« En
l'an mil quatre cens soixante-quatre, à ung jour de mardy, xv° jour de may,
dit un chroniqueur[1], le Roy vint et arriva en sa
ville de Paris, qui venoit de Nogent-le-Roy, où illec la Royne s'estoit
délivrée d'une belle fille. Et ce jour il souppa en l'ostel de maistre
Charles d'Orgemont, seigneur de Méry[2], et puis s'en partit oudit moys
de may de la dicte ville de Paris, pour aler es marches de Picardie, cuidant
illec trouver les ambassades du roy Edouart d'Angleterre que on luy avoit dit
qu'ilz y devoyent venir par devers luy, qui n'y vindrent point. » Louis XI se
rendit de là en Normandie, revint à Nogent et continua sa route par Tours,
Chinon et Poitiers, selon ses habitudes de perpétuels déplacements. Ainsi
naquit obscurément Madame Jeanne de France, fille du roi Louis XI et de
Charlotte de Savoie, sœur du roi Charles VIII, femme du roi Louis XII,
successivement duchesse d'Orléans et duchesse souveraine de Berry, fondatrice
de l'ordre des Annonciades et connue dans l'Église catholique sous le nom de
: la Bienheureuse Jeanne de Valois. Elle
fut mal reçue en ce monde, car son père désirait très vivement un fils et son
arrivée renversait les espérances politiques du prince. Je
viens raconter la vie de cette femme. Autour
d'elle, par elle et avec elle, malgré son existence retirée et son extrême
modestie, se sont agités des évènements qui peuvent compter parmi les plus
grands et les plus importants de notre histoire nationale. Dans un temps où
la royauté française résumait la France tout entière, l'existence de Jeanne a
tenu dans les destinées de notre pays et de la Bretagne une place que l'on
n'a pas indiquée comme nous pouvons le faire : pour écrire la chronique de sa
vie, nous aurons à parler de toute son époque, de Louis XI, de Charles VIII,
de Louis XII, d'Anne de Beaujeu et d'Anne de Bretagne, des querelles entre la
Bretagne et la France, dont Jeanne fut l'occasion inconsciente, et de la
réunion de la Bretagne à la France dont elle fut l'instrument et la victime,
en un mot de tout et de tous, excepté d'elle ; car tous ces grands bruits se
mènent autour d'elle sans elle et pour son malheur, et ne nous donnent
l'occasion que d'admirer sa force, la magnanimité de son âme, sa virile sérénité,
dans un de ces moments de transition douloureuse où l'on voit bien tout ce
qui s'écroule, mais où l'on cherche en vain à saluer les clartés de l'avenir,
où l'on ressent tout ce qui blesse, sans réussir à trouver encore ce qui doit
vivifier. Nous
n'avons cherché dans ce simple récit qu'à faire revivre Madame Jeanne telle
qu'elle parut aux yeux de ses contemporains, telle qu'ils la virent, qu'ils
la comprirent et qu'ils l'aimèrent, écartant toutes les légendes dont la
pieuse bonne volonté de ses biographes a entouré son nom depuis le XVIe
siècle, mais respectant celles qui ont pris naissance parmi les personnes qui
]'ont connue et surtout à la fin de son existence, après que la sainteté de
sa vie eut entouré ses derniers moments d'une auréole si touchante qu'il
semblait que tous les pauvres, secourus par les mains de cette noble et bonne
princesse et guéris par ses soins pendant sa vie, devaient recouvrer encore
la santé et la force au simple contact ries ossements de leur bienfaitrice,
de leur amie. L'historien n'a pas le droit de ne point partager la foi,
l'enthousiasme, les craintes, les espérances, la passion du temps qu'il
cherche à peindre : lorsqu'un poétique reflet vient, comme un rayon de
soleil, répandre sa lumière sur le champ des luttes de notre grand drame
humain, le dorer de sa clarté et l'échauffer de sa chaleur, nous ne pouvons
pas décolorer ce tableau et en effacer, à notre gré, l'image transformée.
L'historien est comme le peintre qui représente des hommes doués de chair et
d'os, avec leurs costurnes, leurs armes et l'expression de leur passion
réelle : au philosophe, comme au médecin, le soin de pénétrer dans les
profondeurs de la constitution immuable de l'homme, d'en reconstruire le
squelette, d'en dénombrer les os ou les nerfs : tout lecteur a le droit
d'être philosophe ; il en a même le devoir, pour peu qu'il le veuille. J'ai
cherché à tracer le portrait fidèle de Madame Jeanne de France, à montrer la
force de son âme, la fermeté de son caractère, l'énergie de sa volonté et la
source même où elle a puisé son énergie. Le récit des évènements où ce
caractère se déploie ajoutera de nouveaux traits à l'histoire de notre pays.
Tous les documents sur lesquels il s'appuie sont inédits et puisés, comme
-bous l'indiquons plus haut, à des sources certaines. S'il
est lu, dans un moment de désœuvrement, par quelque femme délaissée, l'auteur
de ce petit livre sera satisfait, car tel est son désir. Et
entre les femmes c'est surtout à celles que la nature n'a pas ornées de
charmes irrésistibles, du moins aux yeux de leur mari, que ce livre peut
s'adresser. Fasse le ciel qu'il en trouve quelques-unes ! Celles-là, en
lisant la vie de Jeanne de France, si elles vont jusqu'au bout, pourront
apprendre à ne jamais désespérer de leur propre vie. Elles feront la
connaissance d'une femme dont la laideur, — trop réelle, — a empoisonné toute
l'existence, dont cette laideur a été le mauvais génie à partir du jour de sa
naissance et était encore la croix sur son lit de mort. Et
certes il est rare, il est inouï dans les fastes de l'histoire quo les
disgrâces naturelles d'une femme aient atteint ce degré et bouleversé des
États. C'est pourtant la vérité. Elles
verront, dans la vie de Jeanne, se développer, au milieu des circonstances
les plus difficiles et les plus pénibles, un modèle de patience, de
longanimité. de douceur ; elles y trouveront le portrait d'une femme qui
avait le droit de se plaindre de tout et qui ne s'est jamais plainte de rien
; dont les plus étranges désillusions n'ont jamais troublé la bonté ; qui,
mariée malgré elle, pouvait certes plus qu'aucune autre souhaiter un divorce
auquel aspirait ardemment son mari, et ne le désira point, et, sans enfants,
après les plus cruelles injures et dans l'abandon universel, savait encore
aimer. Savoir
aimer, ce fut la force de Jeanne. C'est le trait qui se dégage de sa vie
entière. L'enfant
qui venait de naître h Nogent resta près de sa mère et fut nourrie sous ses
yeux. On lui donna le nom de Jeanne que déjà bien dos filles de roi avaient
porté[3]. Quatre jours après sa
naissance[4], le roi convint avec le duc
Charles d'Orléans que Jeanne épouserait Louis, le fils aîné du duc, alors âgé
lui-même de deux ans, et même, dès son retour à Nogent, le 10 mai 1464, le
roi donna mandat à Jean de Rochechouart d'arrêter en son nom avec le duc les
articles, les bases du futur mariage[5]. Impossible
d'imaginer de plus frappants contrastes que ceux qui existaient entre ces
deux familles, d'Orléans et de France, si intimement unies par les liens du
sang, entre ces deux hommes, le roi el le duc. On a
beaucoup écrit et beaucoup parlé de Louis XI ; les uns ont vivement
réhabilité sa mémoire ; d'autres en ont fait le type légendaire, l'idéal du
monstre ou du tyran. Ne disons rien ici et laissons à la suite de cette
histoire le soin de dessiner énergiquement son caractère par des propos et
par des actes : la figure de Louis XI domine toute la vie de Jeanne de France
et elle en représente comme la fatalité, car son ombre semble toujours
apparaître pour maintenir un mariage douloureux : tant qu'il vécut, sa
volonté broya l'âme de sa fille, et c'était un prince si fin et si profond
que bien au-delà du tombeau cette volonté encore prévalait. Nous n'aurons
donc point à en dire de bien, et cependant, par ce motif même, nous devons
dès à présent déclarer que, chroniqueur fidèle, nous racontons, nous ne
jugeons pas : ses crimes certainement ne méritent nulle excuse, mais
l'histoire, s'élevant au-dessus des malheurs qu'entraînèrent ses arrêts, peut
difficilement le maudire. Au point de vue de la philosophie supérieure, tant
s'en faut que Louis XI soit un roi qu'on désire : mais si l'on réfléchit que
la politique est l'art de manier les hommes vers un but déterminé, que le but
de Louis XI était bon, et qu'un prince, traitant la nation comme fait le
médecin un malade, s'il a le devoir de prescrire à une nation valide et saine
une nourriture normale, doit aussi à une nation adolescente ou malade
appliquer les remèdes nécessaires, alors Louis XI peut passer pour avoir été
le prince nécessaire. Avec son vaste génie, il se serait certainement montré
tout autre en d'autres temps et déjà, lorsqu'il mourut, il éprouvait le
besoin de modifier la rudesse de sa politique et il adressa à son fils des
instructions dans ce sens. Quel
homme différent que Charles d'Orléans, même Charles vieilli, cassé, mourant !
Revenu enfin d'un long exil, en ce beau château de Blois, dont on vantait
l'immensité, le luxe, les merveilles[6], la belle bibliothèque tout
enrichie de quatre-vingts manuscrits enluminés[7], il retrouvait ce qu'il avait
chanté sous le ciel brumeux de l'Angleterre, le large soleil, les gais
printemps des bords de la Loire, les danses, les belles dames de France, et
les Blésoises au teint coloré. Quelle grâce ! quel charme ! quelle gaîté !
Que de distinction et d'esprit dans cette petite cour de Blois, réminiscence
des anciennes Cours d'amour du XIIIe siècle ! Les grands seigneurs du
royaume[8], le duc de Lorraine, les comtes
d'Alençon, d'Étampes, de Clermont, de Nevers venaient y deviser du bel esprit
et payaient du tribut de quelques vers l'hospitalité cordiale qui était la
règle de cette royale demeure. Malheureux celui qui ne réussissait point à
aligner sa rime ! et puis c'était des concours, où l'on voyait des hommes
graves, nourris du rude pain des camps, les officiers ou les amis du duc, la
duchesse elle-même traiter, chacun de son côté, un même sujet en lui
appliquant, suivant ses dispositions personnelles, un tour différent : Guy
Pot, capitaine de Blois ; Villebresme, secrétaire du duc ; Caillau, chanoine
; le maître des eaux-et-forêts, Giles des Ormes... les hôtes, tels que
Boucicaut, le duc de Bourbon..., tous ciselaient leurs discours. On eût dit
un coin de la terre d'Italie prématurément transporté sur les rives de la
Loire par le fils de Valentine de Milan. Italiennes aussi étaient les mœurs
et les idées. Les habitudes du temps autorisaient de singulières
plaisanteries[9], d'étranges licences, et à
force de chanter ou d'entendre chanter l'amour et les charmes de la vie, le
duc d'Orléans et la duchesse elle-même, pour ne parler que des maîtres du
logis, ne se trouvaient pas au-dessus de tout soupçon. La vie se passait
ainsi galamment et avec rapidité : point un évènement, point un incident qui
ne prêtât d'aimables développements. On voyageait, on changeait de châteaux,
on passait de longues heures à chevaucher péniblement à travers les longues
forêts, de sentier en sentier, sans apercevoir le but du voyage ; les
officiers du duc chantaient leur ennui : En
la forest de longue attente, Chevauchant
par divers sentiers, M'en
voys, ceste année présente, Ou
voyage de Désiriers ! Devant
sont allez mes fourriers Pour
appareiller mon logis En
la cité de Destinée, El
pour mon cueur et moy ont pris L'ostellerie
de Pensée. Je
mène des chevaulx quarente, Et
autant pour mes officiers, Voire,
par Dieu, plus de soixante Sans
les bagaiges et sommiers. Loger
nous fauldra par quartiers, Se
les hostelz sont trop petits. Toutesfoiz,
pour une vesprée, En
gré prandray, soit mieulx ou pis, L'ostellerie
de Pensée. Une
autre fois, le duc descend la Loire dans un bateau à voiles pour revenir à
Blois, et ce petit voyage lui inspire de philosophiques méditations : En
tirant d'Orléans à Blois, L'autre
jour par eau [je] venoye ; Si
rencontre, par plusieurs fois, Vaisseaux,
ainsi que je passoye, Qui
singloient leur droitte voye, Et
aloient légièrement, Pour
ce qu'eurent, comme vèoye, A
plaisir et à gré le vent. Mon
cueur, Penser et moy, nous trois Les
regardasmes à grant joye, Et
dit mon cueur à basse vois : «
Voulentiers en ce point seroye, «
De Cdnfort la voille tendroye, «
Si je cuidoye seurement «
Avoir, ainsi que je vouldroye, « A
plaisir et à gré le vent. «
Mais je treuve, le plus des mois, «
L'eaue de Fortune si quoye, «
Quant où bateau du monde vois, «
Que s'avirons d'Espoir n'avoye, «
Souvent en chemin demourroyc, « En
trop grant ennuy, longuement ; «
Pour néant en vain attendroye « A
plaisir et à gré le vent ! » Les
nefz, dont cy devant parloye, Montoient,
et je descendoye Contre
les vagues de tourment ; Quant
il luy plaira, Dieu m'envoye A
plaisir et it gré le vent ! En
1463, le sire de Beaujeu qui devait plus tard épouser Anne de France est
fiancé à l'une des filles du duc, Marie d'Orléans, et Charles lui écrit : Puis
qu'estes de la confrairie D'Amours,
comme monstrent vos yeulx, Vous
y trouvez-vous piz on miculx ? Qu'en
dictes-vous, de telle vie ? Ou bien
le duc, mal vu du roi, secoue sa tristesse et s'écrie : Fiez-vous
y : A
qui, En
quoy ? Comme
je voy, Rien
n'est sans sy ! Ce
monde-cy A
sy Pou
foy ..... Fiez-vous
y, A
qui, En
quoy ? Plus
je n'en d'y, N'escry
; Pourquoy
? Chaseun
j'en croy S'il
est ahisy, Fiez-vous
y. Tel est
le milieu où, selon les vues du roi, Mme Jeanne de France devait trouver un
mari. Mais l'évènement déjoua ce projet. La santé de Charles d'Orléans, déjà
septuagénaire, était des plus compromises et allait chaque jour déclinant :
Charles ne pouvait plus s'occuper de rien et il expira le 4 janvier 1465,
après avoir seulement signé le traité de mariage que lui réclamait le roi[10]. La
petite Jeanne resta avec sa mère. Le royaume était alors tout en feu. Louis
XI avait à faire face de toutes parts aux grands seigneurs révoltés contre
lui et ligués sous les couleurs du Bien Public. C'était un embrasement
général et, à la tête des rebelles, le roi trouvait jusqu'à son propre frère. Louis XI confia à la population d'Amboise la garde de la reine et de ses filles, et envoya vingt brigandines[11] pour les défendre. |
[1]
Jean de Troyes, édit. goth. de 1488, a V, v°. — D'après son interrogatoire au Procès
de divorce, Jeanne naquit le 23 avril 1464.
[2]
Trésorier de Normandie. L. Pannier, Méry-sur-Oise et ses seigneurs.
[3]
Louis XI avait déjà eu une fille naturelle qu'il avait appelée aussi Jeanne de
France, comme on le verra dans la suite de cette histoire. Il y avait aussi en
Berry une autre Jeanne de France, femme du sire de Bueil, qui était fille
naturelle de Charles VII (La Thaumassière, Histoire du Berry, p. 437).
La duchesse de Bourbon était une Jeanne de France, fille légitime de Charles
VII.
[4]
Mentions diverses, notamment dans la Chronologie de l'histoire d'Orléans,
par Pataud (Bibliothèque d'Orléans, mss. n° 430).
[5]
Lenglet du Fresnoy, Mémoires de Ph. de Commines, t. II, p. 411. L'Inventaire
des actes qui sont dans les archives de l'archevêché concernant la dissolution
du mariage de Louis XII, roy de France, et de Madame Jeanne de France
(Bibl. nat., mss., Portefeuilles de Lancelot, t V, f° 171), mentionne cette
procuration comme étant seulement du 22 juillet.
[6]
Lettre d'Antoine Astesan (Magasin encyclopédique, t. VIII, par M.
Berriat-Saint-Prix).
[7]
Le Roux de Lincy, Bibliothèque de l'École des Chartes, 1re série, t. V,
p. 59 et suiv.
[8]
Champollion-Figeac, préface de l'édition des œuvres de Ch. d'Orléans.
[9]
Citons-en, comme exemple, la lettre suivante :
« Ma femme, on m'a dit tout à ceste heure que vous
estiez bien mallade, de quoy je suis bien marry ; je vous prie, guérissez-vous
bien tost, et que je le saiches. Je n'ay que ung médecin icy : si vous le
voulez, je le vous envoiray, et mon appoticquaire. Je vouldroys que vous
eussiez esté aujourd'buy avecques moy ; pour ce que je n'estois pas levé hier
assez matin, je suis allé ce jourd'huy donner les Innoscens à la royne, ma
tante, et à madame Ysabeau, je l'ay bien fessée ; je ne vous diray pas à ceste
heure tout ce que j'ay veu, je vous le dirai quelque auttreffois ; j'ay veu ung
beau tetin, au devyner de qui c'est... Je me recommande bien fort à vous. Je
vous prie, dictes à mon filz que je me recommande bien fort à lui.
« Vostre bon mary et amy,
« CHARLES. »
Au dos :
« A Monsieur le grand maistre. »
(Orig., Bibl. nat., mss. fr, 2915, f° 54.)
[10]
Par acte passé le 19 mai à Blois devant le tabellion Etienne Gendre, le roi
représenté par Jean de Rochechouart, sieur d'Yvoy, bailli de Chartres, son
conseiller et chambellan, déclare « donner et accorder, par mariage, madame
Jelianne de France à mond. sur le duc d'Orléans pour mond. sgr Lotus son fils.
» Le mariage sera célébré lorsque les futurs seront en âge compétent. Le roi
donnait à sa fille 400.000 fr. de dot, avec les robes et joyaux d'usage. Le duc
lui garantissait un douaire de 6,000 liv. de rente et pour logis, en cas de
veuvage, la Ferté-Milon et Brie-Comte-Robert (Lenglet du Fresnoy, Mémoires
de Ph. de Commines, t. II, p. 411).
[11]
Et, Cartier, Amboise en 1465. — Au mois d'octobre 1465, « le roy fist
aler la royne à Orléans, qui lors estoit à Amboise. » (Jean de Troyes.) La même
année le jeune duc Louis fit à Orléans une entrée solennelle (Lemaire, Antiquitez
de la ville d'Orléans, p. 262).