Autriche et les lenteurs de la Prusse retardèrent de quelques semaines, mais que tout le monde en France regardait comme imminente. Et les cinquante mille agents ecclésiastiques que la coalition possédait sur notre territoire, s'agitaient de plus belle. Un nouveau bref du pape, daté du 19 mars, était répandu à profusion dans nos campagnes. Par ce manifeste, Pie YI condamnait plus explicitement encore que l’année précédente la constitution civile, frappait d’excommunication majeure tous les ecclésiastiques qui, y ayant adhéré, ne se rétracteraient pas dans un délai de soixante jours et menaçait de la même peine les catholiques français qui resteraient fidèles aux intrus.

C’est sous l’impression irritante de ces fâcheuses nouvelles et après des débats où les sarcasmes et les menaces ne furent épargnés ni à la religion ni à la royauté[7], que fut voté le décret du 27 mai 1792, aggravation manifeste, mais bien explicable, de celui du 29 novembre précédent.

En vertu de cette nouvelle décision, tous les ecclésiastiques astreints au serment par les lois antérieures et qui l’avaient refusé ou rétracté, pouvaient être frappés de transportation par le directoire de leur département, sur la requête de vingt citoyens actifs de leur canton et l avis conforme du directoire de leur district. Si le district faisait opposition à la demande, le département ordonnait une enquête, et, dans le cas où elle tournait au désavantage des prêtres, la transportation était prononcée. Elle était aussi de droit pour les réfractaires qui auraient par des actes extérieurs excité des troubles et qui, en raison de ces actes, auraient été dénoncés par un ou plusieurs citoyens actifs. Les expulsés seraient conduits par étape à la frontière qu’ils auraient eux-mêmes désignée. Ceux d’entre eux qui se soustrairaient à l’arrêté d’expulsion ou qui rentreraient dans le royaume seraient frappés de dix ans de détention. Du reste, l’Assemblée, mieux inspirée qu’en novembre, maintenait en principe à tous les ecclésiastiques, expulsés ou non, les pensions à eux garanties par les lois antérieures.

Que Louis XVI fût disposé à sanctionner un pareil décret, c’est ce que sans doute on ne croyait guère. Mais la Révolution devait le mettre en demeure de faire définitivement connaître par son acceptation ou par son refus si, oui ou non, il était pour elle. L’Assemblée et tout ce qu’il y avait en France de patriotes étaient bien décidés à ne plus ménager une Royauté qui avait déjà tant de ibis trahi la confiance du pays et qui manifestement le livrait à l’invasion, à la guerre civile. Le 29 mai, l’Assemblée supprimait la garde constitutionnelle du roi, qui n’était qu’une bande armée de conspirateurs. Le 3 juin, elle décrétait la formation sous Paris d’un camp de vingt mille volontaires, armée révolutionnaire destinée à tenir le roi en respect et, au besoin, à le renverser.

Louis XVI, comme on pouvait s’y attendre, déclara qu’il ne promulguerait pas cette dernière décision. Il se montra plus opposé encore au décret du 27 mai contre les prêtres réfractaires. Ainsi les insermentés allaient encore être encouragés dans leur révolte et entretenus dans leur impunité par le pouvoir exécutif, gardien des lois, de l’ordre public, et défenseur de l’indépendance nationale. Comment l'Assemblée, Paris et la France fussent-ils restés calmes ?

Il n’est besoin de rappeler que sommairement les faits bien connus qui résultèrent du nouveau veto. On sait que Roland lut à Louis XVI, en plein conseil des ministres, une lettre énergique et raide par laquelle il le sommait de sanctionner sans retard les deux décrets en litige ; que le ministre fut renvoyé ; que l’Assemblée prit fait et cause pour lui et déclara qu'il emportait les regrets de la nation ; enfin qu’une manifestation intempestive de Lafayette, alors général en chef de l’armée du Nord, amena le soulèvement du peuple parisien qui, dans la journée du 20 juin, envahit les Tuileries, où le roi et sa famille furent tenus plusieurs heures sous l’insulte et sous la menace.

Louis XVI ne céda pas devant l’émeute. Il avait donné sa foi au clergé réfractaire ; détail résolu à lui donner sa vie. La reine et lui jouaient avec la Révolution une partie désespérée. Leurs jours étaient comptés ; et l’on peut dire qu’ils semblèrent prendre à tâche de hâter la catastrophe par de nouvelles imprudences ou plutôt de nouvelles trahisons.

 

VI. — A partir du 20 juin, les événements se précipitent en France. La cour envoie de nouveaux agents à l’étranger pour accélérer la marche des armées alliées. Dès le commencement de juillet, ses agissements sont si visibles, que le pays entier prend feu au discours de Vergniaud qui les signale avec une éloquence vengeresse et que l'idée d’une déchéance prochaine est déjà dans tous les esprits. Vers la lin du même mois, l’armée prussienne pénètre enfin sur notre territoire, accompagnée des princes et des émigrés français, précédée de ce manifeste de Brunswick que Louis XVI a réclamé lui- même si follement et qui achève de le perdre. La France bondit sous l’outrage. Paris, qui s’était borné à manifester au 20 juin, se lève cette fois en armes ; les Tuileries sont prises d’assaut et, le soir du 10 août, le roi, suspendu de ses pouvoirs, est prisonnier de la nation. En attendant la Convention, qu’elle convoque pour donner à la France une nouvelle constitution, l’Assemblée législative va, durant quelques semaines, exercer l’autorité souveraine et pourvoir seule au salut public.

Combattre l’ennemi du dehors n'était pas et ne devait pas être à ce moment sa seule préoccupation. Réfréner, dompter celui du dedans était aussi pour elle une obligation urgente et capitale. Cet ennemi, c’était, on s’en doute bien, le clergé réfractaire, qui, depuis quelque temps, surtout depuis l’apparition des Prussiens en Lorraine, ne gardait plus aucune mesure. Il n’était pas un patriote en France qui ne l’enveloppât tout entier dans sa haine contre les émigrés et les envahisseurs étrangers. Les mesures les plus rigoureuses étaient réclamées de toutes parts contre les mauvais Français qui, soulevant au nom d’un dieu de paix et de fraternité les plus détestables passions, paralysaient la défense nationale et pactisaient manifestement avec l’ennemi. Les arrestations de prêtres insermentés, déjà nombreuses en juin et juillet, se multiplièrent et furent opérées par milliers après le 10 août. Tout ce qui tenait à l’Église non-conformiste, comme tout ce qui se rattachait à l’ancienne aristocratie, était traité en suspect. Déjà même on ne se contentait plus d’emprisonner les prêtres et les nobles. En certaines villes, on commençait à les tuer. Il y avait dans toute la France connue un courant populaire de violence et de meurtre que la légalité ne pouvait plus arrêter. L’Assemblée n'était pas moins irritée que la masse de la nation contre le clergé réfractaire. Mais elle était, en somme, humaine et généreuse. File eût voulu prévenir ces exécutions sommaires auxquelles se complaît parfois la foule aveugle et fanatisée. Elle persistait à croire que beaucoup de prêtres ne demandaient qu'un prétexte pour faire leur soumission. Elle le leur offrit le 13 août en décidant que désormais le serment civique exigé de tout Français salarié par l’État et de tout fonctionnaire public ne consisterait plus que dans la promesse de maintenir de tout son pouvoir la liberté et l'égalité et l’exécution de la loi, ou de mourir à son poste. En bonne foi, une pareille formule ne pouvait blesser aucune conscience[8]. Et pourtant bien des prêtres devaient encore la repousser comme attentatoire à la religion.

Ceux des ecclésiastiques qui, astreints à l’ancien serment par les lois du 26 décembre 1790 et du 17 avril 1791, s’y étaient refusés ou l’avaient rétracté, étaient depuis longtemps des ennemis déclarés, irréconciliables. Ils avaient pu braver, grâce au roi, les décrets du 20 novembre 1791 et du 27 mai 1792. La France ne pouvait tarder davantage à les mettre, dans la mesure du possible hors d’état de lui nuire en fomentant la guerre civile.

L’Assemblée porta donc le décret du 26 août, en vertu duquel ces ecclésiastiques devaient être de droit expulsés du royaume, dans un délai de quinze jours ; ceux d’entre eux qui essaieraient de se soustraire à l'exil seraient déportés en Guyane ; ceux qui resteraient en France après avoir fait leur déclaration de sortir ou qui rentreraient après être sortis seraient condamnés à dix ans de détention. Quant à tous les autres ecclésiastiques non assermentés et qui n’avaient pas été visés par les lois du 26 décembre 1790 et du 17 avril 1791, ils ne seraient sujets à l’expulsion que si, par quelques actes extérieurs, ils avaient occasionné des troubles venus à la connaissance des corps administratifs, ou si leur éloignement était demandé par six citoyens de leur département[9].

On voit que l’Assemblée se montrait plus sévère à mesure que le clergé réfractaire se montrait plus rebelle. Mais, si elle eût pu porter plus tôt ce dernier décret et surtout le faire exécuter sans retard, elle eût certainement sauvé la vie à un grand nombre d’ecclésiastiques qui périrent, soit à Paris, soit ailleurs, dans les tragiques journées de septembre. La nouvelle que les Prussiens entraient sans coup férir dans nos places, qu’ils touchaient à la Champagne et que, d’autre part, d’accord avec eux, l’insurrection depuis si longtemps annoncée éclatait enfin dans les départements de l’Ouest, porta au comble dans les grandes villes, mais surtout à Paris, l’exaspération populaire. La Rouërie et ses amis avaient enfin réussi à soulever ces pays si habilement fanatisés par le clergé réfractaire. Ce ne fut pas leur faute si la grande guerre de Vendée, qui devait ensanglanter l’année 1793, ne commença pas dès l’année précédente. Le 24 août 1792, il fallut disperser à coups de fusil, aux environs de Bressuire, plus de huit mille paysans armés ; nombre d’engagements eurent lieu ce jour-là même et les jours suivants dans les Deux-Sèvres, la Vendée, la Loire-Inférieure, le Maine-et-Loire, l’Ille-et-Vilaine, etc. Voilà pourquoi tant de prêtres et tant de nobles périrent à l’Abbaye, aux Carmes, à Saint-Firmin ou ailleurs sous les coups des sauvages égorgeurs de septembre. Le canon de Valmy fit pour un temps rentrer dans leurs villages tous les volontaires de la guerre sainte. Mais vienne de nouveau le péril d’invasion, que la patrie soit de nouveau en danger ; et, pendant qu’elle fera face à l’ennemi, ils reparaîtront et lui planteront, comme a dit Michelet, un poignard dans le dos.

En attendant, la Législative termine son orageuse session. Mais ce n’est pas sans avoir poursuivi par des lois nouvelles l’œuvre de laïcisation nationale, que n’avait pas su achever la Constituante. C’est ainsi que, dès le 4 et le 13 août, elle avait prescrit la fermeture des maisons religieuses encore occupées par des communautés, prononcé la dissolution effective de toutes les congrégations d’hommes et de femmes[10], et interdit le port des insignes ecclésiastiques en dehors des cérémonies. A la Convention était réservé le soin de pourvoir la France d’un système d’enseignement national en rapport avec ses nouvelles institutions. Enfin, la veille même du jour où elle allait se dissoudre, l’Assemblée législative votait définitivement deux lois depuis longtemps discutées et qui ne devaient pas peu contribuer à l’affranchissement de la société civile : celle qui attribuait exclusivement à l’autorité municipale la constatation légale des naissances, mariages et décès et celle qui autorisait et réglementait le divorce, sans tenir compte d’aucune prescription religieuse (20 septembre 1792).

 

VII. — La Convention nationale, qui se réunit le 21 septembre et dont le premier acte fut de proclamer la République, sur la proposition de l’évêque Grégoire, se montra dès le début moins disposée encore que l’Assemblée législative à pactiser avec le clergé réfractaire. C’était à ses yeux un irréconciliable ennemi qui, vu ses agissements passés, ne méritait pas de ménagements et qui, par sa conduite présente, se rendait indigne de toute pitié. Du reste, la violence de la lutte que la Révolution soutenait contre l’ancienne Église faisait du tort même à la nouvelle. Beaucoup de patriotes en France et la majorité des représentants à la Convention commençaient à prendre en suspicion non plus seulement le clergé réfractaire, mais le clergé constitutionnel lui-même, parce que lui aussi servait une religion au nom de laquelle combattaient déjà tant de rebelles et tant de traîtres. Les législateurs de 1792, comme ceux de 1791 et plus encore, étaient pour la plupart affranchis par éducation et par entraînement politique de toute religion positive. Sous ce rapport, les Girondins n’étaient pas moins libres que les Montagnards. Ils l’étaient même davantage, et leurs discours en font foi. La majorité de la Convention professait un déisme large et vague, comme celui de Danton, ou dogmatique et autoritaire, comme celui de Robespierre, qui, fidèle à la doctrine du Contrat social, croyait que l’État a le droit d’exiger des citoyens un minimum de loi ou un respect extérieur qui en tienne lieu. Un certain nombre de ses membres allaient plus loin et, n’admettant pas l’existence d’un Etre suprême, croyaient que la société pouvait, comme eux, s’en passer. Déistes et athées étaient, du reste, d’accord sur ce point que le christianisme avait fait son temps et qu’il y avait intérêt, à en débarrasser la France. Par quoi le remplacer ? Par le culte purement philosophique du grand Etre, par celui de la patrie, de l’humanité ? On ne savait au juste. Mais l’essentiel, à leur sens, était de délivrer au plus tôt la société nouvelle de toute entrave sacerdotale et de hâter le triomphe de la raison. Avec de pareilles dispositions, la Convention devait forcément en venir tôt ou tard à la mesure radicale que la Constituante n’avait pas osé prendre en 1789 et qui eût peut- être préservé la France de bien des maux, c’est-à-dire à l’entière séparation de l’Église et de l’État.

Au moment où elle commença ses travaux, les circonstances ne lui permettaient pas encore de se prononcer dans ce sens par une loi positive. Il ne faut pas perdre de vue que, si elle se composait en majorité d’incrédules, elle renfermait aussi un nombre respectable de catholiques sincères, résolus, dévoués, avec lesquels la majorité était d’autant plus tenue de compter, qu’ils avaient donné plus de gages à la cause de la liberté : les Lanjuinais, les Camus, les Durand-Maillane, etc. On doit remarquer également que le clergé constitutionnel y était représenté par quarante-quatre de ses membres, dont seize évêques ; parmi ces derniers, nous signalerons Grégoire, qui n’était pas homme à trahir sa foi et qui le prouva bien dans les circonstances les plus critiques. D’autre part, si la majorité souhaitait que la France fût au plus tôt déchristianisée, beaucoup de ses membres craignaient qu’une brusque et absolue rupture entre l’Église et l’État ne fût, pour le moment, plus nuisible qu’utile à la Dévolution ; la France, suivant eux, n’était pas encore tout à fait mûre pour une pareille réforme ; il valait mieux l’y amener par degrés et ne pas provoquer dans le peuple, en heurtant de front des préjugés et des habitudes tant de fois séculaires, un mécontentement funeste à la cause de la liberté.

Ces dispositions très complexes de la nouvelle Assemblée se révélèrent au public lors du grand débat provoqué le 16 novembre par Cambon qui, pour le bien de nos finances et dans l’intérêt supérieur de la République, demanda que le traitement des prêtres fût supprimé et que désormais aucun culte ne fût plus salarié par l'État. La discussion, qui se renouvela plusieurs fois jusqu’au 30 novembre, aboutit au rejet de cette motion. Robespierre, Danton, Pétion, bien d’autres encore la combattirent, au nom de la paix publique, qui serait, disaient-ils, profondément troublée par la loi proposée. Effectivement, elle avait causé dans les campagnes et même en dehors des départements inféodés au clergé réfractaire une alarme assez vive[11].

Pour rassurer les populations rurales, la Convention affirma solennellement quelle n’avait jamais eu l’intention de priver le peuple des ministres du culte catholique que la constitution civile du clergé lui avait donnés. Plusieurs adresses venues des départements lui donnèrent lieu de renouveler cette déclaration le 11 janvier 1793. Elle ne perdait, à cette époque, aucune occasion de manifester l’esprit de tolérance voulue et politique dont elle était alors animée. Si, en décembre, elle avait fait bon accueil au projet de Lanthenas sur l’instruction publique, projet qui tendait à la création d’un enseignement populaire purement laïque[12], elle avait aussi réprouvé par ses murmures et non sans quelque affectation la sortie inconséquente que se permit à cette occasion le libre penseur Jacob Dupont contre la liberté des cultes[13]. Au moment où elle effarouchait l’Europe monarchique en lui jetant, suivant le conseil de Danton, une tête de roi, on comprend qu’elle tint à ménager jusqu’à un certain point les susceptibilités de l’Europe chrétienne. D’ailleurs c’était le temps où elle organisait administrativement la Savoie, qui venait de se donner à la France. Les populations de ce pays, foncièrement catholiques, ne se fussent pas accommodées d’un régime ne comportant aucune relation entre le pouvoir civil et le sacerdoce. La Convention cherchait à leur faire accepter la constitution civile du clergé et n’y réussissait pas sans peine[14]. En Belgique, pays que ses troupes occupaient depuis le mois de novembre 1792, elle n’osait pas même l’introduire et, si elle ne pouvait empêcher ses agents de violenter quelque peu le clergé catholique et de mettre la main sur le bien des églises, elle les blâmait de leurs excès et protestait sans cesse de son respect pour la liberté religieuse.

 

VIII. — Il n’était pas à espérer que cette politique modérée rendît en France les réfractaires plus traitables. Ils étaient moins que jamais disposés à se soumettre. Mais la Convention ne l’était pas à tolérer plus longtemps leurs menées et leurs rébellions[15]. Ils allaient apprendre à leurs dépens ce qu’il en peut coûter de provoquer au nom de Dieu la guerre civile dans son pays quand il est envahi par l’étranger.

Le décret du 26 août 1792 sur l’expulsion des insermentés avait été appliqué à plusieurs milliers de ces prêtres. Mais un bien plus grand nombre était parvenu à s’y soustraire. D’ailleurs, beaucoup de réfractaires exilés étaient rentrés en France et croyaient avoir beau jeu contre la République, à la faveur de la guerre étrangère qui, à ce moment, menaçait toutes nos frontières, toutes nos côtes. A partir de février 1793, ce n’étaient plus seulement l’Autriche, la Prusse et le Piémont, c’étaient l’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, c’était la moitié de l’Europe, qui se levait pour la guerre sainte contre la Révolution. En mars, avril et mai, nos armées sans discipline, sans cohésion, sans confiance, reculaient de toutes parts devant l’invasion. La Belgique était perdue ; Dumouriez trahissait, passait à l'ennemi ; nos villes du Nord et de l’Est étaient atteintes par l’invasion. Et c’est juste à ce moment qu’à la voix du clergé non-conformiste éclatait dans dix de nos départements de l’Ouest, avec une effrayante simultanéité, le grand soulèvement royaliste et surtout religieux qui, depuis longtemps concerté, n’avait été retardé que par nos victoires de Valmy et de Jemmapes. Du 10 au 15 mars, la Vendée, l’Anjou, une bonne partie de la Bretagne, avaient pris feu comme une traînée de poudre. Tous ces pays étaient mis à feu et à sang. Les curés constitutionnels étaient torturés, massacrés, avec des raffinements de cruauté inimaginables. Les pieux insurgés, les brigands, comme on les appela bientôt à juste titre, martyrisaient avec une joie sauvage les patriotes qu’ils faisaient prisonniers, les attachaient par exemple aux arbres de la liberté et se servaient d’eux comme de cibles, ou les enchaînaient en longs chapelets pour les fusiller le long des fossés, ou bien encore se donnaient le plaisir de les brûler vifs en chantant des hymnes catholiques. Quand ils prenaient une ville, ils complétaient la jouissance du pillage par celle des exécutions sommaires. C’est ainsi qu’ils procédaient, par exemple, à la Roche-Bernard, où ils mirent à mort, après tout combat, vingt-deux citoyens, sans compter le maire ; à Pontivy, où ils en firent périr dix-sept. A Machecoul, ils firent mieux : ils y instituèrent une sorte de tribunal, qui, en six semaines, ne condamna pas moins de cinq cent quarante-deux personnes à mort.

Combattue par de tels moyens, la France nouvelle, qui luttait non seulement pour la liberté et pour l’honneur, mais pour la vie même, dut s’imposer un régime plus rigoureux que l’état de siège et, pour se débarrasser des traîtres qui la perdaient, recourut à des lois exceptionnelles, d'une effroyable rigueur. Dès le 9 mars, le Tribunal révolutionnaire était institué. Le 6 avril, le Comité de salut public était établi et pourvu de pouvoirs formidables qui furent encore étendus depuis. Des comités de surveillance furent institués dans toutes les communes, des membres de la Convention furent envoyés dans la plupart des départements et aux armées avec une autorité à peu près illimitée. La police révolutionnaire, âpre, soupçonneuse, souvent cruelle, parfois injuste, pénétra partout.

Si le régime de Terreur fut impitoyable pour les fauteurs de la contre-révolution en général, il le fut particulièrement pour ce clergé réfractaire dont les intrigues troublaient depuis si longtemps la France et dont le concours était si précieux à la coalition. Dès le 18 février, la Convention avait voté une prime de cent livres pour qui dénoncerait un prêtre sujet à la déportation et demeuré en France malgré la loi. Le 1er mars, elle frappait de bannissement perpétuel, ainsi que de mort civile, les ecclésiastiques français émigrés et prononçait la confiscation de leurs biens. Le 18, elle décrétait que tout émigré ou tout prêtre déporté qui serait arrêté sur le sol français serait exécuté dans les vingt-quatre heures. Puis, sur la proposition de Cambon et Lehardy (19-23 mars), elle votait le 23 avril un décret draconien, qui aggravait singulièrement la législation antérieure sur le clergé non-conformiste.

Jusque-là le serment n’avait été exigé à la rigueur[16] que des membres du clergé séculier. Ceux du clergé régulier — c’est-à-dire les moines qui n’étaient pas rentrés dans la vie civile —, s’étaient pour la plupart soustraits à cette obligation et n'avaient pas été sérieusement inquiétés. On s’apercevait maintenant — et depuis longtemps — qu’ils ne combattaient pas la République avec moins d’acharnement que les anciens évêques, les anciens chanoines et les anciens curés. Le décret du 23 avril posa en principe que tous les ecclésiastiques — sans distinction, réguliers ou séculiers, même frères convers et frères lais — qui n’avaient pas avant le 23 mars 1793 juré de maintenir la liberté et l’égalité, conformément au décret du 15 août 1792, seraient transférés sans délai à la Guyane ; et que ceux qui étaient en règle sous ce rapport pourraient être traités de même par les directoires de départements, sur l’avis des districts, s’ils étaient dénoncés pour incivisme par six citoyens de leur canton[17]. Ceux des déportés qui rentreraient sur le territoire français seraient punis de mort dans les vingt-quatre heures. Il était bien entendu d’ailleurs que ce décret ne s’appliquait pas aux ecclésiastiques assermentés qui exerçaient leurs fonctions en vertu de la constitution civile.

 

IX. — On voit par là qu’à cette époque la Convention jugeait encore politique de témoigner quelques égards à l’Église constitutionnelle. Un peu plus tôt, par décision du 23 mars, elle avait cru devoir excepter les ecclésiastiques salariés par la nation, y compris les aumôniers militaires, de la loi du recrutement. En juin, après avoir garanti de nouveau la liberté des cultes par la nouvelle constitution qu’elle venait de voter[18], elle prit la peine de rassurer encore les ecclésiastiques salariés ou pensionnés en décrétant que leur traitement faisait partie de la dette nationale[19].

Pourtant l’accord du gouvernement républicain avec le clergé constitutionnel n’était déjà plus sans nuages. Par un effet naturel de la lutte furieuse que la France soutenait alors avec la contre- révolution et qui redoubla de violence dans la seconde moitié de 1793, cet accord ne tarda pas à être entièrement rompu. La France révolutionnaire, exacerbée, aveuglée par les résistances et les trahisons, en vint de bonne foi à regarder comme traître quiconque lui résistait, même légalement. Elle avait déjà, le 2 juin, proscrit les girondins, ce qui était un commencement de suicide. On sait que ce coup d’Etat populaire eut pour conséquence une effroyable extension de la guerre civile, qui, jusque-là localisée dans les départements de l’Ouest, embrasa en quelques semaines (juin-août 1793) presque la moitié de la France. Caen, Marseille, Lyon, Toulon, furent quelque temps en insurrection ; il fallut, pour reprendre ces deux dernières villes, de grandes armées ; l’une tint bon jusqu’au mois d'octobre, l’autre, grâce aux Anglais, jusqu’en décembre. Pendant ce temps, les Espagnols étaient dans le Roussillon, les Piémontais en Savoie ; nous avions perdu Mayence, les Autrichiens étaient maîtres de Valenciennes, l’Alsace était entamée. En Vendée, la grande armée catholique tenait en échec les généraux de la République. Kléber était battu par elle à Torfou (septembre). La Révolution semblait perdue ; et elle l’était en effet, si elle n’eût à ce moment même redoublé d’énergie.

C’est alors que la Convention se jeta tête baissée dans la Terreur, qu’elle investit le Comité de salut public d’une véritable dictature, qu’elle décréta la levée en masse, qu’elle porta la loi des suspects, qui permettait d’emprisonner à peu près tout le monde, et la loi du maximum (août-septembre), qu’elle institua l’armée révolutionnaire, qu’elle déclara le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix (10 octobre). Les exécutions de prêtres réfractaires se multiplièrent, à Paris et dans les départements, surtout dans l’Ouest. Mais la Révolution se mit aussi à frapper les prêtres constitutionnels. Un certain nombre d’entre eux avaient pactisé avec l’insurrection fédéraliste provoquée par les girondins. Aussi tout ce qui portait les insignes du catholicisme était-il maintenant suspect à la Convention. Le clergé, même assermenté, lui paraissait un ennemi, d’autant plus qu'il répugnait chaque jour davantage à la suivre dans la voie de laïcisation radicale où elle s’engageait déplus en plus.

On a vu plus haut que la constatation légale des naissances, des mariages et des décès avait été attribuée aux municipalités par la loi du 20 septembre 1792. Rien n’était plus juste, plus conforme aux principes de 89. Mais, comme un certain nombre de prêtres, soit réfractaires, soit assermentés, continuaient à tenir des registres pour la constatation des sacrements conférés à leurs ouailles, la Convention avait cru devoir l’interdire rigoureusement aux uns et aux autres comme un empiétement sur l’autorité civile. L’Instruction sur le décret du 20 septembre, publiée par elle le 22 janvier 1793, ne se bornait pas à confirmer cette interdiction ; elle défendait aussi d’exiger des personnes qui sollicitaient la bénédiction nuptiale des conditions non commandées par ce décret. Il s’ensuivait qu’on ne pouvait, par exemple, demander aux époux s’ils appartenaient à des cultes différents, s’ils étaient baptisés, s’ils s’étaient confessés, enfin s’ils étaient divorcés ou s’ils étaient engagés dans le sacerdoce. Une pareille interprétation de la loi ne pouvait pas plus être acceptée du clergé constitutionnel, qui prétendait rester orthodoxe, que du clergé réfractaire. Aussi de nombreux conflits n’avaient-ils pas tardé à se produire entre l’autorité ecclésiastique, représentée par les évêques ou curés assermentés, et les autorités civiles. Au bout de quelques mois, la plupart des chefs de la nouvelle Église furent taxés d’incivisme pour leur résistance à des prescriptions qu’ils regardaient comme contraires à leurs devoirs canoniques. Les directoires de départements ou de districts et les municipalités, surtout celles des grandes villes comme Paris, où l’esprit antichrétien, surexcité par la lutte révolutionnaire, gagnait chaque jour du terrain, les dénonçaient de toutes parts comme fanatiques. On en vint bientôt à les regarder comme rebelles et à les traiter en conséquence.

Ce que les évêques constitutionnels — en majorité du moins, car quelques-uns cédèrent, même sur ce point —, se refusaient surtout à admettre, c’était, outre l’obligation de remarier religieusement des divorcés, celle de donner à des prêtres la bénédiction nuptiale. Le célibat était toujours pour eux une condition essentielle du sacerdoce. Les Grégoire, les Lecoz, bien d’autres encore, disaient (pie, si la loi, fort justement, ne reconnaissait le mariage que comme un contrat civil, il n’en pouvait être de même de l’Église ; qu’elle était souveraine dans son domaine — purement spirituel — que les conditions religieuses auxquelles elle conférait les sacrements étaient inviolables et que le mariage d'un prêtre catholique était un sacrilège auquel, pour rien au monde, elle ne devait se prêter. Fauchet. évêque du Calvados, s’était expliqué très énergiquement à ce sujet dans une lettre pastorale du 28 novembre 1792, qui lui fut amèrement reprochée, mais qu’il ne désavoua jamais. Lui et la plupart de ses collègues refusaient donc la bénédiction nuptiale aux prêtres qui la sollicitaient et croyaient devoir interdire de leurs fonctions ceux qui l’avaient obtenue.

La Convention, qui était, au fond, comme nous l’avons dit, désireuse de voir la France se déchristianiser, pensait que le mariage des prêtres contribuerait puissamment à ce résultat. Avant elle, la Législative, qui n’avait non plus nulle tendresse pour le catholicisme, avait vu avec plaisir plusieurs ecclésiastiques prendre femme. Avant de se séparer, elle avait même porté un décret par lequel elle garantissait aux prêtres mariés la jouissance de leur traitement (7 août 1792). Après l’établissement de la République, le nombre des curés ou des moines qui se décidèrent à renoncer au célibat s’accrut très rapidement. On vit même, dès le mois de novembre de celte année, un évêque constitutionnel, Thomas Lindet, membre de la Convention, donner cet exemple à son clergé et l’annoncer à l’Assemblée, qui l’applaudit chaleureusement. A diverses reprises, en 1793, des prêtres mariés présentèrent leurs femmes à la représentation nationale, qui, loin de les mal recevoir, leur accorda les honneurs de la séance. L’évêque de Paris, Gobel, en nomma un à la cure de Saint- Augustin. Les évêques de l’Aisne et du Pas-de-Calais allèrent jusqu’à conférer les ordres à des citoyens déjà mariés.

Malgré ces exemples, la grande majorité de l'épiscopat constitutionnel, comme nous l’avons déjà dit, tenait bon pour le maintien du célibat ecclésiastique. Cette attitude finit par donner de l’humeur à la Convention, qui, voulant assurer par tous les moyens le triomphe de la loi civile, décréta le 19 juillet que les évêques qui apporteraient, soit directement, soit indirectement, quelque obstacle au mariage des prêtres seraient déportés et remplacés.

Ce vote, qui ne resta pas sans effet, dénotait de la part de la Convention un état d’esprit peu favorable au maintien de l’Église nouvelle. A partir de cette époque, la Convention, stimulée par les adresses qu’elle recevait chaque jour des sociétés populaires et des corps administratifs, témoigna de plus en plus par ses actes qu’elle la verrait disparaître avec plaisir et qu’elle l’aiderait au besoin à se dissoudre. En septembre, elle porta deux décrets très significatifs, dont l’un réduisait à 6.000 livres le maximum du traitement des évêques et l’autre stipulait que tout prêtre marié qui serait inquiété par les habitants de la commune de sa résidence[20], pourrait se retirer où il voudrait, son traitement devant lui être payé aux frais de la commune qui l’aurait persécuté[21]. Dans le même temps, d’autres décrets prescrivaient aux municipalités de faire enlever et de mettre à la disposition de l’État la plupart des cloches des églises et tout ce que ces monuments pouvaient renfermer d’objets d’or et d’argent non nécessaires au culte. Enfin, dans le courant d’octobre, la Convention votait un texte très étendu qui non seulement confirmait toutes les lois antérieures contre le clergé réfractaire ou simplement suspect, mais les aggravait, en soumettant à la déportation, sur une simple dénonciation d’incivisme, même les ecclésiastiques assermentés, fonctionnaires de l'Etat[22].

Ainsi la Convention commençait à ne pas ménager beaucoup plus l’Église conformiste que l’Église dissidente. La constitution civile semblait déjà ne plus tenir qu’à un fil. Sans doute l’Assemblée ne jugeait pas encore politique de la supprimer formellement. Mais on voyait bien qu’elle ne serait pas fâchée qu’on lui en épargnât la peine. Or il s’était formé depuis quelque temps, dans nos grandes villes et surtout à Paris, un courant d’opinion auquel elle ne paraissait pas disposée à résister. Certains de ses membres, en mission dans les départements, loin de le contrarier, le favorisaient de tontes leurs forces. Ce courant tendait non seulement à affranchir l’État de toute obligation envers l’Église, mais à supprimer de fait le culte catholique en lui substituant de toutes pièces une religion purement philosophique, un culte sans mystères, comme sans prêtres, uniquement fondé sur la raison et sur la morale. Ceux qui le dirigeaient jugèrent d’autant moins difficile de forcer la main à la Convention qu’à ce moment même, par sa réforme du calendrier et par ses plans d’éducation nationale, elle travaillait activement à faire perdre au peuple français ses habitudes chrétiennes.

 

 

 



[1] Les Girondins surtout, qui dominaient cette assemblée, se faisaient remarquer par une hardiesse de langage qui n’eût pas été tolérée dans la Constituante. Ils ne perdaient aucune occasion de témoigner leur hostilité philosophique au culte établi et leur désir intime de le voir disparaître.

[2] Mesdames Victoire et Adélaïde, tantes de Louis XVI, étaient établies à Rome depuis plusieurs mois. Le cardinal de Remis y était demeuré. Autour d’eux se groupaient déjà un grand nombre d’ecclésiastiques français de haut parage, qui, sous la protection du pape, conspiraient tout à leur aise contre la France nouvelle. L’abbé Maury, accueilli par Pie VI avec de grands honneurs, fut, en 1792, nommé archevêque in partibus de Nicée, envoyé comme ambassadeur à Francfort, puis pourvu de l’évêché de Montefiascone et promu en 1794 au cardinalat.

[3] On proposa celui-ci : Loi concernant les rapports civils et tes règles extérieures du culte catholique en France.

[4] Un des chefs du parti français et révolutionnaire, Lescuyer, avait été assailli et tué dans une église d’Avignon par une foule fanatisée ; à la suite de cet attentat, les patriotes avaient jeté pêle-mêle au château des papes une centaine d’habitants de cette ville soupçonnés d’y avoir participé et les avaient pour la plupart égorgés dès la nuit suivante (16-17 octobre).

[5] Dédaignez tous les sophismes, pères de la patrie, lit-on dans cette adresse. Ne doutez plus de la toute-puissance d’un peuple libre. Mais, si la tête sommeille, comment le bras agira-t-il ? Ce sont les chefs qu’il faut poursuivre. Frappez à la tête ; servez-vous de la foudre contre les princes conspirateurs, de la verge contre un directoire insolent, et exorcisez le démon du fanatisme par le jeûne...

[6] Nombre de gentilshommes, et notamment M. de La Rouërie, agent principal de l’émigration, travaillaient à cette intention la Normandie, la Bretagne, l’Anjou, le bas Poitou, depuis la fin de 1791. Leurs préparatifs et leurs mouvements étaient combinés avec ceux de Coblentz, de Rome, de Vienne et de Berlin. Leur but était naturellement le rétablissement de l’ancien régime. Mais ils le dissimulaient de leur mieux aux yeux des paysans, et ils y étaient aidés par les bons prêtres, qui ne parlaient à ces pauvres gens que de religion, de Dieu, d’orthodoxie. On trouvera d’édifiants détails sur cette lente incubation de la guerre civile dans le savant ouvrage de M. Célestin Port (la Vendée angevine).

[7] Vergniaud proposait, le 16 mai, de transporter tous les prêtres réfractaires dans les États de l’Eglise. Je ne doute point, disait-il ironiquement, qu’en Italie ils ne soient accueillis comme de saints personnages que l’on persécute, et le pape ne pourra voir dans le présent que nous lui aurons fait de tant de saints vivants qu’un témoignage de reconnaissance pour les bras, les têtes et les reliques de saints morts dont il a gratifié pendant tant de siècles notre crédule piété...

[8] C'est ce que pensèrent ceux des évêques réfractaires au premier serment qui étaient demeurés en France, et qui prêtèrent le second. Ainsi firent un assez grand nombre de prêtres et de membres des congrégations de la doctrine chrétienne, de Saint-Lazare, de l’Oratoire, de Saint-Sulpice. Le supérieur général de celle dernière, Emery, théologien savant et homme de cœur, dont les opinions faisaient depuis longtemps autorité dans l’Eglise, conseilla nettement de se soumettre à la loi nouvelle. Maury (réfugié à Rome et devenu archevêque de Nicée in partibus), la réprouva au contraire, par un écrit violent, comme hérétique et attentatoire à l’autorité légitime du roi. Le Saint-Siège évita de s’expliquer nettement sur ce sujet. Le cardinal Zelada, ministre de Pie VI, écrivait en mai 1793 à l’abbé Emery : Le pape n’a rien prononcé sur le serment en question ; et, s’il est purement civique, on peut le prêter... Et un bref pontifical du 1er avril 1794 portait qu’il n’était pas permis de jurer dans le doute, mais que, le Saint-Siège ne s’étant pas prononcé sur le serment lui-même, aucune loi n’obligeait ceux qui l’avaient prêté de se rétracter.

[9] Les vieillards et les infirmes pouvaient, dans tous les cas, demeurer en France, moyennant la constatation de leur âge (60 ans) et de leur état de santé (art. 8 du décret).

[10] A l’exception pourtant de celles qui étaient chargées du soin des hospices et qui subsistèrent de fait encore une année.

[11] V. tout ce débat dans le Moniteur.

[12] Cette idée de la laïcité de renseignement fut vivement combattue par Durand-Maillane, mais éloquemment soutenue par Ducos et plusieurs autres girondins.

[13] Quoi ! disait cet orateur, les trônes sont renversés, les sceptres brisés, les rois expirent, et les autels des dieux restent encore debout ! Les trônes abattus laissent cependant ces autels à nu, sans appui et chancelants. Croyez-vous fonder et consolider la République française sur des autels autres que ceux de la patrie ? La nature et la raison : voilà les dieux de l’homme, voilà nos dieux... (Moniteur. Séance du 14 décembre 1792.)

[14] L’établissement des nouvelles institutions françaises en Savoie fut l’œuvre de plusieurs commissaires de la Convention, dont le plus connu est Grégoire, évêque constitutionnel de Loir-et-Cher.

[15] L’irritation contre le clergé réfractaire fut encore augmentée au mois de janvier par la nouvelle que le secrétaire de légation Basseville, envoyé récemment à Rome pour protéger les intérêts de nos négociants, y avait été massacré, pour avoir arboré la cocarde tricolore, par une populace fanatisée (13 janvier 1793).

[16] Je dis à la rigueur, parce qu’en bien des endroits, il faut le reconnaître, les autorités municipales ou départementales l’avaient sans droit fait prêter à des religieux.

[17] Exception était faite, comme précédemment, pour les sexagénaires et les malades.

[18] L’acte constitutionnel du 24 juin 1793 était précédé, comme la Constitution de 1791, d’une déclaration des droits (sous l’invocation de l'Être suprême), déclaration en vertu de laquelle (art. 7) la liberté des cultes ne pouvait être interdite ; et cette assurance était encore répétée dans l’acte lui-même (à l’art. 122).

[19] Décret du 27 juin 1793.

[20] Dans certaines communes, en effet, des curés qui s’étaient mariés avaient été maltraités ou chassés par leurs paroissiens.

[21] Décrets du 16 et du 17 septembre 1793.

[22] Loi du 21 octobre 1793.