Origine de la guerre de Cent Ans. Prétentions d'Édouard III. Infériorité militaire de Philippe de Valois. Premières hostilités. Trêve d'Espléchin. Guerre de la succession de Bretagne. Succès des Anglais de 1345 à 1347. Triste état de la France à la fin du règne de Philippe VI.La guerre de Cent Ans est la plus longue et la plus cruelle épreuve que notre patrie ait jamais eu à subir. A deux reprises, pendant cette lutte laborieuse pour l'indépendance, elle a été près de périr : en 1360, après le traité de Brétigny, qui la démembrait et la livrait, saignante et désarmée, au brigandage des grandes compagnies ; en 1420, après le traité de Troyes, qui la vouait tout entière à la domination anglaise. Elle a dû sa délivrance la première fois à du Guesclin, la seconde à Jeanne Darc. Ces deux noms doivent être à jamais associés dans notre histoire. Si rien n'est plus touchant que le souvenir de l'héroïne d'Orléans, lâchement brûlée par l'ennemi qui n'avait pu la vaincre, rien n'est plus glorieux que la mémoire du chevalier breton qui, soixante ans avant elle, s'était, lui aussi, donné la tâche d'affranchir et de venger son pays humilié. Du Guesclin, précurseur de Jeanne Darc, fut sous Charles V, comme elle devait l'être sous Charles VII, la plus haute personnification de cette France mutilée, mais indomptable, que l'étranger déchira, mais ne put jamais asservir. L'histoire de sa vie, que nous nous proposons de retracer sommairement, est la meilleure leçon de patriotisme que puisse recevoir la jeunesse. Suivre par l'esprit cet infatigable soldat dans ses diverses campagnes, n'est-ce pas apprendre à aimer et servir la France, qu'il a aimée et servie si passionnément ? Mais avant de s'engager dans ce récit, et pour mieux apprécier, l'importance des services rendus par du Guesclin à notre pays, il est nécessaire de se représenter l'état auquel des événements funestes et une organisation vicieuse avaient réduit le royaume lorsque ce vaillant chef entra dans la carrière des armes. Il importe de rechercher d'où provenaient les maux dont souffrait notre patrie lorsqu'il essaya de l'en guérir. C'est le péril public qui fait naître les grands courages ou qui du moins les surexcite, et du Guesclin n'eût peut-être été qu'un homme ordinaire, si la France en détresse n'avait eu besoin d'un héros. La royauté capétienne, resserrée au Xe siècle dans les étroites limites d'une province, avait, en trois cents ans, réuni à son domaine la plus grande partie de la France actuelle[1]. Grâce au concours des communes, elle avait réduit la féodalité à l'obéissance. La domination britannique, qui s'était étendue quelque temps sur près de la moitié du royaume, était réduite à une faible portion de la Guienne et de la Gascogne et ne paraissait pas devoir longtemps s'y maintenir[2]. C'est alors que l'extinction de la postérité masculine de Philippe le Bel (1328) fournit au roi d'Angleterre Edouard III un prétexte pour réclamer non les territoires enlevés à ses prédécesseurs, mais la France entière, qui était, disait-il, son héritage. Il était, par sa mère Isabelle, petit-fils de Philippe le Bel, dont Philippe de Valois n'était que le neveu. Ce dernier lui fut cependant préféré par les barons français, qui, ne voulant pas d'un souverain étranger, proclamèrent la loi salique et exclurent ainsi à tout jamais du trône les femmes et leur descendance. Edouard ne se résigna pas au triomphe de son rival. Si ses affaires domestiques et une lutte laborieuse contre l'Ecosse l'obligèrent à dissimuler quelque temps ses projets, à peine eut-il les mains libres qu'il se prépara vigoureusement à attaquer Philippe VI. Non content de négocier dans toute l'Europe et de s'assurer des alliés en Allemagne, il décréta dans ses États le service obligatoire et la levée en masse, fit apprendre le français à ses soldats, proscrivit tout autre jeu que celui de l'arc, exerça enfin et disciplina ces bandes redoutables d'archers et de coutiliers dont le tir et les mouvements rapides devaient lui valoir tant de succès. Philippe de Valois ne sut malheureusement pas au début — et ce fut la cause principale de ses revers — opposer à son adversaire une armée vraiment nationale et surexciter dans son peuple le sentiment militaire. Depuis longtemps les rois de France avaient converti le ban et l'arrière-ban, c'est-à-dire la levée en masse, en impôts dont le payement dispensait leurs sujets de concourir à la défense du pays. Avaient-ils besoin d'une armée, ils enrôlaient à prix d'argent de lourdes compagnies de cavalerie féodale composées en majeure partie de gentilshommes pillards, indisciplinés, qui faisaient aux paysans autant de mal que l'ennemi et n'étaient guère capables de gagner des batailles. Les hommes d'armes, couverts de fer de la tête aux pieds, montés sur des chevaux qu'alourdissaient également des enveloppes du même métal, n'employant guère que la lance, l'épée et la hache, c'est-à-dire n'atteignant l'adversaire que de près, ne pouvaient combattre avec quelque avantage qu'en plaine et sur un terrain sec. Si le sol était montueux ou détrempé, leurs montures ne se mouvaient qu'à grand peine. S'ils tombaient de cheval, il leur était quelquefois fort difficile d'y remonter. Il est vrai que les rois de France prenaient aussi à leur service des bandes nombreuses d'archers et d'arbalétriers, plus propres aux évolutions rapides que les lourds escadrons de la noblesse. Mais ils les achetaient d'ordinaire à des puissances étrangères — comme la république de Gênes — ou à des capitaines d'aventures, espèces de chefs de brigands dont ils ne pouvaient qu'à très haut prix s'assurer le concours. Ces troupes comptaient beaucoup de gens sans aveu et n'étaient que trop habituées à toutes les licences de la guerre. On ne pouvait attendre d'elles ni obéissance exacte, ni dévouement durable, ni patriotisme sincère. Quant aux milices communales, que le souverain appelait quelquefois, par surcroît, à son aide, c'étaient presque toujours des cohues sans discipline, sans cohésion, sans esprit militaire. Il faut ajouter que leur bon vouloir, comme celui de l'infanterie mercenaire, était trop souvent paralysé par la fougue désordonnée de la cavalerie féodale, qui voulait toujours combattre au premier rang et, au besoin, passait sur le corps des archers en présence de l'ennemi. On le vit bien à Crécy. L'art des sièges était encore dans l'enfance en notre pays. On échellait — ou escaladait — par surprise, si on pouvait, les tours épaisses et les hautes murailles des châteaux et des villes fortes. D'autres fois on les minait ou on les sapait lentement au moyen d'énormes machines assez semblables aux catapultes et aux béliers de l'antiquité. Ces engins constituaient l'artillerie du temps — la poudre à canon ne devait être employée généralement et avec succès que vers le milieu de la guerre de Cent Ans — ; mais le plus habituellement on se contentait de faire le blocus des places et on essayait de les prendre par la famine. Il est juste de dire que, sous le rapport de l'attaque aussi bien que de la défense des forteresses, les Anglais n'étaient, au début de la lutte, ni mieux outillés ni plus habiles que les Français. L'infériorité militaire de Philippe VI à l'égard d'Edouard III ne provenait pas seulement de la composition défectueuse de ses armées. Nous nous l'expliquons aussi par l'imprévoyance, par la légèreté toute féodale avec laquelle ce roi chevalier, qui ne savait se battre qu'en soldat, se jeta dans des opérations de guerre où son adversaire portait la sagacité et l'esprit de combinaison d'un vrai général. Lorsque son ennemi vint pour la première fois (1339) l'attaquer en Thiérache et en Picardie, le roi de France, qui aurait dû s'attendre à cette agression, lui donna le temps de ravager à loisir ces provinces. Puis, quand il l'atteignit, au lieu de l'assaillir sans retard, il voulut régler les conditions du combat suivant toutes les lois de la chevalerie. Edouard, qui ne faisait pas la guerre en paladin, l'amusa et décampa. L'année suivante, Philippe VI fit un armement formidable ; Il ne réussit sur @ mer qu'à faire détruire sa flotte dans le port de l'Écluse ; sur terre il fut un peu plus heureux. Mais son succès se borna à empêcher l'ennemi de prendre Saint-Omer et Tournay. Il ne s'en montra pas moins très fier, surtout quand le roi d'Angleterre, qui ne pouvait entamer la France par le nord, eut signé la trêve de la Chapelle d'Espléchin (25 septembre 1340). Il crut à ce coup la guerre terminée. Elle ne fit malheureusement que se déplacer. Dès 1341 l'affaire de la succession de Bretagne permit à Édouard de renouveler son attaque. Deux prétendants se disputaient ce grand fief. Le dernier duc, Jean III, avait eu plusieurs frères. Le plus âgé était mort avant lui, laissant une fille, Jeanne de Penthièvre, qui, au nom du droit de représentation, réclamait l'héritage. Le plus jeune, Jean de Montfort, survivait et combattait à outrance les prétentions de sa nièce. Jeanne ayant épousé Charles de Blois, parent de Philippe VI, ce dernier se déclara naturellement pour elle et lui fit adjuger le duché par son Parlement. Jean de Montfort se jeta aussitôt dans l'alliance anglaise. Le roi de France et son compétiteur se retrouvèrent en présence dans la péninsule armoricaine qui, en peu de mois, fut inondée de sang et jonchée de ruines. En Bretagne on prit ardemment parti pour l'un ou pour l'autre. Nul ne resta indifférent. Les Bretons bretonnants de Ploërmel, de Quimper, de Brest, se rangèrent autour du comte de Montfort, qui, combattant Philippe VI, semblait lutter pour l'indépendance de son pays. La Bretagne gallot, c'est-à-dire le nord et l'est du duché — Dinan, Saint-Malo, Rennes, Nantes —, où prédominait depuis longtemps l'influence française, se prononça pour Charles de Blois. Des deux parts il y eut même enthousiasme, même dévouement et aussi même cruauté. On décapita des prisonniers et on lança leurs têtes dans les villes assiégées. On croyait du reste, en égorgeant les vaincus, remplir un devoir. Le mari de Jeanne de Penthièvre, personnage pieux et dont on voulut faire un saint après sa mort, laissait fort bien ses soldats massacrer, sans distinction de sexe ni d'âge, la population des villes qu'il prenait. Plein de confiance dans son droit, chacun des deux partis était au-dessus du découragement. Montfort ayant été pris à Nantes, sa femme, Jeanne de Flandre, continua résolument la lutte pour lui. En 1342, assiégée dans le château d'Hennebont, elle soutenait seule le courage de ses partisans et ne voulait pas entendre parler de se rendre. Réduite aux extrémités, elle s'obstinait à résister et regardait toujours vers la mer. Tout à coup elle s'écria : Voici le secours que j'ai tant désiré ! C'était en effet Gautier de Masny qui, avec une flotte anglaise, lui amenait le salut. Edouard III ne se borna pas, du reste, à l'envoi de' ce renfort. Après Masny, il fit partir pour la Bretagne Robert d'Artois, qui y trouva la mort ; vers la fin de 1342 il s'y rendit lui-même et entreprit à la fois plusieurs sièges, notamment ceux de Rennes et de Nantes. Piqué au vif, le roi de France fit marcher contre lui son fils aîné, le duc de Normandie. Une bataille décisive allait s'engager lorsque, à la demande des légats du pape, les deux prétendants au duché et leurs protecteurs conclurent la trêve de Malestroit (19 janv. 1343). Cette suspension d'armes devait durer trois ans et demi. Elle ne dura pas plus de six mois. En juin 134-3 Philippe VI, qui ne savait se contraindre en rien, fit exécuter à Paris un grand seigneur breton du parti de Montfort, Olivier de Clisson, qui s'y était rendu sur la foi du traité. Six autres gentilshommes de la même nation et du même camp subirent un sort semblable en novembre. Il n'en fallait pas plus pour rallumer la guerre. De nouveau la Bretagne prit feu. La veuve de Clisson fit égorger toute une garnison française qu'elle avait surprise. Des deux côtés on se remit à tuer et à piller. Des bandes se formèrent qui, sous couleur de servir Blois ou Montfort, firent la guerre pour leur propre compte et rançonnèrent indistinctement amis et ennemis. C'est le temps où le Hollandais Croquart, les Anglais Robert Knolles et Hugh de Calverly, et tant d'autres aventuriers sans foi ni loi vinrent s'engraisser du sang de la Bretagne. Charles de Blois avait pour lui quelques-uns de ces brigands, mais son adversaire en avait bien davantage. Aussi ce dernier gagna-t-il rapidement du terrain à partir de 1344. Il mourut, il est vrai, en 1345, peu après s'être évadé de sa prison du Louvre. Mais il laissait un fils dont Edouard III se hâta de se déclarer tuteur. Un gouverneur anglais, Thomas de Dagworth, vint continuer la lutte en Bretagne au nom de cet enfant, et dès 1346, dans les landes de Cadoret, ce capitaine habile préluda par un combat heureux aux succès décisifs qu'il devait remporter l'année suivante. Dans le même temps le roi d'Angleterre, non content de ces avantages, frappait la France au cœur par d'heureuses attaques contre la Guienne et la Normandie. En 1345' son lieutenant Lancastre, vainqueur à Auberoche, conquérait un grand nombre de places entre la Garonne et la Charente. L'année suivante, lui-même, guidé par le traître Geoffroy d'Harcourt, descendait dans le Cotentin et arrivait à Caen presque sans obstacle. La grasse Normandie, qui depuis plus d'un siècle n'avait pas vu de camps ennemis, fut méthodiquement mise à sac. De Caen, que la bravoure des milices communales ne put préserver du pillage, l'armée anglaise, qui voulait gagner la Picardie et 4e Ponthieu, parvint jusqu'à la Seine. Tous les ponts avaient été coupés et, ne pouvant passer le fleuve, Edouard III dut le remonter jusqu'à Paris. La niaiserie de Philippe VI, qui le laissa construire un pont à Poissy, le sauva. Vainement ensuite le roi de France poursuivit son adversaire. Il ne put l'atteindre qu'à Crécy. L'Anglais, fortement retranché sur une colline, attendait l'armée française, qui, sans avoir reconnu la position, vint l'assaillir après une longue marche et dans un désordre inouï. La cavalerie féodale de Philippe et la tourbe indisciplinée de fantassins qu'elle traînait avec elle se livrèrent d'elles-mêmes à la boucherie. La supériorité du nombre, dans laquelle le roi de France avait eu tant de confiance, ne servit qu'à rendre ce désastre plus retentissant (26 août 1346). Quelques jours après, le vainqueur mettait le siège devant Calais. Le vaincu de Crécy ne sut même pas réparer sa défaite en sauvant cette héroïque petite ville, qui, après onze mois de résistance, dut envoyer six de ses défenseurs, la corde au cou, implorer la clémence d'Edouard III. Pendant que la fleur de la noblesse française périssait en Picardie et que les Calaisiens, chassés de leurs maisons, allaient mendier leur pain, le sang continuait de couler en Bretagne. Charles de Blois tombait frappé de dix-sept blessures sur le champ de bataille de la Roche-Derrien (1347). Prisonnier des Anglais, qui le gardèrent à Londres près de dix ans, il semblait avoir perdu toute chance de faire triompher sa cause. Philippe VI, ruiné, découragé, sans argent, sans soldats, n'était guère en état de relever le parti de Jeanne de Penthièvre. La France tout entière était en deuil. Après l'invasion, la peste noire s'était abattue sur ce malheureux royaume. La contagion, venue d'Orient et d'Italie, visitait toutes les villes, enlevant ici le quart de la population, là le tiers, ailleurs davantage. En beaucoup d'endroits, par l'effet de tant de calamités, le peuple devenait, fou. D'effroyables massacres avaient lieu sans raison. Des bandes de pénitents, parcourant le pays, se flagellaient cruellement dans les rues et par les chemins. Qui donc, au milieu de cet affolement, eût songé à la Bretagne ? Mais, privés de leur chef et dénués pour un temps de toute protection, les Bretons du parti de Blois ne s'abandonnèrent point eux-mêmes. Loin de les amollir, le malheur les endurcissait. C'est au milieu de ces rudes épreuves que le plus vaillant de tous, Bertrand du Guesclin, avait senti s'élever son courage et s'affermir sa volonté. C'est au milieu d'épreuves plus pénibles encore que nous verrons ce grand Français du XIVe siècle donner toute la mesure de son patriotisme et de ses talents. |
[1] Il ne manquait guère à la France de ce temps-là, pour égaler celle de nos jours, que la Lorraine, la Franche-Comté, la Savoie, le Dauphiné (qu'elle acquit en 1349), le Comtat Venaissin, la Provence, le comté de Nice et la Corse ; d'autre part, elle comprenait le comté de Flandre, c'est-à-dire une bonne partie de la Belgique actuelle.
[2] Grâce à Guillaume le Conquérant et à Henri Plantagenet, qui étaient devenus rois d'Angleterre, le premier en 1066, le second en 1154, les Anglais avaient eu en leur possession la Normandie, le Maine, l'Anjou, la Touraine et tout l'ancien duché d'Aquitaine, qui s'étendait des Pyrénées presque jusqu'à la Loire.