HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE CINQUIÈME. — LA GUERRE DE DÉCÉLIE.

 

 

§ III. — ATHÈNES RELEVÉE PAR ALCIBIADE.

Pendant ce temps, les plus grands changements avaient eu lieu au dehors, en partie par suite du remplacement du commandant en chef de la flotte spartiate, un partie grâce à l’activité nouvelle que déploya Alcibiade.

Déjà Alcibiade avait exercé une influence considérable sue les destinées de sa patrie ; il avait rendu le courage et la confiance à l’armée ; il avait renouvelé l’alliance avec Argos ; il avait empoché ses soldats d’aller venger la bonne cause à Athènes et de commencer ainsi la guerre civile la plus désastreuse ; il avait rendu l’ennemi du dehors incapable de nuire en entretenant de la façon la plus habile la méfiance entre la Perse et Lacédémone, et il avait aussi aidé à vaincre l’ennemi du dedans, l’oligarchie ; car c’était son message qui avait amené la première scission au sein du Conseil des Quatre-Cents, et par suite la chute de celui-ci. Il avait enfin, en se déclarant pour une démocratie modérée, contribué pour une large part à affermir la constitution nouvelle ; il avait su faire tout cela sans recourir à la force, par son influence personnelle, et en profitant habilement des circonstances. Il s’agissait maintenant de montrer, comme général, qu’il était toujours nomme de qui dépendait le succès de la guerre et qu’il savait guérir les blessures qu’il avait faites à la patrie. Il importait de faire reprendre aux trirèmes athéniennes l’offensive, qui seule pouvait rendre aux Athéniens leur confiance d’autrefois en leur marine ; il fallait qu’il prouvât que, meule sans tributs réguliers, on pouvait se procurer des ressources et remplir la caisse militaire de Samos. On était obligé d’aller chercher soi-même les tributs avec les navires de la flotte ; on s'habitua ainsi à prendre tout ce qu’on pouvait emporter, et, au lieu de s’en tenir à ce qui était fixé par la loi, on leva des contributions arbitraires[1].

C’est ainsi qu’Alcibiade, pendant les premiers mois qui suivirent le rétablissement de la constitution, croisa dans la mer de Carie avec une escadre de 22 vaisseaux, tira de grosses sommes d’Halicarnasse, fortifia l’iode Cos, exerça ses équipages par de rapides expéditions et se les attacha par un butin considérable[2] Malgré les Rhodiens, qui alors déjà aspiraient à fonder sur mer une domination indépendante, et malgré la proximité de la flotte perse, la côte de Carie était retombée tout entière au pouvoir d’Athènes, et l’on tira plus d’argent des villes infidèles qu’elles n’en eussent jamais payé sous forme de tribut. En automne, Alcibiade se dirigea vers le nord, pour se préparer avec le reste de la flotte à des combats décisifs ; car le véritable théâtre de la guerre avait été pendant ce temps transporté de Milet dans l’Hellespont.

On avait résolu en effet, à Sparte, de changer de tactique. Aussi, au printemps, on avait mis à la tête de la flotte, au lieu du lent et suspect Astyochos, un vrai Spartiate du nom de Mindaros, un homme qui, comme Lichas, prit une attitude très décidée vis-à-vis des satrapes[3]. Une fois encore on demanda, au nom des promesses faites, la jonction de la flotte péloponnésienne avec celle des Phéniciens, afin de pouvoir rapidement terminer la guerre. Pour éviter de rompre ouvertement et faire preuve de zèle, Tissapherne se rendit lui-même à la côte méridionale pour amener la flotte. Mais elle continua à stationner derrière les promontoires de la Lycie ; on eût dit qu’un charme la retenait au delà de ces frontières que les victoires de Cimon avaient assignées à la marine des Perses. Mais la véritable cause était la politique obstinément suivie par Tissapherne. En effet, si les 147 vaisseaux phéniciens s’étaient réunis à ceux des Lacédémoniens, il aurait assuré à ces derniers une prépondérance incontestable dans la mer d’Ionie, et c’est ce qu’il ne voulait à aucun prix. Peut-être aussi les intérêts pécuniaires y furent-ils pour quelque chose ; il est possible que les Phéniciens se soient montrés reconnaissants au satrape de les laisser dans leur cachette à l’abri du danger. Bref, on se servit des prétextes les plus futiles pour expliquer leur absence, et en même temps on mit moins de bonne volonté que jamais à payer les subsides. Pour le coup, les Spartiates étaient à bout de patience. Ils reconnurent combien il était insensé de rester plus longtemps en Ionie pour attendre cette flotte. Mindaros résolut donc de rompre définitivement avec Tissapherne des relations qui n’avaient valu à sa patrie que le déshonneur, et il accepta les propositions de Pharnabaze pour enlever aux Athéniens, de concert avec lui, les villes de l’Hellespont. C’est ainsi qu’après une perte de temps irréparable, on renonça à faire la guerre en Ionie[4].

Le nouveau plan de campagne avait été préparé depuis longtemps. Car déjà au commencement de l’été, Dercyllidas était entré de Milet, avec une petite troupe, dans la satrapie de Pharnabaze, et avait enlevé aux Athéniens deux des places les plus importantes de la région, Abydos et Lampsaque. En outre, une escadre de quarante vaisseaux s’était rendue en avant-garde dans ces parages sous Cléarchos ; et, bien que le quart seulement fût arrivé heureusement au but, sous la conduite d’un capitaine mégarien, l’apparition de cette flottille n’en avait pas moins déterminé la défection de l’importante Byzance. Après avoir, avec d’aussi faibles moyens, obtenu des résultats aussi considérables, on résolut de transporter toute la guerre dans ces contrées ; car on savait qu’après la perte de l’Eubée les approvisionnements venant de l’Hellespont étaient doublement indispensables aux Athéniens. Les deux détroits des mers du nord étaient le dernier soutien de la domination maritime d’Athènes ; ils se trouvaient déjà à moitié au pouvoir des Péloponnésiens.

En juillet, Mindaros partit de Milet avec 73 vaisseaux et ordonna en même temps à toutes les escadres éparses des Péloponnésiens de se rendre à l’Hellespont, où toutes leurs forces se réunirent pour frapper un coup décisif. Car les Athéniens aussi, qui jusque-là n’avaient opposé de ce côté aux entreprises de l’ennemi que des escadres de peu d’importance, partirent de Samos sous Thrasybule et Thrasyllos avec toutes leurs forces navales, pour suivre de près Mindaros ; et déjà vers la fin de juillet, une grande bataille fuit livrée près d’Abydos dans laquelle les généraux athéniens combattirent avec succès contre la flotte unie des Péloponnésiens et des Syracusains, qui avait pour elle la supériorité numérique[5]. Bien que la proximité du rivage ne permit pas de poursuivre énergiquement l’ennemi, cette victoire n’en fut pas moins de grande conséquence ; la timidité défiante qui, depuis la défaite de Sicile, obsédait les équipages, avait disparu ; à Athènes aussi, la nouvelle inattendue de la victoire suscita une énergie et des espérances nouvelles ; la lourde atmosphère des sombres pressentiments se dissipa ; on se remit à croire à la possibilité de voir renaître la grandeur de la cité.

Cependant, les deux flottes attendaient du renfort pour continuer la lutte avec plus de vigueur. Agésandridas arriva d’Eubée avec 50 vaisseaux ; mais, en doublant l’Athos, il fut surpris par les tempêtes d’hiver, qui jetèrent ses vaisseaux sur les mêmes récifs où s’étaient autrefois brisés ceux de Mardonios. Une autre escadre de quatorze vaisseaux sons Doriens fut attaquée par les Athéniens avant d’avoir pu opérer sa jonction ; mais le vigilant Mindaros arrive a temps d’Abydos avec sa flotte pour recevoir l’escadre de renfort. Fort de 90 voiles, il offre alors la bataille aux Athéniens ; il a 19 vaisseaux de plus qu’eux, et les troupes de son allié Pharnabaze couvrent le rivage. Pendant toute la journée, on se bat dans le détroit avec un succès incertain, et déjà la victoire incline du côté des Péloponnésiens lorsqu’on voit paraitre une nouvelle escadre ; c’est Alcibiade avec 18 vaisseaux.

Les Athéniens, en voyant hisser sur son vaisseau amiral le pavillon de pourpre, sont animés d’une nouvelle ardeur. Alcibiade se précipite sans tarder au milieu de la bataille et remporte la victoire. Les Péloponnésiens sont rejetés sur la côte ; le combat naval se change en bataille sur le rivage ; tous les vaisseaux eussent été pris par les Athéniens si Pharnabaze ne leur avait résisté avec toutes ses troupes et au péril de sa vie. Les vainqueurs durent, par conséquent, se contenter de rentrer à Sestos avec 30 vaisseaux ennemis et ceux des leurs qu’ils avaient repris[6]. L’arrivée d’Alcibiade avait donc immédiatement valu à la flotte une brillante victoire, et, bien que ses vaillants collègues eussent le mérite d’avoir fait les premiers prendre aux événements rire tournure plus favorable, sa gloire n’en éclipsa pas moins celle des autres, et la croyance se répandit de plus en plus que le succès dépendait de sa personne.

Cependant, même alors, l’Hellespont n’était pas encore libre, car Mindaros conservait sa forte position à Abydos, comme les Athéniens la leur à Sestos, et c’est ainsi que les deux flottes restèrent en face l’une de l’antre à s’observer, comme auparavant à Milet et à Samos. Cependant les Péloponnésiens, malgré leur défaite, se trouvaient dans une situation infiniment plus favorable. Une armée de terre couvrait leurs derrières, et ils avaient de l’argent en abondance, tandis que les Athéniens manquaient de tout, au point.que leur [lotte ne pouvait jamais former qu’un petit novait ; la plupart de leurs vaisseaux parcouraient les mers, partagés en petites escadres, pour faire du butin. Les marins s’habituèrent ainsi à la violence, et le nom athénien devint de plus en plus odieux ; depuis, les forces des Athéniens se trouvant sans cesse divisées et leurs généraux dispersés au loin dans la mer Égée, il devenait impossible de saisir à l’occasion le moment favorable et d’opérer selon un plan commun.

Alcibiade lui-même devait éprouver encore les plus singulières vicissitudes du sort. Il se rendit, dans toute la pompe de sa dignité actuelle, auprès de Tissapherne, qui était arrivé aux bords de l’Hellespont vers l’époque de la bataille d’Abydos, car il voyait d’un très mauvais œil une alliance aussi effective entre Pharnabaze et les Péloponnésiens, et il cherchait l’occasion de renouer avec Sparte. Il crut ne pouvoir rien faire qui fût plus agréable à cette dernière et au Grand-Roi que de s’emparer du plus dangereux des Athéniens. Alcibiade, en effet, fut saisi par ordre de son ancien hôte et ami et conduit à Sardes. Mais, après trente jours de captivité, il parvient à ressaisir sa liberté ; il s’enfuit à Clazomène, y fait équiper à la hâte six vaisseaux et se rend à Lesbos. Le temps presse, car déjà Mindaros, ne voyant devant lui que la plus petite partie de la flotte, a repris l’offensive ; les Athéniens se voient obligés d’abandonner Sestos ; de nuit, et sans être aperçus par l’ennemi, ils sortent de l’Hellespont et jettent l’ancre sur la côte occidentale de la presqu’île thrace, près de Cardia. Tous les avantages de la dernière victoire sont perdus si une nouvelle victoire ne vient détruire les forces ennemies ; aussi se hâte-t-on de réunir les escadres éparses.

Alcibiade ne tarde pas à arriver et se décide à suivre Mindaros. L’Hellespont étant devenu libre, celui-ci s’était rendu en Propontide pour y prendre Cyzique, de concert avec Pharnabaze, et affermir la domination des alliés dans les eaux du Pont. Thrasybule et Théramène, qui avaient amené de nouveaux renforts d’Athènes, reviennent en temps opportun de leurs courses. Prêts à combattre, ils remontent rapidement l’Hellespont en divisant leurs forces, et, pour dissimuler le nombre de leurs vaisseaux, ils passent de nuit devant Abydos ; de grand matin, quatre-vingt-six voiles s’arrêtent en face de Cyzique, près des rochers de marbre de Proconnésos. Là ils apprennent que Mindaros et Pharnabaze sont postés près de Cyzique avec leur flotte et leur armée. On se décide à risquer la bataille. Nous n’avons pas le choix, dit Alcibiade aux troupes réunies. Notre bourse est vide, et là-bas les ennemis ont entre leurs mains l’argent du Grand-Roi.

Le lendemain, on s’apprêta en silence et on ne laissa passer aucun vaisseau qui pût porter des nouvelles sur le continent. Le troisième jour, on commence l’attaque suivant le plan tracé par Alcibiade. Une division de troupes de débarquement est destinée à attaquer Cyzique sous les ordres de Charès ; la flotte est divisée en trois escadres : Théramène et Thrasybule reçoivent l’ordre d’attaquer de Une en temps opportun. De grand matin, et par une forte pluie d’hiver — on était au mois de février[7] —, Alcibiade part en avant et pousse droit au port de Cyzique avec quarante vaisseaux. Les nuages s’étaient dissipés ; il voit les navires des Péloponnésiens au grand complet en avant du port, occupés à manœuvrer. Les Athéniens, feignant d’être effrayés par le nombre, opèrent une retraite simulée et attirent en pleine mer l’ennemi, qui croit n’avoir affaire qu’à la flotte de Sestos. Puis ils font subitement volte-face ; Alcibiade hisse le pavillon de combat, et Mindaros se voit attaqué en même temps par devant et menacé sur ses derrières par les autres escadres. Il s’aperçoit du stratagème et s’enfuit rapidement vers le rivage, auprès des troupes de Pharnabaze. Alcibiade le poursuit en toute hâte, s’empare d’une partie des vaisseaux ennemis, et cherche aussi à prendre ceux qui avaient jeté l’ancre sur la côte. Un combat sanglant s’engage sur terre autour des vaisseaux ; il s’étend de plus en plus ; d’un côté arrivent les troupes perses, de l’autre Thrasybule et Théramène. Mindaros oppose à ceux-ci Cléarchos, et soutient lui-même le choc d’Alcibiade ; il vient même un moment où, le désordre s’étant mis dans les troupes de Cléarchos, il lutte seul contre les forces réunies des Athéniens. Il tombe enfin dans la mêlée. Les Athéniens poursuivent l’armée fugitive vers l’intérieur des terres et regagnent la flotte avant l’arrivée de la cavalerie perse. Le lendemain, ils occupent Cyzique, où ils font un immense butin. Quantité de prisonniers et 38 vaisseaux de guerre étaient tombés en leur pouvoir ; les Syracusains avaient eux-mêmes incendié les leurs[8].

On n’avait pas vu pareille victoire depuis le temps de Cimon ; ce fut le plus brillant fait d’armes de toute la guerre du Péloponnèse ; et, cette victoire, on ne la devait pas au hasard ni à la maladresse de l’ennemi comme celle de Pylos ; on l’avait remportée sur un adversaire des plus capables, en face de ses puissants alliés, grâce à l’habile tactique du général en chef, à la coopération opportune de ses collègues et à la valeur des troupes, qui avaient rivalisé d’ardeur sur terre et sur mer. Il ne faut donc pas s’étonner qu’à la nouvelle de cette bataille[9] les Spartiates aient perdu courage, et que les Athéniens aient nourri les espérances les plus exagérées[10].

La victoire de Cyzique semble avoir exercé aussi sur les affaires intérieures d’Athènes une influence considérable, et provoqué le retour pur et simple à l’ancienne constitution.

La restriction du droit de suffrage, jusque-là universel, n’avait été, en somme, qu’une mesure financière concordant avec la suppression des salaires officiels ; on croyait que les difficultés du moment l’avaient rendue nécessaire ; elle avait été dictée par cet esprit de résignation timide qui régnait en un temps où on était prêt à renoncer à l’empire de la mer. Mais maintenant, on avait de l’argent et du courage ; Athènes avait retrouvé une vigueur nouvelle et redemandait son ancienne constitution. Un système qui excluait de la pleine jouissance des droits civiques les citoyens sans fortune semblait une injustice criante, au moment où les matelots venaient de se battre pour la patrie plus vaillamment que jamais. La bataille de Cyzique eut donc un effet semblable à celui qu’avait eu jadis celle de Platée ; la classe la plus pauvre fut réintégrée une seconde fois dans tous ses droits, et, malgré les protestations passionnées par lesquelles on avait tenté d’empêcher toute modification de la constitution mitigée, les indemnités et les salaires furent rétablis tout d’un coup ou au fur et à mesure. Les gens du peuple étaient doublement heureux de tout ce qui augmentait leurs ressources, puisqu’ils ne tiraient plus aucun profit de leurs cultures, et qu’un grand nombre de campagnards et de colons du dehors erraient par la ville sans un morceau de pain[11].

Il faut aussi rattacher à ces réformes la loi de Démophantos, qui prouve que le zèle pour les institutions démocratiques se réveillait ; c’est l’époque on eurent lieu les débats au sujet des meurtriers des tyrans, l’époque aussi où repartirent les démagogues dont la voix n’avait pas retenti depuis la mort d’Androclès. Cléophon se mit plus que tout autre en évidence : il descendait d’une mère thrace et avait été accusé pour cette raison d’avoir usurpé le droit de cité ; mais il sut se maintenir et prendre sur ses concitoyens, par sa fougueuse éloquence, un ascendant comme aucun démagogue n’en avait eu depuis Cléon. A la manière de ce dernier, il défendait avec zèle, du haut de la tribune, les droits et les libertés du peuple, et il sut exploiter très habilement les événements des dernières années pour tonner contre les menées des aristocrates, contre les avis sensés du parti modéré, et surtout contre tonte entente avec les Spartiates.

C’est dans cet état qu’Endios trouva la ville lorsqu’il fut envoyé par Sparte pour faire des propositions aux Athéniens ; ce fut en vain qu’on avait choisi l’hôte et l’ami d’Alcibiade, comme l’homme le mieux qualifié pour cette mission ; en vain Endios chercha à faire comprendre aux Athéniens que la paix était bien plus encore dans leur intérêt que dans celui des Spartiates, qui disposaient de la caisse du satrape et qui, même après la perte de leur flotte, pouvaient tranquillement attendre les événements[12]. Il ne put rien obtenir. La voix criarde de Cléophon menaçait de mort et de ruine quiconque prononcerait le mot de paix et les citoyens se laissèrent dominer par lui. Il faut dire que les Athéniens ne pouvaient guère se contenter du statu quo. que Sparte proposait comme base de l’entente ; le départ d’Agis ne pouvait les dédommager de la perte de l’Eubée. Ils se sentaient au début d’une ère nouvelle : Alcibiade à la tête de l’armée semblait leur garantir la victoire ; les milices urbaines elles-mêmes s’étaient bravement battues contre Agis ; allaient ils clone renoncer à un brillant avenir au moment où ils avaient recommencé à être les maîtres de la mer ? Après avoir vu les oligarques implorer la paix à Décélie et à Sparte et souscrire aux conditions les plus déshonorantes, c’était pour la démocratie restaurée un triomphe que de pouvoir, avec une fierté cligne, repousser la paix qu’on lui offrait. On n’avait plus besoin de la. Perse et de ses trésors, qu’avaient mendiés les oligarques ; on sentait que la cité pouvait, comme autrefois, se suffire à elle-même.

La guerre se concentra surtout dans les contrées du nord. C’était une guerre que se faisaient une puissance continentale et une puissance maritime pour la possession des deux routes commerciales de la mer Noire, pour de l’argent et des approvisionnements. Après la victoire de Cyzique, les Athéniens avaient établi leur station navale à l’abri des fortifications de Lampsaque ; Pharnabaze campait sur le Bosphore et protégeait les deux forteresses du détroit, Byzance et Chalcédoine, situées à gauche et à droite de l’entrée. Néanmoins, Alcibiade utilisa immédiatement ses forces navales, et de la façon la plus ingénieuse, - en construisant un fort près de Chrysopolis, au nord de Chalcédoine et sur le territoire de cette ville ; l’endroit était très bien choisi, parce que le détroit commence à s’y resserrer et que, à cause du courant, les vaisseaux ne peuvent pas aller de Chalcédoine à Byzance sans toucher à Chrysopolis. Il y bâtit une tour, dont il fit un poste de douane, et y laissa une escadre de trente trirèmes qui prélevèrent sur tous les vaisseaux entrants ou sortants un dixième de la valeur de la cargaison[13]. C’était, comme l’établissement du vingtième, une tentative faite dans le but de compenser par des impôts indirects la perte des tributs. Il est vrai que ces mesures firent monter à Athènes le prix du blé ; mais elles frappaient aussi les autres villes maritimes, surtout celles d’Ionie, qui tiraient du Pont des esclaves, du blé, des poissons, des peaux et antres marchandises : en tout cas, elles firent rentrer au Trésor de fortes sommes d’argent.

En même temps, on eut le courage d’entamer les opérations militaires sur un deuxième théâtre. Déjà au commencement de l’hiver, on avait envoyé Thrasybule à Athènes pour annoncer la victoire d’Abydos et engager les citoyens à envoyer de nouvelles troupes. Il les trouva bien disposés, et leur bonne volonté s’accrut encore lorsqu’il réussit, pendant les mois d’hiver, à repousser une attaque du roi Agis et à diminuer ainsi sensiblement la crainte qu’inspirait l’armée de terre des ennemis. On leva donc, pour pouvoir combattre aussi sur terre l’ennemi du dehors, 1.000 hoplites et 100 cavaliers, et on équipa 40 trirèmes que l’on confia au printemps à Thrasyllos. Il parait que celui-ci, encouragé par ses derniers succès et la confiance de ses concitoyens, ne voulait pas se contenter d’amener de nouveaux renforts à Alcibiade, mais se proposait d’agir de sa propre initiative. Lors donc qu’il se fut rendu avec sa flotte à Samos, ou se trouvait à ce moment une partie considérable de la caisse militaire des Athéniens, il profita de l’occasion pour attaquer l’Ionie, où Tissapherne avait été abandonné de ses anciens alliés, fatigués de sa poli tique à double face. La fortune semblait vouloir favoriser Thrasyllos. Il prit rapidement Colophon et Notion, et il crut ne pouvoir rien faire de plus glorieux que de replacer sous la domination d’Athènes Éphèse, qui était devenue un des principaux points d’appui de la puissance des Perses. Mais le coup ne réussit pas. Tissapherne lança ses cavaliers pour appeler aux armes la population des campagnes : il excita leur fanatisme en leur disant qu’il fallait défendre la grande déesse d’Éphèse ; des troupes siciliennes et celles d’Antandros le soutinrent, et les Athéniens, au milieu de l’été, essuyèrent une défaite qui déjoua tous leurs plans ambitieux. Toute la campagne était manquée ; le seul avantage qu’on en retira fut que Thrasyllos réussit à surprendre en route les Syracusains qui se rendaient à Abydos. Quatre de leurs vaisseaux tombèrent en son pouvoir ; les prisonniers furent envoyés à Athènes, et, pour se venger du traitement que les Syracusains avaient infligé aux Athéniens, on les enferma dans les carrières du Pirée[14].

Le malheur de Thrasyllos ne fit que rehausser la renommée d’Alcibiade, qui, bien qu’il n’eût pas l’occasion de conduire la flotte à de nouvelles victoires, sut faire la guerre dans l’Hellespont de manière à procurer aux siens de la gloire et du butin. Son but était de rendre peu à peu plus traitable Pharnabaze, qui continuait la guerre avec une opiniâtreté incroyable et faisait avancer sans cesse de nouvelles troupes, tant d’infanterie que de cavalerie, pour rester maître du littoral du côté de la terre. Alcibiade fit les incursions les plus audacieuses sur le territoire du satrape, enleva des troupes entières de prisonniers et extorqua des rançons considérables. Sous lui, les Athéniens était devenus si mirs de vaincre et si fiers que, lorsque les troupes de Thrasyllos voulurent se joindre à eux, ils les repoussèrent, à cause de l’échec qu’elles avaient subi à Éphèse. Les deux corps d’armée se battirent pendant quelque temps séparément et ne se réunirent que lorsque les nouveaux-venus, enflammés du désir de se montrer dignes d’Alcibiade, eurent accompli sous ses yeux de brillants faits d’armes près d’Abydos.

C’est ainsi que les Athéniens se préparaient par des engagements partiels à des entreprises plus importantes ; car il paraissait nécessaire de soumettre les deux villes du Bosphore, bien qu’on ne se fût pas encore rendu maître d’Abydos. On avait maintenant assez d’argent et de courage pour de semblables entreprises, et il y avait péril à temporiser. En effet, à l’instigation du roi Agis, qui s’irritait à Décélie de voir le succès de ses opérations compromis par les arrivages considérables du Pont, on avait, avec le secours de Mégare, la métropole de Byzance et de Chalcédoine, équipé une petite escadre avec laquelle Cléarchos avait réussi à franchir l’Hellespont et à débarquer a Byzance. Une fois là, il devait, comme naguère Brasidas en Thrace et Gylippe à Syracuse, diriger d’une main ferme la résistance opposée aux Athéniens.

Chalcédoine attira la première les regards d’Alcibiade. Il y avait là une garnison spartiate sous Hippocrate, lieutenant de Mindaros ; les habitants vivaient en très bonne intelligence avec les Thraces du voisinage et avaient un puissant protecteur dans la personne de Pharnabaze. Alcibiade, au moyen d’une série d’incursions, commença par inspirer une telle frayeur aux tribus thraces, auxquelles, en prévision d’un siège, les habitants de Chalcédoine avaient confié leurs trésors, et par prendre sur elles un empire tel qu’elles consentirent, à livrer ce qu’on leur avait confié ; dès lors, les Athéniens purent énergiquement pousser le siège de la ville avec son propre argent. La presqu’ile sur laquelle elle était située fut coupée par une palissade qui s’étendait d’une mer à l’autre ; le point où coulait la petite rivière de Chalcédon fut fortifié avec soin, et une attaque faite simultanément du dedans et du dehors contre les ouvrages athéniens victorieusement repoussée, Thrasyllos faisant face aux assiégés, et Alcibiade aux forces de Pharnabaze ; Hippocrate lui-même périt dans le combat, et sa mort décida du sort de la ville[15].

Le résultat le plus important de ce brillant fait d’armes fut le changement des dispositions de Pharnabaze à l’égard des Athéniens, changement auquel Alcibiade travaillait depuis si longtemps. Le satrape avait perdu toute confiance dans la politique qu’il avait suivie jusque-là ; il offrit donc un armistice dont on devait profiter pour conclure, avec sa coopération personnelle, un traité entre Athènes et la Perse. Il était prêt à payer vingt talents pour les habitants de Chalcédoine, afin d’éviter que leur ville ne fût occupée par les Athéniens ; mais elle devait, comme autrefois, être tributaire et payer tous les arrérages de son tribut. On voit qu’il ne voulait à aucun prix laisser Chalcédoine à l’entière discrétion des Athéniens.

Les négociations avaient commencé pendant qu’Alcibiade, qu’ennuyait le siège, avait entrepris de nouvelles expéditions. Il était parti de Chalcédoine pour faire rentrer des tributs et lever des troupes sur les bords de l’Hellespont et dans la Chersonèse. Avec les mercenaires qu’il avait enrôlés en Thrace, il se porta devant Sélymbria, il l’ouest de Byzance. La ville était encore en insurrection, mais il était d’intelligence avec une partie des citoyens et attendait le signal convenu. On allume ce signal de si bonne heure qu’il n’a pas encore ses hommes sous la main : mais il n’en pénètre pas moins de nuit, par les portes ouvertes, dans l’intérieur de la ville avec 30 hommes seulement. Une fois entré, il s’aperçoit que les citoyens s’avancent en armes. Il ne veut pas fuir et ne peut résister ; la ruse seule peut le sauver. D’un coup de trompette, il fait faire silence ; puis il fait proclamer à haute voix qu’il ne sera fait de mal à personne. Les Sélymbriens croient qu’une armée entière se trouve dans leurs murs et entament des négociations pendant lesquelles les soldats d’Alcibiade arrivent peu à peu[16]. On accorde aux habitants un traité très avantageux, comme le prouve un document qui nous a été conservé en partie[17]. Ils s’engagent à fournir de l’argent et des troupes ; mais on leur garantit leur constitution, et les Athéniens et leurs alliés renoncent même à toute indemnité pour les dommages qu’avaient éprouvés leurs propriétés durant les hostilités. Les Sélymbriens envoient des otages à Athènes ; mais, sur la proposition d’Alcibiade, on rend bientôt à ceux-ci leur liberté.

Après cet heureux coup de main, le général revint au camp et n’hésita pas à ratifier le traité conclu avec Pharnabaze. La perspective de pouvoir malgré tout réaliser la promesse qu’il avait faite aux Athéniens, relativement aux subsides perses, était trop séduisante ; d’ailleurs, son plus grand désir avait toujours été de pouvoir s’appuyer sur la Perse pour accomplir ses propres projets et achever d’humilier les Spartiates. Il se sentait de nouveau dans le genre d’activité qui flattait le plus son amour-propre, dans le double rôle de général et de négociateur.

Pour ménager Pharnabaze, on renonça désormais à toute attaque contre Abydos, mais on entreprit avec la plus grande énergie la dernière des tâches qu’on dit à accomplir sur les bords de la Propontide et la plus ardue de toutes, la prise de Byzance, le boulevard le plus important du Bosphore.

Aucune ville n’était plus nécessaire aux Athéniens pour leurs besoins de tous les jours, aucune n’était plus difficile à prendre. Car les remparts de la ville étaient construits en pierre et d’une solidité sans exemple ; on ne pouvait réussir par la force, et au dedans de l’enceinte commandait un homme d’une volonté de fer, qui avait eu le temps de prendre ses mesures à l’approche du danger et qui avait sous ses ordres des troupes exercées, des Péloponnésiens, des Mégariens et des Béotiens. Pendant tout l’été, toutes les forces d’Athènes se déployèrent autour de la ville. La flotte, qui ne rencontrait aucune résistance, serrait de près le port ; du côté de la terre, la ville était cernée par un mur ; elle finit par souffrir de la famine : c’est ce qu’attendaient les assiégeants. Cléarchos laissa périr ceux qui ne portaient pas les armes, en réservant avec une dureté inexorable toutes les provisions pour ses guerriers. Il fut forcé à la lin de chercher du secours au dehors. Il sortit secrètement de la ville pour se procurer de l’argent et des vaisseaux. Alcibiade sut mettre ce temps à profit. Après avoir noué des relations secrètes avec les ennemis de l’impitoyable commandant de la place, il lit répandre le bruit que les affaires d’Ionie rendaient sa présence nécessaire et partit un matin avec toute la flotte. Mais, le soir même, il revint avec toutes ses troupes reprendre ses anciennes positions ; tout. à coup le port retentit de formidables cris de guerre : toute la garnison se précipita de ce côté en laissant sans défenseurs la partie de la ville qui regarde le continent[18]. C’est par lit qu’Alcibiade pénétra dans la place, avec le secours de ses partisans, et occupa ce qu’on appelait le quartier thrace. La garnison revient en toute hâte du port. Les deux années se rencontrent sur la place du marché. Une bataille en règle s’engage sur cette vaste esplanade ; à la fin, Alcibiade reste vainqueur à l’aile droite, Théramène, à l’aile gauche. Les Péloponnésiens, qui fuient vers les autels, sont faits prisonniers, et les Byzantins, traités avec une sage modération selon la promesse qu’on leur avait faite, redeviennent les alliés d’Athènes[19].

La prise de Byzance fut, pour ainsi dire, le couronnement du grand œuvre entrepris dans les eaux du Pont ; elle fit échouer complètement toutes les entreprises que Mindaros et Pharnabaze y avaient commencées, et assura aux Athéniens les ressources les plus importantes ; ce fut un succès que ne put amoindrir sensiblement la perte simultanée de Pylos et de Nisæa[20]. II n’y avait rien de plus à faire pour le moment ; car, pendant les négociations qu’on avait entamées en Perse et dont on attendait les résultats avec la plus grande impatience, il fallait éviter avec soin d’irriter les lieutenants du Grand-Roi. Quelque envie qu’eût Alcibiade de rapporter tout rédigé le traité concernant les subsides, il ne put refouler plus longtemps le désir tic revoir Athènes ; il fallait que sa présence achevât de mettre en pleine lumière sa situation vis-à-vis de sa patrie. On laissa, pour protéger l’Hellespont, des forces suffisantes ; les autres escadres se réunissent à Samos, et, tandis que Thrasybule continue avec 50 vaisseaux à soumettre les villes de Thrace, Thrasyllos se rend au Pirée avec les autres pour préparer l’arrivée du vainqueur. Tous les vaisseaux sont ornés comme pour une fête ; ils sont chargés de butin et de prisonniers ; ils portent comme parure les débris des trirèmes ennemies détruites dans l’Hellespont ; environ 114 vaisseaux pris à l’ennemi suivent en longue file le cortège triomphal ; Alcibiade exécute en personne une course audacieuse jusqu’à l’entrée des ports des Lacédémoniens, afin de montrer au monde à qui maintenant appartient la mer, et, après avoir reçu la nouvelle de sa réélection comme stratège. il entre enfin au Pirée, le 25 Thargélion (au commencement de juin), avec ses 20 trirèmes sur lesquelles il rapporte un butin de 100 talents, produit de ses dernières courses[21].

Ce fut une journée comme Athènes n’en avait encore jamais vu. Toute la ville était sur le rivage ; on ne voyait que des têtes jusque sur les hauteurs de Munychie ; ce n’est qu’un cri d’enthousiasme pour saluer l’approche du héros. Au début, Alcibiade hésite encore à se confier aux siens ; mais, on le voit bien, sa crainte est sans fondement ; le passé est expié, les difficultés du présent sont oubliées, l’esprit de parti a disparu au milieu de la joie universelle causée par le don inestimable que les dieux ont fait à la ville dans la personne de cet homme unique. Les patriotes sensés aussi bien que les masses voient en lui le sauveur de l’État, un homme admirablement doué, le seul capable de maintenir dans leur intégrité, contre les factions du dedans et les ennemis du dehors, la puissance et l’honneur d’Athènes. Au moment où, après sept ans d’absence, il pose pour la première fois le pied sur le sol natal, jeunes et vieux se pressent autour de lui pour le voir, recevoir son salut, toucher ses vêtements et lui jeter des couronnes de fleurs. On le mène en triomphe à la ville ; involontairement, la foule se porte au Pnyx pour entendre de nouveau. du haut de la tribune, cette voix aimée. Alcibiade glisse rapidement sur le passé. Ce n’est pas vous, dit-il aux Athéniens, qui êtes cause de tous ces factieux malentendus, de toutes les erreurs commises ; c’est une destinée jalouse et ennemie qui régnait sur la ville. Maintenant, les nuages se sont dissipés et une nouvelle ère de prospérité commence. Il expose aux citoyens les perspectives et les devoirs auxquels doit suffire l’État, et ses concitoyens lui prouvent leur confiance illimitée, non seulement en révoquant tous les décrets portés contre lui, en détruisant tous les monuments de sa condamnation, en lui restituant ses biens et en lui décernant des couronnes d’or, mais en lui conférant les fonctions de général en chef sur terre et sur mer avec un pouvoir illimité, et en mettant à sa disposition, sans condition aucune, toutes les ressources de l’État. Le peuple entier remet unanimement entre ses mains le sort de la cité ; il était en possession d’une autorité telle que Périclès lui-même n’en avait guère possédé de semblable.

Alcibiade employa les mois d’été à pousser les préparatifs et accoutuma doucement ses concitoyens à une direction centralisée des affaires publiques. Bien que, à cause des dangers que présentait sa situation nouvelle, il n’osât pas attaquer Décélie, il rendit pourtant aux Athéniens ce qu’ils ne connaissaient plus depuis longtemps, la sécurité dans leur propre pays. Depuis des années, la procession d’Éleusis n’avait pas eu lieu ; on put la faire, le 20 du mois de Boédromion (fin septembre), le long de la voie sacrée, sous la protection des troupes et dans le plus grand ordre[22]. Cet événement releva le moral des Athéniens autant que la plus brillante victoire, et Alcibiade, par cette pieuse cérémonie, put réparer les étourderies de jeunesse qu’il avait autrefois commises. Les déesses des Mystères, Déméter et Perséphone, que les Athéniens nommaient avec une vénération spéciale leurs deux déesses, étaient apaisées.

Alcibiade se trouvait ainsi, comme général en chef, à la tête de l’État qu’il avait tiré de la position la plus désespérée, qu’il avait vengé des Spartiates, des Béotiens, des Syracusains, ainsi que des alliés infidèles, et dont il avait fait le maître absolu de la mer. On avait de nouveau quelques excédants de recettes : à la suite des victoires remportées dans l’Hellespont, le dieu de la richesse était rentré an Trésor du Parthénon, comme Aristophane nous le représente dans son Plutus[23].

Il ne manquait au bonheur de la ville que des garanties de durée. Il restait à accomplir en Eubée et en Ionie les tâches les plus difficiles ; pour plaire au peuple, on recommençait à gaspiller les fonds publics ; de nouveaux embarras étaient inévitables, et Alcibiade n’était pas assez fort pour pouvoir heurter de front les penchants de la foule ; il fallait trouver de nouvelles ressources. Mais Alcibiade croyait savoir où en trouver. Chaque jour il attendait des nouvelles de son ami Mantithéos, qui était allé à Suse avec Pharnabaze. Ce n’est qu’après avoir trouvé un appui dans les trésors du Grand-Roi qu’il espérait se rendre vraiment indispensable et atteindre lui-même cette position qui, de tout temps, avait été le rêve de son ambition. Seulement, il avait pris des allures plus calmes. Il avait derrière lui une jeunesse orageuse, et, à quarante ans passés, il était devenu plus modéré, plus prudent, plus circonspect. L’ombre de Périclès hantait sa pensée ; un gouvernement personnel était plus nécessaire que jamais pour sauver l’État. Car la population, depuis le procès des Hermès, avait complètement perdu sa consistance d’autrefois ; la loi et la constitution étaient impuissantes ; la ville était devenue le théâtre de la lutte des partis, dont les forces destructives ne pouvaient être maitrisées que par un homme placé au-dessus d’elles et investi d’un pouvoir royal. Alcibiade pouvait se dire que sa propre grandeur et le salut de l’État étaient choses indissolublement unies.

 

 

 



[1] Comme les sommes fournies par les alliés de l’Asie et de l’Archipel ne pouvaient être qu’en partie expédiées à Athènes, les Athéniens devaient aller les percevoir eux-mêmes. On créa à cet effet à Samos une caisse militaire à laquelle les trésoriers d’Athènes pouvaient donner des ordres de versements (C. I. ATTIC., I, n. 188). Cf. BÖCKH, Staatshaushaltung, II, p. 23. KIRCHHOFF, Abhandl. d. Berl. Akad., 1876, p. 52 sqq.

[2] THUCYDIDE, VIII, 108. PLUTARQUE, Alcib., 27.

[3] THUCYDIDE, VIII, 85.

[4] THUCYDIDE, VIII, 99.

[5] THUCYDIDE, VIII, 104-105.

[6] Les deux batailles s’appellent l’une et l’autre batailles de Cynosséma (THUCYD., VIII, 104), du nom d’un promontoire de la Chersonèse, près de Madytos. La seconde eut lieu άρχομένου τοΰ χειμώνος (XÉNOPHON, Hellen., I, 4-7). CAMPE (in Jahrbb f. Philol., p. 705 sqq.) a voulu rapporter à une seule et même bataille le récit de Thucydide et celui de Xénophon, mais sans motifs suffisants. Dans Diodore (XII, 10 et 45), les deux engagements sont aussi distingués l’un de l’antre.

[7] DIODORE, XIII, 49.

[8] XÉNOPHON, Hellen., I, 1, 11-26. DIODORE, XIII, 49-51. CAMPE, op. cit., p. 714 sqq.

[9] Voyez la dépêche lamentable expédiée au nom de Mindaros (XÉNOPHON, Hellen., I, 1, 23. PLUTARQUE, Alcibiade, 28).

[10] Fête d’actions de grâces à Athènes (DIODORE, XIII, 52).

[11] Sur les conséquences politiques de la victoire, voyez W. VISCHER, Untersuchungen über die Verfassung von Athen in den letzten Jahren des peloponnesischen Krieges.

[12] DIODORE, XIII, 52. PHILOCHORE in Fragm. Hist. Græc., I, p. 403.

[13] Sur le δεκατευτήριον de Chrysopolis, voyez XÉNOPHON, Hellen., I, 1, 22. DIODORE, XIII, 64. BÖCKH, Stauthaushaltung, I, p. 441.

[14] XÉNOPHON, Hellen., I, 2.

[15] XÉNOPHON, Hellen., I, 3. Sur le ruisseau Χαλκήδων, cf. ARR., EUST., DION. PERIEG., 803.

[16] XÉNOPHON, I, 3, 10. PLUTARQUE, Alcibiade, 30 (d’après Éphore). DIODORE, XIII, 66 (d’après Théopompe).

[17] KOUMANOUDIS, Άθήναιον, V, p. 513. C. I. ATTIC., IV, n. 61 a. Ce document contient la ratification accordée par le peuple, sur la proposition d’Alcibiade, à la convention conclue avec Sélymbria ; on y ordonne du même coup la mise en liberté des otages livrés à Alcibiade lors de la capitulation, et le renouvellement des droits de proxène athénien pour un certain Apollodoros, qui fait partie des otages.

[18] XÉNOPHON, Hellen., I, 3, 20.

[19] XÉNOPHON, Hellen., I, 3, 13-22. DIODORE, XIII, 66-67. PLUTARQUE, Alcib., 31.

[20] Pylos était encore au pouvoir des Athéniens dans la 3e prytanie de Ol. XCII, 3 (sept.-oct. 410), et Hermon y commandait (C. I. ATTIC., I, n. 188). La place doit avoir été livrée aux Messéniens peu de temps après, durant l’hiver 410-409, à condition que la garnison athénienne se retirerait librement (DIODOR., XIII, 64). Nisæa fut perdue à peu près vers le mène temps (DIODOR., XIII, 65).

[21] XÉNOPHON, Hellen., I, 4, 8-20. DIODORE, XIII, 63 sqq. PLUTARQUE, Alcib., 32 sqq. Cf. HERBST, Rückkehr des Alcibiades, Hamburg, 1843.

[22] PLUTARQUE, Alcibiade, 34.

[23] La première représentation du Plutus eut lieu sous l’archontat de Dioclès (409/8). D’après R. FR. HERMANN (Gesamm. Abhandl., p. 39), la pièce n’a pas subi de modifications essentielles dans sa forme remaniée.