Les finances ont été, sous Charles VII, l'objet d'un grand nombre de règlements et de lois. La juridiction financière a été régularisée, de nouvelles règles de comptabilité ont été établies, la lumière est entrée dans ce chaos qui couvrait tant de dilapidations et d'abus. La plupart de ces réformes seront encore l'œuvre de la bourgeoisie, et surtout celle d'un homme éminent, du financier Jacques Cœur[1], qui fut un des Conseillers les plus dévoués de Charles VII avant d'être une de ses victimes. Nourri dans le commerce, ayant au plus haut point l'esprit et la pratique des affaires, il s'efforça avec le concours de quelques hommes pratiques, comme Jean de Bar, seigneur de Baugy, et le trésorier de France Hardouin, de faire appliquer aux finances de l'État le mécanisme même de sa maison de banque[2]. Il portait dans le Conseil l'activité, le bon sens, les inspirations patriotiques de Colbert. Singulière fortune de Charles VII d'avoir pu trouver à la fois dans l'armée, dans la justice, dans les finances, partout où il y eut une grande réforme à opérer, des intelligences d'élite, des esprits admirablement sensés et pratiques ! Il est inutile de dire qu'à l'avènement de Charles VII les finances étaient dans une situation tout à fait déplorable[3]. Ce n'étaient pas cependant les sources de revenus qui manquaient au pouvoir. L'administration rapace et malfaisante des premiers Valois n'avait rien laissé à inventer en matière fiscale. Les revenus réguliers sortaient tous de trois grandes sources : les Aides, les Tailles et le Domaine. Les aides étaient les impôts frappés sur les denrées, les contributions sur les vins, sur le sel et sur tous les objets de consommation ; sur les foires et marchés, sur le bétail, sur le transport des marchandises dans le royaume. La taille était perçue sur les personnes, à raison de leurs biens et de leur fortune ; elle correspondait à ce que nous appelons maintenant l'impôt foncier et personnel. Au lieu d'être levée sur toutes les classes, la taille ne pesait que sur celle du tiers état, et encore une foule d'établissements et d'individus[4] en étaient-ils exempts dans cette classe même. Quant aux revenus du domaine, ils consistaient dans les rentes des terres et seigneuries appartenant à la couronne, et dans les droits féodaux et domaniaux qui leur étaient attachés[5]. Les revenus du domaine étaient permanents et n'avaient pas besoin d'être consentis ; ils étaient inhérents à la souveraineté du sol. Mais les taxes directes et indirectes, les aides et tailles, étaient temporaires et' devaient en principe être votés par les représentants de la nation : c'était un principe du Droit féodal que les charges publiques fussent consenties par ceux qui devaient les supporter. A ces trois sources d'impôts, les aides, les tailles et le domaine, 'il faut joindre encore plusieurs inventions arbitraires de la fiscalité : la vente d'exemptions d'impôts à des bourgeois ou à des villes, la taxe sur l'affranchissement des serfs, les contributions levées de temps à autre sur le clergé, les retenues des gages des officiers, les confiscations, les aliénations de domaine, les amendes des corporations et surtout l'altération des monnaies, qui fut l'expédient ordinaire de la détresse royale pendant plus d'un siècle. Telles étaient les sources où la royauté pouvait puiser pour les dépenses de l'administration ou de la guerre. A l'avènement de Charles VII, la misère des temps et les folies de la royauté les avaient presque complètement taries. Les aides qu'on demandait perpétuellement au commerce et à l'industrie étaient devenues presque improductives ; plus on les aggravait, moins elles rendaient au trésor. D'ailleurs, en ces temps de guerre perpétuelle, le commerce et l'industrie pouvaient-ils être autre chose qu'une grossière production et qu'un grossier échange des marchandises de première nécessité ? Les tailles personnelles ou réelles ne donnaient guère davantage ; la classe qui devait les payer était devenue trop pauvre, et chaque jour de nouvelles exemptions d'impôts venaient réduire encore le nombre de ces contribuables. Le domaine aurait peut-être fourni des revenus plus considérables ; malheureusement la royauté en aliénait chaque jour une partie, vivant ainsi au jour le jour des débris de son patrimoine[6] : expédient du sauvage qui coupe l'arbre pour avoir le fruit. Au surplus, quand bien même la misère des populations et la détresse du pouvoir n'auraient pas suffi à tarir tous ces revenus, ils se seraient épuisés en peu de temps par l'absence de tout contrôle et de toute comptabilité en matière de finances. Le désordre et les dilapidations des officiers de finances, la soustraction d'une partie des contributions par les seigneurs des pays où elles étaient levées, auraient toujours laissé le trésor presque vide. Tel était l'état financier de la France en 1422, et tel il était encore en 1437, car les quinze premières années de Charles VII ne font que continuer en toutes choses l'anarchie de son prédécesseur. Les ordonnances et les chroniques contiennent sur cette détresse financière d'innombrables témoignages. Dans les premières ordonnances du règne, il est continuellement question[7] d'une nouvelle altération des monnaies, du décri des monnaies anglaises et autres qu'on retirait de la circulation pour les refondre, et d'aliénations du domaine. C'était surtout avec ces terres aliénées que la royauté provoquait ou récompensait les services, comme aux premiers temps de la conquête franque les rois retenaient autour d'eux les chefs de bande en leur distribuant des lambeaux du territoire conquis. Les tailles étaient aussi continuellement accrues, et à chaque instant le roi en ordonnait une nouvelle. Ces exigences sont un sujet perpétuel d'indignation pour le Bourgeois de Paris, qui a eu la patience d'inscrire jour par jour et presque heure par heure les misères et les souffrances de sa ville et du royaume pendant quarante années. A la date de 1438 : Pour certain, dit-il, on ne savait duquel on avait meilleur marché ou des Anglois ou des François, car les François prenaient pactis et tailles de trois mois en trois mois, et si les pauvres laboureurs n'avaient de quoi payer, les gouverneurs les abandonnaient aux gens d'armes[8]. A la date de 1439 : Avec ce, dit-il, ils firent une très-grosse taille et très-grevable ; car qui n'avait payé que quarante sols, il payait six livres... On voit en même temps que, ces tailles pesaient sur tous indistinctement, ce qui comble l'exaspération du Bourgeois, que son titre de clerc de l'université ne mettait plus à l'abri des charges publiques. Les aides n'étaient pas moins excessives que les tailles, comme l'atteste l'historien Jacques Duclerc : Icelui roi Charles, dit-il[9], remit sue et fit courir en son royaume le quatrième des vins vendus à détail, ce qui moult grevait le peuple, car quand anciennement il avait été mis sus, on le mit au 100e, et du 100e au 50e, puis au 20e, puis au 8e, et puis au 4e. Toutes ces choses et subsides couraient en France sans les gabelles du sel qui y couraient, et quelques autres impositions et débites, dont le peuple était mangé. En somme, jusque vers 1440, le système financier de Charles VII ne se composait que d'expédients ruineux et violents, écrasant le présent et compromettant l'avenir. De plus, l'absence de tout ordre et de toute comptabilité laissait le trésor toujours pauvre, malgré cette sorte d'expropriation permanente exercée contre le commerce, l'industrie et la propriété du tiers état. II fallait aviser avec énergie, mettre l'ordre dans ce chaos, et tout à la fois réduire et rendre plus productives, s'il était possible, les sources du revenu public. Ce sera l'objet d'une foule de mesures concernant à la fois les impositions et les corps chargés d'en surveiller la perception et l'emploi. A peine maître de Paris, Charles VII s'était occupé de reconstituer son Domaine. En 1438[10], une ordonnance rétablit les censives et droits féodaux qui étaient dus au roi, et qu'on avait cessé d'acquitter. L'année suivante[11], le Conseil prescrit de dresser dans chaque bailliage et sénéchaussée un registre des fiefs et arrière-fiefs tenus du roi, sous peine de confiscation de ces biens, passé le délai de trois mois. L'ordonnance du 25 septembre 1443[12], sur le gouvernement général des finances, contient des mesures encore plus favorables aux intérêts du domaine. Après avoir déclaré qu'il est venu tellement non-valoir que les receveurs ne peuvent fournir aux frais de réparation des châteaux et manoirs, au paiement des rentes qui sont dues par le roi, ni aux gages des officiers, le roi prescrit à ses gens des comptes et trésoriers les moyens de pourvoir à l'accroissement de ses revenus domaniaux. Le plus efficace, c'est d'obliger les détenteurs des portions aliénées à payer les charges imputées dans l'origine à ces parties du domaine avant leur aliénation, quand même ils n'y auraient pas été spécialement obligés. Par des lettres de 1444[13], il est ordonné de mettre en criée les biens de ceux qui ne s'acquittent pas des censives et rentes qu'ils doivent au domaine. L'année suivante[14] de nouveaux pouvoirs conférés aux trois trésoriers de France les chargent de vérifier tous les titres des anciens biens aliénés, et de remettre entre les mains du roi les villes, villages, châteaux, rentes, maisons, vignes, prés et autres propriétés qui auraient été usurpés ; en outre, ils doivent interdire aux receveurs domaniaux de payer les gages des fonctionnaires absents. La réunion au domaine des villes de Bayonne et de Bourg-en- Guyenne, de l'Entre-deux-Mers, des villes de Montferrat, Pons-en-Saintonge, Saint-Émilion, d'Épinal[15], etc., celle du Dauphiné que Charles VII reprit à son fils vers la fin du règne, durent accroître aussi d'une manière notable les revenus ordinaires. Le pouvoir ne s'arrête pas encore dans cette voie. En 1447[16], il prescrit aux trésoriers de n'avoir égard aux dons faits à l'avenir que pour moitié au plus, et cette mesure doit s'appliquer aux immeubles ou meubles confisqués dont le roi voudrait faire présent. En 1455[17], dans un règlement sur les paiements imputés à la recette du domaine, il déclare que les dons assignés sur ces revenus ne seront pas payés avant que les dépenses essentielles, comme les gages des officiers, le service des rentes et aumônes, aient été acquittées. Enfin, en 1457[18], toutes les aliénations faites par le Dauphin dans le Dauphiné sont formellement révoquées. Ces mesures eurent sans doute de bons effets, et les revenus du roi durent s'en accroître ; toutefois une loi qui aurait prescrit une fois pour toutes l'inaliénabilité du domaine eût été beaucoup plus efficace[19]. Il arrivait trop souvent que des largesses, inconsidérées retiraient du trésor ce que la loi prenait tant de peine à y faire rentrer. Nous pourrions en citer de nombreux exemples. Ce qui mérite plus d'intérêt que ces mesures plus ou moins éludées dans l'exécution, ce sont les règles de comptabilité appliquées à l'administration des revenus du domaine. Depuis longtemps des officiers de finance, appelés Trésoriers, étaient chargés de cette administration, mais leurs attributions étaient fort indécises, et d'ailleurs toute comptabilité régulière avait .disparu pendant les guerres civiles. Le domaine est nettement séparé des autres sources de revenus par l'ordonnance du 25 septembre 1443[20], qui centralise toutes ses recettes dans la chambre du trésor à Paris, et interdit au receveur général préposé aux aides et aux tailles, de recevoir ces revenus. Aux trésoriers seuls est réservée cette administration, et seuls ils ont autorité sur les receveurs, les élus et autres officiers du domaine. Quant à leurs attributions, une ordonnance du 10 août 1445[21] les énumère dans un règlement des plus minutieux, qui montre l'importance attachée par les Conseillers du pouvoir à la réorganisation du service financier. Voici ses principales prescriptions. Les trésoriers devront exiger des cautionnements de tous les receveurs, vérifier attentivement leurs états de recettes, les obliger à compter fort exactement, réduire insensiblement leur nombre et le chiffré de leur traitement ; et n'accorder aucun gage à ceux de ces officiers qui ne rempliraient pas scrupuleusement leur office. Les, trésoriers sont, en outre, tenus de faire rentrer dans le domaine tout ce qui en a été indûment retiré ; d'exiger avec un grand soin toutes les redevances qui lui sont dues, en se faisant donner à cet effet des déclarations et des dénombrements plus précis ; de faire dresser de nouveaux livres de comptes ; de visiter les places et forteresses domaniales, pour y faire l'inventaire rigoureux de tout ce qui peut appartenir au roi. Enfin, ils doivent obliger les non-nobles ou non vivant noblement de mettre hors de leurs mains les fiefs nobles ou de payer finance. C'était la lumière, l'ordre, l'économie, portés dans un service qui jusque-là avait été recouvert d'épaisses ténèbres ; c'étaient les règles simples et précises qui doivent présider à toute gestion de finances[22]. L'ordonnance de 1445 décide aussi qu'en dehors des trésoriers et des receveurs du domaine, aucun officier de finances ne pourrait intervenir dans l'administration domaniale, et ainsi le principe salutaire de la séparation des attributions, est affirmé de nouveau fort énergiquement. Seulement la Chambre des trésoriers doit avoir une juridiction au-dessus d'elle, celle de la chambre des comptes, où viennent se centraliser toutes les affaires de finances ; comme dans le parlement se centralisent toutes les causes judiciaires, mais, seulement après que les juridictions inférieures ont été épuisées. C'est le même mécanisme appliqué de la manière la plus heureuse à deux services d'un ordre bien différent. L'ordonnance cabochienne de 1413 avait déjà signalé cette réorganisation comme un progrès désirable, mais on sait qu'elle n'avait pas été exécutée. Du reste, elle s'était bornée à indiquer la réforme sans régler les détails de l'application ; la tâche des Conseilters.de Charles VII était donc restée assez difficile, ce qui ne les empêcha pas de s'en tirer avec bonheur. Nous ferons cependant une réserve à propos des mesures qu'ils ont prises pour réorganiser le domaine. Peut-être, est-il fâcheux qu'ils n'aient pas renoncé au système des affectations spéciales qui consacrait exclusivement les revenus du domaine aux dépenses du roi et de la famille royale. La taille étant exclusivement réservée de son côté aux dépenses de la guerre, et les aides aux autres services administratifs, il, arrivait par là qu'il n'y avait aucun accord entre les rôles des recettes et ceux des dépenses, et que le même créancier n'acquittait pas avec la même fidélité des dettes également obligatoires. L'ordonnance cabochienne, qu'on Trouve toujours en avant des idées justes et pratiques, avait essayé .de faire disparaître cette anomalie, en prescrivant de fondre toutes .les recettes dans un trésor commun. Malheureusement, cette réforme qui méritait d'être reprise par Jacques Cœur, ne fut pas réalisée, nous ne savons trop pourquoi, et l'inconvénient qu'elle aurait corrigé se perpétua si bien, qu'il a duré jusqu'à la fin de l'ancienne monarchie. C'est là une des rares circonstances où les Conseillers de Charles VII aient négligé de mettre ù profit les lumières de leurs devanciers. Les Tailles étaient, comme nous l'avons vu plus haut, la seconde source des revenus du pouvoir. Nous savons déjà que les tailles étaient un impôt direct, portant sur les personnes et les propriétés, et qu'en vertu du droit féodal, il devait être consenti par les contribuables. Les règlements de Charles VII modifieront assez gravement la nature de cet impôt. Remarquons d'abord, qu'à partir de ce règne, le nom de taille est affecté exclusivement au subside destiné aux gens de guerre[23]. Jusque-là il avait désigné indifféremment toute sorte d'impôt direct. En second lieu, la taille qui jusque-là avait été votée, ou qui, du moins, avait dû être votée chaque année, change de caractère, et de précaire elle devient permanente. C'était une innovation que Charles V avait déjà tenté de réaliser, et ce fut même à cette occasion que le Languedoc et la Bretagne se soulevèrent dans les dernières années de son règne. Charles VII ne devait pas rencontrer les mêmes résistances. Une question qui se présente à ce sujet, est celle de savoir à quel moment précis il a mis cette réforme à exécution. On la fait commencer ordinairement à un vote des états de 1439, qui paraissent avoir été, en effet, les derniers états généraux du règne, mais nous avons déjà fait remarquer qu'aucun document officiel n'autorise cette opinion. Nous savons d'ailleurs, que ce n'est qu'à partir de 1445 que la perception de la taille a été réglée par le pouvoir, et il serait bien étonnant qu'il eût laissé passer six années avant de profiter d'une ressource que les états avaient mise au service de sa détresse. Quelle que soit, du reste, là date précise de cette révolution, elle a inauguré un principe tout nouveau dans l'ordre financier et politique. Le progrès de l'autorité royale se manifesta encore dans une autre circonstance à l'occasion des tailles ; ce fut quand une ordonnance défendit aux possesseurs de fiefs de mettre des tailles, aides ou tributs, sur leurs sujets sans le congé du roi[24]. Voici donc que le pouvoir affirme hautement un principe que les légistes n'avaient encore mis en avant qu'avec timidité, à savoir que le droit d'imposer des contributions n'est pas un droit de seigneurie, mais un droit de souveraineté. Deux coups bien graves sont ainsi portés au Droit féodal : le consentement en matière d'impôt est subordonné au bon plaisir du roi, le roi déclarant formellement qu'il peut s'en passer s'il le juge à propos ; en second lieu, on dénie à la féodalité le droit qu'elle a toujours exercé de lever des contributions sur ses terres. Il est vrai qu'il se passera bien du temps avant que ce principe devienne incontesté, mais il est inscrit dans la loi, il forme un précédent, Et les légistes ont la mémoire longue. Quant à l'assiette même de la taille, quelques règlements, et entre autres une loi de 1460[25], parurent vouloir en améliorer la répartition. Le roi, disaient les considérants de cette ordonnance, a reçu de nombreuses plaintes touchant la mauvaise répartition des tailles ; les exemptions lui paraissent d'ailleurs beaucoup trop nombreuses, et il entend qu'on ait plus d'égard à la situation du pays et des habitants. Les lettres commencent donc par recommander aux élus et commissaires-répartiteurs de veiller à l'égalité de l'imposition. Chaque année, en dressant le rôle de l'assiette, ils auront soin de tenir compte de la diminution aussi bien que de l'accroissement du nombre des habitants, et s'il y a des taxes trop fortes par haine ou trop faibles par crédit, ils devront y remédier. Pour tenir la main à l'exécution de cette prescription, les généraux des finances vérifieront avec le plus grand soin les états dressés par les élus. Ils devront d'ailleurs se rendre de leur personne ou envoyer fréquemment des commissaires dans chaque élection, afin de constater exactement les ressources des habitants. Les noms de ceux qui se prétendront exempts de la taille, seront envoyés aux généraux par les élus, avec les motifs de l'exemption et l'estimation de la somme d'impôt que ces privilégiés pourraient supporter. Toutes ces mesures étaient, sans doute, excellentes, mais il eût fallu cille le pouvoir royal ne se bornât pas à les inscrire dans un texte de loi, et malheureusement la réforme en resta là. C'est une preuve de plus qu'il ne faut pas s'en tenir à des textes d'ordonnances, quand on veut savoir ce qu'il faut penser de la conduite et des actes d'un pouvoir. Les lois indiquent d'ordinaire ses intentions ; elles n'indiquent pas aussi exactement son degré d'énergie ou d'autorité. En ce qui concerne par exemple la question des immunités, rien de plus trompeur que les ordonnances rendues à leur sujet. Si vous vous en rapportez uniquement aux termes d'une loi de 1445, laquelle règle les catégories d'habitants passibles des taxes, vous croirez que le nombre des privilégiés devait être assez minime. Doivent contribuer tous marchands, mécaniques, laboureurs, praticiens, officiers, tabellions, notaires et autres ; sont exempts les écoliers étudiant ès universités de Paris, Orléans, Angers, Poitiers et autres, approuvées par le roi, les nobles vivant noblement, les officiers ordinaires du roi et ses commensaux, et les pauvres et misérables personnes[26]. Mais ce n'était là qu'une faible partie des privilégiés en matière d'impôts. Une foule de villes, de corporations ou même de simples particuliers, possédaient ou obtenaient chaque jour des immunités partielles[27]. On sait aussi que les membres du clergé et des cours souveraines jouissaient de l'exemption. Cela s'accordait mal, sans doute, avec le principe d'égalité posé solennellement par plusieurs ordonnances, mais les légistes qui inscrivaient le principe dans les lois n'en surveillaient pas toujours l'application, et le roi n'était pas toujours bien immuable dans ses volontés. Les Aides étaient la troisième source des revenus du pouvoir. Charles VII n'étant encore que Dauphin, les avait abolies en 4448, pour s'attacher les populations[28]. Devenu roi, il hésita longtemps à les rétablir ; enfin, après la paix d'Arras (1436), il s'y détermina du consentement des trois états de son obéissance. La fiscalité fut ingénieuse à reprendre et à aggraver toutes les prescriptions des anciens règnes. Une loi du 28 février 1436 impose une aide de douze deniers pour livre sur toutes denrées vendues ou échangées, et le droit d'un huitième sur les vins et menus breuvages. La même année, une aide de quatre sous parisis est imposée par queue de vin dans toute la prévôté et vicomté de Paris pour le paiement des gens de guerre. D'après le Bourgeois de Paris, on ne s'en tint pas lé, et, à plusieurs reprises, ces droits furent encore aggravés. C'est ce qu'attestent aussi le chroniqueur Jacques Duclerc et Thomas Basin[29]. Ajoutez à ces charges la gabelle sur le sel devenue si tyrannique, qu'une ordonnance de 1451[30] obligeait chaque habitant de renouveler tous les trois mois sa provision d'après les besoins présumés. Les droits sur le transport des marchandises furent aussi maintenus ou même aggravés, si l'on en croit les doléances des états du Languedoc (1456)[31], où l'on énumère les impôts pesant sur la marchandise. C'étaient : l'imposition foraine, le denier Saint Andry, les marques de Catalogne et de Gênes, la rêve, la boite aux Lombards, les droits de péage, la dîme du bétail et marchandises dans les ports, un droit de six deniers par livre de toile sortant du royaume, etc. Si quelques-uns de ces droits étaient particuliers au Languedoc, on ne peut guère douter qu'ils n'y en ait eu d'équivalents dans les autres provinces. Il est vrai de dire que les dépenses de l'administration et de la guerre ne cessaient non plus de s'élever, et il n'est pas moins juste de remarquer que le rétablissement de l'ordre et de la paix avait fini par rendre ces sacrifices beaucoup moins douloureux qu'au début du règne. Le privilège d'impôt existait-il pour les contributions indirectes comme pour les contributions directes ? Il n'avait pas toujours existé d'une manière absolue. Ainsi, sous le règne de Jean, le clergé avait obtenu d'être soumis à des règles particulières de paiement[32], ce qui montre qu'il payait les aides, et l'on peut dire la même chose de la noblesse, puisque à la même époque elle demandait la faculté de contracter un abonnement[33]. Une ordonnance de Charles V refuse de reconnaître la noblesse du Languedoc exempte des contributions indirectes : nouvelle preuve que les aides étaient payées par les nobles, au moins en de certaines circonstances[34]. Mais, sous Charles VI, le pouvoir se mit à prodiguer les exemptions totales ou partielles, et on regrette de voir Charles VII suivre les mêmes errements, quand il eût été si naturel d'appliquer les principes d'égalité tant de fois invoqués dans les ordonnances. La loi du 28 février 1486[35] exempte les nobles de l'impôt sur les vins de leurs domaines. Les officiers du parlement et des autres cours, les employés des monnaies, les écoliers et suppôts des universités, obtiennent solennellement le même privilège en 1445[36], et il est accordé, en tout ou en partie, à plusieurs corporations ou même à des villes entières. Il ne paraît pas, toutefois, que l'exemption des aides, ait été reconnue au clergé comme celle de la taille, car il est plusieurs fois question dans les ordonnances des mesures à prendre contre les clercs qui refuseraient de les payer[37]. La plus grande innovation de Charles VII en cette matière,
ce fut de rendre fixes et permanentes les contributions indirectes comme
l'impôt direct. Cette usurpation, car c'en était une véritable, avait été
déjà tentée sous Charles VI, mais pour être presque aussitôt délaissée : elle
fut reprise définitivement en 1436, et depuis ce moment jusqu'à la fin du dix-huitième
siècle, il ne sera plus question du vote des aides par les états, du moins
dans les pays d'élections. Les pays d'états conserveront plus longtemps le
semblant de ce privilège comme On le voit par les doléances de l'assemblée du
Languedoc en 1456[38]. Un autre privilège
auquel cette province tenait presque aussi énergiquement et qu'elle conserva
de même, fut celui de remplacer les aides par un abonnement ou équivalent que l'on discutait de gré à gré avec
les commissaires du roi. Nous avons hâte d'arriver aux changements qui furent décrétés en matière d'administration et de juridiction. L'influence de Jacques Cœur n'a plus à lutter ici contre les nécessités et la détresse du pouvoir ; les mesures qu'il conseille seront complètement appliquées, et il ne sera pas impossible d'entrevoir dans ces innovations plusieurs des principes qui règlent de nos jours la comptabilité financière. L'assiette des impôts directs et indirects devait être établie par des officiers royaux appelés des élus[39]. Ces officiers avaient été institués pour la première fois sous le règne du roi Jean ; on leur avait donné ce nom parce qu'ils étaient élus, en effet, par les commissaires généraux que les états de 1357 avaient préposés aux finances. Le Conseil leur retire ce caractère électif, mais il laisse subsister leur ancien nom, probablement par une sorte de respect pour l'opinion qui chez nous a attribué de tout temps presque autant d'importance aux noms qu'aux choses mêmes. Ils devinrent ainsi de véritables fonctionnaires choisis et rétribués au nom du roi. Seuls ils avaient le droit de fixer le chiffre de l'impôt dans l'étendue de leur circonscription financière, qu'on appelait une élection ; les baillis, les sénéchaux et les autres officiers de l'ordre administratif, ne devaient y avoir aucune part. La division des fonctions administratives et financières était ainsi formellement sanctionnée de nouveau. Vers la fin du règne, un nouveau progrès fut sur le point de se réaliser. On voulait empêcher l'assiette de l'impôt d'être arbitraire, et, à cet effet, une loi de 1460[40] prescrivit l'établissement d'un cadastre. Les collecteurs des contributions, disait cette ordonnance, feront le rôle particulier de leur assiette, et le transmettront aux élus pour être remis par eux aux généraux des finances. Ceux-ci dresseront, d'après ces renseignements, l'état des feux et de la puissance de chaque élection. La taille étant devenue permanente, il était à la fois de l'intérêt des contribuables et du trésor que l'impôt foncier fût réparti avec égalité. Cette prescription, trop voisine de la mort de Charles VII, ne fut malheureusement pas exécutée. Reprise par Colbert, elle n'aura sa pleine exécution qu'après la révolution de 4789. Elle n'en est pas moins un titre d'honneur pour le gouvernement qui la décréta le premier. L'assiette des impôts fixée approximativement par les élus, ils avaient pouvoir de les affermer. Des recommandations fort minutieuses leur étaient faites à ce sujet. On leur enjoignait de né donner ces contributions à ferme ni aux ecclésiastiques, ni aux nobles, ni aux officiers du roi ou des grands seigneurs, dans la pensée, sans doute, qu'étant pris au sein de la bourgeoisie, ces comptables seraient à la fois plus scrupuleux et plus dépendants. Les fermiers ne peuvent passer de baux que pour un an. Ils sont tenus de fournir un cautionnement, et de remplir leur office en personne Si les élus ne trouvent pas des fermiers à des prix raisonnables, la loi les autorise à faire lever l'impôt au nom du roi par des commissaires de leur choix. La complète substitution de la perception directe au nom de l'État au système de la ferme, aurait réalisé un grand progrès ; elle n'eut pas encore lieu sous Charles VII, mais on voit que ce nouveau principe financier avait été entrevu. Les impôts affermés seront perçus par des collecteurs et des receveurs, placés, les premiers à la tète des paroisses, les seconds à la tête des élections, et soumis, comme les fermiers, à des cautionnements[41]. A leur tête se trouvent des officiers royaux, appelés Généraux des finances. Il y en a de deux sortes : les Généraux-Conseillers sur le fait des finances, et les Généraux-Conseillers sur le fait de la justice des aides. Ceux-ci doivent juger les procès, auxquels les questions d'impôts peuvent donner naissance : quant aux généraux des finances ou receveurs-généraux, comme on les appelle aussi quelquefois, placés à la tête d'un certain nombre de ces circonscriptions financières, qu'on nommait des élections, ils sont chargés de recevoir les comptes des collecteurs et des receveurs, et de parcourir fréquemment leur circonscription pour connaître les facultés du pays et mieux y garder l'égalité. L'un d'eux doit avoir sa résidence fixe à Paris, pour y centraliser tout le service des recettes et des dépenses. C'est une sorte de ministre des finances, car son action s'étend sur toutes les circonscriptions financières du royaume, y compris celle du Languedoc, dont le receveur général était, en effet, son subordonné[42]. N'aperçoit-on pas déjà dans ce système quelque chose de la régularité et de l'unité du système moderne ? Des règlements minutieux fixent à. chacun de ces officiers de finances l'époque et le mode de versement. Les receveurs particuliers doivent rendre compte au receveur général au moins tous les deux ans, et celui-ci tous les ans à la cour des comptes[43]. Aucun maniement de fonds ne peut avoir lieu, même sur mandement du roi, sans qu'il ait donné sa décharge. Il doit aussi tenir à la disposition du roi un registre des dépenses et des recettes : c'est comme l'ébauche de ce qu'on appellera plus tard un budget. Ces règles de comptabilité s'adressent à tous les officiers de finances sans exception. Plusieurs d'entre eux s'étaient toujours tenus plus ou moins en dehors des règles communes, tels que les maîtres de la chambre aux deniers et de l'hôtel du roi, le grand écuyer, le trésorier des guerres, le maître de l'artillerie ; désormais ils devront compter tous les mois avec le roi. Le roi ne réserve que 3.600 livres dont son garde des coffres ne sera pas tenu de rendre compte en détail ; encore devra-t-il remettre au receveur général une quittance royale portant décharge de cette somme. Voilà donc la maison du prince soumise à l'économie sévère d'un établissement particulier. Il est vrai que les règlements les plus sévères sont fort souvent ceux qu'on' élude le plus vite. La juridiction financière est organisée avec la même simplicité[44], et reproduit les mêmes dispositions essentielles. Les élus, qui sont chargés de l'assiette de l'impôt, composent un premier tribunal pour le fait des aides, tailles et gabelles. Au-dessus d'eux se trouve une seconde juridiction formée des Généraux-Conseillers sur le fait de la justice des aides. Ces Généraux, qu'il ne faut pas confondre avec les receveurs généraux ou généraux des finances, chargés de la perception de l'impôt, forment une cour souveraine, celle des aides, qui doit juger en dernier ressort tous les procès civils et criminels concernant les aides, gabelles et tailles. Cette cour n'était pas précisément d'institution nouvelle : elle avait été créée par les états généraux sous le règne du roi Jean en 1355, mais sa juridiction n'avait cessé d'être contestée par le parlement et la chambre des comptes qui ne lui laissèrent presque aucune autorité. Elle se relève, elle devient souveraine, et pour fixer bien nettement la compétence des deux nouveaux tribunaux financiers, le roi défend à plusieurs reprises au prévôt de Paris[45], aux juges des châtellenies, aux tribunaux ecclésiastiques[46] et au conservateur des privilèges de l'université[47], d'intervenir dans le règlement de questions de finances. Ce sera l'occasion de luttes assez violentes entre la cour des aides et l'université de Paris ; mais le pouvoir royal maintiendra fermement les règles qu'il a posées. Enfin, au sommet de cette administration financière, embrassant le domaine, la taille et les aides, était placée la Chambre des Comptes, chargée de vérifier la gestion de tous les officiers de finances, et de faire respecter les règles de la comptabilité. Cette cour souveraine existait depuis longtemps, puisque elle avait la même origine que le parlement et le Conseil. D'abord fort influente, au point même d'exercer pendant une partie du quatorzième siècle une autorité supérieure à celle du parlement[48], elle avait peu à peu décliné, et sous le règne de Charles VI elle avait en quelque sorte disparu de la constitution. On s'était habitué sans peine à se passer d'un établissement chargé de surveiller la comptabilité d'un trésor qui ne vivait plus que d'expédients. Charles VII l'avait rétablie à Paris en 1436[49] : les années suivantes ; il rendit plusieurs ordonnances destinées à fixer ses attributions et sa juridiction, et à lui assigner sa véritable place dans l'ensemble des institutions monarchiques. Tous les officiers des finances, receveurs du domaine, des aides, des tailles et des gabelles, sont tenus de compter dans la chambre des comptes[50]. Ils se présenteront en personne et remettront à la chambre les contrôles, les rôles, les acquits et tous les enseignements nécessaires. Les membres de la chambre ont leur temps d'audience déterminé d'avance ; des règlements minutieux, qu'il est inutile de détailler ici, leur tracent en même temps les formalités nécessaires pour recevoir les comptes des officiers de finances, leurs rapports avec tous les comptables, les moyens de punition qu'ils peuvent employer contre eux, etc. On leur défend ensuite de prendre aucun salaire pour écritures, extraits de registres, audition de comptes. Pour veiller à l'observation de ces règlements, l'ordonnance de 1454[51] établit dans la chambre un procureur du roi, chargé d'y exercer les fonctions du ministère public que le procureur général du parlement avait remplies jusque-là. La chambre des comptes est, en même temps, déclarée cour souveraine, sans ressort au parlement ni ailleurs. Ce ne fut pas sans protestation de la part du parlement, mais des lettres sévères eurent bientôt raison de cette résistance. La chambre des comptes centralisera donc les affaires de finances, comme le parlement centralise déjà les affaires de justice. Mais la nouvelle cour souveraine n'est pas seulement chargée de juger, de clore et d'apurer les comptes des financiers ; elle doit vérifier et entériner les édits et déclarations concernant le domaine, les lettres de légitimation, d'anoblissement, d'amortissement, de dons et pensions ; elle doit recevoir les hommages des possesseurs de fiefs relevant immédiatement du roi, vérifier les baux des fermes, exercer une juridiction sur toutes les affaires contentieuses qui se rattachent à la gestion des comptables[52]. Des attributions si multiples devaient nécessiter l'augmentation du nombre des conseillers. Ce nombre fut donc accru, et au-dessous des maîtres des comptes et des correcteurs fut institué en 1454 un office nouveau, celui des Auditeurs, qu'une récente ordonnance a rétabli auprès de cette cour. Telle fut la nouvelle organisation de la chambre des comptes, et ce qui mérite encore d'être remarqué, c'est qu'elle conserva jusqu'en 1790 les attributions et les cadres que Charles VII lui avait assignés. De ces mesures financières que nous venons d'analyser, plusieurs méritent d'être approuvées. L'ordre a pénétré dans un service que l'incurie du pouvoir, l'ignorance et les dilapidations des fonctionnaires avaient transformé en un véritable chaos ; les règles de la comptabilité ont été appliquées avec intelligence à ces difficiles matières, et si ces innovations n'ont pas enrichi le trésor, elles ont permis du moins de découvrir une partie des abus qui contribuaient à l'épuiser. En séparant la gestion du domaine de celle des aides et des tailles, en distinguant complètement l'administration des finances de celle de la justice, en centralisant dans la chambre des comptes, déclarée cour souveraine, toutes les affaires de finances, le pouvoir fait prévaloir encore un principe nouveau, tout contraire au Droit féodal, le principe de la division des pouvoirs. Ce fut encore une innovation fort utile de dépouiller les juges ecclésiastiques et seigneuriaux de toute juridiction en matière de finances. Déjà, comme nous l'avons remarqué à propos de la réorganisation de l'armée[53], on avait interdit aux seigneurs le droit de lever dés tailles et des aides dans leurs propres domaines sans le consentement du roi. Le Conseil ose aller encore plus loin : il ne leur permet plus de se mêler des contributions royales qu'on lève sur leurs propres terres. Que restera-t-il à la fin de ce Droit féodal, qui faisait dériver tous les droits de la propriété du sol ? Les réformes financières de Charles VII ont donc été fort avantageuses au pouvoir. Ont-elles rendu des services aussi immédiats, aussi essentiels à la nation ? Une réforme Universellement utile avait été déterminée par l'amélioration de la comptabilité, c'est la réforme du système monétaire. Nous avons eu l'occasion de remarquer que l'altération des monnaies était l'expédient favori du pouvoir dans ses moments de détresse[54]. Plusieurs ordonnances vinrent soumettre enfin ce service à des règlements honnêtes à partir de 1443, époque â laquelle Jacques Cœur fut nommé maître de la Monnaie de Paris. A partir de ce moment, le système d'altération qui offrait au trésor de si tristes ressources, est abandonné ; les poids et les titres des nouvelles espèces deviennent réguliers, et le trésor ne cherche plus aucun profit dans le faux monnayage[55]. Ces pratiques loyales persistèrent après la disgrâce de Jacques Cœur, et même elles formèrent avec le temps une tradition qui s'imposa avec tant d'autorité, que l'altération des monnaies cessa pour toujours de compter au nombre des ressources fiscales[56]. Sur ce point, les réformes financières de Charles VII ont donc été un profit pour tout le monde. Eurent-elles d'autres avantages pratiques ? Nous craignons que, même en cherchant bien, on ne trouve qu'une chose, c'est que d'excellents principes ont été émis et n'ont pas été appliqués. En tête de la loi du 19 juin 1445[57], sur la répartition des impôts, on lit ce considérant remarquable : Nous voulons égalité être gardée entre nos sujets aux charges et frais qu'ils ont à supporter pour la tuition et défense de notre royaume, sans que l'un porte le faix de l'autre, sous ombre de privilèges, cléricatures ny autrement. Cette égalité des citoyens devant les charges publiques, qu'est-elle devenue dans l'application ? Nous avons vu que des classes, des villes, des corporations entières furent dispensées, sous Charles VII comme sous ses prédécesseurs, de payer l'impôt. C'était donc, comme toujours, le commerce et la petite propriété des classes moyennes qui avaient à supporter le fardeau. Mais elles étaient épuisées depuis si longtemps qu'il n'y avait presque plus rien à arracher d'elles. C'est en vain qu'on inventait des règles de comptabilité minutieuses et sévères, et qu'on multipliait les précautions à l'égard des fonctionnaires ; on pouvait obtenir des livres de compte parfaitement réguliers, mais le trésor restait vide. Les finances de Charles VII s'étaient si peu ressenties, en effet, de toutes ces innovations, qu'il se vit obligé, dans les dernières années comme au commencement de son règne, de recourir pour trouver quelque argent, aux expédients les plus misérables[58]. Le procès de Jacques Cœur, la disgrâce du receveur général des finances, Jean Xaincoings, qui fut condamné pour crime de concussion[59], est-ce donc autre chose que l'expropriation brutale des plus riches financiers par une cour famélique et par un pouvoir aux abois ? Mais, pourquoi dans une telle détresse le pouvoir royal ne préférait-il pas recourir à ce principe d'égalité en matière d'impôts, si solennellement reconnu par plusieurs de ses ordonnances ? Cette question soulève un des problèmes les plus singuliers que puisse offrir l'histoire de l'ancienne monarchie. A toutes les époques et sous tous les règnes, l'état des finances a été déplorable, et cependant les rois n'ont jamais essayé de demander à l'égalité de l'impôt les ressources qui leur manquaient. Je me trompe ; une fois ou deux cette mesure fut résolue en principe, la première fois sous Philippe-le-Bel, qui décréta un impôt d'un cinquantième sur toutes les propriétés, et la seconde fois sous le règne du roi Jean, à qui les états de 4355 dictèrent une ordonnance consacrant l'égalité des charges publiques. Mais ces réformes ne furent pas réalisées, et s'il est encore question de ce système pendant les trois derniers siècles de la monarchie, ce n'est plus dans les Conseils de la couronne, c'est dans la pensée de quelques publicistes, dans les ouvrages de Bodin, de Vauban et des économistes du dix-huitième siècle. Quel motif pouvait donc empêcher le pouvoir de poursuivre résolument une réforme de laquelle dépendaient si évidemment sa prospérité et même son salut ? Craignait-il d'appeler sur lui les haines et l'hostilité de la noblesse ? Mais depuis Philippe-Auguste il ne s'était guère préoccupé de la ménager ; il l'avait froissée comme à plaisir et de mille manières, et l'avait obligée plusieurs fois à supporter des nouveautés qui frappaient tout aussi cruellement son orgueil et ses intérêts. Écourter, amoindrir, subordonner par tous les moyens les justices seigneuriales et ecclésiastiques ; installer de vive force ses fonctionnaires et ses agents dans tous les domaines de ses vassaux ; s'attribuer par tout le royaume la protection des villes de bourgeoisie ; interdire aux seigneurs le droit de guerre privée ; réprimer avec sévérité toutes leurs velléités d'indépendance, tel avait été depuis trois siècles le perpétuel effort de la royauté. Elle n'a pas craint de braver l'aristocratie dans un temps où elle ne pouvait à aucun prix se passer de son concours et de ses soldats ; elle doit à coup sûr la redouter bien moins encore depuis qu'elle a son armée, et que toute force publique ne dépend plus que d'elle seule. Dira-t-on que la couronne était bien aise de maintenir par la différence des privilèges l'inégalité entre les classes de la nation, pour se faire comme un point d'appui de leur antagonisme et de leurs jalousies ? Mais, chaque jour ne la voyait-on pas travailler en quelque sorte à diminuer les distances qui les séparaient ? Elle appelait de simples bourgeois à siéger dans ses cours souveraines, elle faisait asseoir ensemble les membres du tiers état et de la plus haute aristocratie dans ses conseils, elle ouvrait à la bourgeoisie le livre d'or de la noblesse ! On sait d'ailleurs que le dessein constant de la couronne depuis qu'elle se laissait diriger par ses légistes, était d'arriver à fonder l'unité absolue du pouvoir. Or, le plus sûr moyen de hâter le triomphe de la centralisation était précisément de supprimer les barrières qui séparaient les classes, de confondre les ordres le plus possible, de promener sur tous les rangs et sur toutes les têtes un commun niveau. Ce sont ces surfaces égales, comme le disait Richelieu, qui facilitent le mieux l'exercice du pouvoir absolu. Il ne faut pas aller bien loin, en effet, pour se convaincre que les sociétés qui courent à la centralisation avec le plus d'ardeur sont justement celles qui n'ont voulu souffrir aucune aristocratie dans leur sein. A quel motif faut-il donc attribuer le maintien de cette inégalité en matière d'impôt que la royauté avait tant de motifs de vouloir abattre ? Jusqu'au quinzième siècle la couronne n'avait jamais livré une seule bataille à la féodalité sans s'être concertée d'avance avec le tiers état : or, cette portion de la bourgeoisie qui jouissait dans le gouvernement d'une importance réelle, et qui pouvait faire sentir son influence dans le Conseil, n'avait jamais paru demander à son alliée la suppression de cette inégalité. De qui se composait cette élite bourgeoise ? Des officiers de finance, de tous les membres des universités et des cours souveraines, d'une foule d'officiers royaux chargés de fonctions politiques ou administratives, et de ces milliers de bourgeois riches et influents, qui formaient dans chaque ville du royaume une sorte d'aristocratie municipale. On sait que toute cette élite de la classe bourgeoise jouissait de l'exemption en matière d'impôt. Ne nous étonnons plus après cela qu'elle ne l'ait pas combattue dans ces. Conseils du roi où elle pouvait parler si haut ; elle avait pour tenir à l'immunité tout autant de raisons que le clergé et la noblesse. Ces privilégiés de la bourgeoisie, légistes pour la plupart, pouvaient d'ailleurs abriter leur égoïsme derrière une tradition qu'ils trouvaient sainte et sacrée : la constitution romaine leur présentait le même système d'inégalité en face de l'impôt. Chose digne de remarque, ce sont, en effet, à bien peu d'exceptions près, les mêmes classes qui jouissaient de l'exemption dans l'empire romain et dans, la monarchie des Valois. A tous ces titres, cette inégalité qui nous paraît maintenant. si blessante, n'avait rien de choquant ni d'étrange pour ces idolâtres de la tradition romaine. Voilà comment tout le poids des charges publiques se trouva rejeté sur la partie la plus pauvre du tiers état, à son grand désespoir et au grand détriment de la couronne. C'est de là que sortirent, en effet, toutes ces détresses du trésor, et ces banqueroutes et ces misérables expédients qui tarissaient incessamment la production à mesure qu'elle voulait naître, et qui du treizième au dix-huitième siècle déshonorèrent le pouvoir sans l'enrichir. Étrange situation que celle de l'ancienne monarchie ! Elle a eu à la fois la puissance matérielle et la puissance morale, les populations les plus soumises, les armées les plus brillantes, la gloire militaire la plus vaste ; elle n'a jamais eu d'argent. Ces princes, qui ne souffraient aucune parole indépendante des parlements, de la noblesse ou du clergé, vous les voyez sans cesse aux prises avec la misère ou à genoux devant les financiers. Saint-Simon nous parle longuement du banquier Samuel Bernard, à qui Louis XIV prodiguait les caresses dans ce palais de Versailles où il tenait toute la grande noblesse dans le tremblement. Que c'est bien l'image de l'ancienne monarchie, toujours attirée en haut par ses instincts de domination, toujours retenue en bas par le dénuement, toujours superbe et toujours besogneuse ! |
[1] Nous n'entrons dans aucun développement sur Jacques Cœur pour ne pas répéter des détails qui ne seraient plus neufs depuis le savant travail de M. Pierre Clément sur ce financier si éminent et si dévoué à Charles VII.
[2] Voyez sur ces deux financiers, J. Chartier, p. 217.
[3] On lit dans les considérants d'une ordonnance de septembre 1443 sur les finances : Comme il soit besoin et grande nécessité de pourvoir au fait et gouvernement de nos finances, lesquelles par défaut se sont tellement amoindries et diminuées que grands inconvénients s'en sont ensuivis chaque jour, et par ce n'avons-nous pu pourvoir au fait de nos guerres, avons pour ces causes ordonné.... (Ordonnances, XIII, 372.)
[4] Nous donnerons plus loin le détail de ces exemptions d'après une loi de 1443.
[5] Tels étaient les droits d'épave, de monnayage, d'anoblissement, de légitimation, de franc-fief, de rachat, d'aubenage, etc.
[6] Dans les considérants de l'ordonnance de 1443 déjà citée, on lit à propos du domaine :
Comme notre domaine est venu en ruine et comme en non-valoir, et ne se payent ni fiefs, ni aumônes, ni gages d'officiers, et ne sont faites aucunes réparations en nos châteaux et manoirs.... et plusieurs des receveurs du domaine et autres officiers, par défaut de visitation, laissent cheoir et tourner en totale ruine nos dits châteaux, manoirs, étangs, granges, chaussées.... et n'ont pris par défaut ou par négligence les traités, hommages, féautés, et autres devoirs à nous dus, ni mis en notre main les seigneuries, terres, fiefs et héritages à nous redevables. (Ordonnances, XIII, 372.)
[7] Voyez Ordonnances, XIII, 34, 115, 151, 165, 168, etc. — Voyez aussi, dans la collection Petitot, les Mémoires de Pierre de Fenin, et ce qu'il dit sur l'altération des monnaies à cette époque, VII, 365-367 ; et dans le Journal du bourgeois de Paris, p. 351, 356, 360.
[8] En celui mois de septembre 1438, on fit de rechief à Paris la plus estrange taille qui oncques mais eût été faite, car nul en tout Paris n'en fut excepté, de quelque état qu'il fût, ni evesque, abbé, prieur, moine, nonnaine, chanoine, prestre bénéficié ou sans bénéfice, ni sergents ménestriers, ni les clercs de paroisses, ni aucune personne de quelque état qu'il fût. Et fut premièrement fait une grosse taille sur les gens d'Église, et après sur les gros marchands, et payoient l'un 4000 francs, l'autre 3000, ou 2800, 600, selon son estat ; après, aux autres moins riches, à l'ung 100 francs, ou 60, 50 ou 30 ; trestout le moindre paya 20 francs et au-dessus... Après cette douloureuse taille en feirent une autre très-deshonnète, car les gouverneurs prindrent ès églises les joyaux d'argent, comme encensiers, plats, burettes, chandeliers, et après la rigueur partie de tout l'argent monnayé qui était au trésor des confrairies... (Le Bourgeois de Paris, 490.)
[9] Extrait des Mémoires de Jacques Duclerc, Conseiller de Philippe-le-Bon, dans les Chroniques de Monstrelet, édit. Buchon, l. I, c.37.
[10] Ordonnances, XIII, 258.
[11] Ordonnances, XIII, 299.
[12] Ordonnances, XIII, 372.
[13] Ordonnances, XIII, 396.
[14] Ordonnances, XIII, 414.
[15] Ordonnances, XIV, passim.
[16] Ordonnances, XIII, 516.
[17] Ordonnances, XIV, 370.
[18] Ordonnances, XIV, 426.
[19] Dès 1318, une ordonnance de Philippe-le-Long l'avait prescrite : les états de 1356 renouvelèrent cette loi ; Charles V la reprit en 1374, mais elle ne sera pas observée avant le dix-septième siècle.
[20] Ordonnances, XIII, 372.
[21] Ordonnances, XIII, 444.
[22] Les trésoriers ont en outre une juridiction sur les maîtres des monnaies, le droit de monnoyage étant un droit domanial. La loi leur prescrit d'obliger les maîtres des monnaies à leur donner des états et des comptes fort exacts, et d'empêcher l'exportation de la monnaie de billon.
[23] Cependant en 1442 on trouve encore dans une ordonnance le mot d'aide pour la guerre à la place du mot taille (XIII, 358) ; mais la distinction se fît certainement avant la fin du règne.
[24] Ordonnances, XIII, 306.
[25] Ordonnances, XIV, 484.
[26] Ordonnances, XIII, 429.
[27] Des exemptions sont accordées aux habitants de Paris (1449), à ceux de Montargis (1430), à ceux de Louviers (1441), à 55 personnes de la ville de La Rochelle, aux Normands qui viennent s'établir à Paris (1442), aux compagnies d'archers et d'arbalétriers d'une foule de villes, etc.
[28] On lit, en effet, en tête de l'ordonnance de 1436, concernant les aides : Instruction et ordonnance faites par le roi en son Grand-Conseil sur la manière de lever et gouverner les aides qui avaient cours pour la guerre, lesquelles le roi notre seigneur depuis son partement de Paris abattit, et du consentement des trois états de son obéissance a remis sus, le 28 février 1435 (1436) [Ordonnances, XIII, 211]. Doit-on croire, cependant, que ces aides aient cessé d'être perçues au nom du roi pendant tout ce temps-là ? L'ordonnance n'entend dire sans doute rien autre chose, sinon qu'elles n'ont pas été consenties annuellement pendant cette période par les états, et, en effet, nous trouvons à la date de 1425 des lettres (Ordonnances, XIII, 85) accordant aux serviteurs et officiers des hôtels du roi, reine et Dauphin, exemption de toutes aides, subsides, tailles, impôts, exactions, de l'impôt de 12 deniers pour livre, du quatrième du vin, de l'impôt du guet, de garde des ports, murailles, péages, etc., ce qui prouve que ces impôts n'avaient cessé de courir.
[29] Voyez J. Duclerc, loc. cit., t. I, c. 37. — Th. Basin, t. V, c. 26.
[30] Voyez Ordonnance de 1451, XIV, 199, sur la gabelle.
[31] Voyez aux Ordonnances, XIV, 387.
[32] Voyez aux Ordonnances, lettres de 1375.
[33] Ordonnances, lettres de 1371.
[34] Elle avait en effet contribué aux aides en 1302, 1303, 1355, 1356, etc.
[35] Ordonnances, XIII, 211.
[36] Ordonnances, XIII, 428.
[37] Voyez les lettres du 21 novembre 1440, concernant la levée d'un dixième ou d'un subside équivalent sur tous les ecclésiastiques du royaume et du Dauphiné, nonobstant les exemptions.... (XIII, 326.)
[38] Ordonnances, XIV, 387.
[39] Ordonnances, XIII, 211.
[40] Ordonnances, XIV, 484.
[41] Ordonnances, XIII, 211.
[42] Ordonnances, XIII, 232 et 407.
[43] Ordonnances, XIII, 372.
[44] Ordonnances, XIII, 428.
[45] Loi du 29 nov. 1452, interdisant au prévôt de Paris la connaissance des causes réservées aux élus, en matière de tailles, aides et gabelles (XIV, 251). Autre loi, de 1459 (XIV, 477).
[46] Ordonnances, XIII, 428.
[47] Ordonnances, XIV, 497.
[48] Voyez Pasquier, l. II, c. 5.
[49] Ordonnances, XIII, 229.
[50] Lettres de nov. 1447 (XIII, 516). — Voir aussi l'ordonnance de 1454 sur la même matière (XIV, 341).
[51] Ordonnances, XIV, 341, art. 49.
[52] Ordonnances, XIV, 510.
[53] Ordonnances, XIII, 311.
[54] Voyez Le Bourgeois de Paris, les Mémoires de Pierre de Fénin et ceux de J. Duclerc, passim. — Voyez aussi les ordonnances sur les monnaies antérieures à 1443 : Ordonnances du 3 août 1423 (XIII, 34), 30 avril 1426 (XIII, 115), juillet 1429 (XIII, 143), 20 mars 1430 (XIII, 151), 28 mars 1431 (XIII, 164), 5 avril 1431 (XIII, 168), 24 juin 1436 (XIII, 221), 12 juillet 1436 (XIII, 222), 26 avril 1438 (XIII, 263), 31 décembre 1441 (XIII, 349).
[55] Voyez les ordonnances de juin 1443 (XIII, 371), janvier 1447 (XIII, 490), février 1447 (XIII, 497), et d'autres lettres de 1451 (XIV, 121) et de 1455 (XIV, 357). Ces lettres rétablissent entièrement le rapport entre l'achat des matières d'or et d'argent, et la somme monnayée qu'on en retire. Voyez Leblanc, Traité des monnaies, p. 300 et suivantes.
[56] Sous Louis XIV, en 1674 et en 1709, il y eut bien deux tentatives pour y revenir, mais il ne parait pas qu'elles aient été suivies d'effet.
[57] Ordonnances, XIII, 429.
[58] En 1450, dit Th. Basin, la conquête de la Normandie faillit manquer par l'épuisement du trésor. Il fallut que Jacques Cœur avançât au roi 300.000 écus. (Th. Basin, t. IV, c. 26.)
[59] Sur ce financier, voyez J. Chartier, p. 319.