HISTOIRE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT

PREMIÈRE PARTIE. — RÉVOLUTION

 

CHAPITRE II. — CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ.

 

 

I. La Révolution et l’Église au commencement de 1790. — II. Débats relatifs à la constitution civile du clergé. — III. L’épiscopat et la Papauté en présence de la loi nouvelle. — IV. L’agitation religieuse et le décret du 27 novembre. — V. Établissement de l’Église constitutionnelle. — VI. Le manifeste du pape et ses suites. — VII. Faiblesse des constituants, audace croissante des réfractaires. — (1790-1791)

 

*****

SOURCES. — Mirabeau, Lettres à mes commettants (1789-1791). — Idem, Discours et opinions (1820). — Jallet, Pourquoi ne jurent-ils pas, puisqu’ils savent jurer ? (1790). — Idem, Journal de sa vie politique (1871). — Carron, De la Religion à l’Assemblée nationale (1790-1791). — Durand-Maillane, Histoire apologétique du Comité ecclésiastique de l’Assemblée nationale (1791). — Guillon de Monléon, Lettre à M. Charrier, curé d’Ainay (1791). — Barruel, Question décisive sur les pouvoirs ou la juridiction des nouveaux pasteurs (1791). — Idem, Collection ecclésiastique (1791-1792). — Idem, Histoire du clergé de France pendant la Révolution (1794). — Necker, De la Révolution française (1796). — Brefs et Instructions de N. S. P. Pie VI depuis 1790 jusqu’à 1796 (1796). — Ferrières, Mémoires (an VII). — Froment, Précis de mes opérations pour la défense de la Royauté et de la religion pendant le cours de la Révolution (1815). — De Pradt, Les Quatre Concordats (1818-1820). — Mme de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française (1818-1820). — Grégoire, Histoire des Sectes religieuses (1828). — Idem, Mémoires (1837). — De Falloux, Histoire de Louis XVI (1840). — Droz, Histoire du règne de Louis XVI (1842). — Gallois, Réimpression de l’ancien Moniteur, t. 3-8. — Jager, Histoire de l’Eglise de France pendant la Révolution (1852). — Poujoulat, le Cardinal Maury, sa vie et son œuvre (1855). — Guettée, Histoire de l'Eglise de France (1857), t. XII. — Theiner, Documents inédits relatifs aux affaires de France de 1790 à 1800 (1857). — E. de Pressensé, l'Eglise et la Révolution française (1864). — E. Quinet, la Révolution (1865). — Taine, la Révolution (1878), t. I. — Aulard, les Orateurs de la Constituante (1882). — Méric, Histoire de M. Emery et de l'Eglise de France pendant la Révolution (1885). — Gazier, Etudes sur l’histoire religieuse de la Révolution française (1887). — Masson, le Cardinal de Bernis. — Sciout, Histoire de la constitution civile du clergé. — Delarc, l'Eglise de Paris pendant la Révolution (1895).

*****

 

I. — Dès le 6 février 1790, l’Assemblée nationale avait chargé son comité ecclésiastique de préparer la réorganisation du clergé et de lui en présenter le plan dans le plus bref délai. Le lendemain, tant pour accélérer ses travaux que pour combler dans ses rangs les vides causés par la défection de quelques mécontents, elle l’avait renforcé de quinze nouveaux membres, dont sept appartenaient à l’Église et les autres avaient vieilli dans l’étude et la pratique du droit canonique[1]. Il est bon de remarquer que, soucieuse de prouver son respect pour la religion, elle n’y lit entrer aucun philosophe — au sens que le XVIIIe siècle donnait à ce mot. Le comité ne compta jamais que des catholiques convaincus, les uns ultramontains, qui y étaient en minorité, les autres gallicans, qui y dominaient de beaucoup. Si ces derniers y firent la loi, leur intention ne fut jamais de porter la plus légère atteinte à la foi qu’ils professaient en conscience comme leurs adversaires. Le soin même qu’ils prirent d’intituler leur œuvre constitution civile du clergé montre qu’ils ne voulaient toucher en rien aux matières spirituelles et que leur seul but était de régler, au nom de la nation souveraine, les rapports de l’Eglise avec l’autorité laïque, pour les mettre en harmonie avec nos nouvelles institutions.

C’était là pour eux, comme pour la majorité de l’Assemblée, une question de pure temporalité. Il leur semblait qu’à cet égard leur droit — et leur devoir — étaient les mêmes que ceux de l’ancienne royauté, qui avait tant de fois légiféré en cette matière sans encourir pour cela l’accusation de schisme ou d’hérésie. C’était le droit, c'était le devoir de l’État.

Ils ne s'arrêtaient pas à cette idée que l’ancien régime, faisant profession de protéger exclusivement le culte catholique et mettant à son service la force dont il disposait, était fondé à se mêler du gouvernement de l’Eglise — qui dit protection dit contrôle et jusqu’à un certain point direction — ; tandis que, l’Etat nouveau ayant proclamé la liberté religieuse, il y avait contradiction entre ce principe et la réglementation d’un culte quelconque par les pouvoirs publics. La déclaration des droits entraînait logiquement cette conséquence : la séparation de l’Église et de l'État. Mais ils ne le voyaient pas. Aux yeux des constituants, qu’ils fussent voltairiens ou qu’ils fussent croyants, la religion était un service public, quelque chose comme une grande administration qu’il était d’intérêt national d’entretenir avec soin et dont les rouages devaient être agencés par la loi. Mais un corps de fonctionnaires ne s’inspire que de la loi. Il n’a pas, surtout hors de l’État dont il est l’organe, un chef, comme le pape, qui au nom d’une doctrine supérieure, le mette parfois dans l’obligation de manquer à son devoir administratif.

D’autre part, les législateurs de 1790 ne tenaient pas assez compte de ce fait, qu’en dehors de la spiritualité pure, du dogme proprement dit, auquel ils ne touchaient pas, il y a dans les questions du discipline et de juridiction ecclésiastiques des matières mixtes, c’est-à-dire mi-spirituelles et mi-temporelles, qui intéressent à la fois les deux pouvoirs en tout pays où l’Église n’est pas séparée de l’État. Puisqu’ils ne voulaient pas du régime de la séparation, il eût été politique de ne trancher de pareilles questions qu’à la suite d'un accord avec l’autorité ecclésiastique.

La majorité de l’Assemblée, comme celle du Comité, repoussait au contraire à priori, comme une sorte d’abdication nationale, toute négociation sur un pareil sujet tant avec le Saint-Siège qu’avec le clergé de France. Elle obéissait ainsi à la fois aux anciennes traditions gallicanes du pays et à l’esprit éminemment laïque du xvm e siècle. Ajoutons qu’au moment où la constitution civile fut discutée, les circonstances 11’étaient pas de nature à lui faire rechercher un accommodement avec l’épiscopat ou avec la cour de Rome. C’était là justement pour elle l’ennemi, un ennemi violent, plein de haine, qui déjà prêchait contre la Révolution la guerre sainte, la guerre d’extermination, la guerre à mort.

Le Saint-Siège avait ressenti cruellement les premières atteintes de l’Assemblée constituante à la puissance de l’Église. Le pape Pie VI ne s’était pas, il est vrai, hâté de protester publiquement. C’était un vieillard circonspect, un peu timide, qui avait eu déjà des rapports difficiles et malheureux avec certains gouvernements catholiques et qui, par une rupture prématurée avec la France nouvelle, risquait de compromettre à la fois son autorité spirituelle et sa souveraineté temporelle — comme on le verra plus loin —. Mais le haut clergé de France, qui invoquait à grands cris son intervention, et nos émigrés, déjà nombreux à Rome, ne lui avaient pas permis longtemps de se taire. On lui avait fait honte de son silence. Aussi avait-il cru devoir, le 29 mars 1790, prononcer, sous forme d’allocution consistoriale, un réquisitoire au moins imprudent par sa généralité contre les principes de la Révolution. Il n’avait pas seulement réprouvé comme des attentats sacrilèges l’établissement en France de la liberté de conscience, la suppression des privilèges ecclésiastiques, la confiscation des biens du clergé, l’abolition des ordres monastiques ; il avait aussi représenté comme œuvres démoniaques la substitution de la souveraineté nationale à l’absolutisme royal, la proclamation de l’égalité devant la loi, l’admissibilité de tous les citoyens aux emplois publics. Sans doute l’allocution n’avait pas été publiée comme un manifeste officiel. Mais on n’avait pas tardé à la connaître en France. La nation n’y pouvait voir qu’un attentat moral à son indépendance ; et ceux qui la représentaient étaient d’autant plus irrités contre le Saint-Siège que les paroles du souverain pontife servaient de texte à nos évêques pour prêcher dans tout le royaume la rébellion contre les lois nouvelles.

Ce n’était pas la faute de l’épiscopal et de ses amis si la guerre civile n’avait pas déjà éclaté dans toutes nos provinces. Non seulement par leurs mandements, leurs journaux, leurs libelles, ils s’efforçaient de discréditer à l’avance les assignats, d’entraver la vente des biens nationaux — ce à quoi ils réussissaient dans une certaine mesure —, mais ils organisaient avec éclat, souvent à prix d’argent, des manifestations populaires qui, sur bien des points, dégénéraient en émeutes. C’était surtout aux populations exaltées du Midi, aux populations mystiques de l’Ouest, qu’ils adressaient leurs appels incendiaires. Les processions, les pèlerinages se multipliaient et devenaient de véritables provocations à la révolte. La religion était représentée aux foules comme persécutée, compromise, perdue. On exhibait dans les églises, sous un crêpe noir, le buste de Louis XVI, qu’on appelait déjà le roi martyr, car on ne manquait pas d’identifier la cause de la monarchie, encore populaire, à celle de la religion. Les miracles ne manquaient pas. On avait à point nommé des statues de la Vierge qui pleuraient, ou des Christs qui hochaient la tête pour témoigner leur douleur. On embrigadait les mendiants et les vagabonds. On formait des confréries qui, sous la direction des nobles et des prêtres, n’attendaient qu’un signal pour se transformer en bataillons. On réveillait les vieilles haines de la Ligue contre le protestantisme. A la nouvelle que Rabaut-Saint-Etienne était élu président de l’Assemblée nationale (en mars), on soulevait Toulouse et Nîmes. Dans cette dernière ville, on organisait, en avril, un vaste pétitionnement ayant pour but de rétablir l’ancien exclusivisme catholique, comme sous Louis XIV et sous Louis XV. On recommençait à courir sus aux huguenots. On les massacrait à Montauban le 10 mai. En bien des endroits on s’opposait par la force à ce que les autorités civiles pénétrassent dans les maisons religieuses supprimées pour en faire l’inventaire. Dans le Gard, l'ancien receveur du clergé, Froment, agent de l’émigration, récemment revenu de Turin[2], préparait ouvertement la guerre civile, organisait ses bandes de verdets et, le 13 juin, les jetait en armes dans les rues de Nîmes ; les rudes protestants des Cévennes descendaient, il est vrai, aussitôt au secours de leurs coreligionnaires ; après trois jours de lutte, le champ de bataille leur restait, et Froment devait prendre la fuite ; mais trois cents personnes avaient péri, et le feu mal éteint pouvait à tout instant se ranimer.

Il n’est donc pas étonnant qu’en présence de pareilles menées l’Assemblée nationale se montrât peu disposée à s’accommoder soit avec le Saint-Siège, soit avec l’épiscopat. La Constitution civile du clergé, présentée au nom du comité ecclésiastique par Martineau[3], fut mise en discussion le 29 mai et, au cours du débat général qui s’engagea tout d’abord, divers orateurs de la droite (Bonal, évêque de Clermont, les abbés Goulard, Leclerc, etc.), demandèrent avec instances, les uns qu’elle fût renvoyée au jugement d’un concile national, les autres qu’elle fût l’objet d’une négociation avec la cour de Rome. On ne les écouta pas et l'Assemblée passa dès le I er juin à l’examen des articles, qu'elle discuta presque sans désemparer jusqu’au 12 juillet, jour où elle adopta l'ensemble du projet, en spécifiant bien, comme elle l’avait fait pour les décrets relatifs à la confiscation des biens ecclésiastiques, à la suppression des ordres monastiques et au salariat du clergé, que c’était là une loi constitutionnelle. Et non seulement elle ne chercha pas à en rendre les dispositions plus acceptables pour le pape et pour les évêques, mais elle aggrava de parti pris, sur certains points, le texte du comité, tant elle avait à cœur de créer une Église vraiment nationale, sans alliage d’ultramontanisme[4].

 

II. — Nous n’exposerons pas ici en détail la discussion de cette loi trop célèbre, qui fut l’erreur capitale de la Révolution. Bornons-nous à en faire connaître l’esprit par une rapide analyse et à montrer ce que, malgré les bonnes intentions de ses auteurs, elle renfermait de chimérique et de dangereux.

En thèse générale, on peut dire que les rédacteurs de la Constitution civile eurent tort à force d’avoir raison. Ils avaient raison — en gros— quand ils soutenaient que leurs principes étaient ceux de la primitive Église ; ils avaient tort quand ils croyaient à la possibilité de faire revivre dans une société fort différente de la primitive Eglise des institutions tombées en désuétude depuis des siècles. Iis regardèrent trop dans le passé, pas assez dans le présent ou dans l’avenir et ne comprirent pas qui la politique consiste non pas à essayer de ressusciter des lois mortes, mais à tirer le meilleur parti des lois vivantes en les modifiant, ou à en faire de nouvelles. La constitution civile renferme quatre titres, dont les deux premiers devaient être et furent particulièrement combattus par les amis de l’ancien régime.

Le titre I, intitulé : Des offices ecclésiastiques, porte tout d’abord que les limites des diocèses devront concorder avec les nouvelles divisions administratives de la France. Il n’y aura donc plus que 83 sièges épiscopaux, un par département[5]. Le titre d’archevêque est aboli ; seulement, sur les 83 évêchés, 10 seront appelés métropolitains, et chacun d’eux exercera une juridiction supérieure sur un certain nombre de diocèses. Mais aucune partie du territoire français ne reconnaîtra l’autorité d’un évêque dont le siège serait établi à l’étranger, ni celle de ses délégués, le tout sans préjudice de l’unité de foi et de la communion qui sera entretenue avec le chef visible de l’Église universelle. Il n’y aura d’appel des décisions spirituelles de l’évêque et de son synode qu’à son métropolitain et au synode de la métropole.

Dans chaque diocèse, la cathédrale sera en même temps église paroissiale et église épiscopale. L’évêque en sera le curé. Il y sera assisté de vicaires qui, avec le supérieur et les trois directeurs du séminaire diocésain, formeront un conseil présidé par lui et contre l’avis duquel il ne pourra faire acte de juridiction.

Toute ville de moins de 6.000 âmes ne formera qu’une paroisse. Dans les campagnes, les évêques s’entendront avec les administrations de département et de district pour les réunions ou pour les délimitations nouvelles de paroisses qui seront jugées nécessaires[6].

Enfin tous les offices et titres autres que les évêchés et les cures, c’est-à-dire les dignités, canonicats, prébendes, chapellenies, chapitres réguliers et séculiers, prieurés et abbayes en règle ou en commende, etc., sont à jamais abolis. Nul n'exercera plus, en matière de collation de bénéfices, de droit de patronage ou de présentation. Il n’y aura plus d’offices particuliers pour l’acquittement des fondations de messes et autres services quand ceux qui les occupent seront décédés. Les fondations faites pour subvenir à l’éducation des parents des fondateurs seront exécutées ; pour toutes les autres fondations pieuses, les intéressés se pourvoiront devant l’évêque et l’assemblée de département, et le Corps législatif décidera.

Les dispositions que nous venons de résumer donnèrent lieu aux plus violents débats, les évêques et leurs amis les signalant comme un empiétement criminel sur l’autorité de l’Église, les partisans du comité soutenant qu’elles étaient on ne peut plus orthodoxes et qu'en les édictant l’État n’outrepassait nullement son droit.

Les premiers affirmaient que l’Église seule peut déterminer la juridiction des évêques quant au territoire et limiter en droit l’exercice de leur autorité. Il n’appartenait donc pas, disaient-il, au pouvoir civil de créer, de réunir, de supprimer des diocèses, d’étendre ou de restreindre les circonscriptions religieuses placées par elle sous l’autorité épiscopale. Si, à diverses époques, de pareilles innovations avaient été accomplies, ce n’avait jamais été que par la volonté ou avec l’assentiment du Saint-Siège et du clergé. En outre, de quel droit l’autorité laïque imposait-elle à l’évêque un conseil et faisait- elle de lui un simple président de consistoire ? Ne méconnaissait-elle pas outrageusement la papauté en soustrayant, sous une réserve illusoire, l’Église de France à sa juridiction ? Enfin ne violait-elle pas toutes les lois divines et humaines en supprimant d’un trait de plume, sans négociation préalable, simplement parce que cette mesure était dans ses convenances, tant d’offices ecclésiastiques établis et respectés de temps immémorial dans le royaume, en ne tenant pas compte du droit des collateurs et en prétendant trancher souverainement les questions si délicates, si complexes, qui se rapportaient aux fondations ?

A ces arguments les orateurs de la majorité répondaient que l’Eglise conférait bien aux évêques la juridiction spirituelle, mais qu’il ne lui appartenait pas de fixer les limites territoriales dans lesquelles ils avaient à l’exercer ; que c’était là la prérogative, le devoir du gouvernement civil ; qu’aux premiers siècles du christianisme l'autorité ecclésiastique n’avait point créé de circonscriptions diocésaines qui lui fussent propres, qu’elle s’était simplement accommodée des divisions administratives établies par l’empire romain et qu’il n’y avait pas de raison pour qu’elle ne s’accommodait pas aussi de celles que la France nouvelle avait jugé nécessaire d’adopter. Quant aux appels en cour de Rome, c’était un abus tout à fait contraire aux traditions et aux principes de l’Église primitive. Ces traditions, on les restaurait, d’autre part, au grand avantage de la religion et des fidèles, en obligeant l’évêque à ne faire aucun acte de juridiction sans l’avis d’un conseil formé de l’élite de son clergé. Quant aux offices supprimés, quant aux fondations, l’Etat ne faisait qu’user d’un droit que l'ancienne monarchie avait toujours revendiqué et n’avait jamais laissé prescrire.

Si le titre premier de la constitution civile avait provoqué des objections sérieuses, le titre II ; relatif à la nomination aux bénéfices, en soulevait d’autres et de bien plus graves encore. C’est surtout par là que la loi nouvelle blessait l’épiscopat et la cour de Rome.

Elle posait effectivement en principe qu’il ne serait pourvu aux évêchés et aux cures que par forme d’élection. Quand un siège épiscopal deviendrait vacant, l’assemblée électorale du département serait convoquée, comme pour le choix des administrateurs civils ou des députés. Elle se réunirait un dimanche, dans l’église principale du chef-lieu, à l’issue de la messe paroissiale, à laquelle tous ses membres devraient assister. Les électeurs, après avoir prêté serment de voter en leur âme et conscience, sans autre considération que l’intérêt de la religion, désigneraient à la majorité le futur titulaire du siège. Pour être éligible, il faudrait avoir exercé le sacerdoce pendant quinze ans dans le diocèse. L’élu demanderait ensuite la confirmation de son titre au métropolitain ou, à son défaut, au plus ancien évêque de son ressort, qui pourrait l’examiner, avec son conseil, dans ses mœurs, dans sa doctrine et lui refuser l’investiture, mais par décision motivée, signée de lui et du conseil ; dans ce cas, il lui serait loisible de se pourvoir par voie d’appel comme d’abus. L’évêque élu n’avait à prêter devant son supérieur d’autre serment, sinon qu'il professait la religion catholique, apostolique et romaine. Il lui était défendu de solliciter du pape aucune confirmation, il lui écrivait seulement comme au chef visible de l’Église universelle, en témoignage de l’unité de foi et de la communion qu’il devait entretenir avec lui. La consécration lui serait donnée dans sa cathédrale, un dimanche, par le métropolitain ou le plus ancien évêque, en présence du peuple, du clergé et des officiers municipaux. Mais elle ne pourrait avoir lieu que le nouveau prélat n’eût prêté préalablement le serment de veiller avec soin sur les fidèles du diocèse qui lui était confié, d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi et de maintenir de tout son pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et par le roi.

L’évêque pourrait nommer ses vicaires ; mais il ne désignerait le supérieur et les directeurs du séminaire que d’accord avec son conseil, sans l’assentiment duquel il ne pourrait destituer ni les uns ni les autres.

Quant aux curés, ils seraient élus, parmi les prêtres ayant exercé le sacerdoce pendant cinq ans dans le diocèse, par l’assemblée électorale du district, et à peu près de la même façon que les évêques. Ces derniers, auxquels les élus demanderaient ensuite l’institution canonique, pourraient, après examen de leur doctrine et de leurs mœurs, la leur refuser par décision signée d’eux et de leur conseil, et les intéressés auraient contre eux la faculté d’appel comme d’abus. Les curés n’entreraient en fonctions qu’après avoir prêté dans leur église, en présence du peuple, du clergé et des officiers municipaux, le même serment que les évêques. Enfin ils auraient le droit de nommer leurs vicaires, mais en ne désignant comme tels, que des prêtres ordonnés ou admis pour le diocèse par l’évêque, et ils ne pourraient les révoquer que pour causes légitimes, jugées telles par le chef du diocèse et son conseil.

On voit par cet exposé qu’un pareil mode de recrutement ne pouvait être accepté ni par le haut clergé de l’ancien régime ni, à plus forte raison, par le Saint-Siège. Les adversaires de la loi lui reprochaient amèrement de faire dépendre la nomination aux emplois ecclésiastiques d’assemblées exclusivement laïques, qui n’étaient même pas l’ensemble du peuple, mais des groupes de censitaires, de bourgeois qui, vu l’état des esprits et le progrès du philosophisme, n’offriraient aucune garantie sous le rapport de l’orthodoxie ou du dévouement, à l’Église. La formalité d’un serment et de l’assistance à la messe ne leur paraissait qu’une dérision : des protestants, des juifs, des incrédules, des athées, seraient admis à désigner des évêques et des curés, alors que le clergé serait entièrement exclu du corps électoral. Mais qu’était-ce que cet outrage auprès de celui qu’on faisait au pape en lui déniant le droit de donner ou de refuser aux évêques l’institution canonique, droit qu'il exerçait sans conteste depuis tant de siècles et que le concile de Trente avait proclamé si haut ? On voulait donc détruire l’unité de l’Église catholique ! N'était- ce pas là du protestantisme tout pur ? Puis, qu’était-ce que cette confirmation spirituelle que, sur le refus de l’autorité religieuse, pourrait ordonner un tribunal civil ? Enfin n’était-ce pas une violence sans nom, une vraie mesure de persécution, que ce serment préalable imposé aux nouveaux évêques et aux nouveaux curés, serment qui les obligeait non seulement de respecter la loi, ce qu’à la rigueur ils pouvaient promettre, mais encore de maintenir de tout leur pouvoir quoi ? Justement la constitution civile, le schisme, l’hérésie ; car cette innovation étant votée comme loi constitutionnelle, c’était y adhérer formellement que de s’engager à défendre la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi.

Telles étaient les plaintes des opposants ; mais elles ne touchaient guère les auteurs du projet et leurs amis. Ceux-ci répliquaient que l’Église, dans sa pureté primitive, avait été une démocratie ; qu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne les évêques avaient été nommés non seulement pour le peuple, mais par le peuple ; et ils en donnaient la preuve. Si le clergé, les rois, les papes, s’étaient emparés depuis de la collation des bénéfices, c’était là une usurpation manifeste, contre laquelle les vrais catholiques n’avaient cessé de protester. Il n’était que temps de revenir à l’esprit de l’Évangile. Le corps électoral représentait incontestablement la nation ; il en était la partie la plus éclairée, la plus sage. On n’en pouvait exclure les protestants, les juifs, les libres penseurs, qui n’étaient d’ailleurs qu’une faible minorité dans le peuple français, sans recourir à des procédés inquisitoriaux que réprouvait la morale publique. La loi imposait aux électeurs un serment et l’assistance à la messe ; elle n’était pas en droit d’exiger davantage. Pour l’institution canonique, elle dépendait des métropolitains et des évêques ; rien de plus naturel. Mais, s’il y avait de leur part déni de justice, il fallait bien qu’en définitive force restât à la loi civile, comme sous l’ancien régime, qui n’avait jamais à cet égard abdiqué ses droits. Le pape n’était pas fondé à intervenir en pareille matière comme chef spirituel, puisqu’il n'était après tout que l’évêque de Rome et que, dans l’ancienne constitution de l’Eglise, les autres évêques n’avaient à lui demander ni confirmation ni institution. Quant au serment civique, comment trouver étrange qu’il fut imposé aux représentants d’une autorité religieuse que l’État reconnaissait, protégeait, entretenait de son argent comme un pouvoir public, quand il l’exigeait de tous les autres fonctionnaires, de tous les membres des assemblées délibérantes et même de ceux du corps électoral ? Quiconque participait, à n’importe quel titre, aux affaires publiques, à la direction de la société — et c’était évidemment le cas du clergé catholique — avait pour premier devoir de respecter et de défendre les lois du pays. La nation était maîtresse chez elle. Si la constitution qu’elle s’était librement donnée était obligatoire pour elle, à plus forte raison l’était-elle pour ses serviteurs.

Les deux derniers litres de la constitution civile soulevèrent moins d’orages que les deux premiers. S’ils renfermaient des dispositions pénibles pour l’ancien épiscopat, ils assuraient en somme à la majeure partie du clergé français des avantages précieux, dont il eût dû se montrer tout entier reconnaissant à la Révolution.

Le troisième, relatif au traitement des ministres de la religion, portait que, sans parler d’un logement convenable assuré par la loi, le salaire annuel fourni par l’État serait de 50.000 livres pour l’évêque de Paris, de 20.000 pour les évêques des villes dont la population était supérieure à 50.000 âmes, de 12.000 livres pour tous les autres[7] ; celui des vicaires des cathédrales variait, suivant les villes, de 6.000 à 2.000 francs ; celui des curés de 6.000 à 1.200 livres, chiffre minimum garanti dans les plus petites paroisses ; enfin les vicaires, dont le plus grand nombre était naguère encore réduit à 350 livres de portion congrue, recevraient des traitements qui s’élèveraient dans certaines villes à 2.400 livres et ne descendraient dans aucune localité au-dessous de 700 livres On voit par là combien la condition matérielle du bas clergé était améliorée par la loi nouvelle, qui assurait, du reste, des pensions de retraite fort convenables aux fonctionnaires de l'ordre ecclésiastique que l’âge ou les infirmités obligeraient de renoncer à leurs fonctions.

Le titre IV — de la loi de la résidence — interdisait aux évêques de s’absenter de leur diocèse plus de quinze jours consécutifs dans une année et même, dans ce cas, exigeaient qu'ils y fussent autorisés par le directoire de leur département ; les curés ne pouvaient s’éloigner de leur paroisse qu'avec l’agrément de leur évêque et du directoire de leur district ; les vicaires qu’avec la permission de leurs curés. Les fonctionnaires d'Eglise étaient exclus en principe de tous les emplois qui les obligeaient à vivre loin du siège de leurs offices ou qui les enlèveraient aux fonctions de leur ministère ; ils ne devaient faire partie ni des administrations municipales ni des directoires de districts ou de départements ; mais ils pouvaient être nommés électeurs, membres du conseil général de leur commune, du conseil des administrations des districts et des départements, et même de l’Assemblée nationale législative. L’article 7 et dernier stipulait que, par mesure transitoire, ceux qui avaient été appelés déjà aux offices de maires ou à d’autres emplois administratifs dans les municipalités, les directoires de districts ou les directoires de départements, conserveraient leurs fonctions. Ainsi la Constituante n’avait pas seulement voulu assurer au nouveau clergé, par une large aisance, la considération publique ; elle avait voulu aussi que, sorti des entrailles du peuple, il ne se désintéressât pas des affaires du peuple, que chacun de ses membres restât citoyen et put, s'il en était jugé digne, faire entendre sa voix dans les divers conseils du pays. Rien à coup sûr ne pouvait être plus démocratique ni plus libéral.

L’Assemblée nationale, qui vota le 12 juillet l’ensemble de la constitution civile, compléta son œuvre dans le même esprit de patriotique équité en portant, le 24 du même mois, sur le traitement du clergé, un décret fort minutieux, aux termes duquel les évêques actuellement en fonctions dont les revenus dépassaient 12.000 livres recevraient la moitié de l’excédent, leur traitement total ne devant pas être supérieur à 30.000 livres. Les curés dont les paroisses étaient conservées étaient assurés d’un avantage analogue jusqu’à concurrence d’un traitement de 6.000 livres. Les pensions des évêques dont les sièges étaient supprimés pourraient s’élever jusqu’à 20.000 livres, celles des évêques démissionnaires jusqu’à 10.000. Les.curés des paroisses supprimées et les titulaires d’offices divers abolis — abbés, chanoines, prieurs, etc., etc. — auraient de 1.000 à 6.000 livres. La nation traitait en somme royalement tout ce personnel de l’ancienne Église, dont elle n’avait que faire, et qui avait si longtemps insulté par son luxe, comme par son oisiveté, à la misère publique. Elle se croyait en droit d’espérer que le clergé lui saurait gré de sa modération et de sa générosité.

 

III. — L’Assemblée constituante était persuadée que la religion catholique, telle qu’elle l’entendait, pouvait vivre en parfait accord avec la liberté. La grande fête de la Fédération, qu’elle célébra sur ces entrefaites (14 juillet 1790), est la preuve la plus touchante de cette illusion. Ce jour-là on vit au champ de Mars, sur l'autel de la patrie, à la face du ciel, en présence du roi, des députés du pays, des délégués de toutes les gardes nationales de France, l’évêque d’Autun et trois cents prêtres autour de lui, portant sur leurs costumes sacerdotaux la ceinture tricolore, emblème de la France nouvelle, appeler les bénédictions de Dieu sur l’œuvre constitutionnelle de la Dévolution. On put croire un moment que l’ancien régime abdiquait ses regrets, ses rancunes. Un souffle de fraternité passa sur cette foule. Mais il ne lit que passer, et celte fête de concorde nationale était à peine achevée que commençait de toutes parts la guerre inexpiable dont le souvenir, après cent ans écoulés, est encore dans les âmes françaises un ferment de colère, de discorde et de haine.

A de très rares exceptions près, l’épiscopat et tout ce qui avec lui tenait au haut clergé — chanoines, abbés commendataires, etc. — étaient résolus à combattre la constitution civile par tous les moyens. Tout leur paraissait légitime pour la réduire à néant : l’intrigue, la calomnie, la révolte et même la trahison. Ces anciens privilégiés, dont la plupart s’accommodèrent plus lard, sous Bonaparte, d’un régime plus rigoureux encore et plus éloigné de leurs prétentions, repoussaient à ce moment toute transaction, parce qu’ils croyaient possible et même facile la restauration du régime déchu. Beaucoup d’entre eux, prêtres sans mœurs, comme sans foi, se posaient maintenant en champions des vertus chrétiennes et de l’orthodoxie, criaient au sacrilège, au schisme, à l'hérésie ; c’étaient même ceux-là qui criaient le plus haut. Grâce aux habitudes prises par le peuple, ils pouvaient maintenant intéresser à leur cause une foule qui n'eût pas bougé s'ils l’eussent franchement conviée à se soulever pour leur rendre leurs privilèges sociaux, mais qu’il était encore possible d’émouvoir en lui représentant la religion méconnue, l’autorité du pape violée, l’Église bouleversée et la persécution mise à l’ordre du jour. Ils pouvaient, en groupant autour d’eux toutes les forces contre- révolutionnaires, donner à la réaction, qu’ils allaient dès lors diriger presque souverainement, son mot d’ordre, son drapeau, son épée : la foi, la foi aveugle, irraisonnée, et par là même d’autant plus violente dans ses assauts. L’opposition tracassière, impuissante, dédaignée, dans laquelle ils s’étaient jusque-là débattus allait, grâce à eux, devenir en peu de mois une véritable croisade.

Dès le début l’épiscopat, avec une remarquable énergie, s’efforça d’entraîner à la fois les trois puissances sur le concours desquelles il fondait le plus d’espoir : le pape, le roi et le peuple.

Si la guerre civile qu’il méditait n’éclata pas tout de suite, si elle tarda plus de deux ans encore à se produire, ce ne fut certainement pas sa faute. Mais les alliés, au commencement, lui firent défaut ou du moins ne mirent pas à le servir un empressement en rapport avec son impatience, et cela pour des raisons qu’il est nécessaire d’indiquer. Le souverain pontife, qui s’était exprimé en termes si amers s iules premiers travaux de l’Assemblée constituante, ne pouvait évidemment dans son cœur que réprouver la constitution civile du clergé. Ce ne fut pourtant, comme on le verra, que vers le milieu de l’année 1701 qu’il se prononça officiellement contre elle. Jusque-là, sans dissimuler qu’il la regardait comme attentatoire aux droits de l’Église, il s’abstint de prendre un parti décisif. Pourquoi ? Parce que, n’ignorant pas le mauvais effet produit par son allocution du 29 mars, il ne se dissimulait pas le danger de rompre trop tôt en visière, par une sentence irrévocable, à la Révolution ; parce que, craignant de compromettre son autorité spirituelle par une démarche précipitée, il avait peur aussi de mettre en péril sa puissance temporelle, directement menacée par la France nouvelle.

Il ne faut pas perdre de vue que, depuis le XIVe siècle, les papes possédaient au cœur de notre pays la ville d’Avignon et le Comtat- Venaissin. Cette enclave, fort gênante à divers égards pour le gouvernement français, avait été maintes fois saisie par nos rois, qui s’en étaient fait un moyen de négociation avec le Saint-Siège. Ils ne l’avaient jamais rendue que sous réserve de droits qu’ils étaient toujours prêts à faire valoir quand se produisait un nouveau conflit. Les habitants d’Avignon, Français de race, de langue et de mœurs, souhaitaient depuis longtemps une annexion définitive à notre pays. Dès 1789, l’esprit nouveau qui animait toute la France les avait gagnés. Le gouvernement pontifical, avec son despotisme et ses formes surannées, leur était odieux et leur paraissait ridicule. Dans les premiers mois de 1790, ils s’étaient, de divers côtés, soulevés contré lui, et le 11 juin, à la suite d’une violente émeute, la ville d’Avignon, constituée en municipalité libre, s’était ouvertement offerte à l’Assemblée nationale, qui, peu de jours après, avait saisi Louis AVI de la question.

Aussi, malgré les incitations des évêques, Pie VI avait-il évité de se prononcer publiquement sur la constitution civile du clergé. Il se bornait encore le 10 juillet à exprimer, dans un bref confidentiel adressé au roi, l'effroi et la réprobation que lui inspirait le projet du comité ecclésiastique, alors en discussion, et l’espoir que Louis XVI, en tout cas, refuserait de le sanctionner. Il invitait ce prince à consulter deux de ses ministres, hommes d’Église, Champion de Cicé et Lefranc de Pompignan, qu’il exhortait le môme jour par des lettres particulières à le maintenir dans sa résistance. Et c’était tout pour le moment.

Quant au pauvre Louis XVI, ses sentiments personnels n’étaient douteux pour personne. Plus même que le fils de Charlemagne, il méritait le nom de Louis le Pieux. Plus même que ce prince, il était l’homme des évêques et redoutait de leur déplaire. M. de Bonal, dont il aimait à prendre conseil, lui avait remontré qu’adhérer à la constitution civile ne serait rien moins qu’un péché mortel. Mais, d’autre part, la repousser ouvertement était bien périlleux. Si le pape risquait de perdre Avignon, le roi risquait, lui, de perdre sa couronne. Ses ministres, Pompignan et Cicé eux-mêmes, lui conseillaient de gagner du temps, de ruser, en somme de ne pas exaspérer l’Assemblée et la nation par un vélo qui pourrait bien amener de nouvelles journées d’octobre ou quelque chose de pis. Que faire ? Les émigrés s’agitaient, de loin, faisaient du bruit, trop de bruit, et pas autre chose. Les puissances étrangères, et notamment celle dont le concours était le plus désiré par le roi et par la reine, l’Autriche, se montraient encore peu disposées à prendre les armes pour réprimer la Révolution.

Aussi Louis XVI écrivait-il tristement au pape le 58 juillet pour lui représenter qu’il serait bien obligé d’en venir à la promulgation ; sans doute il ne la signerait que la mort dans l’âme et en se réservant de revenir le plus tôt possible sur une concession que ses casuistes déclaraient d’avance arrachée par la violence et par conséquent nulle ; mais, s’il tardait trop, à s’exécuter son autorité, sa liberté, sa vie et celle des siens ne seraient plus en sûreté. Il suppliait donc le pape de ne pas protester ; il lui faisait même proposer par son ambassadeur, le cardinal de Bernis, des expédients et des subterfuges de nature à entretenir quelque temps dans l’Assemblée et dans le public l’idée que la constitution civile n’était pas formellement condamnée par le Saint-Siège. Le pape lui répondait (le 17 août) que ses sentiments personnels à l’égard de la loi nouvelle n’étaient point changés, mais qu’il ne se prononcerait publiquement sur elle qu’après avoir consulté le sacré collège — et tout faisait supposer que la consultation serait longue —. Cette déclaration dilatoire ne doit pas surprendre, si l’on remarque que, dès le 17 juillet, l’Assemblée avait chargé un comité spécial de lui faire un rapport sur l’affaire d’Avignon et que la question était sur le point de venir en discussion. Bref, la dernière lettre du souverain pontife lui étant parvenue le 23 août, le roi, que les instances réitérées de l’Assemblée mettaient dans la nécessité de céder ou de faire un éclat, crut devoir dès le lendemain promulguer la constitution civile. Il gagnait ainsi quelques semaines de répit. Quant au pape, il gardait pour le moment Avignon ; l’Assemblée jugeait politique de ne pas4e pousser à bout et ajournait en conséquence le 27 août la proposition d’annexer cette ville ainsi que le comtat Venaissin.

 

IV. — La paix publique était bien loin d’être assurée pour cela. En effet, les évêques, sans attendre que le pape et le roi prissent ouvertement parti pour eux, répandaient partout le trouble et l’inquiétude en affirmant que l’un et l’autre réprouvaient la loi nouvelle de toute leur âme. Non content, d’entraver plus que jamais la vente des biens nationaux, de multiplier les manifestations, les processions, les réunions tumultueuses, les conciliabules secrets, de discipliner les confréries, de prêter la main à la formation du camp de Jalès[8], de répandre à profusion des mandements incendiaires, ils refusaient ouvertement obéissance à la constitution civile. Ceux d’entre eux dont les diocèses étaient supprimés continuaient à faire acte de juridiction épiscopale comme si de rien n’eût été. Ceux dont les diocèses étaient démembrés ne tenaient aucun compte du démembrement. Ils refusaient tout concours aux administrations civiles pour la nouvelle délimitation des paroisses. L’évêché de Quimper étant devenu vacant, l’abbé Expilly, qui y fut élu suivant les nouvelles formes, ne put obtenir la confirmation ni du métropolitain de Rennes ni d’aucun de ses suffragants. Les chanoines et autres gros bénéficiers dont les offices étaient abolis s’obstinaient à garder leurs places. Enfin, bien que la loi complémentaire du 24 juillet obligeât les évêques et curés actuels à prêter le serment civique sous peine de perdre leur traitement, les évêques s’abstenaient dédaigneusement de ce devoir ; les curés, menacés par eux, n’osaient le remplir. Et les administrations locales, intimidées, ne pouvaient guère que constater une rébellion contre laquelle la loi ne prescrivait pas encore de mesures coercitives ou répressives faciles à appliquer.

Les évêques poussèrent l’audace jusqu’à publier, vers la fin d’octobre, un manifeste collectif qui, sous le titre d'Exposition des principes sur la constitution civile du clergé, contenait, avec une réfutation en règle des théories que l’Assemblée nationale venait de faire passer dans la loi, une provocation à la désobéissance, au nom de l’orthodoxie et des droits de la conscience. Cet écrit était l’œuvre de M. de Boisgelin, archevêque d’Aix. Quatre-vingt-dix-sept membres ecclésiastiques de l’Assemblée nationale y adhérèrent en quelques jours. L’épiscopat français presque tout entier y applaudit bruyamment. Tous les mécontents du clergé s’en firent une arme de guerre. Un certain nombre de curés même, soit par conviction, soit par entrainement, approuvèrent aussi l’Exposition des principes. Les autres étaient visiblement intimidés. Qu’allait maintenant faire l’Assemblée ?

Reculer, se déjuger, renier sa foi politique, capituler sans avoir combattu ? Elle n’en eut même pas la pensée. Bien persuadée qu’elle avait pour elle le bon droit et la raison, elle entendait que force restât à la loi ; et, si le haut clergé croyait pouvoir triompher sans peine de la Révolution, elle n’imaginait pas, pour sa part, qu’il fût malaisé de venir à bout des résistances cléricales et ultramontaines. Pour cela, que fallait-il à son sens ? De la résolution et de la fermeté. Elle n’hésita donc pas à prendre les mesures non pas radicales encore, mais déjà rigoureuses, qui lui furent proposées en novembre pour assurer le respect et l’exécution de la constitution civile. La logique des choses voulait qu’il en fût ainsi. La loi nouvelle, qu'il eût mieux valu ne pas faire, mettait l’État dans la nécessité de la défendre. Et, comme malheureusement la violence des attaques dont elle était l’objet grandissait chaque jour, l’énergie de la défense devait à la longue s’élever à ce point où l'on ne mesure plus les coups, parce qu’on lutte pour la vengeance et non plus seulement pour l’honneur ou pour la victoire.

Dès le 15 novembre, l’Assemblée vota un décret qui donnait aux évêques nouvellement élus de plus grandes facilités pour obtenir l’institution canonique, les admettait à se pourvoir en cas de refus devant les tribunaux de district et autorisait les administrations civiles à procéder à la nouvelle délimitation des paroisses, si elles ne pouvaient obtenir le concours de l’autorité épiscopale. Mais ce n’était là qu’une demi-mesure, en somme. L’opposition cléricale ne paraissant nullement intimidée, on résolut de lui porter un coup décisif. C’est alors que, sur la motion de Voidel et après un débat de trois jours, au cours duquel Mirabeau prononça un de ses discours les plus passionnés et les plus éloquents, fut porté le décret célèbre qui astreignait au serment constitutionnel, non plus seulement les futurs fonctionnaires ecclésiastiques, mais les évêques et les curés actuellement en charge, et cela, sous peine non seulement d’être privés de leur traitement, mais de perdre leurs offices (25 novembre). Ce serment devait être prêté dans la huitaine après la promulgation du décret. Tout prêtre fonctionnaire public qui, après s’y être refusé, persisterait à remplir son emploi, et tout ecclésiastique, ancien titulaire d’un office supprimé, qui s’immiscerait dans aucune de ses anciennes fonctions devait être poursuivi comme perturbateur du repos public. Il en serait enfin de même de toutes personnes ecclésiastiques ou laïques qui se coaliseraient pour combiner un refus d’obéir aux décrets de l’Assemblée nationale... ou pour former, ou pour exciter des oppositions à leur exécution.

Par ces vigoureuses dispositions, la Révolution montrait bien qu’elle ne voulait pas reculer. Mais les évêques étaient de leur côté bien résolus à ne pas céder. Seulement, le concours public du pape continuait à leur faire défaut. Sans doute le Saint-Père les encourageait dans leur résistance par les brefs particuliers qu’il adressait de temps à autre aux plus remuants. Mais plus que jamais Avignon lui tenait au cœur. Justement l’Assemblée nationale, saisie une fois de plus de la question de l’annexion, venait très politiquement de l’ajourner encore après quatre jours de discussion (16-20 novembre). Etait-ce le moment de lui rompre en visière ? N’était-il pas plus sage de se taire encore, de gagner du temps, d’attendre que la contre-révolution — imminente, au dire de ses partisans —, se fit en France par les efforts combinés du clergé, de la cour, des émigrés et des puissances étrangères ?

Pie VI avait blâmé confidentiellement Louis XVI d’avoir accepté la constitution civile (22 septembre). Un peu plus lard, en novembre, il lui avait, de la même façon, fait connaître l’avis du sacré collège, qui, comme on pouvait s’y attendre, n’était qu’un nouveau réquisitoire contre ladite constitution. Et c’était tout. Le roi, de son côté, comme en fait foi sa correspondance avec Bernis, n’était pas désireux de voir le pape faire un éclat. Poussé par son mauvais génie, la reine, il s’était depuis quelque temps engagé dans de ténébreuses intrigues tant avec l’émigration qu’avec les cours dont l’appui lui paraissait nécessaire pour la restauration de l’ancien régime. Dès le mois d’octobre il écrivait à Charles IV d’Espagne pour lui bien faire comprendre qu’il jouait double jeu avec la Dévolution, que son acceptation de la constitution civile du clergé n’était pas sincère, qu’il lui fallait en somme tromper l’Assemblée jusqu’à ce qu’il fut le plus fort. En décembre, après le vote du décret relatif au serment, il invoquait, toujours secrètement, l’appui de la Prusse. Il négociait de même avec l’Autriche et préparait déjà en grand mystère une évasion qui lui permît de quitter Paris et de se porter à la frontière, d’où, secondé par les forces de ses alliés, il pourrait enfin parler haut à la France nouvelle.

Mais, en attendant, il lui parlait fort bas et, comme le pape, ne semblait préoccupe que de gagner du temps. Le décret du 27 novembre lui avait déchiré le cœur. C’était, à ses yeux, une mesure sacrilège et profanatoire au premier chef. Devait-il le sanctionner ? A aucun prix, disaient les évêques. Mais, s’il s’y refusait formellement, resterait-il un jour de plus sur le trône ? C’était plus que douteux. Comme tous les hommes faibles, il crut se tirer d’embarras en atermoyant. Plusieurs semaines se passèrent, et le décret n’était pas publié. L’opinion s’émut de ce retard, à Paris surtout, où le clergé commençait à être impopulaire. La mauvaise humeur gagna l’Assemblée, qui, le 23 décembre, crut devoir prier le roi, en termes respectueux, mais fermes, de donner incessamment sa sanction. Louis XVI répondit avec embarras qu’il ne pouvait rester aucun doute sur ses dispositions, sur son désir de voir s'établir la constitution sans agitation et sans trouble, etc. C’était justement pour cela disait-il, qu’il avait retardé la publication du décret, cherchant les moyens les plus doux et les plus sûrs pour éviter tout ce qui pourrait troubler la tranquillité publique. A ce langage peu net, l’Assemblée crut comprendre qu’il négociait avec le pape et qu’il s'efforçait d’obtenir que le Saint-Père autorisât nos évêques à céder. L’irritation des constituants s’accrut à la pensée d’une immixtion possible de la cour de Rome dans nos affaires. On voulut à tout prix prévenir un pareil scandale. Il fallait que les évêques ne cédassent qu’à la loi. L’Assemblée exigea donc, dès le 24 décembre, que roi donnât, sans plus tarder, sur le décret du 27 novembre, une réponse positive, signée de lui et contresignée par un ministre. En même temps, Paris s’ébranla ; les signes précurseurs de l’émeute s’annonçaient de toutes parts dans la capitale. On ne cacha pas à Louis XVI qu’il pourrait bien revoir les scènes des 5 et 6 octobre, ou même quelque chose de pis. Le pauvre roi, la mort dans l’âme, céda piteusement, trop tard, comme toujours, pour qu’on lui en sut aucun gré. Le décret fut enfin sanctionné le 20 décembre.

 

V. — L’assemblée prescrivit aussitôt que ceux de ses membres qui, par leurs fonctions, étaient astreints au serment, le prêteraient dans son sein. C’était une grande maladresse. Prenez garde de faire des martyrs, avait dit l’abbé Maury dans la discussion du décret Les évêques et leurs amis n’allaient pas manquer de se poser comme tels avec un éclat tout théâtral, à la face de la France. L exemple de tant de hauts personnages refusant le serment en pleine assemblée devait entraîner un certain nombre de députés ecclésiastiques jusque-là indécis et chez qui le sentiment de la solidarité et de la dignité corporatives finit par triompher de toute hésitation. Il devait surtout avoir au dehors un immense retentissement. Les prélats de l’ancienne cour prenaient, en apparence du moins, le beau rôle, celui du désintéressement absolu, renonçant pour ce qu’ils appelaient leur foi[9] non seulement à l’opulence de l’ancien régime — qu’ils espéraient, au fond, retrouver bientôt —, mais à la large aisance que leur garantissait encore la Révolution, et faisant bonté aux curés de se vendre au schisme et à l’hérésie pour une misérable augmentation de bien-être. Aussi le bas clergé, pris par le point d'honneur, aussi bien que par la conscience, commença-t-il dès lors à évoluer dans le sens de la contre-révolution. Et les évêques, qui n’étaient en 1789 qu’un état-major sans soldats, n’allaient pas tarder à rallier de nouveau sous leurs ordres une bonne partie de la démocratie ecclésiastique.

La scène du serment dura malheureusement beaucoup trop. Le généreux et loyal Grégoire, qui le prêta le premier, eut beau adjurer ses collègues de se rallier comme lui à une constitution qui ne portait nulle atteinte au dogme catholique, et de donner, au moins par patriotisme, une parole qui n’impliquait chez personne un assentiment intérieur et absolu à tous les détails de la nouvelle législation. Une centaine de ses collègues à peine le suivirent ; ce n’était que le tiers de la députation ecclésiastique à l’Assemblée. Les autres ou refusèrent purement et simplement de jurer ou voulurent, comme l’évêque de Clermont, ajouter à leur serment des réserves qui ne furent pas acceptées. Le 4 janvier 1791, après huit jours d’une agitation qui ne pouvait se prolonger sans danger pour la paix publique, une dernière sommation aux récalcitrants étant restée sans résultat, l’Assemblée reprit enfin son ordre du jour en invitant le roi à assurer la prompte exécution du décret du 27 novembre dans les départements.

Le serment fut en janvier exigé dans toute la France des fonctionnaires ecclésiastiques qui, d'après la loi, étaient astreints à le prêter. L’Assemblée, par une Adresse aux Français, décrétée le 21 de ce mois, s'efforça de faire comprendre non seulement au clergé, mais à la masse de la nation, que cette obligation ne portail nulle atteinte à l’orthodoxie catholique. Le résultat fut loin de répondre à son attente et surtout à son désir. Il est bien difficile de savoir au juste combien de curés se soumirent sans réserve. Il n’y en eut probablement pas plus de la moitié. Beaucoup jurèrent, mais en accompagnant leur serment de restrictions plus ou moins déguisées qui, en réalité, l’annulaient d’avance et auxquelles souvent les administrations locales ne prirent pas garde ou ne voulurent pas attacher d’importance[10]. Quant à l’épiscopat, il demeura presque tout entier réfractaire. Cinq de ses membres seulement — sur cent trente-cinq — prirent l’engagement qu’on leur demandait : Talleyrand, évêque d’Autun, de Jarente, évêque d’Orléans, Savines, évêque de Viviers, Loménie de Brienne — l’ancien ministre —, archevêque de Sens, enfin Gobel, évêque de Lydda in partibus et ancien administrateur de la partie française du diocèse de Bâle.

L’Assemblée s’était trop avancée pour pouvoir revenir en arrière. Le point d’honneur, non moins que les principes, la portait à tenir ferme. Un nouveau débat de tribune, engagé par Barnave, et non moins orageux que les précédents, aboutit, malgré une harangue enflammée de Cazalès annonçant la guerre civile à brève échéance, au vote d’un décret enjoignant de remplacer sans retard les évêques et les curés réfractaires au serment (27 janvier). Et quelques jours après (5 février), comme les adversaires de la constitution civile n’employaient plus la liberté de la chaire qu’à prêcher la révolte aux populations, les constituants crurent devoir en venir à interdire la prédication publique à tout prêtre non assermenté.

Les élections réglementaires pour le remplacement des ecclésiastiques déchus de leurs offices eurent lieu peu après (février-mars) dans tout le royaume, au milieu d’un trouble inexprimable. Pour pouvoir, du jour au lendemain, pourvoir à tant de sièges épiscopaux et à tant de cures, il avait fallu — par un décret du 7 janvier — élargir singulièrement les conditions d’éligibilité fixées par la constitution civile, déclarer par exemple les prêtres admissibles aux évêchés après cinq ans de sacerdoce. On eut ainsi des candidats jeunes, ambitieux, qui se recommandaient généralement plus par leur zèle pour la Révolution que par leurs services ou leurs mérites professionnels. Les élections furent presque partout beaucoup plus politiques que religieuses. Ce qu’on demandait aux nouveaux évêques et aux nouveaux curés, c’était, en général, moins des vertus évangéliques et une rigoureuse orthodoxie qu’un dévouement sincère, et actif aux nouvelles institutions. Les acquéreurs de biens nationaux, qui, grâce aux facilités de paiement que leur accorda la Constituante, devinrent très nombreux à partir de février 1791, voyaient dans un clergé franchement constitutionnel la meilleure garantie de leurs droits. Les sociétés populaires, qui se multipliaient à cette époque sous l’influence des Jacobins de Paris, favorisaient partout les assermentés. Mais beaucoup de petites municipalités, surtout dans les départements du Midi, de l’Ouest, de l’extrême Nord, où régnait une foi plus passionnée et plus remuante qu’éclairée, favorisaient presque ouvertement les réfractaires. Ceux-ci avaient également pour eux, sans parler de l’ancienne noblesse, les communautés religieuses conservées provisoirement par la loi. Les couvents d’hommes et surtout les couvents de femmes étaient des foyers de conspiration où les ennemis de la Révolution venaient prendre leur mot d’ordre et d'où se répandaient par milliers, au moyen d’une propagande secrète ou publique, mandements, catéchismes, brochures, qui portaient chaque jour au nom de Dieu l’appel à la révolte dans les moindres hameaux.

Les curés et les évêques constitutionnels eurent en grand nombre d’endroits beaucoup de peine à prendre possession de leurs églises. L’administration spirituelle de leurs paroisses et de leurs diocèses leur fut dès le début très difficile, par les résistances de tout genre qu’ils rencontrèrent, par les injures, les menaces, parfois même les voies de fait dont ils se virent l’objet. Il faut leur rendre cette justice qu’en général ils montrèrent, avec beaucoup de courage et de fermeté, autant de modération et de douceur qu’il y avait de violence et de fanatisme chez leurs adversaires. Si certains d’entre eux, surtout parmi les curés, avaient une foi moins ardente et moins exclusive que les réfractaires, ils avaient, en revanche, plus de charité et, somme toute, plus d’esprit évangélique. Si l’épiscopat assermenté renfermait quelques brouillons, quelques intrigants, quelques âmes versatiles et pusillanimes comme ce Gobel qui, devenu évêque de Paris, célébrait les vertus privées de Mirabeau et préludait à l’apostasie par de plates avances au club des Jacobins, il comptait aussi, et en grand nombre, des hommes de talent et de cœur, les Grégoire, les Le Goz, les Gouttes, les Moyse, les Expilly, les Lamourette, etc., justement honorés pour leur science, la dignité de leur caractère, enfin leur égal dévouement à la religion et à la libertés Tout compte fait et dans son ensemble, il était sans conteste mieux composé, plus recommandable que l’épiscopal de l’ancien régime. Mais les circonstances ne lui étaient pas favorables. Les orages de la Révolution, comme on le verra plus loin, ne devaient lui permettre ni de s’épurer ni de donner toute la mesure de son mérite.

 

VI. — Quand la nouvelle Église fut décidément constituée, il devint impossible au pape de se taire plus longtemps. Nos anciens évêques lui reprochaient amèrement une indifférence relative qui permettait aux partisans de la constitution civile d’affirmer qu'il ne la désapprouvait pas et d’arracher ainsi le serment légal à des indécis, à des ignorants. Il fallut bien à Pie VI se prononcer enfin publiquement pour une cause qui était la sienne autant que la leur. Vers la fin de février, il écrivit à Loménie de Brienne, qui avait prêté le serment, une lettre de reproches si dure et si mortifiante, que ce prélat crut devoir peu après résigner sa dignité de cardinal[11]. Le 10 mars, le souverain pontife adressait à l’épiscopat français un bref où il stigmatisait énergiquement la constitution civile comme contraire à l’enseignement de la foi, ainsi qu’à la discipline de l’Église, et où il ne craignait pas de signaler de nouveau comme impies et subversifs les principes de la Révolution. Il flétrissait en termes indignés la conduite de Talleyrand, qui, après avoir coopéré à toutes les lois nouvelles contre la religion, venait de consacrer solennellement les premiers évêques jureurs. Il demandait aux prélats fidèles de lui indiquer, s’il en existait encore, les moyens de prévenir le schisme de l’Église de France. En même temps, il écrivait aussi à Louis XVI pour lui représenter, avec la sévérité d'un juge, que, par sa complaisance pour une législation impie, il avait manqué gravement à ses devoirs de roi et de chrétien. Votre Majesté, lui disait-il, s’est engagée, par une promesse déposée entre nos mains, à vivre et à mourir dans le sein de la religion catholique, et cette promesse était pour nous un puissant motif de consolation. Mais pour vous, Sire, elle va être une source inépuisable d’amertume et de chagrins cuisants, lorsque vous serez instruit que par votre sanction vous aurez détaché de l’imité catholique tous ceux qui auront eu la faiblesse de prêter le serment exigé par l’Assemblée.

Les évêques répondirent, comme le Saint-Père pouvait s’y attendre, qu’il n’y avait plus aucun moyen de conciliation entre eux et l'Assemblée et qu’ils persévéreraient dans leur résistance à la constitution civile. C’était dire au pape : Nous avons fait notre devoir, faites le vôtre. Pie VI se décida donc à couper le câble et lança le 13 avril, sous la forme d’un bref solennel au clergé et au peuple de France, un arrêt définitif contre la constitution civile et ses fauteurs. Il déclarait hautement celte loi hérétique et schismatique, frappait de nullité toutes les élections qui avaient eu lieu ou qui seraient faites en conformité de ses prescriptions et donnait quarante jours aux prêtres qui avaient prêté le serment pour le rétracter, faute de quoi ils seraient suspendus de l’exercice de tout ordre ecclésiastique.

Cette fois, on ne pouvait plus s’y méprendre : c’était la guerre ouvertement déclarée par le chef de l’Église à la Révolution et à la France nouvelle. Louis XVI, atterré, se jugeant en état de péché mortel, n’osait plus communier[12]. Il ne songeait plus qu’à fuir. Mais le peuple de Paris, qui, par un reste de fétichisme monarchique, croyait encore que, là où était le roi, là était le salut public, veillait autour des Tuileries. Le 18 avril, le pauvre monarque ayant fait mine d’aller seulement à Saint-Cloud, la foule s’ameuta et le força de rentrer.

Dans les principales villes de France, mais surtout dans la capitale, l’irritation contre le clergé réfractaire devenait chaque jour plus en plus vive. Elle prenait même un caractère agressif et brutal dont on a pour preuves les violences commises en divers endroits par la foule contre les prêtres inassermentés et contre leurs amis. Les messes qu’on laissait encore dire à ces ecclésiastiques même dans les églises paroissiales et celles qu’ils célébraient dans les couvents attiraient une affluence cléricale et royaliste contre laquelle une grande partie du peuple ne tarda pas à protester d’abord, à manifester ensuite. On s’attroupa aux abords des édifices où ils officiaient. On insulta, on battit, on outragea cruellement les religieuses, les femmes du monde qui composaient leur clientèle ordinaire. Ce n’étaient point là les mœurs de la liberté. Mais l’ancien régime, il faut en convenir, n’y avait guère habitué la génération de 1780. Le directoire de Paris, pour couper court à ces affligeants désordres, prit le 11 avril un arrêté portant que les églises non paroissiales seraient vendues et qu’elles pourraient être louées par des particuliers pour y célébrer librement un culte quelconque, à la seule condition d’indiquer par une inscription extérieure leur véritable destination. Mais les nouveaux troubles qui signalèrent l'ouverture de l’église des Théatins prouvèrent, fort peu après, que la foule ne voulait voir dans les réfractaires que des ennemis de la France nouvelle, dans leur culte qu’un défi à l’esprit de la Révolution.

L’Assemblée nationale s’émut d’un tel état de choses. Elle constatait avec douleur et avec effroi l’irritation croissante des esprits dans les partis. Il n’avait jamais été dans sa pensée de persécuter les réfractaires. Elle leur refusait le titre et le traitement de fonctionnaires publics, mais elle entendait qu’ils restassent libres et comme prêtres et comme citoyens. Elle avait même décidé, par humanité, le 8 février, que les curés dépossédés par suite de refus de serment auraient une pension de 500 livres. Il va sans dire que les pensions attribuées par les lois antérieures aux religieux et aux anciens titulaires d’offices supprimés leur étaient garanties sans aucune obligation à l’égard de la constitution civile. Au commencement de mai, l’Assemblée crut devoir examiner l’arrêté du Directoire de Paris. Sous l’inspiration de Sieyès et de Talleyrand, qui se prononcèrent dans le sens de la plus large tolérance, elle se l’appropria et le rendit obligatoire dans toute la France (6-7 mai). Si bien qu’en vertu de la loi les réfractaires purent à volonté ou continuer à dire leurs messes, comme des prêtres habitués, dans les églises paroissiales, ou célébrer leur culte dans leur propres temples, à la condition de respecter les lois et de ne pas provoquer à la révolte contre la constitution civile. C’était, il est vrai, une condition qu’il leur était bien difficile d’observer rigoureusement.

Pour être modérée, l’Assemblée n’en restait pas moins ferme et décidée à ne rien céder sur le terrain des principes. Les derniers brefs du pape, qui commençaient à porter leurs fruits — car déjà les rétractations de serments devenaient nombreuses — l’avaient irritée au point qu’elle ne se croyait plus tenue à beaucoup d’égards envers le Saint-Siège, même en ce qui concernait les questions purement temporelles. L’éternelle question d’Avignon ayant été remise en discussion, elle ne rejeta cette fois l’annexion immédiate qu’à la majorité de six voix. Elle chargea du reste des commissaires de se transporter dans le comtat Venaissin, où déjà des troupes françaises avaient pénétré, pour mettre fin aux troubles de ce petit pays, et de lui faire un rapport définitif sur les vœux de la population. Comme ces vœux n’étaient pas douteux, c’était dire que l’annexion n’était plus qu’une question de jours (2 mai)[13]. Le premier résultat de celte mesure fut la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège. Notre ambassadeur à Rome, le cardinal de Bernis, était démissionnaire par refus du serment civique. Le pape refusa de recevoir son successeur désigné, M. de Ségur, et peu après le nonce accrédité à Paris reçut l’ordre de quitter son poste (30 mai).

 

VII. — Ce jour-là même, par une coïncidence bien significative, l’Assemblée nationale décernait à Voltaire, le plus mortel ennemi de l’Église et de la Papauté, les honneurs du Panthéon. Peu après, pour couper court à la propagation incendiaire des écrits pontificaux dans le royaume, elle rendait un décret portant, sous peine de poursuites criminelles, défense de publier d’une façon quelconque tous brefs, bulles, rescrits, décrets de la cour de Rome, à moins qu’ils n’eussent été présentés au Corps législatif, vus et vérifiés par lui et que leur publication n'eût été autorisée par décret (9 juin 1791).

Ainsi, ce n’était plus seulement l’épiscopat qui avait rompu avec la France nouvelle. La Papauté lui avait aussi ouvertement déclaré la guerre. Fort peu après les derniers faits rapportés ci-dessus, le roi se prononçait aussi publiquement contre elle en prenant la fuite avec toute sa famille (20-21 juin). On sait qu’il ne partit pas sans adresser à l’Assemblée un exposé de ses griefs contre la Révolution. L’on voit par ce document qu’un de ceux qui lui tenaient le plus au cœur était la violence morale que l’Assemblée lui avait faite en l’obligeant d’accepter ses lois sur l’Église et notamment la constitution civile du clergé.

Les constituants, comme le peuple français, avaient encore au fond de l’âme un reste d’idolâtrie monarchique. Ils eussent pu depuis deux ans fonder la République ; ils n’y avaient jamais songé. Ils n’y songèrent même pas après ce dernier défi. Le roi était pour eux un palladium nécessaire. Loin de le laisser fuir, ce qui eût épargné à la France tant de malheurs, ils firent courir après lui. Par une fiction ridicule, ils imaginèrent de représenter sa fuite, si longtemps préméditée, comme un enlèvement et regardèrent son manifeste connue non avenu. Ils replacèrent sur le trône ce roi qui était leur ennemi déclaré, qui avait voulu aller chercher les Allemands pour pouvoir mettre avec leur aide sa patrie à la raison et qui les appelait encore du fond du cœur. Ils eurent la naïveté de lui faire jurer une fois de plus fidélité à une constitution qu’il abhorrait (13 septembre). Ils augmentèrent ainsi comme à plaisir les chances du parti contre-révolutionnaire, relevèrent ses espérances et son audace, aggravèrent le trouble moral et matériel dont souffrait la France et léguèrent à leurs successeurs, pour lesquels l’histoire s’est montrée parfois si sévère, des difficultés, des embarras qui ne pouvaient, en bonne foi, être surmontés que par la force.

La faiblesse montrée par l’Assemblée constituante pendant les derniers mois de son orageuse mission encouragea le parti clérical et ultramontain au point que la constitution civile du clergé, à demi-respectée au commencement de 1791, ne l’était presque plus du tout vers le milieu de cette même année. Grâce aux brefs du pape, qui circulaient en dépit de toute loi, et aux mandements des anciens évêques, qui les paraphrasaient en les envenimant, la discorde, en attendant la guerre civile, régnait dans tonies les paroisses de France. Nombre de curés assermentés se rétractaient et prétendaient garder leurs cures. Des milliers de curés dépossédés s’obstinaient à rester dans leurs paroisses. Ils y gardaient une clientèle parfois nombreuse, toujours fanatique, à laquelle ils soufflaient la haine, l'intolérance, les passions meurtrières du temps de la Ligue ou de la croisade des Albigeois. Fidèles aux Instructions que leur donna l’ancien évêque La Luzerne, ils recommandaient partout d’éviter, comme un péché mortel, tout rapport, tout contact avec les intrus. Ils convoquaient leurs fidèles dans les bois, la nuit, loin des bourgs ou des villes et, là, les endoctrinaient à loisir pour la guerre sainte. Ils déclaraient nuis les mariages et les baptêmes conférés par les prêtres constitutionnels. Si l’on se rappelle que les registres de l’état civil étaient encore à ce moment tenus par les curés, on se représente combien de pareilles allégations étaient à la fois troublantes pour les consciences et dangereuses pour l’ordre social. L’Assemblée nationale, qui jusqu’alors n’avait pas osé aborder la question de la laïcisation de l’état civil, dut la mettre à l’ordre du jour dès le mois de mai[14]. Elle n’eut ni le temps ni peut-être le courage de la résoudre et se borna, en août, à décider en principe que le mariage n’était aux yeux de la loi qu’un acte civil. Elle laissa le soin de faire le reste à l’Assemblée législative. Quant aux perturbateurs du repos public qui, de tant de points de la France, lui étaient chaque jour justement dénoncés, soit défaillance, soit impuissance réelle, elle n’en fit pas justice. Dans certains départements, comme ceux de l’Ouest — la Loire-Inférieure par exemple —, les prêtres constitutionnels étaient en butte non seulement aux outrages, mais aux menaces et aux violences d'une foule aveugle et brutale qui croyait plaire à Dieu eu les injuriant ou en les frappant. Si l’habitant des villes n’était pas toujours tolérant pour les réfractaires, les paysans en certains pays ne l’étaient guère pour les assermentés. Plusieurs de ces derniers avaient été tués. Les directoires de certains départements et de certains districts n’avaient plus guère, en juillet, août et septembre 1791 d'autre occupation que d’envoyer des détachements de garde nationale dans les paroisses pour protéger les nouveaux curés[15]. Insuffisamment armés par la loi, plusieurs directoires, comme ceux du Finistère, de l’Ain, du Bas-Rhin, etc., durent, dès le mois de juillet, recourir à des mesures de salut public, éloigner d’autorité des prêtres turbulents, les interner dans certaines villes. C’est là le prélude des mesures générales du même genre que l’Assemblée législative dut prendre plus tard.

Pour l’Assemblée constituante, tantôt elle cassait les arrêtés des départements, tantôt elle les approuvait — comme elle fit pour celui du Bas-Rhin —. Mais elle reculait d’ordinaire devant ce qu’elle regardait comme des décrets de persécution. Elle accueillit très froidement le 4 août une motion tendant à éloigner de 30 lieues dans l’intérieur les prêtres réfractaires du Nord et du Bas-Rhin, qui mettaient ces deux parties de la France en combustion. L’affaire, renvoyée aux comités, traîna plusieurs semaines. En septembre, quand le roi promit de reconnaître la constitution, qui venait d’être terminée, l’Assemblée crut devoir, pour lui plaire, voter une amnistie générale. Celte mesure profita surtout aux excitateurs des troubles religieux qui désolaient le royaume, et l’agitation, loin de se calmer, s'aggrava dès le lendemain.

Quand la Constituante se sépara (30 septembre 1791), l’ancienne société ecclésiastique n’existait plus en France, grâce à elle. Elle était détruite et bien détruite. Mais la nouvelle Église n existait que par la loi. En fait, la moitié de la France, ou peut-être plus, n’en voulait pas. La Révolution, qui l’avait créée, était maintenant condamnée à la défendre. Contre des ennemis sans scrupules, il allait lui falloir se montrer sans pitié. Les constituants ne comprirent jamais la gravité de l’erreur qu’ils avaient commise en imaginant la constitution civile du clergé. Leurs successeurs durent, pour la réparer, couvrir la France de ruines et faire couler des flots de sang.

 

 

 



[1] Les quinze membres du comité nommé le 20 août 17S9 étaient : Lanjuinais, d’Ormesson, Martineau, le prince de Robecq, Sallé de Choux, Treilhard, Legrand, Durand de Maillane, Despatis de Courteilles, de Bouthillier, les curés Grandine, de Lalande et Vaneau, de Bonal (évêque de Clermont) et de Mercy (évêque de Luçon). — Les quinze nouveaux membres nommés le 7 février 1790 furent : Dionis du Séjour, Guillaume, de Lacoste, Dupont de Nemours, Chasset, Boislandry, Fermont, La Poule, le chartreux dom Gerle, le bénédictin dom Breton, les curés Massieu, Expilly, Gassendi, Thibault et l’abbé de Montesquiou.

[2] Où il était allé prendre les instructions du comte d’Artois et de sa petite cour.

[3] Député du tiers état de Paris.

[4] C’était la particulièrement la préoccupation des jansénistes de l’Assemblée, les Camus, les Lanjuinais, les Durand de Maillane, etc. Pour ces catholiques honnêtes, qui ne furent pas tous des politiques bien avisés, la constitution civile fut surtout la revanche de la bulle Unigenitus.

[5] 57 sièges épiscopaux ou archiépiscopaux se trouvaient ainsi supprimés.

[6] On voulait que le territoire des paroisses eût en général d'une demi-lieue à trois quarts de lieue de diamètre.

[7] Ne pas oublier qu’il faut multiplier ces sommes par deux et demi au moins pour s’en représenter la valeur actuelle.

[8] Rassemblement contre-révolutionnaire, qui se forma en 1790 près du château de ce nom, et qui tenta jusqu’au commencement de 1792 de soulever le midi delà France. A certains moments, il compta jusqu’à vingt mille hommes.

[9] On a souvent cité le mot de M. de Dillon, archevêque de Narbonne : Nous nous sommes conduits en vrais gentilshommes : car de la plupart d’entre nous on ne peut pas dire que ce fût par religion. (Mémoires de Lafayette.)

[10] Surtout dans les paroisses rurales.

[11] Il avait reçu la pourpre en 1788, peu après sa sortie du ministère.

[12] M. de Bonal, ancien évêque de Clermont, consulté par lui, lui avait conseillé de s’en abstenir tant qu’il n’aurait pas pu révoquer la sanction qu’il avait donnée aux décrets du 12 juillet et du 27 novembre.

[13] Les commissaires ayant rapporté que les deux tiers des communes et de la population s’étaient prononcés pour l’annexion, cette mesure fut enfin adoptée le 14 septembre 1791. Le comtat Venaissin et la ville d’Avignon formèrent dès lors le département de Vaucluse.

[14] Sur la demande de la municipalité de Paris.

[15] M. Sciout, dans son histoire si intéressante, mais si passionnée, de la constitution civile du clergé, énumère notamment les expéditions de ce genre ordonnées à cette époque dans la Loire-Inférieure, et le fait avec d’autant plus de complaisance qu’il veut prouver par là combien le clergé constitutionnel était impopulaire. Il l’était certainement dans cette partie de la France.