HISTOIRE DE DU GUESCLIN

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Soulèvement de la Bretagne contre Jean de Montfort. Du Guesclin occupe la plus grande partie du duché. Sièges de Brest et de Derval. Chevauchée du duc de Lancastre. Le connétable le poursuit jusqu'en Guienne. Soumission de la haute Gascogne. Conquêtes dans l'Armagnac et le Bordelais. Duguesclin protège le siège de Saint-Sauveur. Jean de Montfort et Clisson en Bretagne ; affaire de Quimperlé. Trêve de Bruges. Reddition de Saint-Sauveur.

 

(1373-1375)

 

Malgré une longue suite de revers, l'Angleterre était loin de s'avouer vaincue. Edouard III, vieilli, trahi par la fortune, semblait n'avoir rien perdu de son orgueil ni de sa confiance dans l'avenir. En 1371, le pape Grégoire XI ayant voulu lui faire accepter une trêve, il avait repoussé tout arrangement non conforme au traité de Brétigny. En 1373, après la conquête du Poitou par les Français ; il s'apprêtait encore à reprendre l'offensive. Un de ses fils, le duc de Lancastre, avec une grosse armée, allait descendre à Calais. Mais Edouard comptait moins sur le succès de cette expédition que sur les résultats de sa récente alliance avec le duc de Bretagne.

Jean de Montfort avait rendu hommage à Charles V en 1366, mais il n'avait pas oublié pour cela qu'il devait sa couronne aux Anglais. Toutes ses sympathies le portaient vers le roi qui, après avoir été son tuteur, était devenu son beau-père et l'avait fait triompher de son rival à Auray. Il ne pouvait voir qu'avec peine sa puissance balancée dans son propre domaine par la popularité d'un de ses vassaux qui, commandant en chef les armées de Charles V, entraînait et retenait au service de ce prince toute la noblesse bretonne. Les plus grands seigneurs du duché s'honoraient d'être les lieutenants de du Guesclin. Ce dernier étant devenu veuf, en 1372, le chef de la maison de Laval lui fit, dès l'année suivante, épouser sa fille en secondes noces[1]. Clisson, jadis ami des Anglais, était maintenant frère d'armes de du Guesclin. Les Rohan, les Avaugour, les Beaumanoir, les Retz lui amenaient leurs hommes et se faisaient gloire de prendre part à ses campagnes. Les paysans de Bretagne s'enrôlaient en foule dans ses compagnies. Il n'y avait, dans tout le duché, qu'un seul seigneur qui-tînt encore pour le roi d'Angleterre : c'était Robert Knolles, châtelain de Derval. Jean de Montfort se sentait isolé au milieu de ses sujets. Craignant peut-être qu'ils n'appelassent les Français, il s'allia, dès le mois de juillet 1372, avec Edouard III, qui lui envoya quelques centaines d'hommes.

Les Bretons commencèrent à murmurer. Aussi le duc, ne se croyant plus en sûreté, invoqua de nouveau l'assistance de l'étranger. Dans les premiers mois de 1373 le comte de Salisbury lui amena, de la part d'Edouard, quatre mille hommes, qui descendirent à Saint-Malo[2] et fournirent des garnisons à un grand nombre de places.

A cette nouvelle, toute la noblesse du duché, à très peu d'exceptions près, se souleva. Beaucoup de villes manifestèrent aussi avec éclat leur mécontentement. Les plus hauts seigneurs de Bretagne, et du Guesclin à leur tête, déclarèrent au roi, sans hésiter, qu'à leurs yeux le duc avait forfait sa terre et qu'il méritait d'en être dépossédé jusqu'à ce qu'il rentrât dans le devoir. Cet avis s'accordait trop bien avec celui de Charles V pour que ce prince ne s'empressât pas de saisir l'occasion qui lui était offerte d'occuper la presqu'île. Le connétable, qui connaissait le pays mieux que personne, fut chargé de diriger l'opération. Dès le mois d'avril il se rendit à Angers, réunit quatre mille hommes d'armes et dix mille gens de pied et bientôt après entra en Bretagne. Les nobles du duché accoururent en foule autour de lui. Les Clisson, les Beaumanoir, les Rohan tenaient à honneur, en combattant sous ses ordres sur leurs propres - terres, de montrer leur horreur pour l'alliance anglaise.

Dès que l'armée française eut pénétré sur son domaine, Jean de Montfort prit peur et, loin de disputer le terrain, se hâta de passer en Angleterre. C'était faire la partie belle au roi de France. En moins de deux mois du Guesclin, accueilli presque partout en libérateur, parvint jusqu'à l'extrémité occidentale de la presqu'île. Peu de villes lui fermèrent leurs portes ; encore leur résistance fut-elle fort courte. Le nom du connétable était comme un drapeau autour duquel les populations bretonnes étaient heureuses de se rallier. Il eût fallu, pour compléter ce succès, s'emparer de Brest. Mais là se tenait le comte de Salisbury, avec la majeure partie de ses troupes. La place paraissait imprenable par terre ; du Guesclin ne pouvait l'attaquer par mer. Il avait hâte, d'autre part, d'aller saisir la grande ville de Nantes. Il se retira donc vers le sud-ouest. Il était sans doute fort contrarié. Sa mauvaise humeur se tourna contre les habitants d'Hennebont[3], petite place qui se trouvait sur son passage et qui refusa de se rendre. Hommes de la ville, leur cria-t-il, nous vous aurons malgré vous et entrerons dans Hennebont, puisque le soleil y peut entrer ; mais sachez que si nul de vous se met à défense, nous lui ferons sans déport trancher la tête, et à tout le demeurant, hommes, femmes et enfants, pour l'amour de lui. La menace fit immédiatement son effet. Les habitants obligèrent la garnison à capituler.

Continuant sa route, le connétable soumit encore quelques châteaux et, avant d'entrer à Nantes, voulut s'emparer de l'importante forteresse de Derval — entre Châteaubriant et Redon. Robert Knolles, qui en était seigneur, se trouvait alors à Brest. Bertrand, apprenant que le comte de Salisbury venait de quitter cette dernière ville, détacha aussitôt mille lances qui, sous Clisson, allèrent l'investir. Knolles se trouva donc dans l'impossibilité de venir défendre son château. Hugues Broec, chevalier, qui commandait pour lui à Derval, se vit bientôt serré de si près, qu'il crut devoir entrer en pourparlers avec les assiégeants. Un accord fut conclu, aux termes duquel la forteresse devait être livrée aux Français si, au bout de quarante jours, un corps d'armée aussi nombreux au moins que la garnison n'était venu la secourir. Du Guesclin s'éloigna donc après s'être fait livrer des otages et atteignit enfin Nantes, où il n'entra qu'après avoir promis aux habitants de rendre la ville à Jean de Montfort dès que ce dernier serait redevenu bon Français[4].

Robert Knolles ne tarda pas à apprendre le traité de Derval. Comme il tenait beaucoup plus à son château qu'à la ville de Brest, il n'eut plus dès lors en tête que de quitter la place dont la défense lui avait été confiée pour aller sauver son domaine. Lui aussi conclut avec les assiégeants un de ces accords si fréquents dans les guerres du moyen âge. Il fut convenu que Brest serait rendu aux Français si dans un mois elle n'avait été confortée d'une armée assez puissante pour livrer bataille au connétable (6 juillet). Aussitôt Clisson se retira vers Nantes ; Knolles courut à Derval, désavouant la convention signée par son lieutenant et jurant que nulle puissance au monde ne lui ferait abandonner son château.

Il avait, il est vrai, avant de quitter Brest, averti Salisbury, qui croisait sur les côtes de Bretagne, de l'accommodement dans lequel il venait d'entrer. L'Anglais, sans retard, débarqua avec quelques milliers d'hommes et envoya prévenir le connétable qu'il l'attendait aux environs de Brest pour le combattre. Du Guesclin, qui avait sans doute — nous verrons tout à l'heure pourquoi —, l'ordre de ne pas risquer de bataille, lui fit dire de s'avancer dans l'intérieur. Salisbury répondit qu'il n'avait pas de chevaux ; que si on voulait bien lui en envoyer, il épargnerait à son adversaire la moitié du chemin. Bertrand refusa et vint avec ses troupes jusqu'à une journée de Brest. Les Anglais, toujours à pied, ne bougèrent pas. Finalement, la bataille n'eut pas lieu. Le lieutenant d'Edouard III secourut la ville, et le connétable, renonçant à la prendre, reprit le chemin de Nantes.

Il ne regagna pourtant pas cette ville. Le délai fixé par le traité de Derval étant expiré, les Français reparurent devant ce château et le sommèrent de se rendre. Knolles, qui y était entré presque seul, ne pouvait être considéré comme ayant porté le secours stipulé par la convention. Mais il soutenait, lui, que cette convention était nulle et que Hugues Broec, en la signant, avait outrepassé ses droits. Le duc d'Anjou, qui avait rejoint du Guesclin et qui était un homme violent, lui fit dire que, s'il ne cédait pas, il allait mettre à mort les quatre otages de Derval que le connétable avait mis sous sa garde. Robert répondit fièrement qu'il userait de représailles. Aussitôt le duc, transporté de fureur, fit couper la tête à ses prisonniers, sous les yeux mêmes de Knolles, qui d'une fenêtre regardait l'exécution. L'Anglais aussi tint parole. Quatre gentilshommes français furent décapités sur une table, à la vue des assiégeants. Leurs têtes et leurs corps furent jetés dans le fossé. Ainsi se termina l'affaire de Derval. Du Guesclin dut renoncer à prendre cette forteresse. Le roi, qui peu auparavant n'avait pas voulu qu'il compromît son armée en livrant bataille, avait besoin de lui et le rappelait à Paris pour l'opposer au duc de Lancastre.

Le fils d'Edouard III venait de débarquer à Calais (juillet 1373) avec le duc de Bretagne. Il amenait onze ou douze mille hommes, tous soldats d'élite, et le matériel de guerre nécessaire pour une longue campagne. Il avait jusqu'à des moulins à main et des fours portatifs. Son dessein était de traverser toute la France en la pillant de son mieux, pour faire désirer la paix, et d'aller relever la cause britannique en Aquitaine. Il fit en effet d'horribles dégâts en Artois, en Picardie, brûla des villages, détruisit des récoltes, exigea des rançons, tout comme Robert Knolles en 1370. Mais il ne put prendre aucune ville, et bientôt il ne trouva même plus rien à piller. Charles V, en prévision de cette chevauchée, avait fait mettre toutes les forteresses en parfait état de défense. Dès que les Anglais eurent pénétré dans le royaume, il ordonna aux populations rurales d'évacuer leurs demeures et de se retirer, avec leurs denrées et leurs bestiaux, dans les enceintes fortifiées. Ses instructions furent presque partout ponctuellement exécutées ; si bien que les ducs de Lancastre et de Bretagne, en arrivant en Champagne, ne trouvèrent plus que le désert.

Comme ils avaient assez de troupes pour entreprendre quelques sièges, il fallait les intimider par un grand déploiement de forces. C'est pour cela que Charles V rappela de Derval du Guesclin avec son armée. Le connétable, consulté dans un conseil solennel sur le meilleur système de guerre à employer contre les Anglais, approuva sans réserve les dispositions purement défensives que le roi venait de prendre. Suivant lui, il fallait se souvenir de Crécy et de Poitiers, éviter toute bataille rangée, suivre et côtoyer l'ennemi sans relâche, le tenir toujours en respect, l'écarter des villes, l'affamer, le harceler. Par ce procédé on en triompherait sûrement et on lui ôterait l'envie de revenir. Clisson fut tout à fait du même avis. Les besognes de France, dit-il, sont maintenant en grand état, et ce que les Anglais y ont tenu par subtilement guerroyer, ils l'ont perdu. Donc, cher sire, si vous avez eu bon conseil et l'avez cru, croyez-le encore. Le duc d'Anjou partageait aussi cet avis. Il fut donc décidé que du Guesclin, avec toutes ses troupes et celles qu'il pourrait encore réunir, se rendrait en Champagne. Nous le voyons en effet, peu de jours après, à Troyes, où il tient tête à Lancastre. De là, s'attachant aux pas de ce prince, lui fermant la retraite, l'empêchant de s'écarter à droite ou à gauche, couchant et mangeant dans les villes pendant que l'ennemi meurt de faim en pleins champs, l'épuisant par de continuelles escarmouches, le connétable pousse cette armée démoralisée vers les provinces du centre. Plus les Anglais avancent, moins ils trouvent de vivres. Leur marche n'est bientôt plus qu'une déroute. En Auvergne le froid ne leur est pas moins funeste que la faim. Ils perdent les deux tiers de leurs chevaux, doivent abandonner leur matériel, leurs bagages, presque tout leur butin. Pour augmenter ce désarroi, les ducs de Lancastre et de Bretagne se brouillent et se séparent. Du Guesclin, qui les a poursuivis jusqu'en Périgord, leur inflige en diverses rencontres de sanglantes leçons. Enfin cette belle armée, sur laquelle Edouard III avait fondé tant d'espérances, atteint Bordeaux en plein hiver, diminuée de moitié et hors d'état pour longtemps de reprendre la campagne (décembre 1373).

Après cette laborieuse marche, le connétable entreprit en janvier ou février 1374 une grande expédition dans la haute Gascogne. Cette fois il s'agissait, non plus de combattre les Anglais, mais de mettre à la raison un certain nombre de seigneurs français qui, après avoir secoué l'autorité d'Edouard III, faisaient mine de décliner celle de Charles V. Cantonnés dans les hautes vallées et sur les contreforts des Pyrénées, ces vassaux peu dociles visaient à l'indépendance et ne croyaient pas que la puissance du roi pût jamais les atteindre. Leur confiance diminua quand ils apprirent que du Guesclin et le duc d'Anjou, qui avaient réuni à Périgueux plus de quarante mille hommes, s'avançaient contre eux à marches forcées.

L'armée royale, après avoir soumis les seigneurs du Marsan, de la Chalosse et du Bigorre, marcha contre le plus puissant baron des Pyrénées, le comte de Foix[5], qui plus qu'aucun autre se comportait en prince souverain. Il avait fait jusqu'alors très fière contenance. Mais quand il vit du Guesclin sur ses terres, il devint plus traitable. Par une convention qu'il signa vers la fin de mars, il prit l'engagement de rendre hommage et obéissance à Charles V si, avant le 10 avril, le roi d'Angleterre ou un de ses lieutenants ne venait devant Moissac livrer bataille aux Français et ne réussissait à les vaincre. Peu après, le terme fut reculé jusqu'au 15 août. Le combat, du reste, n'eut pas lieu. Les ducs de Lancastre et de Bretagne, tant bien que mal réconciliés, se tenaient à Bordeaux, mais n'avaient pas d'argent pour entrer en campagne. La plupart de leurs soldats les avaient abandonnés. Deux légats du pape, qui depuis longtemps les pressaient d'entrer en arrangement avec les Français, les déterminèrent à signer une trêve qui devait durer jusqu'au dernier jour d'août. Ils partirent tout aussitôt, l'un pour l'Angleterre, l'autre pour la Bretagne. Lorsque approcha la journée de Moissac, le sénéchal de Bordeaux, Thomas de Felton, réunit péniblement quelques centaines d'hommes et marcha vers le rendez-vous, plutôt pour sauver l'honneur de son roi que dans l'espoir de remporter une victoire. Il n'eut même pas à tirer l'épée. Du Guesclin et le duc d'Anjou refusèrent de se mesurer avec lui, parla raison que le traité signé par Lancastre emportait cessation de toutes hostilités de la part des Anglais jusqu'à la fin du mois. Felton ne demandait sans doute qu'un prétexte honorable pour se retirer. Il ne protesta pas. Le comte de Foix, sommé de tenir sa parole, s'exécuta, et dès ce moment le roi de France fut obéi dans toute la haute Gascogne comme il l'était dans le Poitou et le Limousin.

Le dernier jour d'août passé, le connétable reprit les armes et se tourna contre les Anglais. L'armée française, par l'Armagnac et l'Agenais, se jeta sur le Bordelais dans la première quinzaine de septembre. Tout le pays, dit Froissart, trembla devant elle. En quelques semaines, plus de quarante villes ou châteaux capitulèrent. Rien ne résistait à l'élan de conquête qui emportait les troupes royales et que secondait si bien le patriotisme des Aquitains. Il semblait que Bordeaux, resserré de plus en plus par les vainqueurs, dût aussi prochainement succomber. C'eût été le dernier coup pour la domination anglaise en France. Mais à partir de novembre les hostilités se ralentirent singulièrement. Des négociations sérieuses venaient de s'ouvrir entre Edouard III et Charles V. Elles avaient lieu tout à la fois à Calais et à Saint-Omer. Le connétable, mandé pour les protéger contre les compagnies de brigands qui infestaient l'Artois et une partie de la Flandre, quitta l'Aquitaine avec une partie de ses troupes, et la guerre, sous le duc d'Anjou, ne fit plus que languir.

S'il faut en croire Froissart, du Guesclin, venant du midi, passa par la Bretagne, où il obtint la reddition du château de Bécherel. Le séjour qu'il fit ensuite dans les provinces du nord ne fut pas de longue durée. Les envoyés des deux rois finirent par consentir à s'aboucher et allèrent continuer leurs négociations à Bruges, en pleine Flandre, où les compagnies n'osaient guère s'aventurer. Il est probable que ce déplacement eut lieu dans les derniers jours de 1374 ou tout au commencement de 1375 et qu'à cette époque le connétable retourna vers Charles V, qui lui donna bientôt une nouvelle mission.

Des soldats licenciés récemment s'étaient réunis près de Paris sous la conduite d'un certain Jean le Bigot, capitaine de quelque réputation, et ravageaient les environs de la capitale. Du Guesclin fut chargé de les poursuivre, en janvier 1375. Les atteindre, en déterminer une partie à rentrer avec leur chef au service du roi, capturer et faire pendre les autres, ce fut l'affaire de quelques jours. Le connétable, ayant pacifié l'Ile-de-France, se rendit alors, si l'on doit ajouter foi au récit de Froissart, dans le Cotentin et devant la redoutable position de Saint-Sauveur-le-Vicomte[6], que l'amiral Jean de Vienne tenait investie depuis plusieurs mois sans la pouvoir prendre. Il eut probablement pour mission spéciale de protéger l'armée de siège en gardant le pays d'alentour et surveillant la Bretagne. Il fallait en effet empêcher l'ennemi de secourir la place. Catterton, gouverneur de la forteresse, comptait que Jean de Montfort viendrait le délivrer. Aussi résistait-il avec une héroïque opiniâtreté à tous les efforts des Français. Quoique Jean de Vienne, avec ses machines et ses canons[7], ne lui laissât de repos ni jour ni nuit, il fit encore plusieurs mois bonne contenance. A la fin, il tomba malade. Une énorme pierre lancée par les assiégeants faillit le tuer dans son lit. Aussi, le 21 mai, entra-t-il en accommodement avec l'amiral ; mais il demanda 40000 francs pour évacuer la place, et encore ne promit-il de la rendre que si le duc de Bretagne ne venait le secourir avant le 3 juillet. Il avait donc encore devant lui six semaines. C'était plus qu'il ne fallait au duc pour le dégager. Jean de Montfort était retourné en Angleterre vers la fin de 1374. On l'avait vu ensuite à Calais. Quand les négociateurs partirent pour Bruges, il trembla d'être sacrifié par ses alliés. Il alla donc implorer de nouveau l'assistance d'Edouard III, qui lui fournit deux mille hommes d'armes, quatre cents archers et des vaisseaux. Accompagné du comte de Cambridge, fils d'Edouard, il vint en mars descendre avec sa troupe dans son duché, où il eut d'abord quelques succès. Du Guesclin, craignant qu'il ne poussât jusqu'au Cotentin, se rapprocha sans doute à cette époque de la Bretagne, ou tout au moins détacha vers ce pays son frère d'armes Clisson, qui se mit en observation à Lamballe[8] avec une forte troupe. Mais Montfort ne fit rien pour délivrer Saint-Sauveur. Il demeura obstinément devant Saint-Brieuc, qu'il ne pouvait prendre.

Clisson crut dès lors devoir se relâcher de sa surveillance et courir un peu le pays. Ayant appris que le routier Jean d'Evreux se tenait près de Quimperlé[9], dans un fort qu'il avait construit et d'où il terrifiait la population à plusieurs lieues à la ronde, le lieutenant de du Guesclin marcha rapidement contre lui avec deux cents lances et le bloqua. Il ne le resserra pourtant pas si bien que ce capitaine ne pût informer de sa position le duc de Bretagne. Montfort tressaillit de joie à cette nouvelle. Clisson était l'homme qu'il haïssait le plus au monde. Il s'était bien promis de ne lui pas faire grâce s'il parvenait à le prendre. Tôt, à cheval ! s'écria-t-il. Et aussitôt, sans plus penser au siège de Saint-Brieuc, il entraîna toute son armée vers l'endroit où il espérait surprendre son ennemi. Peu s'en fallut, en effet, qu'il ne réussît. Clisson n'eut que le temps de sauter à cheval avec sa petite troupe et de se réfugier à Quimperlé. Il y fut aussitôt étroitement assiégé. Vainement fit-il proposer au duc une capitulation honorable. Montfort voulait qu'il se rendît à merci et dissimulait peu l'intention de le faire périr, lui et ses compagnons Beaumanoir, Rohan, Laval et Rochefort. En désespoir de cause, les assiégés promirent de se livrer sans condition s'ils n'étaient secourus dans l'espace de quinze jours. Ils dépêchèrent alors vers Paris un courrier qui informa Charles V de la situation critique où ils se trouvaient. Le roi, qui voulait à tout prix sauver ces braves chevaliers, envoya sur l'heure aux négociateurs français qui se tenaient en Flandre l'ordre de signer immédiatement la trêve, dussent ses intérêts en souffrir. Ils la signèrent et, grâce aux relais établis sur la route, cinq jours suffirent pour en apporter la nouvelle de Bruges à Quimperlé. Le duc de Bretagne vit avec fureur sa vengeance lui échapper. Maudite soit l'heure, dit-il, où je m'accordai à donner trêves à mes ennemis ! Mais il lui fallut bien se soumettre au traité. C'est ainsi que Clisson et ses compagnons furent sauvés. Tel est du moins le récit de Froissart.

Le même chroniqueur raconte que la trêve (signée le 27 juin) n'empêcha pas les Français d'exiger le 3 juillet la reddition de Saint-Sauveur, qui n'avait pas été secouru. Du Guesclin, d'après lui, prit possession de cette place. Il n'est pas impossible en effet que le connétable eût, avec le gros de ses troupes, rejoint Jean de Vienne pour tenir la journée convenue, c'est-à-dire pour livrer bataille le 2 juillet au duc de Bretagne, s'il se présentait devant la ville. Mais ce n'est là qu'une conjecture, et il faudrait autre chose que le témoignage unique de Froissart pour en faire une certitude historique.

 

 

 



[1] Du Guesclin n'a laissé d'enfants ni de l'un ni de l'autre de ses deux mariages.

[2] A l'embouchure de la Rance (Ille-et-Vilaine).

[3] Un peu au nord de Lorient (Morbihan).

[4] En se rendant à Nantes, le connétable se rapprocha du duc d'Anjou. Ce prince assiégeait alors la Roche-sur-Yon, la seule place importante du Poitou que les Français n'eussent pas-recouvrée. Il la prit et vint rejoindre du Guesclin.

[5] Du comté de Foix, qui a formé le département de l'Ariège, dépendaient alors de nombreux fiefs situés dans diverses parties de la Gascogne.

[6] A quelques lieues au sud de Valognes.

[7] On employait déjà les canons en France depuis près de quarante ans. Il semble ressortir de certains documents du temps que Jean de Vienne en fit fabriquer plusieurs d'un calibre extraordinaire pour le siège de Saint-Sauveur.

[8] Entre Dinan et Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord, aujourd'hui Côtes d'Armor).

[9] Entre Lorient et Quimper-Corentin (Finistère).