HISTOIRE DE DU GUESCLIN

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Jeunesse de du Guesclin. Ses premières campagnes. Guerre du partisans en Bretagne. Exploits pendant le siège de Rennes. Du Guesclin capitaine de Pontorson. Sa belle conduite au siège de Melun. Mission qu'il reçoit après le traité de Brétigny.

 

(1320-1360)

 

La famille de du Guesclin — du Glayquin ou du Gloaquin, suivant certains auteurs — prétendait descendre d'un sarrazin nommé Aquin, roi de Bougie, qui au temps de Charlemagne serait venu s'établir en Armorique. Le connétable Bertrand parlait quelquefois d'aller en Afrique revendiquer son héritage ; mais c'était pure plaisanterie, et il se préoccupait sans doute assez peu de cette origine fabuleuse. En fait sa maison était comptée, au commencement du XIVe siècle, parmi les plus anciennes et les plus nobles de la Bretagne française ou gallot. Mais elle était loin d'être des plus riches. Robert du Guesclin, son père, ne possédait guère que la maigre seigneurie de la Motte-Broons, un peu au sud-ouest de Dinan, sur la route de Rennes à Saint-Brieuc. C'étaient quelques arpents de bois et de fougères, avec un de ces manoirs rustiques tenant plus de la ferme que du château fort et où, dans de grandes salles nues, ouvertes au vent, maîtres et valets mangeaient chichement à la même table. L'aisance devait d'autant moins régner dans cette triste résidence, que Robert du Guesclin et Jeanne Malemains sa femme n'eurent pas moins de dix enfants, quatre garçons et six filles.

Bertrand, l'aîné de tous, naquit vers 1320. Cet enfant qu'attendaient de si hautes destinées fut longtemps le désespoir de ses parents, qui reprochaient au ciel de leur avoir donné un tel fils et souhaitaient parfois, dit un chroniqueur, qu'il se noyât en eau courante. Il est certain que durant les premières années il ne semblait pas devoir leur faire beaucoup d'honneur. Jeanne Malemains, qui était fort belle, ne cessait de se lamenter d'avoir donné le jour à un enfant dont la laideur était proverbiale. Il était noir, camus, épais, carré, sans grâce. Rien du reste, dans son caractère ni dans ses façons, ne paraissait racheter ces défauts physiques. Bertrand était entêté, violent, impérieux, et n'avait d'égards ni pour ses frères ni pour ses parents. Sa mère, pour le punir de quelque insolence, l'avait condamné à manger seul dans un coin, loin de la table commune. Un jour qu'elle découpait un chapon rôti et que, sans doute pour le mortifier, elle servait ses frères avant lui, il s'élança plein de rage vers ces derniers, les somma de lui rendre son rang et, les terrifiant par son audace, s'empara violemment de la place d'honneur. Là il se mit à manger si gloutonnement et d'une façon si malpropre, que Jeanne Malemains lui enjoignit de se retirer. Il obéit, mais en se levant il donna un tel choc à la table, que tout ce qu'elle supportait en fut renversé. Sa mère était en train de vouer à la mort ce charretier qui la déshonorait, disait-elle, lorsque entra une religieuse qui se mêlait de chiromancie. Bertrand l'accueillit d'abord par des injures et des menaces. Mais il finit par lui laisser prendre sa main, et la devineresse, l'ayant bien examinée, dit à la dame de la Motte-Broons : Cet enfant, que vous maudissez et malmenez, sera le plus brave et le plus honoré de sa race et du royaume ; j'en réponds sur mon corps et veux être brûlée si je mens. Il n'aura pas son pareil sous le ciel. Ces paroles radoucirent si bien l'humeur de Jeanne Malemains, qu'à partir de ce jour elle témoigna de l'affection à son fils aîné, lui fit reprendre sa place à table et par des caresses rendit un peu plus traitable ce caractère que la sévérité n'avait pu vaincre.

On se tromperait cependant si l'on croyait qu'à dater de cette époque Bertrand devint un modèle de docilité. Bien qu'il y eût des écoles en Bretagne, on ne put jamais le décider à apprendre à lire ni à écrire. Étudier, d'après lui, c'était bon pour les clercs, les prêtres et les moines. Un gentilhomme était assez instruit quand il savait se battre, ne fût-ce qu'à coups de poing. Sous ce rapport, du Guesclin commença de bonne heure son éducation et la poussa fort loin. Il passait ses journées à provoquer et à combattre les petits paysans du voisinage ; souvent il les réunissait au nombre de cinquante ou soixante, les partageait en deux bandes et, à la tête de l'une d'elles, livrait à l'autre une vraie bataille rangée. Dès qu'il voyait l'ennemi faiblir, il passait de son côté et rétablissait la lutte. Quand tout le monde était las, il menait vainqueurs et vaincus au cabaret, buvait plus que pas un et payait pour tous, car il avait l'âme grande et ne savait pas garder son argent. Le soir il rentrait au logis contusionné, couvert de sang, les vêtements en lambeaux. Vainement ses parents essayaient de le détourner de ces jeux grossiers et dangereux. Son père en vint à menacer d'une amende tous ceux de ses vassaux qui laisseraient leurs enfants suivre son fils aîné. Les batailles rustiques ne s'en renouvelèrent pas moins. C'est au milieu de ces exercices que Bertrand atteignit sa seizième année.

Pour l'empêcher de courir, on l'enferma. C'était s'y prendre un peu tard. Cette punition lui fut infligée quatre fois. A la dernière, il attendit la chambrière qui devait le servir, lui arracha la clef de sa prison et, l'ayant enfermés elle-même, s'enfuit dans la campagne. Il trouva dans un champ un valet de son père qui labourait avec deux chevaux ; il lui en prit un, sans façon, sauta dessus et courut jusqu'à Rennes. Il avait dans cette ville un oncle et une tante qui naturellement l'accueillirent assez mal. Il ne s'installa pas moins dans leur maison et il y demeura plusieurs mois. Ce qui l'y retint, ce fut sans doute la facilité de s'exercer au métier des armes, la seule profession qui lui convînt. Sa tante le menait à l'église. Mais, sans manquer de religion, du Guesclin n'était rien moins que dévot. Un dimanche p s'esquiva de la messe et, pendant que la bonne dame priait, il courut prendre part, sur la grande place de Rennes, à une lutte solennelle qui avait attiré beaucoup de curieux. Grâce à ses poings carrés et à sa force peu commune, il terrassa les athlètes les plus renommés et rentra triomphant chez son oncle. Il s'était, en tombant, grièvement blessé au genou. Sa tante lui fit promettre de ne plus se donner ainsi en spectacle avec des vilains. Bertrand ne demandait pas mieux, du reste, que de se mesurer avec des gentilshommes.

L'occasion qu'il désirait ne se fit pas longtemps attendre. Rentré chez ses parents, qui l'avaient reçu en grâce, il apprend un jour qu'un brillant tournoi doit avoir lieu prochainement à Rennes. Toute la noblesse bretonne s'y est donné rendez-vous. Il y viendra aussi des grands seigneurs de toutes les parties du royaume. Heureux ceux qui, devant une si brillante assistance, remporteront le prix de l'adresse et de la valeur ! Bertrand n'hésite pas. Il enfourche un cheval de labour et se rend à Rennes. Mais sa monture est si lourde, son équipement si grossier, sa tournure si commune et si disgracieuse, que tout le monde se moque de lui. Le pauvre écuyer déplore sa laideur et son dénuement, désespère d'être admis à prendre part au tournoi et de pouvoir conquérir les suffrages des dames. Il envie le sort des riches seigneurs, superbement armés et montés, qui peuvent se présenter sans honte et sans .ridicule dans l'arène. Tout à coup le hasard lui fait rencontrer un de ses cousins qui se retire de la joute. Ce jeune gentilhomme, qui possède un cheval et une armure de prix, veut bien s'en dessaisir pour un instant en faveur de Bertrand, qui, tout bardé de fer et la visière baissée, entre fièrement en lice et provoque un jouteur jusqu'à ce moment invincible. Du premier coup de lance il fait sauter le heaume de son adversaire, ce qui est le comble de l'adresse, et le force à s'avouer vaincu. On lui demande son nom. Il répond qu'il ne le dira que lorsqu'on aura pu lui relever à lui-même la visière. D'autres combattants se présentent ; il en triomphe encore. Piqué au jeu, le père de Bertrand, qui assiste au tournoi, vient à son tour se mesurer avec ce terrible inconnu. Le jeune homme s'élance, mais au moment de frapper il reconnaît les armoiries de Robert du Guesclin, abaisse courtoisement sa lance et s'éloigne sans mot dire. On croit qu'il a peur. De nouveaux adversaires le provoquent. Il retrouve aussitôt toute son assurance et fait rouler à terre quiconque a osé le défier. Il remporte ainsi quinze victoires de suite devant une assemblée émerveillée ; et c'est seulement à la seizième course qu'il trouve son maître. On peut alors voir à découvert son visage, dont personne ne s'avise de faire remarquer la laideur. Le sire de la Motte-Broons, plein d'orgueil et de joie, vient embrasser son fils et, reconnaissant en lui l'honneur de sa race, s'engage à le traiter désormais en gentilhomme et à lui fournir de nouvelles occasions de se distinguer.

Robert du Guesclin tint sans doute parole et ne négligea rien pour faire de son fils aîné un écuyer accompli. Bertrand, célèbre dans toute la Bretagne depuis le tournoi de Rennes, fut recherché dès lors dans les fêtes chevaleresques. Il est à croire qu'il y remporta de nouveaux succès. Mais le moment vint bientôt où, sans renoncer à ces divertissements, il put donner dans de vrais combats la mesure de sa force et de son courage. Lorsque éclata la guerre de la succession (1341), il avait plus de vingt ans, et il lui tardait de faire l'épreuve des talents militaires dont la nature l'avait amplement pourvu. Entre Jean de Montfort et Charles de Blois son choix ne pouvait être douteux. Les Guesclin, comme les Rohan, les Laval, les Beaumanoir, se déclarèrent tous pour le mari de Jeanne de Penthièvre. Bertrand commença donc dès cette époque à servir la France, pour laquelle il devait combattre jusqu'à son dernier soupir.

On ne peut guère déterminer avec précision la part qu'il prit à la guerre de Bretagne pendant les premières années. Malgré sa bravoure, il était encore trop jeune et tenait un rang trop secondaire pour que les hérauts d'armes et les chroniqueurs tinssent grand compte de sa présence dans les armées. Il ne portait pas encore le titre de chevalier, que les gentilshommes n'obtenaient à cette époque qu'après de longs services et de nombreuses actions d'éclat. Il n'était qu'écuyer, et, comme il était fort pauvre, il dut sans doute, au début, servir comme simple homme d'armes dans une Compagnie commandée par quelque seigneur plus puissant. Nous savons qu'il était parmi les défenseurs de Rennes vers la fin de 1342, quand cette ville fut assiégée par ordre d'Edouard III. Nous le perdons ensuite de vue pendant huit ans. Nous le retrouvons en 1350, homme fait, rompu à toutes les fatigues et à toutes les ruses de la guerre, violent, gai, bruyant comme par le passé, moins endurant que jamais, dur à l'ennemi, n'épargnant pour ses amis ni son sang ni sa bourse, humain et secourable aux pauvres gens, dévoué corps et âme au parti de Blois et à la France. A ce moment, sa valeur, son désir de commander et ses aptitudes spéciales pour la guerre de partisans l'ont fait sortir des rangs où naguère il n'avait qu'à obéir. Il est maintenant chef de bande ; il tient campagne au milieu des forêts et des landes de Bretagne. Les chemins, les cours d'eau, les défilés, les rochers, les villages, les forteresses, tout lui est depuis longtemps bien connu dans la partie du duché qui est devenue le théâtre de ses opérations. C'est entre Dinan, Rennes et Ploërmel, généralement dans les cantons boisés de Paimpont et de Teillais, qu'il manœuvre avec ses hardis compagnons. Il bat le pays nuit et jour. Il harcèle sans cesse l'ennemi, profite de ses moindres fautes ; et comme il faut, après tout, que la guerre le nourrisse, c'est pour son compte aussi bien que pour celui de son prince qu'il conçoit et exécute ses audacieux coups de main.

On peut supposer sans témérité, d'après ce qu'on sait du caractère de du Guesclin, qu'il avait pris longtemps avant 1350 le parti de se soustraire à toute direction et de se jeter ainsi dans les hasards. L'exemple des aventuriers de toute nation qui, presque dès le début de la guerre, étaient venus s'abattre avec leurs compagnies sur la Bretagne, l'avait sans doute séduit de bonne heure. Beaucoup de ces chefs de bandes, nés roturiers, étaient arrivés à égaler en renommée les plus illustres chevaliers. Presque tous avaient acquis de grandes fortunes, comme ce Croquart qui possédait plus de soixante mille écus — somme énorme pour le temps —, entretenait trente chevaux dans ses écuries et faisait mener à sa femme un train de reine. Ils devaient, il est vrai, la plus forte part de leurs richesses au brigandage. Mais, sans les imiter dans ces déprédations et ces pilleries qui répugnaient à la droiture et à la générosité de du Guesclin, il y avait encore moyen de tirer du métier de soldat non moins de profit que de gloire. Il est donc fort probable que dès la troisième ou la quatrième année de la guerre Bertrand réunit et disciplina la petite troupe qui en 1350 était devenue la terreur du parti de Montfort.

Nous savons du reste que sa mère, qui mourut cette année même, avait eu le temps d'applaudir à quelques-uns de ses exploits de capitaine. Il avait enrôlé, sans doute aux environs de la Motte-Broons, où il avait tant d'amis, soixante hommes de bonne volonté, jeunes, vigoureux et décidés à le suivre en tout lieu. C'étaient pour la plupart des paysans. Mais du Guesclin n'avait, jamais dédaigné la roture. Il faisait plus de cas d'un vilain musculeux et hardi que d'un gentilhomme débile et trop prudent. Il était sûr, du reste, que ces fils de laboureurs ne lui marchanderaient pas leur obéissance. Il fallait pourtant, pour les maintenir dans le devoir, leur donner à manger ; et dans les premiers temps Bertrand n'était pas souvent en mesure de les nourrir ni de les solder. Un jour il força sans scrupule le coffre à bijoux de sa mère et prit ce qu'il contenait pour l'entretien de sa compagnie, qui en avait grand besoin. Comme elle se plaignait, il lui répondit que ce n'était qu'un emprunt et que sous peu il lui rendrait au centuple ce qu'il venait de s'approprier. Peu après il chevauchait, assez mal en point, dans une forêt, accompagné seulement d'un écuyer auquel il n'avait pu jusqu'alors fournir de monture. Cet homme maugréait d'être obligé d'aller à pied et parlait tout haut de quitter le service de du Guesclin. Juste à ce moment passaient à peu de distance un chevalier anglais, son écuyer et son valet, tous bien montés et portant une forte somme d'argent. Aussitôt Bertrand provoque ce gentilhomme, l'attaque et le tue ; l'écuyer tombe également sous ses coups pour ne plus se relever. Le valet est dépouillé des valeurs qu'il portait. Le vainqueur fournit un cheval à son serviteur et court triomphalement restituer à Jeanne Malemains les deniers qu'il lui a si cavalièrement empruntés, non sans y ajouter, suivant sa promesse, une somme encore bien plus forte.

Du Guesclin avait sans doute accompli bien des faits d'armes de ce genre quand la fortune lui permit de remporter un succès plus difficile et plus retentissant. Il parcourait, vers le milieu de l'année 1350, la forêt de Teillais, lorsque ses éclaireurs l'avertirent que le fort château du Fougeray-, occupé par les Anglais, était pour le moment privé de son gouverneur. A cette nouvelle, Bertrand marche rapidement vers le Fougeray. La place est escarpée et bien défendue. Aussi ne songe-t-il pas à la prendre d'assaut. Mais il sait que la garnison a fait récemment une commande de bois de chauffage dans les environs. Il se présente donc à la porte du château avec une trentaine de ses hommes, tous chargés de fagots ; les autres sont aux aguets, à peu de distance. On ouvre sans défiance. Les faux porteurs, à peine entrés, jettent leurs fardeaux, en font une barricade, grâce à laquelle ils restent maîtres du pont-levis, tirent leurs armes, qu'ils avaient tenues cachées, et appellent leurs compagnons. Ceux-ci accourent. La garnison, quoique surprise, veut résister. Du Guesclin se rue sur les défenseurs de la forteresse. Voilà du bois, leur crie-t-il, qui vous coûtera cher. Mais dans l'ardeur du combat il s'écarte du gros de sa troupe, pénètre à l'intérieur du château, se voit entouré d'ennemis et, près de succomber sous le nombre, se réfugie dans une étable où des soldats, des valets, des aides de cuisine viennent le larder à coups d'épées, d'épieux et de broches à rôtir. Criblé de blessures, aveuglé par le sang qui coule de son front, il se défend comme un sanglier. Enfin ses compagnons, renforcés par une troupe venue du dehors, accourent à son aide et le dégagent. La garnison est presque entièrement massacrée et du Guesclin demeure châtelain du Fougeray.

Combien de temps conserva-t-il sa conquête ? Nous ne le savons au juste. Lui fut-elle enlevée de vive force par un autre aventurier ? S'en dessaisit-il à prix d'argent ? Cette dernière hypothèse est la plus probable. Le fait est qu'au mois de mai 1352 l'Anglais Robert Knolles occupait avec sa compagnie cette forteresse, qu'il devait conserver presque sans interruption jusqu'en 1360. Quant à du Guesclin, il avait repris sa vie d'éclaireur et de guetteur de routes. Il la menait encore au mois d'août 1352, lorsque le lieutenant du roi de France, Gui de Nesle, qui était venu en Bretagne pour relever la cause de Charles de Blois, subit la défaite de Mauron. A cette époque son audace et ses coups de main lui avaient valu déjà dans tout le duché une réputation retentissante. Il n'est pas étonnant que des officiers royaux, cherchant après une bataille malheureuse à reconstituer le parti français dans la péninsule armoricaine, crussent devoir l'appeler à eux et lui faire espérer au nom de leur maître un commandement digne de lui.

Dans les premiers mois de 1353 Bertrand venait de perdre son père. Devenu chef de sa famille et principal héritier des biens de Robert du Guesclin, il dut se rapprocher de la Motte-Broons. Il vint avec sa bande, sans doute pour surveiller son domaine, tenir campagne entre Dinan et Pontorson. Cette dernière place, sise sur la frontière de la Normandie et de la Bretagne et commandant la baie du mont Saint-Michel, était pour le moment une position militaire de premier ordre. Il était de la plus haute importance d'empêcher les Anglais de s'en emparer. Le duc d'Orléans, frère du roi, qui la détenait à titre de gage, en avait donné le commandement à un capitaine éprouvé, nommé Pierre de Villiers, qui jouissait de toute la confiance du souverain. Ce vaillant homme eut sans doute à cette époque occasion de voir de près et d'apprécier du Guesclin, qui devait plus tard lui succéder dans le gouvernement de Pontorson ; aussi ne tarda-t-il pas à l'attirer dans cette ville. Bertrand s'y trouvait vers la fin de 1353 et y brillait dans les tournois par son entrain et sa vaillance ordinaires. C'est là qu'il fit très probablement la connaissance d'Arnoul d'Audrehem, maréchal de France, que le roi venait d'envoyer en Bretagne comme son principal lieutenant. C'est sous le puissant patronage de ce grand officier et sous les auspices de Pierre de Villiers que l'humble chef de partisans entra dans les armées royales, qu'il était destiné à commander en chef. C'est du moins ce qu'il est permis de présumer en le voyant, à partir de 1353, suivre d'Audrehem dans ses campagnes ou borner aux environs de Pontorson ses expéditions personnelles.

Au mois d'avril 1354 du Guesclin fut assez heureux pour tirer son nouveau protecteur d'un fort mauvais pas. Le maréchal était à cette époque avec sa troupe au château de Montmuran, dans les environs de Bécherel[1], lorsque le redoutable capitaine anglais Hugh de Calverly s'approcha rapidement pour l'y cerner. Bertrand, qui avait prévu ce mouvement, avait placé un certain nombre d'archers aux aguets. Les Français, avertis dès le premier choc, eurent le temps de se mettre en défense. Après une lutte sanglante, les Anglais en pleine déroute se dispersèrent, laissant au pouvoir des vainqueurs un grand nombre des leurs et entre autres leur chef, que du Guesclin avait pris de sa main. Notre héros s'était en cette circonstance comporté avec tant de fougue et de vaillance, qu'un gentilhomme normand, Eslatre des Marès, voulut l'armer chevalier sur le champ de bataille.

Parmi les prisonniers qu'il avait faits à Montmuran se trouvait un parent de Guillaume Trussel, capitaine anglais de quelque renom. Ce dernier, ayant voulu le racheter, éprouva un refus et, de fureur, provoqua du Guesclin en champ clos. Bertrand était alors épuisé par la fièvre. Il n'en accepta pas moins le défi, demandant seulement que le vaincu payât cent écus pour régaler les spectateurs. A l'heure marquée, le combat eut lieu sur la place publique de Pontorson, neutralisée pour la circonstance et où grand nombre de chevaliers anglais et français étaient accourus. Les amis de du Guesclin, le voyant fort affaibli, tremblaient pour sa vie. On ne trembla pas longtemps. Au bout de quelques minutes Trussel tomba, l'épaule transpercée, et dut reconnaître sa défaite.

Pendant ces duels et ces escarmouches, le roi d'Angleterre continuait à négocier avec Charles de Blois. Il prolongeait jusqu'au 1er avril 1355 la trêve jusqu'alors si mal observée. En 1353 il avait déjà permis à son prisonnier d'aller passer quelques semaines en Bretagne pour tâcher d'y recueillir sa rançon. Il lui accorda la même faveur au mois de novembre 1354. Mais, selon l'usage, il exigea que Charles fournît un certain nombre d'otages qui répondraient de son retour. Seize chevaliers bretons se rendirent à ce titre en Angleterre. De ce nombre était du Guesclin, qui pendant son séjour à Londres se fit remarquer non seulement par sa force et son adresse dans les tournois, mais aussi par sa brusquerie et par ses boutades. Edouard III, qui venait d'accorder une nouvelle prolongation de la trêve, voulait que lui et ses compagnons s'engageassent par serment à la respecter. Nous l'observerons, lui dit rudement le sire de la Motte-Broons, comme vous l'observerez vous-même. Le roi se fâcha et, pour le calmer, un des Bretons, Even Charruel, crut devoir lui dire qu'il ne fallait pas tenir compte des saillies de ce cerveau détraqué et que ses compagnons ne l'avaient mené en Angleterre que pour les faire rire.

Bertrand, qui n'était pas si fou et qui avait sur le cœur les menaces d'Édouard III, se mit, après son retour en Bretagne, à pourchasser les Anglais avec un redoublement d'entrain et de vigueur. Malgré la convention de Londres, les deux partis n'avaient point déposé les armes. Il put donc, suivi de son cousin Olivier de Mauny, qui devait être le compagnon de toute sa vie, reprendre la campagne des les premiers mois de 1355 et courir sus à l'ennemi. On le vit comme autrefois aux environs de Dinan et de Pontorson, se multipliant pour faire face à toutes les attaques ou pour surprendre les routiers anglais.

Le moment approchait où les maux dont souffrait la Bretagne allaient s'étendre à toute la France et où le royaume allait avoir besoin plus que jamais de défenseurs semblables à Du Guesclin. Depuis la prise de Calais, Edouard III, grâce à une trêve plusieurs fois prorogée, s'était abstenu de renouveler directement ses attaques contre notre pays ; mais il n'avait point pour cela renoncé à ses prétentions. Il ne cessait d'exercer ses sujets au maniement des armes, aux marches rapides, aux évolutions régulières ; il se procurait de l'argent par tous les moyens et se tenait prêt à recommencer la grande guerre dès que les circonstances lui paraîtraient favorables à ses desseins. Elles n'étaient malheureusement que trop propices à son ambition. Philippe VI était mort en 1350, laissant le trône à son fils, le duc de Normandie, qui régna sous le nom de Jean II. Ce nouveau roi était encore plus épris de chevalerie et plus dénué de bon sens que son prédécesseur. Pendant que son adversaire organisait de solides et lestes bataillons d'infanterie, il donnait tous ses soins aux futiles exercices des tournois et instituait l'ordre tout féodal de l'Étoile, dont les membres s'engageaient sur l'honneur à ne jamais reculer devant l'ennemi de plus de quatre arpents. Prodigue non moins que fastueux, il enrichissait des favoris indignes et manquait toujours d'argent pour lever des troupes. En 1355, quand l'ennemi fut au cœur de la France, il lui fallut à la hâte réunir les États généraux et leur demander des subsides qu'ils ne lui accordèrent qu'à des conditions rigoureuses et humiliantes. Effréné dans ses haines comme dans ses attachements, il faisait sans pitié tomber les têtes les plus hautes et donnait des exemples de brutalité que la noblesse était trop disposée à suivre. Son gendre Charles, roi de Navarre et comte d'Évreux, bien digne du surnom de Mauvais qu'il porte dans l'histoire, fit en 1354 assassiner le connétable de France. Jean ne put jamais lui pardonner ce méfait, et la mésintelligence de ces deux princes devait singulièrement aggraver le péril du royaume en présence des armées anglaises.

On sait que, la trêve étant expirée au mois de juin 1355, Edouard III, prêt pour l'invasion et sachant que son adversaire ne l'était pas pour la défense, fit officiellement reprendre les hostilités d'une part en Artois, de l'autre en Guienne et en Languedoc. C'est seulement dans les premiers mois de l'année suivante que Jean fut en mesure de combattre l'invasion. A ce moment, le prince de Galles, fils aîné d'Edouard III[2] s'avançait, à la tête d'une armée peu nombreuse, mais alerte et bien disciplinée, par l'Auvergne et le Berry, pour donner la main sur la Loire à son parent le duc de Lancastre, qui devait débarquer en Bretagne ou en Normandie. Le roi de France, qui commandait à des forces considérables, voulut en profiter tout d'abord pour se venger de son gendre, qu'il soupçonnait d'avoir traité avec les Anglais et qui en était bien capable. Il courut donc à Rouen, où se trouvait alors le roi de Navarre, l'arrêta de sa main, fit décapiter plusieurs de ses serviteurs et entreprit la conquête des domaines que Charles le Mauvais possédait en Normandie (avril 1356). Il y consuma plusieurs mois et donna ainsi au prince de Galles le temps de mettre au pillage tout le centre de la France ; Lancastre, d'autre part, appelé dans le Cotentin par les partisans du Navarrais et surtout par Geoffroy de Harcourt, traversait en les dévastant le Maine et l'Anjou. Le fils d'Édouard III, pour s'unir à lui, passait du Berry dans la Touraine et le Poitou. Il était temps que Jean II prît des mesures pour empêcher la jonction des deux généraux anglais. Rendons-lui cette justice qu'en présence du danger il eut autant d'activité que de décision. Après avoir pourvu à la garde ou à la destruction des ponts de la Loire, si bien que Lancastre, arrivé aux Ponts-de-Cé, dut rebrousser chemin, il résolut de se jeter, avec le gros de ses forces, sur le prince de Galles pour l'accabler. Ce dernier, dont l'armée était réduite à moins de dix mille hommes, était un peu au sud de Poitiers lorsque le roi de France, qui en huit jours avait su concentrer plus de cinquante mille soldats et les conduire des environs d'Orléans au cœur du Poitou, lui présenta la bataille. Le prince, retranché sur le coteau de Maupertuis, où il courait risque d'être cerné et de mourir de faim, essaya de négocier. Mais Jean voulait absolument combattre. Le 19 septembre il ordonna l'attaque des positions anglaises. Il les avait à peine fait reconnaître, et il prit de si mauvaises dispositions, que son énorme supériorité numérique ne l'empêcha pas de subir une irrémédiable défaite. Fait prisonnier après une lutte désespérée, on peut dire qu'il ne lui resta plus que l'honneur. La France était comme décapitée. Le roi était captif ; vingt-deux chevaliers bannerets, deux mille cinq cents hommes d'armes et un nombre immense de gens de pied restaient couchés sur le champ de bataille. Pendant que Jean suivait le prince de Galles à Bordeaux, son fils aîné Charles, duc de Normandie, qui n'avait que dix-neuf ans, courait vers Paris pour y convoquer les Etats généraux et demander de quoi réparer ce désastre. La terreur et l'indignation populaires l'y avaient devancé. C'est en présence de l'ennemi vainqueur et au milieu des révolutions que ce jeune prince, prenant sur lui la défense presque désespérée du pays, allait avoir à faire l'apprentissage du gouvernement.

Pendant que le dauphin[3] Charles entreprenait une tâche que tout le monde croyait au-dessus de ses forces et que le vainqueur de Poitiers rentrait triomphalement en Guienne, le duc de Lancastre, lieutenant d'Edouard III en Bretagne, pénétrait avec toutes ses forces dans ce duché et venait mettre le siège devant Rennes. La longue et glorieuse résistance de cette ville, qui ne fit pas moins d'honneur à la France après Poitiers que celle de Calais ne lui en avait fait après Crécy, fut due en grande partie au dévouement de Bertrand du Guesclin. Ce capitaine avait vu partir depuis plus d'un an son patron, le maréchal d'Audrehem, rappelé par le roi pour servir en Artois et ailleurs. Mais il était de ceux qui se passaient aisément de direction supérieure. Il avait donc repris avec ses plus fidèles compagnons, dans les landes et les forêts, sa guerre indépendante d'autrefois. Quand l'armée anglaise se fut établie devant Rennes, il se donna pour mission de harceler sans cesse les assiégeants, d'intercepter leurs convois et, autant que possible, de leur couper les vivres. Pendant les suspensions d'armes même le sire de la Motte-Broons était toujours en éveil, toujours prêt aux provocations et aux combats. On rapporte qu'à cette époque, durant une courte trêve, un de ses frères qui servait sous lui fut traîtreusement arrêté et retenu prisonnier par un gentilhomme anglais nommé Thomas de Canterbury. Cette injure fut bientôt vengée. A la première nouvelle d'un acte aussi déloyal, Bertrand monte à cheval, se rend au camp du duc de Lancastre et somme ce prince de lui faire justice en lui permettant de se battre avec le coupable. Thomas de Canterbury, défié, relève le gant. Les conditions du duel sont aussitôt réglées. Il aura lieu sur une place publique à Dinan. Le duc et un grand nombre de ses hommes d'armes sont courtoisement admis à y assister. Bien qu'il ait affaire à un adversaire redoutable, du Guesclin est fort tranquille. Une belle jeune fille de la ville, Tiphaine Raguenel (sa future femme), qui se mêle de deviner l'avenir, lui a prédit la victoire. Il est vrai qu'il n'ajoute guère foi aux sornettes astrologiques. S'il est calme, c'est qu'il a confiance dans sa force et dans son courage. Le combat a lieu et dure longtemps. Les deux adversaires s'éprouvent successivement à la lance, à l'épée, à la hache d'armes. Enfin le Breton parvient à jeter à terre son ennemi, se rue sur lui, lui arrache son heaume et le met dans un tel état que les spectateurs, tout en applaudissant à son triomphe, demandent grâce pour le vaincu. Bertrand laisse la vie au traître, dont les armes lui sont adjugées, et le duc de Lancastre, plein d'admiration pour un si vaillant homme, bannit à jamais de sa présence Thomas de Canterbury.

Il paraît que du Guesclin empêcha le duc vers cette époque de s'emparer de Dinan. Mais Rennes, depuis longtemps bloquée, semblait bien près de succomber. Les habitants de cette ville voyaient avec désespoir leurs vivres diminuer ; la famine approchait. Un jour que les assiégeants, par dérision, avaient amené un troupeau de porcs sur les talus extérieurs de la place, ils ouvrirent une de leurs portes et au-dessus pendirent toute vivante une truie qui poussa de grands cris. Les porcs accoururent ; la truie, remise sur ses pieds, s'enfuit vers l'intérieur de la ville ; ils la suivirent et quand ils eurent passé, le pont-levis fut prestement redressé. Mais on ne pouvait tous les jours se procurer des provisions à aussi bon compte. Bientôt les Rennais furent réduits aux dernières extrémités. Mais du Guesclin veillait et travaillait pour eux. Nuit et jour il battait les bois et les chemins aux alentours de la place. Y pénétrer en passant à travers l'armée anglaise était impossible. Fort heureusement, Bertrand, toujours bien informé par ses éclaireurs, apprend une nuit que Lancastre, trompé par un faux avis, vient de s'éloigner pour quelques jours avec une bonne partie de ses troupes. Aussitôt il marche sur Rennes, surprend les cantonnements anglais, renverse ou tue tout ce qui lui fait obstacle, trouve le moyen d'enlever en passant une centaine de charrettes chargées de vivres et entre victorieusement dans la place avec ce convoi.

Les Rennais étaient sauvés, du moins pour plusieurs semaines. Lancastre, joué, revint trop tard devant la place. Mais, émerveillé de l'audace et des exploits de du Guesclin, il témoigna le désir de voir de près et de fêter ce loyal ennemi. Il lui envoya un sauf-conduit, le reçut avec honneur dans son camp, l'invita à sa table et le reçut vraiment en prince. Au fond, il ne l'avait fait venir que pour essayer de le corrompre et de se l'attacher. Mais, tout en se montrant sensible à l'estime d'un si haut personnage, Bertrand lui prouva par son indignation qu'il était incapable de trahir ses devoirs. Le duc n'en eut pour lui que plus de considération. Les seigneurs anglais qui l'entouraient en éprouvèrent sans doute quelque mauvaise humeur. Un d'entre eux, Guillaume Bramborc, renommé pour sa vigueur et pour ses prouesses, le requit de trois coups de lance. Vous en aurez six, répondit le Breton, et il entra en ville pour se préparer au combat. Le lendemain il en sortait de nouveau, armé de pied en cap. Beaucoup de Rennais craignaient qu'il ne succombât. Sa tante voulait le retenir. Je veux t'embrasser, lui disait-elle. — Allez embrasser votre mari, repartit-il peu galamment, et me préparer à dîner. Cette fois encore il ne tarda pas à rentrer vainqueur. Bramborc reçut un coup de lance au travers du poumon et se tint pour satisfait. Le même jour, au moment où Bertrand venait de rentrer dans Rennes, le duc de Lancastre fit donner l'assaut à la ville. Sans prendre le temps de se reposer, notre héros courut aux remparts et se comporta si rudement, que les Anglais durent se retirer ; et comme ils avaient amené près des murailles une tour de bois garnie d'archers, il n'eut pas de repos qu'il ne fût allé y mettre le feu.

La résistance opiniâtre de Rennes ne sauva pas cette place, sur les murs de laquelle le duc de Lancastre avait fait vœu de planter sa bannière. Il la prit par famine, au mépris de la trêve conclue à Bordeaux, le 23 mars 1357, entre la France et l'Angleterre et qui s'étendait particulièrement à la Bretagne. Il lui imposa même avant de l'évacuer une contribution de cent mille écus. Quant à du Guesclin, sa réputation était parvenue jusqu'au dauphin, qui depuis un an exerçait la lieutenance générale du royaume. Le prince, qui devait relever et délivrer la France et dont Bertrand devait être le principal auxiliaire, lui confia vers le mois de décembre 1357 la succession périlleuse de Pierre de Villiers. Ce chevalier fut mis à la tête du guet de Paris, sur lequel Charles voulait pouvoir compter pour se défendre contre les meneurs des États généraux et surtout contre le roi de Navarre. Ce dernier, délivré par ses partisans, ameutait le peuple de la capitale contre le dauphin. Exempt de tout scrupule, il tendait la main au roi d'Angleterre, et tandis que d'une part il flattait Etienne Marcel et le parti démagogique, il engageait de l'autre à son service la plupart des bandes étrangères qu'Edouard III, aux termes de la trêve, aurait dû licencier. Grâce à la connivence déloyale de ce souverain, non seulement il reprit toutes ses places de Normandie, mais il fit occuper plus de soixante villes ou châteaux autour de Paris et livra l'Ile-de-France au plus affreux pillage. Mais il ne put jamais se saisir d'une forteresse normande à laquelle il attachait avec raison beaucoup d'importance. Nous voulons parler de Pontorson. Cette ville, défendue naguère par Pierre de Villiers, avait en effet maintenant pour gouverneur Bertrand du Guesclin.

L'autorité de ce dernier s'étendait d'ailleurs à d'autres places. Car, en même temps que le commandement de Pontorson, il reçut celui de deux châteaux voisins, Montagu et Sacey. Il fut aussi chargé de la défense du mont Saint-Michel. On voit que, posté à l'extrême limite de la Bretagne et de la Normandie, il avait à faire face de deux côtés, et que sa tache demandait une vigilance peu commune. C'était surtout le Cotentin, dont il tenait une porte, qu'il avait nuit et jour à surveiller. Cette grande presqu'île, qui de bonne heure avait tenté les Anglais, était alors en proie aux trois partis anglais, français et anglo-navarrais, qui la pillaient sans relâche et ne laissaient aucune sécurité aux habitants des villes et des campagnes. Ils s'y trouvaient partout en présence. Comme la plupart des capitaines établis en ce pays étaient-des routiers sans foi ni loi, se souciant peu des trêves et ne cherchant qu'à faire fortune, la guerre était incessante et avait lieu à la fois sur tous les points. Ce n'étaient de toutes parts qu'embuscades, escalades, massacres, pilleries, violences de toute nature contre les personnes. Les trois partis venaient à tour de rôle rançonner les mêmes villages. Chacun d'eux enlevait les femmes.et les enfants et mutilait les prisonniers qui ne pouvaient se racheter. Les voyageurs et les marchands devaient leur payer tribut et se munir à prix d'or de trois sauf-conduits qui ne les préservaient pas toujours de la spoliation complète ou de la mort. Les paysans affolés se joignaient aux brigands ou se cachaient dans- des cavernes, dans les roseaux, dans les bois. Telle était en 1358 la déplorable condition d'une province jadis paisible et riche. Telle était aussi, grâce à l'ambition du roi de Navarre et à la déloyauté du roi d'Angleterre, celle de la plus grande partie de la France.

Du Guesclin faillit, dès le début, perdre sa ville de Pontorson. Elle fut en effet attaquée en son absence, le 17 février 1358, par un routier Navarrais fort redouté, le Bascon de Mareuil, qui occupait la forteresse voisine d'Avranches. Heureusement il dut se contenter d'en brûler les barrières. Le sire de la Motte-Broons ne tarda pas sans doute à rentrer dans la place. Il la préserva de tout malheur par sa ferme altitude et la bonne discipline qu'il entretenait parmi ses soldats. Se donna-t-il à son tour, pendant l'année 1358 et la première moitié de 1359, le plaisir d'inquiéter les Navarrais et les Anglais ? C'est fort probable, mais l'histoire à cet égard ne dit rien. On peut supposer qu'aux intervalles de ses courses dans le Cotentin il fut plusieurs fois appelé auprès du dauphin. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'au milieu de 1359 il servait sous ce prince et se distingua sous ses yeux au siège de Melun.

Le lieutenant général, qui portait maintenant le titre de régent, avait été obligé, en mars 1358, de quitter Paris dominé par la faction démagogique et navarraise. Il avait ensuite combattu péniblement la jacquerie, insurrection de paysans déchaînée dans l'Ile-de-France et la Brie. Après la mort du prévôt des marchands Étienne Marcel (31 juillet), il avait bien pu rentrer dans la capitale et y rétablir son autorité. Mais il lui fallait dégager les alentours de cette grande ville, infestés et opprimés par les compagnies de Charles le Mauvais. Il tenait surtout à reprendre les places situées sur la Seine, lesquelles commandaient le fleuve et gênaient les approvisionnements de Paris. Il avait notamment à cœur de reconquérir Melun, ou du moins la partie de cette ville bâtie sur la rive gauche de la Seine. C'était, il est vrai, la plus importante, car elle comprenait un château très fort et commandait le pont qui reliait les deux moitiés de la place. Les soldats de Charles le Mauvais s'en étaient emparés par surprise el ils y tenaient bon, sous Martin de Navarre et le Bascon de Mareuil, lorsque le régent vint s'établir avec une forte troupe dans le quartier qui était demeuré en son pouvoir. Combien de temps dura le siège du château de Melun ? On ne le sait au juste. C'est en juillet 1359 qu'eut lieu l'assaut dans lequel du Guesclin se distingua si fort. Le trouvère Cuvelier nous le montre au milieu de l'armée française, qui s'avance sur deux lignes pour tenter l'escalade, pendant que de l'autre côté de la rivière le dauphin, retenu par les siens, se contente de suivre l'attaque des yeux. Le Bascon de Mareuil, debout sur les murailles, dominant tous ses soldats de sa grande taille, se multiplie pour repousser les assaillants. Bertrand l'aperçoit et grince des dents. Il se rappelle que ce routier a voulu surprendre Pontorson. Que je serais heureux, s'écrie-t-il, de lui enfoncer ma dague dans le corps ! Mais les Français, accablés de traits et de pierres, commencent à reculer. Ce que voyant, du Guesclin jure parle saint nom-de Dieu qu'il ira parler au Bascon jusque sur les créneaux. Il va aussitôt saisir une longue échelle, la dresse contre la muraille et commence bravement à monter. Le régent, qui le voit, demande son nom et ne peut contenir son admiration. Les assiégés au contraire l'insultent et l'outragent. Quel charretier ! disent-ils. Qu'il est carré ! Qu'il est lourd ? Il va tomber et se crèvera le cœur. Il monte toujours. Mais tout à coup le Bascon, homme d'une force peu commune, soulève une énorme caque remplie de cailloux et la lui lance sur la tête. Bertrand roule évanoui dans le fossé. Le régent l'envoie ramasser. On le croit mort. Mais au bout de peu d'instants l'indomptable capitaine rouvre les yeux et demande si la forteresse est prise. On lui répond que les assiégés sont en train de faire une sortie. Aussitôt il se lève, reprend ses armes, court au plus fort de la mêlée, et se comporte si bien que les Navarrais sont refoulés, après de grandes pertes, dans le château.

Quelques semaines après cet éclatant fait d'armes, le capitaine de Pontorson était de retour en Normandie. On avait besoin de lui dans le Cotentin et sur les marches de Bretagne. Le dauphin venait de signer la paix avec Charles le Mauvais. Mais à ce moment même Edouard III reprenait les armes et entrait en France par Calais à la tête d'une grosse armée (octobre 1359). Pendant qu'il traversait la Champagne, la Bourgogne, l'Ile-de-France, du Guesclin faisait à ses lieutenants, dans l'ouest du royaume, une incessante guerre d'embuscades. Parfois vaincu, plus souvent vainqueur, il donnait chaque jour de nouvelles preuves de son ingéniosité et de sa bravoure. Malheureusement ses exploits, pas plus que la patriotique résistance des paysans du centre aux bandes anglaises[4], n'empêchèrent la France de subir l'humiliant et ruineux traité de Brétigny (8 mai 1360). En vertu de cet acte célèbre, Édouard III acquérait la Guienne entière et ses dépendances, le Limousin, l'Angoumois, l'Aunis, la Saintonge, le Poitou, le Ponthieu et Calais, le tout en pleine souveraineté, à la simple condition de renoncer à ses prétentions sur la couronne de France. Le roi Jean, prisonnier depuis quatre ans, obtenait enfin sa liberté, moyennant l'énorme rançon de trois millions d'écus d'or payables en six ans. Encore ne put-il quitter Calais qu'après avoir livré à son adversaire quatre-vingts otages qui devaient demeurer à Londres jusqu'au complet acquittement de sa dette. Parmi eux étaient les plus riches bourgeois et les plus grands seigneurs de France. On y comptait plusieurs membres de la famille royale, notamment le duc d'Anjou, fils du roi, le duc d'Orléans son frère et Pierre d'Alençon son cousin.

Ces trois princes avaient, paraît-il, grande confiance dans la valeur et la fidélité de du Guesclin, qu'ils connaissaient de longue date. Car ils le chargèrent, avant de partir, de la garde et de la défense de leurs domaines, qui se composaient non seulement de l'Anjou, du Maine, de l'Orléanais, mais de nombreux fiefs épars en Normandie et en Bretagne. Ce n'était pas une sinécure, comme nous allons voir. Le traité de Brétigny n'avait point en réalité pacifié ces provinces. Mais du Guesclin, en élargissant le cercle de ses opérations, ne perdit rien de sa vigilance. Les princes ne devaient avoir qu'à se louer de lui avoir remis le soin de leurs intérêts.

 

 

 



[1] Bécherel se trouve dans l'Ille-et-Vilaine, à 20 kilomètres N.-O. de Rennes.

[2] Plus connu dans l'histoire sous le nom de Prince Noir, à cause de son armure.

[3] On lui donnait ce titre parce qu'il possédait en propre le Dauphiné, que Philippe VI avait acquis pour lui en 1349.

[4] Un chroniqueur du temps conte l'histoire touchante du Grand Ferré, paysan des environs de Compiègne, qui, grâce à sa bravoure et à une force peu commune, était devenu la terreur des Anglais à plusieurs lieues à la ronde. Il en vint douze pour le tuer, un jour qu'il était au lit, fort malade de la fièvre. Il se leva, s'adossa au mur, s'arma d'une hache, abattit neuf des assaillants et mit les autres en fuite. Puis il se recoucha et mourut.