Personne
ne triompha du résultat du procès, ou du moins un seul homme affecta de faire
de cette sentence judiciaire le marchepied d'une apothéose scandaleuse, de
l'afficher comme son œuvre. Cet homme était César Borgia. Le lendemain même
du jugement, le 18 ou le 19 décembre 1/98, sans se préoccuper de l'effet d'un
pareil éclat, il infligea au roi la honte d'une entrée solennelle, superbe,
d'une entrée fastueuse à Chinon. Brantôme nous décrit son cortège dans les
moindres détails ; jamais en France on n'avait vu ni prince ni roi étaler
aussi insolemment des trésors. Le
cardinal d'Amboise s'était rendu au-devant du cortège avec M. de Ravastein et
un bon nombre de seigneurs de la cour et il y figurait. On voyait d'abord
paraître vingt-quatre mulets fort beaux, habillés de rouge aux armes du duc,
qui portaient des coffres et bahuts ; ensuite vingt-quatre autres mulets
harnachés de rouge et de jaune à la livrée du roi, douze mulets vêtus de
satin jaune, puis dix autres couverts de drap d'or ; ce qui faisait en tout
soixante-dix riches mulets, luxe vraiment extraordinaire et scandaleux, qui
entrèrent pompeusement dans la ville et montèrent au château. Après
ce premier cortège défilaient seize beaux grands coursiers, couverts de drap
d'or avec du rouge et du jaune, tenus en main par des laquais ; puis dix-huit
pages, bien montés, dont seize vêtus de velours cramoisi et deux de drap
d'or. On glosait fort sur le costume spécial de ces deux derniers pages qui
devaient être, disait-on, les mignons du duc. Six laquais de velours cramoisi
tenaient six belles mules richement harnachées du même velours. Enfin,
venaient deux mulets, avec des housses de drap d'or, qui portaient des
coffres. « Pensez, disoit le monde, que ces deux-là portoient quelque
chose de plus exquis que les autres, ou de ses belles et riches pierreries
pour sa maistresse ou pour d'autres, ou quelques bulles et belles indulgences
de Rome, ou quelques sainctes reliques, disoit aussy le monde. » Puis
s'avançaient trente gentilshommes vêtus de drap d'or et d'argent. On trouva
généralement qu'il y en avait bien peu, et que, étant donné le luxe des
mulets, il en aurait fallu au moins cent ou cent vingt. C'est ainsi que les
bonnes gens ne se montrent jamais satisfaits. La
musique se composait de trois ménétriers, dont deux tambourins et un rebec ou
violon, instrument alors fort à la mode. Vêtus de drap d'or, ces musiciens
avaient des instruments d'argent à fil d'or ; et ils ne cessaient de sonner
et de jouer. Quatre trompettes et clairons d'argent richement habillés se
faisaient entendre derrière eux sans interruption. Ils annonçaient l'approche
du duc de Valentinois que l'on apercevait, au milieu d'un groupe de
vingt-quatre laquais habillés de velours rouge et de satin jaune, s'avançant
en compagnie du cardinal d'Amboise[1] qui l'entretenait. Monté sur un
grand et gros cheval, aux harnais somptueux, le duc portait une robe
mi-partie de satin rouge, mi-partie de drap d'or, avec une bordure de
pierreries et de grosses perles. A son bonnet, un double rang de cinq ou six
rubis gros comme des fèves jetaient des feux extraordinaires. Il était du
reste couvert de diamants depuis ce bonnet jusqu'à ses bottes qui étaient
bordées de perles et attachées de cordons d'or. Son collier seul, selon le
dire public, valait bien trente mille ducats. Son cheval lui-même était
couvert de feuilles d'or et d'une foule de perles et de pierreries. Une
petite mule portait aussi un harnais couvert d'orfèvrerie d'or. Enfin, le
cortège se complétait par vingt-quatre mulets harnachés de rouge et une grande
suite de chariots et de bagages. Spectacle
vraiment nouveau pour tous les cœurs français ! ici, la fille des rois
humiliée, condamnée ; là, le triomphe, l'apothéose du plus vil aventurier !
Un misérable qui ne trouve que valets pour le servir et qui daigne agréer les
hommages du premier ministre de France ; une princesse, déchue et dégradée,
douce et modeste ! Alors qu'elle couronne une vie de vertu et toute de
sacrifice par l'accablement du plus cruel procès, Jeanne de France ne trouve
pas un mot pour se plaindre[2] ; abandonnée de tous, elle
possède, dans son âme même, un refuge supérieur ; par la force de son
caractère et la sérénité parfaite de son cœur, il apparaît qu'elle a placé le
dépôt de ses espérances en un lieu où les coups du malheur ne portent pas. Et
quelle femme pourtant, en un retour si soudain et si amer de toutes choses,
n'eût senti son cœur défaillir, n'eût pleuré et accusé le sort ? Le cri
touchant de la pauvre reine Ingeburge, trahie par Philippe-Auguste, vibre
encore à travers les âges, et tous les siècles y ont compati : « Mon bonheur
ayant excité l'envie de l'ennemi du genre humain, me voilà jetée à terre
comme une branche stérile et desséchée ; me voilà privée de tout secours et
de toute consolation... Dans ma détresse, je me réfugie au pied du trône de
toute miséricorde[3]. » Une autre princesse,
délaissée aussi par son mari, croit se venger par un bon mot : « Or cela
va bien, disait-elle, puisque par le serment de mon mari je suis encore
pucelle[4]. » Quant à Jeanne, qui
n'accomplissait, en se défendant, que le vœu de sa conscience, elle n'a plus
rien à dire. Une heure solennelle a sonné dans sa vie, heure de trouble, de
malheur, de confusion, mais qui lui apparaît comme l'heure de Dieu, heure attendue,
heure désirée, heure de miséricorde et de grâce, où, enfin rendue à son libre
arbitre, elle va tourner son amour et la force mystique de sa tendresse
désabusée vers l'époux immatériel auquel, dès son enfance, elle engagea sa
foi. Quelle que soit la violence des coups de la fortune, à quelque hauteur
qu'ils atteignent, elle se place plus haut encore et la solidité de sa nature
apparaît plus immuable, plus imperturbable. « Je souffre tout, je supporte
tout, j'espère tout, » a-t-on pu dire d'elle[5], tant son âme se voyait
éclairée comme d'un rayon de force en ces funestes rencontres ! pareille à
ces radieux sommets qui trouvent la sérénité dans leur hauteur même et qui
appellent la lumière ! C'est
la nuit qu'on a cherché à faire autour de Jeanne de France qui est devenue,
en réalité, le point de départ de sa glorification. Jusque-là modeste et fort
ignorée, il a fallu son malheur pour lui créer une auréole dans l'esprit des
peuples, et nous remarquons que vaincue elle reçoit tous les hommages. Se
croyant injustement frappée, elle ne pense point à en appeler ni à réclamer[6], ce qui d'ailleurs aurait été
difficile et, en tout cas, inutile ; la postérité s'est chargée de lui rendre
justice pleine et entière. Nous avons ouvert bien des livres d'histoire à
cette page de 1498 ; partout, quel qu'en soit l'auteur, nous trouvons un
hommage rendu aux vertus et aux malheurs de Mme Jeanne de France ; et, pour
en citer des exemples, ce n'est pas à ses panégyristes qu'il faut s'adresser,
à ces hommes pieux qui ont paré la vie de leur héroïne des propres fleurs de
leur enthousiasme ; c'est aux écrivains patentés des rois, à ceux qui, sous
1'c :en du monarque, ont écrit les tribulations d'une pauvre femme déjà dans
la tombe, c'est à ceux qui professent le moins la naïveté du sentiment qu'il
convient de demander leur témoignage. Personne,
à coup sûr, n'est moins naïf que Brantôme ni plus prêt à excuser les hommes
de galante humeur. C'est pourtant lui qui adresse à Jeanne de France le plus
gracieux compliment et qui apprécie le mieux sa situation : « Ceste
princesse fut sage et vertueuse, car elle n'en fit aucun esclandre, brouhaha,
ny semblant de s'ayder de justice — aussy qu'un roy peut beaucoup, et fait ce
qu'il veut — ; mais se sentant forte de se contenir en continence et
chasteté, elle se retira devers Dieu et l'espousa, tellement qu'oncques puis
n'eut autre mary ; meilleur n'en pouvoit elle avoir. » Un roi
fait ce qu'il veut, voilà, suivant Brantôme, toute la morale du procès. Et
là-dessus un long accès d'hilarité et un feu de plaisanteries difficiles à
répéter sur les prétentions de Louis XII, sur son affirmation que pendant
vingt années il n'a pas un instant reconnu Jeanne pour sa femme[7] ; cela fait rire maître
Brantôme à gorge déployée. Du reste, il admire Jeanne de s'être retirée en
Berry « sans bailler aucun signe autrement, du tort qu'on luy avoit fait de
cette répudiation. Mais le Roy protesta de l'avoir espousée par force,
craignant l'indignation du Roy Louis XI, son père, qui estoit un maistre
homme, et qu'il ne l'avoit jamais cognue... encore qu'ils eussent esté assez
longtemps maryés... Mais pourtant cela passa ainsy. En quoy ceste princesse
se montra très sage. » Et après avoir insisté sur le naturel un peu facile, et
beaucoup, de Louis XII, Brantôme hausse les épaules, en ajoutant que «
son serment fut creu et receu du pape, qui en donna la dispense receue en la
Sorbonne et court de Parlement de Paris. » L'impression
de Brantôme fut évidemment l'impression générale, et les chroniqueurs du roi
éprouvent un embarras manifeste à défendre sa cause. L'ambassadeur Claude de
Seyssel, dévoué à son prince jusqu'à l'audace, prétend avoir eu une part au
procès « avec les autres assesseurs, plus par fortune que pour grand'science
qui soit en moy », et il félicite le roi, en présence d'une femme disgraciée
par la nature, de n'avoir pas fait comme Philippe-Auguste et de s'être
volontairement soumis aux lois. Malgré
son titre officiel d'historiographe du roi, Nicole Gilles ne va pas aussi
loin ; il plaide seulement les circonstances atténuantes, en faisant
ressortir que Jeanne n'en a pas appelé de la sentence ; il s'évertue à
produire des allégations si maladroites, si peu sérieuses qu'elles font
fortement douter de sa conviction ; par exemple, que Louis XII, le jour de
son mariage, déclara à des notaires et autres gens de bien protester
et agir seulement par crainte du roi qui était merveilleux et cruel â
ceulx de son sang. Où est cette protestation ? Gilles raconte encore,
sans rire, que, à chaque séjour de Louis auprès de sa femme, des témoins,
apostés par lui, veillaient sur eux et sur leurs rapports, à toute heure du
jour et de la nuit. Encore une fois où sont ces témoins ? « Et pour ces
causes, ajoute-t-il, et que, à la vérité, ladicte Madame Jehanne n'estoit sa
vraye femme, parce que mariage est contracté par mutuel consentement
seulement, et qu'il sçavoit bien, par l'oppinion des grands médecins et
philosophes, qu'il ne pourroit avoir lignée d'elle, à la raison de ce qu'elle
estoit contrefaicte ; et aussi que les princes congnoissoient que, si la veufve
dudit feu roy Charles VIIIe, qui estoit duchesse de Bretaigne, se marioit
avec autre, seroit désunir ladicte duché de la couronne de France, fut trouvé
par le conseil des princes et autres gens de lettre que le roy devoit faire
déclairer le premier mariage nul et qu'il se devoit marier avec ladicte
duchesse de Bretaigne. » Le
panégyriste de L. de La Trémoille, Bouchet, un peu gêné par le rôle de son
héros dans l'affaire, cherche à se persuader que Louis XII était fort triste
du jugement et que Jeanne y a acquiescé. Le bienveillant auteur de la
Chronique du Loyal serviteur dit avec prudence : « Le pape délégua juges qui
firent etparfirent le procès et enfin adjugèrent qu'elle n'estoit point sa
femme... Si ce fut bien ou mal fait, Dieu est tout seul qui le congnoist. »
Appréciation, somme toute, assez calme. Et les
historiens plus éloignés des évènements sont plus nets ; ainsi, l'historien
des cardinaux de France, Frizon, que l'on ne saurait suspecter, considère la
sentence comme la première faveur concédée au roi par le pape, comme un gage
d'intime amitié. Pour Guichardin, tout ce procès est une comédie ; la
conclusion en était arrêtée avant le commencement ; les juges se sont chargés
d'entourer de formes juridiques un pacte tout conclu, et Jeanne « consentit
de perdre son procès, ses juges ne lui étant pas moins suspects que
l'autorité de sa partie (adverse) lui était formidable[8] ». Louis
XII fit ce qu'il y avait de mieux, de plus habile, de plus convenable. Il
s'empressa d'assurer à Jeanne ung beau et honneste train[9]. Huit jours à peine après la
sentence, par une ordonnance solennelle, datée de Loudun, le 26 décembre
1498, il constituait à Mme Jeanne de France un apanage de tout point très
séant et la créait duchesse de Berry ; et, en accomplissant cet acte de
justice et de générosité, il en prenait texte pour s'adresser au peuple et
développer avec soin les motifs qui justifiaient son divorce. « Comme
dès le temps de nostre bas aage, disait l'Ordonnance[10], eust esté traicté et accordé
entre feu nostre Ires cher seigneur et cousin le roy Louys XIe de ce nom,
d'une part, et feue nostre tres chère darne et mère, la duchesse d'Orléans (que Dieu
absolve) d'autre
part, le mariage de nous et de nostre très chère et très amée cousine Jeanne
de France, fille naturelle et légitime de nostredict cousin le roy Louis, et
sœur de feu nostre tres cher seigneur et cousin le roy Charles VIIIe de ce nom,
dernier décédé (que Dieu absolve ) ; lequel mariage, dès le commencement
dudict traicté, ne nous ayt esté agréable, ne à iceluy ayons eu volonté ne
donné consentement en nos cœur et pensée, tant pour la proximité de lignage
et cognation spirituelle estant entre nous et nostredicte cousine, comme
aussy pour aucunes et justes causes ; ains l'ayons dissimulé en nostredicte
pensée et courage durant et depuis la vie desdicts Roys, pour plusieurs
causes et raisons, mesmement pour crainte de danger de nostre personne ; et
tousjours avons eu, comme encore de présent avons, vouloir et désir de faire
et contracter mariage ailleurs, selon que pourrons estre conseillez pour le
bien de nous et de nostre royaume, et que faire se pourra, selon Dieu et
l'ordonnance d'Église ; à l'occasion de quoy, et autrement, jaçoit ce que
ayons esté par plusieurs années vivans et conversans ensemble, nous et
nostredite cousine Jeanne de France, ait esté puis naguères procédé sur le
faict do la nullité dudict mariage, par l'authorité de nostre Saint-Père le
Pape, selon et en ensuivant l'ordre de justice et des saints canons et
décrets, tellement que, par sentence des juges députez et déléguez de
nostredit Saint-Père, ait esté, après grande connoissance de cause et par
meure et sainte délibération de conseil, dict, déclaré, prononcé et sentencié
ledict mariage avoir esté et estre de nul effect et valeur, et nous et nostre
personne estre en liberté et faculté de pouvoir contracter et procéder à
autres nopces et mariages, ainsy que plus à plein est contenu en ladicte
sentence. Par quoy soit chose décente et convenable que nous, qui, par la
grâce de Dieu, avons succédé à la couronne de France par le trespas
successivement advenu de nosdicts cousins, lesdicts Louis et Charles,
desquels nostredicte cousine est fille et sœur, comme dict est, ayons regard
à la provision et entreténement d'elle et de son estat, telle que à fille et
sœur de Boys de France convient et doit appartenir : sçavoir faisons que
nous, ce considéré, désirans de tout nostre cœur pourvoir à l'entreténement
honnorable de nostredicte cousine et à l'eslever en tittre et dignité de
princesse, pour les raisons dessusdictes et autres grandes causes et
considérations à ce nous mouvans, et en faveur de la proximité de lignage
dont elle nous attient, à icelle nostre cousine avons... donné, cédé... en
titre de duché et principauté la duché de Berry... » Le roi
donnait à Jeanne de France le duché de Berry, à titre d'usufruit, avec les
revenus des greniers à sel de Bourges, de Buzançais, de Pontoise, le revenu
des aides et impositions de Berry, et le droit de nommer aux offices royaux,
sauf au commandement de la Grosse-Tour de Bourges dont il se réservait
l'administration comme prison d'État. Le roi détachait du duché
Mehun-sur-Yèvre, Vierzon et Issoudun qui en avaient autrefois fait partie, et
il y ajoutait les terres de Châtillon-sur-Indre[11] et de Châteauneuf-sur-Loire. Il
garantissait à Jeanne un douaire princier, une pension de 30.000 livres, très
largement suffisante pour mettre sur le pied le plus convenable la maison de
la nouvelle duchesse de Berry[12]. Ce douaire, irréprochable à
tous les titres, fixait donc Jeanne au cœur de notre pays, dans la contrée
même où la rattachaient tous les souvenirs de son enfance, dans une ville où
le roi avait contracté envers elle une véritable dette de reconnaissance.
Jeanne devenait aussi la voisine de sa sœur Anne, puisque ses nouveaux
domaines s'étendaient du comté de Gien au duché de Bourbonnais. L'Ordonnance
passa sans difficulté au Parlement[13] et put ainsi produire
immédiatement son effet. Son effet matériel : car l'effet moral fut loin de
répondre à ce qu'on en pouvait attendre. La proclamation du roi n'avait pas
plus réussi, paraît-il, que les efforts de ses courtisans, à lui rallier
l'opinion publique. On avait beau alléguer les plus graves motifs politiques,
les bonnes gens ne voyaient que le procès et le considéraient comme un leurre
; froissés de certaines violentes, de certaines ingratitudes, il semble que
de tout point Brantôme a fidèlement résumé leur pensée commune. Et,
d'ailleurs, ne devait-on pas oublier le côté sérieux et vraiment justifiable
du divorce de Louis XII lorsque le triomphe insolent de Borgia semblait
affirmer la toute-puissance de la force, quand ce divorce paraissait son
œuvre et que César affectait par ses actes de s'en afficher comme l'auteur,
de le considérer comme un vain simulacre, comme une action apparente de la
justice destinée à masquer toute sorte d'intrigues et les plus tortueuses
manœuvres ? On s'en prenait à Alexandre VI que l'on traitait durement[14]. Anne de Bretagne n'avait
emporté dans son pays que de médiocres sympathies françaises ; quant au
nouveau roi, on était facilement porté à voir partout des preuves de la
légèreté de son caractère. Abandonnée des grands, Jeanne restait ainsi la
reine des petits et du peuple. La réparation commençait pour la victime[15]. Les
chaires retentirent de l'écho de ces préoccupations. « Les
Français, comme dit Seyssel, ont toujours eu licence et liberté de parler à
volonté de toutes gens et mesmes de leurs princes, non pas après leur mort
tant seulement, mais encores en leur vivant et en leur présence. » Le plus
célèbre prédicateur de l'époque, le cordelier Olivier Maillard, qui de son couvent
de Meung[16] avait vu de près se dérouler
toute l'histoire de Jeanne, se laissa aller, dit-on, aux plus hardies
déclamations. Il aurait été jusqu'à soutenir publiquement que Jeanne de
France était la seule reine légitime. Des courtisans qui se croyaient encore
sous Louis XI l'avertirent qu'avec un pareil langage il risquait de se faire
jeter à l'eau, cousu dans un sac ; à quoi Maillard, qui portait en lui l'âme
des Savonarole et des Bridaine, repartit qu'il aimait autant aller en paradis
par eau que par terre[17]. Et
l'année suivante, lorsque le roi et la reine, après leur entrée à Tours,
s'annoncèrent pour la première fois à Amboise, où, suivant l'usage, un
solennel accueil les attendait aussi, tout le monde remarqua qu'Anne de
Bretagne arriva seule ; Louis XII préféra sans doute ne pas venir avec elle
recevoir les hommages des habitants d'Amboise[18]. Rien,
du reste, ne saurait mieux indiquer l'effet produit sur l'opinion par le
divorce de Louis XII que le récit d'une curieuse procédure qui se déroula
dans le courant de l'année 1499 devant les juges ecclésiastiques de Moulins. On a pu
remarquer qu'Anne de Beaujeu et son mari n'avaient pas comparu au procès de
leur sœur. Ils durent penser, comme Brantôme et Guichardin, que tout était
réglé d'avance et qu'il n'y avait pas à lutter contre les effets de
l'autorité royale. Ce qui est certain, c'est qu'aussitôt après le jugement,
le duc et la duchesse de Bourbon, dans la crainte qu'on ne s'en prît aussi à
la validité de leur propre mariage et qu'on en eût raison avec les mêmes
procédés, préférèrent se couvrir contre toute éventualité possible en
agissant d'eux-mêmes. Le duc Pierre introduisit donc devant l'évêque d'Autun,
dont ressortaient Moulins et le Bourbonnais, des Mémoires et des Instructions
où il énumérait les causes de nullité qu'on pourrait relever contre son
mariage avec Anne de France : I° Anne avait épousé précédemment Nicolas de
Calabre, fils du duc Jean et petit-fils du roi René de Sicile, et ce mariage
n'avait pas été régulièrement dissous ; mais aussi, il n'avait pas été suivi
d'effet, attendu qu'Anne, âgée seulement de six ans, n'avait épousé le duc de
Calabre que par procuration ; 2° le duc et la duchesse de Bourbon, quoique prouchains
en lignage du tiers et quart degré, s'étaient mariés sans dispense et
n'avaient reçu leur dispense que plus tard. Sur
cette requête, l'évêque d'Autun délégua Jean de Villeneuve, doyen de
Notre-Dame de Moulins, pour diriger les enquêtes réclamées par le duc et la
duchesse de Bourbon. A vrai dire, il ne s'agissait pas d'une entreprise bien
compliquée. Quelques témoins, peu remarquables d'ailleurs, frère Jean
Maillet, Gautier des Cars, écuyer, Anne Gascherte (le 28 et le 31
août), Jean Vachot
de Crest (le
4 décembre) vinrent
raconter comment tout avait été régularisé. Et puis personne ne pensa à
soulever d'objection et on ne parla plus de cette affaire[19]. Il n'en
résulte pas moins la preuve manifeste qu'aux yeux des grands aussi bien que
du peuple, on pouvait, avec une jurisprudence un peu minutieuse, en arriver à
menacer tout mariage. L'idée du mariage se trouvait ébranlée et il semblait
que tout adversaire du prince n'eût plus qu'à trembler jusque dans la
constitution de sa famille. Crainte exagérée, exagérée jusqu'à la fausseté,
mais qu'il n'était pas facile, on le voit, de déraciner des cerveaux les
mieux équilibrés. Le menu
peuple prenait en philosophie ces jeux de prince ; il se consolait des
inégalités de ce monde en pensant à l'autre, à la grande égalité inévitable
qu'on lui promettait et qui nivellerait tout nécessairement un jour dans une
autre vie, dans le paradis, dans la vraie vie. Sa critique, sa vengeance,
c'était de partout écrire, dans les dessins, dans les miniatures, de chanter
dans les satires, d'afficher dans les sculptures des cathédrales le tableau
des arrêts suprêmes de l'immanente et éternelle justice. Sous quel portique
de cathédrale pouvons-nous pénétrer sans y lire en grands caractères cet
enseignement et la promesse de cette revanche ? Voilà le jugement dernier ;
tous les hommes devant Dieu, nus, sans ornement et sans appui ; quelques-uns
conservant sur leurs têtes un vain simulacre d'une grandeur passée, qui
semble ajouter encore à leur confusion et peser sur eux d'un poids bien lourd
; ce sont des papes, des rois, des moines, des évêques, placés en tête de la
file des damnés, que les diables grimaçants tirent avec une longue chaîne
vers une flamme énorme. Dans le ciel, au contraire, où bien rares sont les
souvenirs de la félicité terrestre, on voit resplendir, dans les flots de
lumière, tous les obscurs de cette vie, les vaincus, les misérables, le serf
qui n'a connu que la glèbe, l'ignorant qui a cru, les malheureux qui ont
pleuré, qui ont eu faim, les persécutés, les vierges au cœur pur, les
pacifiques, les pauvres d'esprit, jouissant de leur éternelle revanche ! Déjà on
avait auguré mal du premier mariage d'Anne de Bretagne avec Charles VIII,
pour lequel il avait fallu rompre tant de fiançailles, et lorsque la reine
successivement perdit tous ses enfants aucuns avoient conjecturé là-dessus
que leur mariage de l'un et de l'autre, ainsy noué et desnoué, devait être
malheureux en lignée'[20]. Quels présages ne dût-on pas
tirer plus tard des secondes noces d'Anne avec Louis XII ? Il est remarquable
que ces noces ne servirent à personne ; que le roi, les juges, tout le monde
devait s'en trouver assez mal. Un coup d'œil sur l'avenir suffit à justifier
cette singulière remarque. Aussitôt
libre et la situation de Jeanne de France réglée, Louis XII partit en hâte
pour Nantes et précipita si fort les apprêts du mariage que, dès le 8 janvier[21], il épousait Anne de Bretagne
dans la chapelle du château de Nantes. Cette
fois, il semblait au comble de ses vœux, en possession de la femme rêvée
pendant sa vie entière, de la Bretagne, bientôt père. Que souhaiter encore ?
Il n'a plus qu'à savourer son bonheur en paix, qu'à jouir de l'amour de ses
peuples, qu'à goûter sa félicité et l'oubli du passé. Pourtant,
par une étrange fatalité, aucun des vœux du roi ne se trouve rempli. L'union
de la Bretagne !... Charles VIII avait attendu Anne de Bretagne à Langeais et
avait réuni son duché à. la couronne ; en 1499, Louis XII est obligé d'aller
chercher à Nantes la duchesse de Bretagne, de faire remettre à Madame Anne
copie de toute la procédure avec Madame Jeanne, de passer un contrat ponctuel
où toute cette procédure est rappelée et où l'on vise les dispenses données
par le Pape, de souscrire une série d'engagements décisifs ; la Bretagne
conservera son entière autonomie, son administration séparée à la nomination
exclusive de la reine, ses États ; bien plus, elle passera non au fils aîné
du roi[22], mais à son second enfant.
Ainsi Anne accumulait les plus redoutables et les plus efficaces précautions
pour empêcher la Bretagne de se confondre avec la France et pour maintenir
une dynastie séparée. De sorte qu'on peut dire, sans nulle exagération, que,
réunie à la France par Charles VIII, la Bretagne était perdue de nouveau par
le mariage de Louis XII. Père !
Louis XII voulait un fils, un héritier de la couronne. Il en a deux, mais il
les perd en naissant. Il meurt sans héritiers directs, laissant deux filles presque
aussi disgraciées de la nature que Jeanne de France, et la couronne passe à
un collatéral : à François d'Angoulême. Le
bonheur ! Louis XII fut-il heureux ? Nous en -doutons. Encore jeune, très
beau et agréable cavalier, élégant, de très belle et haute taille, de fort
bonne grâce et surtout d'un visage doux et bon, il commençait à ressentir un
affaiblissement prématuré, car il avoit fort paty en son temps[23]. Lui, jusque-là de mœurs si
légères, devient. le mari le plus dévoué, le plus irréprochable, un mari
exemplaire ; nulle femme de la cour ne peut se vanter d'une victoire sur son
cœur, combien qu'il en ait souvent trouvé de bien belles et plaisantes[24]. Jamais pourtant Anne de
Bretagne, forcée de l'épouser, n'éprouva pour lui la tendresse que lui avait
inspirée son premier mari. Malgré son âge, — elle n'avait pas encore
vingt-trois ans, — la vie avait bronzé son cœur, la fleur de sa vie était
tombée. Louis trouvait une femme, une femme faite, intelligente, altière,
vindicative, qui le domina toujours, dont la volonté l'obligea très souvent à
plier et le fit plus d'une fois souffrir[25]. Veuf en 1515, il veut se
marier une troisième fois ; il épouse une jeune fille et meurt de fatigue à
l'âge de cinquante-six ans[26]. Enfin
Louis XII fut certainement le meilleur des rois et il eût été heureux comme
prince si un implacable destin ne lui avait fait, dès lors, tourner les yeux
vers l'Italie. Une caricature de cette époque, l'une des plus anciennes
connues, nous montre le roi qui s'assied, avec le doge de Venise et le
Suisse, à une table couverte d'or où l'on joue gros jeu. Alexandre VI cherche
à lire dans les cartes au-dessus de l'épaule du roi. Ludovic Sforza ramasse
de fausses cartes. L'infante Marguerite, qui est en réalité un des enjeux,
encourage tantôt un des joueurs, tantôt un autre, par une discrète œillade.
Ainsi on ne se faisait pas illusion sur les vues du prince. Charles VIII
était revenu d'Italie plus sage ; mais on sentait que le pacte passé aux
premiers jours du règne de Louis XII avec Alexandre VI présageait de
nouvelles expériences, de nouveaux malheurs. Quant
aux deux meneurs du procès, Albi et Ceuta, il est surprenant de constater
combien peu toute cette affaire leur réussit. Tout d'abord, ils s'empressent
près du roi ; ils le suivent à Nantes, assistent à son mariage avec Anne de
Bretagne, ils affectent de se montrer ses plus zélés serviteurs malgré la
réserve que leur dernier rôle semblait vraiment commander. Ils figurent parmi
les témoins de l'acte de mariage, à côté de Ch. de Haultboys et Baudot, les
deux conseils du roi au cours du procès, avec le sire de Chaumont, le
maréchal de Gié et les autres courtisans. Mais, en résumé, quelle est leur
récompense ? L'évêque de Ceuta, quoique étranger, — espagnol ou portugais, on
ne sait trop, reçut l'évêché de Nevers, qu'il cumulait ainsi avec un diocèse
africain ; seulement il n'en put jouir, ni même en prendre possession. Il
mourut très peu de temps après, en Espagne, à la suite d'un repas, et, comme
César Borgia avait conçu contre lui, à l'occasion du procès, une vive haine,
il passa fort généralement pour avoir péri par le poison[27]. Louis
d'Amboise ne fut pas beaucoup plus heureux. En homme circonspect et
expérimenté, il commença par prendre ses précautions : il se fit, comme Anne
de Bretagne, délivrer une bonne copie authentique du procès et, de plus, il
en emporta toutes les pièces originales dans son évêché. Plus tard, en 1501,
Louis XII, à son tour, voulut faire disparaître les traces de son divorce et,
par un mandement adressé aux cours souveraines, prescrivit de faire
rechercher par tous notaires ou autres et de remettre les actes de la
couronne relatifs à cette question. Le mandement de 1501 alla rejoindre les
autres documents dans les archives de l'évêché d'Albi, il fut catalogué avec
eux et il y resta jusqu'en 1792, époque où l'on brûla ces archives[28]. A la
suite du divorce, Louis d'Amboise se vit en grande faveur[29] ; mais, impotent et usé, il
n'en jouit pas beaucoup : en 1502 il lui fallut résigner son siège et se
retirer à Lyon où il mourut. Or, jusqu'à son dernier jour, le regret et, on
peut dire, le remords de sa conduite à l'égard de Jeanne de France le poursuivirent
; il légua son siège épiscopal à son neveu, un autre Louis d'Amboise[30], et il lui légua expressément
aussi le soin de faire à Madame Jeanne une amende honorable éclatante. Nous
verrons ce neveu devenir l'auxiliaire dévoué de Jeanne et son plus zélé
serviteur. Quant
au maréchal de Gié, dont la déposition, à la fin du procès, avait dû faire
quelque bruit et qui s'était chargé de conférer à Madame Jeanne l'investiture
du Berry, s'il avait cru par son zèle plaire à Anne de Bretagne[31], il s'était bien trompé ; la
reine ne l'aima jamais et en 4506, à la suite d'un long et fameux procès,
lui-même succomba sous la rancune de la reine et se vit obligé de quitter la
Cour, heureux encore de sauver sa tête que réclamait le Procureur général[32]. Assurément,
voilà une série de singulières coïncidences et l'on peut dire que les suites
du divorce de Louis XII montrent la fragilité des calculs humains les mieux
ourdis, grands ou petits. Le
mariage du roi fut pour lui l'occasion d'une nouvelle recherche de popularité
: comme cadeau de noces, il annonça au royaume un dégrèvement d'un dixième
sur les impôts, faveur que l'on n'a guère l'habitude d'attendre du
gouvernement et qui fit bénir le nom de Louis XII et vivre sa mémoire[33]. Le roi montra aussi la plus
ferme volonté de réprimer toutes ces menues extorsions dont les grands
évènements étaient quelquefois l'occasion de la part de courtisans trop zélés
ou peu délicats. Ainsi des gens du roi avaient persuadé aux bourgeois d'Orléans
de fournir 6.000 livres pour « la ceinture de la reine. » Un habitant, qui
avait souvent joué à la paume avec Louis d'Orléans, remit au roi cette somme
que l'évêque avait prêtée à la ville. Le roi renvoya l'argent en disant qu'il
ne savait pas ce que c'était que cette ceinture[34]. Le
surlendemain de son mariage, Louis XII, sous couleur d'une lettre aux Gens
des Comptes, adressa à son peuple une nouvelle proclamation et une
nouvelle justification de sa conduite. Après avoir encore une fois rappelé
les circonstances du divorce, il se retranchait derrière l'autorité de
l'Église et l'avis des jurisconsultes ; il annonçait l'accomplissement de son
mariage et n'omettait aucune des circonstances propres à en démontrer le
caractère sérieux et définitif. Il était, disait-il, nécessaire au bien du
royaume que le roi eût lignée et postérité successible et c'est par ce motif
qu'il avait, sur l'avis de son conseil, traité d'une nouvelle union ; rien ne
manque à celle-ci : l'Église a donné régulièrement toutes les dispenses
possibles et utiles ; le mariage a été fait, il a été consommé suivant toutes
les règles ; dès à présent Mme Anne de Bretagne est la compaigne et
espouse de Louis. Ainsi, d'après ce curieux factum, il n'y a pas à
compter que le nouveau mariage sera jamais mis en doute comme le premier. Le
roi termine par un appel à la fidélité de ses bons et loyaux subjects. Nous ne
croyons pas inutile de reproduire ici le texte même de cet intéressant
document. Il montre la force de l'opinion publique, même aux temps de la
royauté absolue du XVe siècle, et il prouve do quel côté était l'opinion.
Rien n'indique mieux la valeur morale des traditions d'une époque que ce
qu'on pourrait appeler les justifications nécessaires : on comparera les
idées des temps, par exemple, en comparant la conduite et les paroles de
Louis XII et de Napoléon Ier, dans des circonstances qui présentent bien des
points de rapprochement[35]. Chose
bizarre ! malgré l'énonciation de tant d'excellents principes, c'est par un
mariage à la Louis XI que Louis XII acquitta enfin la dette de son divorce et
inaugura son règne. Anne de
Bretagne prenait grand soin de ses demoiselles d'honneur et elle avait
l'habitude de pourvoir à leur établissement ; sous sa direction, la cour de
France devint comme une pépinière de reines : au roi de Hongrie elle maria la
jeune Anne de Candale qui ne cesse pourtant de regretter les rives de la
Loire et meurt à la fleur de son âge ; Ferdinand d'Aragon, veuf
d'Isabelle-la-Catholique. elle donne Germaine de Foix. Amie élevait aussi
sous ses yeux la princesse de Tarente, Charlotte d'Aragon, fille de Frédéric
III, roi dépossédé de Naples. C'est sur cette jeune fille que César Borgia,
autorisé par Louis XII à se choisir une femme, avait jeté les yeux ; mais il
fallait le consentement de Frédéric : jamais César ne put l'obtenir, et
l'année suivante Charlotte prit pour époux un simple gentilhomme, Guy de
Laval, dit le seigneur de la Roche. Repoussé de ce côté, Borgia porta son
choix sur une femme spirituelle, gracieuse, accomplie de tout point,
Charlotte d'Albret, fille du sire Alain d'Albret, et le roi dut tout mettre
en œuvre pour remplir sa parole. C'est
ainsi qu'un roi bon, doué d'un tel cœur que, suivant un panégyriste, il n'eût
compté pour rien son propre salut s'il n'assurait en même temps celui de ses
sujets[36], un prince doux et aimable qui,
deux mois auparavant, se plaignait pour son compte des violences de Louis XI
et en donnait comme preuve la manière dont ce prince avait pesé sur Alain
d'Albret pour le mariage de sa sœur avec un homme d'un rang médiocre mais
honorable, Boffile de Juge, ce même Louis XII débutait dans la royauté en
pesant d'une manière identique sur le même Alain d'Albret pour obtenir qu'il
sacrifiât sa fille à des intérêts politiques ou même à des intérêts
financiers, qu'il la jetât dans les bras d'un aventurier hier encore en
soutane et que la rumeur publique désignait comme un scélérat. Le cœur
se soulève au récit de ces noces monstrueuses et l'on peut croire que le roi
dut tout le premier en ressentir le dégoût. L'exercice du pouvoir a de ces
châtiments pour ceux qui en sont revêtus et qui en ont ardemment convoité les
jouissances. Le châtiment de Louis XII était patent et public. Le
cardinal d'Amboise s'entremit pour le mariage de Borgia et figura comme
témoin du contrat de l'homme qui lui avait apporté son chapeau. Certes, le
sire Alain ne céda pas sans difficultés : d'abord il refusa absolument, puis
il adressa au roi un de ses serviteurs, homme d'habile esprit, Jean
Calvimont, pour faire valoir ses motifs de refus. Mais Calvimont avait trop
d'esprit ; l'on en vint à bout au moyen d'un office au Parlement de Bordeaux.
D'un autre côté, on fit jouer le ressort de l'argent[37] ; le pape intervint pour
assurer à César deux cent mille écus d'or et promettre le chapeau de cardinal
à Amanieu d'Albret[38] ; le roi lui-même cautionna
César pour une somme de cent mille livres[39] qui devait être employée à
l'achat de beaux domaines pour le nouveau ménage ; Alain, dont l'existence
avait connu tant de déboires, céda enfin, accablé par ces libéralités, et
immola sa fille. Dans le contrat solennellement passé en présence du roi et de
la reine, le 10 mai 1499, le roi déclara qu'il voulait ce mariage, « adverti
des grands et recommandables services que [César] a faict à luy et à sa
couronne, et qu'il espère que ledit duc, ses parens, amis et aliésluy fairont
au temps advenir et aussy pour les grands biens et vertus que ledit seigneur cognoit
estre en la personne dudit duc[40] » Le langage officiel a de ces
euphémismes et de ces fleurs. Les
noces s'accomplirent au milieu des quolibets do la cour. Point de mauvaises
plaisanteries que l'on ne se permît à cet égard. César Borgia s'étant adressé
à un apothicaire, le jour même du mariage, pour avoir je ne sais quelles
pilules, celui-ci s'amusa à lui en confectionner de purgatives. On peut
penser si ce fut un bruit public et si le lendemain les dames de la cour
s'empressèrent de s'en gaudir[41]. Et
comme l'expérience, même la plus dure, n'a jamais guéri personne, Anne de
Bretagne s'adonna avec une nouvelle ardeur à l'art de pratiquer des mariages,
et cela au point qu'elle obtint du pape un privilège tout particulier : le
droit de marier les filles ou femmes de sa maison partout où elle se
trouverait et sans aucune publication préalable[42]. L'Heptaméron[43] nous a même conservé, sous des
noms déguisés, le récit d'un roman touchant qui montre avec quelle énergie la
reine entendait guider le cœur de ses jeunes filles. Anne de Rohan était bien
proche parente de la reine, mais, comme sa maîtresse lui montrait peu de
faveur, personne ne la demandait en mariage et elle voyait sonner ses trente
ans. Elle s'éprit d'un pauvre gentilhomme, Louis de Bourbon, fils bâtard de
l'évêque de Liégé, comme elle malheureux, et qui demeurait sans parti. La
commune souffrance de leurs cœurs les rapprocha, et bientôt, déjouant par
mille artifices la surveillance de la cour, ils arrivèrent à se voir souvent
et à échanger les plus tendres serments. On surprit un jour le secret de
cette intrigue ; la reine, toute courroucée, traita la pauvre demoiselle avec
une rudesse sans égale ; elle l'appela malheureuse et commanda qu'elle fût
éloignée d'elle et mise dans une chambre à part où elle ne pût parler à
personne. Anne de
Rohan se défendit avec tout l'élan d'un cœur passionné : « Que si j'avais
offensé Dieu, le roi, vous, mes parents, ma conscience, s'écriait-elle, je
serais bien obstinée si de grande repentance je ne pleurais ; mais d'une
chose bonne, juste et sainte, dont jamais n'eût été bruit que bien honorable,
sinon que vous l'avez trop éventée et fait sortir un scandale qui montre
assez l'envie que vous avez de mon déshonneur être plus grande que le vouloir
de conserver l'honneur de votre maison et de vos parents, je ne dois pleurer... » La
reine lui reprochait son obstination : « Madame, vous êtes ma maîtresse
et la plus grande princesse de la chrétienté... Commandez, et Monsieur mon
père, quel tourment qu'il vous plaît que je porte... Mais j'ai un père au
ciel, lequel, je suis sûre, me donnera autant de patience que je me vois de
grands maux par vous préparés, et en lui seul j'ai ma parfaite confiance. » On ne
put l'ébranler. Louis XII, que le bâtard de Bourbon alla supplier d'autoriser
son mariage, ne se laissa pas émouvoir. Il donna au contraire l'ordre
d'arrêter le bâtard qui, heureusement, s'enfuit à temps. Renvoyée à son père,
la malheureuse Anne se vit renfermer dans un château perdu au fond d'une
forêt. Longtemps elle y resta ; bien des années, son tendre amour, fidèle au
héros de ses rêves, envoya au loin un constant souvenir et refusa de
reprendre sa foi. Un jour, elle apprit que son bâtard venait, de l'autre côté
du Rhin, d'épouser une Allemande, et peu après qu'il venait de mourir
misérablement. Anne, brisée, se réconcilia alors avec son père qui la reçut
bien et lui donna un asile dans sa maison. A la fin, elle fut demandée en
mariage par un de ses cousins Pierre de Rohan-Gié et, déjà presque âgée de
quarante ans, elle l'épousa. Tels sont les mariages des cours : l'amour y a peu de part et les rois, de tout temps, se sont cru le droit de disposer du cœur de leurs sujets, même quand l'expérience de la vie devait le plus leur conseiller de s'abstenir. |
[1]
Peu après, le 11 décembre, le chapeau de cardinal fut solennellement remis à
Georges d'Amboise (Alvisi, p. 53).
[2]
Elle dit qu'on la déchargeait là d'un grand poids et ne pensa plus qu'au Ciel
(Arn. Ferron),
[3]
Géraud, Bibliothèque de l'École des Chartes, 2e série, t, I, p. 14.
[4]
Brantôme, Vie de Jeanne de France.
[5]
Positio super dubio... de 1774, p. 75.
[6]
Nicole Gilles.
[7]
Il ne partage à aucun degré l'opinion de certains témoins du procès de
canonisation : « Immaculatam virginitatem in connubio servasse plures
tradunt auctores. » — Quels auteurs ? (Summarium de 1774, p. 431.)
[8]
Liv. IV, ch. III. — Dans la doctrine des défenseurs d'Alexandre VI, le mariage
fut annulé pour défaut de consommation (Nemec, Papst Alexander VI, eine
redit fertigung Alexanders VI, p. 150). — Fénelon est encore plus large :
il prête à Louis XII le langage suivant à l'égard de Louis XI : « Tu as profité
du malheur du duc de Bourgogne, qui courut à sa perte ; tu gagnas le conseiller
du comte de Provence pour attraper sa succession. Pour moi, je me suis contenté
d'avoir la Bretagne par une alliance légitime avec l'héritière de cette maison,
que j'aimais et que j'épousai après la mort de ton fils. » (Dialogue des
morts, LIX).
[9]
Nicole Gilles.
[10]
Bréquigny, t. XXI, p. 141-145.
[11]
« Et pour ce que nostre dicte cousine, disait l'Ordonnance, a intention faire
la pluspart de sa résidence audict lieu de Chastillon sur-Indre, luy avons
octroyé et accordé que dés maintenant elle puisse pourvoir à l'office de
capitaine dudict lieu... de telle persoune.qu'il luy plaira. »
[12]
Reçu du 24 janvier 1499 (1500). Bibl. nat., mss. fr. 26106, n° 141.
[13]
Le Parlement ajouta seulement que les cas royaux seraient portés au bailli de
Saint-Pierre-le-Moûtier, en son siège de Saincoins mais cette disposition
malheureuse, encore que traditionnelle, fut réformée le 25 mars suivant par le
Conseil, à cause de ses inconvénients pratiques et sur la demande des habitants
du Berry.
[14]
L'abbé Irailh, Histoire de la réunion de la Bretagne à la France, t. II,
p. 63.
[15]
Le Roux de Lincy, Vie d'Anne de Bretagne, t. I, p. 162.
[16]
Olivier Maillard, frère des cordeliers de Meung, prononça à Orléans le sermon
de la procession annuelle, le 15 axait 1497. La ville lui offrit, à cette
occasion, deux dîners et lui fit carier les souliers à lui et ferrer son âne.
(Lottin, I, 344-345.)
[17]
Dony d'Attichy, et les autres historiens de Jeanne de France (sans indication
de source). Les œuvres d'Olivier Maillard, imprimées en 1530, ne contiennent
pas ces discours.
[18]
Et. Cartier, Essais historiques sur la ville d'Amboise, Poitiers, 1842,
p. 14 et 52.
[19]
Dossier de l'enquête, Arch. nat. P. 13671, coté 1339. Cette information eut
lieu à futur, et sans arrêt contradictoire. Il faut ajouter, du reste, qu'elle
eut lieu à. la suite d'un autre procès que, dès 1498, M. et Mme de Bourbon,
moins désintéressés que Jeanne de France, intentèrent au roi devant le
Parlement et dont l'évêque d'Albi fut encore un des juges. A la suite de la
mort de Charles VIII, Anne réclama à la couronne : 1. le comté de Provence,
dont elle prétendait que Louis XI avait hérité personnellement et non comme roi
; 20 40.000 livres de rente, comme veuve de Nicolas de Calabre (montant de la
dot promise) ; 30 les meubles, conquêts et acquêts des rois Charles VI, Charles
VII et Louis XI ; 4. les dots des femmes de ces rois. Les commissaires du roi
repoussèrent absolument la seconde prétention, attendu que le mariage n'avait
pas eu lieu et que Louis XI lui-même l'avait rompu. Ils sont d'avis de verser à
Anne le montant de la dot promise pour son mariage avec le sire de Beaujeu.
Quant aux autres questions, ils ne se déclarent pas suffisamment édifiés (Bibl.
Nat. mss. Dupuy, 196, et fr. 19871). On voit qu'Anne de Bourbon se repentit
bientôt d'avoir soulevé la question de son premier mariage. Pour le reste, le
roi renonça à revendiquer les droits réservés par Louis XI sur le duché de
Bourbon, comme nous l'avons dit, et l'affaire en resta là. Jeanne n'intervint
aucunement dans cette revendication. Elle ne se vengea même pas en y prenant
part.
[20]
Brantôme, Vie d'Anne de Bretagne.
[21]
Guichardin prétend que Louis XII épousa Anne de Bretagne sans les dispenses
nécessaires. C'est une erreur. Après une enquête sommaire, Louis d'Albi les
accorda au roi le 7 janvier, en vertu de la délégation à lui faite par les
lettres qu'apportait César Borgia.
[22]
Ou au deuxième enfant de celui-ci s'il était unique. Si Aime mourait la
première et sans enfants, le roi n'en conservait que l'usufruit. (Dom Morice, Preuves
de l'histoire de Bretagne, t. III, col. 813 ; Bréquigny, t. XXI, p. 148.
[23]
Brantôme, Vie de Louis XII.
[24]
Claude de Seyssel.
[25]
La correspondance d'Anne de Bretagne en 1505 (publiée par Le Roux de Lincy, t.
II, p. 165-187) témoigne de vifs dissentiments entre le roi et elle, à propos
d'un séjour en Bretagne que le roi l'accusait de prolonger, et le cardinal
d'Amboise fait de grands efforts pour réconcilier les époux.
[26]
Nicole Gilles.
[27]
Cette assertion est, du reste, très contestée. Ceuta ne mourut que deux ans
après (Alvisi, p. 54).
[28]
D'après une note manuscrite reproduite (inexactement, du reste) par Pierquin de
Gembloux (p. 379-380), Louis d'Amboise aurait déposé à la Chambre des Comptes
plusieurs pièces du procès. En ce cas, il remit des doubles, car toutes les
pièces originales se trouvaient encore à Albi en 1792 (Inventaire... à
la Bibl. nat., Portefeuille de Lancelot, V).
[29]
En 1499 il préside les États de Languedoc et réorganise l'Echiquier de Rouen
(Bréquigny, t. XXI, p. 215, 251).
[30]
D'accord avec le roi, Alexandre VI avait, dès 1496, désigné Louis d'Amboise,
alors archidiacre de Narbonne et âgé seulement de dix-huit ans, pour le siège
d'Albi, lorsque ce siège serait vacant à un titre quelconque (Bibi. Nat., Mss.
Doat 112, fa 112, fa 174 et suie.)
[31]
Le 18 novembre 1498, au moment même de sa déposition au procès, son fils
Charles de Rohan fut fait grand échanson de France (dom Morice, Preuves,
t. III, col. 806-807). En 1499, Gié était dans toute sa gloire et fit du
château du Verger, en Anjou, la plus fastueuse demeure.
[32]
Arch. de la Loire-Inférieure E. 193. — Bibl. nat., mss. fr. 2717 — Arch. nat.
K, 722, nos 2 et 3.
[33]
Vatout, Histoire du château d'Amboise, p. 157, etc.
[34]
Lemaire, Antiquitez de la ville... d'Orléans, p. 137.
[35]
« A nos amez et féaulx gens de nos Comptes. De par le Roy.
Nos amés et féaulx, après que, par la grace et divine
providence de Dieu qui est le souverain Roy et Gouverneur universel de toutes
monarchies, la couronne et possession de ce Royaume par vraye succession nous
sont advenues et que la crainte juste et raisonable en laquelle jusques à
l'heure avions esté des rois Louis et Charles son fils nos prédécesseurs a esté
ostée, par laquelle avions esté contrains durant la vie desdits deux rois
dissimuler de poursuivre la nullité du mariage fait à nostre très grand déplaisance
par contrainte et force avec dame Jeanne de France leur fille et sœur :
desirant la vérité de nostre droit en cette partie estre juridiquement connue ;
avons requis à nostre saint Père et Saint-Siège apostolique commettre et
déléguer aucuns grans personnaiges de bonne conscience, litérature, renommée et
expérience, pour estre juges sur la nullité dudit prétendu mariage. En quoy,
par lesdits juges à ce déléguez accompaignez d'un bon nombre d'autres grands
personnaiges, tant cardinaux, prélats que autres gens d'Eglise, d'autre Estat,
expers et doctes es droits divin, canon et civil, lesquels pour mieux et plus
seurement juger ils ont avecques eux appeliez, a esté tellement procédé que,
après ladite dame Jeanne avoir esté à plein ouie et nous aussi, en tant qu'il a
den souffire et besoing a esté et les solennitez de droit eu tel cas deues et
requises gardées et observées, sentence a esté par eux donnée et prononcée :
par laquelle a esté dit ledit prétendu mariage, pour plusieurs causes et moyen
contenus ou procez, avoir esté nul, et à nous octroyé faculté et liberté de
pouvoir traiter mariage où nous adviserons si bon nous sembleroit. Laquelle
sentence prononcée, voulant pour le bien, seureté et repos de nostre royaume
avoir lignée et postérité venant de nous pour succéder à iceluy, avons par
l'advis et conseil des princes et seigneurs de nostre sang et lignaige et
moyennant dispence sur ce obtenue dudit Saint Siège apostolique, traité mariage
et iceluy consommé selon l'ordre et institution de nostre sainte mère Eglise,
avec nostre tres chère et très amée cousine la reine veuve du feu roy Charles
dessus dit à présent nostre compaigne et épouse ; et pour ce que les choses
dessus dites concernent non seulement l'estat et honneur de nous, mais aussi la
senreté, conservation, bien et tranquillité de nostre dit royaume et de tous
nos subjets, terres et seigneuries qui ne doivent estre ignorées, mais à chacun
et en tous lieux connués et manifestées, nous avons bien voulu vous en
advertir, sçachant certainement que, comme nos bons et loyaux subjets et qui
aimez et désirez nostre prospérité, les choses dessus dites vous viendront à
consolation et plaisir Donné à Nantes, le ID jour de janvier. (Signé) : LOYS. (Et plus bas) : ROBERTET. » (Bernier, Histoire
de Blois, Preuves, p. 36-37).
[36]
Suardi Panegyris. Bibl. nat., mss. latin 13840, f° 51.
[37]
Une ordonnance d'avril 1499 érige le Valentinois en duché et assure à César en
cas d'éviction une indemnité de 115.000 livres, sans compter 50.000 écus d'or
que le roi déclarait que César lui aurait prêtés. En mai 1499, Louis adopte
César et lui donne pour armes l'écu de France (Bréquigny, XXI, p. 210, 227).
[38]
Le Roux de Lincy, Vie d'Anne de Bretagne, t. I, p. 169.
[39]
Bibl. nat. mss. Doat, 227, f° 194,198. — Cette somme ne fut payée que bien plus
tard : elle n'était pas encore versée le 30 mai 1505. (Dont, 228 f° 194.)
[40]
Doat, 227, f° 187-193. Le contrat réglant le régime matrimonial des époux fut
signé le même jour (Ibid., f° 200-202).
[41]
Mémoires de Fleuranges, ch. IV.
[42]
Bulle de 1506, orig. Arch. de la Loire-Inférieure, Tr. des Chartes, E, 39
(bulle pendante sur lacs de soie jaune et rouge).
[43]
3e journée, nouvelle XXI.