HISTOIRE DE MARIE STUART

 

LIVRE CINQUIÈME.

 

 

David Riccio. — La reine l'attache à son service. — Portrait de Riccio. — Il devient un favori et un ministre. — Mécontentement des seigneurs écossais. — Empressement des princes à demander la main de Marie Stuart. — La comtesse de Lennox. — Darnley. — Amour de la reine. — Passion de Darnley. — Son portrait. — Difficultés du mariage. — L'Écosse repousse Darnley comme catholique. — Randolph, ambassadeur d'Élisabeth, artisan de troubles. — Marie envoie Jacques Melvil à la reine d'Angleterre. — Séjour de Melvil à Londres. — Portrait d'Élisabeth. — Marie Stuart s'adresse à Knox. — Déception de la reine. — Opposition du réformateur. — L'Écosse proteste. — Plusieurs lords influents, Murray en tête, tentent d'enlever Darnley et d'arrêter Marie. — Célébration du mariage. — Caricatures. — Politique d'Élisabeth. — Particularités sur la reine d'Angleterre. — Le XVIe siècle. — Philippe — Riccio, d'abord uni à Darnley, lui inspire une violente jalousie. — Les seigneurs presbytériens exploitent la haine du roi. — Conspiration contre le favori italien. — Sa mort. — La reine prisonnière. — Sa réconciliation avec Darnley. — Sa fuite à Dunbar. — Elle revient à la tête d'une petite armée à Édimbourg. — Les conspirateurs se dispersent. — Plusieurs sont punis. — Honneurs rendus à Riccio. — Chapelle d'Holyrood.

 

Marie Stuart, depuis son retour en Écosse, était assaillie d'affaires politiques et religieuses. Elle recherchait d'autant plus les distractions. Elle s'entourait de joueurs de violon, de luth et de flûte. Elle s'empressa d'attacher à sa personne un musicien qui avait chanté devant elle. Il s'appelait David Riccio. Il était de Turin. Son père, maitre de chapelle, lui avait donné des leçons de son art. Riccio s'y était exercé avec succès. Il plut à l'imagination de la reine. Elle le demanda au marquis de Morette, ambassadeur de Savoie, que Riccio avait suivi en Écosse, et dont il était le cameriere. Le marquis le céda courtoisement à la reine.

Au fond, Marie était triste. Elle ne portait plus la vie légèrement. Le plaisir ne remplissait plus toutes ses heures. Elle regrettait la France, la conversation des beaux esprits, la galanterie des jeunes seigneurs, les fêtes chevaleresques de Saint-Germain, de Chambord, de Fontainebleau et du Louvre. Holyrood lui semblait l'image de sa destinée. Elle le trouvait sinistre malgré tous les enchantements du palais et du parc, des jardins et des prairies, où les biches et les oiseaux de mer buvaient au courant des sources. Le château de ses ancêtres était dominé de deux rochers sauvages. Par les courts soleils du Nord, ces rochers jettent une ombre froide et menaçante sur la demeure des Stuarts. Cette ombre avait pénétré Marie, qui sentait avec douleur combien tout était changé pour elle. On ne la traitait pas en femme et en reine, mais en pouvoir politique. Elle rencontrait sur son chemin des rudesses de mœurs, d'attitude et de langage qui la révoltaient. Sa noblesse même était barbare et n'avait ni la politesse, ni la culture du continent. Le mérite de Riccio fut de comprendre les impressions de Marie Stuart, son secret fut de lui alléger le poids des jours. Comment n'aurait-il pas été le favori de la reine ? Elle s'ennuyait, il l'amusa.

C'était un homme de vingt-huit ans. Sa figure, sans être belle, était expressive. Il avait les cheveux d'un châtain foncé, la peau brune et cuivrée, le front large, bombé et mat, le nez vivant et dilaté, les dents admirables, les yeux vifs et perçants sous des sourcils touffus qui accentuaient dans ses traits mâles une énergie qui manquait à son âme. Son abord était communicatif et rusé. Son regard était d'un artiste, son sourire d'un diplomate ; son intarissable esprit était d'autant plus séduisant qu'il se colorait, dans sa mobilité, de toutes les lueurs de la fantaisie. Un chaud rayon de soleil italien ruisselait de ce visage méditatif comme celui d'un Écossais ou d'un Anglais. C'étaient sous l'éclat du Midi les plis déliés de la réserve et de la prudence du Nord. Son malheur était de ne pas porter la tête en gentilhomme, et de l'incliner trop bas au dédain ou à l'injure. Les efforts de sa volonté rie purent jamais dompter la nature, qui se troublait et défaillait en lui devant le péril. D'un homme rien ne lui faisait défaut que le courage, et encore en avait-il le masque. Sa physionomie virile était d'un héros ; mais quoique Piémontais d'origine, il avait quelque chose du lazzarone dans le cœur. Doué du reste de tous les talents, excellent mime, souple, insinuant, habile, né pour l'intrigue et pour les affaires, capable de charmer une femme et de gouverner un royaume, s'il avait eu la fermeté à un aussi haut degré que l'intelligence. Il s'éleva très-vite à la toute-puissance par des agréments de sa voix, de ses manières et de sa conduite (1561-1565). De joueur de luth, il devint secrétaire des dépêches françaises et premier ministre. C'était un caprice de la reine. Cette dictature timide et insolente à la fois irrita profondément les grands (l'Écosse, et singulièrement le comte de Murray, dont l'autorité dans le conseil se trouvait affaiblie, presque annulée par les manèges adroits et par les sourdes menées de ce parvenu.

Plusieurs avis sages furent donnés à Riccio. On lui conseillait de ne pas battre monnaie avec sa faveur, et de ménager un peu la bourse de ceux qui avaient des grâces à solliciter. Jacques Melvil l'engageait à ne pas être toujours chez la reine, ou du moins à se retirer par respect lorsque les lords y arrivaient. Riccio, encouragé par Marie, qui le préférait à toute l'Écosse, continua ses habitudes familières. Parmi les nobles, les plus spirituels, comme Lethington, se moquaient de ses assiduités ; les plus violents, comme Ruthven, s'en offensaient. J'ai eu ce soir chez la reine une forte tentation, disait Lindsey à Knox. — Laquelle ? demanda le réformateur. — Celle de jeter par la fenêtre ce valet italien, qui n'est pas fait pour s'asseoir devant les lords, mais pour leur offrir l'aiguière et pour leur tenir l'étrier. — Il est vrai, répondit Knox ; et de plus ce bouffon méridional est le pensionnaire du pape et le suppôt de Satan.

Ce favoritisme dura plus de trois années.

Cependant la beauté de Marie Stuart attirait sur elle les regards de l'Europe entière. Les plus grands princes aspiraient à sa main. Le cardinal de Lorraine traitait avec eux du mariage de sa nièce. Le prince de Condé, le duc d'Anjou, le duc de Ferrare, un archiduc, fils de Ferdinand Ier, briguaient l'honneur de l'épouser. Le cardinal Granvelle et la duchesse d'Arschot travaillaient, par leurs négociations, à lever les obstacles qui auraient pu s'opposer à l'union de la reine d'Écosse avec don Carlos d'Espagne.

Le monde était en suspens.

Marie alors savourait toutes les décevantes illusions : la jeunesse, la flatterie, l'empire, les brûlants désirs, la musique, la poésie.

Voici des vers que j'ai lus à Édimbourg, copiés par elle-même (mai 1564), avec ce titre :

ODES DE IOACHIM DU BELLAY.

EXCELLENT POÉTE.

I. ODE.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Amour, gouverneur des villes,

Loix civiles

Et juste police ordonne.

Et l'heur de paix qu'on va tant

Souhaitant,

C'est luy seul qui le nous donne.

Les richesses de Cérès,

Les forests,

Les seps, les plantes et fleurs,

Prennent d'amour origine,

Goust, racine,

Vertu, formes et couleurs.

Par luy tout genre d'oiseaux

Sur les eaux

Et par les bois s'entretient :

Tout animal de servage

Et sauvage

De luy son essence tient.

Par ce petit dieu puissant

Délaissant

Le doux giron de la mère,

La vierge femme se treuve

Et fait preuve

De la flamme douce amère,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bien adorer nous devons.

Dessus son autel sacré,

Sçachant gré

A luy, de quoy nous vivons.

La jeunesse (hélas !) nous fuit,

Et la suit

Le froid sage languissant :

Adonques sont inutiles

Les scintilles

Du feu d'amour périssant.

———

II. ODE.

Le flambeau dont les chaleurs

Ardent l'antique froidure,

De mille sortes de fleurs

Repeint la jeune verdure :

Et le dieu, qui mes désirs

Brusle d'une saincte flamme,

Mille sortes de plaisirs

Replante dedans mon ame.

Tout ce que l'hyver s'est veu

Morne, transi, froid et blesme,

Sent maintenant ce doulx feu,

Et moy je suis le feu mesme.

Des fleuves les pieds glissants

Frappent leurs plus hautes rives,

Et les sommets verdissants

Rehaulsent leurs testes vives.

Des-ia les seps tournoyants

Autour des branches verdoyent,

Ja les verts sillons ployants

Par les campaignes ondoyent.

Bacchus, Priape et Cérès,

Palès, Vertumne et Pomone,

Et chaque dieu des forests,

Se prépare une couronne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ces vers de du Bellay, écrits avec soin par Marie Stuart sur un parchemin 4 tranches d'or, témoignent en quelque sorte du cours de ses pensées à cette époque.

Elle songeait à se marier. Riccio n'était pour elle qu'un favori déjà ancien, un complaisant, un serviteur.

Ce ne fut ni la politique, ni l'ambition, qui la décida dans le choix d'un époux ; ce fut l'amour.

Le comte de Lennox avait été proscrit et ses biens confisqués. Il vivait retiré en Angleterre avec sa famille. La comtesse, sa femme, ne partageait pas sa sombre résignation. Elle se flattait de changer la fortune ; et quand elle regardait Darnley, son fils, elle osait penser à faire un roi de ce charmant exilé. Obsédée de ses desseins, elle échappa à la surveillance réelle ou feinte dont l'entouraient les agents d'Élisabeth, et elle pénétra en Écosse. Elle se rendit à Édimbourg, fut reçue à Holyrood par la reine, s'insinua dans son esprit, et obtint la grâce du comte de Lennox. Marie convoqua un parlement où le comte de Lethington, secrétaire d'État, parla au nom de sa souveraine :

Milords et autres, ici assemblés, bien que, par les choses qu'il a plu à Sa Majesté de vous déclarer très-gracieusement de sa propre bouche vous soyez déjà suffisamment informés du sujet de cette assemblée... cependant je me propose de vous exposer les mêmes choses, en y donnant un peu plus d'étendue.

On sait que, pendant la minorité de Son Altesse, on a instruit le procès du comte de Lennox, et prononcé contre lui une sentence de confiscation, pour certaines offenses qu'on l'accusait d'avoir commises. Ces offenses sont spécifiées dans l'acte de parlement rendu à ce sujet, et c'est pour ce motif qu'il est depuis si longtemps en exil et absent du pays de sa naissance. On a vu combien son sort est pénible par les requêtes qu'il a fait parvenir à Sa Majesté. Elles contiennent les soumissions les plus humbles et les plus convenables. Elles rendent témoignage de son parfait dévouement à Sa Majesté, sa princesse naturelle, et de son plus ferme attachement au très-humble service de Son Altesse, s'il plaisait à Sa Majesté d'user envers lui de clémence, et de le faire jouir du bénéfice de sujet. Plusieurs considérations ont incliné Son Altesse à écouter favorablement la requête de ce seigneur : l'ancienneté de sa maison, son nom, l'honneur qu'il a d'appartenir à Sa Majesté par les liens du sang, à cause de milady Marguerite, tante de Son Altesse, ainsi que d'autres motifs déterminants.... De plus, Sa Majesté est portée, par la bonté de son naturel, à avoir compassion des maisons qui tombent en décadence, et elle aime beaucoup mieux, ainsi que nous l'avons entendu de sa propre bouche, favoriser et l'élévation et le soutien des anciennes maisons, que de devenir l'instrument de la ruine et du renversement des bonnes races.

C'est pour travailler à cette affaire qu'il a plu à Sa Majesté d'assembler aujourd'hui, vous, milords et messieurs, les trois états de son royaume.

Le parlement déféra aux désirs de la reine (décembre 1564). Il abolit l'acte de confiscation contre Lennox, et le comte réhabilité rentra dans les biens et dans les dignités de ses ancêtres. Marie appela près d'elle cette famille proscrite qui était la sienne, sans oublier Darnley, dont la comtesse lui avait si souvent parlé.

Darnley se hâta de venir. Il joignit la reine à Wemys-Castle (16 février 1565). Dès qu'elle le vit, elle l'aima. Éprise de sa bonne mine et de ses empressements, elle dit à lady Seaton que c'était l'homme le plus beau et le plus galant qu'elle eût jamais rencontré.

Le cœur de Marie fut comme frappé de la foudre. Elle ne résista pas à cette impression soudaine. Elle y céda avec sa facilité ordinaire. Que lui importaient tous les inconvénients politiques ? Se satisfaire était son unique loi. L'impétueux instinct, l'irrésistible entrainement étouffèrent en elle tous ses scrupules de reine. Elle refusa les princes, et déclara hautement son intention d'épouser Darnley.

Elle use, écrit Paul de Foix à Catherine de Médicis, des mesmes offices envers le fils du comte de Lenos — Lennox — que s'il estoit son mary, ayant, durant sa maladye, veillé en sa chambre une nuict tout entière....

Le même ambassadeur ajoutait, dans une autre lettre :

J'entends que les privaultés de la royne s'augmentent tous les jours avec le comte de Rose — Darnley —, et de telle façon que l'on en parle icy peu à son honneur.

Pour la naissance, Darnley valait un prince. Son père, le comte de Lennox, avait épousé lady Douglas, fille de Marguerite, la sœur aînée de Henri VIII. Marguerite avait été mariée d'abord à Jacques IV, roi d'Écosse, et ensuite au comte d'Angus, ce terrible seigneur qui, à l'exemple d'un de ses ancêtres, donnait aux archers anglais prisonniers le choix de perdre le pouce ou l'œil droit. On raconte de lui un trait qui peut montrer à quel point il était possédé du démon de la guerre. A la bataille d'Acram-Moor (1544), au moment de la charge contre les Anglais, le comte d'Angus voyant sortir d'un marais, près de l'abbaye de Melrose, une troupe de hérons, s'écria : Où sont mes braves faucons pour nous battre tous à la fois, hommes et bêtes, et vaincre en même temps ?

Marie Stuart était la plus proche héritière de la couronne d'Angleterre par son aïeule Marguerite, qui avait épousé son grand-père Jacques IV ; après elle venait la comtesse de Lennox, fille de la même Marguerite et du comte d'Angus. Darnley était donc au même degré que Marie Stuart, et Marguerite était leur aïeule commune. Seulement Marie descendait du premier époux ; Darnley, du second ; elle d'un roi, lui d'un comte, du comte d'Angus.

Sous des dehors aristocratiques- et des apparences délicates, Darnley avait le tempérament le plus ardent. Il touchait à la jeunesse, il entrait dans cet âge heureux et terrible où la puberté fait explosion, où la vie atteint sa plénitude infinie, où tout l'homme est amour, où les désirs jaillissent du cœur comme d'un volcan, où l'imagination centuple ces élans furieux et ne rêve que de femmes.

Darnley éprouvait cet enivrement lorsqu'il rencontra Marie Stuart. Dès lors il n'y eut plus qu'elle pour lui, et sa passion fut au comble.

Bien qu'il ne fût pas incomparablement beau, Darnley était plus attrayant que François II et que la plupart des jeunes seigneurs des cours de France, d'Écosse et d'Angleterre.

Ses cheveux fins et dorés brillaient comme un rayon du matin, et ombrageaient avec souplesse un front très-noble par la hauteur, mais un peu étroit. Son nez et son menton arrondis avaient le tour singulièrement mou de son caractère. Son teint était éblouissant de fraîcheur, et il y avait quelque chose de l'enfant dans les joues de ce jeune homme. Elles étaient pétries, gonflées et nourries de lait ; mais ce n'était pas du lait des louves ni des lionnes, c'était du lait des génisses et des brebis. Ses yeux bleus, au-dessus desquels s'arrondissaient deux sourcils blonds, lançaient, à travers de longs cils, le feu qui brûlait son sang, et sa bouche indifférente à la parole, au silence, n'avait qu'une expression voluptueuse. Elle était altérée de la soif d'une femme, de Marie Stuart. J'insiste sur cet embrasement sensuel de Darnley, parce qu'il dévoile sa destinée tout entière, et qu'il devient par là digne de l'histoire.

Darnley n'avait pas une taille moins séduisante que sa figure. Il était svelte comme un jeune bouleau de Perth. Élisabeth l'appelait Yonder long lad, le long garçon. Son costume ajoutait encore à sa flexibilité. Il portait avec une présomption impertinente et une élégance rare ses riches vêtements. Sa tête semblait s'élancer plus légère d'une fraise godronnée à petits plis d'où pendait un médaillon d'or. Ce médaillon renfermait un portrait de Marie qu'elle avait accordé, longtemps avant son mariage, à la comtesse de Lennox pour l'impatient Darnley. Le jeune comte avait fait graver ses armes sur la boîte du portrait, et ces armes étaient d'une signification prophétique. On remarquait dans ce sombre blason un arbre d'un triste augure : à côté du fer de lance et de la claymore, il y avait un if funèbre des landes d'Écosse. Mélancolique pressentiment ! Hélas ! ce jeune homme que la comtesse de Lennox donnait vivant à Marie Stuart, Marie Stuart devait le rendre mort à la comtesse de Lennox, à la mère éplorée !...

Le comte de Murray, offensé déjà des restrictions que la faveur de Riccio apportait à son autorité dans le conseil se sentit plus menacé encore par l'avènement de Darnley, et se retira, dit Paul de Foix, fort mal content en sa maison. D'autres seigneurs, les Hamilton, le duc de Châtellerault en tête, Glencairn, Rothes, Argyll, non moins irrités que Murray, s'entendirent avec lui et se tinrent prêts. Ils ne voulaient ni ne pouvaient souffrir que la reine se passât, dans une aussi grande circonstance, de l'assentiment des états. L'opinion publique universelle fut contraire à ce mariage. Sur le continent, c'était presque une mésalliance ; en Écosse, on se révoltait contre la pensée d'un souverain catholique. Or Darnley était papiste. Il avait été tenu sur les fonts baptismaux selon les rites dont le protestantisme écossais avait horreur. Le prêtre l'avait béni suivant l'ancienne formule ; Amenez, chers frères, au bord de la cristalline fontaine le nouveau-né. Qu'il navigue ici, battant l'eau sainte non de la rame, mais de la croix. Le lieu est petit, il est vrai, mais il est plein de la grâce.

Le peuple était indigné.

Randolph écrit à Cecil : Il y a en cette cour bien des querelles, des disputes et des contestations. On ne peut rien faire de mieux que de chercher à entretenir ce désordre et ces brouilleries. David occupe toujours la même place ; ce qui fait mal au cœur à bien des gens, exaspérés de voir leur souveraine entièrement gouvernée par un drôle de cette espèce.

L'obstination de Marie, ajoute ailleurs Randolph, s'accroit avec le courroux de ses sujets. Si les bons conseils sont méprisés, on aura recours à d'autres moyens plus violents. Ce ne sont pas une ou deux personnes dit vulgaire qui parlent, c'est tout le monde. Ce mariage est tellement odieux à la nation, qu'elle regarde l'Écosse comme déshonorée, la reine comme flétrie, et le pays comme ruiné. Marie est tombée dans le dernier mépris. Elle se défie de tous ses nobles qui la détestent. Les prédicateurs s'attendent à des sentences de mort, et la plèbe, agitée par ses craintes, se livre au pillage, au vol et au meurtre, sans que justice soit jamais rendue....

Telle était la situation des esprits. Nul n'y avait plus contribué et ne l'a mieux décrite que Randolph, dont les curieuses lettres déposées au Musée Britannique étincellent de tant de verve et contiennent tant de révélations piquantes.

En toute occasion, il ajoutait son électricité de haine aux orages que couvait toujours le double génie aristocratique et presbytérien de l'Écosse.

Randolph était né pour la grande intrigue. Son cœur n'était point accessible à la pitié, et le rayon divin ne brilla jamais dans son intelligence dépravée, dans son esprit délié, aventureux, ennemi de l'ordre, amoureux du chaos qu'il préparait avec d'intarissables ressources, et qu'il contemplait ensuite avec une joie perverse.

Il connaissait l'Écosse mieux que sa propre patrie. Il avait étudié toutes les questions, tons les intérêts, toutes les passions diverses de cette malheureuse contrée. Il savait l'histoire des grandes familles et de chaque ramification de ces familles. Il exploitait les rivalités, les jalousies, dont il agitait les torches dans les foyers domestiques. Sa mère était Écossaise, sa maîtresse aussi. Elles appartenaient à la plus haute aristocratie. Elles servaient Randolph dans tous ses desseins avec un dévouement aveugle, et il cultivait leur affection, il l'exaltait à plaisir, non comme un sentiment ni comme une volupté, mais comme un moyen politique. Il disposait avec la même facilité d'Élisabeth, qui avait en lui toute sa confiance. Elle entrait dans les vues infernales de son ambassadeur. Sa main royale s'humiliait à copier des lettres que Randolph lui envoyait toutes faites, et qui, revêtues de l'écriture et de la signature de la reine d'Angleterre, devaient mettre le feu aux quatre coins de l'Écosse, enhardir les uns, intimider les autres, tromper tout le monde, enflammer la discorde dans les plaines et dans les hautes terres.

Cecil ordonnait avec une froide préméditation ; Randolph exécutait avec audace, sans s'étonner, sans hésiter et sans rougir. Il provoquait même les décisions du conseil, et tantôt il les prévenait, tantôt il les exagérait.

Randolph fut l'organisateur permanent des troubles de l'Écosse et son mauvais génie. En nuisant au pays de Marie Stuart, il croyait servir l'Angleterre, qui profilait de tous les déchirements, qui s'enrichissait de toutes les pertes de ses voisins. Randolph mettait ainsi une sorte de conscience dans ses coupables menées, et le patriotisme lui tenait lieu de morale. Il était plus citoyen qu'il n'était homme, et plus Anglais que chrétien. Pourvu que l'injustice fût utile à sa patrie, elle devenait pour lui la justice. Séduit par ce sophisme, il ne connaissait pas le remords. Dans son égoïsme artificieux, il dédaignait, comme tous les hommes d'État de son pays, la fraternité, la sensibilité, la charité de l'Évangile, et le mal il l'appelait bien.

J'ai visité la petite maison, au bord de la mer, où il ourdissait, dans le mystère, dans les brumes, sous les nuages, et au bruit des flots irrités, ses plans machiavéliques. Cette petite maison délabrée, aux assises limoneuses, au toit verdâtre, et qu'habite une pauvre famille de pécheurs, était l'antre d'Eole, d'où sortaient toutes les tempêtes de la guerre civile.

La haine d'Élisabeth n'était pas plus perfide que celle de Randolph, mais elle était plus forte : elle éclatait dans les moindres circonstances de sa vie intime. Elle se trahissait même devant les ambassadeurs de Marie Stuart. Rien n'est plus curieux et ne révèle aussi bien les préoccupations envieuses, implacables d'Élisabeth, que certaines pages des Mémoires de Jacques Melvil, frère de Robert, le diplomate de Lochleven, et d'André, le dernier maître d'hôtel de Marie Stuart.

Jacques Melvil fut envoyé par la reine d'Écosse, quelques mois avant la célébration de son mariage, auprès de la reine d'Angleterre, pour l'apaiser et pour lui adoucir la blessure d'un billet ironique dont l'imprudente Marie se repentait :

Vous lui direz, écrivait-elle à Melvil, que je suis très-mortifiée qu'elle l'ait si mal interprété.

Il est vrai qu'à la lecture de sa lettre je me suis sentie un peu émue, et ce n'estoit pas sans raison : car ou me donnoit à entendre que les nobles estoient mécontents du retour du comte de Lenox — Lennox —, à qui j'avois permis de revenir en Escosse, et l'on prétendoit m'insinuer que son arrivée feroit naistre des troubles.

Tout cela m'avoit si mal disposée et m'avoit mis dans une telle cholère, que quand les termes de ma lettre seroient encore plus aspres, j'aurois tousjours cru que ma bonne sœur ne m'en sçauroit pas mauvais gré, vu que je n'avois en aulcune façon le dessein de la fascher. Vous tascherez donc de calmer ses soupçons ; et s'il y a dans ma lettre quelque expression susceptible de deux sens, vous la supplierez de choisir le meilleur.

Dans une autre dépêche, Marie Stuart accréditait Melvil près d'Élisabeth, dont elle appelait sur lui toute la bienveillance. Elle ajoutait : Je vous prie me réserver un peu de vostre bonne grace jusqu'à ce que l'aye justement perdue, ce que je n'espère voir tant que je vive.

Melvil choisit à Londres un appartement très-rapproché de la cour. Hatton et Randolph l'allèrent prendre à son hôtel et le conduisirent au palais.

Élisabeth le reçut dans les allées de son parc, à l'ombre de ses grands arbres de Westminster. Ce n'était pas la maîtresse de l'Angleterre, c'était la souveraine des cœurs, la vierge des deux mondes avec tout ce qu'elle avait pu rassembler dans sa parure de séductions savantes. Elle écouta sans impatience les excuses de Melvil, et, comme elle était menacée d'une guerre avec l'Espagne, elle s'en contenta. Après avoir conduit l'habile Écossais à travers les détours de ses jardins, elle gravit avec lui l'escalier de marbre de son palais, et vint se reposer dans un petit cabinet retiré où plusieurs portraits étaient suspendus. Melvil reconnut celui de Marie Stuart. Élisabeth regarda longtemps ce portrait et le baisa. J'aime votre maîtresse, dit-elle avec un équivoque frémissement des lèvres, et je voudrais qu'elle fût ici au lieu de son portrait. Melvil s'inclina, et la reine reprit : A quoi passe-t-elle son temps, quand elle n'est pas occupée des affaires d'État ?Madame, répondit Melvil, troublé de l'inflexion qu'Élisabeth donnait à des paroles amicales, elle partage ses heures entre la chasse, l'étude et la musique. — Joue-t-elle bien du clavecin ?Très-bien, madame. Élisabeth se tut. Le lendemain, elle ordonna en secret à l'un de ses courtisans, milord Runsdon, d'introduire Melvil dans une pièce attenant au salon où elle avait coutume de toucher son clavecin. La reine ne manqua pas de jouer, et elle y mit tout son talent ; puis, comme pour descendre dans le parc, elle leva la tapisserie de la pièce d'où Melvil l'avait entendue. Elle sembla s'irriter d'abord de cette indiscrétion de l'ambassadeur ; mais il s'excusa sur les habitudes de la cour de France où il avait longtemps vécu, et où de telles familiarités avec les princes étaient permises. D'ailleurs, le charme d'une telle mutique avait été irrésistible sur lui. Elisabeth marcha jusqu'à une place préparée pour elle au milieu de ses parterres. Elle s'assit sur un coussin, et en offrit un autre à Melvil, qui était à genoux devant elle. Madame de Stafford survenant, Élisabeth dit : Melvil, votre maîtresse joue-t-elle mieux que moi du clavecin ? Il n'hésita pas à convenir qu'Élisabeth lui était en cela très-supérieure. Une autre fois elle voulut danser devant Melvil, et lui arracher l'aveu de l'infériorité de Marie Stuart au bal. Melvil était opprimé, il mentit pour plaire. Un soir il crut pouvoir dire la vérité. Quelle est la plus grande de ma sœur ou de moi ? dit Élisabeth. — C'est ma maîtresse, répliqua Melvil. — Elle est donc trop grande, reprit sèchement la reine.

Quelques jours avant de prendre congé, Melvil, fut mis encore à une dernière épreuve. Dans l'une de ces promenades parmi les gazons et les fleurs de son parc, où toute l'élite de la cour l'accompagnait, Élisabeth, interrogeant Melvil sans préparation, lui demanda qui d'elle ou de sa sœur d'Holyrood avait le plus beau teint et les plus beaux cheveux ? Melvil répondit avec une heureuse ambiguïté que nulle beauté en Angleterre n'était comparable à Élisabeth, ni en Écosse à Marie Stuart. Pressé de répondre sans détour, Melvil se vit forcé de préférer à sa charmante maîtresse la reine d'Angleterre, un homme d'État plutôt qu'une femme. Melvil, quoique honnête, se disait en diplomate que c'était l'occasion de faire bon marché de la vérité, et que le plus grand malheur n'était pas de mentir, niais de déplaire. La flatterie cependant dut lui conter.

Élisabeth eut toujours plus de trente ans. Sa physionomie ne fut jamais jeune. Elle affichait l'étiquette de la chasteté, et sa prétention était qu'on la crût absorbée dans ses pensées virginales. Aussi la belle vestale assise sur l'un des trônes de l'Occident, la vestale couronnée, comme la nommait Shakespeare, n'eut pas d'amants, elle n'eut que des favoris ; mais elle en eut toute sa vie, jusqu'à Essex. Le comte de Lestre, dit la Mothe Fénelon dans un mémoire secret, ayant l'entrée, comme il a, dans la chambre de la royne lorsqu'elle est au lict, s'estoit ingéré de luy bailler la chemise au lieu de sa daine d'honneur, et de s'azarder de luy-mesme de la bayser, sans y estre convyé.

Les favoris d'Élisabeth étaient les hommes de son caprice, quelquefois de sa passion. Les habiles ministres Walsingham, Cecil, étaient les hommes de son choix et de son estime. Par ceux-ci elle fut vraiment grande et la bienfaitrice de son peuple. Malheureusement elle était la fille de Henri VIII, la fille de celui dont toutes les colères étaient cruelles et toutes les amours sanguinaires. Elle lui ressemblait. Dans les entr'actes de ses affaires et de ses plaisirs, elle inventait des parfums, à l'exemple du comte d'Oxford, et elle cherchait des modes nouvelles qu'elle imposait ensuite comme des devoirs envers la délicatesse de son goût. Elle était aussi pédantesquement barbare dans de telles futilités que majestueusement gauche dans ses attitudes. Elle faisait ajouter des rosettes de soie, des broderies, des franges d'orfèvrerie à ses gants, qui revenaient à plus de soixante schellings la paire. Avec ses favoris elle était une femme discrètement voluptueuse, fantasque, mobile, toujours menaçante, souvent terrible. Avec ses ministres elle était un politique achevé, prudent, économe ; elle payait les dettes des gouvernements précédents, et-ces dettes ne montaient pas à moins de quatre millions sterling. Bien plus, elle élevait la marine anglaise de quarante-deux à douze cent trente bâtiments.

On lui disait, et on lui persuadait sans peine, qu'elle était aussi séduisante que sage. Et pourtant, à en juger par ses portraits les meilleurs, elle n'approcha pas plus de la grâce que de la bonté. Elle n'eut la réalité ni de la beauté ni de la vertu ; elle n'en eut que le décorum. Ses cheveux et ses sourcils étaient fins et souples, mais ils étaient presque fauves. Ses paupières dégarnies de cils n'adoucissaient pas, en les ombrageant, ses yeux bleus et clairs dans leur fixité. Son nez était aigu comme son regard. Sa bouche, petite et maussade, ne paraissait faite que pour commander et réprimander. Son teint, d'un blanc mat, avait le reflet pale et inanimé de la cire, sous un coloris faux de fraîcheur. Les muscles seuls du visage étaient vivants. Les plis des joues frémissaient par une tension de la volonté, comme dans le curieux buste de Robespierre ; et c'est l'une des affinités de l'envieux et prude tribun avec la reine d'Angleterre. Élisabeth portait mal son immense fraise, ses larges manches et son manteau éclatant. Elle n'avait d'irréprochables que les mains, signe de la distinction aristocratique ; et d'admirable que le front, siège de l'intelligence.

Le crime et le meurtre sortirent plus tard de la rivalité féroce de la reine d'Angleterre. En attendant, ses protestations d'amitié ne trompèrent ni la reine d'É : cosse ni son ambassadeur, qu'Élisabeth congédia avec une douceur étudiée. Ils sentirent que sous le velours des paroles, la haine se cachait comme le poignard dans le fourreau.

Malgré cette haine et tous les autres obstacles, Marie Stuart n'avait qu'une pensée : son mariage avec Darnley.

Quoique souvent rebutée, elle eut recours à Knox. Elle le fit appeler. C'était le prophète, le maître des âmes. Par Knox elle pouvait ramener la multitude et reconquérir une popularité qui lui était si nécessaire. Knox vint. La reine consulta d'abord cet homme immuable, qui l'écoutait avec le calme de la force, les bras croisés sur sa poitrine. Knox lui déconseilla ce mariage qu'il flétrit durement. La reine pria, ordonna, supplia, pleura, se tordit les mains et s'évanouit. Knox ne s'attendrit point ; il ne changea ni de sentiment ni d'attitude, et quand la reine reprit connaissance, elle le retrouva tranquille, inébranlable, sans entrailles comme un principe, planant froidement au-dessus de la passion, de la douleur qu'elle n'avait pas su contenir.

Alors elle éclata contre le réformateur. Qui êtes-vous donc dans l'État, pour vous mêler de mon mariage ? s'écria-t-elle. Allez, votre place n'est pas à la cour. — Sans doute, répondit Knox ; je n'ai d'autre mission que de prêcher l'Évangile. Si vous me soyez ici, du reste, ne me le reprochez pas, car c'est vous qui m'avez mandé. Je ne suis ni lord, ni baron, ni comte, mais je suis citoyen de l'Écosse et ministre de l'Église de Dieu. A ce double titre, mon devoir est d'avertir mon pays. Je prémunirai le peuple, la noblesse, le clergé. Je le déclare, quiconque osera consentir à ce que vous épousiez un papiste, trahira la religion du Christ et les libertés du royaume.

Poussée à bout, la reine lui enjoignit de sortir ; et violemment aidée dans cet outrage par le lord de Dun, témoin de sa faiblesse et de sa fureur, elle chassa Knox. En traversant les salons d'attente, il rencontra les groupes frais et charmants des filles de la reine, causant gaiement, riant, folâtrant et se moquant peut-être de sa rudesse. Knox, les regardant : Ah ! la plaisante vie que la vôtre, belles dames, si elle durait toujours ! Mais les vers du tombeau toucheront votre chair et remplaceront ces parures dont vous êtes si vaines. Oh ! l'horrible chose que cette mort qui court après vous et qui vous atteindra, quoi que vous fassiez ! Les rires cessèrent, et Knox s'éloigna de son pas ordinaire, lentement, fièrement, sans autre émotion sur le visage que celle du dédain.

Toute l'opposition protestant et politique était pour lui. Elle pensait que Marie ne devait pas donner un roi à l'Écosse, mais que l'Écosse, devait donner un époux à la reine. Les lords conjurés, entre autres Murray, le duc de Châtellerault, les comtes d'Argill et de Rothes, après avoir tenté sans succès d'enlever Darnley, et ensuite d'arrêter Marie près de Leith, marchèrent sur Édimbourg. Avertie par ses espions, Marie sortit de la ville à la tête d'une troupe dévouée que sa présence animait et transportait. Les insurgés se dispersèrent, et l'Angleterre devint leur asile. La reine rentra victorieuse à Édimbourg, et fit approuver, par une assemblée de nobles, son mariage, dont l'acte fut rédigé par Riccio. Marie et Darnley le signèrent, le 29 juillet 1565, sur un pupitre d'or soutenu par quatre comtes. La cérémonie religieuse eut lieu dans la chapelle d'Holyrood, selon les rites de l'Église romaine.

Voici comment le mariage s'est fait, écrit Randolph au comte de Leicester dans une lettre du 31 juillet. Le dimanche matin, entre cinq et six heures, la reine fut conduite à sa chapelle par plusieurs de ses nobles. Elle avoit une grande robe noire de deuil, et un fort grand chaperon de deuil, peu différent de celui qu'elle portait an triste jour des funérailles du roi François II, son premier mari. Elle fut conduite à la -chapelle par les comtes de, Lennox et d'Ailloli, qui la laissèrent là pour aller chercher son mari, lequel fut accompagné par ces mêmes lords. Ils furent reçus par le prêtre qui officioit. Les bans furent publiés pour la troisième fois, et il fut pris acte par un notaire, comme quoi personne n'avoit rien dit contre ce mariage, ni allégué aucune chose qui pût empescher d'y procéder. Les paroles furent prononcées ; on mit les anneaux au doigt de la reine. Il y en avoit trois, et celui du milieu étoit orné d'un diamant de grand prix. Elle et le lord se mirent ensemble à genoux. On lit sur eux plusieurs prières. La reine attendit qu'on dist la messe. Le lord lui donna un baiser et la laissa là. Il s'en alla à la chambre de la reine, où elle vint le joindre quelque temps après. On supplia la reine d'oublier, dans ce jour de solennité, ses peines et ses chagrins, de quitter ses habillements lugubres, et de se prêter à un train de vie plus agréable. Elle fit quelque difficulté de se rendre à ces représentations ; mais après une faible résistance, qui étoit plutôt, à ce que je crois, une affectation qu'une vraie douleur, tous ceux qui étoient présents et qui peuvent l'approcher, eurent la permission de lui oster chacun une épingle. Elle fut remise à ses dames ; elle changea d'habillements. Elle n'alla pas se coucher, pour faire connoistre à tout le monde que les plaisirs des sens n'entroient pour rien dans les motifs de son mariage, mais seulement le bien de son pays, et le désir de ne le pas laisser plus longtemps sans un héritier. Des gens méfiants, et portés à donner à tout une mauvaise interprétation, prétendent qu'ils se cognoissoient déjà avant d'en venir au mariage. Le mariage célébré, il s'ensuit ordinairement grande chère et des danses. Toute la noblesse était à leur disner. Les trompettes son-noient. On annonça des largesses. On jeta beaucoup d'argent aux environs du palais, et ceux qui purent en attraper en profitèrent. Le-roi et la reine disnèrent à la même table ; la reine étoit au haut bout, servie par les comtes Atholl, Sewer, Morton, Caver, et Crawford, échanson. Les comtes Églington, Cassilis et Glencairn, Andirent les mêmes offices au roi. Après le disner, ils dansèrent pendant quelque temps, et ensuite ils se retirèrent jusqu'à l'heure du souper. Le souper se passa comme le disner, et fut suivi de quelques danses, après quoi ils allèrent se coucher. Je n'ai point été témoin oculaire de ce que, j'écris à Votre Seigneurie, mais elle ne doit avoir sur ceci aucun doute, attendu les voies par lesquelles ces choses me sont parvenues. Je fus mandé pour me trouver au souper, mais je refusai d'y aller.

Libre du joug que le parti protestant appesantissait sur elle ; délivrée de la tutelle adroite, prévoyante, mais lourde de Murray, la reine révoqua l'exil du comte de Bothwell, qui s'était réfugié en France et qui s'empressa de revenir en Écosse. Elle s'entoura en même temps de Lennox, d'Atholl, de Caithness, des lords Ruine et Ruthven, tous alors favorables au catholicisme.

Les partisans de la réforme et le peuple murmurèrent. Des satires, des chansons, des petits livres et des images grotesques furent lancés contre Marie. La caricature était une des armes des protestants en France, dans les Pays-Bas, en Écosse, partout.

Ils avaient représenté le cardinal de Lorraine portant dans un sac le pâle François II, qui, pour ne pas étouffer et respirer un peu, essayait de passer à travers l'ouverture sa tête mélancolique et juvénile.

Ils avaient peint le cardinal Granvelle, le ministre de Philippe II, l'ami de la reine d'Écosse, couvant des œufs d'où sortaient des reptiles mitrés, tandis que Satan aux pieds fourchus l'applaudissait et disait : Voici mon fils bien-aimé.

Ils gravèrent à des milliers d'exemplaires burlesques, après ses noces, Marie Stuart valsant avec Darnley aux sons du luth de Riccio. Craig, un ministre presbytérien, retiré dans l'ombre, les regardait du mauvais œil, et la couronne tombait à terre.

Ces images sur papiers gris étaient transportées et répandues dans les villes et dans les campagnes. Des colporteurs les affichèrent jusque dans la Canongate, à quelques pas d'Holyrood.

Les discours sur la reine étaient sans frein. On parla de la déposer.

Stuart Ochiltrée n'avait été que l'orateur de la passion publique, lorsqu'il s'était écrié au milieu de l'assemblée des nobles qu'il ne reconnaîtrait jamais un papiste pour roi.

Soyons contents, disait le comte de Morton ; nous allons être gouvernés par un bouffon, un enfant imbécile et une princesse impudique. Il désignait ainsi Riccio, Darnley et la reine. .... Roullard, écrivait Paul de Foix à Catherine de Médicis, vous dira la gratieuse et aysée vie de la dite dame, employant tous les matins à la chasse et le soir aux dances et masques.

Ce n'est pas une chrétienne, vociférait Knox, ce n'est pas même une femme, c'est une divinité païenne. C'est Diane ou Vénus.

Néanmoins, tout en cédant à l'amour, Marie Stuart avait été dupe d'une trame ourdie par Élisabeth elle-même.

Il était naturel et juste que la reine d'Écosse voulût obtenir pour son mariage l'agrément d'Élisabeth, dont elle et ses enfants devaient être les héritiers. De son côté, Élisabeth qui, par ambition et par orgueil, était décidée à ne se point donner un maître, désirait, par jalousie et par haine, que Marie Stuart restât veuve. La reine d'Angleterre se révoltait en pensant qu'il lui faudrait transmettre son trône aux descendants d'une rivale qu'elle abhorrait. Tels étaient ses vrais sentiments et telle fut d'abord sa politique. Mais, douée de ce coup d'œil pratique des choses qui ne permet pas l'illusion, Élisabeth comprit que le mariage étant la nécessité de Marie Stuart, tien ne pourrait empêcher l'accomplissement du vœu le plus cher de la reine d'Écosse et de son peuple. Elle songea alors à Darnley pour éviter des concurrents plus redoutables à son repos et à son envie. Cependant, tout en favorisant sourdement ce mariage, elle le regrettait et le déplorait. De là sa mauvaise humeur, ses persécutions contre la famille de Lennox, sa rage redoublée contre Marie Stuart, ses menées souvent contraires, selon les mouvements impétueux de sa passion ou les calculs réfléchis de sa politique ; de là les ténèbres qui couvrent sa conduite en lutte avec son désir primitif, dont la réalisation lui avait paru impossible ; de là les nuages qui obscurcissent la lumière de la vérité dans cette noire et souterraine intrigue, où l'esprit puissant d'Élisabeth imagina et exécuta, au milieu de mille fluctuations qui se heurtent, ce que sou cœur détestait.

Voilà, je crois, sous son sceau brisé, le mot de ce mariage précipité par Marie, dirigé secrètement par le génie perfide et par l'âme mobile d'Élisabeth.

Élisabeth haïssait en Marie Stuart son héritière ; elle haïssait surtout la femme séduisante dont elle ne pouvait être la rivale de beauté et de grâce ; elle haïssait de plus en la reine d'Écosse, avec ses froids et habiles ministres et avec tout son peuple, la nièce des Guise, l'amie de Philippe II et du pape, la princesse catholique. Marie était donc dévouée aux catastrophes. La nation anglaise et ses hommes d'État, Cecil, Walsingham, Randolph, l'exécraient. Sans autre alliance qu'une aversion commune, Elisabeth s'entendait avec ses sujets pour perdre Marie Stuart. Une haute vertu, une politique habile, une tolérance généreuse du protestantisme l'auraient peut-être sauvée ; mais la reine d'Écosse, par l'accumulation des fautes et par leur énormité, se mit en quelque sorte du parti de ses ennemis et les aida à sa ruine.

Le mariage était pour elle une condition de gouvernement, et, ce qui était bien plus, une ardente fantaisie de sa jeunesse. Élisabeth s'était prononcée énergiquement. Elle avait écarté de Marie Stuart les plus illustres prétendants : don Carlos, présenté par le cardinal de Granvelle et par la duchesse d'Arschot ; l'archiduc Charles, Sondé par le cardinal de Lorraine ; le duc d'Anjou et le prince de Condé, tous épris de la reine d'Écosse. Ces prétendants, qui appartenaient aux trois grandes puissances catholiques de l'Europe, auraient soulevé toutes les susceptibilités de la politique anglaise et du protestantisme écossais.

..... Si Votre Majesté, écrivait Randolph à la reine d'Écosse, veut faire un mariage qui soit agréé de ma souveraine, elle doit éviter d'en faire un qui puisse donner de l'ombrage à ses voisins, comme celui qu'elle a fait avec le dauphin de France. Il est bien plus expédient que vous preniez pour époux un seigneur anglais, pourvu qu'il s'en trouve d'assez heureux pour vous plaire. Alors Élisabeth ne tardera plus à vous déclarer son héritière, supposé qu'elle vienne à mourir sans laisser de postérité.

La reine d'Angleterre resserrait ainsi le choix de Marie Stuart parmi la noblesse de la Grande-Bretagne.

Élisabeth, nous l'avons dit, avait pensé à lord Henri Darnley, son parent et celui de la reine d'Écosse. C'était le jeune courtisan le plus frivole de l'Europe, avec des perles aux oreilles, des chaînes au cou et à la toque. Il dansait bien, chantait à ravir. Il avait le don de plaire aux femmes et d'être méprisé des hommes.

Élisabeth compta sur un caprice de Marie Stuart et ne se trompa point. Indirectement elle insinua son dessein à la comtesse de Lennox, qui, elle aussi, ne songeait qu'à l'accomplir. La haine d'Élisabeth et l'ambition de cette mère se liguèrent saris se parler. Elisabeth donna mille facilités au comte, à la comtesse de Lennox et à Darnley, tout en éclatant contre eux. Elle confisqua leurs biens, elle envoya la comtesse à la Tour ; mais le mariage se fit, et c'est ce qu'Élisabeth avait calculé. Sa colère n'était qu'un demi-masque. Irritée en apparence de ce que Marie Stuart avait refusé Dudley, elle se réservait par là le droit de soutenir les rebelles d'Écosse et de pousser habilement son ennemie aux abîmes. Au fond, Élisabeth voulait garder pour elle Dudley, qu'elle aimait et qu'elle fit comte de Leicester ; elle voulait en même temps que la légère Marie se prît au piège qu'elle lui tendait. Marie ne vit pas le piège, elle ne vit que la beauté de Darnley, et elle sentit un âpre plaisir à braver Élisabeth en satisfaisant un goût de cœur. Élisabeth fut politiquement heureuse par là. Un prince étranger n'ajouterait pas les forces d'un royaume voisin à la souveraineté de l'Écosse ; et Marie Stuart se compromettait deux fois : avec les égaux de Darnley blessés dans leur orgueil, avec le protestantisme atteint dans sa foi. Quelle bonne fortune pour Élisabeth dans cette comédie si orageusement jouée ! que de discussions à susciter, que de tempêtes à déchaîner contre une rivale odieuse !

Marie Stuart ne pouvait se rendre compte des bizarres contradictions d'Élisabeth. Le mécontentement de ma bonne sœur est vraiment merveilleux, disait-elle, car le choix qu'elle blâme a été fait conformément à ses désirs communiqués par M. Randolph. J'ai rejeté tous les compétiteurs étrangers ; j'ai accepté un Anglais descendant du sang royal des deux royaumes, et le premier prince du sang en Angleterre, celui qui sera, je crois, par ces raisons agréable aux sujets des deux pays.

Darnley était catholique, objectent quelques historiens, afin de prouver la sincérité de haine qu'Elisabeth portait à ce mariage de la reine d'Écosse. Mais cela même était un prétexte flagrant pour Élisabeth d'entretenir des troubles perpétuels en Écosse et de les éviter ainsi à l'Angleterre.

Un jour, Paul de Foix la trouvant en sa chambre privée, qui jouoit aux échecs, parce qu'il avoit entendu qu'elle estoit fort faschée de ce que la royne d'Escosse se marioit avec le fils du comte de Lenos, il se voulust aydei de ceste occasion, et lui dist que le jeu des eschecs estoit une image du discours, prévoyance et événement des actions des hommes, où, quand l'on perdoit un pion, il sembloit que ce fust peu de chose. Toutefois, bien souvent, il emportoit la perte de tout le jeu. A quoy la reine respondit qu'elle entendoit bien que le fils du comte de Lenos n'estoit que comme un pion ; mais qu'il séroit bien pour luy donner mat, si elle n'y prenoit garde.

Elle y prit garde en effet ; et le catholicisme de Darnley, que le conseil d'Élisabeth transforma plus tard en un danger public, devint pour elle un moyen puissant de tenir en haleine le protestantisme dans les deux royaumes, d'accroître jusqu'au fanatisme sa propre popularité, et de tourner toutes les colères, tous les mépris contre l'ennemie, qui menaçait à la fois la constitution et le saint Évangile.

Elisabeth habitait tantôt Westminster, tantôt Richmond, tantôt Hampton-Court, tantôt Windsor, tantôt Greenwich.

Greenwich avait été son berceau, et Westminster devait abriter son tombeau sous les arceaux gothiques de la vieille abbaye où sommeillent toutes les gloires historiques de l'Angleterre.

Richmond, dont le splendide palais a disparu, conserve ses rives enchantées, ses cottages, ses parcs, ses jardins, ses ormes, ses chênes, ses prairies, toutes ses verdures incomparables. On y respire encore aujourd'hui une impression de fraîcheur, de recueillement, d'immortalité.

Elisabeth se sentait moins sèche, moins stérile au milieu de cette fécondité charmante de la nature. De loin en loin les rosiers de Richmond embaumaient son âme dure, comme l'églantier des montagnes parfume quelquefois le rocher. C'est là que la reine sembla le plus aimer Leicester, Hatton, Walter-Raleigh ; c'est là qu'elle devait pleurer Essex et mourir peut-être de douleur.

Plus tard, Milton ne pouvait s'arracher à ces bords primitifs. Il y puisa dans ses contemplations errantes une intarissable poésie. Vieux, infirme, aveugle, Homère régicide, il n'eut pour inventer Éden, qu'à se souvenir des paysages de Richmond ; il n'eut, pour peindre l'Ève de son paradis, qu'à se rappeler la jeune fille anglaise couchée dans l'herbe matinale sous un saule de la Tamise.

Hampton-Court n'était pas plus magnifique sous Élisabeth qu'à l'époque des prospérités de Wolsey. Dans ce château qu'il avait bâti, dans ces somptueux pavillons de brique dont la teinte rouge était mêlée de vert de nier à cause de l'humidité, le cardinal-légat entretenait plus de cinq cents officiers ou domestiques revêtus de ses livrées. Élisabeth parlait quelquefois avec indignation du luxe et de la puissance d'un sujet que Charles-Quint appelait dans ses lettres Mon bon et loyal ami, et que le doge de Venise nommait Reverendissima Majestas.

Windsor, construit par des rois, plaisait davantage à la reine. L'antiquité de cet édifice, ses tours énormes, les unes rondes, les autres carrées, son esplanade admirable, sa masse gigantesque en pierre grise, ses lierres grandioses, tout cela est d'un aspect aussi imposant que triste. On dirait une prison monumentale. Windsor, avec ses donjons accumulés, avec sa forêt sans frontières, est un Fontainebleau monotone, plus colossal, mais moins varié, moins vivant, moins coloré, un Fontainebleau dans la brume.

Bien que la reine y résidât avec plaisir, elle préférait Greenwich où elle était née. Elle préférait Greenwich même à Richmond.

Greenwich était son séjour de prédilection.

C'est là qu'elle aimait, soit à penser, soit à se délasser dans ses allées de sable fin bordées de fleurs. Souvent elle franchissait la porte de son parc que des degrés de marbre joignaient au fleuve, et près desquels était sans cesse amarrée sa barge royale. Elle se reposait des affaires et des soucis de la couronne par des promenades sur l'eau mêlées de musique, d'amour voilé, de flatteries délicates et de conversations classiques.

Élisabeth était savante. Elle avait eu pour précepteur un humaniste éminent, Ascham, qui ne tarit pas d'admiration sur les hautes qualités, les talents et l'érudition de la princesse :

..... Elle parle le français et l'italien comme l'anglais même, écrit-il à son ami Sturmius ; le latin avec facilité, exactitude et jugement ; elle parle le grec souvent et passablement bien.

Elle a lu avec moi tout Cicéron et une grande partie de Tite Live. Son habileté dans la langue latine dérive presque exclusivement de l'étude de ces deux auteurs.

Nous lisons, écrivait-il encore à Sturmius, les harangues d'Eschine et de Démosthène. Lady Élisabeth comprend d'une manière si admirable non-seulement l'idiome original, mais encore tous les sujets de débats, les décrets du peuple, les mœurs et les coutumes des Athéniens, que vous seriez étonné de l'entendre. Le bon humaniste ajoute :

Elle excelle dans la musique, mais elle ne charme pas excessivement. Quant à son extérieur et à sa mise, elle préfère une élégante simplicité à la magnificence ; elle n'aime point à se faire tresser les cheveux ni à porter de l'or ; elle dédaigne ces sortes d'ornements, et, en général dans ses manières et dans tout son genre de vie, elle ressemble plutôt à Hippolyte qu'à Phèdre.

Telle était Élisabeth de seize à vingt et un ans. Ces naïves révélations échappées à l'enthousiasme de son maître, expliquent bien les prétentions d'Élisabeth à la chasteté, et son goût pour les entretiens classiques dans les intervalles des plaisirs et des affaires. Devenue reine, on comprend comment, après s'être fait un peu prier, elle s'adressait en latin à l'université d'Oxford, et en grec à l'université de Cambridge.

Quoique Élisabeth semble avoir toujours eu l'âge des hommes d'État, elle n'était pas sans une sorte de beauté. Elle avait une apparente distinction de teint et un éclat de chevelure que relevaient encore les splendeurs de la couronne. Elle avait la taille haute, mais un peu roide. Elle était impérieuse et absolue, même dans la galanterie. Il y avait de l'hypocrisie jusque dans son regard d'amour, et de la pédanterie jusque dans son sourire. Sous la mobilité de ses lèvres équivoques, sous les plis de son front élevé, sous les paupières de ses yeux perçants, on sentait gronder et rugir l'âme féroce de Henri VIII. Élisabeth avait tous les instincts du tyran, du sectaire, de la femme. Sa main délicate, effilée, qui cueillait un lis, symbole mensonger de pureté, et qui arrangeait une dentelle, était prèle à signer des arrêts de mort, et condamnait un pamphlétaire à avoir le poing coupé, parce qu'il n'avait pas parlé d'elle avec assez de respect.

Il est vrai qu'au-dessus de ses vices, de ses passions, dans les froides régions du cerveau, brillait une intelligence sans chaleur, mais non sans lumière, et une volonté inflexible, dénuée de sensibilité comme de conscience. Cette double faculté fut son prestige dans ce siècle merveilleux, dont toutes les grandes aptitudes étaient personnifiées autour du trône d'Élisabeth.

Siècle de philosophie, représenté par le neveu de Burleigh, par François Bacon, le premier des penseurs pour la profondeur de l'intuition et l'immensité des pressentiments ; siècle de ruse, d'embûches, de prévoyance et de politique, représenté par Cecil et Walshingham ; siècle d'aventures, représenté par Walter-Raleigh. Siècle de théologie et de tortures, représenté par Henri VIII, dont l'esprit survivait dans la reine et dans son peuple ; siècle de guerre, représenté par Sussex et toute l'aristocratie ; Siècle de feu et de fer ; siècle des assassinats illustres, juridiques ou non juridiques ; siècle du prince de Condé, des Guise, de Marie Stuart, de don Carlos ; siècle des massacres approuvés par le pape ; siècle des auto-dafé de Philippe II, des boucheries du duc d'Albe ; siècle de la Saint-Barthélemy des Valois ; siècle où le sang coulait comme l'eau, et ne valait pas le prix d'un intérêt, d'un fanatisme ou d'un caprice ; siècle tragique à la plus haute puissance ; plus tragique certainement que la révolution française elle-même ! Or, ce siècle, le plus pathétique de l'humanité, eut pour poète à la cour d'Élisabeth le plus pathétique de tous les poètes, depuis Job et Eschyle : William Shakespeare, le poète de la terreur et de la pitié, de l'amour et du destin, des sanglots et des larmes, des frissons et des affres suprêmes, de l'agonie et de la mort. Ce prodigieux et inépuisable génie devait être le poète du xvi' siècle. Car la poésie est le contre-coup retentissant de l'histoire, et l'idéal est le dernier mot, le mot sonore, immortel, de la réalité. Telle était Élisabeth et tel était ce siècle, avec lesquels Marie Stuart se jouait dans son imprudence.

Élisabeth, elle, ne jouait pas, ou plutôt elle jouait un jeu sérieux. Elle fut réservée comme la femme anglaise, orgueilleuse, sectaire et nationale comme l'homme anglais ; pour tout dire, l'incarnation de l'Angleterre, Albion elle-même couronnée, aux pieds de laquelle échouera Rome, et oscilleront sur l'élément britannique les débris de l'invincible Armada, cette flotte qui portera, au chiffre de Philippe II, les destinées conquérantes et exterminatrices du catholicisme.

L'Angleterre adora Élisabeth. Elisabeth eut aux yeux de l'Angleterre, un mérite qui surpassa tous les mérites : elle fut la vive image de sa nation, et elle se dévoua sans restriction au gouvernement de l'État. Elle fut économe dans les dépenses de la royauté, afin de répandre sur la marine les trésors qu'amassait sa parcimonie. Elle multiplia les ports, elle fut prodigue pour ses vaisseaux, magnifique pour ses marins ; et c'est elle qui créa véritablement l'Angleterre, qui en fit une Carthage du Nord, la Carthage de toutes les mers. C'est là l'éternel honneur d'Élisabeth, et ce qui, pour le peuple anglais, la place au-dessus de tous les rois de son histoire.

Reconnaître Marie Stuart comme héritière eût été un acte bien grave d'Élisabeth ; c'était donner à la reine d'Écosse un pied dans l'Angleterre, une influence directe, un règne occulte, mais puissant, par les catholiques au dedans, par les Guise et par Philippe II au dehors.

La politique d'Élisabeth, autant que son goût, l'inclinait à détester Marie Stuart.

Les Guise n'étaient que les tribuns et les capitaines du parti catholique. Le grand chef, le roi de ce parti était Philippe II, comme Élisabeth était la reine du parti protestant.

Ils se ressemblaient dans des sphères diverses par leur rôle, par leur nature. ; mais ils différaient par leur situation, et, quoique pareils, ils n'étaient pas égaux.

Philippe II n'avait qu'une passion profonde : la haine de l'hérésie. Échappé à une tempête dans un trajet de Flandre en Espagne, il se crut sauvé par un miracle de la Vierge, et il en devint plus inexorable. Il se voua au massacre des ennemis de l'Église. Il condamna tous les rangs, tous les âges, tons les sexes, et il assista aux exécutions les plus barbares. Il protégea l'inquisition, qui fleurit dans le sang, à l'ombre de son sceptre, et qui fut la première institution de l'Église et de l'Espagne. Il ne recula devant aucune férocité. Il fit arrêter comme suspect de luthéranisme Constantin Ponce, l'un des chapelains de l'empereur Charles-Quint. Ce consolateur de son père, il le relégua dans une prison infecte. Ponce y mourut : Philippe II, poursuivant sa vengeance sur ce vieillard inanimé, ordonna de le brûler. Il fut, dit-on, sur le point d'exercer les mêmes impiétés envers la mémoire de Charles-Quint, de qui il tenait la vie et la couronne. On sait qu'il n'épargna pas son fils don Carlos. Rien ne lui coûtait à immoler devant son idole. Il lui jetait en holocauste les meilleurs sentiments, les plus saintes affections.

Issu de tant de princes catholiques, il y avait en lui, par la tradition, une sorte de grandeur chrétienne et royale qui ne s'émouvait de rien, ni de la prospérité ni de l'adversité.

Quand arriva le gentilhomme qui devait lui apprendre la victoire de Lépante, et qui avait traversé silencieux des groupes de courtisans curieux et attentifs, le roi écrivait dans son cabinet ; il s'interrompit pour écouter et pour lire la dépêche. Son visage ne trahit aucune impression ; seulement il dit : Juan a beaucoup hasardé ; que le Seigneur soit béni ! et il reprit sa correspondance.

Lorsque Christophe de Mora lui annonça la ruine définitive de l'Armada, il priait dans son oratoire. Il se contenta de répondre froidement : Dieu est le maître ; j'avais envoyé cette flotte contre les hommes, non contre les éléments ; et, sans se plaindre, il acheva ses prières.

Toujours penché sur une carte du monde, il nouait et dénouait les fils de son impitoyable politique avec un zèle qui n'excluait ni la temporisation ni la persévérance. Un roi est un tisserand, disait-il.

Il était voluptueux, cruel, fanatique et absolu. Ses vices, mêlés de quelques vertus, lui avaient composé une inflexible conscience.

Sa vie ne semble-t-elle pas éclairée d'un reflet sinistre et résumée par son agonie ? Ce moine-roi, stoïque et dur, voudra mourir son crucifix sur sa poitrine, un autre crucifix dans la main droite, sa discipline ensanglantée à ses pieds, et un cierge du mont Serrat dans la main gauche. Sa dernière recommandation à son fils sera d'exterminer les hérétiques. Quel spectacle solennel et terrible que ce prince, à son heure suprême, au fond de sa cellule dorée de l'Escurial, conseillant à son fils les meurtres sacrés qu'il avait multipliés, pendant son long règne, sans lassitude et sans remords ! Expirant, il tiendra le cierge du mont Serrat, comme il portait, vivant, la torche toujours allumée des bûchers, des auto-dafé et des supplices.

Élisabeth elle-même, quoique sans scrupules aussi et sans entrailles, se permit moins de forfaits, soit que le protestantisme fût plus généreux parce qu'il était plus jeune, soit plutôt qu'elle fût moins implacable par étendue d'intelligence. Mais il n'y eut pas entre eux la différence d'un cœur. Ni l'un ni l'autre n'en eut un dans la poitrine. Seulement Philippe II eut un crâne étroit, ténébreux et ardent ; Élisabeth eut une tête vaste et lumineuse. Elle ne fut pas moins cruelle par sensibilité, elle fut moins cruelle par supériorité d'esprit, de peuple, de gouvernement, de civilisation.

Marie Stuart était la plus chère alliée de Philippe II, et la plus irréconciliable ennemie d'Élisabeth, une rivalité personnelle s'ajoutant à leur éloignement politique et religieux. Cependant, assurée de l'avenir, Élisabeth demeura en repos dans les premiers temps du mariage de Marie. Elle se contenta de faire des remontrances, d'exprimer son déplaisir à Holyrood par ses ambassadeurs Tamworth et Randolph.

Tout parut se calmer pour la reine d'Écosse, et elle put s'abandonner avec sécurité à tous les transports de son amour. Elle lia intimement Riccio et Darnley, jusque-là que l'époux et le favori partageaient souvent le même lit. Riccio était l'homme éminent des deux ; et Darnley, le maître nominal, se subordonna sans le savoir aux plans de celui qu'il regardait comme son serviteur et son ministre.

Riccio, qui avait fait réussir le mariage de Darnley, lui inspira des sentiments, et lui ouvrit des perspectives conformes aux secrets désirs de Marie. Ces désirs, qui lui étaient communs avec la reine, il les avait réduits en politique. Cette politique consistait à saper, à combattre les seigneurs protestants, à nouer des alliances de plus en plus étroites avec la France, avec Rome, avec l'Espagne.

Heureuse de trouver dans le favori de son cœur l'homme d'État de ses pensées monarchiques et religieuses, Marie entrevoyait déjà le pouvoir absolu restauré et le catholicisme rétabli par son courage. Du sein des plaisirs elle rêvait sans cesse cette double gloire. Elle approuvait la conférence de Bayonne, où, sous le prétexte d'une entrevue de Charles IX et de sa sœur la reine d'Espagne, le duc d'Albe, d'accord avec le pape Pie IV et le cardinal de Lorraine, conseillait un plan d'extermination contre les protestants et le protestantisme dans toute l'Europe. Marie consentait à ce plan. Elle se promettait à elle-même, et elle prenait l'engagement avec Riccio, de repousser toute négociation avec les chefs de la liberté et de la réforme, Murray et les lords rebelles. Dans les enivrements de son ressentiment, de sa victoire, de ses espérances, elle se flattait de les bannir à perpétuité, de les dépouiller de leurs dignités et de leurs terres cousine parjures et comme traîtres. Elle laissait même entendre qu'elle ne s'arrêterait pas à eux, qu'elle atteindrait plus haut jusqu'à celle qui leur donnait un asile après leur avoir prodigué l'or et les encouragements. Elle se vantait d'avoir des communications avec les catholiques d'Angleterre, des moyens prompts et sûrs de punir la reine hérétique dont elle avait tant à se plaindre. .... Luy ayant esté faict remontrance par quelques-uns de ses seigneurs, écrit Paul de Foix, qu'elle prenoit trop de peyne et travail, estant tousjours parmi les armées et aux champs en temps très-malaisé, elle leur respondit que ne cesseroit jamais en semblables peynes, jusqu'à ce qu'elle les eust menés à Londres.

Paroles dangereuses, transmises d'heure en heure à Cecil par les espions qu'il entretenait autour de Marie ! Confidences frivoles d'une jeune reine amoureuse qui passait sa vie au milieu des courtisans ; dans les guerres, toujours à cheval ; dans la paix, tantôt à la chasse, tantôt au bal, le matin dans les bois, le soir dans les fêtes ! Vains élans de triomphe qu'une autre reine moins jeune et plus impitoyable notait à Greenwich, afin de les étouffer plus tard sous les plombs et sous les pierres des donjons anglais !

Une harmonie parfaite régna d'abord à Holyrood, mais cette harmonie ne fut pas longue. Violente, passionnée et mobile, Marie se lassa vite de Darnley. Ce n'était ni un cœur, ni une intelligence, ni un bras. Il avait toutes les frivolités de la femme, jusqu'au goût de la parure et des rubans. Dès qu'elle le connut, elle cessa de l'aimer.

Il souffrait les injures et en attirait à la reine.

Désirant désarmer le clergé réformé, il assistait à ses sermons. Il ne réussit qu'à se faire insulter en face. Knox lui dit un jour, du haut de la chaire, que lorsque Dieu voulait châtier les crimes d'un peuple, il le livrait à la domination des femmes et des enfants.

Marie méprisa cet adolescent énervé. Elle se rapprocha de Riccio, dont l'esprit et les talents la charmaient. Elle l'entoura de considération, de soins, d'honneurs. Elle le traita comme un homme de haute naissance. Chose inouïe dans l'étiquette du XVIe siècle, elle le fit manger à sa table, lui, un ministre récent, mais naguère un cameriere, un musicien, un vil chanteur. Elle fit plus. Il était convenu que le nom du roi précéderait celui de la reine dans la signature des actes publics : Marie signa avant Darnley, puis elle supprima entièrement ce nom et y substitua celui de Riccio.

Furieux de cet abandon et de cet outrage, Darnley se livre à toutes les fougues, à toutes les orgies, à toutes les crapules. Plongé dans l'ivresse, dans le jeu, clans les plaisirs ignobles et dégradants, il ne revoit la reine que pour l'injurier. Il ne peut réprimer sa grossière violence, même dans les salons d'Holyrood.

La reine, écrit Randolph, se repent bien de son mariage ; elle abhorre Darnley et tout ce qui lui appartient.

Le roi était jaloux, et sa jalousie perçait. Les seigneurs écossais, envieux de Riccio, le favori tout-puissant de la reine, la créature des Guise, le séide du catholicisme, attisèrent cette passion du roi. Le comte de Morton surtout, très-attaché à la réforme par ambition, et qui craignait, d'après les rumeurs de cour, que Riccio ne le remplaçât comme chancelier du royaume, envenima le ressentiment de Darnley. Très-sympathique d'ailleurs à Murray et aux bannis, Morton saisit aussi ce moyen de faciliter leur retour et de servir leur cause qui était la sienne. Il affermit Darnley, entraîné déjà par George Douglas, dans un projet de conspiration contre la vie de Riccio.

Marie Stuart avait un goût vif pour Riccio, et ce goût, cet amour l'élève un moment au-dessus des préjugés de la naissance et lui inspire, au XVIe siècle, sur la noblesse, ennemie superbe du pauvre musicien, des lignes dont un philosophe du XIXe siècle ne désavouerait pas quelques traits. Dans sa colère contre les insulteurs patriciens de son favori, elle humilie l'antiquité du nom devant le mérite de l'homme.

. . . . . . . . . . Quoy ! . . . . . soubz vernis de grandeur et noblesse des ancestres, il fault et que l'autorité des roys puisse estre enfrainte ou diminuée, et la leur irrépréhensible ? L'une vient de Dieu, l'autre du roy souhz Dieu ; car Dieu a esleu les roys et commandé aux peuples de leur obeyr, et les roys ont faict et constitué les princes et grands pour les soulager, et non pour leur faire teste.

Que doit donc faire le roy, si son père a eslevé un homme de bien, et que les successeurs et enfans dégénèrent ? Faut-il que le roy en face mesme estat et leur donne mesme credit — en ce de quoy ils sont indignes — comme la vertu du père a mérité ? Le père estoit vaillant, sage et obligeant ; le filz n'a rien appris qu'à faire le grand et prendre ses ayses, et desdaigner toutes loys ; et si le roy trouve un homme de bas estat, pauvre en biens, mais généreux d'esprit, fidèle en cœur et propre en la charge requise pour son service, il ne luy osera commettre autorité, pour quoy les grands qui ont desja en veulent encores !

Ce ministre éminent et dévoué dont Marie traçait le portrait avec complaisance, c'était Riccio, autour duquel s'organisait une conspiration implacable.

Le comte de Morton fut l'homme politique de cette conspiration. Lui seul peut-être sut toute l'étendue et toute la portée de son action. Il coopérait au meurtre de Riccio dans une vue personnelle, et aussi dans des desseins profonds de tribun aristocratique. Il sentait que par là il annulait la reine et ses alliés, les catholiques et le catholicisme ; il sentait qu'il allait redonner vigueur à la réforme en cimentant l'alliance anglaise, en rappelant les lords proscrits, en replaçant Murray à la tête du gouvernement, dont Darnley ne serait que la vaine décoration, le simulacre officiel.

Randolph et le comte de Bedford furent mis dans le secret. Ils annoncèrent d'avance le complot à Cecil et à leur souveraine Élisabeth.

Murray, de Grange, de Rothes et leurs amis, furent avertis et se réunirent sur les frontières d'Écosse.

Deux traités ou bands furent signés par le roi et par les conspirateurs. lls se juraient amitié et solidarité dans l'exécution de cette grande entreprise, qui fut le triomphe cruel de la réforme sur l'Église, du parti protestant sur le parti catholique, de la noblesse et du peuple sur la reine et sa camarilla, de Knox et du Nord sur le pape et sur le Midi.

Le comte de Lennox, lord Ruthven, George Douglas, Lindsey, André Ker, étaient au premier rang des conjurés. Ils s'entendirent avec Darnley. Près de l'appartement de la reine, séparés d'elle par une simple cloison, ils prononcèrent la mort du favori.

Ce qu'il y eut de plus grave dans ces bands homicides, ce fut la participation de Knox. Consulté par les conjurés sur la légitimité de l'acte qu'ils allaient accomplir, il rassura leurs consciences déjà si hardies. L'esprit du rigide docteur souffla sur eux, non pour les détourner du crime, mais pour les y précipiter. Il les y prépara comme à une sainte entreprise, par la prière et par le jeûne. Dans l'emportement de son fanatisme, Knox se chargea de justifier le meurtre devant Dieu, et, l'autorisant de son approbation, il mit ainsi de sa main d'apôtre, à l'assassinat, le sceau religieux de son caractère et de son nom.

C'était un samedi soir, vers six heures, le 9 mars 1566. Les conjurés et leurs hommes d'armes, au nombre de trois cents environ, se glissèrent, à la tombée de la nuit, des ruelles borgnes de la Canongate dans les ombres du palais.

Le roi avait soupé chez lui en compagnie du comte de Morton, de Lindsey et de Ruthven. Son appartement, un rez-de-chaussée élevé de quelques marches, était situé au-dessous de l'appartement de Marie, dans la même tour. Au dessert, il envoya voir qui était avec la reine. On lui vint dire que la reine finissait de souper de son côté, dans son cabinet de repos, avec la comtesse d'Argill, sa sœur naturelle, Beatoun, le commandeur d'Holyrood, et Riccio. Leur conversation avait été enjouée et brillante. Le roi monta par un escalier dérobé, pendant que Morton, Lindsey, et une troupe de leurs vassaux les plus braves, envahissaient le grand escalier, et dispersaient sur leur passage quelques amis de la reine et de ses serviteurs.

Le roi entra dans le cabinet de Marie. Riccio, en manteau court, en veste de satin, en culotte de velours rougeâtre, était assis et couvert. Il avait sur la tête sa toque ornée d'une plume. La reine dit au roi : Monseigneur, avez-vous déjà soupé ? Je croyais que vous soupiez maintenant. Le roi se pencha sur le dossier du fauteuil de la reine qui se retourna vers lui ; ils s'embrassèrent, et Darnley prit part à l'entretien. Sa voix était émue, son visage était pourpre, et, de temps en temps, il jetait un regard furtif vers la petite porte qu'il avait laissée entr'ouverte. Bientôt apparut, sous les franges des rideaux qui la décoraient, un homme pâle, Ruthven, qui tremblait encore de la fièvre, et qui, malgré son extrême affaiblissement, avait voulu être de l'expédition. Il était vêtu d'un pourpoint de damas, doublé de fourrure. Il avait un casque d'airain et des gantelets de fer. Il était armé comme pour un combat et accompagné de Douglas, de Ker, de Ballentyne et de d'Ormiston. Au moment où Morton et Lindsey forçaient avec fracas la chambre à coucher de Marie, et, s'y précipitant, allaient déborder dans le cabinet, Ruthven s'y rua, et son impétuosité fut telle, que le parquet en fut ébranlé. Il épouvanta les convives. Sa physionomie livide, farouche, bouleversée par la maladie et par la colère, glaçait de terreur. Pourquoi êtes-vous ici, et qui vous a permis d'y pénétrer ? s'écria la reine. J'ai affaire à David, à ce galant que voilà, répondit Ruthven d'une voix sourde. Un autre conjuré s'avançant, Marie lui dit : Si David est coupable, je suis prête à le livrer à la justice. — Voilà la justice, répliqua le conjuré en ôtant une corde de dessous son manteau. Tout hagard de peur, Riccio recula dans un coin du cabinet. Il y fut suivi. Le pauvre Italien se rapprochant de la reine, saisit sa robe en criant : Je suis mort ! Giustizia ! giustizia ! Madame, sauvez-moi ! sauvez-moi ! Marie s'élança entre Riccio et les assassins. Elle essaya de les arrêter. Alors chacun se pressa, se heurta dans cet étroit espace. Ce fut une mêlée, un tourbillon. Ruthven et Lindsey, brandissant leurs dirks nus, apostrophèrent rudement la reine. André Ker lui appuya même un pistolet sur le sein et la menaça de faire feu. Marie lui montrant son ventre : Tirez, dit-elle, si vous ne respectez pas l'enfant que je porte.

La table fut renversée dans le tumulte. La reine luttant toujours, Darnley l'entoura de ses deux bras, la ploya sur un fauteuil où il la retint, tandis que plusieurs serrant David par le cou l'arrachaient du cabinet. Douglas s'empara de la dague même de Darnley, frappa le favori, et dit, en lui laissant la dague dans le dos : Voilà le coup du roi. Riccio se débattait en désespéré. Il pleurait, il priait, il suppliait avec des gémissements lamentables. Il s'attacha au seuil du cabinet, puis il s'accrocha à la cheminée, puis il se cramponna au lit de la chambre de la reine. Les conjurés le menaçaient, le battaient, l'injuriaient, et lui faisaient lâcher prise en piquant ses mains de leurs armes. L'ayant enfin entraîné de la chambre à coucher dans la chambre de parade, ils le percèrent de cinquante-cinq coups de poignards.

La reine faisait des efforts surhumains pour voler au secours du malheureux Riccio. Le roi avait peine à la contenir. Il la remit à d'autres, et accourut dans la chambre de parade où Riccio expirait. Il demanda s'il n'y avait pas encore de la besogne pour lui, et il enfonça dans ce pauvre cadavre le cinquante-sixième et dernier coup de poignard ; après quoi Riccio fut lié aux pieds avec la corde apportée par l'un des conjurés ; il fut traîné ainsi et descendu le long de l'escalier du palais.

Lord Ruthven rentra dans le cabinet de la reine où la table avait été relevée. Il s'assit, et demanda un peu de vin. La reine s'emporta contre cette insolence. Ruthven répondit qu'il était malade, et se versa lui-même à boire dans une coupe vide, celle de Riccio peut-être, puis il ajouta : Nous ne voulions pas être gouvernés par un valet. Voici votre mari. C'est lui qui est notre chef. — Est-ce vrai ? répliqua la reine, doutant encore de la mort de Riccio. — Depuis quelque temps, vous vous étiez donnée à lui plus souvent qu'à moi, dit Darnley. La reine allait lui répondre, lorsque vint un de ses officiers auquel elle demanda aussitôt si on avait conduit David en prison, et où ? Madame, il ne faut plus parler de David, car il est mort. Alors la reine poussa un cri, puis se tournant vers le roi : Ah ! traître, fils de traître, lui dit-elle, voilà la récompense que tu réservais à celui qui t'a fait tant de bien et tant d'honneur ! Voilà ma récompense à moi, qui, par son conseil, t'ai élevé à une dignité si haute ! Ah ! plus de larmes, mais la vengeance ! Je n'aurai de joie que lorsque ton cœur sera aussi désolé que l'est aujourd'hui le mien. En achevant ces paroles, la reine s'évanouit.

Tous les amis qu'elle avait à Holyrood s'enfuirent en désordre ; le comte d'Atholl, les lords Fleming et Levingston s'échappèrent par un couloir obscur. Les comtes de Bothwell et de Huntly se laissèrent glisser le long d'un pilier dans les jardins.

Cependant un frisson avait passé sur la ville. Le tocsin avait sonné ; les bourgeois d'Édimbourg, conduits par le lord prévôt, se rassemblèrent un instant autour d'Holyrood. Ils s'enquirent de la reine qui revenait à elle. Tandis que les conjurés la menaçaient, si elle appelait, de la tuer et de la jeter par-dessus les murs, d'autres conjurés disaient aux bourgeois que tout allait bien, que seulement on avait dague le favori piémontais qui s'entendait avec le pape et le roi d'Espagne pour détruire la religion du saint Évangile. Darnley lni-même ouvrit une fenêtre de la tour fatale, et pria le peuple de se retirer, l'assurant que tout s'était fait sur l'ordre de la reine, et qu'il serait instruit le lendemain.

Retenue prisonnière dans son propre palais, dans sa chambre à coucher, sans une de ses femmes, Marie demeura seule cette effroyable nuit, livrée à toutes les horreurs de sors désespoir. Elle était grosse de six mois.

Ses émotions furent si profondes, que le fils de ses entrailles, qui fut depuis Jacques Ier, ne put jamais voir une épée nue sans un tressaillement d'effroi. La terreur de sa mère passa sur cette âme endormie encore dans les limbes qui précèdent la naissance, et cette terreur, ni l'éducation du gentilhomme, ni les efforts du roi ne parvinrent plus tard à la dompter.

Cet assassinat, rendu si cruel par les circonstances de l'exécution, eut deux causes : de la part des seigneurs, une jalousie de pouvoir contre Riccio, dont l'influence sur Marie était absolue ; de la part du roi, une jalousie d'amour qui n'était certes pas sans fondement, si l'on en croit une dépêche de Paul de Foix, ambassadeur de France en Angleterre. Témoignage bien grave qui n'absout pas Darnley, mais qui condamne la reine !

. . . . . Le roy, dit Paul de Foix à Catherine de Médicis, quelques jours auparavant, environ une heure après minuict, seroit allé heurter à la chambre de la royne qui estoit au-dessus de la sienne. Et d'aultant que après avoir plusieurs fois heurté, l'on ne lui respondoit point, il auroit appelle couvant la royne, la priant d'ouvrir, et enfin la menaçant de rompre la porte, à cause de quoy elle lui auroit ouvert ; laquelle le roy trouva seule dedans la chambre ; mais ayant cherché partout, il auroit trouvé dedans le cabinet David en chemise, couvert seullement d'une robe fourrée.

Henri IV, qui connaissait la vertu des princesses de son siècle, entendant raconter, bien des années après, que les courtisans d'Angleterre nommaient Jacques un Salomon, se prit à sourire, et dit : Salomon en effet, puisqu'il est fils de David, le joueur de harpe.

Ces choses consommées, les seigneurs exilés reparurent. Le comte de Murray s'empressa d'aller chez la reine. Elle le reçut avec une affectueuse tristesse, et s'écria : Ah ! mon frère, si vous eussiez été près de moi, on ne m'eût pas traitée ainsi ; et elle lui montra en même temps le parquet souillé du sang de Riccio.

Ce sang est resté ineffaçable.

La chambre de parade qui touche à la chambre à coucher de Marie et l'un des cabinets, celui qui, par une ironie du destin, était appelé le cabinet de repos, sont encore comme ils étaient au jour du crime ; et le voyageur qui visite Holyrood rencontre en frémissant dans ces deux pièces les traces néfastes, le plancher marqué de larges taches rouges indélébiles.

Marie comprit vite tous les dangers de sa situation, et, malgré sa douleur, sa grossesse et la fatigue de ses nerfs, elle puisa dans son courage une force inouïe de dissimulation. Sachant que les conjurés allaient l'enfermer dans une forteresse et décerner la couronne à Darnley, elle vainquit l'horreur qu'ils lui inspiraient, et se résolut avec promptitude à les caresser, à les tromper. Elle se montra prête à tout céder. Elle proposa même de signer un bill de sûreté pour tous ceux qui avaient pris part à la conspiration. Elle obtint, par cette conduite, un relâchement de surveillance dont elle profita sans hésitation et sans retard. Elle renouvela ses avances pathétiques à Murray. Elle entreprit de détacher Darnley des conjurés. Le moyen était infaillible. Marie ne balança point, quelle que fût sa haine. Darnley, délivré de son rival, ne souhaitait que de rentrer en grâce. Elle lui fit demander s'il ne consentirait pas à la suivre à Dunbar. Il devint fou de désir à cette ouverture. L'enchantement et la fièvre le saisirent. Pour la perspective d'une heure d'amour avec la reine, il aurait vendu son âme. En cette circonstance, il vendit son honneur ; car il trahissait et livrait, par sa désertion, les conjurés. Le 12 mars, dit le prince Labanoff, la reine reprit son ascendant sur Darnley. Elle le reprit soudainement par l'attrait de volupté qu'elle fit briller à ses yeux. Darnley redoutait pour son amour le souvenir de son crime. Il tremblait que Marie n'étendît entre eux pour toujours sur leur couche la dague royale dont Douglas avait percé Riccio, et le poignard qu'il avait enfoncé lui-même. Cette dague et ce poignard sanglants, lorsque Darnley comprit qu'il pourrait les franchir et arriver jusqu'aux bras de la reine, il oublia ses serments, ses amis : il sacrifia tout à son égoïste et frénétique passion.

Il s'entendit avec Erskine, qu'il chargea de préparer des chevaux. Il gagna des gardes, enleva la reine à ses arrêts, et la conduisit à toute bride, d'une seule traite, à Dunbar.

Là, Marie respire un peu. Elle reçoit un message d'Élisabeth et y répond. Sa lettre, datée du 15 mars, semble écrite après un naufrage.

Marie se plaint de sa sœur, qui demande le pardon des coupables, quand leur punition est si juste. Elle, la reine d'Écosse, a été prisonnière dans son palais : son plus fidèle serviteur a été assassiné en sa présence. Le sang de Riccio a rejailli sur elle ; sa propre vie a été en danger ; elle s'est vue forcée de fuir dans la nuit du 11 au 12 mars, pour échapper à ses rebelles. Si Élisabeth les soutient, ce que ne peut penser Marie, tous les princes chrétiens, qui sont solidaires, viendront en aide à la couronne d'Ecosse. Marie veut croire à l'amitié d'Élisabeth, lorsqu'elle sera mieux instruite. Elle s'excuse de ne pas réclamer cette amitié précieuse de sa propre main, mais elle est obligée de recourir à une main étrangère. La maladie et les chagrins l'ont brisée !

Tout en écrivant ainsi, Marie ne perdit pas de temps. Elle rassembla huit mille hommes d'armes, et marcha précipitamment sur Édimbourg. Réconciliée en secret avec Murray et le comte d'Argill, elle tourna tout son ressentiment contre les meurtriers de Riccio. Pour mieux les flétrir et les condamner au gré de sa colère, elle défendit, à son de trompe, d'oser accuser le roi d'avoir pris part à cet assassinat. Lui-même renia la conjuration et les conjurés dans une déclaration qui fut affichée sur tous les édifices d'Édimbourg. La reine frappa ensuite les conspirateurs. Quelques-uns eurent la tête tranchée. Les lords Ruthven, Morton et Douglas n'échappèrent au supplice que grâce à la vitesse de leurs chevaux. Plusieurs furent condamnés à l'amende, d'autres au bannissement. Presque tous se réfugièrent à Berwick.

. . . . . J'entends dire, écrit Randolph à Cecil, qu'on parle encore plus mal du roi que d'aucun autre. Une personne qui s'est entretenue lundi dernier avec la reine m'a mandé, comme une chose assurée, que la reine avait résolu de rendre la maison de Lennox, en Écosse, aussi pauvre qu'elle l'a jamais été. Le comte est toujours malade et a l'âme agitée. Il se tient à l'abbaye. Son fils a été le voir une fois, et lui, il a été une fois chez la reine depuis qu'elle est arrivée au château. La reine a lu les originaux de toutes les ligues et associations formées entre le roi et les lords.

Marie, dans sa tendresse pour son favori, nomma à sa place Joseph Riccio secrétaire des dépêches françaises.

Elle permit à Joseph de succéder aux biens de son frère David. D'après un inventaire secret, dressé par les soins du comte de Bedford et de Thomas Randolph pour les ministres d'Élisabeth, ces biens étaient considérables. Ils furent évalués, en or, à la somme de onze mille livres sterling. La garde-robe de Riccio était magnifique : elle contenait vingt-huit paires de culottes de velours. Son mobilier était d'un prince. Il avait beaucoup d'armes, des poignards, des dagues, des pistolets, des arquebuses, vingt-deux épées. Joseph retrouva tout, à l'exception de quelques poignards et d'un joyau de grand prix que David portait au cou le jour fatal. Ce joyau se perdit ou fut dérobé au milieu des horreurs de l'assassinat. Toutes les lettres de la reine que David avait en dépôt furent respectées. Marie les reçut intactes.

Non contente de ses vengeances contre les meurtriers, de sa munificence pour Joseph, des humiliations de Darnley, la reine ne songeait qu'à honorer la mémoire de Riccio. Elle fit exhumer le cadavre mutilé du favori. Dans l'imprudence de sa douleur et dé son amour, qu'elle trahit par cet acte solennel, elle ordonna de transporter le pauvre musicien sous les voûtes de l'abbaye d'Holyrood, palais des rois vivants, sépulture des rois morts. Le sentiment public s'en irrita. La vieille chapelle s'étonna de ce nouvel hôte, et se voila d'une ombre de plus. Triste Saint-Denis écossais, semé de ruines, de sang et de larmes ! Humide caveau, tragique monument de grandeur et de néant, dont on ne peut oublier le lierre mélancolique, la nef à demi brisée, la rosace disjointe, les lombes ravagées, quand une fois on a vu tous ces débris de pierres, d'herbes et de souvenirs aux rayons pâles du soleil couchant !