Reprise des hostilités entre la France et l'Angleterre. Succès du connétable dans le Périgord, le Bordelais, l'Agenais. Confiscation des domaines de Charles le Mauvais. Affaires de Saint-Malo et de Cherbourg. Confiscation impolitique de la Bretagne. Du Guesclin ne peut soumettre ce duché. Il devient gouverneur du Languedoc. Siège de Châteauneuf-de-Randon. Derniers moments et mort du connétable. Son nom reste populaire.(1375-1380)Après la trêve de Bruges on put croire quelque temps qu'il allait être sérieusement question d'un accord définitif entre les rois de France et d'Angleterre. Les négociations continuèrent en Flandre ; mais elles traînèrent en longueur et n'eurent pas de résultat. Au fond Charles V, qui avait hésité si longtemps à commencer la guerre, ne voulait pas de la paix. A peine accorda-t-il des prolongations de trêve qui retardèrent la reprise des hostilités jusqu'au 24 juin 1377. Il en profita pour compléter ses travaux administratifs et préparer la France à une nouvelle lutte qui devait être — il l'espérait du moins — décisive. Dès la fin de 1375 il fit conduire hors du royaume, par le sire de Coucy, les compagnies de brigands qui s'y étaient formées pendant les dernières années. Puis il pourvut longuement à la perception des impôts, à la réparation dès-places fortes, à l'organisation des armées de terre et de mer, qu'il entendait employer non seulement à délivrer la France, mais à inquiéter -l'Angleterre. Il fit construire et arma dans ses ports de Normandie un grand nombre de vaisseaux et, grâce au concours de l'amiral Jean. de Vienne et aux leçons des Castillans, constitua une marine puissante. Il voulait venger sur les côtes de la Grande-Bretagne les insultes que nos rivages avaient tant de fois subies, et l'occasion favorable lui semblait devoir se présenter sous peu. Il ne se trompait pas. La fortune tournait décidément le dos à Edouard III. Ce roi, dont la gloire et l'orgueil s'étaient élevés si haut, était maintenant vaincu, ruiné, poursuivi par le malheur jusque dans sa maison. Son fils aîné le prince de Galles, qui languissait depuis si longtemps, mourut au mois de juin 1376, ne laissant qu'un enfant de neuf ans qui fut depuis Richard II. Avec lui, la victoire semblait descendre au tombeau. Le vieux roi, tout perclus et qui sentait, lui aussi, la vie lui échapper, fit bien reconnaître son petit-fils comme son héritier. Mais qu'adviendrait-il lorsque ce prince mineur se trouverait sous la tutelle de ses oncles Lancastre, Cambridge, Buckingham, et que ces frères divisés par l'ambition se disputeraient le gouvernement ? Ce moment ne tarda pas avenir, car Edouard, plein des plus tristes pressentiments, mourut à son tour le 21 juin 1377, trois jours avant l'expiration de la trêve. La France lui fit de sanglantes funérailles, car la guerre recommença tout aussitôt. Charles V se tenait prêt depuis longtemps. Pendant que son allié le roi d'Ecosse attaquait l'Angleterre par le nord, Jean de Vienne alla piller et brûler les villes de Lewes, Folkestone, Portsmouth, Darmouth, Plymouth et bien d'autres encore (juillet-août). Le duc de Bourgogne, s'approchant de Calais, s'empara d'Ardres et de plusieurs châteaux avoisinants. Mais ces succès furent surpassés par ceux que du Guesclin remporta dans le même temps en Aquitaine. La vie du connétable, pendant les deux années de la trêve, a presque entièrement échappé à l'histoire. Au commencement de cette période il soutenait un procès assez grave. En échange de ses domaines d'Espagne, le roi de Castille lui avait cédé un prisonnier de distinction, le comte de Pembroke, dont la rançon, fixée à cent mille livres, avait été garantie par des marchands de Bruges. Mais, le comte étant mort, ceux-ci ne voulaient plus payer. C'est en 1375 que du Guesclin les poursuivait en justice. Depuis cette époque jusqu'à la reprise des hostilités avec l'Angleterre, nous le perdons de vue. Il employa sans doute une partie de ses loisirs à visiter ses domaines, accrus depuis 1373 par de nouvelles libéralités de Charles V. On doit croire qu'il parut aussi fréquemment à Paris. Le roi, dont il avait alors toute la confiance[1], le consulta certainement sur les mesures à prendre avant la réouverture de la guerre. Peut-être le connétable fut-il chargé de lever des troupes dans les provinces et d'inspecter les places fortes. Quoi qu'il en soit, nous le retrouvons au mois de juillet 1377 dans le Languedoc, où, d'accord avec le - duc d'Anjou, il s'apprêtait à recouvrer ce qui restait aux Anglais de la principauté d'Aquitaine. Dès ses premiers pas il parut bien que le repos ne lui avait rien fait perdre de son entrain et de sa vigueur. Les Anglais, depuis 1374, avaient, à ce qu'il semble, regagné un peu de terrain dans le Bordelais. Ils étaient en outre fortement établis sur la Dordogne, où ils tenaient Libourne, Castillon, Sainte-Foy et Bergerac. C'est contre cette dernière place, qui commandait la moitié méridionale du Périgord, que le connétable et le duc d'Anjou dirigèrent principalement leurs efforts. Elle avait pour gouverneur un chef de bande fort célèbre, Bertucat d'Albret, qui ne se laissa point intimider. Plusieurs semaines s'écoulèrent. L'armée française s'accroissait sans cesse, mais le siège ne finissait pas. Du Guesclin eut l'idée d'envoyer chercher à la Réole une de ces machines appelées truies qui servaient à lancer d'énormes pierres et que cent hommes pouvaient à peine manœuvrer. Il chargea aussi plusieurs compagnies d'aller fourrager entre la Dordogne et la Garonne. Presque à égale distance de ces deux rivières se trouve le village d'Eymet[2], près duquel la troupe venant de la Réole et la cavalerie détachée se réunirent par hasard. Les deux bandes furent sauvées par leur rencontre même. Attaquées séparément, elles eussent sans doute été détruites. Arrêtées par le sénéchal de Bordeaux Thomas de Felton, qui, se portant sur Bergerac avec cinq cents hommes d'armes, avait fait halte à Eymet, elles lui livrèrent un combat sanglant qui tourna tout à leur avantage. Les Anglais furent entièrement défaits ; leur chef demeura prisonnier. Il en fut de même des quatre barons gascons de Mussidan, de Rosem, de Langoiran et de Duras, qui marchaient avec eux. Cet engagement imprévu décida du sort de Bergerac. N'espérant plus recevoir de secours, puisque Felton était au pouvoir des Français, Bertucat d'Albret consentit à capituler (septembre 1377). La fin de la campagne ne fut qu'une suite ininterrompue de succès. Connaissant les bonnes dispositions des habitants en faveur du roi de France et l'impuissance où étaient les Anglais de lui disputer le pays, le connétable envoya de toutes parts des compagnies qui, simultanément, emportèrent un grand nombre de places sur la Dordogne et sur la Garonne. L'expédition se termina en octobre par la prise de Duras[3]. Le seigneur de cette ville, fait prisonnier à Eymet, venait, ainsi que son compagnon Rosem, de fausser la parole qu'il avait donnée au duc d'Anjou de se tourner Français. Mis en liberté sans rançon, il était allé immédiatement à Bordeaux pour rentrer au service de l'Angleterre. Aussi le duc avait-il juré de lui prendre son héritage. Les sires de Langoiran et de Mussidan, qui s'étaient aussi engagés envers le roi de France, eurent à cœur de prouver leur loyauté en montant bravement à l'assaut de Duras. La place était bien fortifiée, bien défendue. Les soldats hésitaient. Du Guesclin fut obligé de promettre cinq cents livres à qui y entrerait le premier. Enfin cette malheureuse localité tomba au pouvoir des Français. Presque toute la population fut égorgée. Il n'y eut de sauvé que ce qui put se réfugier dans le château, très forte position qui dominait la ville et dont il fallut faire le siège. Le connétable, craignant que l'opération ne fût longue, était disposé à y renoncer. Mais le duc d'Anjou déclara qu'il ne partirait pas avant d'avoir le château, parce qu'il l'avait juré. Vous n'en serez pas dédit, lui dit Bertrand, qui fit aussitôt approcher ses engins des murailles. Du reste, les assiégés, terrifiés par ces préparatifs, consentirent presque aussitôt à capituler, et du Guesclin, qui leur en sut gré, demanda et obtint pour eux grâce de la vie. L'hiver approchait. La chevauchée fut rompue au commencement de novembre. Elle avait été constamment heureuse. En moins de quatre mois les Français avaient entièrement chassé l'ennemi du Périgord et de l'Agenais et reconquis une grande - partie du Bordelais. Ils avaient pris cent trente-quatre villes ou châteaux, et les seules positions de quelque importance que les Anglais conservassent, en Aquitaine étaient Bordeaux, Bayonne, Dax, Bazas et Mortagne-sur-Mer. En attendant de pouvoir les leur reprendre, Charles V méditait une entreprise non moins utile. Il songeait en effet à mettre sous sa main les importants domaines que le roi de Navarre possédait en France et notamment en Normandie. Charles le Mauvais était si ambitieux, si perfide, si dénué de tout sens moral, qu'on pouvait craindre à tout instant qu'il n'introduisît les Anglais dans le Cotentin ou dans le comté d'Evreux. Dès le mois d'août 1377 il leur avait promis Cherbourg pour obtenir leur appui contre le.roi de Castille. Charles V, qui suivait toujours de très près les menées de ses ennemis, n'avait pas tardé à l'apprendre. Aussi avait-il resserré son alliance avec Henri de Transtamare et commencé de sérieux préparatifs pour l'occupation des enclaves navarraises de Normandie. L'hiver venu, il se concerta avec du Guesclin, réunit à Paris, à Rouen, les forces qu'exigeait une exécution si grave et fournit à Jean de Vienne des ressources nouvelles pour protéger notre littoral. Charles le Mauvais, averti, s'enfonça de plus en plus dans la trahison. Bientôt on parla du projet qu'il avait d'épouser la princesse Catherine, fille du duc de Lancastre, et d'appeler des garnisons anglaises dans toutes ses places. Un de ses principaux lieutenants, Pierre du Tertre, se mit ostensiblement en état de défense dans le comté d'Evreux. Il touchait de bien près à la rébellion. Le public, qui le croyait capable de tout, l'accusa vers cette époque de desseins plus odieux encore. Très familier avec les poisons, il avait su fort bien se débarrasser, en l'invitant à dîner, du routier Séguin de Badefol, dont il était débiteur. On disait que sa première femme, Jeanne de France, était morte de son fait. Il n'avait pas non plus, croyait-on, épargné son beau-frère Charles V, dont on attribuait l'état maladif à un breuvage malfaisant qu'il lui avait fait prendre dans sa jeunesse. En 1378 le bruit courait qu'il voulait celte fois l'empoisonner tout à fait, et cette opinion n'était pas sans quelque fondement. Mais le roi de France était sur ses gardes, et la partie fut si mal engagée par son ennemi, qu'il n'eut pas beaucoup de peine à la gagner. Le Navarrais, on ne sait trop dans quelle intention, avait envoyé en France son fils aîné (fév. 1378). Charles V commença par faire arrêter ce jeune prince. Fort peu après, un officier de Charles le Mauvais, nommé Jacques de Rue, fut incarcéré sur quelques indices de complot. On l'interrogea, et dès le début (25 mars) il avoua que le dessein de son maître était, comme on le croyait, d'attenter à la vie du roi. Il n'en fallait pas davantage pour que ce dernier se crût dispensé de tout égard, de tout ménagement envers son beau-frère. Le public indigné demandait des actes de vigueur. Ses vœux et son attente ne furent pas trompés. Dans le courant d'avril Charles V fit saisir la ville de Montpellier, qui depuis quelques années appartenait au roi de Navarre. Dans le même temps, une puissante armée attaqua tout à la fois le comté d'Évreux et les possessions de Charles le Mauvais dans le Cotentin. Le duc de Bourgogne la commandait nominalement ; mais en réalité c'était le connétable qui devait diriger les opérations. Du Guesclin connaissait merveilleusement la Normandie ; et du reste nul n'était plus intéressé que lui, dont les principaux domaines étaient dans cette province, à en écarter les Anglais. On doit donc croire qu'il mit un zèle particulier à remplir sa nouvelle mission. Toutes les places du comté d'Evreux succombèrent successivement en avril et en mai. Dans l'une d'elles (Breteuil) on prit le second fils de Charles le Mauvais et une de ses filles. Dans une autre (Bernay) on captura Pierre du Tertre, qu'on envoya aussitôt à Paris. Ce capitaine, confronté avec Jacques de Rue, ne convint point que son maître eût songé à empoisonner le roi de France, mais reconnut qu'il avait eu dessein d'ouvrir ses domaines aux Anglais. Les deux accusés, déclarés coupables de lèse-majesté, furent décapités publiquement le 21 mai. Le comté d'Evreux fut aussitôt réuni à la couronne. Toutes les places fortes qu'il renfermait furent démantelées, afin qu'elles ne pussent plus servir d'asile aux étrangers, aux brigands et aux ennemis de l'Etat. Quant au Cotentin, du Guesclin n'avait pas attendu pour l'assaillir que le reste des possessions navarraises fût conquis. Laissant à ses lieutenants le soin de parachever l'occupation du bassin de l'Eure, il s'était porté avec une bonne partie de ses forces vers cette presqu'île, où ses succès furent également très rapides. Mortain et Avranches tombèrent en son pouvoir. Le château de Gavray[4], où était enfermé le trésor de Charles le Mauvais, lui fut livré dans le courant de mai. Pour en obtenir la reddition, le connétable dut avancer quinze mille neuf cents livres de ses propres fonds. Il en fut largement récompensé, car le roi non seulement lui remboursa cette somme, mais lui abandonna tout ce qu'il avait trouvé dans la forteresse, c'est-à-dire plus de quarante-deux mille francs d'or et des pièces de vaisselle d'argent évaluées à quatre mille livres. Nous ne savons au juste si du Guesclin prit part personnellement à tous les sièges que nécessita la confiscation des fiefs navarrais dans le Cotentin. Il est fort probable qu'il ne s'y épargna pas. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'au mois de juillet le roi de Navarre, presque entièrement dépouillé, ne possédait plus dans cette région que Cherbourg. Malheureusement cette position maritime, véritable avant-poste de la France, si longtemps convoitée par les Anglais, venait de leur être livrée, et il fut impossible au connétable de la leur reprendre. Exaspéré parles procédés hostiles du roi de France, Charles le Mauvais avait (en juin) conclu avec Richard une alliance aux termes de laquelle toutes les places dont le roi d'Angleterre pourrait s'emparer en Normandie lui étaient à l'avance cédées en fiefs de la couronne de -Navarre. Aussitôt le duc de Lancastre avait fait prendre possession de Cherbourg. Quand du Guesclin voulut y entrer, il était trop tard. La place défiait tout assaut du côté de la terre.. Du côté de la mer, Jean de Vienne essaya quelque temps de la bloquer ; mais il lui fallut bientôt courir ailleurs, protéger le pays de Caux et d'autres rivages. La garnison de Cherbourg fut encore réconfortée par Jean d'Arondel ; le connétable dut se borner à la faire surveiller par une petite armée qui, ayant son quartier général à Valognes, eut pour mission d'empêcher les Anglais de se répandre dans le Cotentin. Un de ses frères, Olivier, qui faisait partie de ce corps d'observation ; s'approcha trop de la ville et fut pris par Jean d'Arondel ; mais les Français continuèrent à faire bonne garde. Pendant qu'une partie de nos troupes était employée au blocus de Cherbourg, le comte de Longueville emmena probablement le reste en Aquitaine. Froissart dit qu'en juillet il fut mandé par le duc d'Anjou, qui s'apprêtait à partir de Toulouse et voulait aller assiéger Bordeaux. Mais à peine eut-il rejoint ce prince (vers le milieu d'août) qu'il reçut du roi l'ordre de regagner le nord-ouest du royaume, où le duc de Lancastre et le comte de Cambridge venaient de débarquer. Il obéit en toute hâte et, pendant que le frère de Charles V, rompant sa chevauchée, rentrait en Languedoc, courut aux marches de Bretagne. Après de longs débats les princes anglais, renonçant à l'idée de descendre dans le pays de Caux ou à Cherbourg, étaient venus investir la place maritime de Saint-Malo. Fort heureusement cette importante ville était pourvue de vivres pour deux ans, et elle avait pour gouverneur un homme de tête, nommé Morfonace, qui donna le temps au connétable d'arriver à son secours. Du Guesclin, accompagné des ducs de Berry, de Bourgogne et de Bourbon, amena devant la place jusqu'à dix mille hommes d'armes. Le déploiement de forces était tel des deux côtés, qu'il y avait bien sur les champs, dit Froissart, cent mille chevaux. Beaucoup de chevaliers s'attendaient à une grande bataille. Les Anglais la désiraient vivement ; mais, fidèle au système de guerre qui lui avait si bien réussi, le roi avait recommandé d'éviter toute action générale. C'est apparemment pour être plus sûr de n'être pas engagé malgré lui que Bertrand mit entre les assiégeants et lui une petite rivière terminée par un bras de mer. Vainement Lancastre et Cambridge le provoquèrent. Il se contenta de les observer et d'arrêter leurs fourrageurs, se réservant de donner avec toutes ses forces le jour où ils tenteraient l'assaut. Mais ils n'en vinrent pas là. Leurs engins de siège n'ayant pu ébranler les murailles de Saint-Malo[5], ils firent creuser une mine qui devait pénétrer jusqu'à l'intérieur de la place. L'ouvrage était presque achevé lorsque Morfonace, profitant de quelque négligence, vint bouleverser la galerie souterraine, où beaucoup de travailleurs furent étouffés. Tout était à recommencer. Les oncles de Richard II n'en eurent pas le courage. L'argent et les vivres commençaient à leur manquer. L'hiver approchait. Ils levèrent honteusement le siège et se rembarquèrent. Grâce à la prudence de du Guesclin, la France avait été délivrée cette fois presque sans effusion de sang. Le connétable eût voulu compléter ce grand succès par la reprise de Cherbourg, qui depuis trop longtemps était au pouvoir des Anglais. Il ressort d'un mandement de Charles V qu'il alla, vers la fin de 1378, en faire le siège dans toutes les règles. Une flotte française vint dans le même temps attaquer la place du côté de la mer. Mais la garnison fit bonne contenance. L'hiver et le manque d'argent interrompirent cette opération, que du Guesclin ne devait pas avoir la satisfaction de mener à bonne fin. Les derniers jours du connétable allaient être attristés par une entreprise toute différente. A la veille de mourir, c'est contre des Français qu'il allait être appelé à combattre. Après dix ans de guerre, Charles V, presque constamment secondé par la fortune, ne résista pas assez à l'enivrement de la victoire. Outre l'Aquitaine et le comté d'Évreux, il voulut réunir la Bretagne à la couronne. Les sujets du prince de Galles et de Charles le Mauvais s'étaient donnés à lui si cordialement que les populations armoricaines, dont l'attachement à la France n'était pas douteux, lui semblaient disposées à suivre cet exemple avec enthousiasme. C'était là une grave erreur, mais dans laquelle tout autre à sa place fût sans doute tombé. En droit féodal, Jean de Montfort avait depuis longtemps forfait sa terre, c'est-à-dire qu'ayant fait alliance avec l'ennemi de son suzerain et l'ayant introduit en armes dans ses places fortes, il avait mérité de perdre son fief. Après la trêve de Bruges, non seulement il n'était pas rentré dans le devoir, mais il avait resserré son union avec l'Angleterre et n'avait perdu aucune occasion de créer des embarras au roi de France. Depuis -la reprise de la guerre il n'avait cessé de seconder les oncles de Richard II. Sa ville de Brest, gardée par les Anglais, était pour eux un autre Calais. Nul ne fut donc surpris (en juin 1378) de le voir ajourné pour le 4 septembre suivant devant la Cour des Pairs, qui devait lui demander compte de sa félonie. Mais l'arrêt, rendu le 9 décembre par contumace — car le duc ne se présenta pas —, étonna la France entière et froissa l'amour-propre provincial des Bretons. A défaut de Montfort et de sa descendance, la réversibilité du duché avait été assurée à la postérité de Charles de Blois par le traité de Guérande. Charles V n'en fit pas moins prononcer, par un tribunal où il n'avait que des amis, la réunion pure et simple de la Bretagne à la couronne, et tout aussitôt il prit ses mesures pour assurer l'exécution de l'arrêt. Les chefs de la noblesse bretonne furent mandés à Paris et sommés de reconnaître le roi comme seigneur immédiat. Les deux plus illustres, du Guesclin et Clisson, qui depuis longtemps soutenaient sa politique, prêtèrent sans difficulté le serment qu'on exigeait d'eux. Ils croyaient, comme Charles V, que le duché tout entier était disposé à les imiter. Les autres se montrèrent moins dociles. Les Rohan, les Rochefort se soumirent, mais de mauvaise grâce, laissant comprendre qu'ils n'approuvaient pas la confiscation et qu'ils pourraient bien ne pas tenir leur parole quand ils se retrouveraient libres sur leurs terres. Le sire de Laval dit franchement au roi qu'il ne s'armerait point contre lui, mais qu'il ne ferait non plus rien de contraire aux intérêts de Jean de Montfort. Beaucoup ne vinrent pas et montrèrent bien par leur abstention à quel point l'autonomie de la Bretagne leur était chère. Quant au peuple, il manifesta dès le premier jour très vivement son opposition. Les villes bretonnes voulaient bien combattre les Anglais et fournir au roi des soldats pour les expulser de toute la France ; mais elles s'indignaient à la pensée que leur pays, jusqu'alors presque indépendant, allait être traité comme une province conquise. Tremblant de perdre leurs immunités, leurs libertés locales, elles protestaient à l'avance contre les lourdes contributions et l'administration ferme, mais souvent vexatoire, que Charles V avait établies dans son domaine. Enfin l'arrêt du 9 décembre souleva dans tout le duché une telle réprobation, que le duc de Bourbon et le maréchal de Sancerre, envoyés par le roi pour prendre officiellement possession du pays, n'y purent nulle part faire reconnaître la législation nouvelle. Charles, un peu surpris mais non inquiet, crut que cette résistance ne tiendrait pas devant quelques démonstrations militaires. Après avoir, pour amadouer les villes bretonnes, confirmé solennellement leurs privilèges, il fit partir pour la Bretagne du Guesclin et Clisson. Il est vrai qu'il ne donna que quelques centaines d'hommes à ces deux capitaines et leur recommanda de se présenter en conciliateurs, d'user surtout de persuasion. Les charger même d'un tel emploi, c'était mettre leur popularité à une épreuve qu'elle ne put supporter. Juste à cette époque (avril 1379), les plus hauts barons du duché se réunissaient à Rennes et formaient une association pour empêcher par les armes l'annexion de leur pays à la couronne. Un héros du combat des Trente[6], le vieux Beaumanoir, qui avait si longtemps et si loyalement servi la France, se mit à la tête de cette ligue. La plupart des villes lui promirent leur concours. Elles tinrent parole. Quand le connétable se présenta devant Rennes, il trouva les portes fermées. Clisson, qui voulut entrer à Nantes, ne fut pas plus heureux. Bertrand, suspecté par ses compatriotes, accusé même de trahison, vit bientôt ses soldats, qui pour la plupart étaient Bretons, l'abandonner pour faire cause commune avec Beaumanoir. Aussi, après trois mois d'efforts infructueux pour établir dans la presqu'île l'autorité du roi, ne put-il même pas empêcher le débarquement de Jean de Montfort, qui pourtant n'amenait que quatre cents hommes. Le duc, fort au courant de ce qui se passait en Bretagne, avait hésité longtemps à passer la mer. Appelé par les villes et les seigneurs qui lui faisaient jadis le plus d'opposition, il craignait un piège. Mais deux chevaliers députés par la province lui ayant apporté des engagements écrits, Robert Knolles, qui se tenait auprès de lui, finit par le décider à quitter l'Angleterre. Après avoir promis par traité son alliance, ou plutôt son obéissance à Richard II, il partit au commencement d'août, déjoua la vigilance d'une flotte franco-castillane qui avait pour mission de l'arrêter et parvint à l'embouchure de la Rance. En remontant ce cours d'eau il atteignit Dinan, qui se rendit à lui. Il somma aussitôt toute la noblesse du duché — à l'exception de du Guesclin et de Clisson — de venir le rejoindre. Elle accourut presque entière, et dès le 20 août Montfort, populaire maintenant parce qu'il représentait la patrie bretonne, entra dans Rennes au milieu d'un enthousiasme extraordinaire. Toute la presqu'île célébra son retour comme un triomphe national. Les Français ne purent se maintenir dans l'intérieur du pays. Clisson, appuyé par les Castillans, fut rudement repoussé de Guérande, et le connétable découragé dut se retirer vers Pontorson, c'est-à-dire s'avouer vaincu. Aux yeux de ce grand capitaine, qui mieux que personne connaissait l'entêtement breton, la partie engagée par Charles V était irrévocablement perdue. Le meilleur parti à prendre était à ses yeux de s'accommoder avec Jean de Montfort en le détachant de l'alliance anglaise. C'était l'avis des seigneurs les plus sages du duché. C'était aussi celui du duc d'Anjou, qui, la mauvaise saison venue, fut chargé par le roi d'ouvrir des négociations avec les rebelles. Une trêve fut conclue en octobre ; mais on ne put s'entendre sur les conditions de la paix. Le duc de Bretagne proposait de soumettre la querelle à l'arbitrage du comte de Flandre, qui lui était tout dévoué. Charles V s'y refusait. Ces vains pourparlers durèrent presque tout l'hiver. La guerre recommença au printemps ; mais cette fois le connétable s'abstint d'y prendre part. Il avait pu se convaincre par lui-même que ses compatriotes ne cèderaient pas. S'obstiner à les dompter, c'était vouloir une guerre d'extermination que réprouvait sa grande âme. La perte de sa popularité dans le pays même où sa gloire avait pris naissance et la défection de ses anciens compagnons d'armes l'avaient profondément affligé. Sous cette impression douloureuse ses forces commençaient à décliner. L'aigle, comme il disait tristement au roi, ne pouvait plus voler. Il lui tardait d'être délivré d'une mission pénible qui ne pouvait être couronnée de succès. Doit-on croire, comme on l'a souvent répété, qu'il devint à cette époque suspect à Charles V ? D'après cette tradition le roi, craignant sans doute que la famille de Laval, dans laquelle Bertrand avait pris femme, n'acquît sur lui trop d'ascendant et ne lui fit oublier ses devoirs, lui aurait témoigné quelque défiance. Le loyal serviteur aurait répondu à d'injurieux soupçons en renvoyant à son maître l'épée de connétable ; mais ce dernier l'aurait fait supplier de la reprendre par les ducs d'Anjou et de Bourbon. Quelques-uns ajoutent qu'il ne se réconcilia pas avec le roi et que la mort seule l'empêcha d'aller, comme il le voulait, reprendre du service en Castille. Tout cela n'est guère soutenable. Sans doute Charles V dut s'apercevoir que du Guesclin ne combattait qu'à regret ses compatriotes ; mais rien ne prouve qu'il lui ait jamais retiré sa confiance. Aucun document n'établit comme certaine la prétendue démission du héros breton. Il remplissait encore les fonctions de connétable quand il mourut, et fort peu auparavant il avait reçu des marques éclatantes de la faveur royale. Il est donc probable que l'amitié de Charles V pour du Guesclin ne fut pas un instant troublée, et qu'en le rappelant de Bretagne ce prince voulut non l'offenser, mais le tirer délicatement d'une position fausse et pénible. Ce qu'il y a de certain, c'est que le comte de Longueville ne rentra pas même pour un jour dans la vie privée. Vers la fin de février 1380 il était encore à Pontorson, où il s'occupait des affaires de Bretagne. En mars il prit part, avec Clisson et l'amiral Jean de Vienne, à une grande expédition contre les îles anglo-normandes. Il se rendit ensuite en Normandie ; puis, mandé à Paris par le roi, il fut investi le 8 mai du gouvernement du Languedoc. On sait que sous ce nom l'on désignait alors toute la partie de la France située au sud de la Dordogne. C'était presque un tiers du royaume que Charles V lui donnait à régir et à pacifier. Une pareille mission n'était point évidemment une marque de disgrâce. Le duc d'Anjou, prince violent et avide, était depuis longtemps détesté dans tout le Languedoc. Ses continuelles exactions avaient réduit le peuple à la misère et au désespoir. La guerre contre les Anglais et la nécessité de réprimer le brigandage lui fournissaient d'éternels prétextes pour imposer aux communautés du Midi de nouvelles contributions-. Si l'on refusait, il livrait le pays à ses gens de guerre. Il ne respectait guère mieux les personnes que les biens. De là un mécontentement qui, à partir de 1378, se manifesta dans diverses parties de son gouvernement, mais particulièrement à Montpellier. Une violente émeute éclata dans cette ville à la fin d'octobre 1379. Plusieurs officiers du duc furent massacrés. Mais sa vengeance ne se fit pas longtemps attendre. En janvier 1380, le frère de Charles V entra menaçant à Montpellier et parla tout d'abord de faire décapiter, pendre ou brûler six cents bourgeois. Il finit par en rabattre ; mais la cité, terrifiée, perdit ses privilèges et dut payer une amende énorme. Le mécontentement populaire en devint plus vif. En avril tout le Languedoc semblait sur le point de prendre feu. Pour prévenir l'explosion, Charles V ne pouvait trouver rien de mieux que le remplacement du duc d'Anjou par du Guesclin. Autant, en effet, le prince était haï, autant le connétable était aimé des petites gens dont il avait toujours été le protecteur. Le nouveau gouverneur se rendit probablement à Toulouse dès le mois de mai. Puis il s'occupa de pacifier et de rassurer les campagnes qui, grâce à la négligence de son prédécesseur, étaient plus que jamais en proie aux brigands. Des compagnies qui prétendaient servir l'Angleterre, mais qui en réalité ne travaillaient que pour elles-mêmes, s'étaient depuis quelque temps jetées dans le Limousin, l'Auvergne, le Gévaudan, le Rouergue. Il n'y avait plus, grâce à elles, aucune sécurité dans ce pays montagneux où d'inexpugnables châteaux leur servaient à la fois d'asiles et de postes d'observation. De rusés bandits, comme Geoffroy Tête-Noire au Mont-Ventadour ou Aimerigot Marcel à Aloyse, s'emparaient d'un fort par surprise et de là étendaient leur calamiteuse domination à plusieurs lieues à la ronde. Il était temps de mettre un terme à ces désordres. Du Guesclin, qui avait fait jadis une si rude guerre aux brigands, était moins que jamais disposé à les ménager. La mort, malheureusement, n'allait pas lui permettre d'en débarrasser l'Auvergne comme il en avait autrefois délivré la Normandie. Il assiégeait depuis quelques jours la petite place de Chateauneuf-de-Randon, située entre Mende et le Puy[7], lorsqu'une grave maladie l'atteignit et le força de prendre le lit. Son état devint bientôt si alarmant, qu'on ne douta plus autour de lui de sa fin prochaine. Convaincu qu'il n'en réchapperait pas, le connétable dicta son testament (9 juillet) et s'occupa de l'autre vie. Mais le soin de ses biens et de son salut ne lui fit point oublier la guerre. Le siège qu'il avait entrepris ne fut pas abandonné. Le maréchal de Sancerre alla même, par son ordre, signifier aux défenseurs de Châteauneuf qu'ils seraient tous égorgés s'ils ne se rendaient pas avant l'assaut. Leur chef demanda pourquoi du Guesclin n'était pas venu en personne leur faire sommation ; à quoi le maréchal, répondit qu'il avait juré de ne plus leur parler. Le trouvère Cuvelier raconte que les assiégés, terrifiés consentirent presque aussitôt à capituler et qu'ils vinrent remettre au connétable, alors mourant, les clefs de la forteresse. Suivant un autre récit, plus répandu mais moins probable, ils avaient fixé un jour pour la reddition de la place ; le jour venu, ils trouvèrent du Guesclin mort, mais ne tinrent pas moins leur parole et déposèrent les clefs sur son cercueil. Ce qu'il y a de certain, c'est que Bertrand cessa de vivre le 13 juillet 1380, fort peu après ou fort peu avant la capitulation de Châteauneuf. Sur le point d'expirer, il prit, dit-on, cette épée de connétable qu'il avait si noblement portée et chargea le maréchal de- Sancerre de la remettre à Charles V. Selon certains auteurs, c'est à son fidèle frère d'armes, Olivier de Clisson, qu'il donna cette commission. Il invita ensuite tous les assistants à prier pour lui et surtout à servir loyalement le roi. Ce furent, d'après Cuvelier, les dernières paroles de ce soldat sans peur, de ce sujet sans reproche dont la vie n'avait été qu'un continuel combat pour son souverain et pour sa patrie. Il n'avait que soixante ans. Il mourait au comble des honneurs et de la gloire. Mais il partait trop tôt pour la France, qu'il eût sans doute entièrement délivrée des brigands et des Anglais, s'il eût vécu quelques années de plus. Il fut d'autant plus regretté que Charles V le suivit de très près dans la tombe. Le 16 septembre 1380, deux mois à peine après du Guesclin, le sage roi qui avait tant fait avec lui pour reconstituer la France mourait à son tour, léguant à un enfant son œuvre inachevée. Cet enfant ce fut Charles VI, la folie couronnée, déchaînant aux quatre coins de notre pays la guerre civile et l'invasion. Le mal que Jean II nous avait fait, Charles V l'avait aux trois quarts réparé. Ce prince avait tiré le royaume de l'abîme. Son fils devait l'y replonger. La France avait été frappée de démembrement en 1360 ; elle devait être menacée de mort en 1420. Le grand connétable qui l'avait vengée du traité de Brétigny l'eût préservée sans doute du traité de Troyes, s'il eût pu compléter son œuvre en pacifiant quelques provinces et reprenant aux Anglais quelques places fortes. La destinée ne lui permit pas de terminer cette libération du territoire national qui avait été le rêve de toute sa vie. Calais et Bordeaux, portes du royaume, laissèrent encore longtemps passer l'ennemi. Les paysans de France pleurèrent bien des années le vengeur bienfaisant qui ne pouvait plus ni les sauver ni les défendre. Jeanne Darc vint enfin, portant à nos ancêtres l'indépendance et la sécurité. Mais elle ne leur fit pas oublier du Guesclin. Charles V avait décerné à ce grand homme un honneur tout royal. Il avait ordonné qu'on ensevelît à Saint-Denis, au pied de son propre tombeau, le vainqueur de Cocherel et de Pontvalain. Les révolutions ont passé, les restes du connétable ont été dispersés. Mais le peuple a gardé pieusement le souvenir du héros breton. Dans nos départements de l'ouest, du centre, du sud-ouest, il n'est peut-être pas un village où les enfants ne sachent son nom. Partout on recherche, on croit saisir les traces de sa gloire ; et dans bien des endroits, lorsqu'on trouve en terre des amas d'ossements, on dit : Ce sont les soldats de du Guesclin. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Charles V l'avait désigné, en octobre 1374, comme devant faire partie du conseil de tutelle de ses fils.
[2] Entre la Réole el Bergerac (Dordogne).
[3] Arrondissement de Marmande, département de Lot-et-Garonne.
[4] A 19 kilomètres au S.-S.-O. de Coutances (Manche).
[5] Ils avaient, dit Froissart, jusqu'à quatre cents canons. Mais c'étaient sans doute de ces canons de très petit calibre, pourvus d'un manche en bois, qui devaient plus tard, grâce à diverses transformations, devenir des arquebuses.
[6] Ce combat épique, un des plus célèbres épisodes de la guerre de Bretagne, eut lieu en 1351 dans la lande de Josselin, entre trente chevaliers français commandés par Robert de Beaumanoir, et trente Anglais ayant pour chef Bramborc. Les Français demeurèrent vainqueurs. C'est pendant cette lutte que, Beaumanoir blessé ayant demandé à boire, un de ses compagnons lui cria : Bois ton sang, Beaumanoir, la soif te passera.
[7] Département de la Lozère.