HISTOIRE DE MARIE STUART

 

LIVRE QUATRIÈME.

 

 

Élisabeth accueille hypocritement Maitland et les avances de Marie Stuart. — Lord James en faveur. — Créé comte de Marr, puis comte de Murray. — Il entraîne la reine dans sa querelle particulière contre le comte de Huntly. — Marie en campagne. — Son ardeur. — Sa grâce. — Description de l'Écosse. — Caractère des seigneurs écossais au XVIe siècle. — Défaite et mort du comte de Huntly à Corrichie. — Murray investi de la confiance du parlement et de la confiance de la reine. — Portrait de Murray. — Marie s'ennuie des affaires. — Elle se distrait dans les plaisirs. — Chastelard. — Ses messages. — Son amour pour la reine. — Ses vers. — Son procès. — Sa mort. — Le parc d'Holyrood. — Promenades de la reine. — Nouvelles de France. — Assassinat du duc François de Guise, au siège d'Orléans. — Douleur profonde de la reine.

 

Marie était arrivée ennemie sur une terre ennemie. Elle s'était avancée avec les élégances et les mœurs du Midi dans cette Écosse grossière, sauvage, passionnée pour la liberté et pour la réforme. C'était la reine catholique, la reine bien-aimée du pape, de Philippe II et des Cuise, l'héroïne du pouvoir absolu, l'adversaire irréconciliable du calvinisme. Il y avait sourdement aussi en elle je ne sais quelle âme de feu trempée dans cet idéal dépravé d'art, de volupté et de sang qui est le fond de la cour des Valois.

Élisabeth, éclairée par sa haine, comprit tout cela. Elle se promit d'attendre avec patience, et de saisir avec habileté les avantages qui lui donneraient le caractère et la situation de sa rivale.

Elle accueillit hypocritement le premier acte politique de Marie, qui avait été de lui dépêcher Maitland, afin de lui témoigner son désir de la paix. Marie, par son ambassadeur, s'avouait heureuse de renoncer à tous ses droits au trône d'Angleterre du vivant d'Élisabeth ; elle se bornait à prier sa bonne cousine de la reconnaître pour héritière légitime. Élisabeth, qui n'avait pas d'enfants, aurait pu accéder aux demandes de la reine d'Écosse ; mais la colère et l'envie dévoraient son cœur.

Marie s'acclimatait en soupirant à Holyrood. Elle traitait lord James moins en souveraine qu'en sœur. Elle le créa d'abord comte de Marr, puis comte de Murray, en joignant à ce titre une grande partie des biens immenses qui dépendaient de ce comté septentrional et qui appartenaient à la couronne. Malgré son ambition, Murray méritait ces distinctions par la politique de ménagements qu'il s'efforçait d'insinuer à Marie envers le parti protestant et la reine d'Angleterre. Seulement il voulait être le chef de cette politique dans laquelle il eût été si désirable que Marie sût persévérer.

Le comte de Huntly fut offensé d'une munificence qui semblait menaçante pour lui. Il était le seigneur le plus brave, le plus sage et le plus puissant du nord de l'Écosse. Il possédait une portion des domaines du comté de Murray. Il se résolut à ne rien céder de ses droits à lord James. Murray, maître du gouvernement, frère et favori de la reine, attira facilement Marie dans sa querelle particulière ; il l'entraîna même à l'armée. Par sa présence elle fit de cette querelle une affaire d'État. Elle se mit hardiment en campagne. L'air libre des Highlands l'enivra de vie. Elle montait un beau cheval qu'elle maniait et dirigeait aux applaudissements de ses nobles et de Murray. Elle regrettait de n'être pas un chevalier, pour dormir la moitié de l'année sur la dure, pour ceindre la cuirasse et l'épée. Elle respirait la guerre et les aventures en fille des Stuarts et des Guise. Elle se montrait contente de n'avoir plus pour dais royal que la voûte du ciel, et pour Holyrood que sa tente de tartan bordée de soie et d'or.

Déjà, au siège du château d'Inverness, Randolph, le spirituel et turbulent ambassadeur d'Élisabeth ; raconte les témérités de Marie et les transports qu'excitaient son ardeur, sa grâce. Nous étions là tout prêts à combattre, dit-il. Ô les beaux coups qui se seraient portés devant une si belle reine et ses dames ! Jamais je ne la vis plus gaie, ni plus alerte ; nullement inquiète. Je ne croyais pas qu'elle eût cette vigueur.

Cette vigueur de jeunesse animait la reine dans l'expédition conseillée par Murray, et un autre sentiment s'y mêlait : c'était une admiration nouvelle, involontaire pour son royaume d'Écosse, dont les mœurs étaient barbares, mais dont la nature agreste et sublime ravissait son imagination de poète.

Moins pittoresque et plus unie vers le sud, l'Écosse se plonge jusqu'au golfe de Solway en vastes plaines égayées de collines fertiles et de glens riants. Au centre et au nord, dans les contrées que gravissait Marie, l'aspect change et devient grandiose. Les Highlands succèdent aux Lowlands.

L'Écosse est alors une terre d'explosions et d'éclosions, brisée en caps, en montagnes, déchirée en vallées, creusée en précipices, en abîmes ; un sol par moments volcanique, où le bitume bouillonne sous la glace, où l'herbe courte et pierreuse fume sous la neige ; où les convulsions sourdes, où les bruits intérieurs et profonds des éléments correspondent à l'âme désordonnée des siècles écoulés et aux révolutions guerrières de l'histoire.

Là, les sommets stériles se revêtent de fauves bruyères, de tristes et rares forêts de sapins. Là, les rivières torrentueuses se précipitent dans les ravins et lavent en courant les tours des châteaux, les ruines des vieux monastères, les cabanes couvertes de chaume. Là, les vastes marécages où paissait et mugissait le bétail noir au xvi' siècle, et où s'accroupissent aujourd'hui les troupeaux de moutons gras, s'étendent au milieu des brouillards, sous les nuages pluvieux. Là, les innombrables lacs aux baies romantiques et aux anses vertes reflètent dans leurs eaux plombées, métalliques, un ciel d'ardoise ou de cuivre avec les pics sombres des cimes rocheuses. Là, une mer de tempêtes bat les rivages solitaires, blanchit contre mille écueils, et les rouges falaises qui se découpent en sauvages monuments au-dessus de l'écume des grèves, retentissent éternellement des longs souffles et des rugissements immenses de l'Océan.

Dans cette campagne, ou plutôt dans ce voyage, Marie s'étonnait d'admirer son Écosse, où malgré l'ignorance des foules, les lettres qu'elle aimait étaient cultivées, et où, dès le XIIe siècle, les architectes nationaux avaient élevé les chapelles d'Holyrood et de Dryburg, les abbayes de Melrose et de Roslin, ces chefs-d'œuvre gothiques.

Du reste, l'illusion de Marie sur les hommes qui l'entouraient était complète. Elle les croyait sincères et dévoués. Eux, voilaient avec soin leurs secrètes pensées et leurs vices sous la flatterie. Les grands seigneurs écossais du siècle de Marie, ceux qui l'accompagnaient dans cette expédition, étaient, à peu d'exceptions près, astucieux et cruels. Leur politique s'aidait au besoin de l'assassinat. Ils avaient réduit le meurtre en principe et en habitude. Ils marchaient environnés d'embûches et de terreurs. Marie ne voyait en eux que des sujets fidèles, tandis qu'avec moins d'imagination, et avec des nerfs plus fermes, des cœurs plus inaccessibles à la crainte, ils ressemblaient aux Italiens des Borgia. C'étaient des fourbes intrépides.

Murray profita de cet élan et de cette gaieté de sa sœur. Il rencontra le comte de Huntly qui avait levé le drapeau de la révolte, non contre la reine, disait-il, mais contre Murray, l'oppresseur de la reine et de l'Écosse. Les deux armées s'entrechoquèrent à Corrichie, le 28 octobre 1562. Le comte de Huntly perdit la bataille et la vie. Murray fut impitoyable comme son ambition. Il jeta un plaid de montagnard sur le corps de son ennemi, et le traîna devant une cour de justice qui prononça contre ce cadavre glorieux la sentence flétrissante des traîtres. Trois jours après la bataille, Murray fit trancher la tête à sir John Gordon, fils du comte de Huntly ; et, s'étant mis en possession de ses nouveaux domaines, il revint triomphant à Édimbourg avec la reine, aux acclamations du peuple, des nobles, et surtout des presbytériens, qui célébraient cette victoire sur un seigneur catholique comme leur propre victoire.

Cependant les états s'étaient assemblés, et, malgré la présence de Marie, ils avaient décrété l'érection des temples calvinistes, la démolition des églises et des monastères.

Ils avaient adjoint aussi à la reine un conseil de douze seigneurs pour l'assister dans les soins du gouvernement. Ils avaient montré beaucoup de faveur au frère naturel de Marie, à Murray, qui, s'emparant de plus en plus de la confiance de sa sœur, prit ainsi des deux mains le timon des affaires, cher à la fois au peuple et à la reine.

Murray n'était pas seulement un général éminent, c'était encore un chef d'État incomparable. Il avait de grandes aptitudes, de grandes vertus et de grands vices. Austère, sobre, dévoué à la réforme, mais avide de popularité et d'influence, secret, dissimulé, son ambition était immense, son audace invincible. Nul ne savait aussi bien que lui discerner les hommes et les plier avec un artifice profond, selon leur passion ou leur talent, à ses propres desseins ; et, en même temps, nul ne voyait de près, ne découvrait de loin avec une clairvoyance plus merveilleuse l'enchaînement des causes et des effets ; nul, par des voies plus diverses, ne transformait les événements en échelons de sa grandeur, n'amenait soit ses amis, soit ses ennemis à lui servir d'instruments ; de telle sorte que rien ne lui étant oh stade sans lui devenir moyen, il faisait tout concourir au but qu'il s'était promis d'atteindre et que personne, excepté lui, n'avait aperçu d'avance sous les trappes de sa diplomatie mystérieuse.

Sa politique fut toujours une stratégie. Il se constitua peu à peu le maître du royaume, d'où il cherchait à extirper l'anarchie, le censeur tout-puissant de Marie, à qui il reprochait ses goûts mondains et son horreur pour la religion nouvelle. Le peuple appuyé, quelquefois même excité dans l'ombre par Murray, détestait la reine, qu'il appelait une Jézabel, et qu'il aurait volontiers lapidée comme idolâtre, au nom de Knox et du saint Évangile.

Murray, qui était un grand homme, avait tous les dons et tous les besoins du génie. Après l'action, quand venait le soir, et qu'il se sentait fatigué de politique ou d'administration, ou de combinaisons militaires ; pendant la paix, en sa maison, au milieu de sa famille qu'il aimait, pendant la guerre, sous sa tente, d'où il veillait au bien-être de ses soldats, dont il était le père, Murray se reposait et se fortifiait dans la méditation. Souvent aussi il faisait ouvrir sa Bible et priait ses hôtes, tantôt l'un, tantôt l'autre, de lui lire ses pages de prédilection dans ce livre divin qui ne le quittait pas plus que son épée, et qu'il plaçait respectueusement à son chevet, comme Alexandre l'Iliade. Il préférait aux prophètes, l'histoire des rois et les Proverbes de Salomon. Il avait marqué à l'encre un certain nombre de versets qui lui suggéraient de hautes pensées ; et ces pensées il les exprimait avec une éloquence mâle et simple qui ravissait les généraux, les hommes d'État, les diplomates et les ministres presbytériens de son intimité.

Voici quelques-unes des sentences auxquelles il se plaisait et dont il ne se lassait jamais :

Marchez avec prévoyance ; étudiez-vous à connaître le cœur de ceux qui vous conseillent.

Le fou croit tout facilement, et son esprit ne se repaît que de chimères. Le sage pèse tout avant de s'engager dans quelque entreprise.

Vainement on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont des ailes.

Le Seigneur a fondé la terre par la sagesse ; il a affermi les cieux par la prudence.

L'homme qui commence une querelle est comme celui qui donne ouverture à l'eau.

Que vos yeux regardent droit, et que vos paupières précèdent vos pas.

Les lèvres de l'étrangère sont d'abord comme le rayon qui distille le miel ; sa voix est plus douce que l'huile.

Mais à la fin cette femme est amère comme l'absinthe, aiguë comme une épée à deux tranchants.

Ses pieds descendent à la mort, ses pas aboutissent au sépulcre.

Ils ne vont point par le sentier de la vie ; ses démarches sont vagabondes et impénétrables.

Éloignez d'elle votre voie, et n'approchez point de la porte de sa maison.

La femme folle et bruyante, pleine de grâce et d'ignorance, s'est assise à son seuil, au plus haut de la ville,

Pour appeler ceux qui passent dans la rue, et qui vont leur chemin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et elle a dit à l'insensé :

Les eaux dérobées sont plus douces, et le pain pris à l'écart est plus savoureux.

La grâce est trompeuse et la beauté vaine ; la femme qui craint l'Éternel sera seule louée.

Où il n'y a personne pour gouverner, le peuple périt ; où il y a des hommes de conseil, là est le salut.

Le conseil est dans l'âme du sage comme une eau profonde ; mais le sage l'y puisera.

 

Murray était avant tout un homme d'État. Il était religieux aussi, mais les maximes métaphysiques ou morales de la Bible l'effleuraient à peine ; il ne se complaisait que dans les maximes politiques écrites par un roi philosophe et poète, qui avait déposé au fond de ces brèves formules tous les trésors de sa propre expérience et de la sagesse antique. Murray se nourrissait de ces maximes savoureuses ; elles étaient les fruits délicieux qu'il aima toujours à cueillir aux branches de l'arbre sacré.

Seulement dans cette obscurité dont il s'entourait, le choix des versets, son goût instinctif pour le pouvoir, les allusions voilées à Marie Stuart, que Knox, moins réservé, assimilait publiquement à l'étrangère des Proverbes, tous ces indices révèlent ce qui doit arriver. Je ne puis m'empêcher d'entendre gronder déjà, clans ces maximes qu'écoutait Murray, les accusations mortelles qu'il porta plus tard contre sa sœur et les rugissements sourds d'une ambition sans frein.

Marie, plus héroïne de roman que d'histoire, bientôt ennuyée de ce sauvage climat, de ces mœurs barbares, de ces querelles religieuses et politiques, se réfugiait dans des triomphes enivrants. Son attitude, son sourire, ses regards soulevaient des passions insensées. C'étaient là ses philtres. Elle versait du feu dans les cœurs et dans les sens. Un coup d'œil, un geste, un mot d'elle rendait fou. Elle fut toujours plus femme que reine, et l'on ne peut nier qu'avant les longues années de sa captivité en Angleterre, elfe ne fût aussi courtisane que femme.

Un seul fait suffirait pour montrer l'instinct fatal, le caprice terrible de Marie.

On se souvient de Chastelard.

C'était l'un des jeunes gens les plus braves et les plus spirituels de la cour. Il avait été page chez M. le connétable, et il avait passé de là chez le maréchal Damville. Toujours attaché depuis son enfance à la maison de Montmorency, il était de ces gentilshommes qui en suivaient toutes les fortunes, prêts à la disgrâce ou à la faveur qui rejaillissait tour à tour de leur maître sur eux.

Chastelard était à la mode partout : dans les salons, pour sa courtoisie et pour son esprit ; dans les duels, pour son courage. Jusque-là, il avait badiné avec l'amour connue avec le danger. Quand son devoir de gentilhomme et de soldat était accompli, quand le maréchal n'avait plus rien à exiger de lui, Chastelard ne songeait qu'à faire des vers, à s'insinuer dans le cœur des dames, et à se battre pour ses maîtresses et pour ses amis. Il avait eu plusieurs rencontres éclatantes, et les bateliers de la Seine le connaissaient ; car plus d'une fois ils l'avaient transporté de la rive du Louvre à celle du Pré-aux-Clercs, qui s'étendait, comme chacun sait, dans l'espace compris entre la rue des Petits-Augustins et la rue du Bac. Chastelard était l'un des héros du Pré-aux-Clercs, et, en ce temps-là, c'était un grand prestige à la cour et à la ville, auprès des femmes de qualité et des princesses. Chastelard dut plus d'une conquête sa renommée d'adresse et de valeur. M. de Ronsard lui-même s'était laissé prendre à cette auréole de Chastelard. Du haut de ce trône poétique où ses contemporains l'avaient placé, Il avait daigné encourager les essais et applaudir aux inspirations de ce jeune homme entreprenant qui, sans repos ni trêve, poursuivait à la fois la gloire des armes, la renommée des lettres et l'amour des dames.

Par un contraste de ce siècle de guerre religieuse, qui était aussi, il est vrai, le siècle de Montaigne, Chastelard ne se souciait ni de la messe ni des psaumes. Il n'était ni catholique ni protestant ; il était libre penseur. Sa philosophie était épicurienne comme sa vie. Il se jouait de tous les sentiments. Il n'admettait qu'un dieu, le plaisir, et glissait sur tout le reste avec légèreté. Ses Heures favorites qu'il portait à l'église, où il allait pour regarder les dames ; ses Heures saintes étaient les Nouvelles de la reine de Navarre, les contes de Boccace et les effronteries épiques de Rabelais.

Tel était, ou du moins tel paraissait Chastelard un brillant étourdi, étranger aux habitudes sérieuses, insouciant et facile ; un coureur de bals et de fêtes, un séducteur et un esprit fort, un poète et un spadassin.

Sous ces dehors frivoles, cependant, il y avait une nature profonde, une sensibilité délicate et mortelle que personne ne soupçonnait, pas même Chastelard, mais qui devait se révéler à lui par la souffrance, par les tortures sans nom d'un amour où il mettrait toute son âme, et où la belle reine qui en serait l'idole, ne mettrait que sa coquetterie.

Chastelard voyageait sans cesse d'Écosse en France, et de France en Écosse. Il était auprès de Marie le messager des hommages de la cour de Charles IX. C'est lui qui avait apporté à la reine les mélodieux regrets de Ronsard, du poète olympien.

Le jour que vostre voile aux vents se recourba,

Et de nos yeux pleurans les vostres desroba,

Ce jour, la mesme voile emporta loin de France

Les Muses qui souloient y faire demeurante,

Quand l'heureuse fortune icy vous arrestoit,

Et le sceptre français entre vos mains estoit.

Depuis, nostre Parnasse est devenu stérile ;

Sa source maintenant d'une bourbe distille,

Son laurier est séché, son lierre est détruit,

Et sa croupe jumelle est ceincte d'une nuict.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand cet yvoire blanc qui enfle votre sein,

Quand vostre longue, Bresle et délicate main,

Quand vostre belle taille et vostre beau corsage

Qui ressemble au pourtraict d'une céleste image ;

Quand vos sages propos, quand vostre douce voix

Qui pourroit esmouvoir les rochers et les bois,

Las ne sont plus icy ; quand tant de beautez rares

Dont les graces des cieux ne vous furent avares,

Abandonnant la France, ont d'uu autre costé

L'agréable sujet de nos vers emporté ;

Comment pourraient chanter les bouches des poètes,

Quand par vostre départ les Muses sont muettes ?

Tout ce qui est de beau ne se garde longtemps :

Les roses et les lys ne règnent qu'un printemps.

Ainsi vostre beauté, seulement apparue

Quinze ans en nostre France, est soudain dispartie,

Comme on voit d'un esclair s'évanouir le trait,

Et d'elle n'a laissé sinon que le regret,

Sinon le desplaisir qui me remet sans cesse

Au cœur le souvenir d'une telle princesse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J'envoiray mes pensers qui volent comme oiseaux ;

Par eux je revoiray sans danger à toute heure

Cette belle princesse et sa belle demeure :

Et là pour tout jamais je voudray séjourner,

Car d'un lieu si plaisant on ne peut retourner.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nature a toujours dedans la mer lointaine,

Par les bois, par les rocs, sous les monceaux d'areine,

Fait naistre les beautez, et n'a point à nos yeux

Ny à nous fait présent de ses dons précieux :

Les perles, les rubis sont enfants des rivages,

Et toujours les odeurs sont aux terres sauvages.

Ainsi Dieu, qui a soin de vostre royauté,

A fait (miracle grand !) naistre votre beauté

Sur le bord estranger, comme chose laissée

Non pour les yeux de l'homme, ainçois pour la pensée.

Marie, en retour de ces beaux vers, envoyait d'Holyrood au poète un magnifique buffet de vaisselle d'argent, du prix de deux mille écus, avec cette inscription : A Ronsard, l'Apollo françois.

Chastelard était l'intermédiaire.

A la fin, il s'était établi à Édimbourg, où il résidait comme l'ambassadeur des amours du maréchal Damville. Il rendait les lettres de son maître, et lui renvoyait celles de la reine. Peu à peu, Chastelard s'enhardit et parla pour lui. Marie l'écouta en souriant et l'encouragea. Chastelard lui adressa des vers qui, sous une harmonie banale, recélaient une invincible passion.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Ô déesse. . . . . . . . . . .

Ces buissons et ces arbres

Qui sont entour de moy,

Ces rochers et ces marbres,

Sçavent bien mon émoy ;

Bref, rien de la nature

N'ignore ma blessure,

Fors seulement

Toi qui prends nourriture

En mon cruel tourment.

Mais s'il t'est agréable

De me voir misérable

En tourment tel ;

Mon malheur déplorable

Soyt sur moy immortel !

Marie répondit à ces vers. Elle embrasa les sens, elle exalta l'imagination du pauvre jeune gentilhomme. Elle lui donna la fièvre et le délire. Chastelard, éperdu, décidé à tout, se cacha sous le lit de la reine, dont les dames le découvrirent. Marie, plus amusée qu'irritée, pardonna à Chastelard et le congédia. Il ne tarda pas à reparaître, et Marie recommença ses jeux. Elle l'enflamma de nouveau, et le fascina si bien, que Chastelard se glissa dans le cabinet de toilette, et de là encore sous le lit de la reine à Burnt-Island. Trahi une seconde fois par les femmes de Marie, il ne trouva plus qu'indifférence et abandon dans cette princesse.

La reine qui, lorsqu'elle aimait, était si téméraire avec l'opinion publique, fut timide, lâche même en cette circonstance. Elle s'épouvanta des calomnies répandues et prêchées contre elle jusque dans les temples par les ministres protestants. Elle leur concéda comme gage de sa vertu cette tête dévouée. Elle résista à. toutes les instances qui lui furent adressées. Revenue à Holyrood, elle refusa de commuer la peine de mort prononcée contre Chastelard par des juges fanatiques, et elle ordonna d'effacer ces deux petits vers gravés par une main inconnue sur un des lambris de sa chambre :

Sur front de roy

Que pardon soit !

J'ai retrouvé au mur du vieux palais, sous la rouille de trois siècles ; la trace de ce généreux conseil ; Marie  dut la retrouver bien souvent dans sa conscience.

Chastelard avait été conduit à la Tolbooth. Il avait des amis. L'un d'eux, Erskine, cousin du capitaine des gardes de la reine, lia connaissance avec le geôlier, et essaya de l'enivrer pour sauver Chastelard. Mais le geôlier, qui était un rigide presbytérien, déjoua ce plan d'Erskine. Il veilla jour et nuit sur son prisonnier, qu'il garda soigneusement pour le bourreau.

On voudrait croire que la reine ne fut pas étrangère à cette tentative d'évasion. La parenté d'Erskine, avec le capitaine des gardes est, à défaut de preuves, un indice favorable à Marie.

Dans les grands moments où sa figure perdait son expression habituelle de frivolité, Chastelard ressemblait beaucoup au chevalier Bayard. En sortant de la prison, il le rappelait par ses traits, par sa taille et par son intrépidité. Si je ne suis pas sans reproche comme mon aïeul, dit-il, comme lui, du moins, je suis sans peur.

Il monta sur l'échafaud avec la même bravoure que s'il eût marché à l'ennemi. Il ne voulut ni ministre ni confesseur, et récita, pour toute prière, l'ode de Ronsard sur la mort. Avant de livrer son cou à la corde, il se recueillit un instant, puis il plongea ses regards et les fixa dans la direction du château d'Holyrood, en s'écriant : Adieu, toi, si belle et si cruelle, qui me tues et que je ne puis cesser d'aimer !

Telles furent les dernières paroles de Chastelard ; son âme sembla s'exhaler avec elles. Précipité par l'exécuteur, ce jeune homme si plein de vie ne fut bientôt qu'un froid cadavre. Suspendu au chanvre des criminels, il fut exposé tout un jour à la curieuse férocité du peuple, doublement heureux du supplice d'un Français et d'un papiste.

Marie n'apprit pas cette exécution sans mie émotion profonde, et l'on observa qu'elle descendait plus fréquemment dans son parc.

Le parc d'Holyrood était alors une des passions de la reine. Elle y trompait son ennui, et s'efforçait d'y donner le change à ses chagrins. Il fallait qu'elle fût malade pour ne pas se promener à travers ces lieux charmants que son père et ses ancêtres avaient plantés de si beaux arbres, qu'elle avait elle-même ornés de fleurs, de fontaines, et peuplés d'animaux innombrables.

Le parc d'Holyrood se réduit maintenant à un triste parterre fermé d'une grille. C'est là que Charles X déchu se réfugiait, au moindre rayon, le long de l'allée sinueuse qui entoure la chapelle, comme si, repoussé de ce palais par les tragiques souvenirs de Marie Stuart et par sa propre infortune, il eût aimé à prier Celui qui allège les fardeaux les plus lourds près du sanctuaire en ruines où sans doute il goûtait les meilleures consolations de son exil. Tel est l'enclos d'aujourd'hui ; mais hors de cet étroit espace, le parc d'Holyrood s'étendait, sous Marie Stuart, d'horizon en horizon jusqu'au sable fin de la mer.

Ce parc de délices, où la Sulamite du seizième siècle exhala dans toutes les ivresses son cantique des cantiques, est bien changé aujourd'hui. La vipère rampe, la ronce pousse, la bruyère croît au-dessus d'un gazon blême entre quelques maisons isolées blanchissant çà et là dans un désert.

Hélas ! tout est morne et stérile, mais tout était vivant, animé, à travers ces jardins où cependant Marie Stuart se souvenait de la France en soupirant.

Ce parc admirable qui partait du palais, et dont là limite était le Forth, avait été tracé avec un art infini. Des bois de sapins, de chênes et de peupliers s'y élevaient dans la brume ; des saules s'y courbaient sur les canaux, au milieu de fraîches pelouses foulées sous les pas de la politique, de l'amour et de l'ambition. Des troupeaux de daims y couraient en liberté, et des nuées de mouettes s'y abattaient près du rivage. La reine avait toujours aimé les animaux. Ils avaient été son amusement dans son enfance, à Inch-Mahome ; ils furent son plaisir, son luxe dans sa puissance ; et, plus tard, on les verra devenir une société, une famille pour elle dans ses prisons d'Angleterre.

Marie s'oubliait souvent des heures entières dans des promenades où son imagination de poète secouait sur elle des songes plus riants que les réalités, et où, parmi les cerfs et les alcyons, elle se plaisait à rêver de sa première patrie, meilleure que la seconde. Les courtisans n'avaient pas manqué de s'apercevoir que lorsqu'elle rentrait au palais elle était de plus facile humeur. C'était le moment où elle accordait le plus volontiers les grâces qu'on avait à lui demander.

Au milieu de ses embarras d'affaires, de ses plaisirs, de ses triomphes, de ses remords de femme et de reine, une douleur plus amère que l'exécution de Chastelard atteignit Marie. Ce fut la mort de son oncle, le duc François de Guise.

Le jour où elle reçut cette nouvelle funèbre, elle n'était pas descendue, selon sa coutume, dans ses jardins. Elle était dans sa chambre lorsqu'on l'avertit de l'arrivée de Raullet. C'était l'un de ses secrétaires el de ses messagers de confiance. Il revenait de Paris. Elle ordonna qu'on l'introduisît sans retard. Il était- vêtu en grand deuil. Il s'inclina devant Marie et lui remit en silence un pli aux armes de Lorraine. Marie l'ouvrit. C'était une lettre de la duchesse de Guise qui lui annonçait l'assassinat du duc, son mari. Aux premières lignes, la reine pâlit, puis s'écria avec un sanglot : Monsieur mon oncle mort ! Ah ! Jésus, Jésus ! Et fondant en larmes, elle se retira dans l'un des cabinets qui attiennent encore à sa chambre. Là on l'entendit gémir et pleurer avec angoisse. Ces premiers transports passés, elle reparut et voulut savoir jusqu'aux moindres circonstances de l'attentat.

Raullet les lui raconta. Il lui apprit comment Poltrot avait été présenté à M. de Soubise, gouverneur de Lyon pour les huguenots ; comment M. de Soubise avait dépêché ce fanatique à M. l'amiral, qui lui avait donné de l'or, des encouragements, et qui l'employait en qualité d'agent secret dans l'armée catholique. M. de Soubise me mande, lui avait dit Coligny, que vous avez bonne envie de servir la religion. Allez devant Orléans et servez-la bien.

Ces mots n'étaient probablement qu'une recommandation d'espionnage ; mais Poltrot les interpréta sanguinairement.

Le vrai nom de cet aventurier était Jean de Méré. C'était un gentilhomme de l'Angoumois. Il vint au camp royal. Il avait longtemps vécu dans les Asturies, dont il avait contracté l'accent. Sa belle taille, son teint basané, sa réserve, sa gravité, tout son extérieur d'Espagnol plut à M. de Guise. Poltrot lui insinua qu'il désirait abjurer la religion protestante. M. de Guise applaudit à ce projet, et, sans presser autrement Poltrot que par ses courtoisies, ne négligea aucune occasion de le distinguer. Il l'invitait souvent à sa table, lui adressait la parole avec bonté, et lui permettait de l'accompagner à la promenade ou aux remparts. Poltrot se montrait reconnaissant et semblait s'être dévoué au duc. IL épiait le moment favorable. Tous les jours, M. de Guise traversait le Loiret dans un petit bateau afin de visiter les ouvrages du siège. Le 18 février (1563), Poltrot le vit partir seul avec M. de Rostaing. Il monta lui-même à cheval et alla attendre sa victime en un carrefour du bois par où M. de Guise devait revenir. Poltrot descendit de son cheval et l'attacha à un arbre dans l'épaisseur des taillis, puis, se cachant, il se mit à guetter sa proie. Le temps s'écoulait. L'agitation du meurtrier croissait de minute en minute, et son courage chancelait. Il pria Dieu de le réconforter ; il pria Dieu pour l'assassinat, comme on le prie pour la charité, lent le fanatisme est exécrable, sacrilège, aveugle, tant il bouleverse et confond dans la conscience toutes les notions du crime et de la vertu !

Cependant M. de Guise, dont les travaux si bien surveillés avançaient, s'en retournait content, au crépuscule, et disait par intervalles : Orléans est à nous ! Il se réjouissait de ce grand siège qui allait ruiner l'influence des huguenots. Il avait repassé le Loiret dans son petit bateau et se rendait, toujours en compagnie de M. de Rostaing, au château de Corney où était la duchesse, à peu de distance du camp. Lorsqu'il approcha du carrefour, causant avec une pointe de gaieté française que lui donnait la certitude d'une victoire nouvelle, Poltrot, qui l'aperçut à travers les arbres, trembla de tous ses membres. Il eut un instant de défaillance et fut près de renoncer à son attentat. Mais, s'indignant contre lui-même, il étouffa cette faiblesse, se roidit contre toute pitié et arma son pistolet. M. de Guise cheminait sans défiance et sans cuirasse à quelques pas de son assassin, qui, l'ajustant du taillis où il s'était posté entre deux noyers, lui déchargea, presque à bout portant, dans les reins, trois balles empoisonnées. Le duc fléchit sur la crinière de son cheval ; il essaya de tirer son épée, mais son bras était sans force ; il ne put que se relever un peu et dire : Je crois que ce n'est rien. M. de Rostaing et quelques soldats survenus à la détonation, le soutenant, il eut l'incroyable énergie de regagner sans plainte son logis où les chirurgiens s'assemblèrent en toute hâte.

Il embrassa tendrement la duchesse éplorée, l'exhortant à la résignation, racontant lui-même ce guet-apens des huguenots, et s'en déclarant navré pour l'honneur de la France. Comme le jeune prince de Joinville s'était emparé de la main de son père et la pressait contre ses lèvres, le duc baisa les cheveux blonds de son fils, en disant : Dieu te fasse la grâce, mon enfant, de devenir homme de bien !

Les chirurgiens donnèrent quelque espérance. Le 22, ils firent une incision à la blessure et la sondèrent. La fièvre était ardente. Le cardinal de Guise ayant engagé avec toutes sortes de ménagements l'illustre malade à recourir aux sacrements de l'Église : Ah ! dit le duc, souriant et serein, vous me faytes un tour de frère de me pousser au salut où j'aspire. Je ne vous en affectionne que plus grandement. Le duc alors se confessa à l'évêque de Riez, le confident et le narrateur des derniers sentiments et des dernières paroles de ce héros.

La fièvre redoubla dans la nuit du 23. M. de Guise ne conservant plus d'illusion, sentant sa fin prochaine, appela près de son lit la duchesse et le prince de Joinville, son fils aîné.

Ma chère compagne, dit-il à la duchesse désolée, je vous ay tousjours aimée et estimée. Je ne veux pas nier que les conseils et fragilitez de la jeunesse ne m'ayent conduit quelquefois à chose dont vous avez pu estre offensée : je vous prie me le pardonner. Depuis les trois dernières années, vous sçavez bien avec quel respect j'ay conversé avec vous, vous ostant toutes occasions de recevoir le moindre mescontentement du monde. Je vous laisse de nies biens la part que vous en voudrez prendre ; je vous laisse les enfants que Dieu nous a donnez.... Je vous prie que vous leur soyez toujours bonne mère.

Mon fils, reprit-il en regardant le prince de Joinville, qui mêlait ses sanglots à ceux de la duchesse, tu as ouy ce que j'ai dit à ta mère. Aye, mon mignon, mon amy, l'amour et crainte de Dieu principalement devant tes yeux et dedans ton cœur ; chemine selon ses voies par le sentier droict, abandonnant l'oblique qui conduit à perdition. Ne te laisse aulcunement attirer aux compagnies vicieuses. Ne cherche aucun advancement par voies mauvaises, comme par une vaillantise de court ou une faveur de femmes. Attends les honneurs de la libéralité de ton prince par tes services et labeurs, et ne désire les grandes charges, car elles sont trop difficiles à exercer ; mais en celles où Dieu t'appellera, emploie entièrement ton pouvoir et ta vie pour t'en acquitter selon ton devoir, au contentement de Dieu et de ton roy. Si la bonté de la royne te fait participer en quelqu'un de mes estats, n'estime point que ce soit pour tes mérites, mais seulement à cause de moy et de mes laborieux services. Et regarde de t'y porter avec modération. Quelque bien qu'il te puisse advenir, garde-toi d'y mettre ta confiance ; car ce monde est trompeur et n'y peut estre asseurance aucune, ce que tu vois clairement en moy-même. Or, mon cher fils, je te recommande ta mère ; que tu l'honores et la serves ainsi que Dieu et nature te le commandent. Que tu aimes tes frères comme tes enfants. Que tu gardes l'union avec eux, car c'est le nœud de ta force, et je prie mon Dieu qu'il te donne sa bénédiction comme je te donne présentement la mienne.

Nommant ensuite ses parents présents et absents ; son frère, le cardinal de Lorraine, qui était au concile de Trente ; sa nièce, la reine d'Écosse, qui était à Édimbourg ; il leur recommanda à tous sa femme et ses enfants. Il les recommanda aussi à la reine Catherine, qu'il engagea vivement à conclure une bonne paix. Qui ne desire point la paix, dit-il, n'est point homme sage, ni amateur du service du roy. Et honni soit à qui ne la veut ! La guerre qu'il avait tant voulue lui-même, il ne la voulait plus aux approches de la mort, à cette subite lumière du sépulcre.

Le duc dit adieu à tous ses serviteurs, les invitant à estre attachez aux siens comme ils l'avoient esté à lui-mesme.

Il adjura les gentilshommes présents, tous ses amis les plus privés de se ramentevoir la duchesse et ses fils et sa fille. Il s'excusa du malheur de Vassy, alléguant qu'il avait tenté de réprimer ceux qui étaient avec lui, mais vainement. Si j'ay été contraint, dit-il encore, à des sévérités comme en Lombardie, où j'ay fait pendre des soldats qui avaient décroché du lard à la cheminée du paysan, ou qui avaient volé dans les fermes soit un pain, soit une poule ; je ne prétends pas, messieurs, justifier complètement ces rigueurs nécessaires à la discipline et pourtant désagréables à Dieu.

M. de Guise défendit à chacun et à tous de le venger. Il cita les paroles qu'il avait adressées pendant le siège de Rouen à un gentilhomme manceau qui avait tenté de l'assassiner, et qu'il avait fait conduire sain et sauf hors du camp. Voyez, lui avait-il dit, la différence entre vostre religion mauvaise et la mienne ; la vostre vous a conseillé de m'assassiner, et la mienne m'ordonne de vous pardonner. Lui qui avait pardonné ce premier crime voulait voir Poltrot pour l'encourager à se repentir, à embrasser la vraie foi, et pour lui pardonner aussi. On éluda son désir et les belles paroles du siège de Rouen. M. de Guise les répéta devant ceux qui l'entouraient, et il s'en appuya pour demander la grâce de son meurtrier, s'autorisant de sa clémence passée pour une clémence plus grande. On promit tout et on ne tint rien. On trompa cet élan de M. de Guise, mais il fut entier dans son cœur.

Le 24, un mercredi des Cendres, le duc, toujours plus mal, dicta son testament, et mit ordre à toutes ses affaires. Il entendit la messe dans sa chambre et communia saintement. Comme la faiblesse croissait par l'effort de cette dernière cérémonie, on lui offrit quelques aliments ; mais il les repoussa, et dit : Ostez, ostez, car j'ai pris la manne du ciel, par laquelle je me sens si consolé, qu'il m'est advis que je suis desja en paradis. Ce corps n'a plus nécessité de nourriture.

Un dernier trait marqua et illustra la sublime agonie de M. de Guise. Elle dura six jours. Les médecins ordinaires étaient insuffisants. On proposa au malade M. de Saint-Just, qui, dans la conviction des esprits les plus éclairés du temps, avait le pouvoir de guérir en appliquant au mal certains appareils et certaines paroles cabalistiques. Non, répondit le duc de Guise. Je ne doute pas de sa science, mais sa science est diabolique. Plutost que d'estre sauvé par un sortilège, je préfère mourir droictement comme j'ai vécu. Dieu est le maistre ; qu'il soit fait selon sa volonté !

Le duc finit ainsi sa grande vie par une plus grande mort ; il amnistia son assassin, et le désir de la guéri- son, dans les moments suprêmes, n'altéra ni la délicatesse ni l'intrépidité de sa conscience. Il ne se démentit pas un instant au bord de la tombe. Il contempla l'éternité sans vertige, et son dernier soupir fut un acte de foi, comme son dernier vœu avait été un acte de clémence.

L'assassin, après son crime, se dérobant dans l'ombre, s'était dirigé vers le recoin où son cheval était attaché à un arbre. Il dégagea la bride, et, sautant en selle, il prit la première route qu'il rencontra avec un effroi qui redoublait à tous les bruits. Il enfonçait l'éperon dans les flancs du pauvre animal, qui courait d'une course désespérée. Poltrot, il l'avoua depuis, accablé sous l'énormité de son forfait, insensé de terreur et de remords, se sentait chassé par un fouet invisible. Son imagination troublée l'emportait dans l'espace plus vite encore que sa monture. Il erra ; ainsi pendant douze heures. Le lendemain matin, le cheval et le cavalier ruisselaient de sueur et d'écume. Poltrot avait fait un tour immense pendant la nuit. Son corps s'était égaré dans les labyrinthes du bois, et son âme dans les horreurs de, sa conscience. Il n'y avait plus d'issue pour lui nulle part. Hors de tout sentier, il avait tourné sur lui-même dans un tourbillon de ténèbres, comme une roue folle dans un cercle infernal.

La justice divine précédait la justice humaine.

Le meurtrier croyait être bien loin du théâtre de son attentat, et il était devant une petite ferme à quelques toises du lieu où l'assassinat avait été commis. Il poussa son cheval à l'écurie, et s'endormit lui-même dans la grange. C'est là qu'il fut réveillé et arrêté. Le Seurre, principal secrétaire du duc de Guise, fit conduire le coupable en prison. Poltrot révéla tout. Il compromit plusieurs chefs huguenots, et même l'amiral. Il fut mené à la reine mère, qui l'interrogea et qui le livra à la colère de Paris. Le peuple de Paris s'était soulevé comme l'Océan dans la tempête, et il avait jeté un immense et long cri de fureur à cette nouvelle : Le duc de Guise a été assassiné. Son amour pour le duc était la mesure de sa haine contre le meurtrier.

L'exécution de Poltrot devint une fête. Conduit à la Place de Grève, et descendu de son tombereau, il fut lié par les deux bras, puis par les deux jambes à quatre poulains sauvages qui arrachèrent cette vie odieuse en hennissant, au milieu des applaudissements barbares de la foule. Il eut ensuite la tête tranchée. Cette tête sanglante, le bourreau l'arbora au bout d'une pique sous l'horloge de l'hôtel de ville. Il brûla le tronc du corps sur un bûcher fumant, et les quatre membres, il les exposa aux quatre principales portes de la cité implacable. Ce supplice fut horrible, mais il dura trop peu au gré des Parisiens. Ils auraient souhaité que le meurtrier eût mille vies pour les lui ôter toutes en expiation de son crime. Le peuple est facilement féroce, si l'on touche à son idole. Alors sa vengeance prend les proportions de son enthousiasme. Cette fois, l'idole était un grand homme qui personnifiait en lui le plus terrible de tous les fanatismes, le fanatisme religieux.

Le cardinal de Lorraine, en apprenant à Trente la fatale nouvelle, tomba à deux genoux pleurant et criant : Seigneur ! vous renversez le frère innocent et vous épargnez le coupable.

Il écrivit à Antoinette de Bourbon une lettre où il exaltait le martyre du duc de Guise qui rejaillissait sur toute leur maison, et principalement sur elle, leur mère vénérée. Je vous dy, madame, que jamais Dieu n'honora tant mère, ne fit plus pour autre sienne créature — j'excepte toujours sa glorieuse mère — qu'il a faict pour vous.

Marie Stuart se fit redire par Raullet tous les détails de cette mort, qui consterna l'Europe et qui désespéra la famille des Guise. Elle se rappela les caresses, les soins, les bontés de ce grand homme qui lui avait servi de père, et qu'elle avait passé sa jeunesse à aimer et à, admirer.

Madame, écrivait-elle deux mois plus tard à Catherine de Médicis, la démonstration qu'il vous a pieu me faire en despeschant du Croc pour me consoler de la perte si grande de feu monsieur le duc de Guise, mon oncle, me rend plus obligée à vostre service qu'auqune autre qu'eussiez su faire en ma faveur.... m'asseurant que, comme aviez été constante à conserver les enfants d'un bon serviteur en ses estatz (dignités), contre tous ceulz qui ont essayé vous en détourner, aussi ne vous laisserés vous jamays persuader de pardonner contre équité à ceulz qui ont offensé Dieu, leur roy et leur république en les privant d'une si digne personne, et aportant un si mauvais exemple que de tuer par derrière celui qu'ils n'eussent osé attaquer en face....

Qui fut jamais, en effet, plus digne d'être regretté que ce généreux capitaine, le héros des gentilshommes, des prêtres, du peuple ; le plus instinctif des hommes d'État, très-supérieur pour la justesse, la vigueur, la décision, à son frère le cardinal et à toutes les intelligences du conseil ;, le premier des chefs catholiques en bravoure, en gaieté martiale et en illuminations rapides ? Malgré son coup d'œil d'aigle, le maréchal de Brissac n'était que l'ombre du duc de Guise. Il n'en avait pas les belles parties politiques, ni cet art de manier les masses et de diriger l'opinion, ni ce don d'éveiller l'enthousiasme, qui semblaient si naturels à la maison de Lorraine. M. de Guise accomplissait toutes choses de faction ou de guerre avec facilité. Il avait le génie organisateur, l'inspiration prompte, la douceur mâle, l'éloquence simple et vive. Sa religion miséricordieuse était une grandeur de plus.

L'ascendant de M. de Guise était irrésistible. Sa parole était une force, une évidence. Il laissait discourir les autres d'abord, puis il répondait aux objections les plus captieuses, dégageait les solutions vraies, et, par je ne sais quel accent héroïque, il électrisait ses auditeurs. Dans les conjonctures pressantes, il exprimait son avis en phrases brèves comme le commandement. Quand il avait parlé, si l'on en croit les récits contemporains, personne n'osait le contredire, non que l'on redoutât son ressentiment ou sa puissance, mais il avait le secret de persuader, et les plus fiers s'inclinaient devant son étoile.

Les étrangers le vénéraient, la France l'admirait, sa famille l'aimait avec passion. Il était profondément attaché à la jeune reine Marie Stuart. Il avait pour elle des complaisances charmantes, une prédilection tendre, un goût de cœur. Il se plaisait à, la recevoir dans sa belle demeure de Meudon, oh, selon le témoignage de Marie, il avait plus de souci d'elle que de ses propres enfants. Il l'accompagnait à cheval dans la forêt, il l'initiait à la chasse des faucons, il lui racontait ses faits de guerre, il la gâtait en toute rencontre et se délassait à jouer avec elle, qu'il trouvait toujours prête, toujours souriante. S'il avait eu une perle de six millions de sesterces, il la lui aurait donnée comme le vainqueur de Pharsale à Servilie.

Marie était pleine de reconnaissance et de sollicitude pour le duc de Guise. Elle s'inquiétait de ses périls. Même en Écosse (1562) elle suppliait Élisabeth, dans une lettre éloquente, de soutenir, par l'ambassadeur d'Angleterre, le duc de Guise mandé à, la cour de France. Pressentant quelque piège sanglant, elle offrait en retour toute bonne volonté, si le cabinet britannique consentait à servir monsieur son oncle, pour le connoistre si homme de bien qu'il est, et m'appartenant de si près, dit-elle.

Hélas ! Marie Stuart avait raison de trembler pour le duc de Guise. Elle l'adorait vivant, elle le pleura mort, et sa douleur ne fut pas d'une nièce, mais d'une fille.