HISTOIRE DE MARIE STUART

 

LIVRE NEUVIÈME.

 

 

Coup d'œil rétrospectif sur les affaires d'Angleterre. — Marie Stuart à Bolton, château de lord Scroope. — Norfolk. — Projets de mariage entre lui et la reine d'Écosse. — Correspondance de Norfolk et de la reine. — Marie transférée de Bolton à Tutbury. — Elle est mise sous la garde du comte de Shrewsbury. — Conduite à Wingfield, puis ramenée à Tutbury. — Châteaux et prisons. — L'Écosse. — L'Angleterre sous Élisabeth. — Amour de Norfolk pour la reine d'Écosse. — Conspiration de Norfolk. — Les comtes de Northumberland et de Westmoreland. — Révolte du Nord. — Le comte de Westmoreland en exil. — Northumberland à Lochleven, puis décapité. — Ballade de Norton et de ses neuf fils. — Répression barbare de l'insurrection. — Marie Stuart au château de Chatsworth. — Belle d'excommunication du pape Pie V contre Élisabeth. — Joie imprudente de Marie Stuart. — Marie Stuart essaye vainement de fléchir le comte et la comtesse de Lennox. — Elle veut épouser Norfolk. — Elle écrit au pape pour lui demander l'annulation de son prétendu mariage avec Bothwell. — Marie Stuart au château de Sheffield. — Situation de lord Shrewsbury. — Portrait du duc de Norfolk. — Il continue ses intrigues. — Il est arrêté et conduit à la Tour. — La Tamise. — La Tour de Londres. — Captivité du duc. — Son procès. — Sa condamnation. — Nourrice de Norfolk. — Mort du duc. — Windsor et sa chapelle. — Marie Stuart dissimule sa douleur. — La Saint-Barthélemy. — Extrême péril de Marie Stuart.

 

Le mouvement des guerres civiles de l'Écosse m'a entrainé. Je vais revenir un pets sur mes pas, afin de reprendre les événements d'Angleterre et l'itinéraire de Marie Stuart à travers ses prisons.

Nous avons laissé la reine d'Écosse au château de Bolton, sous le toit de lady Scroope, sœur de Norfolk, et sous la surveillance de lord Scroope, beau-frère du duc. Là, Marie put du moins respirer. Les noires et lourdes tours qu'elle habitait s'éclairèrent des lueurs d'un nouvel amour, d'un rayon d'espérance et de salut. Durant les déplorables conférences d'York, Maitland, pour rendre à la reine d'Écosse la liberté et le trône, eut la pensée de négocier d'autres noces entre elle et le duc de Norfolk. L'évêque de Ross prit feu aux communications de Maitland, et s'y entremit avec le zèle qui lui était naturel. Le duc, flatté d'un tel honneur, se montra reconnaissant et passionné. La négociation s'engagea de plus en plus par l'intermédiaire de lady Scroope, chez laquelle résidait Marie Stuart. La reine d'Écosse fut touchée d'un sentiment vif, et attirée par une intrigue pleine de promesses. Elle reçut des lettres de Norfolk et lui répondit. Une correspondance s'établit entre eux. Lady Scroope fut leur confidente, Maitland et l'évêque de Ross furent leurs agents.

Sans être instruite de ces faits, la soupçonneuse. Élisabeth prit de l'ombrage. Norfolk lui parla, dit-on, dédaigneusement de Marie Stuart. La fille de fleuri VIII feignit de le croire, et n'en sépara pas moins Marie Stuart de lord et de lady Scroope, sur lesquels elle craignait l'influence de Norfolk. Elle ordonna de conduire le reine d'Écosse de Bolton à Tutbury, dans le comté de Stafford.

L'infortunée captive fut mise sous la garde du comte de Shrewsbury, et du 26 janvier au 3 février 1569, transférée à Tutbury, au mépris de ses protestations. Le 10 février, elle terminait une longue lettre à Élisabeth par ce post-scriptum presque illisible :

Il vous playra excuser si j'escriptz si mal, car le logis non habitable et froid me cause rhume et doulleur de teste.

Votre affectionnée bonne sœur et cousine,

MARIE, R.

 

Bientôt on l'enferma à Wingfield (avril 1569), dans le comté de Derby, où elle fut retenue environ cinq mois. Marie Stuart apprit, le 19 septembre, qu'elle allait être ramenée à Tutbury, et que le comte de Huntingdon avait été adjoint au comte de Shrewsbury pour veiller sur sa personne.

La perspective d'un tel geôlier, son ennemi mortel son compétiteur au trône d'Angleterre, lui inspira les craintes les plus vives.

Elle redouta les dernières extrémités, l'empoisonnement, l'assassinat. Elle s'adressa, dans son effroi, à M. de La Mothe-Fénelon, afin qu'il insinuât à Élisabeth qu'elle était responsable de Marie Stuart devant la France et devant l'Europe. Elle écrivit encore au même ambassadeur le 20 et le 25 septembre. Elle le pria de s'entendre avec l'évêque de Ross, Norfolk et tous ses amis, pour aviser à un expédient qui la sauvât.

Marie Stuart s'effarouchait à chaque changement de demeure. Tant de résidences sinistres troublaient son imagination. Tristes châteaux, pour la plupart bâtis en bois et semblables à des carènes de vaisseau renversées ; sombres monuments malsains, humides, ouverts à tous les vents, pavés de froides dalles, enfumés plutôt qu'échauffés, et où la lumière pénétrait à peine ! Car, à l'époque dont nous retraçons l'histoire, les carreaux de verre étaient un luxe rare, et lorsque les nobles arrivaient à l'un de leurs manoirs, on s'empressait de replacer dans les châssis les fenêtres soigneusement serrées pendant l'absence des seigneurs. J'ai exploré avec un soin douloureux, tantôt les donjons habités par Marie Stuart, tantôt leurs ruines, tantôt leur emplacement, séjours de deuil, où son corps souffrit mille incommodités, où son âme éprouva des tortures sans nom ! J'ai sondé en gémissant un monde de désolation et une région d'angoisses.

Cette tache cruelle, Marie Stuart l'a aplanie et en quelque sorte accomplie elle-même. Elle a été mon meilleur guide dans ces sépulcres vivants de la captivité, dont elle a décrit les tourments avec le sang de son cœur. Elle a tracé heure par heure la carte de ses tempêtes et de son naufrage. Comme un navigateur dans son journal, elle a noté dans ses lettres tous les écueils, tous les rochers contre lesquels elle s'est meurtrie tant d'années avant d'être engloutie.

Lamentable destinée !

Descendue des plateaux de son pays natal, Marie n'avait pas renoncé aux belles demeures de ses pères, à Craigmillar, à Falkland, à Stirling, à Holyrood. Elle rêvait de ses lacs, de ses bruyères, de ses montagnes, de sa mer de Dunbar qu'elle aimait, qui avait mêlé son bruit aux déclarations enflammées de Bothwell, et qui avait soustrait le malheureux comte à la fougueuse poursuite de Kirkcaldy.

Marie ne se résigna pas à l'Angleterre, dont elle ne convoitait que le trône. Maintenant les hauts fourneaux qui sifflent, l'espace qui flambe, les trains de fer qui sillonnent tous les comtés avec de longs panaches de fumée et des hennissements rapides, offriraient du moins une image de fuite. Sous Élisabeth, au contraire, point de grands chemins, des sentiers difficiles, des voyages équestres, des communications traversées de mille obstacles. Voilà ce qui contristait Marie au delà de ses châteaux forts, dans le trajet de ses prisons. Du reste, lorsqu'il ne lui était pas durement interdit de sortir pour la promenade, elle rencontrait invariablement des horizons monotones de paix et d'idylle, quand elle portait l'enfer dans son cœur ; des prairies coupées de ruisseaux, couvertes de moutons et de bœufs ; des haies agrestes toutes semblables aux clôtures d'un jardin ; des champs de blé, d'avoine ; quelques bois, des cottages de briques revêtus de fleurs, et baignés par les rosées, par les brumes, par le cours des innombrables rivières. Jamais les rocs escarpés, les cimes sublimes, les demeures libres ; toujours l'aspect d'une plaine, d'un parc anglais. Tout au plus quelques échappées de vallon, quelques monticules jetés çà et là comme des dunes de verdure, et d'où elle n'apercevait, lorsqu'il lui était permis de les gravir avec son escorte, ni un sauveur, ni un ami. Telle est la vie qu'Élisabeth avait préparée à celle qui était venue se livrer à sa générosité, et qu'elle appelait sa bonne sœur.

Marie Stuart fut retirée de Wingtield et replacée le 21 septembre à Tutbury. Les précautions continuèrent autour d'elle et l'oppression redoubla.

Elle essaya d'adoucir Élisabeth ; elle lui écrivit :

Octobre 1569.

Voyant la rigueur augmenter jusques à me contraindre de chasser mes pauvres serviteurs, les forcer de se rendre entre les mains de mes rebelles pour estre pandus, et encores la deffance que je ne rcçoyve lettre, ni message, ni de mes affayres d'Ecosse, ni mesme de celles de France, ni du portement des princes, mes amys ou parents, qui s'atandent, comme j'ai fayct, à vostre faveur vers moy, au lieu de laquelle l'on m'a interdy de sortir, et m'est-on venu fouiller mes coffres, entrant aveques pistollets et armes en ma chambre.... Et espérant que considérerés. ces miennes lamentations et requestes selon consciance, justice, vos loix, votre honneur et satisfaction de tous les princes chrétiens, je priray Dieu vous donner heureuse et longue vie et à moy meilleure part en vostre bonne grace, qu'à mon regret j'apersois n'avoyr par effect.

Vostre affectionnée troublée sœur et cousine,

MARIE.

 

Cette fois, les sévérités, d'Élisabeth n'étaient pas sans excuse.

Marie avait complètement triomphé des scrupules du plus illustre de ses juges d'York, et inspirait un violent amour au duc de Norfolk. Plus que jamais il désirait l'épouser. Le comte d'Arundel, lord Lumley, le comte de Pembrock, le soutenaient. Leicester et Cecil eux-mêmes avaient semblé favoriser un moment le mariage du duc, afin peut-être de surprendre ses secrets et de les trahir.

Norfolk, rebuté, menacé, poussé à bout par Élisabeth, avait ourdi un vaste complot. Il se fit le centre d'un plan où entrèrent un grand nombre de nobles, et qu'approuvèrent le pape, les rois de France et d'Espagne.

Il ne voulait d'abord que rendre la liberté à la reine Marie et l'épouser ensuite. Le parti des seigneurs catholiques voulait bien plus ; il voulait, à l'aide des secours étrangers, renverser du trône d'Angleterre Élisabeth, pour y élever Marie et pour y rétablir la vieille foi. Les comtes de Northumberland et de Westmoreland, tous deux catholiques et puissants comme des rois dans les provinces du nord, étaient à la tête de ce parti. Ils promirent de seconder Norfolk, avec l'arrière-pensée de le dépasser. Mais Norfolk finit par se laisser emporter aussi loin qu'eux.

Les insurgés étaient enthousiastes. Quelques- uns avaient vu la reine, et ils avaient été attendris. Elle les avait facilement gagnés à sa cause. La captivité donnait à son ascendant un attrait de plus ; et, pour émouvoir, sa prison lui valait mieux qu'un palais. Si j'osais hasarder un avis, disait White à Cecil, ce serait que peu de visiteurs eussent accès près de cette princesse ou conférassent avec elle. Car, indépendamment de ce qu'elle est belle, elle a une grâce charmante, un séduisant langage écossais et un esprit piquant mêlé de douceur. Sa renommée peut engager quelques personnes à la relever ; et la gloire, jointe à l'avantage qui doit en résulter, peut entraîner d'autres à risquer beaucoup pour l'amour d'elle.

La conspiration fut découverte.

Le duc de Norfolk, attiré à Windsor, y fut arrêté et conduit par eau à la Tour de Londres. Les comtes de Northumberland et de Westmoreland furent mandés et sommés de se justifier.

Ils accélérèrent l'exécution de leurs desseins. Ils avaient quatre mille hommes d'infanterie et seize mille de cavalerie.

Le 14 novembre 1569, ils s'emparèrent de Durham, et s'avancèrent dans la direction de Tutbury, afin d'enlever la reine d'Écosse ; mais elle avait été transportée précipitamment à Coventry. Ayant échoué dans cette tentative pour délivrer Marie Stuart, ils marchèrent sur York, défendu par le comte de Sussex.

Ils étaient précédés de cette proclamation, qu'ils répandirent partout dans les provinces du nord :

Nous, Thomas, comte de Northumberland, et Charles, comte de Westmoreland, loyaux sujets de la reine ;

Faisons savoir à tous ceux de l'ancienne religion catholique, que nous, avec plusieurs bien disposés personnages de la noblesse et autres, indignés que divers conseillers d'alentour Sa Majesté la reine, afin de s'avancer eux-mêmes, aient abattu en ce royaume la vraie religion, abusé par ce moyen la reine, mis en mauvais ordre l'État et cherché à ruiner la noblesse ;

Nous nous sommes assemblés pour leur résister par la force et pour, avec l'aide de Dieu et de vous, ô bon peuple, restaurer toutes les anciennes libertés de l'Église et de ce noble royaume.

Dieu sauve la reine !

Soussignés, le comte de NORTHUMBERLAND,

Le comte de WESTMORELAND.

 

York était sur ses gardes. Sussex y était avec une armée qu'il avait levée avec promptitude, et dont le dévouement à Élisabeth n'était pas douteux. Une autre armée de douze mille hommes marchait à son secours sous les ordres de l'amiral Clinton et du comte de Warwick.

Les comtes de Northumberland et de Westmoreland, qui avaient cru rallier par, cette prise d'armes toute la noblesse du nord, et soulever un million de catholiques en Angleterre, furent détrompés vite. Peu de gentilshommes les rejoignirent, et les ennemis du schisme n'osèrent remuer.

La proclamation des comtes révoltés contribua beaucoup à les perdre. Faire un appel aussi flagrant au catholicisme, c'était remonter le sentiment public, c'était le blesser dans ce qu'il avait de plus passionné et de plus profond. Son cours n'en fut que plus irrésistible. Il précipita tout ce qui s'opposait à sa violence, il couvrit d'écume et de débris le pays des insurgés, et déracina ces deux grands chéries du nord : les comtes de Northumberland et de Westmoreland. Le duc d'Albe ne fit aucune démonstration en leur faveur, et malgré tous leurs efforts, leur armée se dispersa presque entière à l'approche des armées de la reine.

Abandonnés des leurs, poursuivis par l'ennemi, les deux comtes gagnèrent en toute hâte les frontières.

Les villages et les villes subirent toutes les rigueurs de la loi martiale. Les riches et les pauvres furent traqués partout, ruinés ou pendus.

Le comte de Sussex, écrit l'ambassadeur de France, poursuit de fère de grandes exécutions à Durham, Hartlepool et aultres lieux de son gouvernement, sur ceulx qui avoient pris les armes, ayant desjà faict étrangler, oultre ceux du commun, bien cent personnages de qualité, baillifz, connestables ou officiers, et pareillement les prestres qui estoient avec eulx, nommément le sieur Thomas Plumbeth, estimé homme fort sçavant et de bonne vie ; et l'on pense qu'il se monstre. aussi véhément Our effacer le soupçon qu'on a eu de luy.

Le nombre des accusés est si grand, remarquait un témoin, qu'il n'y a pas d'innocents pour juger les coupables.

Le comte de Westmoreland, recueilli par les Écossais de la Tweed, se cacha de cabane en cabane, et s'enfuit, dit un contemporain, au plus haut des montagnes. De là, il descendit vers la côte, d'où il parvint à gagner la Flandre. Il n'échappa à la guerre civile que pour mourir en exil.

Northumberland n'eut pas même ce sombre bonheur.

Il errait, déguisé, avec la comtesse sa femme, par les sentiers du Border. lin chef de bande, Hector de Harlow, reconnut les proscrits sous leur humble costume. Il s'en saisit, et les vendit au gouvernement écossais. Ils furent relégués, avec de dures précautions, dans l'ancienne prison de Marie Stuart, au château de Lochleven, où le comte demeura jusqu'à ce qu'un Douglas le livra, lui un Percy, au billot d'Élisabeth.

L'arrestation et la captivité de Northumberland frappèrent vivement les imaginations dans tout le Border. On s'entretenait de la longue suite des ancêtres du comte, de sa grandeur, de ses largesses, de son intrépidité. On célébrait l'inépuisable générosité de la comtesse, dont les libéralités franchissaient si souvent la rive anglaise et les fossés de Berwick. Harlow fut maudit comme le violateur de l'hospitalité du Border. Un espion de Sussex raconta un repas auquel il avait assisté, et où les habitants des frontières exprimèrent avec une énergie sauvage leur indignation contre le traître. Jamais l'Écosse, disaient-ils, ne sera lavée d'une telle honte ; et ils souhaitaient d'avoir au souper, la tête de Harlow, pour la dévorer.

Les bardes chantèrent longtemps la prison et la mort de Northumberland, le descendant des Percy ; et l'exil de Westmoreland, le descendant des Nevil.

Parmi toutes les ballades de cette époque, la plus fameuse était intitulée l'Insurrection du Nord, the Rising in the North. Les héros de cette ballade sont Norton, un gentilhomme de l'Yorkshire, et ses neuf fils. Norton avait été choisi par Northumberland pour porter le drapeau de la nouvelle croisade contre l'hérésie de Henri VIII et de sa fille, et ce drapeau était décoré de trois symboles : la croix, les cinq plaies du Sauveur et le calice de l'Eucharistie.

Norton consulta ses neuf fils, et délibéra avec eux. Et huit d'entre eux parlèrent et répondirent en chœur : Ô mon père ! jusqu'au jour de notre mort, nous serons fidèles à ce bon comte et à vous.

L'aîné, Francis, est le seul à dissuader son père mais le voyant résolu, il lui demande la permission de le suivre sans armes. Après le désastre des deux comtes de Nevil et de Percy, le barde s'écrie :

Ils t'ont condamné à mourir, toi, Norton, et tes huit fils. Malheur ! malheur ! tes cheveux blancs ne purent t'absoudre, non plus que leur belle et florissante chevelure blonde ne put les sauver.

 

Norton et sa famille furent en effet condamnés et leurs biens confisqués. L'héroïque père et trois de ses fils échappèrent au supplice sur un frêle bateau ; ils abordèrent en Hollande. ES y vécurent peu, et le mal du pays les moissonna successivement sur la terre étrangère. Les autres fils du vieux gentilhomme catholique, moins Francis et Edmond, furent exécutés dans les lieux où la révolte avait éclaté. Deux des frères de Norton furent aussi pendus à Londres.

La répression déploya toutes les fureurs d'une vengeance et toute l'implacabilité d'une politique. Le comte de Sussex, l'instrument docile d'Élisabeth par ambition plus que par cruauté, se plaignit à Cecil de n'avoir eu à diriger en cette grande conjoncture que des affaires de potence.

Le duc de Norfolk fut détenu plus étroitement à la Tour. Ses châteaux et ses hôtels furent fouillés, ses coffres forcés ; ses lettres, ses papiers, saisis. Les gentilshommes du Norfolk et du Suffolk furent appelés en témoignage contre lui.

Élisabeth lui dépêcha des juges-commissaires. Le duc les reçut d'un visage serein. Il répondit sagement, habilement à tous les interrogatoires. Les commissaires s'en retournèrent très-émus à Windsor. Ils cherchèrent à excuser le duc de Norfolk auprès de la reine, qui les réprimanda fort aigrement. L'un d'eux s'étant hasardé à dire que, dans leur opinion, le duc n'était pas coupable légalement. Par la mort-Dieu, s'écria Elisabeth, ce que les lois ne pourront sur sa vie, mon autorité le pourra ! La reine s'abandonna à une telle colère, qu'elle en perdit connaissance, et qu'on fut obligé d'avoir recours à son médecin pour la faire revenir à elle.

Les ministres anglais furent unanimes contre Marie Stuart. Ils pressèrent leur maîtresse, en style de chancellerie froidement et sèchement atroce, de supprimer par le meurtre une cause toujours renaissante de troubles pour Je royaume. Élisabeth repoussa faiblement ce conseil, et Marie ne fut sauvée que par le prompt apaisement des troubles et la fuite des grands comtes du nord. Le 2 janvier 1570, elle fut ramenée de Coventry à Tutbury ; puis, sur un caprice d'Élisabeth, conduite, vers la fin de mai, au château de Chatsworth, dans le comté de Derby.

C'est là qu'elle lut la bulle d'excommunication lancée par le pape Pie V contre la reine Elisabeth, dont il affranchissait les sujets, et dont il annulait les droits à la couronne d'Angleterre. Felton répandit cette bulle et fut découvert. IL ne daigna pas se défendre. Même au milieu des horreurs de la torture, il garda un indomptable silence, et pas un nom de complice ne lui fut arraché. Il subit la mort, comme la torture, avec la fierté d'un gentilhomme et l'héroïsme d'un chrétien. Sa consolation fut de se proclamer martyr de la suprématie papale et de la foi catholique. La bulle avait été audacieusement affichée jusqu'aux portes du palais habité par l'évêque de Londres. L'inconsidérée, l'imprudente Marie applaudit dans un premier transport, et, assaisonnant de sarcasmes sa joie profonde, elle rit avec ses dames de l'insulte faite à la reine d'Angleterre : elle aurait dû plutôt en pleurer. C'était un serpent de plus dans le sein d'Élisabeth, et dans le nuage au-dessus de la tête de Marie une foudre de plus prête à la consumer.

Elle reprit à Chatsworth le roman de ses amours avec le duc. Pour mieux plaire au duc et pour se réhabiliter plus sûrement dans l'opinion de l'Europe, elle écrivit, vers cette époque, à la comtesse de Lennox. Elle lui soumettait avec une apparence d'épanchement la justification de sa conduite. Elle exprimait à demi, sinon l'espérance, du moins le désir d'un retour d'affection de la comtesse qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer, disait-elle, malgré l'ardeur des préventions de la maison de Lennox.

Émue d'une telle démarche, des souvenirs tragiques, embarrassée des difficultés d'une décision, la comtesse envoya la lettre de la reine au comte son mari, qui était alors en Écosse. Il lui répondit :

.... Vous vous en remettez à moi pour apprécier la lettre que la reine, mère du roi vous a adressée. Mais que puis-je vous dire, sinon que je ne suis point surpris qu'elle fasse du mieux qu'elle peut pour se justifier ? Beaucoup de gens, ainsi que moi, sont persuadés qu'elle n'y parviendra pas. Je ne dis point ceci seulement d'après mes idées, mais d'après des écrits de sa propre main, d'après les dépositions de gens mis à mort, et d'autres témoignages infaillibles. Il faudrait bien du temps pour faire oublier un fait aussi notoire, pour rendre blanc ce qui est noir, pour montrer l'innocence là où elle n'est point. Je crois que les plus indifférents ne sauraient mettre en doute l'équité de votre cause et de la mienne et les motifs de notre haine. Son seul devoir envers vous et envers moi, qui sommes parties intéressées, est d'avouer avec un sincère repentir ce fait déplorable. Cet aveu doit lui être pénible, et il nous est douloureux même d'y penser. Dieu est juste ; on ne le trompera pas jusqu'au bout, et comme il a fait connaître la vérité, il punira le crime.

 

Les tentatives de Marie Stuart se brisèrent ainsi contre l'inflexibilité du comte de Lennox. Sous le silence de la comtesse, elle devina le gémissement maternel et la malédiction persévérante de son beau-père. Elle n'insista plus de ce côté, et se jeta dans les manèges, dans les songes de sa passion pour Norfolk.

Elle s'y plonge et s'y complaît. Elle y revient sans cesse, dans ses correspondances, dans ses entretiens et jusque dans ses prières. C'est pour elle le bonheur, le trône, la restauration du catholicisme ; le port après la tempête, l'Eden après l'enfer des cachots.

L'évêque de Ross ayant eu la permission de la voir, elle ne lui parla que du duc de Norfolk. Elle imagina d'envoyer le pauvre évêque en ambassade à Rome pour obtenir un bref du pape contre son mariage avec le duc d'Orkney. Elle rédigea elle-même ses instructions en langue latine. Elle y exprime sa vive reconnaissance envers le pape, son absolu dévouement à la religion catholique, qu'elle s'engage à rétablir dans toute la Grande-Bretagne. Elle y adjure son ambassadeur de solliciter de la cour de Rome la déclaration solennelle de la nullité de son prétendu mariage avec Bothwell. Cette nullité incontestable sera beaucoup plus évidente alors, dit Marie. Elle pense qu'une telle déclaration serait de la plus haute importance, et que le mariage, entaché d'ailleurs de vices radicaux, ne subsisterait plus devant une décision du Saint-Père, la loi des lois pour toute la chrétienté. Ces paroles semblent fabuleuses, et elles sont cependant indubitables. Citons-les textuellement : Cura diligenter, dit-elle à l'évêque de Ross, ut sanctissimus pater aperte declaret illud prætensum matrimonium, quod inter me et Bothwelem nullo jure sed simulata ratione sanctiebatur, nullius. Nam etsi multis de causis, quas nosti, satis illud per se sit plane irritum, tamen res erit multo clarior, si Sanctitatis Suæ sententia, tanquam Ecclesiæ lex certissima, ad illud dirimendum accesserit.

Marie Stuart parler ainsi de son mariage avec Bothwell ! Cela n'étonne pas seulement, cela épouvante !

Toutefois, c'est bien la même personne, hardie, romanesque, positive, à la fois femme, poète et reine.

Tout occupée du duc de Norfolk, elle amuse de ce nouvel amour sa captivité. Jusqu'à présent, elle a toujours aimé contre ses intérêts. En Norfolk, son amour et ses intérêts sont d'accord. Son mariage avec le duc doit sauver sa vie, sa liberté, sa couronne.

Sa passion croît dans la solitude et s'allume un moment.

Elle négocie impatiemment son divorce avec Bothwell et son mariage avec Norfolk. A quoy la royne d'Escoce monstre non-seulement de consentir, mais bien fort le désirer, dit M. de La Mothe-Fénelon. Dans ce mariage avec Norfolk, elle aime Norfolk lui-même, et la liberté, et l'empire que celte main loyale lui rendra. De sa prison, Marie écrit tendrement à Norfolk. Elle lui avoue qu'elle porte caché à son cou, en signe de sincère amour, le diamant que lord Boyd lui a remis de la part du duc. Elle se confie en lui. Elle lui répète, dans une effusion de sensibilité, qu'elle lui appartient, et que ce qu'elle souhaite le plus au inonde, c'est de partager avec lui tout heur et tout malheur. Elle l'assure qu'elle lui sera fidèle jusqu'au tombeau.

Elle oublie tout ce qui n'est pas Norfolk. Elle ne connaît plus Bothwell. Elle n'a plus ni la mémoire du cœur, ni la mémoire des sens, ni la mémoire de la conscience : le remords. Elle n'a jamais su ni se souvenir ni prévoir. Cette fois encore elle ne sait que se livrer à l'impétuosité du moment. Voilà Marie Stuart. Il n'y a pour elle ni veille ni lendemain, il n'y a que le jour. Sa passion s'agite et brûle comme le feu dans l'heure présente, bois vil avant, cendres après.

La santé de Marie Stuart, à cette époque, était bien chancelante. Elle avait des élans vifs et courts d'espérance, puis des découragements infinis. Elle fatiguait de ses plaintes, de ses prières, la Frange, Romé et l'Espagne. Ces réclamations, ardentes comme son caractère, incessamment renouvelées et incessamment trompées, l'avaient jetée dans une maladie nerveuse qui mit sa vie en danger.

Le 28 novembre 1570, lord Shrewsbury obtint l'autorisation de s'installer à Sheffield, dans un château qui lui appartenait, et d'y conduire Marie Stuart. Elle avait un besoin pressant de changer d'air. Elle se rétablit à Sheffield, le principal séjour de sa longue captivité, d'où elle fit par intervalles quelques voyages à Chatsworth, à Buxton et à Worksop.

Lord Shrewsbury ressentait en soucis et en tristesse ce que Marie Stuart éprouvait en adversités. Il la plaignait, et il était contraint de la tourmenter. Lord Shrewsbury était peut-être le seigneur d'Angleterre pour qui Élisabeth avait le plus d'estime. Il était honnête homme, bien que courtisan. Son dévouement pour sa souveraine était ancien comme une tradition, inaltérable et un peu sévère comme un devoir religieux. Élisabeth le savait, et cependant, telle était son incurable défiance, qu'elle avait forcé le comte à prendre pour serviteurs des espions de Walsingham et de Burleigh. Sa situation, qu'il n'avait pu décliner — son refus eût semblé une trahison —, était profondément pénible. Il était geôlier et prisonnier tout ensemble. Un fait expliquera cette sorte de supplice auquel il se condamnait pour éloigner les soupçons, et pour se soustraire aux réprimandes d'Élisabeth. Un petit-fils lui étant né dans son château, il le baptisa lui-même. Il se garda de mander un prêtre, afin d'éviter l'accusation d'entretenir avec des étrangers, sous des prétextes domestiques, des relations équivoques.

Marie subissait en frémissant cette tutelle inquisitoriale, ces rigueurs sauvages d'Élisabeth, que la courtoisie respectueuse et tendre du comte de Shrewsbury ne parvenait pas toujours à tempérer. Les souffrances mêmes grandissaient la reine d'Ecosse dans sa prison. On pardonnait ses fautes, on doutait de son crime, on ne considérait que son infortune. La haine d'Élisabeth provoquait les dévouements autour de l'illustre captive. Elle semblait deux fois reine au fond de ses cachots. Ce long martyre qui lui était infligé lui rendait presque l'innocence. Les catholiques lui témoignèrent une immense pitié et un immense enthousiasme. Le duc de Norfolk, le premier des pairs par sa naissance, par ses richesses, par son influence, lui était comme fiancé. Il était doué d'une âme délicate. Lié au catholicisme et aux catholiques, catholique de cœur, bien que la nécessité lui imposât les formes extérieures de la religion nouvelle, son amour lui créait dans son parti une popularité. Mais ce qui attirait irrésistiblement le duc de Norfolk, indépendamment de l'opinion catholique, du titre de la reine, de sa beauté, de sa grâce, de son esprit, de son courage, c'étaient ses malheurs. Pour le duc, la captivité était encore le plus puissant charme de cette princesse.

Quoique brave, Norfolk n'était pas un capitaine ; quoique délié, il n'était pas un diplomate ; quoique chef de parti, il ne fut jamais un homme d'État. Il y avait en lui un mélange de qualités ut de défauts, de faiblesses et de témérités, de vices et de vertus, de hauteur, de politesse, de générosité, d'ambition, de vanité, d'insouciance, qui faisaient de Norfolk le modèle accompli du grand seigneur, le type achevé du lord anglais. Ses innombrables vassaux étaient son peuple, la noblesse britannique était sa cour à ses yeux. Il était chimérique à force d'orgueil. Quand je suis dans nia bonne ville de Norwich, disait-il, je me tiens pour un roi.. Un personnage si chevaleresque, si fastueux, d'habitudes si élégantes, d'une audace si aventureuse et si légère sous une apparence de gravité aristocratique, pouvait bien être un idéal pour Marie Stuart en même temps qu'un salut ; pour Élisabeth, n'étant pas un instrument, il pouvait devenir une victime.

De plus en plus épris de la reine d'Écosse, il avait sollicité et obtenu pour son mariage avec elle l'agrément de la cour de France et de la maison de Guise.

Il n'y avait qu'un obstacle, niais il était invincible.

La reine d'Angleterre avait toujours été fort opposée à ce mariage. Elle n'aurait pu y consentir sans être amenée à désigner pour ses successeurs Marie et Norfolk. Or, les reconnaître pour héritiers, Marie tenant l'Angleterre par le catholicisme, Norfolk par ses vastes territoires, par ses amitiés et ses alliances, c'était comme si Élisabeth eût livré la couronne de son vivant. Rien n'était plus contraire à sa haine, à sa nature. Elle n'hésita pas à se prononcer. Elle prévint et gourmanda le duc de Norfolk. Elle le menaça de tout son ressentiment.

Il y a eu, dit l'ambassadeur de France, de grosses parolles entre la royne d'Angleterre et le duc de Norfolk, et j'entendz qu'elle s'est courroucée fort aspre-ment à luy de ce qu'il trettoit, sans son sceu, de se maryer avec la royne d'Escosse, lui deffendant fort expressement de n'y prétendre plus en quelque façon que ce soit.

 

Le duc promit tout et ne tint rien. Sorti de la Tour le 4 août 1570, il se remit immédiatement en relation avec Ridolfi, l'opiniâtre agent entre le pape, le roi d'Espagne et Marie Stuart.

Ridolfi eut plusieurs conférences à Londres avec l'évêque de Ross, et au château de Howard avec le duc de Norfolk. Des instructions lui furent données. Le rétablissement du catholicisme en Angleterre et le détrônement d'Élisabeth, étaient le double but de ces instructions. Il y avait, de plus, une partie secrète qui n'avait pas été confiée au papier, mais dont Ridolfi devait faire la confidence orale aux cours de Rome et de Madrid. Toutes choses ayant été convenues et réglées, Ridolfi partit pour les Pays-Bas au printemps de 1571. Il vit le duc d'Albc à Bruxelles, puis il se rendit auprès du pape, qui, satisfait des nouvelles que lui apportait le banquier florentin, l'envoya à Philippe II avec de vives recommandations.

Il eut, le 18 juin, à Madrid, une audience du roi. Le 7 juillet, il fut mandé à l'Escurial par le duc de Feria, que Philippe II avait chargé d'interroger l'interprète de Marie Stuart et de Norfolk sur la conjuration d'Angleterre. Les renseignements de Ridolfi, écrits au moment même par le secrétaire d'État Zayas, constatent qu'il s'agissait non-seulement de restaurer le catholicisme et de détrôner Élisabeth, mais encore de tuer cette princesse. Le conseil du roi d'Espagne délibéra longuement sur le meurtre de la reine d'Angleterre et sur la conquête de l'île. Philippe II réfléchit aux diverses opinions de ses ministres, balança quelque temps, et finit par remettre l'entière responsabilité d'une décision à l'inexorable duc d'Allie.

Cependant la conjuration était découverte en Angleterre. Norfolk, convaincu d'avoir poussé les intrigues jusqu'à la trahison, fut une seconde fois conduit par eau à la Tour. Cruelle dérision du sort ! On l'emmena au lugubre donjon dans la barge royale, surmontée d'un dais de velours blanc d'où pendaient des couronnes de roses et des guirlandes d'épis d'or !

A cette époque, où le génie féroce des gouvernements était en harmonie avec le dur génie qui avait élevé la Tour, ce monument barbare et plein des terreurs du moyen âge, il n'y avait ni rues pavées, ni voitures commodes, ni routes praticables. Les rois eux-mêmes et les reines étaient obligés de voyager à cheval.

Les Anglais étaient privilégiés.

La Tamise était leur grand chemin mobile. Elle était couverte de barges comme les lagunes de gondoles. Londres était la Venise brumeuse du Nord. Cette route liquide était la route des trafiquants, des marins, des prisonniers d'État, des princes, des ministres, des pairs, de la haute noblesse. Tous avaient leurs barges pavoisées, ornées de leurs emblèmes ou de leurs blasons, soit qu'ils eussent quitté la rive pour leurs affaires, soit qu'ils se rendissent à Greenwich, à Westminster ou à Richmond, résidences d'été des Tudors. C'est là que les terribles souverains de la Grande-Bretagne tenaient leur cour dans la belle saison. C'est là que la Tamise, toute sillonnée d'innombrables barges, descendait et remontait tous les personnages industriels, commerçants et historiques de l'Angleterre. Il y avait la barge du lord-maire, les barges des corporations, les barges des comtes, des marquis, des ducs ; les barges de la royauté, dont le mouvement varié et pittoresque dans toutes les directions semblait la circulation de vie de l'immense cité.

Norfolk, quoique absorbé dans son âme, entrevit vaguement, au milieu de ce bruit et de ce paysage maritime, sa barge, aussi splendide que la barge royale. Elle était amarrée à quelques toises de Somerset-House. Le duc, à l'aspect de sa bannière armoriée qui flottait au vent, détourna tristement les yeux.

La barge royale l'entraîna jusqu'à la porte des traîtres. Elle s'arrêta devant cette porte. De là, Norfolk dut jeter un triste regard sur cette rivière tragique, où tant

 de larmes sont tombées ; et qui roulerait du sang au lieu d'eau, si elle roulait tout le sang des prisonniers d'État qu'elle a charriés du pont de Londres à ce cintre funèbre et bas que le duc franchit, et où plus d'un captif fut noyé entre deux grilles, puis emporté par le fleuve à la mer.

Norfolk débarqua sur un escalier verdâtre. Quand il en eut gravi les degrés humides, un pressentiment mortel, qu'il avoua depuis à sir Henri Lee, lui perça le cœur. A sa gauche et à sa droite, il avait reconnu les deux ponts intérieurs et les quatre portes flanquées de huit tours échelonnées le long de la rivière. En face de lui se dressait la tour sombre où furent assassinés les enfants d'Édouard. Cette tour s'appelle encore aujourd'hui la Tour du Sang, the Bloody Tower.

Escorté de ses gardes, Norfolk passa sous le porche hideux de la Tour du Sang, et pénétra dans la grande cour où s'élève la Tour Blanche.

Cette tour quadrangulaire est la plus ancienne partie de la forteresse. Elle est encore crénelée et soutient une tourelle à chacun de ses quatre angles. Les murs ont quatorze pieds d'épaisseur. Ils revêtent de leur maçonnerie colossale la galerie d'Élisabeth et le cachot étouffé où fut détenu Raleigh.

Norfolk contempla les nombreuses tours avec horreur. Renfermé d'abord dans la Tour Blanche, après une odyssée de captif parmi les différents cachots du vaste donjon, il fut confiné dans la tour Beauchamp, qui était, à proprement parler, la prison d'État. C'était ordinairement la dernière étape des condamnés pour crime politique.

Même aujourd'hui, nul ne peut traverser sans frisson ces lieux formidables, ces cours sinistres, ces galeries écrasantes, ces voûtes qui pleurent, ces échos qui gémissent ; nul ne peut visiter sans effroi ces tours que tant d'infortunés habitèrent, et cette tour suprême où Norfolk fut enfin relégué. C'est là qu'il écrivit son nom dans la pierre, et qu'il creusa de ses coudes le bois de la petite fenêtre d'où il voyait, en face de Saint-Pierre ès Liens, l'une des places de l'Échafaud, toute pavée de cailloux noirs. Cette place, hélas ! fut bien souvent arrosée de sang humain par les souverains de l'Angleterre. Elle devint comme un autel de Teutatès, dont les Tudors-, ces pontifes-rois, furent les druides impitoyables.

Telle est la Tour de Londres.

Bastille gigantesque, multiple, irrégulière, ténébreuse, dont les toits sont peuplés de corbeaux, les crevasses de hiboux, les corridors de chauves-souris ! Monument de deuil entrecoupé de portes, de guichets, de herses de fer, rempli d'armes, de billots et de haches : Château et prison, Kremlin limoneux de l'Occident, qui, le jour, attriste jusqu'au soleil ; qui, la nuit, projetant ses masses confuses, faiblement éclairées par quelques réverbères et par le brasier de charbon des cheminées féodales, ressemble plus à un palais de l'enfer qu'à un édifice des vivants !

Le duc de Norfolk, surveillé avec une extrême sévérité, fut comme au secret dans l'isolement terrible de la Tour. Sans livres, sans amis, réduit à lui-même, Dieu et son courage lui communiquèrent une sérénité héroïque. On procéda minutieusement à son interrogatoire, on instruisit lentement son procès. Toutes les formalités accomplies, on vint le chercher un matin dans sa prison, et on le mena par la Tamise à Westminster-Hall. Introduit devant ses pairs, les lords d'Angleterre, il fut condamné sur ses propres lettres et sur les témoignages de Higford, de Barker, de Bannister et de l'évêque de Ross, épouvantés par les menaces de la torture.

L'émotion des juges, plus forte un moment que l'envie des uns et que le fanatisme des autres, éclata dans les gestes, sur les visages. Le comte de Shrewsbury fondit en larmes en prononçant, comme grand sénéchal, la cruelle sentence : Nous ordonnons que Thomas Howard, duc de Norfolk, soit transféré de cette enceinte à la Tour ; que de là il soit traîné sur une claie au gibet de Tyburn, pendu, détaché à demi mort de la potence ; que ses entrailles soit jetées au feu, et qu'ensuite son corps, partagé en quatre tronçons, soit exposé aux portes de la ville de Londres, et sa tête hissée au centre du pont de la Cité.

Le duc écouta sans trouble ce barbare verdict, puis saluant les pairs, il leur parla avec une douce et mélancolique éloquence.

Milords, je ne désire point faire de pétition pour obtenir la vie. Vous me rejetez de votre compagnie ; j'espère en trouver une plus clémente dans le ciel. Je n'implore qu'une chose, c'est que la reine donne l'ordre de payer mes dettes, et qu'elle soit bonne pour mes enfants orphelins. Adieu, milords.

Dès que le duc de Norfolk eut cessé de parler, il fut remis à ses gardes et reconduit à la Tour. Le bourreau le précédait, portant sur l'épaule droite une hache, dont le tranchant était tourné vers le duc, signe terrible d'une condamnation à mort.

Le prisonnier remonta dans la barge de la Tour. Il redescendit la Tamise et regagna sa cellule.

Ce jugement, qu'Élisabeth avait souhaité et qui était un acheminement à un autre jugement plus illustre, celui de la reine d'Écosse, plongea pourtant la reine d'Angleterre dans une pénible anxiété.

Elle signa le warrant d'exécution une première fois, mais elle le révoqua. Cinq semaines après, sur les instances, de ses ministres, elle signa de nouveau le warrant ; puis, dans la nuit, vers deux heures du matin, elle se réveilla en sursaut, agitée et tremblante. Elle se leva, et raya une seconde fois sa signature. Son hésitation redoublait toujours au moment décisif, et devenait pour elle une affliction d'esprit intolérable. Elle ne pouvait se résoudre à immoler le duc, son parent, cette fleur de toute noblesse, le plus grand seigneur et le plus galant homme de son royaume.

Ses ministres, Burleigh et Leicester surtout, appelèrent à leur aide le parlement, toujours prêt aux rigueurs. Les communes, de concert avec les lords, adressèrent à la reine un double vœu de mort, et conclurent avec une logique sauvage que, puisque le duc de Norfolk et Marie Stuart étaient incompatibles avec la sûreté d'Élisabeth, Elisabeth, par dévouement à l'Angleterre, devait les immoler sans pitié. Cette farouche délibération du parlement mit à l'aise la sensibilité d'Élisabeth. Elle crut être miséricordieuse en ne signant qu'un arrêt lorsqu'on lui en demandait deux, et en commuant la peine du gibet en celle de la simple décapitation. Cette fois, elle ne se rétracta pas, et, cinq mois après son jugement, le 1er juin 1572 au soir, le duc de Norfolk apprit avec quelque surprise, mais sans faiblesse, que son dernier soleil avait brillé.

Le lendemain, jour de l'exécution, le commandant de la Tour avertit le duc dès la première aube. Norfolk le remercia, écrivit deux lettres, fit son testament, et remit au commandant, en le congédiant, sa croix de Saint-George pour le comte de Sussex, auquel il l'avait léguée.

Avant de recevoir le doyen de Saint-Paul, Alexandre Nowell, dans la cellule où il avait fait son dernier repas, le duc distribua ses provisions de vin et de viande, ses vêtements et son linge à ses gardes de la Tour, dont le plus jeune avait chanté par moments sous sa fenêtre, comme autrefois en se levant de table il laissait les restes de ses festins aux serviteurs de ses châteaux et aux joueurs de cornemuse de sa bonne ville de Norwich.

Alors survint le doyen de Saint-Paul. Tout en causant, le duc s'habilla avec la même recherche qu'autrefois quand il devait aller à la cour. Sa toilette terminée, il écouta dans le recueillement une exhortation de Nowell, s'agenouilla et pria longtemps. Il fut interrompu par un bruit de la porte. Norfolk, s'étant retourné, vit le commandant de la Tour qui était rentré, et qui, debout, pâle, hésitait devant le duc. Je vous comprends, dit Norfolk en se levant ; montrez-moi le chemin.

Le commandant ayant obéi, Norfolk descendit l'escalier sombre, et traversa d'un pas ferme l'espace qui le séparait de l'échafaud. Il s'inclina avec une affectueuse courtoisie mêlée de tristesse devant les groupes de soldats et de peuple qu'on avait laissé pénétrer dans l'intérieur de la Tour.

Comme il arrivait an pied de l'échafaud, il eut soif et demanda à boire. Une femme âgée et voilée, qui l'avait suivi tout en pleurs, lui présenta une coupe que le duc reconnut aussitôt. Cette coupe était la sienne, celle de ses ancêtres, et cette femme était sa pauvre vieille nourrice. Elle versa d'un flacon un peu d'ale mousseuse, que le duc se hâta d'avaler. Lorsqu'il rendit la coupe, la nourrice saisit la main de son maître, et la baisa en sanglotant : Que Dieu te bénisse, dit le duc, et que mes enfants t'aiment à cause de ce que tu as fait ! Puis, comme il s'attendrissait à l'heure où l'homme a besoin de sa force, il monta rapidement l'échafaud, toujours assisté du doyen de Saint-Paul.

Un autre personnage accompagna Norfolk jusque sur l'échafaud. Ce fut sir Henri Lee, l'un des plus braves et des plus légers courtisans de ce règne. Il osa une action plus sérieuse que beaucoup de graves lords, qui ne balancèrent pas à déserter le duc de Norfolk dans son infortune. Sans souci de déplaire à Élisabeth, dont il s'intitulait le défenseur, sir Henri Lee, l'ancien obligé du duc, était accouru là au nom de la reconnaissance et de l'honneur, comme Alexandre Nowell au nom de la religion, pour consoler les derniers instants de Norfolk.

Pendant les quelques minutes que le duc s'entretint avec Nowell, près du bourreau et de la hache, sir Henri eut le courage de s'adresser au peuple, l'adjurant d'invoquer le ciel pour son malheureux ami.

Le duc parla à son tour. Il déclara que son arrêt était juste, et qu'il avait trompé sa souveraine en lui promettant de rompre toute relation avec la reine d'Ecosse. Soulagé par cet aveu, et s'abusant lui-même sur ses complots passés par ses intentions présentes, il protesta qu'il n'avait pas cessé d'être fidèle à Élisabeth, à la religion réformée et à l'Angleterre.

Son allocution finie, le duc jetant un long regard sur la foule, mit la main sur son cœur. Il pardonna à l'exécuteur, auquel il fit largesse d'une bourse d'angelots. Il embrassa successivement et avec effusion Alexandre Nowell et Henri Lee, le prêtre et le chevalier qui ne l'avaient point abandonné ; puis, se prosternant, il posa sa noble tête sur le billot. Le bourreau l'abattit d'un seul coup.

Le peuple poussa un grand cri. Les paroles du duc, son attitude, sa belle figure, où le regret luttait avec l'héroïsme et qu'illuminait la flamme d'un amour fatal à travers l'horreur même du supplice, tout cela avait ému la multitude. Ceux qui le croyaient criminel le plaignaient ; plusieurs niaient sa culpabilité et déploraient sa mort tragique. Les femmes pleuraient et publiaient hautement son innocence.

Les restes du duc de Norfolk furent transportés dans la chapelle voisine dédiée à saint Pierre. C'est là qu'étaient enterrés les condamnés illustres. C'est là que reposent, avec le duc de Norfolk, l'évêque de Rochester, Jean Fischer ; Anne de Boleyn, George Boleyn, sou frère ; Jane Grey, Thomas Morus, la comtesse de Salisbury, le comte d'Essex, et tant d'autres victimes du despotisme royal.

Un outrage était encore réservé à Norfolk.

On connaît Windsor et sa chapelle.

Le chœur de cette chapelle est le sanctuaire de toute noblesse. Ces stalles sculptées pour les chevaliers de l'ordre de la Jarretière, ces plaques d'or où sont gravées leurs armoiries, ce plafond gothique d'où flottent leurs pennons, ces vitraux, ce demi-jour, cet éclat voilé, ces vieux noms incrustés dans les métaux précieux jusque sous les ogives de la maison de Dieu, toutes ces choses pénètrent de la grandeur des traditions. Ces couronnes de comtes, de marquis, de ducs, de princes, de rois, quand on songe aux aïeux, semblent comme des couronnes de siècles ; les ombres de leurs drapeaux blasonnés apparaissent comme les ombres du temps et comme les crépuscules lointains de l'histoire. L'imagination est saisie de respect. Le voyageur même qui arrive républicain, avec l'âme démocratique de la France, s'incline un moment devant les souvenirs de l'aristocratie anglaise.

Ces souvenirs qui glissent des plis de tant de bannières n'étaient pas seulement vénérables, ils étaient sacrés sous Élisabeth.

Toute haute noblesse ouvrait Windsor, toute trahison en excluait.

Norfolk l'éprouva.

Le chapelain de Windsor, sur l'ordre du chancelier, monta en chaire, et fit pour cette solennelle circonstance un long sermon. Dans le premier point, il célébra les vertus d'Élisabeth, sa chasteté, son équité, sa clémence inépuisable ; dans le second point, il tonna contre les crimes de Norfolk, contre son ingratitude, ses parjures, ses trahisons. Le sens de tout le discours et de la péroraison fut que la mort du duc avait été bien douce, que la reine était trop bonne, mais que cependant il fallait la louer d'avoir cédé à sa miséricorde plus qu'à sa justice. Le sermon était à peine terminé que le héraut Jarretière s'avança dans toute la magnificence de son costume de cérémonie. Il décloua de la stalle où s'asseyait le duc la plaque armoriée des Howard ; il détacha du plafond leur glorieuse bannière, puis, l'ayant mise bas et traînée hors de la chapelle, il la foula aux pieds et la lança ignominieusement dans les fossés du château.

Après l'exécution de Tower-Hill, telle fut l'exécution de Windsor.

Marie Stuart avait attiré peu à peu le due de Norfolk dans la trahison. Avant d'y consentir, il avait perpétuellement flotté entre le protestantisme et le catholicisme, entre la loyauté et la félonie. Malgré ses dénégations sur l'échafaud, le duc avait voulu déposer Élisabeth et rétablir le papisme. Il avait autorisé Ridolfi, le correspondant des nonces, à nouer des intrigues criminelles et à obtenir du pape, du roi d'Espagne, du duc d'Albe, des secours d'hommes et d'argent pour la double contre-révolution religieuse et politique dont il préparait les éléments, dont il amassait les orages.

Les instructions de Marie Start et de Norfolk à Ridolfi sont conservées dans les archives secrètes du Vatican, et ne laissent aucun doute sur les intentions des deux illustres conspirateurs. Ces instructions sont confirmées et aggravées encore par l'interrogatoire de Ridolfi à l'Escurial.

Norfolk eut tort de balbutier, de sous-entendre une justification impossible ; il eut raison de se résigner sans murmure au jugement qui le frappait.

Marie, en cette cruelle conjoncture, ne poussa pas de ces rugissements terribles que lui arracha dans la maison du lord prévôt, à Édimbourg, sa séparation d'avec Bothwell. Pour ne pas achever de se compromettre jusqu'à la mort dans une cause qui était la sienne, elle amortit, elle étouffa ses sanglots. Elle resta trop maîtresse d'elle-même sous la terreur que lui inspirait Élisabeth.

Tout ce qu'elle a entrepris avec imprudence, tout ce qui est évident comme la lumière, elle le dément, selon sa coutume.

Elle n'a chargé Ridolfi d'aucune mission suspecte ; elle n'a pas songé à remettre son fils entre les mains de Philippe II.

Si on dyt que j'ay imploré l'ayde du roy catholique en quelque sorte que ce soit pour susciter aulcune rébellion en ce pais, cella est faux et malitieusement controuvé.

Elle va plus loin. Après avoir nié résolument la conspiration, elle renie presque Norfolk :

Le duc de Norfolc est subjet de cette royne, duquel elle peut veriffier les soubçons conçus contre luy, si aulcuns en y a ; mais, voyant Pestai présent où il est, je ne me trouve, Dieu mercy, si dépourveue de sens, que je ne cognoisse combien peu me servyroit d'avoir aulcune intelligence avec luy, et le danger que par ce moyen je pourrois encourrir.

Plus tard, elle revient un peu sur cette lettre à M. de La Mothe-Fénelon. Dans un moment de honte et dans un réveil de courage, elle lui écrit :

Je suis bien marrie de l'intention de ceste royne à l'endroict du duc de Norfolc, et priè Dieu qu'il la veuille retourner.

Puis après l'exécution de la sentence — à lord Burleigh, 10 juin :

J'ai receu la triste nouvelle...... et rien de plus.

Quelques écrivains ont reproché à Marie Stuart son insensibilité. C'était la peur, hélas ! qui opprimait la reine d'Écosse, malgré son audace, et qui la rendait prudente. Le danger était pressant. Le parlement d'Angleterre, en demandant l'exécution du duc de Norfolk, avait supplié Élisabeth, dans la même pétition (28 mai), de livrer au bourreau Marie Stuart. Elisabeth, violemment tentée, n'osa pas encore.... mais Marie trembla.

J'ai retrouvé, au plus fort de ses épreuves, avant et après son arrêt de mort, deux témoignages qu'on lira. Ils montreront qu'elle n'oublia point, et combien amèrement elle dut pleurer, dans l'ombre de sa prison, ce généreux amant qu'elle appelait My Norfolk, et qu'elle avait poussé au supplice.

Le second danger qui menaça mortellement Marie Stuart, en cette mémorable année (1572), fut la Saint-Barthélemy.

La Saint-Barthélemy, cette monstrueuse tragédie accomplie alors en France, illumina de joie et le Vatican et l'Escurial, mais elle eut un retentissement formidable en Écosse et en Angleterre. Plus de trente mille huguenots périrent dans ce massacre terrible. Aux abords du Louvre et le long des quais de la Seine, le sang, dit d'Aubigné, couroit de tous costés, cherchant la rivière. Le pape se réjouit, Philippe II tressaillit d'aise, et le seul sourire qui ait éclairé sa figure blême et morbide passa sur ses lèvres. Élisabeth en rugit de colère et de douleur. Tout son royaume s'émut avec elle. D'abord elle refusa de voir l'ambassadeur de France, qui voulait justifier son maître ; et quand elle daigna l'admettre, cc ne fut que le 9 septembre, à Oxford, dans une chambre tendue de noir, elle-même et toute sa cour en grand deuil. M. de La Mothe-Fénelon déclara, de la part de Charles IX, à la reine, que la religion était hors de cause, et que la Saint-Barthélemy n'avait pas été organisée contre des protestants, mais contre des conspirateurs. La reine d'abord garda un silence obstiné et menaçant. Elle le rompit d'une voix sourde, indignée, et répondit un long discours ambigu, emmiellé au bord, amer au fond. Sa conclusion fut qu'il était bien étrange que M. l'amiral de Coligny et ses coreligionnaires eussent été ainsi égorgés sans l'intervention de la justice. Les conseillers, les ministres de la reine, entourant ensuite M. de La Mothe-Fénelon, ajoutèrent que c'était le plus énorme faict qui, depuis Jésus-Christ, fust advenu au monde.

Pendant qu'Élisabeth et tous les protestants d'Angleterre et d'Écosse étaient consternés, les catholiques, partisans de la reine Marie, se réveillèrent de leur découragement et se concertèrent avec leur imprudence accoutumée. La révolte devint imminente. Burleigh et Leicester pressèrent Élisabeth de sacrifier Marie Stuart. Ils lui démontrèrent que cette mort importait à la tranquillité du royaume. Les évêques la proclamèrent légitime ; les lords et les communes, nécessaire ; et toute l'Angleterre applaudit à ces-manifestations barbares.

Je vous suplie très-humblement, écrivait M. de La Mothe-Fénelon à Catherine de Médicis, a de parler un mot de bonne affection à M. de Walsingam pour la royne d'Escoce, car je vous puis assurer, madame, qu'elle est en grand danger.

 

Élisabeth, qui désirait plus qu'aucun homme et qu'aucun parti le trépas de sa rivale, de celle qu'elle avait toujours haïe d'une haine mêlée de fiel et de sang, Élisabeth résista toutefois à l'entraînement général. Elle avait la religion de la monarchie. Elle répugnait à faire tomber une tête royale au grand jour.' La couronne qui ornait cette tête abhorrée devait la rendre précieuse et sainte à l'univers entier. Élisabeth ne voulait pas affaiblir le respect pour les princes, ce respect qui était la sécurité de tous les trônes ; mais elle voulait se venger de son ennemie, la frapper dans les ténèbres, sans que la majesté souveraine ni sa réputation fussent compromises ; et voici quelle noire intrigue elle ourdit. Elle dépêcha Killegrew à Édimbourg, avec la mission ostensible de travailler à rétablir la paix dans ce malheureux pays déchiré par la guerre civile, et avec  l'ordre secret de tramer le meurtre de Marie Stuart sur la terre d'Écosse par des mains écossaises. Élisabeth donna elle-même ses instructions à Killegrew en présence de Burleigh et de Leicester, les seuls complices, les seuls instigateurs de cet attentat. Killegrew partit, résolu à tout tenter pour le succès de son indigne ambassade.

La reine d'Angleterre livrerait Marie Stuart, pourvu que, après avoir demandé cette extradition, le gouvernement de l'Écosse s'engageât à faire périr Marie sans délai et sans éclat. Une seconde clause imposée au gouvernement écossais était de ne point nommer Élisabeth.

Elle se félicitait déjà, la cruelle princesse, et tout eu disant : La reine d'Écosse est ma fille, elle ajoutait avec un accent sinistre : Celle qui ne veut bien user envers sa mère mérite d'avoir une marâtre.

Killegrew alla droit à Dalkeith, au château de Morton, qui l'écouta favorablement et lui promit son concours, concours régicide, que j'ai omis dans le récit de la vie et de la mort du comte, mais qu'il est équitable de restituer ici. Marr, régent du royaume, fut moins accessible aux machinations de l'Angleterre. Sa froideur inquiéta Killegrew et ne le découragea pas. Il eut recours à Morton, qui entraîna le comte de Marr. Un acte fut rédigé par eux, et porté à Burleigh par l'abbé de Dunfermlin. Marr consentait à délivrer Elisabeth, l'Angleterre et l'Écosse de Marie Stuart et des périls qu'elle faisait courir au protestantisme. Il stipulait trois conditions principales : la réserve entière des droits de Jacques VI, lé payement de tout l'arriéré dû à l'armée écossaise, et la présence du comte d'Essex avec trois mille hommes de troupes anglaises à l'exécution de Marie Stuart.

Chose étrange ! Elisabeth, Burleigh et Leicester demandaient, Killegrew sollicitait, et Morton accordait un assassinat ! Le comte de Marr croyait-il n'accéder qu'à une grande mesure nationale ? Il admet une exécution qui suppose un jugement. Odieux sophisme d'une vertu aux abois qui cherche, par un dernier et vain effort, à colorer d'un semblant de procédure un abominable forfait ! Ah ! certes, s'il y avait eu un jugement, il aurait été sommaire. Tout sera fini en quatre heures, écrivait triomphalement Killegrew à Burleigh.

Ce fut le 26 octobre que le comte de Marr envoya l'abbé de Dunfermlin à Burleigh ; le 28, il mourait à Stirling. Il tomba subitement malade à son retour de Dalkeith, où il avait été s'entendre avec le comte de Morton, cc grand fascinateur.

De tous les complices de ce guet-apens infâme, traîtreusement dressé par une reine contre une reine, et qui promettait la liberté pour donner la mort, le moins coupable, certes, fut le comte de Marr. Il rêvait un jugement, une exécution publique. Il espérait, à l'aide de trois mille Anglais qui devaient assister à cette exécution, réduire le château d'Édimbourg et tous les rebelles. Il pensait que le prétexte sérieux étant enlevé, par l'immolation de Marie, à la guerre civile, il pourrait en éteindre jusqu'à la dernière étincelle, et assurer le repos à l'Écosse qu'il adorait, le sceptre à son pupille, le jeune roi, qu'il aimait de toutes les forces de son âme. Voilà ses illusions. Voilà le mirage que Morton, son tentateur, fit briller à ses yeux pour l'égarer. Mais quand le régent eut quitté Dalkeith et n'entendit plus Morton, quand il se trouva seul avec son cœur, il sentit un grand remords, et le remords anticipé du seul crime où il eût jamais trempé, s'exaltant jusqu'au désespoir, le tua en deux jours. Sa vie ne fut donc abrégée ni par le poison, comme plusieurs l'ont conjecturé, ni par la fatigue du gouvernement et des affaires, mais par le remords ; et son étoile d'honnête homme permit que ce crime, auquel il avait consenti, manquât et s'expiât à la fois par son propre trépas. La Providence récompensa ainsi une longue vie d'honneur et d'humanité, en retirant de ce siècle de fer le comte de Marr avant qu'une goutte de sang eût taché ses mains.

Le comte de Marr, malgré sa faute, fut un caractère vraiment chrétien. Il essaya d'invoquer la toute-puissance de la loi contre les attentats publics et privés. Mais cette digue de la justice, qu'il élevait si péniblement, rompait toujours sous le torrent des crimes. Investi du pouvoir suprême, et d'une conscience si délicate qu'il se tenait pour responsable de tout le mal qu'il n'empêchait pas, il mourut inconsolable d'avoir failli lui-même, et de n'avoir pu, durant sa courte administration, diminuer les désordres, les spoliations, les assassinats qui désolaient sa patrie.

La mort du régent sauva Marie Stuart. Des événements nouveaux et l'affaiblissement de la première impression causée par les massacres de France, éloignèrent l'année, et changèrent les formes du meurtre arrêté dans le cœur d'Élisabeth. Marie ignora probablement le péril, et n'entrevit pas la hache nue qui avait passé si près de son cou. Gardée plus étroitement pendant les cinq mois qui suivirent la Saint-Barthélemy, aucune lettre d'elle ne nous est parvenue de cette époque où sa tête fut offerte, acceptée, marchandée entre une reine et des hommes d'État éminents, dont la correspondance nette, ferme, sans détour comme sans entrailles, prouve qu'en faisant une chose utile, ils croyaient accomplir une chose assez juste. Cette correspondance, publiée par M. Patrick Fraser Tytler, est conservée dans les archives de Londres. Précieuses collections, monuments de vérité, qui d'abord se taisent, mais qui parlent enfin à certaines heures, et qui révèlent à la postérité les énigmes des temps, pour l'éternelle honte des coupables, pour l'enseignement des générations !