HISTOIRE DU GOUVERNEMENT DE LA FRANCE PENDANT LE RÈGNE DE CHARLES VII

 

CHAPITRE IX. — SUITE DES RAPPORTS DU GOUVERNEMENT DE CHARLES VII ET DU TIERS ÉTAT.

 

 

D'un autre côté, nous rencontrons, dans les documents contemporains, une multitude de mesures destinées à protéger également les intérêts matériels des deux classes du tiers état : ce sont les ordonnances qui concernent l'industrie, le commerce et l'agriculture. Ces règlements méritent d'être étudiés à plus d'un titre. Ils nous fournissent de nouveaux renseignements sur la situation du tiers état au quinzième siècle, et nous permettent de juger dans quelle mesure et avec quelle ardeur le gouvernement de Charles VII s'est préoccupé de la prospérité publique.

Les ordonnances qui concernent l'industrie, sont surtout fort nombreuses. Nous en avons compté près de cinquante dans les deux volumes des ordonnances de Charles VII, et tout porte à croire que cette liste est loin d'être complète. Quelques détails sont nécessaires pour faire bien comprendre le sens et l'objet de ces règlements. On sait que depuis le règne de Saint-Louis les métiers étaient régulièrement organisés en corporations. Plusieurs métiers avaient paru rechercher d'eux-mêmes cette organisation dès le douzième siècle ; elle devint générale à partir de 1260, quand le prévôt de Paris, Étienne Boileau, eut rédigé la compilation célèbre qu'on appelle le Livre des métiers. Tous les artisans de même industrie se-groupèrent alors en jurandes ; chaque jurande fut soumise à des règlements qui déterminèrent l'espèce d'ouvrage réservé au métier, les rapports des maîtres et des ouvriers et jusqu'aux procédés de fabrication, et pour surveiller l'exécution de ces règlements, il y eut à la tête de chaque corporation des prud'hommes approuvés par le prévôt de Paris[1]. Naturellement toute liberté d'industrie disparaissait avec un pareil système. Mais cette législation était-elle en réalité aussi tyrannique qu'on l'a prétendu quelquefois ? A une époque où l'individu était si faible, où il était si peu protégé par l'organisation sociale, ne devait-on pas regarder comme un bienfait plutôt que comme une tyrannie, une législation qui garantissait de la manière la plus complète la sécurité et la rémunération du travail ? Le régime des castes offrait, en effet, cette double garantie aux hommes des métiers : véritables castes, ayant presque toujours un nombre fixe d'ouvriers et de maîtres, se recrutant presque exclusivement par l'hérédité, accordant ou refusant à leur gré les lettres de maîtrise, la concurrence leur était inconnue ; elles travaillaient à leur fantaisie et retiraient de leur travail le prix qu'il leur convenait d'exiger. Aussi voyons-nous cette population des métiers former comme une sorte de classe privilégiée entre le tiers état lettré et le reste de la classe roturière. La multitude des personnes attachées aux différentes industries, leur organisation sous des chefs investis au nom du roi d'une autorité facilement obéie, les richesses que le monopole faisait affluer dans leurs mains, tout concourait à leur assigner une place fort importante dans l'État.

Quant à la couronne, elle trouvait de son côté dans cette constitution des métiers de nombreux avantages. Les métiers vivaient, en effet, perpétuellement sous sa dépendance : chaque confrérie devait obtenir son approbation ; ses prévôts étaient chargés de choisir les prud'hommes ; en outre, elle avait imaginé de placer comme intermédiaires entre la couronne et les métiers les plus importants, plusieurs des grands officiers qui, sous prétexte de patronner les jurandes, exerçaient sur elles une surveillance assez rigoureuse. Ce n'était pas comme en Flandre où les corporations étaient indépendantes du pouvoir, indépendance regrettable du reste, puisqu'elle fut une des causes les plus actives des dissensions et des guerres qui désolèrent si souvent ce pays. En France, les corporations formaient des armées presque disciplinées, ayant sous leurs bannières quelque chose de la soumission militaire, et facilement disposées à soutenir le pouvoir de leur argent et de leurs armes. Il faut que ce dévouement ait été bien réel, en effet, pour que Louis XI se soit décidé à les organiser en milices régulières et à ranger sous leurs bannières toute la population de Paris !

L'organisation des métiers n'offrait pas seulement au roi l'avantage de disposer d'une force armée considérable, elle lui assurait une source de revenus qui n'étaient pas à dédaigner. Les droits de maîtrise donnaient des sommes assez élevées, et il en était de même des droits d'amende, en raison de la multitude de prescriptions minutieuses renfermées dans les statuts. La surveillance nécessaire à l'industrie avait aussi motivé la création d'un grand nombre d'emplois qu'on vendait au profit du roi, ce qui augmentait à la fois son influence et ses revenus.

Que cet état de choses ait été moins avantageux à l'intérêt général qu'à celui des corporations et de la couronne, c'est ce qu'il est à peine besoin de démontrer. En annulant toute concurrence, on laissait s'élever démesurément les prix du travail, et l'on supprimait cette émulation sans laquelle il n'y a point de progrès possible, pas plus dans l'ordre matériel que dans l'ordre moral. Ces inconvénients que la constitution actuelle de l'industrie fait si bien ressortir, s'étaient, du reste, fait sentir déjà au quatorzième siècle, et le pouvoir royal s'en était même inquiété dans un de ces rares moments où l'intérêt général faisait taire ses préoccupations égoïstes. A deux reprises différentes, en 1348 et en 1359, il avait fait publier une ordonnance décidant que toute personne pouvait établir un métier, et prendre le nombre d'apprentis qu'elle voudrait, à la seule condition de se soumettre aux règlements de police. Ces ordonnances, comme la plupart des lois de la même époque, restèrent sans exécution ; mais le monopole ne cessa pas pour cela d'exciter des plaintes, si bien qu'en 1358 le dauphin Charles, qui était régent pour son père, parut un instant vouloir en poursuivre aussi la suppression[2]. Quelques protestations de cette nature échappèrent encore au pouvoir sous le règne de Charles VI. On voit par ces exemples que dès le règne du roi Jean une partie de la nation souhaitait déjà fort vivement cette liberté du travail qui ne devait entrer dans notre législation qu'à la fin du dix-huitième siècle. N'est-ce pas une chose digne de remarque que la liberté politique et la liberté industrielle se soient simultanément offertes et se soient vues simultanément disgraciées au milieu de la guerre de cent ans, pour triompher presque au même jour et à la même heure après quatre siècles d'oubli ?

Au surplus, une aussi longue tutelle ne fut peut-être pas trop défavorable à l'industrie, et la protection un peu despotique du pouvoir royal paraît même lui avoir été assez utile, du moins au commencement du quinzième siècle. C'est qu'à cette époque l'industrie n'était guère plus vigoureuse qu'à sa naissance, tant les tempêtes qui avaient bouleversé l'État l'avaient aussi violemment troublée ! Pouvait-il en être autrement, du reste, à un moment où les relations de provinces à provinces et même de villes à villes avaient complètement cessé, où il n'y avait plus de transactions, où le peu d'argent qui se trouvait encore aux mains des habitants était contraint de s'enfouir sous peine d'être emporté par le brigandage et par le fisc ? Mais voilà que par une succession d'événements tout à fait extraordinaires et inespérés, le royaume est délivré de tous ses ennemis, que la sécurité renaît, que l'anarchie et le brigandage disparaissent. Aussitôt l'industrie si longtemps écrasée se reprend à espérer, et veut essayer de revivre. Elle demande à se relever au plus vite ; elle est empressée de satisfaire à ces mille besoins que la misère avait refoulés et qui se réveillent à leur tour, et d'un cri unanime tous les métiers invoquent l'intervention du roi pour la confirmation et pour l'extension de leurs statuts.

Nous avons déjà fait remarquer que les deux volumes d'ordonnances de Charles VII renferment un grand nombre de lois sur cette matière. La plupart se bornent à confirmer purement et simplement d'anciens statuts ; pourtant la couronne ne manque pas d'introduire dans ces règlements des modifications utiles à ses intérêts chaque fois que l'occasion s'en présente. Nous citerons comme exemple l'ordonnance qui réorganisa le corps des barbiers de Paris. Cette ordonnance stipulait que le premier barbier et valet de chambre du roi serait maitre et garde dudit métier, et qu'il pourrait instituer des lieutenants en chacune des bonnes villes du royaume[3], et l'on eut soin d'insérer la même clause dans les statuts de toutes les confréries de barbiers, chaque fois qu'ils furent soumis à l'approbation du roi[4]. Cette précaution n'était pas précisément nouvelle ; elle avait été employée déjà à l'égard de plusieurs industries ; mais elle était tombée presque partout en désuétude. Le Conseil la rétablit. C'était un moyen assez ingénieux de s'assurer de l'esprit qui animait les corporations, le pouvoir ayant de la sorte un œil toujours ouvert sur la nombreuse population des métiers.

Nous trouvons encore dans les ordonnances qui concernent les corporations industrielles d'autres innovations assez importantes. Telle est, en particulier, la clause qui réserve au roi une part des amendes. Elle avait été déjà inscrite dans les chartes de quelques corporations, mais elle n'était pas devenue une règle générale ; elle le sera désormais, car le roi ne confirme plus aucun statut sans y insérer cette condition. A plus forte raison dut-elle être imposée à toute confrérie nouvelle. Le roi s'attribuait en général la moitié de ces amendes[5].

La couronne ne mit pas moins d'empressement à exiger une partie des sommes que l'on payait pour l'obtention de la lettre de maîtrise, exigence fiscale fort regrettable, du reste, en ce qu'elle servait à rendre plus difficile encore l'accès des métiers. La somme que le trésor réclamait en cette occasion n'était pas toujours la même. L'apprenti qui aura fait son chef-d'œuvre et voudra devenir maître, disent les statuts des chapeliers de Rouen, fera serment et paiera au roi quarante sous pour sa hanse[6]. Les tondeurs de draps de la ville de Tours ne pourront lever ouvroir, est-il dit ailleurs, qu'après avoir payé cent sous, moitié au roi, moitié à la confrérie[7]. Les chaussetiers de Tours et de Chinon sont autrement taxés. Quiconque lèvera ouvroir pour ce métier, paiera un marc d'argent, dont les deux tiers pour le roi, et l'autre tiers pour les maîtres-jurés[8]. Il est fort probable, d'après ces différents exemples, que le trésor proportionnait ses exigences aux ressources des corporations.

Une autre mesure bien digne d'attention était celle qui défendait de tenir aucune assemblée de maîtres de métiers ou d'apprentis sans la présence d'un officier du roi. Cette défense avait déjà été en vigueur à l'égard de quelques confréries turbulentes, et on la rencontre par exemple dans les statuts des bouchers de Bourges, en 1380 ; mais elle n'était pas devenue générale. Charles VII ne confirme aucun statut sans y faire introduire cette clause importante. Les maîtres, apprentis et ouvriers tisserands d'Issoudun ne pourront tenir assemblées sans licence a de justice ; il y assistera un sergent royal[9] : tels sont à peu près les termes dans lesquels la défense est inscrite aux statuts des corporations à mesure qu'on les confirme[10]. Tout en voulant traiter les métiers avec une grande bienveillance, le pouvoir se disait qu'il y avait là une force immense dont il fallait surveiller les mouvements avec l'attention la plus vigilante.

La même remarque peut s'appliquer à cette nécessité d'un serment imposé à chaque personne prenant possession d'une maîtrise. Les ordonnances qui confirment d'anciennes confréries ou qui en établissent de nouvelles, ont soin de la mentionner en termes formels[11]. Dans un état social où coexistaient tant de souverainetés hostiles, où des pouvoirs encore redoutables disputaient à la royauté la sympathie et le concours des populations, un serment qui faisait de chaque homme des métiers l'homme du roi ne pouvait être une formalité tout à fait inutile.

Ces différents exemples nous montrent que le gouvernement de Charles VII s'est préoccupé pardessus tout de rattacher étroitement les métiers au pouvoir central, sans vouloir en altérer le moins du monde l'organisation. Au contraire, il accepte complètement l'ancienne constitution de l'industrie, il respecte le monopole des corporations et ne parait pas s'inquiéter de cette liberté du travail que quelques rois avaient réclamée un instant au nom de l'intérêt général. Le pouvoir royal semble même s'être donné la tâche de ne souffrir aucune innovation contraire aux anciens règlements. En voici un exemple. Les halles de Paris étant tombées en ruine pendant les guerres, les marchands avaient cessé d'y porter leurs marchandises et ils les vendaient où bon leur semblait, ce qui empêchait les prud'hommes de pouvoir en vérifier la qualité. Le roi fait rétablir ces bâtiments, et il enjoint à tous les marchands d'aller, comme par le passé, y vendre leurs marchandises les jours de marché sous peine de confiscation[12]. La couronne ne voulait donc pas se départir de cette idée que la perfection d'une industrie tenait essentiellement à l'organisation des jurandes. C'est ce qu'elle témoigna encore par les considérants de l'ordonnance de 1447 qui accorda aux barbiers de Saint-Jean-d’Angély les mêmes règlements qu'à ceux de Paris. On lit en tête des lettres du roi que ces barbiers n'ayant ni police ni ordonnance, ne savaient que très-imparfaitement raser, saigner, faire lancettes, connaître les veines et faire les opérations appartenant au métier de barbier[13]. L'intérêt général était ainsi fort habilement invoqué au secours du monopole.

Une question intéressante est celle de savoir si ce monopole qui empêchait toute concurrence au sein de l'industrie indigène, laissait le champ libre à l'industrie de l'étranger. Nous rencontrons dans les lettres de Charles VII une ordonnance qui peut nous éclairer sur ce point. En 1443 il fait défense d'apporter dans les lieux de son obéissance des draps de Normandie, du Bordelais et d'Angleterre[14]. Cette défense avait été déjà publiée, mais il paraît que les marchands de Flandre et d'Allemagne ne cessaient d'y contrevenir, ce qui causait naturellement un assez grand préjudice à la fabrication nationale. Hâtons-nous de dire que l'ordonnance de Charles VII n'avait pas directement pour objet de combattre cette concurrence ; son principal but était d'empêcher l'argent du royaume de passer chez les Anglais. Ce serait donc aller trop loin de voir dans cette interdiction l'annonce et le début du régime prohibitif : cependant ce régime est bien près d'éclore, car en 1469 Louis XI défendra l'importation des toiles de l'Inde pour favoriser les manufactures indigènes. Ce fait, soit dit en passant, peut servir à démentir l'opinion généralement reçue qui ne fait commencer le système prohibitif qu'au règne de François Ier[15].

Une opinion qui n'est pas mieux fondée, et que les ordonnances de Charles VII sur les métiers permettent également de rectifier, est celle qui attribue à Louis XI la création de plusieurs de ces branches d'industrie qui sont maintenant une des principales richesses de la France, et en particulier la fabrication des étoffes de soie et l'exploitation des mines. Il est si peu exact que Louis XI ait introduit en France l'industrie de la soie que dès 1425 une ordonnance confirmait les statuts des tisseurs de soie de la ville de Paris[16]. Quant à l'exploitation des mines, elle fut encouragée dès le règne de Charles VI, et son successeur s'empressa en 1437 de faire droit à la requête des ouvriers mineurs du Lyonnais qui demandaient la confirmation de leurs privilèges[17]. Sans attacher à ces faits plus d'importance qu'ils n'en méritent, peut-être leur devions-nous une place dans cet aperçu général de l'industrie sous Charles VII.

Nous rencontrerons encore de précieux renseignements sur la situation matérielle du royaume et sur la politique du pouvoir royal dans les ordonnances qui concernent le commerce. Ces ordonnances, comme celles qui ont rapport à l'industrie, sont en fort grand nombre, et on le comprendra aisément si l'on songe à l'étendue des désastres qu'elles avaient à réparer. Dans leur sévère et discrète concision, les considérants de la plupart de ces ordonnances en disent plus à ce sujet que les chroniques elles-mêmes. On y voit, par exemple, que la population de villes considérables, comme les villes de Lyon et de Troyes[18], et celle de provinces entières, comme la Champagne[19], avaient été réduites de moitié par la misère ou la fuite des habitants, qui s'étaient réfugiés dans la Flandre ou sur les terres de l'Empire. Thomas Basin fait aussi la même peinture de la Normandie[20]. La misère, les pestes et le brigandage avaient tué, dit-il, en quelques mois 200.000 personnes dans cette province et forcé le reste à chercher un asile en Bretagne !

Et non-seulement le commerce avait à peu près disparu dans ces catastrophes, mais il semblait qu'il y eût comme une sauvage conspiration pour l'empêcher de renaître jamais. Les fleuves, qui formaient presque les seules routes du commerce intérieur, étaient coupés en mille points par des péages, et chaque péage obligeait les marchands à payer des droits ruineux[21]. Les seigneurs, les chefs de garnison, les gouverneurs des villes et les bourgeois eux-mêmes, qui auraient dû ménager pourtant le commerce, s'étaient évertués à inventer les contributions les plus excessives pour rançonner toute marchandise qui passait devant eux. Sur la Loire, par exemple, il y avait plus de vingt lieux différents où ces droits étaient exigés[22]. Ici on percevait le vingtième, plus bas le dixième, plus loin on prenait à volonté, et les marchandises qui avaient acquitté successivement ces droits exorbitants finissaient quelquefois par être confisquées. En outre, toutes les rivières navigables étaient obstruées d'une foule d'entraves qui rendaient .infiniment dangereuse une navigation exposée déjà à tant de périls[23]. Ces entraves et ces obstacles se rencontraient sur tous les fleuves, sur la Loire, la Seine, l'Oise et la Marne, sur le Rhône et sur l'Aude. Voulait-on éviter de se servir de ces voies naturelles, les routes de terre n'étaient ni plus faciles ni plus sûres ; elles étaient aussi interceptées par d'innombrables péages, et le brigandage s'y exerçait en permanence.

Pendant longtemps le pouvoir royal ne parut pas se préoccuper de remédier à cette détresse du commerce, et il semblait même s'en faire volontairement le complice par ses malversations sur les monnaies. Nous avons déjà fait remarquer que le fisc avait imaginé de demander à cette invention malfaisante les ressources qui lui échappaient, sans se soucier le moins du monde des souffrances qu'un aussi détestable expédient devait infliger au commerce. Vers la fin du règne de Charles VI, on s'était mis à élever, par exemple, le marc d'argent à 90 livres, et l'écu d'or à 40, titre qu'on trouvera vraiment monstrueux, si on le compare à la valeur intrinsèque du métal : après quoi Charles VII étant monté sur le trône, tout à coup, sans transition aucune et sans prétexte, la valeur du marc d'argent avait été abaissée de 90 livres à 7 livres et demie, et celle de l'écu de 40 livres à vingt sols ! Et ce fait n'est qu'un exemple entre mille de ces variations qui étaient pour ainsi dire perpétuelles, car elles se reproduisaient à chaque refonte du numéraire. Il était même d'usage, dès qu'une nouvelle refonte avait été décidée, de décrier toutes les pièces d'or et d'argent en circulation, pour ne pas laisser courir, à côté de la monnaie royale, des monnaies d'un meilleur titre. De 1422 à 1443, il y eut un fort grand nombre d'ordonnances de cet nature[24], et en particulier celle du 19 novembre 1443, interdisant spécialement et sous des peines sévères le cours des monnaies d'Angleterre, de Bourgogne et de Flandre[25], ce qui causa de très-grandes pertes dans tout le royaume et surtout à Paris, où le séjour des Anglais et des Bourguignons avait mis en circulation une quantité de ces monnaies. Hélas, s'écrie le Bourgeois de Paris, le pauvre peuple n'avait pour celui temps que cette monnaie dont il fut tant grevé que c'est grande pitié.... Non pas que ces monnaies étrangères fussent frappées à leur véritable titre : elles étaient toutes elles-mêmes plus ou moins altérées[26] ; mais elles valaient mieux encore que celles du roi. On peut imaginer la perturbation qu'un pareil système devait causer au commerce, déjà si gravement frappé par le brigandage et le fisc. S'il n'avait pas entièrement succombé sous des blessures aussi nombreuses et aussi cruelles, à coup sûr il ne pouvait plus être autre chose qu'un échange des objets les plus indispensables à la vie.

Mais à peine l'autorité royale commença-t-elle à se raffermir que le Conseil parut vouloir venir en aide à cette détresse par plusieurs mesures efficaces. Dès l'année 1431 parut une ordonnance enjoignant de supprimer tous les péages qui obstruaient la navigation de la Loire[27]. Elle resta malheureusement inexécutée, mais en 1448 le pouvoir royal devenu plus fort se fit un devoir de la reprendre avec la ferme intention de la faire observer. Nous avons cité plus haut les considérants de cette ordonnance qui jettent une si vive lumière sur l'état déplorable du commerce de cette époque. Les seigneurs et les villes reçurent l'ordre formel de renoncer à tous les impôts et à tous les péages mis le long du fleuve depuis soixante ans, sous peine de perdre tous droits de seigneurie et privilèges, et sous la même peine il leur fut enjoint de restituer aux marchands ce qui leur avait été pris indûment depuis l'ordonnance de 1431. On enlevait, en outre, aux justices locales, qu'on suspectait sans doute de trop d'indulgence pour ces délits, la connaissance des infractions qui étaient déférées à la cour du parlement, en laquelle, disaient les lettres du roi, cette matière qui est de si grande chose, et qui touche nous et le fait de la chose publique de notre royaume, pourra mieux et plus sûrement être traitée[28].

Déjà en 1444 une ordonnance avait réduit les droits de péage sur les marchandises entrant dans les villes de Meaux et de Lagny par la Marne[29]. Trois années après, la même mesure fut étendue à tous les nouveaux péages sur la Seine et sur l'Oise, attendu qu'il est impossible aux marchands de rien gagner, et ne osent lesdits marchands aventurer leurs marchandises en lesdites rivières, pour mener à Rouen ou ailleurs[30]. Dans le but de faciliter le commerce sur l'Aude, on fit remise d'une imposition aux habitants de Narbonne pour l'entretien des ponts de cette rivière[31].

Les moyens les plus efficaces furent aussi employés pour rétablir l'importance des foires où ces marchandises se rendaient. On attribue souvent à Louis XI la création des foires de Lyon : la vérité est qu'elles furent établies en 1443, sous Charles VII. On voit d'après les lettres qui les instituent[32], que le roi voulait relever la ville de Lyon, une des grandes villes du royaume, et faire concurrence aux foires de Genève qui, disait-on, retiraient l'argent du royaume : grande préoccupation pour un temps où la richesse d'une nation semblait consister uniquement dans le numéraire dont elle dispose. On accordait à la ville de Lyon trois foires par an, de vingt jours chacune, franches et quittes de toutes aides et subsides, avec les mêmes privilèges qu'aux foires de Champagne, de Brie et de Lendit, ainsi que la sauvegarde royale pour les marchands et les marchandises.

Ces foires de Champagne et de Brie se virent aussi l'objet de faveurs particulières. Établis depuis bien longtemps, pour remplir, disent les considérants de l'ordonnance, et pour garnir le pays de toutes denrées et marchandises nécessaires, pour laquelle chose s'étaient accordés plusieurs princes, barons et seigneurs chrétiens et mécréants[33], ces marchés, après de longues années de prospérité, avaient complètement déchu au milieu des guerres. Le roi, pour les relever, leur accorde la franchise de toute imposition pour les dix premiers jours de leur tenue, et prend les marchandises et les marchands sous sa sauvegarde. En 1455, dans une intention toute semblable, il décrète[34] que l'imposition de douze deniers par livre, levée par tout le royaume sur toutes les marchandises et denrées, ne sera plus perçue sur celles qui viendront aux foires du Lendit et de Saint-Laurent à Paris, à celles de Champagne et de Brie, à celles de Saint-Romain, près de Rouen, et de Guibray, près de Falaise. Remarquons enfin qu'on accorda à plusieurs villes le droit d'ouvrir de nouvelles foires ; par exemple, à Granville, à Bourg en Guyenne et à Libourne[35]. Évidemment il y eut beaucoup d'autres décrets de la même nature dont les ordonnances n'ont pas fait mention.

Toutes ces mesures étaient prises dans une pensée d'intérêt public. Ce fut dans la même intention que le Conseil essaya de réglementer le commerce des grains, en rendant à ce sujet une ordonnance applicable au royaume entier, ce qui est digne d'être remarqué pour un temps où les règlements et les intérêts commerciaux, tout était local. En 1455, la récolte avait été mauvaise, et le prix des grains s'était fort élevé. La disette était encore plus grande en Angleterre qui à cette époque ne suffisait peut-être déjà plus à sa consommation, et les marchands anglais venaient s'approvisionner en France, au grand détriment des habitants du royaume. Aussi des réclamations ne tardèrent pas à s'élever de toutes parts, ce qui détermina le Conseil à révoquer immédiatement tous les congés qui avaient été accordés pour l'exportation des grains[36]. Cette révocation, qui ne devait être du reste que temporaire, n'avait rien de tyrannique ; et c'est exactement d'ailleurs ce qui se pratique encore dans les mêmes circonstances. On peut en dire autant d'un règlement de 1460, touchant l'emploi des grains pour d'autres usages que pour l'alimentation publique[37]. A la requête des habitants de Vernon, le bailli avait prié le roi de défendre de brasser dans la ville et les environs des bières et cervoises, ce qui avait à la fois pour conséquence de faire hausser le prix des grains, et d'avilir celui du vin qui faisait la principale richesse du pays. Le roi s'empressa de ratifier cette demande par une ordonnance que les gouvernements ont souvent reproduite depuis sans le savoir. Malgré la différence des temps, les mêmes intérêts commandent presque toujours les mêmes mesures.

Nous remarquerons encore une préoccupation d'intérêt public dans les décrets rendus pendant la seconde partie du règne en matière de monnaies. Notre intention n'est pas de répéter ce que nous avons dit à propos des mesures prises sous l'influence de Jacques Cœur, pour supprimer l'altération officielle de la monnaie ; nous ne voulons parler que dé celles qui eurent pour but de multiplier le numéraire dans l'intérêt du commerce. Pour se procurer les matières d'or et d'argent, le roi augmenta le prix de l'or qu'on apportait à ses Monnaies, et principalement à celle de Tournai, et il destina même à cet emploi son droit de seigneuriage sur les pièces nouvelles[38]. Il interdit aussi l'exportation des métaux précieux, sous peine de confiscation de corps et de bien, et il décria une foule de monnaies d'Allemagne, de Liège, de Savoie et de Gênes, pour les faire rentrer dans la circulation sous son effigie[39]. Toutefois il crut devoir accorder une tolérance aux provinces du Languedoc, de Guyenne et de Normandie qui faisaient un grand commerce avec l'étranger, et qui n'avaient jamais assez d'espèces d'or et d'argent pour suffire à leurs transactions[40].

Ce ne fut pas la seule mesure prise par Charles VII pour faciliter le commerce avec l'étranger. Ce commerce était moins important, sans doute, que le commerce intérieur ; pourtant, depuis le quatorzième siècle, il tendait à se développer. Les foires de Beaucaire, qui prirent à cette époque une grande importance, voyaient se presser sur leur marché des Italiens, des Allemands, des Brabançons, des Espagnols, des Portugais, des Grecs, des Barbaresques et des Égyptiens[41]. La ville de Rouen faisait un grand commerce avec l'Irlande ; celles de Bayonne, de Barfleur et de Montpellier avec l'Espagne. A la fin du quatorzième siècle on avait commencé aussi à nouer des relations avec l'Orient, et Charles V envoya même en présent des toiles de Rennes au soudan d'Égypte[42].

Les villes du royaume qui faisaient le commerce avec ces contrées étaient Marseille, Agde, Cette, Maguelonne, Narbonne, Aigues-Mortes et surtout Montpellier[43]. Depuis l'année 1367, le commerce avec les infidèles n'entraînait plus de censures ecclésiastiques pour les habitants de cette ville qui s'y adonnaient, ce qui l'avait fait choisir par Jacques Cœur pour y établir ses comptoirs[44]. Il entretint de là avec l'Orient un commerce aussi actif que les marchands les plus riches de Gênes, de Venise ou de Florence. Le premier en France dans le quinzième siècle, dit Thomas Basin[45], il fit construire et équiper des navires qui transportèrent en Orient des draps et des marchandises du royaume. A leur retour, ces bâtiments rapportaient de l'Égypte et du Levant diverses étoffes de soie et toutes sortes d'épices. Arrivés en France, quelques-uns de ces navires remontaient le Rhône, tandis que d'autres allaient approvisionner la Catalogne et les provinces voisines, disputant, par ce moyen, aux Vénitiens, aux Génois et aux Catalans, une branche de trafic qu'ils avaient seuls exploitée jusque-là... Il avait, dit de son côté Mathieu de Coucy[46], plusieurs facteurs qui allaient par tous les pays et royaumes chrétiens et même dans le pays des Sarrasins. Sur la mer, il avait à ses dépens plusieurs grands vaisseaux qui allaient en Barbarie et jusqu'en Babylone quérir toutes les marchandises par la licence du soudan et des Turcs. En leur payant un droit, il faisait venir de leurs pays des draps d'or et de soie de toutes façons et de toutes couleurs. Il avait bien trois cents facteurs sur terre et sur mer. On voit avec quel zèle et avec quelle intelligence Jacques Cœur s'efforçait d'ouvrir à la France le commerce maritime.

De son côté, le Conseil prenait de nombreuses mesures pour encourager ces relations. On trouve dans les ordonnances deux lettres du roi touchant les marchands de Castille trafiquant en France : la première, qui est de 1424[47], confirme leurs exemptions et privilèges pour quinze ans, et charge le prévôt de La Rochelle de les protéger ; la seconde, qui est de 1435[48], maintient ces immunités, et permet aux Castillans d'établir dans le royaume des procureurs pour leurs affaires. Charles Vil agissait ainsi à la demande du roi de Castille qui était son allié. Avec le roi d'Aragon, il signa, en 1454[49], un traité au sujet d'une imposition sur les marchandises qui passaient d'un royaume dans l'autre. Cette imposition avait donné lieu à des différends assez graves pour suspendre presque complètement le commerce entre les deux pays : les droits en litige furent réduits et convertis en un tarif uniforme, ce qui ouvrit aux deux nations d'importants débouchés. Deux années après, le roi conclut avec le Danemark le traité de Cologne, qui stipulait la liberté réciproque du commerce[50].

A la même date de 1456, le roi avait pris, sur les doléances des États du Languedoc, des mesures sévères pour empêcher les courses des corsaires dans la Méditerranée[51]. Il avait défendu d'armer aucune fuste sur mer sans avoir d'abord donné caution et reçu des lettres de marques du roi. Ce droit de conférer les lettres de marque, le roi se l'était attribué comme un droit royal dès l'année 1443, à l'occasion de querelles survenues entre les officiers du roi en Languedoc et les habitants d'Avignon[52]. Ces officiers avaient de leur propre autorité lancé des lettres de marque contre les bateaux d'Avignon qui faisaient le commerce du Rhône, ce qui avait à peu près interrompu toutes relations commerciales entre cette ville et le Languedoc. Pour les rétablir sans délai, le roi pardonna tout le passé aux habitants d'Avignon, et pour prévenir les excès de ses agents il déclara qu'à l'avenir les lettres de marque ne pourraient être délivrées que par le roi ou le parlement.

Le gouvernement de Charles VII fit aussi de grands efforts pour assurer une protection efficace aux marchands français qui trafiquaient à l'étranger. D'après la chronique de Mathieu de Coucy[53], le roi envoya an 1447, sur l'invitation de Jacques Cœur, un ambassadeur avec des présents pour maintenir de bons rapports entre l'Égypte et la France, car on craignait de voir les marchands français exposés aux avanies que le soudan faisait alors subir aux Vénitiens. L'ambassade réussit complètement, comme l'atteste la lettre rapportée au roi de la part du soudan[54]. Cette lettre mentionne en même temps un fait remarquable, c'est l'établissement d'un consulat français en Égypte. Jacques Cœur avait eu sans doute une .grande part à toutes ces mesures, mais il faut remarquer que sa disgrâce ne ralentit pas l'activité du gouvernement, ni les encouragements qu'il accordait au commerce extérieur. Cette politique était d'ailleurs une tradition déjà ancienne du Conseil. Sous Charles V, le commerce intérieur avait été l'objet de nombreuses faveurs, et le commerce maritime avait été encouragé avec le même zèle et le même succès. On avait même vu les Normands fonder des comptoirs sur les côtes d'Afrique ainsi que dans les Canaries, et des rapports s'établir entre l'Orient et la France pour la protection du commerce[55].

Ces traditions seront reprises par Louis XI avec un grand zèle ; mais tout en lui tenant compte de ses efforts, il ne faut pas oublier que sa tâche avait été singulièrement facilitée par la politique vigoureuse qui avait rejeté les Anglais du royaume, chassé le brigandage de toutes les routes, et assuré aux transactions une sécurité définitive.

 

Nous compléterons cette esquisse des rapports du pouvoir royal et du tiers état, en disant quelques mots des mesures qui furent prises dans l'intérêt de l'agriculture. Ce n'est pas que ces mesures se rencontrent en bien grand nombre à l'époque qui nous occupe ; dans les deux volumes de la législation de Charles VII il n'y a même aucune ordonnance qui ait été spécialement décrétée en vue des intérêts agricoles. Mais on sait qu'il y a plusieurs manières de protéger l'agriculture. On peut la favoriser directement en réduisant par exemple les contributions qui pèsent sur la propriété foncière ; en employant l'argent du trésor au défrichement et au desséchement du sol ; en essayant de faire prévaloir par des conseils ou des récompenses tels ou tels procédés de culture. C'est de cette manière que les économistes du dix-huitième siècle et en particulier les physiocrates comprenaient le rôle de l'État dans ses rapports avec les populations agricoles, et c'est par des règlements de cette nature que la plupart des gouvernements les encouragent encore de nos jours. Une autre manière de protéger l'agriculture qui est moins directe, mais qui n'est peut-être pas moins efficace, consiste à faire régner dans l'État un ordre vigoureux, à garantir la complète liberté du travail, à empêcher les exactions fiscales, à multiplier les transactions et les débouchés en réduisant le plus possible les droits de douane ou de péages. C'est par ces moyens que Sully et Colbert protégèrent l'agriculture et nous allons montrer qu'ils avaient été devancés dans cette voie par le gouvernement de Charles VII.

Nous avons parlé à plusieurs reprises de la grande ordonnance de 4439, concernant la répression des gens de guerre. Cette ordonnance ne s'était pas bornée à défendre aux capitaines de piller et de rançonner les nobles, les gens d'Église et les marchands ; elle leur avait adressé les injonctions les plus pressantes à l'égard des laboureurs[56]. Défense à tout capitaine de prendre aucun bétail ou bête de labour, de laisser détruire le blé, le vin et les autres vivres ; de donner le froment à manger aux chevaux et aux bêtes de somme ; d'abattre et de couper les vignes et les arbres fruitiers, de mettre le feu au foin ou à la paille, de gêner les travaux des laboureurs ou de leur enlever leurs instruments de travail. Ces mesures protectrices furent renouvelées et sanctionnées à plusieurs reprises jusqu'à la fin du règne. Au commencement de la guerre de Guyenne, dit Mathieu de Coucy, le roi fit publier certaines ordonnances utiles du gouvernement que les gens de guerre tiendraient en faisant cette guerre. Tous les gens d'armes qui seraient logés en des villes ou villages devaient payer les vivres ou fourrages aux prix fixés par les maréchaux, et le prix était réglé pour chaque mouton, porc, vache, chapon et oie, et défense faite que aucun homme de guerre, quel qu'il fût, ne fut si hardi de tuer ou faire tuer bœuf arable ou vache laitière, et l'on avait fixé le prix du froment et du seigle, et défendu de contraindre les habitants à fournir des vivres de vive force. Ainsi fit le roi afin que le peuple ne fût pas tant foulé[57].

Les seigneurs n'étaient pas des ennemis beaucoup moins redoutés de l'agriculture que les soldats d'aventure et les brigands, à cause des redevances de toute sorte qu'ils levaient sur la population des campagnes. Ils excédaient la population de corvées, ils exigeaient perpétuellement soit du blé, soit du vin, soit de l'argent, ils percevaient des tailles à leur profit à côté de la taille royale, etc. Nous en trouvons la preuve dans cette même ordonnance de 1439 qui s'élève avec une grande véhémence contre cette oppression exercée sur le plat pays, et qui prend des mesures sévères pour la faire disparaître.

Un autre abus fort préjudiciable aux campagnes était l'habitude d'employer les hommes du plat pays comme ceux des villes à la garde des châteaux et des forteresses. Dans une ordonnance rendue en 1451 à ce sujet on voit qu'en effet les seigneurs et châtelains de certains pays contraignaient les habitants à des gardes de jour et de nuit presque continuelles, sous peine d'amendes pécuniaires extrêmement graves[58]. Le roi n'entend pas que ces abus se prolongent ; l'état du royaume ne demande plus, dit-il, des gardes aussi assidues, et, en conséquence, il entend préserver et décharger son pauvre peuple de toutes violences, oppressions et gardes. Les seigneurs ne pourront exiger plus d'une garde par mois, et en cas d'absence, l'amende ne pourra dépasser la somme de dix deniers tournois. Mesure excellente et qui dut certainement rendre une foule de bras au travail de la terre.

L'abolition d'un grand nombre de péages fut encore un moyen fort efficace- de venir en aide aux intérêts agricoles. Aussi bien, les droits exorbitants que prélevaient ces péages équivalaient-ils presque à l'interdiction du transport des vivres, ce qui obligeait à les consommer sur place ou bien à ne les vendre qu'à vil prix. Une ordonnance de 1448, au sujet des péages qui entravaient le cours de la Loire et de ses affluents montre que cet abus était, en effet, on ne peut plus nuisible. Les vivres, denrées et marchandises conduites par lesdites rivières, disait cette ordonnance, en sont enchéries et enchérissent de la moitié en plus, qui est chose moult pitoyables[59]. Ces péages furent, comme nous l'avons déjà vu, en grande partie supprimés. Naturellement le rétablissement et la multiplication des foires eurent aussi la meilleure influence sur le développement des intérêts agricoles. Tout service rendu au commerce est presque toujours un service rendu à l'agriculture.

On peut dire la même chose du reste de la plupart des mesures destinées à protéger l'industrie. Pour ne citer qu'un exemple, il est bien clair que la protection accordée à la fabrication des étoffes de laine a pour conséquence inévitable d'encourager la production du bétail. Les ordonnances de Charles VII contiennent précisément plusieurs décrets à ce sujet, par exemple en faveur de la draperie de Bourges, de celle de Rouen et de celle de Saint-Lô[60]. Une autre ordonnance recommandera au prévôt royal de Lille de protéger avec vigilance les intérêts de cette ville, attendu qu'elle a de nombreuses fabriques de draps, de laines, de toiles et de cuirs[61]. La protection accordée aux métiers des villes devenait ainsi dans beaucoup de cas un véritable encouragement pour la population des campagnes.

Il est vrai de dire que les contributions foncières levées sur la classe agricole ne furent guère réduites sous Charles VII, et que même elles s'accrurent, puisque vers le milieu du règne on commença de lever aussi bien sur le plat pays que dans les villes une imposition destinée à la solde des gens de guerre. Mais cet impôt régulier qui ne parait pas avoir dépassé 1.200.000 livres, qu'était-il donc au prix de ces contributions arbitraires que les aventuriers et les seigneurs avaient levées jusque-là sur la population des campagnes ? Le Journal du Bourgeois de Paris, où nous avons puisé déjà tant de détails, sur la misère de la France au commencement du règne de Charles VII, permet de se représenter la situation de l'agriculture avant l'établissement de cet impôt. Telle était à cette époque la fureur du brigandage, qu'on vit les paysans abandonner de toutes parts leurs maisons et leurs champs, comme avaient fait au quatrième siècle les populations de l'empire romain en présence de l'invasion des barbares et des exigences implacables du fisc. On ne pouvait, dit-il, labourer ni semer nulle part. Souvent on s'en plaignait aux seigneurs, mais ils ne faisaient qu'en rire ; dont le plus grand nombre des laboureurs cessèrent de labourer, et furent comme désespérés, et laissèrent femmes et enfants, en disant l'un à l'autre : que ferons-nous ? Mettons tout en la main du diable : ne nous chaut que nous devenions. Autant vaut faire du pis comme du mieux. Mieux nous vaudrait servir les Sarrasins que les chrétiens ; et pour ce, faisons du pis que nous pourrons — aussi bien ne nous peut-on que tuer ou que pendre —, car par le faux gouvernement des traîtres gouverneurs, il nous faut renier femmes et enfants, et fuir aux bois comme bêtes égarées[62]... Qu'on oppose à cette peinture digne du pinceau de Salvien, le récit de Mathieu de Coucy — que nous avons déjà cité du reste en parlant des institutions militaires — sur le rétablissement de l'agriculture après la création de l'armée régulière. Quelle résurrection imprévue ! quelle transformation prodigieuse ! Et comme on voit bien que l'établissement du nouvel impôt, au lieu d'imposer aux campagnes un trop lourd sacrifice, était en réalité pour elles un immense soulagement, une véritable délivrance !

 

 

 



[1] Voyez dans la collection des Documents inédits de l'histoire de France le Livre des métiers, annoté et publié par M. Depping.

[2] Voyez Ordonnances, III, 262. Il y a dans les registres du Châtelet, est-il dit dans cette ordonnance, des règlements qui sont plutôt faits pour le profit des personnes du métier que pour le bien commun. C'est pourquoi depuis dix ans on a fait plusieurs ordonnances qui y dérogent et qui contiennent entre autres choses que tous ceux qui peuvent faire œuvre bonne peuvent ouvrer en la ville de Paris.

[3] Ordonnances, XIII, 129.

[4] Ainsi dans les statuts des barbiers de Saint-Jean-d'Angély, de Bordeaux, de Toulouse, etc. (Ordonnances, XIII, 507 ; XIV, 426, 434.)

[5] Voyez les Lettres concernant les tailleurs de Tours (XIV, 154), ceux de La Rochelle (XIV, 117), les merciers d'Anjou (XIV, 154), les potiers de Paris (XIV, 413), les barbiers de Toulouse (XIV, 434), les faiseurs de patins de Tours (XIV, 231), etc.

[6] Ordonnances, XIV, 125.

[7] Ordonnances, XIII, 535.

[8] Ordonnances, XIII, 537.

[9] Ordonnances, XIII, 531.

[10] Voyez les ordonnances sur les statuts des barbiers de Paris (XIII, 132), des tisserands de Bourges (1443), des merciers d'Anjou (1448), des boulangers de Bordeaux (1457), etc. ; XIV, passim.

[11] Voyez les statuts des aumussiers de Rouen, des tailleurs de Tours, etc. (Ordonnances, XIV, passim.)

[12] Ordonnances, XIV, 348.

[13] Ordonnances, XIII, 507. Même observation en tête des statuts qui confirmèrent, en 1458, le métier des barbiers-chirurgiens de Bordeaux. (XIV, 426.)

[14] Ordonnances, XIII, 389.

[15] C'est en particulier l'opinion de M. Dareste dans son ouvrage sur l'administration monarchique, ouvrage d'ailleurs si savant et si bien informé. (T. II, p. 215.)

[16] Ordonnances, XIII, 108.

[17] Ordonnances, XIII, 236.

[18] Ordonnances, XIII, 399.

[19] Ordonnances, XIII, 431.

[20] L. III, c. 5.

[21] Dans les considérants d'une ordonnance rendue en 1448 à ce sujet, il est dit que les marchands se plaignent des aides et péages, travers, subsides et nouveaux impôts, que les seigneurs, capitaines, châtelains, bourgeois et habitants des villes, châteaux et forteresses riveraines mettent sur eux le long du fleuve ;que les uns prennent le dixième, les autres le vingtième, les autres à volonté, et par confiscation même des marchandises ;que les vivres, denrées et marchandises conduites par ces rivières en sont enchéries de la moitié et plus, qui est chose moult pitoyable... (Ordonnances, XIV, 7-16).

[22] La même ordonnance mentionne les lieux où les péages étaient établies sur la Loire. Elle cite : Langés, Colombiers, Maillé, Rochecorbon, la cloison d'Angers, le trépas de Loire, cloison de Saumur, l'entrée et l'issue de Tours, Beaugency, le pont de Meung, Orléans, Châteauneuf pour le sire de Guiery, Sully, Gien, Moulins pour le duc de Bourbonnais, La Charité et autres lieux... (Ordonnances, XIV, 7-16).

[23] Ordonnances, XIV, 7.

[24] Nous les avons énumérées plus haut en parlant des finances.

[25] Ordonnances, XIII, 386.

[26] On voit par les lettres du 22 décembre 1446 qui les décrient que leur titre était en effet d'un quart au-dessous de la valeur nominale. (XIII, 484.)

[27] Ordonnance du 15 mars 1431, rappelée dans celle de 1448. (XIV, 7-16.)

[28] Ordonnances, XIV, 16.

[29] Ordonnances, XIII, 335.

[30] Ordonnances, XIII, 105.

[31] Ordonnances, XIII, 330.

[32] Attendu que la ville de Lyon est une des clefs du royaume située sur les frontières ; qu'elle est d'un très-grand circuit ; qu'elle était autrefois fort peuplée ; que sa population a fort diminué pour cause de mortalité, pestes, mauvaises récoltes, guerres, passages de gens d'armes, tailles et aides, ce qui a fait passer beaucoup d'habitants dans l'Empire ; que la population actuelle ne peut même pas tenir ses murailles en bon état ; qu'il faut y pourvoir et qu'on ne le pourrait sans grande fréquentation de peuple et de fait de marchandise.... (Ordonnances, XIII, 399.)

[33] Ordonnances, XIII, 431.

[34] Ordonnances, XIV, 359.

[35] Ordonnances, XIII, 459 ; XIV, 172.

[36] Ordonnances, XIV, 369

[37] Ordonnances, XIV, 513.

[38] Ordonnances, XIV, 89.

[39] Ordonnances, XIV, 259, 357, 383.

[40] Ordonnances, XIV, 381.

[41] Voyez l'Histoire du Languedoc, de dom Vaissète.

[42] Vie de Charles V, par Christine de Pisan, 3e partie, c. 31.

[43] Voyez Corps diplomatique, de Dumont, traités de commerce du quinzième siècle. — Pardessus, Introduction à la collection des lois maritimes, 2e part., p. 21.

[44] Hist. de Jacques Cœur, par P. Clément, t. I, c. 1. L'auteur a donné des détails fort nombreux et fort intéressants sur le commerce de la France avec l'Orient à cette époque. — Voyez aussi la relation d'un voyage fait en Terre-Sainte en 1432, par Bertrand de la Brocquière (Bibl. impér., manuscr., 10, 264, et le Liber secretorum fidelium crucis, I, III, passim.

[45] Thomas Basin, I, IV, c. 26.

[46] Math. de Coucy, 891.

[47] Ordonnances, XIII, 45.

[48] Ordonnances, XIII, 209.

[49] Ordonnances, XIV, 335.

[50] Voyez Corps diplomatique, de Dumont, traités de commerce du quinzième siècle, à la date de 1456.

[51] Ordonnances, XIV, 387. — Voyez aussi les Doléances, déjà citées plusieurs fois, art. 31.

[52] Ordonnances, XIII, 367.

[53] Pardessus, loc. cit., p :78, et Math. de Coucy, ap. Godefroid, 691.

[54] Voici cette lettre, qui est très-intéressante pour l'histoire des relations de la France et de l'Orient à cette époque : Ton ambassadeur, homme d'honneur, gentilhomme, lequel se nomme Jehan Villaige, est venu à la mienne Porte-Saincte, et m'a présenté tes lettres avec le présent que tu m'as mandé, et je l'ay reçu, et ce que tu m'as écrit ce que tu veux de moy, je l'ay faict. Et si ay faict une paix à tous tes marchands pour tous mes pays et ports de la marine, ainsy que ton ambassadeur m'a seu demander... et sy mande à tous les seigneurs de mes terres, et par spécial au seigneur d'Alexandrie, qu'il fasse bonne compagnie à tous les marchands de la terre, et sur tous les autres ayant liberté en mon pays, et qu'il leur soit faict honneur et plaisir, et quand sera venu le consul de ton pays, il sera à la faveur des autres consaux bien haut... Dieu te mène à bon sauvement, Charles, roy de France. (Math. de Coucy, ap. Godefroid, 691.)

[55] Voyez Chéruel, Dictionnaires des institutions, art. Commerce. — Pardessus, Introduction aux lois maritimes, 3e partie.

[56] Les articles 6, 7, 8, 9, 10, 11, 13, 14, 15 de cette ordonnance ont, en effet, en vue l'intérêt des laboureurs. (Voyez Ordonnances, XIII, 306.)

[57] Math. de Coucy, p. 527.

[58] Ordonnances, XIV, 186.

[59] Ordonnances, XIV, 7.

[60] Ordonnances, XIII, 378 ; XIV, 472, 493.

[61] Ordonnances, XIV, 48.

[62] Voyez Le Bourgeois de Paris, p. 307-308. Voyez aussi les Annales de Flandre, de Meyer, à la date de 1429 : En Flandre, dit-il, l'opulence régnait partout, et tous les genres de commerce avaient pris un grand essor. La France était au contraire si désolée que non-seulement on n'y ensemençait plus les terres, mais que les bruyères et les mauvaises herbes croissant partout lui donnaient l'aspect d'une immense forêt d'où sortaient les loups et autres bêtes féroces pour attaquer et emporter les hommes... Annales Flandriæ, t. XVI, fol. 273.