HISTOIRE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT

EN FRANCE DE 1789 A 1870

 

INTRODUCTION. — L’ÉGLISE ET L’ÉTAT SOUS L’ANCIEN RÉGIME.

 

 

SOURCES. — De Héricourt, les Lois ecclésiastiques de France dans leur ordre naturel (1719). — Gibert, Institutions ecclésiastiques et bénéficiâtes suivant les principes du droit canonique et les usages de France (1720). — Durand de Maillane, Dictionnaire de droit canonique et de pratique bénéficiale (1761). — Idem, les libertés de l'Église gallicane prouvées et commentées (1771). — Recueil des actes, titres et mémoires concernant tes affaires du clergé de France (1773-1781). — Procès-verbaux de l'assemblée du clergé de France (1696-1783). — Rapports de l'Agence générale du clergé de 1765 à 1785. — La France ecclésiastique, année 1788. — Grégoire, Essai historique sur les libertés de l'Église gallicane (1818). — Idem, Histoire des sectes religieuses (1828). — Idem, Mémoires (1837). — De Pradt, les Quatre Concordats (1818-1820). — Jourdan, Decrusy et Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises (1822-1833). — Raudot, la France avant la Révolution (1811). — Gallois, Réimpression de l’ancien Moniteur (1843), Introduction. — De Saint-Priest, Histoire de la suppression des Jésuites (1844). — Guettée, Histoire de l’Église de France (1847-1857), tt. XI et XII. — Lanfrey, l’Église et les Philosophes du XVIIIe siècle (1857). — Idem, Histoire politique des papes (1860). — Guettée, Histoire des Jésuites (1858-1861). — Boiteau, Etat de la France en 1789 (1861). — E. de Pressensé, l’Eglise et la Révolution française (1864). — Beugnot, Mémoires (1866). — Mavidal et Laurent, Archives parlementaires (1862 et suiv.). — Taine, l’Ancien Régime (1876). — Chassin, l'Eglise et les derniers serfs (1880). — Idem, les Cahiers des curés (1882). — Chérest, la Chute de l’ancien régime (1884-1886). — D’Avenel, Richelieu et la monarchie absolue (1884-1890). — Méric, Histoire de M. Emery et de l'Eglise de France pendant la Révolution (1885). — Gazier, Etudes sur l'histoire religieuse de la Révolution française (1887). — Marion, Machault d’Arnouville (1891). — Talleyrand, Mémoires (1891), t. I.

 

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Sous l’ancien régime, les rapports de l'État et de l’Église catholique étaient déterminés par le concordat de 1516, par divers édits ou ordonnances des rois, enfin par le droit ecclésiastique et par des usages qui avaient depuis longtemps force de loi. L’Assemblée constituante modifia profondément cet état de choses pour le mettre en harmonie avec les principes de la Révolution et avec les nouvelles institutions politiques de la France. Malheureusement, son œuvre à cet égard ne fut ni solide ni durable. La question qui nous occupe ne comportait, en 1789, comme aujourd’hui, qu’une des trois solutions suivantes — si l’on ne tient pas compte de la solution théocratique, que certainement personne en France n’eût osé proposer :

1° La séparation de l'Eglise et de l’État ;

2° Un nouveau concordat ;

3° Une loi d’État imposée à l’Église par l’autorité civile.

C’est la troisième, c’est-à-dire la moins bonne, qui fut adoptée. Les malheurs qu’elle entraîna prouvèrent — trop tard — combien elle était défectueuse.

Doit-on pour cela taxer de légèreté, d’ignorance ou de mauvaise foi les constituants qui firent cette œuvre fâcheuse et mal venue ? Je ne le pense pas, et il me parait plus équitable de se demander s’ils ne se trouvèrent pas dans l'impossibilité morale d’agir autrement.

Or, les cahiers de 1789 en font foi, sans parler du clergé, qui demandait le maintien d’une religion d’État, la noblesse et le tiers, malgré l’incrédulité de bien des gentilshommes et de bien des bourgeois, n’admettaient pas l’idée que le culte catholique pût être en France abandonné à lui-même et que le gouvernement déclarât se désintéresser de lui. Le philosophisme radical du XVIIIe siècle n’avait atteint que les couches supérieures et moyennes de la nation ; il n’avait pas pénétré la masse du peuple, qui, par habitude plus que par réflexion, restait attaché au catholicisme et, le voyant depuis si longtemps uni à l’État, ne concevait pas qu’il en pût être entièrement séparé. Dans les campagnes, les assemblées primaires des paroisses confièrent en grand nombre aux curés la rédaction de leurs cahiers ; c’est la meilleure preuve que l’idée d’un pareil divorce ne leur était même pas venue. Plus tard, à la Constituante, des hommes comme Mirabeau, Lafayette, Duport, les Lameth, Pétion, Barère, nourris de l’Encyclopédie, disciples de Voltaire ou de Rousseau, ne cessèrent jamais de protester de leur respect pour une religion qui n’était cependant à leurs yeux qu’un amas de superstitions, un péril national, et dont, au fond de l’âme, ils souhaitaient l'anéantissement. Tout au plus parlaient-ils de l’épurer, de la corriger de ses abus. Le peuple avait, pensaient-ils, encore besoin d’un culte ; puisqu’il en avait un, dont il ne voulait pas se départir, le mieux, à leur sens, était pour le moment de le lui laisser et même de lui en garantir l’existence. Du reste, il ne faut pas croire que les philosophes fussent en majorité à la Constituante ; loin de là, les catholiques convaincus y dominaient visiblement. Les Lanjuinais, les Treilhard, les Camus, les Durand de Maillane et tant d’autres encore qui prirent une si grande part à l’élaboration des lois nouvelles en matière ecclésiastique étaient des croyants, très attachés à leur foi et très soucieux de fonder en France un gouvernement chrétien.

Il n’est donc point étonnant que la séparation de l’Église et de l’État n’ait été ni proposée ni discutée par les législateurs de 1789. Mais, s’ils étaient d’accord pour maintenir l’union des deux pouvoirs, pourquoi crurent-ils devoir en modifier les conditions sans l’assentiment d’une des deux parties intéressées ? Pourquoi voulurent-ils que les nouveaux rapports de l’autorité civile et de l’autorité religieuse fussent réglés non plus par libre contrat entre l’une et l’autre, mais simplement par décret de la première ?

Il faut chercher dans l’histoire de l’ancien régime l’explication de l’état d’esprit qui leur fit prendre un tel parti. Cette explication nous la trouverons :

1° Dans la lutte plusieurs fois séculaire de nos rois contre les prétentions ultramontaines, dans l’invincible répugnance de la nation française à laisser une autorité étrangère empiéter sur son gouvernement, c’est-à-dire sur son indépendance ; enfin dans le discrédit et l’impuissance où était tombé le Saint-Siège vers la fin du XVIIIe siècle ;

2° Dans l’aveugle persistance que la partie dirigeante du clergé français mit jusqu’en 1789 à défendre des privilèges et des avantages religieux, politiques ou sociaux dont le maintien était incompatible avec les principes de la Révolution ;

3° Dans l’adhésion que la classe inférieure, mais de beaucoup la plus nombreuse el la plus populaire, dudit clergé promettait depuis longtemps à ces principes et dans sa tendance à réagir contre la Papauté, contre la haute Église. Cela revient à dire que la France de 89 ne voulait pas négocier avec le pape, qu’elle ne pouvait pas traiter avec les évêques et qu'elle était d’autant moins portée à transiger qu’elle avait pour elle les curés.

 

I. — Depuis qu’il y avait en France une nation consciente d’elle-même et un gouvernement capable de la faire respecter, c’est-à-dire depuis le XIIIe siècle, cette nation et ce gouvernement n’avaient cessé de combattre la politique romaine. Cette politique avait pour but, on le sait, de soumettre la chrétienté tout entière à la domination non seulement spirituelle, mais temporelle des papes et à médiatiser les rois.

Grâce à l’anarchie féodale et en s’aidant de faux titres, qu’elle put exploiter impunément pendant plusieurs siècles, la papauté, non contente de se déclarer supérieure à l'épiscopat, d’où elle était issue, en était venue, sous des hommes tels que Grégoire VII et Innocent III, à réclamer le droit de nommer les évêques, à partager les biens — énormes— de l’Église en bénéfices, espèces de fiefs viagers dont elle prétendait disposer à son gré en faveur de ses créatures. Ce n’était pas assez pour elle d’avoir fait du clergé, par l’obligation stricte du célibat, une armée sans pareille, exclusivement attachée aux intérêts de l’Église, d’avoir multiplié outre mesure ces ordres monastiques qui, créés par elle, ne pouvant exister que par elle, représentaient partout sa volonté propre et partout la servaient avec une ardeur, avec un zèle sans limites ; d’avoir proscrit par l’Inquisition et la persécution armée toute liberté religieuse ; ce n’était pas assez d'avoir accaparé l’enseignement ; elle accaparait aussi la jus- lice, étendait abusivement à une foule de laïques le privilège ecclésiastique pour les soustraire, comme les clercs, à la juridiction civile ; sous prétexte que tout procès suppose un tort ou une injus- lice, qu’une injustice est un péché et que le péché relève de l’Église, elle en arrivait à revendiquer pour les tribunaux ecclésiastiques une compétence sans limites. Elle s’arrogeait le droit d’évoquer arbitrairement les procès à Rome. Elle excommuniait les condamnés, requérait contre eux le bras séculier. Si les juges royaux ou les seigneurs lui refusaient leur concours, elle les mettait aussi hors la loi. Enfin les rois eux-mêmes n’étaient pas à l’abri de ses foudres. Résistaient-ils à ses injonctions, persistaient-ils dans une politique réprouvée par elle, elle les excluait de l’Église et déliait formellement leurs sujets du serment de fidélité. Elle disposait par là des couronnes, et l’on sait que l’empereur Henri IV, ainsi dépouillé de la sienne, était allé humblement à Canossa demander grâce au souverain pontife

 C’est contre de telles hauteurs et de telles ingérences que les rois capétiens commencèrent à protester, quand leur puissance politique et militaire, presque nulle au début, leur permit de parler haut et de se faire respecter. Saint Louis, dont l’orthodoxie n’était pourtant pas suspecte, se refusait énergiquement à poursuivre les excommuniés pour le seul fait qu’ils étaient excommuniés. Sa pragmatique sanction (de 1208) déniait au pape le droit de disposer des évêchés et des bénéfices de l’Eglise gallicane, d’évoquer en cour de Rome les causes qui devaient être jugées en France, enfin de se créer, comme collateur ou comme juge, de gros revenus aux dépens d’un clergé qui se souvenait d’avoir été libre et qui tenait à le redevenir. Un peu plus tard, si Boniface VIII déclarait avec arrogance que toute créature humaine était soumise, même temporellement, au Saint-Siège, Philippe le Bel le souffletait moralement en proclamant que le roi de France ne dépendait d’aucune puissance sur la terre et que sa couronne relevait de Dieu seul, en interdisant dans ses États toute levée d'argent pour le compte du pape et en faisant appel aux états généraux qui, réunis pour la première fois, identifiaient sa cause avec celle de la nation.

L'appel comme d'abus, dont il y avait eu déjà des exemples, devint une institution régulière sous les premiers Valois, qui purent, grâce à elle, réagir énergiquement contre les excès ou les empiétements du gouvernement et de la justice ecclésiastiques. La compétence des tribunaux d’Église et la juridiction du pape furent singulièrement restreints par Charles V, prince à peu près aussi pieux que saint Louis, mais encore plus jaloux de ses droits, comme on peut s’en convaincre en lisant le Songe du Vergier, manifeste rédigé sous son inspiration par Philippe de Maizières pour réduire à néant les prétentions du Saint-Siège à l’autorité temporelle.

Le scandale du grand schisme d’Occident, qui se produisit sous son règne et qui se prolongea tant d’années, fut une bonne fortune pour le gouvernement français. La Papauté, discutée, déconsidérée, moralement amoindrie, vit au début du XVe siècle l’Église universelle se lever comme un seul homme pour lui reprendre ses droits usurpés. Les assemblées œcuméniques de Constance et de Bâle, où les théologiens français jouèrent un si grand rôle, remirent en honneur ce principe de la primitive Église, depuis longtemps méconnu par le Saint-Siège, que l’autorité des conciles généraux était supérieure à celle des papes, et voulurent faire de la société ecclésiastique une sorte de gouvernement constitutionnel. Nos rois applaudirent naturellement à leurs décrets, et l’on ne doit pas être surpris de voir Charles VII édicter en 1438, à la demande du clergé gallican, la pragmatique sanction de Bourges, qui, subordonnant d’une part le souverain pontife aux conciles généraux — dont les réunions devaient être périodiques —, rendait, de l’autre, à l’Église de France le droit d’élire ses évêques et ses abbés, suivant ses anciennes coutumes.

Cette loi protectrice de notre indépendance nationale ne fut malheureusement pas longtemps observée. Le Saint-Siège, qu’elle réduisait à peu près à l’impuissance vis-à-vis du clergé français, ne la reconnut jamais. Le roi lui-même ne la respecta que tant qu’il eut besoin du concours de ce clergé pour chasser les Anglais de ses États. Après la guerre de Cent ans, Louis XI et ses successeurs, à qui l’alliance du pape était nécessaire en Italie, se rapprochèrent de la cour de Rome. Vainement nos évêques, réunis à Tours, soutinrent sans réserve en 1310 la cause de Louis XII contre Jules II. Si le pape regrettait de ne plus pouvoir disposer des bénéfices dans notre pays, le roi ambitionnait depuis longtemps cette prérogative. Leur accord — momentané — se fit aux dépens de l’Église gallicane. Ils se vendirent mutuellement par le Concordat de Bologne (1516) ce qui n’appartenait ni à l’un ni à l’autre.

En vertu de cet acte et des dispositions qui le complétèrent, les titulaires des évêchés et des abbayes devaient être nommés par le roi. Mais l’institution canonique, qu'ils recevaient de leurs métropolitains ou de leurs supérieurs immédiats d’après la pragmatique, ne pouvait plus leur être conférée que par le pape, à qui les annates, droit équivalent à la première année du revenu des bénéfices, étaient implicitement restituées.

Toute la France protesta contre cette double usurpation. Le Parlement de Paris lutta plusieurs années, n’enregistra le Concordat que par force, sous toutes réserves, et ne se prêta jamais que de mauvaise grâce à son exécution. Le clergé demanda bien des années le rétablissement de la pragmatique. Les états généraux le réclamèrent aussi à plusieurs reprises. Mais la Royauté était maintenant hors de page et il fut impossible de lui faire lâcher sa proie.

Du reste, le pacte qu’elle venait de conclure avec la Papauté ne lui avait pas fait oublier le devoir de se défendre contre ses prétentions et ses empiétements. Pour avoir partagé avec elle le bien des autres, elle n’était pas plus que par le passé disposée à lui céder le sien. Plus que jamais il était nécessaire qu’elle se montrât vigilante et ferme. Au milieu des guerres religieuses qu’entraîna la Réforme, les exigences de la Papauté grandissaient chaque jour. On en a pour preuve les décrets du concile de Trente qui, sous sa direction, ne se borna pas à déterminer des dogmes, mais s’efforça d’étendre les immunités et la juridiction de l’Église par des canons disciplinaires dont la validité n’a jamais été reconnue en France. Secondé par le clergé gallican qui, en présence du protestantisme, oubliait ses griefs pour se serrer autour d’elle, la cour de Rome excommuniait en 1385 l’héritier légitime- de la couronne et le déclarait inhabile à régner. Tenu dix ans en échec par cette opposition, Henri IV dut s’humilier devant le pape et ne fut vraiment roi qu’à ce prix. Aussi les théoriciens de l'ultramontanisme, comme les Baronius, les Bellarmin, les Mariana, soutenaient-ils fièrement, au début du XVIIe siècle, comme leurs devanciers du XVIIIe , que le souverain pontife n’était pas seulement le chef infaillible de l’Eglise, mais qu’il était aussi le roi des rois et qu’il pouvait disposer des couronnes.

Les états généraux de 1614 réprouvèrent avec énergie de pareils principes. Le gouvernement français les fit à plusieurs reprises réfuter avec éclat par des jurisconsultes et des canonistes célèbres — les Richer, les Dupuy, les de Marca, etc. —. La magistrature ne perdit aucune occasion de les battre en brèche. La Sorbonne elle-même, c’est-à-dire la plus haute autorité théologique du royaume, les repoussa par une déclaration solennelle en 1663. Enfin Louis XIV, à l’apogée de sa puissance, crut devoir, pour répondre à l'opposition du pape, qui lui contestait le droit de régale, faire affirmer hautement par son clergé l’indépendance de sa couronne et l’autonomie de l’Église gallicane.

Le Concordat datait alors de plus d’un siècle et demi. Les évêques de France, qui devaient leurs dignités à la faveur du roi, ne demandaient maintenant qu’à lui complaire. Du reste, que pouvaient-ils refuser au prince qui, à leur instigation, s’apprêtait à révoquer l’édit de Nantes ? Bossuet avait pris la peine d’écrire un livre pour démontrer que l’autorité des rois émane directement de Dieu et qu’il n’est dans aucun cas permis de leur désobéir. Il voulut bien aussi rédiger de sa main en 1682 cette déclaration du clergé que Louis XIV publia aussitôt comme une loi constitutionnelle et dont les quatre articles portaient en substance :

1° Que le pape n’a nulle autorité sur les choses temporelles ; qu’il ne peut ni directement ni indirectement déposer les rois ;

2° Que les décrets de Constance sur l’autorité des conciles gardent toute leur force et toute leur vertu ;

3° Que le souverain pontife ne peut gouverner l’Église que suivant les canons et qu’il ne peut notamment porter atteinte aux constitutions et aux droits reconnus de l'Église gallicane ;

4° Enfin que ses jugements en matière de foi sont attaquables tant, qu'ils n’ont pas été confirmés par le jugement de l’Église.

Une ordonnance royale rendit obligatoire l’enseignement de cette doctrine dans les séminaires et autres écoles théologiques du royaume. Il est vrai que Louis XIV dut la rapporter quelques années après (1693), parce que le pape, pour se venger, refusait systématiquement l’institution canonique aux nouveaux évêques français, qu’un grand nombre de diocèses se trouvaient ainsi privés de direction et qu’il en résultait un trouble grave dans l’administration de l’Église. Mais il ne désavoua pas pour cela les quatre articles, qui continuèrent à faire partie de notre droit public, et il s’en inspira sans nul doute en portant sur la juridiction ecclésiastique le grand édit de 1693, qui, d’un côté, étendait notablement les pouvoirs des évêques aux dépens des ordres monastiques et du Saint-Siège, et, de l’autre, subordonnait étroitement l’Église à la justice civile par une réglementation minutieuse des appels comme d’abus.

Après cela, on aurait peine à comprendre la complaisance étrange dont ce prince lit preuve sur ses vieux jours pour l’ultramontanisme si, sans parler de sa profonde ignorance en matières théologiques, on ne se rappelait l’influence prédominante qu’il avait peu à peu laissé prendre sur lui par l’ordre des jésuites. Cette compagnie, qui avait, on le sait, pour seule raison d’être la défense des prétentions pontificales, s’était emparée de sa conscience et, vers la tin de son règne, la gouvernait sans partage. Elle eut l’art de lui rendre suspecte et même odieuse la secte austère des jansénistes, dont elle avait fait condamner en cour de Home la doctrine sur la grâce, le libre arbitre et le mérite des œuvres. De là, la persécution des solitaires de Port-Royal et la destruction barbare de ce monastère en 1709. Comme les jansénistes, qui se trouvaient injustement frappés, contestaient l’infaillibilité du pape, les jésuites intéressèrent à ce point Louis XIV à leur cause, qu’il sollicita lui-même du Saint-Siège la publication de la bulle Unigenitus (1713). Or cette constitution, sous couleur de signaler comme dangereuses les opinions du P. Quesnel — que Bossuet avait pourtant jugées fort orthodoxes —, condamnait implicitement les doctrines les plus respectées des Pères de l'Eglise, en particulier celles de saint Augustin. Mais ce qu’il y avait de plus criant, c’est qu’elle stigmatisait comme hérétique cette proposition que la crainte d'une excommunication injuste ne doit pas nous empêcher de faire notre devoir.

Cela revenait à prescrire une obéissance aveugle et servile aux décisions du Saint-Siège, quelles qu’elles fussent. Une pareille exigence souleva d’indignation tout ce qu’il y avait en notre pays de cœurs vraiment chrétiens. Mais les évêques, presque tous inféodés à la compagnie de Jésus — car depuis longtemps en France on n’obtenait plus que par elle les hautes dignités ecclésiastiques —, et le gouvernement, qui avait besoin d’elle en cour de Rome, soutinrent la bulle avec une opiniâtreté aussi maladroite que tyrannique. Après Louis XIV, qui l’avait protégée par pur fanatisme, le régent, malgré son parfait scepticisme, s’en fit le partisan pour empêcher le Saint-Siège de favoriser contre lui la cour d’Espagne. L'abbé Dubois, non moins incrédule que lui, en fut le champion parce qu’il voulait être cardinal. Fleury combattit pour elle parce qu’il rêvait de devenir pape. Les jansénistes, persécutés, en appelèrent du Saint-Siège au concile. Mais depuis longtemps les papes ne voulaient plus de conciles. Ils parlaient plus que jamais de leur infaillibilité, de leurs droits à la domination universelle. En 1728, Benoît XIII célébrait avec ostentation la mémoire de Grégoire VII. Et, pendant près de quarante années, le gouvernement français, trahissant sa propre cause, n’eut de tendresse que pour les constitutionnaires, de rigueur que pour leurs adversaires. Les jansénistes persévérants étaient écartés des honneurs ecclésiastiques, dépouillés de leurs bénéfices, menacés, exilés, emprisonnés. Cinquante-six mille lettres de cachet furent lancées contre eux en moins d’un demi-siècle.

Mais les Parlements surent défendre les droits du roi contre le roi lui-même. Profondément attachés aux principes gallicans, ils repoussèrent la bulle et ses conséquences avec une invincible opiniâtreté. Quand le clergé constitutionnaire en vint aux refus de sacrements, ils n’hésitèrent pas à riposter par des décrets de prise de corps et par la saisie des revenus ecclésiastiques, ce qui était parfaitement légal ; car, si l’autorité royale, qu'ils représentaient, devait alors seconder l’exercice régulier du pouvoir spirituel, elle avait aussi pour tâche d’en réprimer les abus.

La politique inepte du gouvernement eut deux conséquences également funestes pour la Royauté et pour l’Église. La première fut d’enhardir la magistrature au point que, dès le milieu du XVIIIe siècle, elle put ébranler le vieil édifice de l’absolutisme monarchique et que, par le seul exemple de ses résistances, elle rendit la Révolution inévitable. La seconde fut de rendre ridicules et odieuses les querelles théologiques, les persécutions, d’affaiblir singulièrement la foi dans les classes supérieures et moyennes de la nation, de faire enfin le jeu des philosophes, qui s’emparèrent dès lors de l’opinion et familiarisèrent bientôt beaucoup d’esprits avec l’idée de rejeter non seulement l’infaillibilité du pape, mais toute autorité sacerdotale, toute religion révélée. Sous Louis XIV, on avait pris parti pour Pascal, pour Bossuet, pour Quesnel. Sous Louis XV, les hommes qui passionnent le public sont Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot. Il n’est plus question de la grâce, mais de la raison, et on la proclame souveraine. Ce n’est plus dans l’Augustinus ou dans les Réflexions morales sur le Nouveau Testament que l’on va chercher des arguments ; c’est dans l’Encyclopédie et dans le Dictionnaire philosophique. Le mot d’ordre n’est plus de faire son salut, mais de fonder la liberté.

Menacé sur son trône, sentant grandir autour de lui la désaffection et le mépris de ses sujets, Louis XV comprit — un peu tard — combien son attitude vis-à-vis du Saint-Siège avait été impolitique et consentit, d’assez mauvaise grâce, du reste, à l’expulsion des jésuites, en qui se personnifiait l’ultramontanisme aux yeux de la nation. On sait que cet ordre redoutable et impopulaire, qui ne reconnaissait d’autre chef que le pape, fut condamné par arrêt du Parlement de Paris, le 6 août 1762, et que deux ans plus tard un édit royal le déclara supprimé dans toute l’étendue du territoire français. A la suite de cette mesure vigoureuse, qui fut saluée comme un acte d’affranchissement, mais qui venait trop tard et ne devait profiter, en somme, qu’aux ennemis de l’Église, les lois gallicanes, longtemps méconnues, furent remises en honneur. La déclaration du 14 mai 1766 rappela tous les droits de la couronne à l’égard de la cour de Rome et ordonna que les quatre articles de 1682 fussent de nouveau enseignés dans les séminaires. Ils le furent en effet depuis celte époque jusqu’en 1789 et, pendant ses dernières années, la monarchie, secondée avec zèle par les Parlements, appliqua sans faiblesse ces maximes de notre vieux droit public : que le légat du pape ne pouvait remplir ses fonctions en France qu’avec l’agrément et sous le contrôle de l’autorité royale ; qu’aucune bulle pontificale ne pouvait avoir force de loi ni être publiée dans notre pays si elle n'était vérifiée et enregistrée par les cours souveraines ; qu’aucune cause relevant de la justice ecclésiastique française ne pouvait être portée directement à Rome : enfin que toute sentence ou tout acte de l’autorité religieuse pouvait être infirmé à la suite d’un appel comme d’abus et qu’en pareil cas force devait toujours rester à la loi civile.

Vainement le haut clergé, qui devait tant aux jésuites et qui les respectait fort, s’efforça d’obtenir leur rétablissement. Que pouvait- il faire pour eux quand le pape, dont ils avaient été deux cents ans les meilleurs soldats, les abandonnait lui-même et semblait déserter le camp de l’ultramontanisme ? Tous les grands États catholiques d’Europe les avaient chassés comme la France. Tous demandaient au souverain pontife d’abolir solennellement leur compagnie. Clément XIII résista toute sa vie, menaça, parla comme Innocent III. Mais il n’effraya personne. Louis XV et Charles III, le Roi Très Chrétien et le Roi Catholique, procédèrent à son égard par mesures coercitives, firent saisir Avignon et Bénévent. Clément XIV, pins imitable, céda de guerre lasse (1773), et on lui rendit ses villes. Le pape, connue il le disait tristement, venait de se couper la main droite. Ce sacrifice, peu honorable en somme, n’était pas pour relever l'autorité morale du Saint-Siège aux yeux de l’Europe et particulièrement à ceux de la France. La Papauté, qui devait se retremper plus tard dans les épreuves de la Révolution, fut, en attendant, traitée par les gouvernements temporels avec le dernier dédain. Peu s’en fallait qu’on ne la considérât comme une quantité négligeable. L’empereur Joseph II décrétait sans la consulter des réformes aussi déplaisantes pour l’Église que le furent plus tard celles de l’Assemblée constituante. Le pape Pie VI prenait la peine d’aller à Vienne pour le supplier de modifier ses nouvelles lois et revenait sans avoir absolument rien obtenu. Qu’on juge si en France, après de pareils exemples, les hommes de 1789 étaient disposés à négocier avec la curie romaine sur la réorganisation de l’Église nationale ! Ils entendaient la réorganiser seuls, souverainement, ceux-ci en philosophes, ceux-là en gallicans. L’idée qu’une puissance étrangère fût admise à discuter nos lois intérieures ne leur venait même pas. Les cahiers du tiers état et ceux de la noblesse 'étaient à peu près unanimes à demander que le clergé français fût soustrait à la domination romaine et se recrutât désormais par de libres élections. Tous réprouvaient — au moins implicitement — la politique des concordats. Les cahiers de l'ordre ecclésiastique, à de très rares exceptions près, ne lui étaient pas plus favorables. Si l’épiscopat, dont les tendances ultramontaines étaient connues, n’eût pris la peine de les dissimuler, le reste du clergé et la France entière l’eussent désavoué. Quant au pauvre Louis XVI, ce n’était certes pas un philosophe comme Joseph II. Pieux et borné, il se rattachait de cœur, très étroitement, au parti des évêques. Il devait plus tard les suivre docilement, trop docilement, dans leur campagne contre la Révolution. Mais, au moment où s’ouvrirent les états généraux, ni lui ni ses ministres ne paraissaient croire que l’État, dont ils étaient les représentants, ne fût pas souverain pour régler ses rapports avec l’Église. En tout cas, s’ils le pensaient, ils ne le disaient pas.

Il me parait donc établi que la question ne pouvait être alors résolue par une négociation entre la France et le Saint-Siège. Cette’ négociation, la France n’en voulait pas.

 

II. — La nation eût pu tout au moins se concerter avec son clergé, puisqu’elle ne songeait ni à se séparer de lui ni à le détruire, mais à le réformer. Une pareille entente eût produit sans doute les meilleurs résultats. Malheureusement elle était impossible, parce que l’oligarchie sacerdotale qui commandait à ce grand corps s’était rendue trop suspecte et trop odieuse au pays par ses privilèges et par son aveugle persistance à les défendre.

Tout d’abord la Révolution allait se faire au nom de la liberté religieuse. Or la haute Église (sans parler d’une bonne partie du bas clergé) la combattait depuis des siècles et la repoussait encore en 1789. Sans remonter jusqu'au moyen âge, on sait avec quelle opiniâtreté, avec quelle rigueur elle avait poursuivi dans notre pays la ruine du protestantisme au XVIe et au XVIIe siècles. N’ayant pu le détruire ni par la Saint-Barthélemy ni par les violences delà Ligue, elle était parvenue après cent ans à le faire proscrire par la loi. La révocation de l’édit de Nantes était son œuvre. La persécution abominable qui précéda et qui suivit cet acte néfaste fut organisée par elle sous Louis XIV, entretenue par elle avec une implacable ténacité pendant le XVIIIe siècle. L’ordonnance de 1721 sur les nouveaux convertis n’était pas moins barbare que celles de 1715 et de 1686. Pendant tout le règne de Louis XV, on défendit aux calvinistes de quitter un pays où il leur était interdit de prier Dieu à leur guise ; ou leur défendit de vendre leurs biens, on dispersa leurs assemblées à coups de fusil, on leur enleva leurs enfants, on envoya aux galères des sujets dociles dont le seul crime était de chanter des psaumes en français, on traqua leurs pasteurs comme des bêles féroces, on les pendit comme des malfaiteurs ; les protestants restèrent obligés de chômer les fêtes catholiques, de contribuer à l’entretien de la religion qui les opprimait ; exclus de tous les emplois publics et de la plupart des professions libérales, ils demeurèrent un siècle privés d’état civil ; leurs naissances étaient déclarées illégitimes, leurs mariages n’étaient aux yeux de la loi que des concubinats. Chaque assemblée nouvelle du clergé se faisait un devoir d’appeler sur eux les sévérités du gouvernement et provoquait, par ses plaintes, ses menaces ou ses dons une recrudescence de persécution. C’était au temps de Voltaire, quand la France n’avait soif que de tolérance et de liberté, que les prêtres d’un Dieu de paix et de fraternité recouraient ainsi chaque jour au bras séculier pour étouffer la voix de leurs contradicteurs. Encore, s’ils avaient eu tous la foi pour excuse ! Mais ceux qui criaient le plus haut contre Y erreur étaient souvent eux-mêmes de parfaits sceptiques. Pénétrés d’incrédulité jusqu’aux moelles, ils n’en requéraient pas avec moins d’énergie contre les hérétiques. En 1775, ils exigeaient encore que le roi prêtât au sacre le serment de les exterminer. L’archevêque Loménie de Brienne qui, au dire de Louis XVI, ne croyait même pas en Dieu, le haranguait en ces termes : Vous réprouverez les systèmes d'une tolérance coupable... Achevez l’ouvrage que Louis le Grand avait entrepris. Il vous est réservé de porter le dernier coup au calvinisme dans vos États. En 1780, l’assemblée du clergé déclarait que l’autel et le trône seraient également en danger si l'on permettait à l’hérésie de rompre ses fers. Sept ans plus tard, quand le souverain, qui ne pouvait plus se dérober aux exigences de l’opinion publique, restituait timidement aux protestants l’état civil, tout en persistant à leur refuser la liberté du culte et l’admissibilité aux emplois, l’épiscopat éclatait en gémissements. Un de ses partisans s’écriait en montrant le Christ : Voulez-vous donc le crucifier une seconde fois ? L’Assemblée de 1788 réclamait contre le nouvel édit. Enfin, au moment même où sonnait l'heure de la Révolution, presque tous les cahiers de l’ordre ecclésiastique demandaient encore le maintien d’une religion d’État et l'interdiction du culte public à tout autre qu’au catholicisme.

Les Juifs, traités moins brutalement que les réformés parce qu’ils étaient moins redoutés, n’en étaient pas moins exclus des emplois. Soumis à la législation la plus humiliante, ils étaient dans l’État moins que des citoyens et à peine des hommes. Quant aux philosophes ou simplement aux libres penseurs, qui prétendaient au droit de vivre en dehors de toute religion révélée, comme leur nombre grossissait chaque jour, qu'ils se nommaient légion, que l’opinion publique les protégeait, que la noblesse, les ministres, les princes- étaient souvent leurs complices, il n’était plus possible de les bâillonner. On exécutait bien encore pour impiété en 1766 un chevalier de La Barre. Mais on ne pouvait faire tomber les têtes de Rousseau, de Voltaire, de Diderot. On se contentait de brûler leurs écrits. Mais ce n’était pas la faute du haut clergé si la liberté de la presse était si mollement réprimée. C’est à lui que l’on doit l’édit de 1757 qui menaçait de mort les auteurs et les colporteurs d'écrits attentatoires à la religion ou à la monarchie. L’atrocité même de cette loi la rendit inefficace, parce que les juges n’osèrent guère l’appliquer. Mais les assemblées de l'Église ne manquèrent pas de réclamer périodiquement, de nouvelles pénalités — afflictives et infamantes — contre les écrivains mal pensants. Leurs réclamations devenaient même chaque fois plus impératives, plus menaçantes ; les assemblées de 1785 et de 1788 surpassèrent certainement leurs devancières en aigreur et en violence contre l’esprit du siècle.

Le clergé catholique, constitué depuis longtemps par les rois — et à titre officiel — gardien de la foi[1], n’exerçait pas seulement le monopole du culte. Il revendiquait aussi comme sa propriété ceux de l’enseignement et de l’assistance publique, prétention d’autant moins légitime que sous sa direction ces deux grands services nationaux dépérissaient ou ne faisaient aucun progrès. Les universités, fondées jadis par l’Église, étaient encore soumises à sa surveillance et à son contrôle ; l’orthodoxie seule y avait accès. Il y en avait encore plus de vingt, mais quelques-unes n’existaient plus que de nom. Toutes, y compris celle de Paris, stérilisées par l'intolérance, avaient cessé depuis longtemps de participer au développement de l’esprit public. Fidèles à des méthodes surannées d’où la raison et la liberté étaient bannies, elles ne manifestaient plus le peu de vie qui leur restait que par des exercices scolastiques dont elles ne comprenaient même pas le ridicule et l’inanité. La jeunesse noble ou bourgeoise recevait l’instruction secondaire dans un grand nombre de collèges, presque tous tenus par des prêtres ou des religieux, instruction de pure forme où l’étude du latin était à peu près tout, où la littérature nationale, les langues vivantes, l’histoire, la géographie, la philosophie, les sciences, tout ce qui fait penser, tout ce qui virilise les jeunes âmes, ne tenait qu’une place insignifiante. Les jeunes filles n’allaient qu’au couvent. Quant à l’enseignement primaire, il n’était, de par la loi[2], donné que sous l’autorité épiscopale. Il y avait, comme les amis de l’ancien régime se plaisent à le répéter, un assez grand nombre de petites écoles. Mais la vérité est qu’on y allait fort peu et qu’on n’y apprenait à peu près rien ; que la grande majorité de la France de 1789 ne savait pas lire et que l’Eglise, comme le lui a reproché si éloquemment Michelet, avait manqué à sa tâche la plus sacrée : l’éducation du peuple. Qu’on ne croie pas, du reste, qu’elle voulût laisser accomplir par d’autres le devoir qu’elle n’avait pas su remplir elle-même. En 1776 elle avait contribué au renversement de Turgot, qui songeait à créer en France, au nom de l’État, un système d’enseignement national et laïque. Et en 1789, si elle reconnaissait dans ses cahiers la nécessité de systématiser et d’étendre l’instruction publique, c’était en stipulant bien qu’elle en garderait la surveillance et la direction. Quant à l’assistance des pauvres, elle avait aussi des prétentions analogues. Or son action à cet égard avait été si efficace sous l’ancien régime, que la France comptait alors douze cent mille mendiants — sur vingt-six millions d’habitants —. Quelques écuelles de soupe distribuées aux vagabonds à la porte des couvents étaient plus propres à entretenir le mal qu’à le guérir. Quant aux hospices, où le clergé avait toujours eu la haute main, il y en avait, paraît-il, plus de deux mille. Mais on n’y dépensait guère que quarante millions — dont 17 fournis par les villes —, et l’on sait par les révélations de Necker dans quelle incurie, dans quelle misère, dans quelle malpropreté y vivaient ou plutôt y mouraient les malades.

A tous les liens dont l’Église tenait la société enveloppée, il faut ajouter ceux de l’étal civil et de la juridiction spirituelle. Les naissances, les mariages, les décès n’étaient légalement constatés que par les registres des curés. Il fallait naître, prendre femme et mourir en catholique ; c’était la loi commune ; les protestants l’avaient subie, la rage au cœur, jusqu’à l’édit de 1787. Ce n’était pas une de celles que le clergé défendait avec le moins d’acharnement. On verra plus loin que l’Assemblée constituante elle-même n’osa pas l’abolir ; 89 n'y suffit pas ; il laïcisa l’homme et l’État ; mais il fallut 92 pour laïciser la famille.

Qu’on se rappelle enfin que, pour avoir vu notablement restreindre leur compétence par la Royauté, les tribunaux d’Église, c’est-à-dire les officialités, n’en subsistaient, n’en fonctionnaient pas moins à la veille de la Révolution ; que la société civile leur était encore jusqu’à un certain point soumise, puisque les causes dites spirituelles — par exemple les différends relatifs aux dîmes, les procès pour mariage, hérésie, simonie, etc. —, étaient portées devant eux, et que le haut clergé n’était nullement disposé en 1789 à renoncer aux droits — ou aux prétentions — des officialités.

On vient de voir que l’Église de France, telle qu’elle était alors constituée, était un obstacle à la liberté. Elle en était un aussi — et non moins résistant — à l’égalité. Que voulaient les hommes de 89 ? Non seulement que chaque Français cessât d’être gêné dans le jeu et le développement légitime de ses facultés, mais que, la nation étant proclamée souveraine, chacun de ses membres participât avec le même droit aux avantages et aux charges du gouvernement. Or, sous l’ancien régime, si la loi et la tradition garantissaient à l’Eglise de grands avantages, elles ne lui imposaient, par contre, que des charges insignifiantes.

Le clergé n’était pas seulement dans l’État un groupe d’individus soumis à la discipline ecclésiastique sous la garantie de la loi civile, qui les contraignait à tenir leurs vœux et à remplir leurs devoirs religieux ; c’était une personne morale, un corps politique, un ordre, et c’était, on le sait, le premier du royaume (la noblesse ne venait qu’après lui). Cet ordre ne se confondait ni avec l’aristocratie laïque ni avec le reste de la nation. Il avait sa place marquée, la place d’honneur, dans la représentation du pays. Il députait à part, il siégeait en son propre nom, il défendait ses intérêts propres dans les étals généraux, dans les états provinciaux. 11 avait en matière judiciaire des privilèges presque aussi exorbitants. Outre que les clercs, non seulement pour les cas religieux, mais pour les procès civils qui s’élevaient entre eux, n’étaient justiciables que des officialités, les procès relatifs aux évêchés et aux bénéfices à nomination royale, ainsi que les causes collectives des principaux ordres monastiques, étaient soustraits aux tribunaux de droit commun et jugés par le Grand Conseil ; les causes criminelles des gens d’Église et les appels comme d’abus, au lieu de passer par les juridictions inférieures, étaient portés directement devant le Parlement. Mais un abus bien plus criant et que l’Église défendait encore avec une énergie singulière, c’était l’immunité pécuniaire, qu’elle avait depuis des siècles érigé en principe, et grâce à laquelle, au milieu d’un peuple écrasé de taxes, elle échappait presque absolument au devoir de l’impôt.

Le clergé était le corps le plus riche de l’État et celui qui contribuait le moins à sa subsistance. La noblesse n’était pas complètement exempte de la taille ; elle était soumise à la capitation, aux vingtièmes. L’Eglise, elle, n’avait jamais payé le premier de ces impôts, ses biens étant censés appartenir à Dieu et Dieu ne dépendant pas des puissances de la terre. Quand la Royauté en détresse avait voulu l’assujettir aux deux autres, elle avait jeté les hauts cris, cité l’Ecriture et les Pères, représenté comme un sacrilège toute atteinte à l’indépendance de son domaine. Bref, le gouvernement, intimidé, avait dû transiger avec elle. Moyennant d’assez faibles sommes, elle s’était rachetée pour toujours de la capitation d’abord, des vingtièmes ensuite. Depuis la fin du XVIe siècle, l’État avait cherché sans relâche les moyens de la soumettre à l’impôt. Il n’y était jamais parvenu. Tout ce qu’il avait pu obtenir, c’étaient, avec quelques subventions extraordinaires, auxquelles le clergé pourvoyait par des emprunts (car il ne pouvait ni ne voulait aliéner ses biens) et qui, en tout, ne l’avaient grevé que d’une dette de 130 à 140 millions, des contributions volontaires, discutées, votées, réparties, levées par le clergé lui-même et qui, aux derniers temps de la monarchie, ne s’élevaient encore qu’à 3 millions par année en moyenne. Tous les cinq ans, le corps ecclésiastique, représenté par des évêques et d’autres membres du haut clergé, accordait ainsi au roi — d’assez mauvaise grâce — ce qu'il appelait fièrement un don gratuit. Ce n’était pas, du reste, sans le lui faire payer chaque fois par de nouvelles faveurs pour lui ou de nouvelles rigueurs contre l’hérésie et la mauvaise presse. Et ces assemblées ne se séparaient pas sans laisser à deux agents généraux, sortes de ministres plénipotentiaires qu’elles accréditaient auprès du roi et des pouvoirs publics, le soin de défendre leurs intérêts, de faire respecter leurs décisions, d’assurer l’exécution des promesses qu’elles avaient reçues. L’Église avait donc politiquement une vie propre dans l’État. Elle discutait avec le roi, elle traitait avec lui d’égale à égal, et, quand le pouvoir civil la pressait trop fort, elle menaçait nettement d'obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes, c'est-à-dire de provoquer une guerre religieuse. On n’a pas de peine à comprendre combien elle tenait à une prérogative qui était à la fois la garantie de ses immunités financières[3] et la condition principale de l’influence prépondérante qu’elle exerçait dans le gouvernement.

Aussi défendit-elle désespérément jusqu’en 1780 son prétendu droit de se taxer elle-même, c’est-à-dire de ne donner que ce qu’elle voulait, et de tenir des assemblées. Tous les ministres patriotes qui. au xviiï 0 siècle, voulurent la soumettre à des lois communes faux trois ordres furent combattus par elle avec une véritable fureur. Tous tombèrent sous ses coups. Après Machault ce fut Turgot, après Turgot, Necker. Quand Calonne eut la malencontreuse idée de réunir les Notables (1787) pour leur faire discuter son projet d’impôt territorial applicable à toutes les classes, c’est le haut clergé qui, du premier au dernier jour, dirigea l’opposition sourde et peu franche de cette assemblée, lui qui, par conséquent, fit avorter le programme gouvernemental. Et l’année suivante, quand bouillonnait déjà de toutes parts cette révolution égalitaire qu’il s’obstinait à ne pas prévoir, quand la Royauté, qui avait tant fait pour lui, lui prouvait qu’elle était acculée à la banqueroute, il se bornait à voter un don gratuit de dix-huit cent mille livres et soutenait plus aigrement que jamais ses prétentions traditionnelles. Voici en effet en quels termes s’exprimait M. de Dillon, archevêque de Narbonne, chargé de haranguer en son nom le roi Louis XVI : Nos immunités prennent leur source dans la consécration, la destination et l’affranchissement primitif de nos biens ; ces biens sont voués, consacrés à Dieu, avec exemption de toute charge étrangère à leur destination... Notre conscience et notre honneur ne nous permettent pas de consentir à changer en tribut nécessaire ce qui ne peut être que l’offrande de notre amour... Et il terminait en demandant au roi de confirmer le droit de l’Eglise non seulement par sa parole, mais par des actes publics et authentiques qui pussent, en réparant le passé, mettre en sûreté l’avenir. Voilà le langage que tenaient encore nos prélats en juin 1788 ![4]

Si, peu après, dans le grand mouvement électoral de 1789, quand ils sévirent universellement menacés, ils se montrèrent — en apparence au moins — un peu plus traitables, est il étonnant que le public ne leur ait su aucun gré d’une concession si tardive, dictée par la peur et, du reste, manifestement illusoire ? Que disent-ils en effet au commencement de 1789, et même après l’ouverture des états généraux, dans leurs cahiers, leurs discours, leurs mandements, leurs brochures ? Qu’ils sont prêts à sacrifier leurs immunités pécuniaires ; que le clergé veut bien contribuer aux charges de l’État proportionnellement à ses revenus. La noblesse en dit autant, trop tard aussi. Mais elle ajoute que cet abandon est subordonné au maintien de ses autres privilèges, ce qui est rendre la Révolution impossible. Eh bien ! l’épiscopat parle à peu près de même. Il veut bien que l’Église paye quelques millions de plus, mais il faut pour cela qu’on s’engage à ne pas toucher à son monopole religieux, aux avantages politiques, judiciaires, sociaux dont la Royauté l’a jusqu'alors laissé jouir, au grand dommage de la liberté, de la paix et de la morale publique, de Limité nationale, de la prospérité du pays. Il faudra que le haut clergé reste un ordre, c’est-à-dire un Etat dans l’État. Et ajoutons qu’en promettant de payer l’impôt, il ne s’engage à peu près à rien, puisqu’il réserve expressément son droit de le voter à part, librement, et d’en faire lui-même la répartition entre ses membres. Il restera donc une puissance, avec laquelle il faudra compter, et il ne payera, comme par le passé, que ce qu’il voudra, car on ne pourra connaître ses revenus que par ses propres déclarations — or jamais, jusqu’en 1789, il n’en a fait que de mensongères —. Franchement, pouvait-on négocier avec l’Eglise sur de pareilles bases ?

Pour comprendre l’irritation populaire causée par dépareillés prétentions, il faut se représenter l’énormité de ces revenus, ainsi que la façon scandaleuse dont ils étaient distribués et employés.

L’Église vivait à cette époque :

1° Du produit de ses fonds — terres, bois, maisons, etc. —, en y comprenant les droits féodaux qui y étaient attachés ou qu’elle exerçait en dehors de ses possessions directes ;

2° De la dime, impôt en nature prélevé sur les principales récoltes et auquel presque toutes les propriétés du royaume étaient soumises — le taux en était très variable ; mais il était en moyenne du dix-huitième du revenu brut de la terre — ;

3° Du casuel, c’est-à-dire des offrandes, des messes, des quêtes, ce à quoi on peut joindre certains profits judiciaires et la délivrance des actes de l’état civil.

Les domaines du clergé valaient au bas mot 3 milliards et donnaient un revenu net de 80 à 90 millions. La dîme, déduction faite de tous frais, produisait à peu près autant. Avec le casuel, nous trouvons un total qui sans doute dépassait de beaucoup 200 millions. Mais, en nous tenant à ce chiffre, remarquons tout d’abord que le budget de l’Etat ne s’élevait guère à cette époque qu’à 500 millions. L’Église coûtait donc au pays presque la moitié de ce que lui coûtait le gouvernement, et il n’est pas nécessaire de rappeler qu’elle ne lui rendait pas les mêmes services. Comme la valeur de l’argent a baissé depuis un siècle au moins dans la proportion de deux et demi à un, ses 200 millions en représentaient au moins cinq cents de notre monnaie. Si l’on veut bien considérer que de nos jours le clergé catholique ne reçoit pas 50 millions de l’État, et si l’on admet qu’il double cette somme par ses revenus propres et par le casuel, on voit qu’il nous coûte cinq fois moins qu’à nos aïeux, et cependant personne n'oserait dire que l’influence et la dignité de la religion en souffrent.

Au contraire, il n’était pas, je ne dirai point une âme philosophique, mais une âme vraiment chrétienne qui ne fût scandalisée par l'excès de richesse d’un corps qui, voué par la loi religieuse à l’humilité, n’eût dû consacrer la surabondance de ses revenus qu’à l’instruction du peuple ou au soulagement des misères publiques[5], et qui, l'employant presque entièrement à son propre usage, donnait souvent au public les moins édifiants exemples.

Encore, si les revenus ecclésiastiques eussent été répartis équitablement entre les membres du clergé, c’est-à-dire au prorata des services rendus à la religion ! Mais c’était, hélas ! tout le contraire. Constatons que, s’il comprenait, comme il y a lieu de l'admettre, environ 130.000 individus[6], près de la moitié (60.000 environ) appartenait aux ordres monastiques, qui, à l’exception de quelques milliers de religieux ou de religieuses voués à l’étude, à renseignement ou au soin des malades, ne rendaient aucun service à la société et possédaient pourtant la majeure partie des biens ecclésiastiques. Telle congrégation avait 1.800.000 livres de revenus, telle autre 8 millions. Beaucoup de monastères n’étaient, en somme, que des lieux de repos et de bonne chère, quelques- uns même des lieux de dissipation et d’immoralité. Leur opulence, dans des pays où le paysan n’avait parfois que 25 livres de revenu net par année, était une insulte à la misère publique. Il y avait des chapitres nobles de chanoines et de chanoinesses qui n’avaient guère d’autre souci que les fêtes et les plaisirs mondains[7]. Quant au clergé séculier, le seul que l’opinion publique reconnut nécessaire au service du culte et au bien de la religion, il se composait d’une aristocratie de prélats et de chanoines, oisive et relâchée parce qu’elle était trop riche, et d’un peuple de pauvres prêtres laborieux et zélés, mais vivant presque tous dans la gêne. On comptait en France 140 archevêques et évêques, dont les diocèses différaient beaucoup en importance et en étendue, et qui, très inégalement dotés, recevaient chacun en moyenne de 80 à 100.000 livres par an[8]. Beaucoup d’entre eux sans doute ne faisaient pas un mauvais usage de leurs revenus. Il y en avait, quoi que l’on en dit, de fort recommandables par leur science, leur charité, la dignité de leur vie — citons par exemple les Boisgelin, les Lefranc de Pompignan, les joigne, les La Luzerne, que nous retrouverons à l’Assemblée constituante —. Mais la vertu n’a pas d’histoire. Les évêques sans vices n’étaient pas connus. Les autres l’étaient trop et déshonoraient tout le corps aux yeux de la nation. Des prélats comme Talleyrand, Dillon, Conzié, Loménie de Brienne, et surtout comme le cardinal de Rohan, donnaient à la France catholique une triste idée de ses premiers pasteurs. Elle ne voulait plus voir dans le corps épiscopal qu’égoïsme, frivolité, corruption. Et comme, au-dessous des évêques, les chanoines des chapitres étaient aussi trop richement dotés et que certains d’entre eux ne donnaient pas de plus édifiants exemples, cette partie du clergé, véritable état-major des diocèses, n’avait pas beaucoup meilleure réputation que l’épiscopat lui-même. Ce qu'il y avait de plus révoltant dans la distribution des revenus ecclésiastiques, c’est qu’une bonne partie des bénéfices étaient conférés par le caprice royal à des personnes étrangères à l’Église ou du moins dispensées de remplir les fonctions en vue desquelles ces bénéfices avaient été constitués. C’est ainsi qu’un grand nombre de prieurés et d’abbayes étaient conférés en commende — c’était le terme consacré —, comme de simples pensions, soit à des prélats richement pourvus, mais insatiables, soit à des solliciteurs bien en cour, abbés galants ou cadets de famille, qui, par là, vivaient grassement de l’Église sans la servir en aucune façon[9].

Pendant ce temps végétaient au fond des campagnes 60.000 curés ou vicaires, presque tous honnêtes gens et bons chrétiens, qui, à défaut des terres de l’Eglise, auraient dû avoir pour dotation la totalité de la dime, puisqu’elle avait été instituée pour l’entretien du culte. Mais cet impôt avait été depuis longtemps détourné de sa destination. Le haut clergé séculier et régulier s’en était emparé. Des abbés, des prieurs, des chanoines, en avaient grossi leurs bénéfices. Ces gros décimateurs, comme on les appelait, n'étaient en somme que des commendataires. Ils se qualifiaient eux-mêmes curés primitifs des paroisses. Mais ils ne remplissaient pas les fonctions curiales, dont s’acquittaient en leur nom des vicaires perpétuels — appelés curés par courtoisie — et des vicaires temporaires qu’ils eussent laissé mourir de faim si l’État ne les eût contraint de leur fournir au moins le strict nécessaire. En 1786, les vicaires perpétuels ne recevaient encore pour la plupart que 500 livres par an, et les autres que 250. C’était ce qu’ou appelait leur portion congrue. À eux d’arrondir leur maigre revenu par l'exploitation éhontée du casuel, s'ils s’en sentaient le courage. C’est seulement trois ans avant la Révolution, que le minimum des portions congrues fut fixé parle gouvernement à 700 et à 350 livres.

Qu'un pareil régime dût être maintenu, qu’il y eût lieu de composer avec lui, c’est ce que personne en France n’admettait au XVIIIe siècle, en dehors de l’oligarchie qui vivait de ces scandales. L’État depuis longtemps ne demandait qu'à y mettre un terme, et, chaque fois qu’il s’y était essayé, les applaudissements de la nation avaient répondu à ses efforts. Maintes fois, depuis le XVe siècle, nos rois, nos états généraux, nos Parlements, nos jurisconsultes, s’étaient préoccupés d’arrêter l’accroissement indéfini de ces biens de mainmorte dont l’accumulation entre les mains du clergé était à la fois un danger pour l’unité nationale et une cause d’appauvrissement pour l’État, aussi bien que pour le peuple. Louis XV avait même porté, un peu tard, en 1749, un édit défendant à l’Église d’accepter des fondations et d’acquérir de nouveaux biens sans l’expresse permission du roi. Maintes fois aussi le droit du souverain de disposer des domaines ecclésiastiques dans l’intérêt de l’État avait été proclamé et reconnu. Nul, en dehors du haut clergé, ne contestait au roi la faculté légitime de dissoudre des communautés religieuses et de réunir leurs possessions au domaine royal. C’est ainsi que Louis XV avait pu détruire en France l’ordre des jésuites et confisquer ses biens. C’est ainsi qu’une commission nommée par lui en 1766 pour la réforme des ordres monastiques avait en vingt ans supprimé neuf ordres entiers, fermé quatre cents couvents, retardé l’âge des vœux et réduit le personnel des monastères à l’effectif que nous avons indiqué plus haut. Quant à la dîme, elle était, cela va sans dire, odieuse à tous ceux qui la subissaient, aux nobles comme aux paysans. Toute la France en demandait à grands cris le rachat ou même l’abolition pure et simple. Si Necker, qui avait songé à cette réforme, avait été renversé en partie pour l’avoir proposée ; si, loin d’alléger la dîme, les décimateurs s’efforçaient au contraire de l’alourdir aux approches de 1789[10], c’était une raison de plus pour que la nation, qui allait se substituer au roi dans l’exercice de la souveraineté, ne se crut pas tenue de la respecter.

 

III. — En résumé, la France nouvelle, sous peine de faire avorter la Révolution, ne pouvait pas plus négocier avec son clergé qu’elle ne voulait traiter avec le Saint-Siège. Ajoutons, pour terminer cette introduction, qu’elle était approuvée par une partie considérable du corps ecclésiastique. Il était impossible qu’il en fût autrement, et, cet appui lui étant assuré, non seulement pour la réforme de l’Église, mais pour celle de l’État, l’idée de transiger avec l’ancien régime devait lui paraître le comble de la maladresse et de la pusillanimité. D’abord, si les évêques avaient peu à peu tourné à l’ultramontanisme, tous les curés — ou à peu près — étaient demeurés gallicans. Ils l’étaient par patriotisme et par conviction religieuse. Ils l’étaient aussi par amour-propre et par légitime ambition. Ils n’avaient oublié ni la pragmatique de Bourges ni le régime primitif de l’Eglise en France. C’était à eux surtout que le concordat de Bologne avait été funeste. Depuis que les élections ecclésiastiques étaient abolies et que le roi s’entendait avec le pape pour pourvoir aux bénéfices, ils étaient systématiquement exclus des honneurs et du gouvernement de l’Église. Le mérite personnel, la vertu, ne comptaient presque pour rien ; la naissance et la faveur du prince faisaient à peu près tout. Les sièges épiscopaux ou archiépiscopaux n’étaient en général donnés qu’à des nobles ou à des princes. A peine comptait-on, en 1789, trois ou quatre diocèses dont les titulaires fussent roturiers. C’étaient naturellement les plus pauvres, les évêchés de laquais, comme les courtisans disaient avec dédain. Quels que fussent ses talents, sa foi, son dévouement évangélique, le prêtre fils de paysan, d’artisan ou de petit bourgeois, était presque toujours[11] condamné pour la vie aux emplois inférieurs et relégué dans quelque cure de village. Sans relations, sans appui, il pouvait être suspendu, interdit par son évêque ; l’appel comme d’abus coûtait cher et ne tournait pas souvent à l’avantage des pauvres gens. Ajoutons que l’évêque, généralement bien en cour, avait d’ordinaire les poches remplies de lettres de cachet, moyennant lesquelles le malheureux desservant, enlevé sans jugement, allait expier dans un cachot de bastille ou de couvent le tort d’avoir manqué de docilité ou de complaisance envers son supérieur mitré. Les exemples de pareils abus de la force furent nombreux au XVIIIe siècle. Rien d étonnant donc à ce que les curés appelassent de tous leurs vœux, comme la nation, un mode de recrutement ecclésiastique fondé sur l’élection, l’élection libre et populaire, non seulement pour l’épiscopat, mais pour les cures. Si certains d’entre eux espéraient devenir évêques grâce à la Révolution, il faut bien convenir que cette ambition n’était pas au-dessus de leur mérite. Des hommes comme Grégoire ou Lecoz étaient certainement plus dignes de la mitre que Loménie de Brienne ou que le cardinal de Rohan. Ce que nous venons de dire des curés pouvait s’appliquer aussi à beaucoup de moines qui étaient restés ou devenus gallicans en haine des jésuites et qui, condamnés à l’obscurité, à l’impuissance, par le régime des faveurs royales et des commendes, appelaient le rétablissement des élections ou allaient jusqu’à souhaiter la dissolution de leurs ordres et l’abolition des vœux monastiques. Si le bas clergé n’était guère disposé à faire campagne pour le pape, il l’était moins encore à soutenir les privilèges de l’oligarchie (lui non seulement le tyrannisait, mais le tenait dans la misère. Qu’importait aux curés que l’Église eût 3 milliards de biens et 200 millions de revenus ? Réduits eux-mêmes à la portion congrue, ils supportaient en outre la plus lourde part des contributions votées par les assemblées du clergé sous le nom de dons gratuits. Ils n’étaient pas appelés dans ces assemblées ; la répartition de la taxe se faisait sans eux et à leurs dépens. Tel gros bénéficier ne payait que le trente-troisième de son revenu, tandis qu’un vicaire perpétuel était souvent taxé au dixième ou au sixième du sien. La plèbe sacerdotale réclamait donc de toutes parts non seulement plus d’honneurs, mais plus d’argent. Ses cahiers, ses manifestes de toute sorte — et elle en publia par milliers aux approches de la Révolution —, témoignent tous de cette préoccupation, peu noble sans doute, mais bien légitime, car les hommes ne sont pas de purs esprits, et, s’il fallait à certains évêques 200.000 livres et plus pour faire grande figure, il était assez naturel que les curés réclamassent au moins douze cents livres pour ne pas mourir de faim. Que la Révolution les leur assurât, et ils étaient prêts à s’associer, les uns avec bonheur, les autres sans répugnance, à la réforme de l’Église. Quant à celle de l’État, ils y applaudissaient d’avance et de tout cœur. N’étaient-ils pas tous du peuple, comme les évêques étaient de la noblesse, et pouvaient-ils hésiter à faire cause commune avec la nation contre le régime de l’absolutisme et des privilèges ?

C’est l’alliance du bas clergé avec le tiers état qui a rendu possible la Révolution, ne l’oublions pas. Cette alliance était pure de toute méfiance à la veille des états généraux. Plus tard, on le verra dans ce livre, elle se rompit. Pourquoi ? Parce que les deux partis n’avaient vu tout d’abord que ce qui pouvait les unir, la nécessité de combattre un ennemi commun. Il fallut bien qu’ils vissent plus tard ce qui les divisait. Le parti de la Révolution ne se doutait pas au début qu’en prétendant régler des questions d’administration temporelle, il pourrait se laisser aller à des empiétements sur le domaine spirituel. Le bas clergé n’avait pas pressenti que ses amis lui demanderaient un jour plus de sacrifices qu’il n’en croyait devoir faire ; et il ne savait pas, au fond, combien il serait facile à l’épiscopat de le reprendre dans ses liens.

 

 

 



[1] V. l’édit de 1695, qui attribue aux archevêques et aux évêques la connaissance et le jugement de la doctrine concernant la religion et enjoint aux juges civils de leur donner l’aide dont ils auront besoin pour l’exécution des censures... et de procéder à la punition des coupables... (Art. 30.)

[2] L’édit de 1695, continué depuis par plusieurs autres, porte que les régents, précepteurs, maîtres et maîtresses d’écoles des petits villages seront approuvés par les curés des paroisses, que les archevêques ou évêques ou leurs archidiacres, dans le cours de leurs visites, pourront les interroger sur le catéchisme... et ordonner que l’on en mette d’autres à leur place, s’ils ne sont pas satisfaits de leur doctrine ou de leurs mœurs ; et même en d’autres temps que celui de leurs visites, lorsqu’ils y donneront lieu pour les mêmes causes. (Art. 24.)

[3] Il va sans dire que le clergé n’était pas exempt seulement des charges pécuniaires qui pesaient sur la masse du peuple. Il l'était aussi des charges personnelles, par exemple de la corvée, de la milice, etc.

[4] Loménie de Brienne, qui était pourtant un d’entre eux, mais qui, étant ministre, devait à ce moment s’inspirer des intérêts de l’Etat, fut outré de leur aveuglement et de leur égoïsme : Puisque la noblesse et le clergé, dit-il, abandonnent le roi, qui est leur protecteur naturel, il faut qu’il se rejette dans les bras des communes pour les écraser tous les deux par elles. De Pradt, les Quatre Concordats, I, 450.

[5] Ne pas perdre de vue que l’enseignement primaire, très peu développé à cette époque, ne coûtait à peu près rien à l’Eglise ; que l’enseignement secondaire lui rapportait ; que les universités avaient leurs dotations et leurs revenus propres, et qu’il en était de même des hôpitaux, dont l’entretien incombait, du reste, pour une bonne part aux villes ou à l’Etat.

[6] C’est le chiffre donné par Taine (L'Ancien Régime, p. 17). J’ai tout lieu de le croire exact. L’abbé Sieyès, par un calcul évidemment erroné, croyait qu’il n’y avait en France que 81.000 prêtres ou religieux ; dans ce cas, le scandale eût été bien plus grand encore.

[7] Voir les détails donnés à cet égard par Taine et aussi par M. l’abbé Mathieu (aujourd’hui archevêque de Toulouse) dans sa curieuse étude sur l’Ancien Régime en Lorraine, pp. 67-97.

[8] C’est-à-dire 200.000 ou 250.000 francs de notre monnaie.

[9] Les bénéfices accumulés ainsi sur la tête de Loménie de Brienne étaient évalués à 678.000 livres de revenu. Le cardinal de Rohan en avait pour plus de 400.000 livres (du temps). Le comte de Clermont, de la maison de Coudé, avait été doté de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, une des plus opulentes du royaume. Il y avait logé publiquement sa maîtresse.

[10] L’Église avait la prétention (sous le règne de Louis XVI) de se faire payer par les paysans non plus seulement la dime ordinaire (qui pesait principalement sur les céréales), mais les menues dîmes, qu’elle réclamait sur les cultures nouvelles, les fruits d’importation récente, les fourrages artificiels, le millet, les pommes de terre, etc. Les pauvres cultivateurs crièrent, allèrent en justice. Mais les tribunaux étaient bien pensants, le roi surtout était très pieux ; ils perdirent leurs procès ; diverses ordonnances de 1783 et 1781, rendues sur la demande du clergé, lui donnèrent entièrement gain de cause, et la dîme, au lieu de diminuer, s’accrut légalement de quelques millions. — V. sur cette affaire CHÉREST, Chute de l’ancien régime, t. I.

[11] On pourrait sans doute citer quelques parvenus, Maury, Sieyès, etc. Mais il faut remarquer qu’ils n’étaient pas évêques. C’étaient là, du reste, des exceptions qui confirmaient la règle.