Il y avait cependant une classe du clergé qui ne devait pas ressentir un grand enthousiasme ni une grande affection pour Charles VII ; c'est l'Université de Paris. Nous ne voulons pas parler de l'histoire de cette compagnie avant la rentrée de Charles VII dans sa capitale ; disons seulement que par le malheur des temps et par l'effet de cet effroyable désordre qui avait anéanti toute hiérarchie au sein de l'État, l'université avait pris un rôle politique à l'exemple du parlement, et qu'elle s'était aussi prononcée contre le roi légitime. On l'avait vue successivement approuver le traité de Troyes[1], appuyer le gouvernement de Bedfort et se faire d'une façon plus déshonorante encore la complice de l'invasion anglaise dans le procès de Jeanne d'Arc[2]. Pour la punir, Charles VII avait fondé à Poitiers[3] une université rivale, composée des docteurs et maîtres de l'université de Paris restés fidèles à sa cause, comme pour punir le parlement il avait fondé dans la même ville un parlement rival, avec les débris de la cour de Paris. Dans la même pensée, il confirmait et augmentait quelque temps après les privilèges de l'université d'Angers. Encore quelques mesures semblables, et l'université de Paris allait voir déserter ses cours. Ce fut sans doute une des raisons qui la déterminèrent, vers l'époque des conférences d'Arras, à changer de parti et à se déclarer pour Charles VII[4]. Quand le roi eut repris possession de Paris sans manifester aucune animosité, et sans prendre aucune de ces mesures de vengeance que depuis un siècle les vainqueurs ne cessaient de décréter dans cette malheureuse ville contre les vaincus, l'université put croire quelque temps à l'oubli complet du passé. Des lettres du mois de mai 1436[5] confirmèrent même ses privilèges, avec les éloges les plus chaleureux pour ses vertus et ses lumières. Le pouvoir sentait probablement qu'il avait toujours besoin de son concours dans les affaires du schisme, encore si loin d'être terminées. Mais cette extrême indulgence n'avait regard qu'au passé, et le roi était bien déterminé à retirer à l'université tous les droits qui lui donnaient une trop haute opinion d'elle-même, ou qui pouvaient contrarier la suprématie de la royauté. Il y avait deux sortes de privilèges auxquels l'université était fort attachée : le privilège en matière d'impôts et le privilège de juridiction. L'exemption de toutes les impositions (gabelles, aides, subsides, etc.), si fréquentes alors et si pénibles à porter, était un précieux avantage pour une corporation aussi pauvre, et comme elle avait obtenu de faire partager cette exemption à la foule de ses suppôts, c'est-à-dire aux libraires, aux parcheminiers et à tous ceux dont la profession touchait tant soit peu aux études, elle tirait à la fois de ce privilège un grand avantage matériel et une grande influence morale. Quant au privilège de juridiction, il donnait aux membres de l'université le droit d'être jugés au- criminel par la justice ecclésiastique[6], et dans les causes civiles celui d'avoir le roi lui-même pour juge sans être assujettis aux formes de procédure ordinaire. Ce privilège remarquable, qui faisait de l'université un corps complètement indépendant du parlement, à qui ressortissaient les causes même des pairs et des princes du sang, peut donner une idée de la puissance d'opinion que l'université avait acquise à cette époque, Le gouvernement de Charles VII, qui veut ramener toutes les puissances rivales dans le droit commun, réduira ces privilèges, comme il a réduit ceux du parlement, et l'université subira la même fortune que le corps judiciaire, pour avoir grandi comme lui et pour avoir partagé ses prétentions et ses excès. Le privilège financier fut d'abord attaqué. En 1437, le siège de Montereau ayant nécessité une grande levée de deniers, les officiers du fisc demandèrent aux suppôts de l'université[7] leur part de contribution. L'université protesta ; ce fut en vain, et les suppôts payèrent. Il est vrai qu'on déclarait en même temps que cette contribution ne pourrait préjudicier à l'avenir aux franchises du corps, mais il suffisait qu'on y eût fait une simple brèche pour que les gens de finances revinssent bientôt à la charge avec une nouvelle ardeur. Ils attaquèrent donc de nouveau ces malheureux suppôts, ce qui amena une lutte acharnée entre l'université et le fisc[8]. L'université, reprenant toutes les armes avec lesquelles elle avait vaincu déjà plusieurs fois le pouvoir royal, fulmine les citations et les excommunications contre les officiers des aides, suspend ses sermons à Paris, déclare parjure l'évêque de Troyes, président à la chambres des aides[9], etc. Là-dessus interviennent des lettres sèches et hautaines de Charles VII. Le roi, disent ces lettres, veut respecter les privilèges de l'université, mais plusieurs abus se sont faits au préjudice des aides sous couleur de ces privilèges, et il entend qu'ils soient réparés, et les délinquants punis par les élus et généraux à qui la connaissance en appartient. Il ordonne donc à l'université de lever les excommunications, et lui fait défense à l'avenir de telles entreprises, sous peine de privation de ces privilèges[10]. Ainsi nous plaît-il être fait, disent les lettres en terminant. C'était le langage d'un maitre ; l'université dut s'y soumettre, et elle abandonna la cause des suppôts[11]. En outre, on la contraignit d'en réduire le nombre en limitant la concession du privilège de scolarité, et pour rendre cette armée ainsi désorganisée et amoindrie encore plus étrangère à ses chefs, le prévôt de Paris donna l'ordre d'envoyer au Châtelet les causes des suppôts, toujours soumises jusque-là à la même juridiction que celles de l'université. En même temps que Charles VII faisait attaquer l'université par ses gens de finances, il poussait contre elle ses hommes de loi pour contester et réduire ses privilèges de juridiction. Ce dut être une véritable joie pour les légistes d'affaiblir et d'humilier cette fière corporation, qui prétendait ne relever que du Saint-Siège ou du roi. Aussi leurs attaques furent- elles menées avec un véritable acharnement. En 1440 des huissiers du parlement arrachent du couvent des Augustins un maître de théologie qui était membre de l'université, et cette violation du privilège universitaire demeure impunie[12]. En 1445, a lieu une affaire beaucoup plus préjudiciable encore aux intérêts de l'université[13]. Le prévôt de Paris avait fait arrêter un certain nombre d'écoliers coupables de quelques désordres ; l'évêque les réclame en leur qualité de clercs, et le recteur comme membres de l'université. Le prévôt qui sans doute craignait d'avoir à se prononcer entre les deux juridictions, imagine de remettre les prisonniers au parlement. Le recteur et plusieurs députés de l'université se rendent aussitôt auprès de la cour, et dans un langage assez hautain, ils demandent les prisonniers, déclarant que si l'université ne les obtient pas elle suspendra ses cours. On sait que c'était là son arme défensive chaque fois que ses privilèges étaient attaqués, et ce moyen lui avait presque toujours réussi, tant les rois redoutaient l'émotion publique que l'interruption de l'enseignement aurait inévitablement entraînée. Cependant le parlement ne veut pas céder. Il fait répondre aux députés de l'université qu'il a besoin de s'entendre avec l'évêque de Paris, et il ajourne la cause au lendemain, en enjoignant à l'université, de continuer les leçons et a les faits d'étude, sous peine de méfait envers le roi. L'université n'a pas égard à ces défenses ; elle déclare qu'elle est victime d'une 'usurpation du parlement, attendu que le roi seul a pouvoir de juger dans ses causes, puis elle ferme solennellement ses écoles. Le procureur général accourt en toute hâte auprès du roi : il lui représente que la conduite de l'université est un véritable scandale, et qu'il est impossible d'admettre que pour des intérêts particuliers elle suspende la prédication et l'enseignement. Le roi s'anime des mêmes colères, et presque aussitôt des lettres délibérées en Conseil, condamnent sévèrement la conduite de l'université. Ces lettres lui enjoignent de rouvrir immédiatement ses écoles ; elles font plus ; elles la subordonnent à la juridiction du parlement ! Considérant, dit l'ordonnance, que périlleuse et somptueuse chose serait, si pour chaque cause de ladite université, il convenait venir vers nous, alors que nous faut transporter par tout le royaume, loin de Paris, pour les grandes affaires de la chose publique ; que la cour du parlement est souveraine et capitale de tout le royaume, et y obéissent tous nos parents, les pairs, ducs, comtes, et autres grands seigneurs du royaume ; que ladite cour connaît et décide chaque jour de plus grandes choses de moult que celles de ladite université, et qu'il y est fait justice sans acception de personnes, pour ces motifs, injonction est faite au parlement de connaître toutes les causes de l'université et de ses suppôts, et de punir toutes les personnes coupables de la cessation[14]. Quel langage impérieux et souverain ! Quel ton de supériorité, surtout si l'on se reporte è ces lettres remplies de déférence qui naguère vantaient en termes si élogieux les qualités de l'université de Paris ! Et en même temps quelle mortification pour cette compagnie de devenir en un jour l'inférieure de son égale de la veille ! Car, disaient les écrits du temps, la cour du parlement est sœur de l'université, mais non pas sa maîtresse[15] ! On essaya bien encore des vieux arguments, comme la suspension des cours et l'excommunication : ce fut peine perdue, et le parlement conserva la prérogative qu'il venait d'obtenir. Ces mesures furent d'autant plus pénibles pour l'université de Paris, que les universités rivales se voyaient à la même époque l'objet de cette faveur royale qu'elle venait de perdre. Nous avons parlé plus haut de la fondation d'une université nouvelle, celle de Poitiers, et nous avons dit que les privilèges de l'université d'Angers avaient été reconnus solennellement. En 1443, ces privilèges furent encore accrus[16]. L'université de Montpellier obtint aussi des avantages pour les écoliers de sa faculté de médecine[17]. Il en fut de même de l'université de Toulouse, qui se fit reconnaitre, entre autres privilèges, cette exemption en matière d'impôt et ce droit de scolarité pour lesquels l'université de Paris avait livré et perdu tant de batailles[18]. Celle de Caen, quoiqu'elle fût de création anglaise, n'était pas moins favorisée. L'université de Paris essaya bien d'arrêter l'enregistrement des lettres qui lui conféraient ces faveurs, en intéressant à sa cause le prévôt de Paris et même le concile de Bâle : tout fut inutile. La politique immuable du Conseil était d'affaiblir tout ce qui pouvait arrêter l'expansion du pouvoir royal ou lui porter quelque ombrage. Il faut remarquer à ce sujet combien le pouvoir se préoccupait de placer les privilèges des nouvelles universités sous la protection des magistrats royaux. L'université de Paris avait aussi un conservateur de ses privilèges, mais il était choisi par le pape parmi les anciens écoliers, et le roi n'avait aucun droit de contrôle sur l'organisation intérieure du corps. A l'égard des autres universités, le roi entendit qu'il en fût autrement. Il nomma son lieutenant général de la sénéchaussée de Poitiers gardien des privilèges de cette université[19] ; il fit de même pour celle d'Angers[20], et de même encore pour celle de Caen, en nommant le bailli de cette ville conservateur de ses privilèges[21]. Il finit même par vouloir pénétrer dans l'organisation intérieure de l'université de Paris, pour la contrôler et la réformer. De nombreux abus, particulièrement en ce qui touchait les privilèges de scolarité, avaient déjà fait sentir la nécessité de certains changements. D'après les traditions, les légats du pape auraient dû être chargés seuls de ce soin, mais Charles VII voulut adjoindre au cardinal d'Estouteville un certain nombre de commissaires pris dans le parlement, pour opérer cette réforme. Elle eut lieu en 1452, et eut pour effet de remanier la discipline intérieure et le système des études[22]. Nous n'avons pas ici à entrer dans le détail de cette réorganisation ; nous n'en parlons que pour montrer à quel point le pouvoir royal avait soin de ne laisser aucune institution en dehors de sa surveillance. On trouve cependant un certain nombre d'actes de Charles VII qui sont favorables à l'université de Paris. Le roi qui ne ressentait contre elle aucune inimitié personnelle, et qui ne s'était jamais proposé de l'abolir, ne mit, en effet, aucune répugnance à lui accorder tous les avantages compatibles avec l'intérêt bien entendu de la couronne. Ainsi, quand on voulut, en 1459[23], contester à l'université, au nom de la Charte normande, le privilège de déférer au tribunal du conservateur apostolique et au Châtelet les affaires civiles de ses membres, le gouvernement de Charles VII maintint énergiquement son privilège. Vers la même époque, il donnait encore raison à l'université contre le pape Calixte III, qui, au sujet de nouvelles querelles avec les ordres mendiants, avait écrit au roi pour se plaindre de la présomption criminelle de l'université de Paris. Le roi était trop intéressé lui -même à empêcher en France les empiétements de l'autorité pontificale pour appuyer le parti du Saint-Siège dans cette circonstance. Dans la question des libertés de l'Église gallicane, l'université et la royauté n'avaient- elles pas, d'ailleurs, un intérêt commun à rester unies ? On peut même croire que c'était en grande partie pour cette raison que la Pragmatique de Bourges avait fait aux membres de l'université une part magnifique dans la distribution des faveurs qu'elle enlevait à la cour de Rome. En prenant toutes ces mesures, la royauté est conséquente avec elle-même ; elle appuie l'université comme elle avait appuyé le parlement dans toutes les circonstances où l'éclat et l'autorité de cette institution peuvent venir en aide au pouvoir royal. Le gouvernement de Charles VII mit la même décision à empêcher de la part du haut clergé toutes les infractions à la constitution nouvelle, quel que fût d'ailleurs son désir de se l'attacher en le ménageant. Il y eut en particulier deux circonstances où il intervint dans cette intention : la première, au sujet du droit de régale, et la seconde, à l'occasion de l'appel en cour de Rome. Le droit de régale permettait au roi de jouir du temporel des évêchés tant qu'ils étaient vacants, ou que les nouveaux élus n'avaient pas prêté le serment de fidélité : dans l'intervalle, le roi pouvait nommer aux bénéfices n'ayant pas charge d'âmes. Le cardinal-archevêque de Térouanne ayant prêté serment par procureur, crut pouvoir faire ces nominations, et il disposa de bénéfices que le roi venait de conférer lui-même en vertu de son droit. Cette double nomination donna lieu à de nombreux procès. Le roi écrivit alors au parlement pour déclarer qu'il s'est acertainé des droits de sa couronne et de l'usage ancien touchant la régale, et qu'il fallait que le serment lui fût prêté directement, pour que le nouvel élu pût jouir de ses droits. Pasquier, qui cite au long cette ordonnance, l'appelle unique en son espèce[24]. Charles VII adressa encore au pape Eugène IV un lettre touchant ce droit de régale pour le revendiquer dans toute son étendue[25] : Je crois, disait-il dans cette lettre, que votre Sainteté n'ignore pas que les prélats de mon royaume sont presque tous tenus de me faire hommage-lige à leur entrée à l'épiscopat, et qu'ils doivent tous serment de fidélité, pour le temporel de leurs églises, de celui-là même qui est environné des terres de nos sujets, et qui est situé sur leurs seigneuries, soit ducs ou comtes, ou autres seigneurs temporels ; car je suis le seul prince séculier des prélats et de leurs églises, et ni les prélats ni leur églises ne sont sujets à d'autres seigneurs temporels qu'à nous ; ils sont tous compris dans la régale et sous la régale. En même temps le pouvoir royal déployait la plus grande vigilance pour empêcher que les appels à Rome ne vinssent préjudicier aux prescriptions de la Pragmatique. C'était au moyen du droit d'appel que pendant tout le quatorzième siècle le Saint-Siège avait fait consacrer presque tous ses empiétements ; aussi l'attention des légistes était-elle toujours en éveil de ce côté. L'élection de Louis d'Aubusson comme évêque de Tulle, en 1454[26], vint donner au Conseil l'occasion de fixer la jurisprudence en matière de ce droit d'appel. Cette élection avait soulevé des contestations, mais elle avait été ratifiée par l'official de Bourges. On interjeta appel en cour de Rome de la sentence de l'official. Calixte III, successeur de Nicolas V, n'hésita pas à accueillir cet appel, bien qu'aux termes de la Pragmatique, il eût dû passer d'abord devant le métropolitain. Le Conseil ne l'eût pas plutôt appris, que des lettres du roi vinrent défendre la citation en cour de Rome, et ajourner devant le sénéchal du Limousin quiconque désobéirait. Le pouvoir royal ne laissait donc échapper aucune occasion de consacrer ses anciens droits ou de préciser les nouveaux, -sans se laisser arrêter par les observations ou les plaintes de la cour de Rome. On peut même dire qu'à aucune époque il n'avait mis autant d'obstination à lui tenir tête et à lui résister. Mais il faut reconnaître aussi que jamais roi de France n'avait rendu à la papauté et à l'Église des services aussi signalés que Charles VII. Quand on est tenté d'accuser son esprit d'envahissement, on devrait se souvenir que ce furent justement ces continuelles interventions du roi dans les affaires religieuses qui arrachèrent l'Église à l'oppression et à la honte du grand schisme. Le Conseil n'eut pas, en effet, de préoccupation plus ardente pendant totale règne de Charles VII, que d'assurer à la chrétienté si longtemps éprouvée, l'union et une paix solide. On ferait une longue histoire du récit des négociations qu'il poursuivit dans ce but avec toute l'Europe au plus fort des troubles civils et de sa lutte avec l'étranger. Les principautés de l'Empire, l'Espagne, l'Italie, l'Angleterre elle-même, virent arriver chez elles à plusieurs reprises les ambassades de Charles VII. Il employait à ces négociations les personnages les plus éminents du royaume dans l'administration, la politique ou la guerre[27], au risque d'entraver et de faire souffrir les services de l'État. II convoqua fort souvent aussi les dignitaires de l'Église de France en assemblées délibérantes, pour rechercher en commun les moyens d'arriver à la pacification de l'Église[28]. Pendant vingt années, la France fut, à proprement parler, le centre même du monde catholique. Les nations de l'Europe semblaient d'ailleurs unanimes à lui reconnaître ce rôle glorieux ; ce n'était plus à Rome, c'était à Paris qu'elles s'adressaient de toutes parts. Fréderic III, les princes de l'Empire et le roi d'Angleterre remirent solennellement à Charles VII le soin de dénouer ces difficultés si longtemps inextricables[29]. C'est aussi du roi de France que les compétiteurs à la papauté attendaient leur exaltation ou leur perte. Amédée VIII se met en quelque sorte à ses pieds pour obtenir de garder la tiare. Nicolas V s'efforce de se l'attacher en lui offrant pour prix de son adhésion le duché de Savoie, qui était le patrimoine de son rival[30]. Et quand il est nommé par l'influence de la France, il craint tant de perdre son appui qu'il n'y a pas de remercîments et de félicitations qu'il n'adresse au roi. Le pape Calixte III comblera à son tour Charles VII d'éloges tout aussi magnifiques[31]. C'était donc une opinion reçue de l'Europe entière que l'Église devait sa pacification à Charles VII[32]. Naturellement, le roi avait dû s'habituer à se considérer comme le bienfaiteur du Saint-Siège, et ce sentiment nous explique sa froideur envers la papauté et l'entêtement de sa résistance. Nous essaierons, après tous ces détails, d'indiquer en quelques mots le véritable caractère des rapports de Charles VII et des pouvoirs religieux. Il est évident que le pouvoir temporel s'était singulièrement agrandi dans tous ces débats. Il avait fait consacrer son indépendance, il s'était même attribué des prérogatives qui semblaient étrangères à son caractère, comme celle de présider une assemblée du clergé, et de promulguer sous la forme d'une ordonnance civile, une loi de discipline religieuse. Cette revendication d'une sorte d'autorité spirituelle de la part du roi, était, à vrai dire, un retour audacieux à de vieilles traditions romaines ; elle rappelait cette époque où Constantin présidait des conciles, discutait des décrets de discipline et de dogme, et sanctionnait les décrets de l'Église du sceau de l'autorité civile. L'État n'était donc plus dans l'Église ; c'était, au contraire, l'Église qui se trouvait comme transportée dans l'État. Pour les questions de dogme, l'Église gallicane est toujours, sans doute, un fragment de la grande Église ; mais, pour la discipline, elle est devenue un corps à peu près distinct, qui n'a presque plus de rapports avec le Saint-Siège, et qui semble même faire partie des institutions monarchiques. L'Église de France semble, du reste, trouver ces innovations toutes naturelles, et reconnaître comme légitime l'autorité si hardiment usurpée par le pouvoir civil. Au regard de vous, mon souverain seigneur, disait l'archevêque de Reims, Juvénal des Ursins, dans une harangue adressée à Charles VII, vous n'êtes pas seulement personne laïque, mais prélat ecclésiastique, le premier en votre royaume qui soit après le pape, le bras dextre de l'Église[33]. Et il ajoute : que le roi peut présider au Conseil de son Église de France, et par l'avis des personnes ecclésiastiques, de ceux de son sang et de son Conseil, conclure au fait des libertés et franchises de son Église. Voilà donc le pouvoir civil bien et dûment autorisé par l'Église gallicane elle-même à intervenir dans les affaires religieuses, et même, à les décider à son gré ! Mais il faut au moins des prétextes pour justifier une pareille confusion des pouvoirs. Eh bien, on prétendra que l'onction du roi lui confère une sorte de participation au sacerdoce, et la preuve, dira-t-on, c'est qu'il est chanoine de plusieurs églises, et qu'à son sacre il a droit à certains ornements ecclésiastiques[34], ainsi qu'à la communion sous les deux espèces[35]. Subtilités ingénieuses, explications complaisantes que les légistes pouvaient essayer, mais que le pouvoir religieux n'aurait pas dû souffrir, car elles n'allaient à rien moins qu'à lui ôter toute indépendance et à le livrer à la discrétion du pouvoir temporel. Si donc l'Église de France s'est affranchie de la tutelle de Rome, on peut dire qu'elle n'a fait que changer de maître : en devenant plus nationale, elle n'est pas devenue plus indépendante. C'est ce que Pie II essaya de faire comprendre aux évêques du royaume, dans un discours véhément, qu'il prononça au concile de Mantoue, en 1459, contre les décisions des conciles de Constance et de Bâle, et contre la Pragmatique de Bourges. Les évêques se sont imaginés, dit-il, qu'ils allaient conquérir une entière liberté, et ils se trouvent réduits à une si grande faiblesse, et si diminués dans leur autorité, qu'ils sont contraints de se défendre en toutes causes devant les parlements, et de pourvoir aux bénéfices selon la volonté du roi et des seigneurs. On les force d'absoudre les excommuniés sans obtenir aucune satisfaction pour l'Église. Si quelqu'un d'entre eux s'avise de porter en France des bulles contraires à quelque article de la Pragmatique, il est- traité comme un criminel de lèse-majesté. Le parlement connaît désormais de toutes les causes, même celles de mariage et d'hérésie ; il fait saisir sans scrupule les biens des ecclésiastiques, et il oblige, sous peine d'emprisonnement, les évêques et tous les clercs à obéir en tout aux juges séculiers[36]. Tel fut en substance le discours de Pie II aux représentants du clergé, et il faut reconnaître qu'il définissait avec assez de justesse la nouvelle situation de l'Église gallicane. Oui, ce droit de convoquer et de présider les réunions de l'Église, de disposer d'une multitude de bénéfices et de charges ecclésiastiques, de régler tous les actes et toutes les démarches du clergé, ce droit faisait insensiblement glisser l'Église nationale dans cette centralisation administrative où déjà les libertés politiques allaient peu à peu disparaître. Les membres du clergé ne sont pas encore, il est vrai, les agents et les fonctionnaires de la couronne ; mais il n'est personne qui ne remarque que de jour en jour ils dépendent davantage du pouvoir. Évidemment le moment n'est pas loin où ce droit de patronage qui a été restitué à la féodalité, disparaîtra pour faire place à l'universelle protection de la couronne. Comment, en effet, la couronne qui a vaincu la papauté, voudrait-elle consentir à partager éternellement le bénéfice de sa victoire avec sa mortelle ennemie, l'aristocratie féodale ? On contestera peut-être ce que nous disons là, en rappelant que l'adversaire le plus acharné de la féodalité, que Louis X1 bouleversa toute cette organisation que nous considérons comme une victoire de la centralisation monarchique. Mais faut-il donc regarder tous les actes de ce prince comme des actes réfléchis et sérieux ? De déplorables rancunes contre les mesures de son père et de ses Conseillers, le plaisir de rompre avec leurs traditions, je ne sais quel vague et chimérique espoir de voir le pape Pie II l'aider à défendre les droits de la maison d'Anjou sur le royaume de Naples, voilà plus de raisons qu'il n'en faut pour expliquer sa haine envers le pacte hardi qui avait terminé à l'avantage de la couronne les longues querelles de la France et de Rome. La conduite tenue par Louis XI ne peut donc modifier en aucune façon notre jugement sur la Pragmatique. Ce droit de protection et de patronage laissé aux seigneurs sur un certain nombre d'églises, ne nous trouble pas davantage dans nôtre opinion : ce sont là des privilèges qui ne subsisteront qu'autant qu'il plaira à la couronne de les laisser vivre. Et la preuve, c'est qu'un demi-siècle seulement après Charles VII le Concordat remettait entre les mains de François Ier, sans secousse et sans résistance, tous les fragments de juridiction et de pouvoir que la Pragmatique avait disséminés dans les mains de l'aristocratie féodale. |
[1] On avait obtenu son adhésion en garantissant ses privilèges. Dans l'art. 17 du traité de Troyes il est dit : que toutes et chacune église, université et estudes généraux, et aussi collèges d'étudiants et autres collèges ecclésiastiques... joyront de leurs droits et possessions, rentes, prérogatives, libertés, prééminences, etc. (Ordonnances, XI, 86.)
[2] L'université fait une procession d'actions de grâces après son supplice, avec sermon d'un dominicain pour montrer que tout ce qu'avait fait cette povre fille, c'estaient œuvres du diable, non de Dieu. (Pasquier, Recherches, VI, c. 5.)
[3] Ordonnances, XIII, 179.
[4] Elle y fut encore poussée par le ressentiment qu'elle éprouva de la fondation d'une université à Caen, par ordre de Henri VI (XIII, 170). Elle avait essayé inutilement d'empêcher l'enregistrement de cette ordonnance en s'adressant au pape lui-même. (Crévier, Hist. de l'univ., IV, 79. — Lebœuf, id., II, 461.)
[5] Ordonnances, XIII, 219. Nous avons reçu l'humble supplication de notre très-chère et très-aimée fille première née, l'université de l'Étude de Paris... et désirant de tout notre cœur voir de notre temps notre dite fille florir, fructifier, croître et multiplier en comble et plantureuse abondance de vertus et de tous biens, et être souverainement exaucée et élevée par tous honneurs, grâces et libéralités... considérant aussi le très-grand et fervent amour que nos prédécesseurs ont eu toujours à notre dite fille, pour la sainte doctrine, la pure, nette et entière foi et vraie clarté et lumière de science, dont elle a de très-grande ancienneté été singulièrement recommandée...
[6] Ordonnances, XIII, 457.
[7] Aux suppôts seuls. Il est dit en effet : Exceptés et réservés les maîtres, docteurs, régents, écoliers, pédagogiens, maîtres tenant écoles, les vrais écoliers étant à l'étude pour acquérir science et degrés, les principaux officiers, les quatorze bedeaux des facultés et nations, et les quatre principaux libraires de ladite université... (Ordonnances, XIII, 239.)
[8] Dans le Bourgeois de Paris, à la date de 1444, on lit : Le quatrième jour de septembre cessèrent les sermons jusqu'au treizième jour de mars. La cause fut pour ce qu'on fist une grosse taille où on voulait asservir les suppôts de l'université de Paris. Si alla le recteur pour défendre et garder les libertés et franchises de ladite université parler aux élus. Si y eut aucuns desdits élus qui mirent la main au recteur, par quoi, les sermons cessèrent. (Bourgeois de Paris, p. 531.)
[9] On le voit par les lettres du roi à ce sujet. (Ordonnances, XIV, 497.)
[10] Ordonnances, XIV, 497.
[11] Ce fut en 1452. Il est dit dans les lettres à ce sujet : que plusieurs abus se commettant sous ombre des privilèges de l'université par plusieurs soi-disant suppôts sous ombre de leur scolarité, combien qu'ils ne fussent ni résidents, ni vrais écoliers fréquentant l'étude, lesquels faisaient citer et ajourner par-devant le conservateur desdits privilèges, tant ecclésiastiques que laïques, plusieurs personnes de divers états, de lointain pays, sans cause raisonnable, les recteurs, docteurs et maîtres-jurés de l'université n'impètrent aucunes de ces lettres d'ajournement, sinon qu'ils les aient obtenues de ladite université, et scellées de son sceau. (XIV, 235.)
[12] Félibien, Hist. de Paris, II, 830.
[13] Ordonnances, XIII, 457.
[14] Ordonnances, XIII, 457.
[15] Du Boulay, Hist. de l'univ., V, p. 816.
[16] On n'avait longtemps enseigné que le droit canon et le droit civil dans l'université d'Angers. Cette ville ayant été donnée, ainsi que l'Anjou, en apanage au second fils du roi Jean, et ensuite à son petit-fils Louis III, duc d'Anjou et roi de Sicile par sa mère Yolande d'Aragon, Louis III fit ajouter par le pape Eugène IV les facultés de théologie, de médecine et des arts aux deux facultés de droit. Quand Charles VII eut épousé la sœur de Louis, il fut prié de prendre sous la garde la nouvelle université, et d'en rendre les privilèges aussi étendus que ceux de l'université d'Orléans. De là les lettres du mois de mai 1433 (XIV, 186). Elles furent confirmées dix ans plus tard par d'autres lettres qui étendirent les franchises et privilèges déjà concédés. Une des clauses les plus curieuses était celle qui déclarait que l'université pouvait et devait avoir deux bourgeois, ordonnés à prêter chacun grosse somme de finances, tant au corps de ladite université pour les communes affaires, comme aux particuliers indigents, suppôts d'icelle, jusqu'à certain temps, sans aucun profit en avoir, fors de jouir des privilèges. (XIII, 390.)
[17] Ainsi par des lois de 1437, 1° il est interdit aux magistrats et officiers de la ville, d'entrer dans les maisons des maîtres et écoliers de cette université, sous quelque prétexte que ce soit ; 2° tous ceux contre qui les membres de l'université auront des actions à exercer, et qui demeureront en Languedoc, à cinq journées de Montpellier, pourront être assignés devant les conservateurs de l'université ; 3° les membres de l'université ne pourront être ajournés par quelques juges que ce soit, pour cause civile ou criminelle, hors de la ville ; 4° ils sont exempts de toutes impositions, gabelles, 4e et 8e du vin, de toutes tailles personnelles, péages, etc.
[18] Ces lettres ne sont pas citées dans les ordonnances, mais dans l'Histoire du Languedoc, de don Vaissette, t. IV, p. 504. — Voyez aussi à ce sujet l'ordonnance de juin 1456, sur les doléances des états du Languedoc. (XIV, 387.)
[19] Ordonnances, XIII, 179.
[20] Ordonnances, XIII, 186.
[21] Ordonnances, XIV, 249.
[22] Nous nous bornerons à la résumer en quelques mots. En théologie les études durent être réduites de 7 à 5 ans. — Le prix des examens dans la faculté de droit fut diminué. — On accorda aux membres de la faculté de médecine le droit de se marier. — Quant à la faculté des arts, on diminua les abus du privilège de scolarité, on régla ce qui touchait à la discipline des études, etc.
[23] Ordonnances, XIV, 476.
[24] Voyez Pasquier, Recherches de la France, l. III, p. 456.
[25] Beatissime pater. Credimus sanctitatem vestram non ignorare quod Prœlati regni nostri in prcefectionis suce primordio nobis prcestant et prœstare tenentur ligium plerique homagium, et omnes alii fidelitatis juramentum, pro suarum temporalitatibus ecclesiarum, etiam illarum quce nèstrorum quorumcumgue circumdantur a terris subclitorum, aut quce sitce sunt infra dominia ipsorum, sive sint duces, sive comites, aut alii domini temporales in ipso nostro regno quovis honore seu titulo fungentes : sumus enim uni-eus prœlatorum et ecclesiarum hujusmodi princeps, protector et conservator secularis ; nec subditi sunt ipsi prcelati et eorutn ecclesice aliis temporalibus aut secularibus dominis, quam nobis, omnes que in et sub regalia continentur. (Leibnitz, Code diplomatique, p. 411.)
[26] Ordonnances, XIV, 385.
[27] Voyez plus haut ce que nous avons dit à propos de Richemont, de Dunois, de Jacques Cœur, de Chevalier, de Cousinot, etc. — Voyez aussi le Spicilegium, p. 787 et 788.
[28] Voyez Th. Basin, l. V, c. 24, et la lettre de Charles VII à Nicolas V dans le Spicilegium, p. 785.
[29] Voyez le Spicilegium, p. 775. — Godefroid, p. 430, et Jean Chartier, p. 130.
[30] Spicilegium, p. 774.
[31] Spicilegium, p. 776 et 799.
[32] J. Chartier dit à propos de la grande ambassade de 1448, qui amena la déposition de Félix V : Par ce moyen fut guérie la grosse plaie qui était dans l'Église, par l'union qui fut de la sorte mise en elle ; le tout par l'entremise, sollicitation et extrême diligence et poursuite que le très-chrétien roi de France fit en cette partie : pour laquelle paix conduire et mener à fin, lui et les siens travaillèrent grandement, et à ce faire et pour y parvenir, il employa grandes finances ; partant il est digne de très-grande louange et récompense. (J. Chartier, p. 134.)
[33] Voyez Juvénal des Ursins, Remontrances au roy Otaries VII, p. 326 et suivantes.
[34] La dalmatique, par exemple.
[35] Voyez Le Maréchal, Traité du Droit de patronage, titre III.
[36] Spicilegium, t. III, p. 820. — Le parlement sentit vivement cette attaque, et le procureur général Dannez s'empressa de faire en' son nom une protestation contre les paroles du pape, en déclarant qu'il se soumettait à la décision du prochain concile universel. Ce qui n'empêcha pas Pie II de reprendre ses doléances et d'en écrire à Charles VII. (Voyez ses Œuvres, Epist., 372.)