Un
matin du mois d'avril ; par une épaisse brume, un homme sortait en fugitif de
l'abbaye de Fontevrault, suivi d'un moine et d'une escouade de guides ; après
avoir marché quelque temps dans la forêt qui entoure le monastère, on se
trouva sur la route de Bretagne, et alors les guides prirent congé des deux
voyageurs ; Louis, duc d'Orléans, de Valois et de Milan et le moine Chaumart
lancèrent leurs chevaux dans la direction de la Bretagne[1]. La
nouvelle de cette fuite, bien qu'on en ignorât encore le caractère réel et
que la rumeur publique lui attribuât simplement un mobile politique, excita
en France la plus vive émotion. Les hommes sages comprirent aussitôt qu'un
Rubicon était franchi, qu'on allait maintenant voir le drame se développer.
Mme Anne de Beaujeu ne manqua point d'envoyer à la Cour de Bretagne un
émissaire secret afin de se tenir au courant ; quant à la duchesse mère, elle
entrevit aussitôt un horizon de malheurs ; elle disait à Rabaudanges que ce
qui attirait son fils, c'était l'appât d'un mariage qu'on lui promettait,
mais qu'on le trompait et qu'on ne lui donnerait pas Madame Anne[2]. Elle considérait le départ de
Louis dans de telles conditions comme un acte de folie, comme une équipée
désastreuse, et elle se laissait aller à un violent désespoir ; d'une main
bouleversée, elle écrit à Mn' de Beaujeu pour lui dénoncer la folie de ses
enfants et la conjurer d'y mettre un terme : « Madame,
disait-elle, je n'ay refuge for à vous seule, pourcoi viens à vous
suppliant qu'il vous plaise avoir pitié de ma fille de Fois, laquelle m'a
envoyé secrè[te]ment un homme me prier que je fisse tant envers vous que son
mari l' envoyast querir ; car deux ans y a que il ne la vit ; mais pis y a,
car elle n'a que boire, ne que manger, ne que vestir, et, si ne fust une
petite fille qu'elle a regret à laisser, elle estcit délibérée venir à pied,
quérant son pain ; qui m'est dure chose à porter, car fe ne aime que elle
seule, et plust à Dieu que les autres deux fussent en Paradis et qu'elle fust
par deça ; mais, Madame, ne dites rien à mon fils, son mari, qu'elle
s'est p'ainte à moy, car elle seroit perde ; mais, Madame, s'il vous plaist,
aiez pitié et pensez vostre cœur à autruy, et la mettez où que qu'il plaise
au Boy et vous serez plus seure de mon fils de Foix. Mais, Madame, ma fille de
Fontevraut, envoyez-la à Poitiers[3] ou à la Magdeleine à Orléans
; car Macé de Villebreme, frère de vostre maistre d'hostel, a feint d'estre
maistre, dont il y, eut trois mois, à Frontevault, et toute l'assemblée s'est
faite là et fait là encore ; et faites prendre le prieur de Saint Ladre[4], car il set tout, comme saurez
par le porteur. Madame, sachez tout et que ma fille vois« servir Dieu à
ladite Madeleine et la sœur de Monsieur de l'Isle en sera contente, qui dit
ses heures avec elle, qui est bonne et seure ; si cette fille l'eust crue,
elle n'eust pas fait tant de folies. Or, Madame, je me recommande tres
humblement à vostre bonne grace, en vous recommandant ma pauvre fille de Foix
et que son mari ne sache riens qui vient de moy ni d'elle. « Madame,
mon maistre d'hostel est arrivé à ceste heure qui vient et m'a dit plusieurs
choses que j' ay dit de bouche à ce porteur. Or, Madame, prenez courage et
montrez-vous vertueuse, punissez ceux qui sont contre le Boy plus asprement
que n'auriez fait jusqu'ici, ou ils vous feront mourir et le Roy, s'ils
peuvent, et on dit déjà que estes bien lache et que les craignez, parceque
avez laissé passer pour aller en Bretagne. Madame, je prie Dieu qu'il
vous doint tout vostre desir. Escrit de la main de la tente, vostre Ires
humble tente. Cleves[5]. » Heureusement,
Mm° de Beaujeu avait plus de sang-froid que Marie de Clèves ; elle prit le
sage parti de dissimuler jusqu'à nouvel ordre, d'observer soigneusement les
évènements et d'attendre. Pour
Madame Jeanne, la fuite de son mari ne changeait pas sa situation ; c'était
une tribulation nouvelle, ajoutée à bien d'autres, et Jeanne avait pris
l'habitude de rendre le bien pour le mal[6]. Il paraît même que le comte de
Dunois essaya d'abuser de sa grandeur d'âme pour l'attirer du côté de son
mari, en lui représentant le départ de celui-ci comme un fait tout politique,
relatif seulement aux arrangements intérieurs du royaume. Mais Jeanne refusa
d'aller jusque-là et se borna à répondre que les affaires du royaume ne la
concernaient point[7]. Louis
d'Orléans trouva la Cour de Bretagne d'autant mieux disposée qu'elle était
encore sous le coup de vives émotions ; le chancelier Landais, qui avait la
main dans toutes les intrigues de France et qui y soutenait ardemment la
coalition des princes et du duc d'Orléans, venait d'être renversé par une
coalition des barons de Bretagne que soutenait à son tour M'n° Anne de
Beaujeu ; il n'avait pu revenir au pouvoir qu'après mille épreuves et, dès
son retour, son premier soin avait été de faire écrire au duc d'Orléans afin
d'en finir avec les grandes affaires. On accueillit donc Louis très
cordialement et aussitôt on engagea, dans le plus grand secret, mais sans
détour, les négociations pour son mariage avec Madame Anne, âgée alors de
huit ans. Les historiens, même les plus soigneux[8], ont pris le change à cet égard
; éclairés par les seuls chroniqueurs, ils racontent, comme on le crut alors,
que des affaires politiques avaient seules amené le duc d'Orléans à Nantes et
que son séjour en Bretagne lui avait inspiré vaguement l'idée qu'il pourrait
bien épouser Madame Anne ; plusieurs ajoutent même, sur la foi de Brantôme,
qu'il alla en Bretagne sans penser à une alliance impossible, mais que les
charmes de la jeune duchesse lui inspirèrent un vif amour[9]. Le projet de mariage, depuis
longtemps élaboré, fut la seule cause de la visite de Louis d'Orléans à
Nantes et, pendant sa visite, ce projet prit un caractère définitif.
Toutefois il importait de garder jusqu'au dernier moment le secret le plus
scrupuleux ; peut-être Mme Anne de Beaujeu pénétrait-elle déjà les vœux
intimes de son cousin, car le puissant parti qu'elle soutenait en Bretagne
mettait en avant le nom d'autres prétendants et on parlait, pour leur donner
la main de l'héritière du duché, du duc d'Alençon, du duc de Lorraine ; dans
toute la chrétienté, assurément nulle princesse n'a pu se vanter du triste
bonheur d'attirer tant et de si ardentes convoitises qu'Anne de Bretagne.
Personne ne fut donc admis aux conférences préliminaires qui se tinrent à
huis-clos entre le duc de Bretagne et le duc d'Orléans ; les gens de la Cour
remarquaient bien ces conférences multipliées, mais l'opinion générale
assignait tout naturellement aux pourparlers un but politique ; on pensait
que le duc d'Orléans traitait avec le duc François des conditions d'une
alliance contre les barons révoltés, alliance dont le besoin se faisait
fortement sentir. Les plus intimes serviteurs du duc d'Orléans vinrent
successivement le rejoindre ; mais bien peu reçurent la confidence de ce qui
se tramait. Lorsque Gilbert Bertrand, seigneur de Lis-Saint-Georges, un des
chambellans et un des émissaires du duc malgré son âge — il avait l'âge de
son maître, vingt-trois ans[10] — arriva à Nantes sur l'ordre
que lui avait fait parvenir le duc à son départ de Tours, le sire de Montagu
le-Blanc, qui le reçut, le conduisit dans la propre chambre à coucher du duc
de Bretagne où se trouvaient réunis les deux princes, loin de toute oreille
importune, et, après qu'il eût présenté ses respects, on lui fit prêter
serment d'un silence absolu, et le sire de Montagu fut chargé de le mettre au
courant de ce qu'on avait fait et de ce qu'on comptait faire encore[11]. Le duc
Louis entretenait aussi, saris toutefois lui donner trop d'entendement
de la matière, des relations avec un de ses cousins et amis, devenu l'un des
plus importants personnages de la Cour de France, Pierre de Rohan, qui
s'était rendu en Anjou, dans sa terre du Verger, pour suivre les diverses
négociations et qui ne dessinait pas très nettement son attitude. Le maréchal
de Gié était un homme à ménager ; du reste, vu d'un bon œil par Mme de
Beaujeu, au fond il représentait certainement ses intérêts auprès des Rohan
et des barons de Bretagne révoltés[12], ce qui n'empêchait pas Dunois
de se porter garant pour lui qu'il tiendrait le parti d'Orléans[13]. Amie de
Beaujeu, inquiète de cette situation mal définie et de l'obscurité de toutes
ces intrigues, prit le parti de hâter le sacre et le couronnement du roi ;
elle envoya message sur message au duc Louis pour l'inviter, de la part du
roi, à revenir pour cette cérémonie. Louis ne se hâtait pas. Il tenait
évidemment, avant de quitter Nantes, à régler bien ses affaires. Enfin il se
trouva d'accord sur tous les points avec le duc de Bretagne et un matin, vers
sept heures, avant son lever, lorsque le sire de Vatan et G. Chaumart, prieur
de Saint-Lazare, se trouvaient encore seuls dans sa chambre à coucher, il
manda son chancelier Denis Le Mercier et lui ordonna de rédiger la minute du
contrat de mariage qui devait intervenir entre lui et Madame Amie, fille aînée
du duc de Bretagne ; il expliqua bien au chancelier d'y insérer que le duc de
Bretagne l'instituait son héritier universel et son successeur dans le duché
de Bretagne, à telle et telle condition. Denis Le Mercier rédigea l'acte en
conséquence, mais il éprouvait quelque embarras, quelques scrupules en
pensant à la situation de Madame Jeanne dont le duc Louis ne semblait pas se
préoccuper, et il crut devoir y ajouter de son chef la clause qu'on ferait
d'abord dissoudre ou annuler le mariage précédemment conclu entre le duc et
Madame. L'acte dans ces conditions fut définitivement rédigé, scellé, signé
et contresigné par Chaumart, d'un côté, par Guillaume de Goighan, de l'autre.
Le duc de Bretagne en reçut un exemplaire : Louis d'Orléans confia l'autre à
D. Le Mercier[14] et reprit aussitôt la route des
bords de la Loire en compagnie du sire de Lis-Saint-Georges. Il s'arrêta deux
jours à Tours, vint passer au bout du pont d'Amboise sans même entrer au
château où restait solitaire la malheureuse Jeanne de France et, sans la
voir, alla dîner plus loin, dans un petit village nommé Vêves, actuellement
Veuves, près d'Onzain, comme s'il était bien aise, en vérité, de laisser
percer aux yeux de tous le plus outrageant dédain pour la sœur de son roi ;
il continua rapidement sa route à travers l'Orléanais, sans passer par Paris
; à Pithiviers (Pluviers) il s'aboucha en passant avec le fameux cardinal
Balue, récemment revêtu des fonctions de légat du Saint-Père en France, et il
eut avec lui sur toutes ses affaires une longue conférence, à la suite de
laquelle il accrédita près de lui comme messager de confiance le sire de Lis-Saint-Georges.
En arrivant à Melun, il renvoya en Bretagne le sire de Lis-Saint-Georges et
le contrôleur de ses finances, nommé J. Boutet, le premier porteur de lettres
pour le cardinal Balue, le cardinal de Foix, le duc et la duchesse de
Bretagne, le second de certains articles relatifs au projet de mariage et à
d'autres matières. Le sire de Lis-Saint-Georges remit au cardinal de Foix une
lettre en même temps que ces articles, et le cardinal voulut l'amener
lui-même au duc et à la duchesse pour qu'il leur apportât en mains propres
les messages qui leur étaient destinés, et dans ce petit cercle de personnes
très sûres on causa ouvertement du projet de mariage, des difficultés qu'il
rencontrait, de celles qu'il pouvait rencontrer encore et de la manière de
les vaincre. Il se produisit alors un actif échange de vues à cet égard entre
le cardinal de Foix et le cardinal Balue, l'évêque de Verdun et le trésorier
de Bretagne ; finalement il résulta de cette correspondance que le mariage
pouvait s'accomplir et le trésorier reçut la mission de faire en Cour de Rome
les diligences nécessaires pour obtenir l'annulation officielle du premier
mariage de Louis[15]. Ainsi l'on ne perdait pas un
instant, et les envoyés de Louis revinrent de Bretagne avec ces nouvelles en
tout conformes aux vœux du duc. Pendant
ce temps, le duc qui, malgré ses diligences faisait attendre le roi depuis
deux ou trois jours, le rejoignit enfin à Meaux et prit avec lui la route de
Reims pour le sacre qui eut lieu le 30 mai 1484. Dans cette solennité, le duc
d'Orléans occupa son rang de premier prince du sang, et, plein de ses
destinées futures, il éblouit la Cour de son faste. Un huissier, accompagné
d'un bon nombre de fourriers, mit plusieurs jours à choisir les logis
nécessaires à sa maison[16]. Le duc portait un magnifique
chapeau d'or confectionné à Paris et qui ne fut prêt qu'au dernier moment ;
il fallut qu'un chevaucheur vînt de Paris à Reims l'apporter à franc étrier[17]. Au
milieu de toutes ces fêtes auxquelles Jeanne de France ne paraît pas avoir
participé, le duc d'Orléans, malgré la contrainte que lui imposait sa
situation, ne perdit pas de vue les négociations qui se poursuivaient en son
nom. Les sires de Vatan et de Montagu qui en étaient chargés échangeaient
leurs pourparlers avec Nantes par le ministère de Chaumart. Le comte de
Dunois affirmait au duc de Bretagne que ceux de la duché de Normandie,
d'Anjou, de Poitou et de plusieurs autres provinces du royaume tenoient
bon pour M. d'Orléans et qu'il aurait la vogue par tout le royaume ; et
disoient les seigneurs de Montagu, de Vatan et autres gens et serviteurs
dudit seigneur d'Orléans que le Roy n'estoit pas pour vivre longuement[18]. De son côté, Louis envoyait à
Nantes à plusieurs reprises le sire de Lis-Saint-Georges en lui donnant
l'ordre de s'entendre avec Chaumart, s'il le rencontrait, et d'agir de
concert avec lui[19]. Avant même de quitter Reims,
Louis expédiait un courrier à sa sœur Mme de Fontevrault[20]. Un personnage singulièrement
embarrassé de son rôle pendant tout ce temps, c'était le chancelier Denis Le
Mercier qui détenait le contrat de mariage. Sous prétexte d'une indisposition
subite, il se dispensa d'aller à Reims, rentra à Paris et se hâta de cacher
dans un pan de maçonnerie, il enmura le précieux et compromettant
document, craignant bien (il l'a avoué plus tard) les plus grands périls
personnels, si le traité venait à être découvert ; il tremblait en songeant
seulement à cette éventualité, et il eût préféré abandonner tous ses biens
que ce document, dans la persuasion où il était qu'il y allait de sa vie[21]. Rien
pourtant du côté d'Anne de Beaujeu ne pouvait inspirer encore de craintes
particulières ; autant, plus tard, lorsque le duc d'Orléans eût dix fois
trahi ses engagements, elle se montra tenace et absolue dans la répression,
autant alors elle faisait preuve de patience, de longanimité et semblait
résolue à toutes les concessions pour éviter une rupture. Certes, à ce
moment-là déjà, elle n'éprouvait plus pour Louis d'Orléans qu'une défiance
trop justifiée, et cependant Louis continuait à siéger au Conseil du roi, où
sa présence ne pouvait apporter qu'une grande gêne et même un danger
véritable. Brantôme, toujours porté à tourner les choses en galanteries, a
éprouvé le besoin d'assigner à la fermeté de Mme de Beaujeu contre son
beau-frère je ne sais quel motif de passion inavouable que le duc n'aurait
pas partagée et de rancune féminine. C'est un roman qu'il faut reléguer avec
les histoires du même auteur sur l'amour subit dont Louis se serait enflammé
pour Aune de Bretagne ; l'invraisemblance de pareils récits aurait dû les
faire repousser de tout historien sérieux. Louis ne s'était nullement épris
d'une enfant de sept ans, et il rêvait d'épouser le duché bien avant d'avoir
vu la future duchesse. Anne de Beaujeu avait contre son beau-frère bien assez
de motifs de ressentiment, légitimes et bien constatés, pour qu'il soit
besoin d'aller en forger de chimériques ; ce qui nous étonne, c'est l'extrême
maturité d'une si jeune femme, maturité sans laquelle, dès les premiers jours
du règne et lorsque l'autorité royale vacillait encore, les folies de Louis
d'Orléans pouvaient tout bouleverser. Aucun indice, dans la conduite d'Anne
de Beaujeu, n'autorise de pareilles accusations ; et quant à la chasteté de
Louis d'Orléans, quant à ses scrupules, le trait est bien plaisant ! Le
prince aurait pu compter ses adversaires dans le royaume s'il n'avait eu à se
reprocher que sa vertu ! Après
le sacre, Louis d'Orléans, la frivolité incarnée, sembla n'avoir plus de
pensées que pour le plaisir. Il paraissait avoir oublié tout à fait ou du
moins s'appliquer à faire oublier qu'il eût jamais été marié[22]. On ne
savait pas trop où était sa femme... Le savait-il lui-même ?... Il
suivait la Cour et, qui plus est, il arrivait que précisément par ses défauts
il prenait quelque empire sur l'esprit d'un jeune roi, doué lui-même de plus
de gaîté et de bonté que de profondeur politique et, en tout cas, à un âge
encore où facilement on préfère un bon compagnon à un bon conseiller, où la
royauté semble surtout un instrument de jouissance et de plaisir. Louis
revint donc fort gaîment avec le roi à Amboise où se trouvait Madame Jeanne[23]. Désormais émancipé, maître de
sa fortune et de sa personne, le prince ne savait pas compter ;
impétueusement, il prodiguait l'une et l'autre ! Le roi, comme nous l'avons
dit, lui servait une pension de 25.000 livres ; malgré une réforme opérée
dans sa maison et une réduction du personnel de son entourage, les seules
dépenses de gages et de pensions à ses serviteurs en
absorbaient la moitié[24]. Son équipage de chasse était
des plus modestes, eu égard à son rang, et de ce côté il réalisait de
sensibles économies ; il n'avait que six fauconniers, deux veneurs, cinq
valets d'étable, cinq valets de fourrière, trois charretiers ; à Blois, un
jardinier qu'il payait seulement 18 livres par an ; mais le prince
entretenait une garde personnelle de vingt-quatre archers sous le
commandement du sire de Lis-Saint-Georges[25], treize chambellans, cinq
maîtres d'hôtel, six écuyers d'écurie, sept pannetiers, cinq échansons,
quatre écuyers tranchants, cinq gens de finance, cinq gens d'église, trois
médecins, sans compter les médecins appelés à titre extraordinaire, un
chirurgien, trois écuyers de cuisine, dix valets de chambre, deux officiers
de fruiterie, deux sommeliers de panneterie, deux sommeliers d'échansonnerie,
quatre huissiers de salle, sept maréchaux-des-logis-fourriers, dix queux
en y comprenant deux galoppins[26] A cette lourde maison il
fallait ajouter les dépenses du haut personnel administratif du duché, et le
budget des libéralités obligatoires. La
maison de Madame Jeanne, entièrement séparée de celle du duc, ne lui
ressemblait guère, et la comptabilité en était si distincte que, ayant
l'habitude de se fournir de bois de chauffage dans la forêt de Blois qui
appartenait à son mari, on payait immédiatement et régulièrement ce bois[27]. Seulement alimentée par la
pension de 10.000 francs que servait le roi et qu'il porta presque aussitôt à
12.000, sa maison était strictement tenue sur un pied suffisant, mais assez
modeste. Madame Jeanne s'habillait simplement et d'une manière conforme à son
rang[28] ; elle consacrait à des œuvres
de bienfaisance ou de dévotion ce qu'elle pouvait prélever sur ses revenus ;
elle se faisait affilier à des confréries célèbres et bien dotées
d'indulgences, elle contribuait à la reconstruction de sanctuaires fameux ;
elle entra ainsi dans les confréries de Notre-Dame du Puy et de l'église de
Saintes, elle reçut du pape Sixte IV des bénédictions et des indulgences[29]. Peut-être
Jeanne suivit-elle la Cour et assista-t-elle par conséquent à la série de
fêtes qui se donnèrent à Paris pendant le mois de septembre et vit-elle son
mari y briller toujours au premier rang. En octobre, Louis revint passer
quelques jours à Blois. Au milieu de toutes ces fêtes ses intrigues suivaient
leur cours[30] et se trouvaient sur le point
d'aboutir. Dès le mois de juin, en attendant le roi à Paris, le duc avait
envoyé un message au duc de Bretagne, un autre au duc de Lorraine[31], mais cela avec tant de
discrétion que rien encore de particulier ne transpirait. Actuellement, de
concert avec le duc de Bretagne, il fomentait, à la Cour même, un complot où
entraient trois chambellans du roi, parmi lesquels son ancien gouverneur et serviteur
Guyot Pot[32]. Anne de Beaujeu a vent de ces
trames, elle chasse les trois chambellans et enlève, pour ainsi dire,
brusquement la Cour de Paris à Montargis et à Gien, car le duc d'Orléans, comme
lieutenant général de de France, se croyait assuré de Paris, tandis qu'à Gien
Madame Anne se trouvait chez elle. Ainsi séparés, la Cour et le duc n'en
restèrent pas moins en relations officiellement amicales[33]. Aime de
Beaujeu cherchait donc, avant tout, à ne pas provoquer de rupture. Quant au
duc Louis, maintenant en plein accord avec la Bretagne, il n'attendait au
contraire qu'un signal. Un évènement inopportun l'avait obligé à patienter
encore ; il fallait l'intervention du pape pour contracter avec Anne de
Bretagne un mariage valable, et précisément le Saint-Père venait de mourir,
on dut attendre que le Conclave eût désigné son successeur. Enfin le duc
reçut « ung huissier de Nostre Saint-Père le Pape qui est venu devers
monda seigneur luy apporter lettres de Nostre dit Saint-Père le Pape et des
cardinaulx, touchant l'eslection dudit Saint-Père[34] », et dès lors les
affaires entrèrent dans une phase décisive : Louis d'Orléans n'eut plus
d'autre pensée que d'obtenir à Rome les dispenses nécessaires à ses projets ;
de Montargis même il fit partir son émissaire Chaumart sous le prétexte d'un
pieux pèlerinage à la Sainte-Baume de Provence[35] qui attirait tant de moines et
de pèlerins. Pour plus de prudence Chaumart n'emportait aucun écrit, mais il
avait reçu des instructions verbales très complètes ; le sire de Vatan, le
secrétaire Boulet s'étaient chargés de le mettre à même de rédiger un mémoire
dès qu'il serait en lieu sûr, dans le comté d'Asti, par-delà les monts. En
même temps Louis dépêchait à Nantes le sire de Lis-Saint-Georges porter la
nouvelle du départ de Chaumart[36]. De tous
côtés Mme de Beaujeu se trouvait enlacée dans un réseau serré d'intrigues, ne
sachant trop à qui se fier, prenant souvent ses ennemis à son service, soit
pour les éloigner, soit pour les diviser. Le 22 octobre le roi reçut à
Montargis une députation des seigneurs Bretons et conclut avec eux un traité
des plus habiles, aux termes duquel il se réservait le soin de marier les
deux filles du duc et les barons reconnaissaient les droits du roi de France
sur la Bretagne après la mort de leur seigneur actuel qui n'avait point
d'héritiers mâles[37]. Ce traité creusa encore
l'abîme qui séparait le duc de Bretagne et des barons assez osés pour
disposer des filles de leur seigneur et de son héritage. Dunois s'était fait
charger par Mme de Beaujeu d'une ambassade en Bretagne avec le cardinal de
Foix, mais les deux envoyés, qui étaient précisément les agents de Louis
d'Orléans, ne travaillaient guère que pour lui et trahissaient de tout point
le mandat de la régente. La Cour de Bretagne ne pouvait donc manquer
d'accueillir avec la plus vive sympathie la nouvelle que lui apportait enfin
le sire de Lis-Saint-Georges ; le duc et la duchesse s'entretinrent
cordialement avec lui du grand évènement qui entrait dans la période
d'exécution, marquant plus que jamais bon et ferme propos d'en finir. La
duchesse surtout manifestait ardemment ses volontés et ses désirs. Plusieurs
fois elle mena elle-même le sire voir la petite Anne et elle la lui montrait
en jupon et sans atours, simplement vêtue de sa petite cotte, pour lui faire
admirer sa gentillesse et qu'il pût en parler à Louis d'Orléans[38]. Dans
ces conditions, Louis se crut suffisamment fort pour lever ouvertement
l'étendard de la révolte ; gouverneur de Paris, il pensait du reste y avoir
conquis une assiette assez solide pour s'y maintenir, car ses magnificences
et ses fêtes devaient, pensait-il, lui avoir gagné le cœur des bons
bourgeois. Il convoqua le Parlement en sa qualité de lieutenant du roi et, se
présentant à la séance avec Dunois, il y fit lire par D. Le Mercier un long
manifeste[39] contre le gouvernement actuel.
Plus tard, il a essayé de pallier cette étrange démarche : il dit « que
les remonstrances, par luy failles à la ville, université et parlement de
Paris, estoient pourceque lesdits de Bourbon et Anne, sœur (le ladite dame deffenderesse,
avoient enfreint la conclusion des trois Estatz et nettoient sur le pouvre
peuple plusieurs deniers sus, pour entretenir gens, pour conserver leur
gouvernement ; et fut bruit qu'ilz vouloient attempter ou faire attempter en
sa personne, pour ce qui leur faisoit remonstrer que c'estoit mal fait de
mettre lesdits deniers sus, attendu mesmement que à luy appartenoit
l'administration dudit Royaume ; à l'occasion de quoy, et aussi pour qu'on
l'avoit cuidé tuer par avant au boys de Vincennes, se retira à Paris qui est
la ville capitalle du Royaume pour la seuretté de sa personne, faisant lesdites
remonstrances, et y fut par aucun temps et jusques à ce qu'il fut contrainct
de partir de ladite ville de Paris[40] » Le
Parlement ne goûta point les prétentions du duc et le premier président se
fit l'interprète de ce grand corps dans une réponse toute pleine de fermeté,
de sagesse et de tact politique, où il représentait au prince que le
Parlement, institué pour rendre la justice aux sujets du roi et non pour
assumer le contrôle des affaires du royaume, n'avait pas à régler les différends
qui divisaient les princes du sang royal, et il faisait remarquer dans sa
harangue, avec un sentiment de courtoise désapprobation, que la paix publique
était le plus grand bien de l'État. A l'Hôtel-de-Ville de Paris, le duc ne
trouva pas plus d'écho. En même temps, les ducs d'Orléans et de Bretagne
adressaient à toutes les bonnes villes de France un séditieux appel contre la
tutelle que, selon leur dire, Madame Anne infligeait au roi[41]. C'était trop : Anne arrive à
Melun avec la Cour et expédie secrètement une troupe de cent ou deux cents
archers à Paris pour fermer les chaînes des portes de la ville et arrêter le
duc d'Orléans et ses principaux conseillers, ce noyau de perturbateurs du
repos public. Le duc jouait à la paume aux Halles quand un seigneur, expédié
en toute hâte par le duc de Bourbon, à ce qu'on disait[42], accourt le prévenir de ce qui
se passe. Louis, Dunois, Guyot Pot, Denis Le Mercier, en simples escarpins,
sans môme prendre le temps de se chausser, passent leurs longues robes et
sautent sur leurs mules, en donnant l'ordre d'expédier à Saint-Cloud des justaucorps
et des bottes de cheval ; à Saint-Cloud, ils changent d'habits à la hâte,
montent à cheval, marchent toute la nuit et arrivent à Mantes pour voir lever
l'aurore ; mais là. ils apprennent que leur fuite est découverte ; il leur
faut, au point du jour, remonter à cheval et continuer sans débrider jusqu'à
Verneuil où ils se trouvent enfin chez le duc d'Alençon qui les reçoit
honorablement[43]. Le coup d'énergie d'Anne de
Beaujeu venait d'atterrer et de réduire au désespoir ses adversaires ; dans
leur fureur, ils ne parlaient de rien moins que de l'assassiner. Le
chancelier du duc de Bretagne disait, en propres termes, qu'il vauldroit
mieulx la fere mourir que la lesser ainsy gouverner[44]. Du côté
de Rome les affaires du duc Louis prenaient une meilleure tournure. Quelque
temps après avoir dépassé Asti, Chaumart, qui n'était plus tout jeune, tomba
malade et se vit dans l'impossibilité de continuer son important voyage ;
alors il composa une sorte de mémoire qui se divisait en deux parties : 1°
une requête pour obtenir la nullité ou la dissolution du mariage de Louis
d'Orléans avec Madame Jeanne ; 2° une autre requête pour demander les
dispenses nécessaires à cause du lien de parenté qui unissait Louis à Madame
Anne, et il confia ces papiers à un de ses serviteurs, nommé Étienne, pour se
rendre à Rome et les remettre au procureur du duc de Bretagne dans la Ville
Éternelle. Étienne revint avec une lettre du procureur pour le duc d'Orléans,
et, comme Chaumart ne se trouvait pas encore en état de reprendre sa route,
il la rapporta en France. Il arriva à Paris au moment même des évènements et
il lui fallut courir jusqu'à Verneuil pour la remettre à sa destination[45]. Au même
moment, la crise faisait explosion en Bretagne ; en face d'un vassal qui ne
gardait plus aucun ménagement, qui cherchait à soulever les villes sous
prétexte du bien du royaume et qui, en même temps, malgré, il faut le dire,
l'honorable résistance de Dunois et du duc d'Orléans[46], appelait en France l'Anglais
et l'Allemand, Anne de Beaujeu n'a plus à dissimuler ; elle recrute à Angers
tous les mécontents de la Bretagne, elle y appelle les barons Bretons, et cette
armée qu'elle inspire marche sur Nantes ; la ville aussi se soulève, l'armée
ducale perd courage et fait cause commune avec les seigneurs insurgés. En vain
le cardinal de Foix et le vicomte de Narbonne, fidèles au duc dans ce moment
de suprême péril, essaient de parlementer avec le peuple ; il faut que le duc
se soumette et signe tout ce qu'on veut de lui. Le grand directeur du parti
d'Orléans, le chancelier Landais, qui rêvait la mort d'Anne de Beaujeu, est
arrêté et le 29 juin 1485 pendu en pleine ville de Nantes[47]. Cependant
Chaumart avait fini par rentrer péniblement en Franco ; sans tarder, il se
rendit près de Louis, se mit à ses ordres et jura qu'il ferait réussir
l'affaire ; il allait jusqu'à dire que Sa Sainteté avait accordé le rescrit
demandé, que c'était une chose faite. On devine qu'il ne trouva plus le duc
dans les mêmes dispositions qu'autrefois ; Louis, bouleversé des évènements,
dit à Chaumart et à maître Calipel de s'en aller, s'ils avaient quelque chose
sur la matière, de le brûler immédiatement, car lui et eux étaient perdus si
l'on connaissait leur démarche. Chaumart rentra à son couvent et depuis lors
n'en sortit plus[48]. Les
nouvelles que Louis d'Orléans recevait de l'étranger et des autres princes,
du duc de Bourbon, des comtes d'Albret et d'Angoulême, lui rendirent pourtant
quelque courage ; de l'extrême abattement il passa même, comme un esprit
inexpérimenté, à de grandes illusions, se figurant que, malgré la chute du
duc de Bretagne, il restait encore assez de gens d'armes aux princes pour
tenter sous sa bannière une démonstration vigoureuse ; rendez-vous fut même
pris à Orléans, et aussitôt Louis, pour son compte, se mit à enrôler à Blois
des troupes. Par malheur, l'opinion publique de toutes parts, même dans les
domaines de la maison d'Orléans, était lasse et se soulevait avec énergie
contre un prince présomptueux, toujours prêt à mettre le royaume à feu et à
sang pour la satisfaction de vœux personnels. Les bourgeois de la bonne ville
d'Orléans, sondés par le duc sur l'accueil qu'ils feraient aux troupes,
répondirent d'abord en demandant qu'on sauvegardât leurs vendanges. Madame
Anne de son côté leur expédia le sire du Bouchage qui, conformément à ses
instructions[49], les harangua et n'eut pas de
peine à les convaincre de la folie de leur seigneur, à leur persuader de ne
pas embrasser sa cause. Ils répondirent donc au duc qu'ils n'osaient encourir
l'indignation de Mme Anne de Beaujeu et Louis se vit réduit à s'enfermer avec
ses gens dans le vieux donjon de Beaugency que cernèrent bientôt les forces
royales. Ses panégyristes, comme Saint-Gelais, disent bien haut que, sans la
présence du roi en personne, « le plus huppé eût voulu être à cinquante
lieues de là ; » en réalité, Louis dut se rendre, avec le ridicule et
l'odieux d'une impardonnable équipée. Charles
VIII, que tout le monde aimait, était doux, bénin et clément, étranger au
système de la terreur, sans goût pour les menaces et les sévices, toujours
prêt à rendre justice à qui la demandait. Sur l'intercession du duc de
Lorraine et du maréchal de Gié, il se borna à exiler Dunois dans le comté
d'Asti et à exiger le licenciement des troupes des princes[50]. Par une proclamation du 31
août, il déclara oublier les torts de son frère et cousin, le duc
d'Orléans, dont les gens d'armes, jadis réunis à Blois, fouloient le
peuple, car il croit pouvoir garantir que si dangereuse entreprise ne se
pratiquera plus[51]. Ainsi, après avoir en peu de
temps écrasé par son merveilleux talent une coalition redoutable, Madame Anne
montrait sa force avec sa grandeur d'âme en accablant les ennemis du royaume
du poids de sa magnanimité et de son pardon. A la
suite de cette aventure, Louis d'Orléans, touché peut-être de la bonté du
roi, car lui, non plus, n'avait pas le cœur méchant, parut changer de
conduite et vécut près de deux années dans ses terres sans faire parler de
lui. Il accompagna le roi à Rouen et là il lui demanda la permission de
prendre congé pour aller voir sa femme, Madame Jeanne, qui restait au château
de Montrichard. Le roi n'eut garde de lui refuser cette faveur et le duc
partit même avec un certain empressement, il demeura près de sa femme pendant
plusieurs jours. Ensuite on le vit encore à diverses reprises avec elle, soit
à Blois, soit ailleurs[52], mais pas fort souvent ;
l'antipathie première ne tarda pas à reprendre le dessus et, bien que les
entraînements d'une ambition effrénée eussent aussi compté pour beaucoup dans
ses difficultés avec le roi, Louis affectait de rejeter surtout la responsabilité
de sa folle conduite sur l'invincible sentiment que lui inspirait Madame
Jeanne. Le roi priva de leurs offices et de leurs pensions plusieurs
officiers de la maison d'Orléans, et son choix montra qu'il était bien
informé. Lorsque le temps fixé pour l'exil de Dunois à Asti fut près
d'expirer, Louis d'Orléans députa à deux reprises différentes le sire de
Montmorency près du roi et de M. et Mm° de Beaujeu pour les supplier
d'accorder à Dunois l'autorisation d'habiter librement sa maison et ses
terres de France. Le roi, le duc et la duchesse demandèrent à Montmorency
pourquoi Louis ne venait pas leur exposer lui-même sa requête, ajoutant d'un
air interrogateur : « Il ne vient pas à cause de sa femme ? » parce
que Jeanne se trouvait sans doute auprès d'eux. Montmorency répondit
vaguement que peut-être était-ce bien là un motif d'hésitation pour le prince
; mais il ne put rien obtenir de ses augustes interlocuteurs et, lorsqu'il
rendit compte à Louis de l'insuccès de ses démarches et de la question qu'on
lui avait posée, Louis le pria en grâce de retourner à la Cour et l'autorisa
à dire, si on lui faisait encore cette question, que telle était en effet une
des principales causes de son absence et qu'il aimerait bien mieux avoir
épousé la plus pauvre demoiselle de France qui lui donnerait du plaisir et
des enfants[53]. Il
n'est donc pas surprenant de voir Louis, succombant de nouveau à la
tentation, échanger des messages avec le duc de Bretagne. Ses plus sages
conseillers cherchaient bien à 16 détourner, pour le moment, d'une nouvelle
aventure ; mais, pendant un séjour de la Cour à Compiègne, on apprit que le
duc de Bretagne, depuis longtemps affaibli déjà, venait de tomber
dangereusement malade. Cette grave nouvelle provoqua des sentiments bien
divers ; elle décida Mme de Beaujeu à partir pour la Touraine, afin de se rapprocher
du théâtre des évènements possibles ; chez Louis d'Orléans, elle excita
d'amères et vives hésitations. Denis Le Mercier, son chancelier fidèle,
lisait dans l'âme de son maître et il crut de son devoir de chercher à le
calmer, en lui représentant combien il était plus sage de rester ce qu'il
était, en lui disant que, somme toute, il avait déjà une femme, Madame
Jeanne. Louis, en réalité, semblait se résigner à son effacement dans la
politique intérieure et l'on pouvait croire qu'il avait été sincère lorsqu'il
répondait que sa situation vis-à-vis de Madame Jeanne était maintenant
l'obstacle à ses bons rapports avec la cour[54]. L'éventualité de la
disparition du duc de Bretagne arrivait pour réveiller et surexciter tout
d'un coup ses projets sur Madame Anne ; l'idée de son nouveau mariage, cette
idée seule, il l'a dit et répété souvent, l'entraînait à partir coûte que
coûte : quant à Madame Jeanne, il déclarait à Le Mercier ne pouvoir et
n'avoir jamais pu la considérer comme sa femme ; il consentirait bien à
perdre tout ce qu'il avait si on pouvait lui prouver qu'elle était sa femme,
disait-if[55]. A onze heures du soir, dans sa
perplexité, il manda un ami de bon conseil, Georges d'Amboise, alors évêque
de Montauban : malgré l'heure avancée, Georges était encore en train de
réciter les Heures avec le roi : aussitôt le roi couché, il se rendit près de
Louis qu'il trouva dans son lit. Ils eurent une longue conversation où le duc
d'Orléans ne dissimula pas ses projets, dit qu'il voulait partir pour la
Bretagne et épouser la fille aînée du duc ; il demandait à Georges son avis.
L'évêque prit la liberté de soutenir une opinion toute contraire et si
nettement que le duc, depuis lors, évita de lui en parler[56]. D'ailleurs,
circonstance bien faite pour inspirer des résolutions de calme au prudent
d'Amboise, les projets du duc n'étaient plus un mystère ; on commençait à
recevoir des offres de service de personnages qui n'étaient point de
l'intimité[57]. On ne pouvait guère se flatter
qu'un projet, connu d'un certain nombre d'initiés, dût éternellement demeurer
secret et ne fût-ce qu'à la cour de Bretagne il se trahissait ouvertement. Le
duc se préparait à la guerre de la manière la plus patente. Mme de Beaujeu
avait envoyé comme émissaire à Nantes un maître d'hôtel du roi, nommé Louis
de La Palud : un jour, après boire, un gentilhomme breton, le sire de
Chastillon, raconta à. La Palud lui-même qu'on avait envoyé en cour de Rome
demander les dispenses nécessaires au mariage de M. d'Orléans avec Madame
Anne, et que, quant au premier mariage de M. d'Orléans, on le considérait
comme nul, attendu que Louis XI, père de Madame Jeanne, avait tenu le duc
Louis sur les fonts baptismaux et qu'on ne trouvait aucune dispense accordée
pour lever cet empêchement : Chastillon, dans son expansion, pria même le
sire de La Palud, à son retour en France, d'en aviser M. d'Orléans : La Palud
partit et en avisa, non point le duc, mais Mme de Beaujeu qui se borna à
répondre froidement que, quand il le faudrait, on trouverait la dispense[58]. Le duc
d'Orléans se voyait donc engagé dans une voie maintenant éventée et clans une
situation d'autant plus difficile que la main de Madame Anne de Bretagne
paraissait promise de plusieurs côtés à la fois. Le duc de Bretagne se trouva
bientôt hors de danger immédiat : cela refroidit l'ardeur de Louis et, ramené
à des idées plus sages par les conseils de son entourage, il se résolut à ne
plus risquer une nouvelle aventure qu'à bon escient, avec la certitude
absolue du succès. Or comment avoir cette certitude lorsque la rumeur
publique affirmait que la main de Madame Anne était promise tantôt à
l'archiduc d'Autriche, tantôt au sire d'Albret, que sais-je encore à qui ?
Louis d'Orléans exigeait donc, du due et de la duchesse de Bretagne, des
lettres formelles, constatant un consentement sans réserves, scellées de leur
sceau, contresignées du vice-chancelier de Bretagne Guillaume Gueghan ; la
seule réserve que le duc de Bretagne put y insérer fut la remise de la
célébration du mariage à une date plus éloignée, lorsque la future épouse
aurait atteint l'âge canonique nécessaire et lorsque l'on aurait reçu les
bulles de dispense qui avaient motivé le premier voyage de Chaumart en
Italie. Pour plus de sécurité, l'engagement de tenir la main au mariage de la
jeune princesse avec le duc d'Orléans fut encore signé par le cardinal de
Foix, sur l'intervention duquel on comptait en cour de nome, par le prince
d'Orange, par le maréchal de lieux, par Madame de Laval, par le sire de
Comminges, par les capitaines des gardes et des archers, notamment un certain
Maurice, et même par le capitaine de la garde allemande qu'on appelait
Clispaige[59]. Le
bruit du mariage était donc devenu absolument public[60] : le duc seul à Blois ne
paraissait pas s'en douter, mais en secret il tenait conseils sur conseils,
dans la chambre d'un chanoine attaché au service du palais, nommé Simon
Caillau, auquel le secrétaire du duc Boutet emprunta même 200 écus en vue du voyage
de Bretagne[61] ; on agitait cette grave
question, et il hésitait toujours. Son envoyé en Bretagne, le sire de
Lis-Saint-Georges, vint le retrouver et lui apporter la copie de tous les
engagements souscrits, mais la copie seulement —par prudence, il avait laissé
les originaux en dépôt chez le cardinal de Foix, —et il apportait aussi au
duc une lettre du cardinal et un reçu de ces importants documents[62]. Louis pourtant ne pouvait pas
se décider à partir et un mois entier se passa encore en tergiversations et
en pourparlers. Le duc de Bretagne profita de la situation pour envoyer à
Amboise une ambassade officielle afin d'essayer d'arracher au roi un traité
favorable. Mme Anne de, Beaujeu, fatiguée des prétentions de ces
ambassadeurs, se sentant trahie en Bretagne, ne voyant pas quelles étaient au
juste les dispositions réelles du duc d'Orléans, donna ordre au sire de Gié,
qui était cousin de la famille d'Orléans et un diplomate doublé d'un soldat,
de se rendre à Orléans et de ramener le duc à Amboise pacifiquement ou au
besoin par la force. Le duc reçut courtoisement le maréchal et lui donna sa
parole d'honneur d'être à Blois le lendemain, parole dont le maréchal,
toujours courtisan, crut, devoir se contenter. Louis réunit en hâte son
conseil où se trouvèrent avec D. Le Mercier, les sires de Joyeuse, de Louan,
de Lis-Saint-Georges : il exposa une dernière fois la situation si connue de
ces seigneurs, et répéta encore qu'il ne voulait partir pour la Bretagne
qu'avec une assurance bien formelle du mariage dont il était question. Le
conseil fut d'avis qu'on ne pouvait vraiment obtenir d'assurances plus fortes
que celles qu'on avait. Le lendemain Louis était à Blois, selon sa parole ;
mais il sortit ensuite de la ville avec sa meute comme pour aller chasser à
Châteaurenault et, au lieu de se rendre à Amboise, il s'élança une seconde
fois sur la route de Bretagne, assuré maintenant de toucher le but[63]. Il ne
s'arrêta qu'un instant à Fontevrault, près de Saumur, et en un jour et une
nuit il atteignit la ville de Clisson, franchissant ainsi de deux à trois
cents kilomètres[64]. Avant de partir il avait écrit
une lettre pour le maréchal de Gié[65], où il s'excusait en disant
qu'il avait trouvé à Blois un message du duc de Bretagne exprimant le désir
de le voir : il adressa aussi une lettre au roi pour protester que son voyage
n'avait aucun but mauvais et qu'il ne lui voulait causer aucun déplaisir[66]. La
fuite de Louis d'Orléans excita dans tout le royaume une vive rumeur. On crut
son mariage fait. L'ambassade de Bretagne s'empresse de quitter Amboise : « Ilz
y estoient à l'eure que M. d'Orléans s'en partit pour s'en aller à Nantes,
dont ilz ont fait fort des esbaïz, disans qu'il n'en estoit nouvelles à
l'eure de leur partement. Le Roy y envoye M. de Bordeaulx[67] », l'archevêque André
d'Espinay, l'ambassadeur de Mme de Beaujeu en Bretagne. Les
amis que Louis d'Orléans laissait à la cour, notamment l'historien Commines,
dont il se défiait du reste[68], et Georges d'Amboise, ne
manquaient pas de le tenir au courant des évènements : ils répandaient
sourdement le bruit que le duc avait dû s'enfuir devant des menaces dirigées
contre sa personne[69] : ils allèrent plus loin,
ils formèrent l'audacieux complot d'enlever le roi à la tutelle de sa sœur
contre laquelle on l'excitait et de l'entraîner lui-même en Bretagne. Anne
découvrit ce complot et fit arrêter les conjurés : Louis d'Amboise, évêque
d'Albi, fortement suspect, n'eut que le temps de s'enfuir à Avignon d'où il
réussit à se justifier. A ce moment, M. et Mme de Beaujeu, par l'arrestation
en Guyenne d'un émissaire des princes[70], découvraient tout le réseau de
perfidies et de trahisons qui les entourait, et un danger d'autant plus grand
qu'il était mal défini, que chaque jour il apparaissait sous un nouvel
aspect. Chaque prétendant d'Anne de Bretagne, se croyant le seul sérieux et
le seul certain du succès, agissait de son côté avec énergie : l'archiduc
d'Autriche, bien que sa fille, élevée à la cour de France, eût été accordée à
Charles VIII et n'attendît que l'âge du mariage pour devenir reine de France,
menaçait la frontière du Nord. Le duc d'Orléans se trouvait à Nantes. Dans le
Midi, le sire d'Albret, avec le sire de Lescun et le comte de Foix, soulevait
la Guienne par un effort désespéré, et c'était peut-être l'adversaire le plus
redoutable : le sire de Beaujeu lui envoya, par l'évêque même d'Asti, un
secret message pour l'avertir du départ du duc d'Orléans et de l'annonce
publique du mariage d'Anne de Bretagne avec lui, mariage que le sire de
Beaujeu déclarait indubitable. Le sire d'Albret, vieux, laid, couperosé, dans
de mauvaises affaires, et dont le visage faisait grand'peur la petite Anne de
Bretagne, mais qui se croyait bien plus fin que les autres et qui passa sa
vie à être dupé, était si sûr du succès qu'il sourit de la nouvelle envoyée
par le sire de Beaujeu : il s'en ouvrit à Louis d'Orléans et lui déclara
cesser de ce jour sa poursuite jusqu'à ce que le duc eût pu s'assurer du
résultat de la sienne[71]. Louis ne demandait pas mieux
que de hâter les choses. Il avait appris à craindre Madame Anne. Il envoya à
Blois l'ordre de faire suivre à Nantes tout son train. Son trésorier
Hurault se préparait à partir lorsqu'il reçut la visite d'un hérault d'armes,
nommé Jehan Challocin, plus communément connu sous le nom de Valois, qu'on envoyait
sans plus tarder de Nantes à Rome ; Valois portait des instructions et des
mémoires écrits relatifs à l'affaire du mariage que le secrétaire Boulet lui
avait remis en présence du duc[72], car on avait sans doute
constaté par l'échec de la mission de Chaumart l'inconvénient des
instructions verbales. Seulement il n'avait pas reçu d'argent et il venait en
demander à maître Hurault, auquel, pour en obtenir, il expliqua sommairement
le but de son voyage. Cette communication troubla profondément le bon
trésorier qui répondit, avec beaucoup de frayeur, qu'en Bretagne on se
trouvait en sûreté et qu'on y pouvait bien des choses, mais qu'à Blois il
n'en était pas de même et qu'il pourrait y avoir grand danger à faire ce que
demandait Valois. Valois eut toutes les peines du monde à lui arracher
quelque argent (28 écus)
et encore il lui fallut signer, par devant notaire, une reconnaissance
portant, en termes exprès, qu'il s'agissait d'un prêt personnel fait à Valois
par Hurault[73]. Valois partit, il réussit à
gagner Rome, à faire remettre ses documents au pape par l'intermédiaire de
l'abbé de Lezac, et à rapporter à Nantes la réponse : il reçut alors cent
écus qu'il avait bien gagnés[74]. La cour
ne chercha pas à retenir la maison du duc d'Orléans : lorsque G. Daussy, le
maître d'hôtel, après avoir veillé au départ, partit à son tour avec l'écuyer
Guierlay, il fut arrêté, un peu au-delà de Tours, par deux capitaines au nom
du roi et ramené à Amboise. Le roi parla aux deux fugitifs avec fermeté :
entre autres choses, il leur dit que le duc Louis était parti pour la
Bretagne malgré sa parole de venir le trouver et qu'il avait emmené là-bas
deux archers de la garde royale, que si ces deux archers souffraient le
moindre mal, il les en rendait, eux, responsables. « Allez, dit-il, je
vous le baille suz voz testes, » et il les fit conduire à la frontière de
Bretagne par un trompette[75]. C'était
la guerre et Louis d'Orléans en sentit rapidement l'effet. Dès son arrivée,
les barons de Bretagne, qui paraissaient calmés, reparurent plus mutins que
jamais et, cernant le château de Nantes, ils s'imposèrent avec une telle
énergie que le duc d'Orléans, qui venait à peine d'y entrer avec la
prétention publique d'épouser l'héritière du duché, se vit obligé, le 17
janvier I487[76], de faire déclarer publiquement
dans l'église des Cordeliers, devant une grande assemblée de notables,
barons, ecclésiastiques et autres, qu'il n'était pas venu au pays de Bretagne
en cet esprit et intention, car il ne pouvait contracter mariage,
étant déjà uni par le lien conjugal, et même on lui en fit prêter serment. Le
duc, plus tard, lorsqu'il fut devenu Louis XII, a essayé de justifier cette
pénible démarche, en disant « que, pour obvier qu'il ne fast occis
par les barons de Bretaigne qui tenoient lors le party contraire contre le
duc, avecques lequel il s'estoit retiré, tant pour la seureté de sa personne
que pour secourir ledit duc son cousin et espouser Madame Anne de Bretaigne,
fille dudit duc, il a bien ouy dire que ses gens firent la déclaracion
mentionnée esdits articles ; mais la vérité est que ladite déclaracion ne fut
jamais faicte par son ordonnance, et n'a consenty a l'effait de la dicte
déclaracion ; crins tous jours, luy estant audit lieu de Bretaigne quand il
estoit en son libéral arbitre, a poursuyvy le mariage de ladite dame Anne de
Bretaigne, et à ceste fin furent faictes plusieurs assemblées et
consultations de ladite matière oudit pays de Bretaigne, et télement que
ledit duc demoura d acord avecques luy touchant ledit mariage et envoya a
&mne pour obtenir dispense et provision audit cas, laquelle fut empeschée
par lesdits feu Boy Charles, de Bourbon et Anne sa femme, lors (teins ledit
gouvernement[77]. » Ces
évènements qui justifiaient les prévisions du sire d'Albret l'auraient sans
doute comblé de joie si dans ce moment-là l'armée royale n'eût marché
nettement sur la Guyenne où, écrasant successivement le comte d'Angoulême et
le sire de Lescun, elle enleva Blaye et fit à Bordeaux une entrée triomphale.
Les barons bretons, à demi satisfaits, mais non désarmés, continuaient à se
tenir à Châteaubriant dans l'attitude la plus mutine et semblaient attendre
le secours de l'armée royale qui, maintenant, toutes ses forces concentrées,
allait évidemment marcher sur la Bretagne, avec l'intention. bien avouée
d'éteindre, les armes à la main, ce foyer d'intrigues. La situation de la
cour de Nantes, malgré ses armements, devint rapidement des plus précaires ;
Louis d'Orléans se sentit fort ébranlé dans ses espérances. A plusieurs
reprises, il disait au sire de Lis-Saint-Georges qu'il s'estimerait bien
heureux d'abandonner au roi le duché d'Orléans et tout l'apanage, à M. et à Mme
de Beaujeu le comté de Blois et la seigneurie de Coucy, s'ils voulaient
consentir et tenir la main à son projet de mariage avec Madame Anne : que
même il leur offrirait bien de rendre foi et hommage au roi pour le duché de
Bretagne dont il hériterait ainsi[78]. Mais il se berçait trop tard
de ces chimères ! Il renvoya encore Valois à Home avec des lettres rédigées
par le secrétaire Cotereau pour Sa Sainteté et pour Jérôme de l'arlequin, qui
était maître de la chambre du pape et en même temps sujet d'Orléans comme
citoyen du comté d'Asti. Par crainte de tous les dangers qu'on pouvait
redouter, le duc exigea de Valois un serment solennel et spécial de ne rien
révéler. Cette fois encore, Valois parvint au terme de son voyage et remit
heureusement ses dépêches au pape ; les gens au courant, tant du conseil
praticque que des menées qui s'en faisoient, se croyaient enfin bien sûrs
du succès lorsque l'habileté de Mme de Beaujeu vint encore à nome susciter
des obstacles[79]. Au mois
de mai 1487, les troupes françaises divisées en trois corps d'armée, sous le
commandement de La Trémoille, du comte de Montpensier et du sire de
Saint-André, pénétrèrent en Bretagne, en tendant la main aux seigneurs
bretons. On n'attend pas de nous le récit de cette victorieuse campagne où,
après avoir refoulé les Bretons jusqu'à Vannes, les Français s'emparèrent de
cette ville elle-même et vinrent mettre le siège devant Nantes. En cette
extrémité, le cardinal de Foix partit lui-même pour Rome afin de précipiter
les démarches[80]. Les Bretons sont battus à Loué
: le sire d'Albret, en Guyenne, fait sa soumission au roi : le duc de
Bretagne appelle de toutes parts des alliés, en Espagne, en Angleterre, dans
les Pays-Bas. Heureusement pour lui, les Français, trop peu nombreux pour bloquer
Nantes, levèrent le siège au mois d'août et ne purent que parcourir le duché
en enlevant Vitré, Saint-Aubin-du-Cormier, Auray et en réduisant le pays tout
entier à la plus grande détresse. Dans ces conjonctures, le duc, le 23
septembre, déclara promettre sa fille Anne à l'archiduc d'Autriche et invita
ce prince à. débarquer en Bretagne. De plus en plus déçu dans ses espérances,
le duc d'Orléans disait tout haut qu'il quitterait bien la Bretagne si le roi
voulait lui garantir la faculté d'habiter paisiblement ses domaines. Du reste
à ce moment-là il eut un fils qui devint plus tard archevêque de Bourges sous
le nom de Michel de Bussy[81]. Fort
étonné de ne recevoir de Rome aucune nouvelle, Louis adressa à son
conseiller, le sire de Lamonta, qui se trouvait tranquillement dans ses
terres du pays d'Asti, des blancs-seings, des mémoires pour apprendre
en cour de Rome à quoi pouvaient tenir les retards, les empêchements mis à
l'expédition des bulles qu'on attendait d'un instant à l'autre. Lamonta
envoya coup sur coup à Rome plusieurs messages, sans rien pouvoir apprendre, et
dix ans après il ignorait encore la cause réelle du retard', car la cour de
Rome n'est pas vainement renommée pour sa circonspection. Voici pourquoi les
bulles n'arrivaient point : au mois de juin ou de juillet, Mm° Anne de
Beaujeu avait envoyé à Rome une ambassade composée du sire de Ligne, Jacques
de Beauvau, de Jean Ami, secrétaire du roi, et d'autres secrétaires, pour
demander officiellement au Saint-Siège l'investiture du royaume de Sicile en
faveur du duc de Lorraine qu'elle détachait ainsi de la cause des princes :
au moment du départ de l'ambassade, Madame Anne de France reçut en audience
particulière son homme de confiance Ami et lui donna des instructions
détaillées. Elle lui dit notamment qu'elle avait compris que le duc
d'Orléans, — ou peut-être, ajouta-t-elle, le comte de Dunois pendant son exil
à Asti, — avait fait faire auprès du Saint-Siège des démarches pour obtenir
les dispenses ou provisions nécessaires à un mariage avec une autre femme que
Madame Jeanne de France : elle fit appel à la fidélité parfaite qu'Ami avait
toujours montrée au service du feu roi Louis et le pria d'attirer
spécialement sur cette affaire, pour l'empêcher d'aboutir, l'attention de
Notre Saint-Père le Pape et même du cardinal d'Anjou : elle lit plus, elle
lui donna des lettres particulières de créance dans le même sens pour cette
affaire et pour quelques autres. Selon ses désirs, Ami parla en son nom au
pape et au cardinal d'Anjou, les priant d'avoir pour recommandé l'honneur de
la maison (le France et de ne rien faire au préjudice du mariage contracté
par Madame Jeanne. Le Saint-Père et le cardinal séparément donnèrent leur
parole que rien ne se ferait contre ce mariage et contre l'honneur de la
maison de France. Le cardinal ajouta, il est vrai, qu'il ne pensait pas que
les dispenses accordées autrefois par le Légat pour le mariage de Madame
Jeanne fussent bien valides, mais il dit qu'il se chargeait de les faire
ratifier, et Ami crut bon de ne pas insister davantage[82]. Au mois
de février 1488, l'armée du duc de Bretagne reprit l'offensive et cette fois
elle parut favorisée de la fortune : elle recouvra successivement plusieurs
places, notamment Vannes, et le 26 mars le vicomte de Rohan, chef de l'armée
des barons bretons, dut capituler. Alors le roi plaça toutes ses troupes sous
le commandement de La Trémoille ; en même temps il citait les ducs d'Orléans
et de Bretagne, comme rebelles, à comparaître devant le Parlement pour y
répondre du crime de lèse-majesté[83] ; il faisait aussi le
nécessaire pour défendre ses frontières contre les Pays-Bas et l'Angleterre.
Charles VIII se rend à Angers, et, par des lettres datées des Ponts-de-Cé, le
22 avril, il ordonne au prévôt de Paris de démolir les maisons de Denis Le Mercier,
chancelier du duc d'Orléans, et des autres gens qui avaient suivi le prince,
ainsi que cela se pratiquait d'ordinaire contre les criminels de lèse-majesté[84] ; il écrivait la lettre
suivante au comte de Dammartin, ce vieux serviteur à qui Louis XI avait fait
jadis des confidences compromettantes au moment du mariage de sa fille : « Chier
et féal cousin, nous avons sceu par vostre nepveu, le gouverneur de Lymosin,
comment vous meslatez du mariage de nostre ires chier et amé frère, le duc
d'Orléans, par le commandement de nostre tres chier seigneur et père, que
Dieu absoille. Et pour ce que vostre dit nepveu nous a deu dire qu'il a veu
autre foys des lettres entre voz mains touchant ceste matière, si vous prions
tres affectueusement que, le plus tost que vous pourrez, vous en venez par
devers nous et nous aportez tout ce que vous en sairez trouver. Donné
au pont de Scé, le XXIIIIe jour d'avril. Charles. — Leber'[85]. Depuis
1485, le vieux Dammartin avait succédé au duc d'Orléans dans le gouvernement
de Paris et dans la lieutenance générale de l'Ile-de-France et de Champagne ;
il se maintenait en termes convenables avec la cour, mais, comme c'était un
personnage vieilli sous le harnais politique, il s'arrangea pour ne pas
rendre les lettres que le roi lui demandait si cordialement
[86]. Pendant
ce temps-là le sire d'Albret avait reparu en Bretagne, amenant des renforts
considérables, et on s'était hâté de lui donner les assurances les plus
formelles que Madame Anne n'épouserait pas un autre que lui. Tous les
seigneurs y compris Dunois en souscrivirent l'engagement et lui remirent
leurs scellés. Louis d'Orléans fut le seul qui, par un motif facile à
apprécier, refusa sa parole. Ainsi,
après une trêve momentanée, la guerre reprenait de part et d'autre avec une
nouvelle ardeur. Le 28 juillet 1488, Louis de La Trémoille rencontra à
Saint-Aubin-du-Cormier l'armée bretonne : il lui fil essuyer une affreuse
défaite : les corps de 6.000 Bretons ou Anglais jonchèrent le champ de
bataille, un grand nombre de prisonniers restèrent dans les mains du
vainqueur, et parmi eux le duc d'Orléans lui-même et le prince d'Orange.
Après avoir vu périr tout ce qui les entourait, les deux princes, vers le
soir de cette journée désastreuse, se virent eux-mêmes acculés dans un petit
bois : dépouillés de tout ce qui pouvait rappeler leur rang, combattant comme
de simples hommes d'armes, ils tombèrent dans les mains de l'armée royale
malgré des prodiges de défense personnelle : le prince d'Orange, couché parmi
les cadavres de ses compagnons, cherchait à se confondre avec eux. C'est là
que les archers le surprirent. Louis d'Orléans fut d'abord conduit au château de Sablé[87] où le roi envoya l'ordre de l'enfermer à Lusignan. |
[1]
Déposition de Rabaudanges.
[2]
Déposition de Chaumart.
[3]
Nous avons dit que Mme de Fonteyrault sollicitait l'abbaye de Sainte-Croix.
Elle l'obtint en 1485.
[4]
G. Chaumart.
[5]
Et au dos : « A Madame de Beaujeu ». Bernier, Histoire de Blois, p. XXXIII.
[6]
Positio super dubio, de 1774, p. 74.
[7]
D'Attichy, L de Bony et autres biographes.
[8]
Notamment M. Dupuy, Histoire de la réunion de la Bretagne à la France :
M. Dupuy n'indique pas les négociations dont nous donnons ici le récit.
[9]
Et même qu'Anne de Bretagne s'éprit de Louis d'Orléans. Bibl. Jacob., Histoire
du XVIe siècle, t. Ier, p, 14.
[10]
Il était entré dans la maison d'Orléans en 1480, à dix-huit ans, comme écuyer
d'écurie. Il épousa une des filles du sire de Vatan ; et devint par la suite
bailli de Berry. Son frère aîné, Jean Bertrand, était au service du comte de
Ponthieu (Déposition de G Bertrand).
[11]
Dépositions de G. Bertrand, de G. Doulcet ; ce dernier assista aussi à
plusieurs de ces conseils.
[12]
Louis envoie par son valet de chambre Cadet un premier message au Maréchal, à
Saint-Fleurant-le-Vieil, tout près de Nantes (Rôle d'avril-juin 1484).
Une autre fois, Louis lui écrit du Verger d'aller trouver à Angers le sire de
Vatan ; Gié s'y rend, et là encore, Louis lui écrit deux fois (Rôle du 12
novembre 1484).
[13]
Le Maréchal lui écrivit deux fois, par Ploret et par un chapelain (Arch. Nat.,
K. 73, n° 31).
[14]
Dépositions de D. Le Mercier, de G. Chaumart.
[15]
Déposition de G. Bertrand.
[16]
Titres d'Orléans, pièce 844.
[17]
Rôle d'avril-juin 1484.
[18]
Arch. Nat., K. 73, n° 31. Interrogatoire de P. Landois
[19]
Déposition de G. Bertrand.
[20]
Rôle d'avril-juin 1484.
[21]
Déposition de D. Le Mercier.
[22]
Le sceau qu'il employait officiellement au bas de tous ses actes, au lieu de
porter accolés, comme il aurait pu le faire, son écu et celui de sa femme,
portait le seul écu d'Orléans et de Milan, c'est-à-dire le sien, sans aucune
mention des armes de France. (Douet d'Arcq, Inventaire des sceaux, n°
951.)
[23]
D'Amboise il envoie deux messagers, l'un à Tours, l'autre pour acheter des
oiseaux (Rôle d'avril-juin 1484).
[24]
Rôles des 1er oct. 1483-30 sept. 1484, 1er oct. 1484-30 sept. 1485.
[25]
Rôle des pensions de 1483-1484 (Cabinet des Titres, Orléans, XII,
829). — Déposition de Jehan Cotereau.
[26]
Rôle des gaiges de juillet-sept. 1485.
[27]
Dépositions de Jacq. Hurault, trésorier, de G. Doulcet, contrôleur.
[28]
Positio super dubio de 1774, p. 79. — Le sire de Vatan dit l'avoir
souvent vue in corcelo suo (Déposition de P. Dupuy).
[29]
Pierquin de Gembloux, p. 356-357.
[30]
Le 26 octobre, il envoie d'Amboise un messager à Nantes (Bibl. Nat., mss. fr.
26099, p. 67).
[31]
Quittances de ces deux messagers, orig. Bibl. Nat., mss. fr. 26099, pièces 39
et 58. — Le mariage était entretenu avecgues Mess. d'Orléans, d'Alançon et
de Loraine (Ach. Nat, K. 73, n° 31).
[32]
Arch. Nat., K. 73, n° 31.
[33]
Le 11 novembre, Louis envoie au roi, à Gien, un courrier pour lui faire signer
le don annuel de la gabelle du duché (Bibl. Nat., mss. fr. 26099, quitt. 72),
et le 12, le roi accorde de nouveau ce revenu au duc (Cabinet des Titres,
Orléans, XII, n° 838).
[34]
Rôle d'oct.-déc. 1484 (Orléans, XII, n° 847).
[35]
Déposition de Giles Lambert.
[36]
Dépositions de G. des Ormes. G. Doulcet, Gilb. Bertrand.
[37]
Dupuy, t. II, p. 51.
[38]
Déposition de G. Bertrand.
[39]
Godefroy, p. 466.
[40]
Interrogatoire de Louis XII.
[41]
V. notamment N. Valois, Le Conseil du Roi (Bibliothèque de l'École
des Chartes, 1882, p. 618, note 2).
[42]
Déposition de G. Lambert.
[43]
Déposition de D. Le Mercier.
[44]
Arch. Nat., K. 73, n° 31.
[45]
Déposition de Chaumart.
[46]
Arch. Nat., K. 73, n° 31.
[47]
Nous résumons ces faits d'après l'excellent livre de M. Dupuy, Histoire de
la réunion de la Bretagne à la France.
[48]
Dépositions de G. Calipel, de Chaumart.
[49]
Le Roux de Lincy, Vie d'Anne de Bretagne, et autres auteurs.
[50]
Jaligny, dans Godefroy, p. 262 et suiv.
[51]
Bibl. Nat., mss. fr. 3924, n° 9.
[52]
Interrogatoire de Louis XII.
[53]
Déposition de G. de Montmorency.
[54]
Il avait repris d'ailleurs sa vie joyeuse et passait son temps « en festins,
joustes et tournois. » Lemaire, Antiquitez de la ville d'Orléans, p.
135.
[55]
Déposition de D. Le Mercier.
[56]
Déposition du cardinal d'Amboise.
[57]
Un an environ avant le départ du duc pour la Bretagne, le gouverneur d'Auxerre,
Olivier de Coetmen, vint trouver à Senlis le sire de Lis-Saint-Georges, lui dit
qu'il savait ce qui se faisait et que le sire en était un des chefs, et lui lit
de grandes offres de service. G. Bertrand les transmit au duc qui l'autorisa à
parler. Olivier alla ensuite trouver l'évêque de Montauban pour lui demander de
gagner le sire de Comminges (Lescun) ; il le trouva très bien disposé et G.
d'Amboise envoya à Lescun un protonotaire le prier de tenir la main au mariage.
Le gouverneur engagea eu outre G. d'Amboise à en parler au duc qui avait
confiance en lui et dans les siens. D'Amboise répondit qu'il servirait
volontiers le duc, mais qu'il tenait que cela restât secret. C'est à la suite
de cette conversation que Louis avait mandé G. d'Amboise (Déposition de
Gilb. Bertrand.)
[58]
Déposition de L de la Palu.
[59]
Déposition de G. Bertrand.
[60]
Dépositions de Guierlay, P. Dupuy, L. de la Palu.
[61]
Déposition de S. Caillau.
[62]
Déposition de G. Bertrand.
[63]
Déposition de G. Bertrand.
[64]
Déposition de G. Bertrand.
[65]
Godefroy, p. 505 ; Dom Morice, Preuves, col. 495. Le maréchal de Gié,
très lié avec la famille d'Orléans, fut exécuteur testamentaire de Marie de
Clèves et gouverneur du jeune comte d'Angoulême.
[66]
Jaligny, dans Godefroy, p. 266-267.
[67]
Lettre de L Graville, Amboise, 19 janvier (Bibl. Nat. mss. fr. 2923, f° 28).
[68]
Arch. Nat, K. 73, n° 31.
[69]
Déposition de Guierlay.
[70]
M. Dupuy, t. II.
[71]
Déposition de R. de Saint-Maurice.
[72]
Dépositions de Valois, G. Doulcet, J. Viart et autres.
[73]
Déposition de J. Hurault.
[74]
Déposition de Valois.
[75]
Déposition de Guierlay.
[76]
M. Dupuy, t. II, p. 100, d'après les Archives de la Loire-Inférieure, E. 13.
[77]
Interrogatoire du roi.
[78]
Déposition de Gilb. Bertrand. — Pendant la guerre de Bretagne, G.
Bertrand prit part, au nom de Louis d'Orléans, aux ambassades envoyées par le
duc de Bretagne au roi (L. de la Trémoille, Correspondance de Charles VIII,
p. 55, 145, 241).
[79]
Dépositions de Valois, Cotereau, G. de Montmorency et autres.
[80]
Godefroy, p 269. — Déposition du cardinal d'Amboise. — L'embarras du duc
était, public (Même déposition et Interrogatoire de Louis XII).
[81]
Gallia Christiana ; Raynal, Histoire du Berry ; Labbe, Nou.
Biblioth. manuscr., t. II.
[82]
Déposition de J. Ami.
[83]
Arch. Nat., P. 1373², cote 2222 — et K, 76, n° 21, 10e cahier, Lettres du 11l
décembre 1488. — Bibl. Nat., mss. Dupuy, 339, etc.
[84]
Bibl. Nat., fr. 21717, f° 197. — Arch. Nat., K. 76, n° 21.
[85]
Au dos : « A nostre cher et féal cousin le comte de Dampmartin, grant maistre
d'ostel de France. » (Bibl. Nat., fr. 2898, f° 31.)
[86]
Ces lettres ne furent produites qu'au procès de divorce.
[87]
Jaligny, dans Godefroy, p. 54.