HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA GUERRE JUSQU’À LA PAIX DE NICIAS.

 

 

§ V. — LASSITUDE DES BELLIGÉRANTS.

Tandis que les Spartiates ne peuvent se mouvoir dans leur péninsule, qu’ils voient leurs côtes aux- mains de l’ennemi et qu’ils tremblent devant leurs propres esclaves, leur général, sans exposer la vie de ses concitoyens et sans mettre à contribution les ressources de l’État, a relevé au loin l’honneur de Sparte. Au nom de Sparte il juge les différends de princes macédoniens, contraint l’une après l’autre les villes de la côte à lui prêter le serment de fidélité, fait de l’une des plus importantes et des plus indispensables colonies d’Athènes le centre d’un empire fédéral d’une croissance rapide, entreprend la construction d’une flotte sur le Strymon pour y créer, comme Histiée autrefois l’avait tenté, une puissance maritime. Myrcinos, la capitale des Édoniens, au pied du Pangæon, les colonies de Thasos sur la terre ferme, que Thucydide avait tenues en respect, d’autres villes au delà du Strymon, où les mines d’or de la Thrace lui offraient leurs richesses, lui jurent obéis-satire, soit en se déclarant ouvertement pour lui, soit par des messages secrets ; les villes rivalisent de zèle. En Chalcidique, il ne reste plus à Athènes que la presqu’île occidentale.

On reconnaît et on admire en Brasidas sa ville natale, capable de former de pareils citoyens ; on croit que Sparte a enfin fait un effort pour se montrer telle que les Grecs déçus l’avaient espéré au commencement de la guerre ; qu’elle se conduira en État désintéressé, juste, énergique, n’ayant d’autre but que de rendre aux cités grecques leur indépendance. Car ce n’est que comme défenseur de la liberté des Grecs que Brasidas demande aux Athéniens de rendre aux alliés leurs propriétés occupées par la force ; il les traite même avec douceur dès qu’ils se retirent de bon gré ; et, se plaçant toujours au même point de vue, il ne veut pas que les partisans qui lui ouvrent les portes des villes soient considérés comme des traîtres, mais comme de libres instruments de l’indépendance des Hellènes, comme des patriotes qui ont bien mérité de leur pays. Grâce à cette politique aussi sage qu’énergique, il put donner, après huit années d’hostilités, une tournure toute nouvelle à la guerre ; c’est pour cette raison qu’il entreprit cette nouvelle campagne avec courage et crut pouvoir compter sur un appui énergique.

Mais, à Sparte et à Athènes, les dispositions étaient tout autres que dans le camp de Brasidas. A Sparte, sa gloire n’avait fait qu’accroître l’antipathie qu’inspirait sa personne, et. l’on ne se réjouissait de ses succès qu’autant qu’ils semblaient devoir amener la fin de la guerre. Depuis le malheur de Pylos, le parti de la paix régnait en maître. On n’avait plus d’autre but que de s’emparer d’objets qui pussent servir à l’échange des prisonniers. A l’époque donc où Brasidas commençait comme une guerre nouvelle et annonçait dans ses manifestes la délivrance des Hellènes, qui enfin allait devenir une réalité, Sparte était complètement lasse de la guerre et toute prête à renoncer à tout projet d’intérêt général ; la politique égoïste de son oligarchie la poussait à tout abandonner, ses alliés et son propre honneur ; elle n’avait qu’un but : délivrer des prisons d’Athènes les membres de ses grandes familles[1].

Une complication particulière de relations personnelles vint encore soutenir dans leurs efforts les partisans de la paix à Sparte : ce roi Plistoanax, fils de Pausanias, qui, gagné par l’or de Périclès, avait évacué l’Attique, vivait depuis en exil sur le sommet du Lycée, la montagne sacrée des Arcadiens, sous la protection de Zeus ; il s’était construit une demeure près du mur du temple, de sorte qu’il était toujours sûr de pouvoir se retirer sur le terrain consacré au dieu si on venait. à le poursuivre[2]. Il avait passé de longues années sur ces hauteurs boisées et battues des tempêtes, sans jamais renoncer à l’espoir du retour. Il s’était dans ce but adressé aux prêtres de Delphes ; l’oracle, pendant longtemps et chaque fois que les Spartiates lui envoyaient une ambassade, les invita à ramener de l’étranger le rejeton d’Héraclès, fils de Zeus ; sinon ils se verraient obligés de labourer avec des socs d’argent[3], c’est-à-dire que la disette leur ferait acheter au prix des plus grands sacrifices les objets les plus nécessaires. Ces conseils ne restèrent pas sans effet, et, après dix-neuf ans d’exil, le roi fut ramené en grande pompe et replacé sur le trône des Héraclides. Mais lorsque, bientôt après, la détresse intérieure devint plus grande que jamais, lorsqu’on sut par quels moyens l’oracle avait été gagné, on regretta ce qu’on avait fait et l’on mit tous les malheurs présents sur le compte de l’action illégale qu’on s’était laissé décider à commettre.

Dans ces circonstances, la politique de Plistoanax devait avoir pour but unique d’amener la paix ; car il ne croyait pouvoir se maintenir que si la paix était rendue à Sparte, et les prisonniers à leur patrie ; leur retour longtemps désiré donnerait de l’éclat à son règne et le ferait considérer comme une. heureuse époque. Delphes poursuivait le même but de toutes ses forces ; car, si d’abord on y avait approuvé la guerre, on v comprenait de plus en plus que la fin n’en serait guère favorable aux intérêts de Sparte et de Delphes, et l’on constatait que, pendant la guerre, les sentiments religieux, la vénération des sanctuaires communs de la nation, la fréquentation des lieux saints, les fondations pieuses et les offrandes allaient diminuant de jour en jour, au grand détriment des instituts sacerdotaux.

Il arriva donc que les victoires remportées en Thrace produisirent, en fin de compte, un effet tout opposé à celui qu’avait espéré le vainqueur. Les Spartiates, au lieu de prendre une attitude plus fière et plus ferme, n’en recherchaient la paix qu’avec plus d’ardeur, parce qu’ils ne croyaient pas à la durée de ces succès et qu’ils voulaient en conséquence prévenir un revers subit de fortune. Ils voyaient en Brasidas un aventurier favorisé par la chance ; sa popularité éveillait leurs soupçons, attendu qu’ils n’avaient pas les moyens de conserver en leur pouvoir ces contrées lointaines, où plus d’un général déjà avait conçu des projets d’ambition personnelle ; et, bien qu’ils trouvassent fort commode de vaincre avec l’argent des autres et des hilotes armés, ceci même était pour eux une cause de soucis et d’inquiétude. Bref, à Sparte, la royauté et l’aristocratie voulaient la paix à tout prix, pour pouvoir réorganiser à l’intérieur dans le sens de leurs intérêts l’État ébranlé, et il ne leur fut pas difficile d’obtenir encore dans le courant de l’hiver qu’on renouât les négociations avec Athènes.

Athènes, la disposition des esprits pendant la dernière année de la guerre avait aussi naturellement changé. Le parti modéré, qui avait désapprouvé le refus inconsidérément opposé aux premières propositions de paix, avait retrouvé son influence depuis que les échecs essuyés en Béotie avaient si vile confirmé ses sages avertissements et montré l’inconstance de la fortune. Depuis la défaite de Délion, Athènes était fatiguée de la lutte. La position respective du parti de la paix et du parti de la guerre était devenue tout autre depuis qu’on avait les moyens de faire une paix honorable dès qu’on le voudrait, Une continuation sans but de la guerre devait être maintenant considérée comme un entêtement criminel, et la voix publique se déclarait de plus en plus contre ce système, surtout sur la scène.

Au mois titi février 425 (Ol. LXXXIII, 3), par conséquent peu de temps avant l’occupation de Pylos, Aristophane avait fait, représenter les Acharniens. Il y met en scène le bonhomme Dicæopolis, qui vient en ville demander qu’on fasse la paix. L’honnête campagnard, avec son simple bon sons, voit tons les travers de la politique athénienne, l’incertitude, des brillantes alliances qu’on fait miroiter aux yeux du peuple, et tous les abus de la démagogie qui tient la cité dans une agitation perpétuelle et ferme la bouche à tous les gens raisonnables. Il ne se laisse pas le moins du monde ébranler même par la colère des paysans acharniens, qui ne peuvent pardonner aux Spartiates la dévastation de leurs vignobles ; il fait venir de Sparte différentes sortes de paix, et, enchanté du goût qu’il trouve à celle de Trente ans, il se hâte de conclure une paix particulière pour sa maison, laquelle est dès lors comblée de tant de bénédictions et de prospérité que l’eau en vient à la bouche à tous ses voisins.

L’année suivante, le poète parle en son propre nom, avec plus de sérieux et d’audace, étroitement associé avec ses amis les chevaliers[4], qui donnent leur nom à la pièce parce qu’un groupe de chevaliers formait le chœur. C’est une charge à fond du parti aristocratique ; l’État athénien y est représenté par la maison d’un vieillard qui s’est donné, lui et tout ce qu’il possède, à un esclave paphlagonien ; ledit Paphlagonien se laisse surpasser en fait de roueries démagogiques par un rival, et, une fois qu’il est mis à la porte ; son vieux maître retrouve une jeunesse et une félicité nouvelle et rougit de sa folie passée.

Les Chevaliers valurent à Aristophane un nouveau procès, et le poète expia son audace, par beaucoup d’ennuis. Car le terrorisme de Cléon dura quelque temps encore ; ce fut lui, il nous est permis de le supposer, qui fit bannir Thucydide ; il prouva au peuple que Brasidas n’avait obtenu ses succès que grâce à la négligence des généraux et au manque d’énergie des citoyens. Mais il ne put réduire au silence le parti de la paix, de jour en jour plus nombreux ; après avoir repoussé à trois reprises les propositions de Sparte, on signa au commencement du printemps un armistice d’un an, qu’on considéra dans les deux camps comme les préliminaires de la paix.

La forme du traité que Sparte offrit à Athènes montre que les prêtres de Delphes n’étaient pas étrangers à sa rédaction. Une des premières clauses stipulait que l’accès du temple de Delphes redeviendrait libre, par mer et par terre. Sparte et Athènes devaient ensemble garantir la paix de Delphes et les propriétés du dieu. La mer Égée devait être rouverte aux Lacédémoniens et à leurs alliés, mais seulement aux bâtiments à voiles, c’est-à-dire aux bateaux marchands, et encore ceux-ci ne devaient pas dépasser une certaine grandeur, afin que, d’aucune façon, on ne pût amener du renfort à Brasidas ; on devait aussi rétablir la libre circulation entre Athènes et le Péloponnèse. Jusqu’à la conclusion de la paix, chaque parti devait garder ses possessions ; clans ce but, on traça aux garnisons lacédémoniennes, aussi bien qu’à celles des Athéniens à Pylos, à Cythère, à Nisæa, à Minoa et à Trœzène, des lignes de démarcation exactes qu’elles ne devaient pas franchir ; pendant la durée de l’armistice, aucun des deux partis ne devait recevoir de transfuges[5].

Tout le traité était rédigé de façon à satisfaire le grand nombre de ceux qui désiraient voir les relations se rétablir en toute liberté, tout en évitant ce qui aurait paru menacer d’une manière quelconque la puissance actuelle des Athéniens. En somme, grâce à leurs conquêtes, ceux-ci gardaient toujours l’avantage. Ces préliminaires reconnaissaient pleinement la domination maritime d’Athènes, et en même temps, sans qu’il fia besoin de nouvelles dépenses et opérations militaires, ils mettaient une barrière à la défection imminente de leurs alliés. Le parti conservateur tenait beaucoup à rétablir les relations avec Delphes ; à cet égard il avait pour lui l’opinion publique, et les Grecs voyaient reparaître devant leurs yeux la perspective séduisante d’une paix universelle, avec la célébration pacifique des grandes fêtes nationales. Aussi Lachès, qui dans cette circonstance était l’organe du parti modéré[6], réussit-il sans peine à faire accepter à l’assemblée populaire le traité, qui fut confirmé par serment au mois d’Élaphébolion (mars) par trois généraux athéniens et par les ambassadeurs de Lacédémone, de Corinthe, de Mégare, de Sicyone et d’Épidaure. On espérait que, quand les divers États auraient goûté pendant quelques mois les bienfaits de la paix, on verrait se produire partout un apaisement des esprits et une aversion décidée pour la guerre ; à Athènes même, on était si bien disposé que les généraux furent autorisés à engager des pourparlers avec les Péloponnésiens pour jeter les bases d’une paix durable. On commença par envoyer deux commissaires en Thrace pour y donner connaissance du traité, et on les choisit portant des noms de bon augure : celui des Lacédémoniens s’appelait Athénæos, et celui des Athéniens, Aristonymos.

En Thrace, ces envoyés trouvèrent tout changé. Pendant ce temps, en effet, Brasidas ne s’était nullement préoccupé de ce qui se passait à Sparte ; dans son ardeur belliqueuse, il avait profité des circonstances pour s’emparer encore d’une place forte située sur Pallène, la troisième des presqu’iles de la Chalcidique. La ville de Scione, située sur la côte méridionale de l’allène, avait passé aux Péloponnésiens, bien qu’elle tût non seulement exposée aux attaques de la flotte athénienne du côté de la mer, mais encore menacée sur ses derrières par Potidée. qui rendait tout secours impossible du côté de la terre, Cette défection avait eu lieu deux jours après la conclusion de l'armistice. Aristonymos refusa donc de compter Scione parmi les villes dont le traité assurait provisoirement ]a possession aux Lacédémoniens ; Brasidas au contraire ne songeait pas à rendre la place : il fut impossible de s’entendre. Lorsque la nouvelle en arriva à Athènes, les dispositions pacifiques se changèrent en une irritation des plus violentes, et Cléon, qui avec la minorité avait fait tons ses efforts pour empêcher la conclusion du traité, fut approuvé de tous quand il accusa Sparte de trahison, et de sottise ceux qui se fiaient à elle. Sur sa proposition, on se hâta d’envoyer cinquante trirèmes en Thrace, et tous les habitants de Scione furent condamnés à mort comme traîtres[7].

Lorsque la flotte arriva à Potidée, sous la conduite de Nicias et de Nicostratos, une seconde ville de la presqu’île de Pallène, Mende, située sur le promontoire de Posidion, en face du défilé de Tempé, avait passé à Brasidas et reçu une garnison péloponnésienne, tandis que Brasidas lui-même, avec l’élite de ses troupes, remontait vers l’intérieur de la Macédoine pour aider Perdiccas contre les Lyncestes. Car, si inopportune que fût pour lui cette campagne, la bonne entente avec le roi lui paraissait trop importante pour qu’il osât lui refuser le secours demandé. Mais il se repentit amèrement de cette démarche. Trahi par les Macédoniens pendant une attaque imprévue des Illyriens, il fut entraîné flans une série de combats meurtriers, d’où il ne put se tirer qu’à force de prudence et d’intrépidité[8]. Puis, ses troupes exaspérées ravagèrent une partie du territoire royal et provoquèrent ainsi une rupture avec  Perdiccas. Le roi se rapprocha alors des Athéniens, et, peu avant l’expiration de l’armistice, un traité en règle fut conclu entre lui et les Athéniens[9].

Pendant ce temps, Nicias avait marché de succès en succès : il avait repris Mondé et bloqué Scione[10] ; Brasidas au contraire ne put rien entreprendre, et un renfort considérable qui s’avançait à son secours dut rebrousser chemin sur les frontières de la Thessalie, C’était là un premier effet de la rupture avec Perdiccas. Celui-ci employait à présent contre les Spartiates l’influence qu’il avait en Thessalie, en partie dans son propre intérêt, en partie pour donner aux Athéniens, comme l’y invitait Nicias, la preuve qu’il avait embrassé leur parti. L’ambassade envoyée vers cette époque- en Thessalie avec Amynias, fils de Sellos[11], paraît avoir eu pour but d’empêcher les communications de Brasidas avec Héraclée et le Péloponnèse. Les renforts expédiés dans le nord furent donc arrêtés au passage, et leur chef Ischagoras put seul arriver en Thrace, accompagné de quelques Spartiates destinés à exercer le commandement dans les villes conquises[12]. On craignait en effet à Sparte que Brasidas n’élevât à ces postes importants des gens de basse condition, pris dans son entourage. Cet envoi de troupes ne pouvait donc que contribuer à blesser le général et à empêcher l’exécution de ses plans. Un coup de main qu’il tenta en hiver contre Potidée échoua, et les circonstances restèrent les mêmes jusqu’à l’expiration de l’armistice, qui en Thrace n’avait jamais été observé.

Pendant ce temps, la Grèce avait joui des agréments de la trêve et de la sécurité générale, bien qu’Athènes n’eût pas laissé passer même ce temps-là sans commettre un acte de violence qui fit grand bruit parmi tous les Hellènes. On avait découvert en effet que la récente purification de Délos était insuffisante. Ce n’étaient plus seulement les morts cette fois qui souillaient l’île, mais aussi les habitants actuels : on leur reprochait un crime quelconque commis aux temps passés. Athènes avait-elle des raisons pour se méfier de Délos, ou ne voulait-elle, sous quelque prétexte toujours facile à trouver, qu’employer sa flotte d’une manière utile aux citoyens ? Il est difficile de le dire. Ce qui est certain, c’est que cette fantaisie fut exécutée avec une rigueur impitoyable. Les Déliens, avec leurs femmes et leurs enfants, durent émigrer en Mysie, où Pharnace leur assigna des demeures à Adramyttion et des citoyens athéniens vinrent s’établir sur les propriétés abandonnées. C’était un indigne abus de formalités religieuses dont se rendirent coupables les ennemis du pieux Nicias, comme pour se moquer de lui et de ceux qui partageaient ses opinions. Aussi regarda-t-on les malheurs qui suivirent comme un châtiment des dieux, et, un an plus tard, grâce à l’influence de Delphes, on décida le retour des exilés[13].

Le parti de la guerre réunit maintenant toutes ses forces pour profiter de la liberté d’action que lui rendait l’expiration de l’armistice ; à sa tête était Cléon. Le démagogue sentait que son importance diminuerait à mesure qu’on verrait renaître le calme des esprits et les sympathies générales entre Hellènes[14]. Il lui fallait des temps orageux pour rester influent. Plus les classes aisées se montraient fatiguées de la guerre, et plus il s’adressait aux classes inférieures ; il accusait les riches de lâcheté ; il parlait de la honte dont se couvriraient les Athéniens s’ils laissaient plus longtemps Amphipolis entre les mains de Brasidas, et il réussit enfin à faire passer un décret qui ordonnait l’équipement d’une nouvelle flotte.

Le parti de la paix était battu, mais assez puissant encore pour paralyser, dès le début, le succès de l’entreprise. Il était heureux, au fond, des succès de Brasidas ; car ils lui faisaient espérer la paix. En effet, si Sparte n’avait rien à offrir en échange de Pylos, Cythère et autres places, il était à prévoir que Cléon lui ferait dicter des conditions de paix telles qu’il lui serait impossible de les accepter. Il arriva donc, probablement à l’instigation du parti de la paix, que Cléon lui-même fut nommé commandant de l’armée[15] ; malgré ses succès à Sphactérie, il passait pour un général incapable ; les troupes qui l’accompagnaient étaient, il est vrai, assez nombreuses (il y avait 1200 hoplites et 300 cavaliers), bien équipées et choisies parmi l’élite des citoyens ; mais, dès le début, elles manquèrent de bon vouloir et de confiance, et il y avait dans le nombre bien des adversaires passionnés de Cléon, qui souhaitaient la défaite de leur propre général.

Brasidas se trouvait dans une situation tout opposée. Il avait peu de soldats d’élite, et la plus grande partie de ses troupes se composait de mercenaires thraces et des contingents des villes de la Chalcidique ; mais, bien que d’origine diverse et mal équipées, il les animait de son esprit. Il était au milieu d’elles comme un héros, admiré et aimé des villes de la Chalcidique, pour lesquelles une ère nouvelle avait commencé depuis son arrivée ; elles ne pouvaient compter que sur Brasidas, maintenant trahi par Perdiccas et séparé des siens, et elles partageaient ses espérances et ses craintes.

Cléon se garda bien de chercher d’abord un pareil ennemi. Il sut trouver les points faibles de la côte de Thrace ; il surprit Torone, dont on élargissait alors les fortifications sur le conseil de Brasidas ; une attaque couronnée de succès la livra aux Athéniens[16]. Vers la fin de l’été, il entra dans le Strymon et d’Eïon fit une expédition heureuse du côté des districts miniers. Mais il hésitait à marcher contre Amphipolis ; car Brasidas disposait de forces égales aux siennes et avait pour lui l’avantage des lieux. Grâce à lui la ville était devenue beaucoup plus forte ; car il avait fait élever un rempart avec des palissades, depuis le mur d’enceinte jusqu’au pont du Strymon, de sorte qu’il pouvait passer le fleuve sans sortir des retranchements ; la hauteur de Cerdylion, située sur la rive opposée, se trouva ainsi englobée clans les fortifications de la ville, et, de ce point élevé, Brasidas pouvait embrasser du regard toute la vallée, jusqu’à l’embouchure du fleuve ; aucun mouvement des Athéniens ne lui échappait. Il n’avait qu’une chose à craindre : l’arrivée des troupes macédoniennes ; l’ennemi eût pu alors l’attaquer sur les deux rives. Il désirait donc livrer bataille aussitôt que possible et il espérait que l’occasion s’en présenterait bientôt.

Cet espoir ne fut pas déçu ; car, comme il l’avait prévu, Cléon n’avait pas assez d’autorité dans son propre camp pour attendre tranquillement ses alliés : ses troupes murmuraient si haut, qu’il fallait qu’il entreprit quelque chose. Il remonta donc sur la rive jusqu’à la hauteur qui relie Amphipolis avec la montagne ; de lé, par-dessus le long mur, on pouvait apercevoir toutes les places et les rues de la ville. Il n’avait d’autre intention que d’embrasser dans son ensemble le terrain dont la connaissance lui était indispensable pour opérer en commun avec les Macédoniens qu’il attendait ; et, comme lui-même pour le moment ne projetait pas d’attaque, il fut assez imprudent pour croire qu’il dépendait de lui de rentrer dans son camp sans livrer bataille.

Mais Brasidas s’était hâté de préparer l’attaque. Comme la masse de ses troupes était si mal équipée qu’il craignait que leur aspect ne fit qu’encourager l’ennemi, il s’entoura de 150 hoplites, leur rappela en peu de mots que cette journée allait faire d’eux de libres alliés de Sparte ou des esclaves d’Athènes, et s’élança au pas de charge par la porte inférieure, celle du rempart. Les Athéniens, en effet, dès qu’ils avaient pu deviner les intentions de Brasidas, s’étaient hâtés de battre en retraite pour ne pas se laisser couper du camp et de la flotte ; l’aile gauche avait pris les devants ; le reste de l’armée suivait, mais sans ordre, sans cohésion et sans tenue, son liane droit, celui que ne protégeait pas le bouclier, tourné vers les portes d’Amphipolis. Brasidas se jeta avec impétuosité sur le centre de l’ennemi, et, pendant qu’il engageait la mêlée, une seconde porte du mur d’enceinte s’ouvrit d’où Cléaridas, avec une troupe plus nombreuse, se précipita sur l’aile droite qui se trouvait encore sur la hauteur, tandis que la gauche, qui s’était détachée d’elle, fuyait en toute hale vers Eïon. Cléon avait perdu toute contenance : l’armée était sans chef et n’agissait plus d’ensemble. Les seuls qui lissent leur devoir étaient les combattants de l’aile droite, qui repoussèrent plusieurs fois Cléaridas. Mais la cavalerie et les archers lassèrent leur résistance. Brasidas lui-même, après avoir enfoncé le centre ennemi, se jeta sur eux ; ils durent abandonner la place et se replier à travers champs, eu subissant des pertes énormes, sur Eïon[17].

Lorsqu’on se compta, six mille hommes manquaient. Cléon lui-même avait été tué pendant la déroute. La victoire des Péloponnésiens fut si complète qu’on prétend qu’ils ne perdirent que sept hommes. Mais, en attaquant l’aile droite, Brasidas lui-même avait été grièvement blessé ; il mourut à Amphipolis immédiatement après son plus beau fait d’armes. La douleur des citoyens se manifesta par les honneurs qu’ils lui rendirent. On lui consacra une sépulture au milieu de la ville, et l’on institua un service funèbre avec des sacrifices et des jeux. On lui conféra les honneurs d’un fondateur de ville, et par là Amphipolis, comme colonie de Sparte, se trouva unie plus étroitement que jamais à la patrie de Brasidas[18].

Si le parti de la paix, à Athènes, avait désiré ou peut-être même fait en sorte que l’expédition contre Amphipolis se terminât de façon à infliger au parti adverse une défaite complète, ses plans se trouvaient réalisés au delà de toute espérance. Son triomphe, il est vrai, avait été chèrement acheté. Actuellement, non seulement le chef du parti de la guerre avait disparu, mais sa défaite s’était produite dans des conditions telles que tous les partisans de sa personne et de sa politique en étaient honteux. Un certain nombre d’hommes passionnés continuaient, il est vrai, à abonder dans son sens, des officiers belliqueux comme Lamachos, des démagogues comme Cléonymos et Hyperbolos ; à eux se joignaient ceux à qui la guerre procurait des bénéfices, les fabricants d’armes, par exemple, ou ceux que stimulait l’ambition ; mais la mort de Cléon avait rendu à Nicias sa liberté d’action ; les tendances qui prévalaient chez les esprits cultivés pouvaient s’afficher avec moins de réserve, et ce n’est pas en vain qu’Aristophane avait fait représenter, après les Chevaliers, trois autres pièces qui toutes tendaient à appuyer l’œuvre de la pacification de la Grèce.

D’un autre côté pourtant, la situation était devenue beaucoup moins avantageuse. Sparte avait dans l’intervalle remporté une victoire plus grande que toutes les précédentes : ses généraux avaient fait éprouver aux meilleures troupes d’Athènes une défaite complète, et cela, avec les contingents fournis par des localités appartenant à la ligue athénienne, des hilotes et des mercenaires barbares. Mais cette victoire ne pouvait cependant ni détourner les Spartiates de leur politique de paix, ni leur faire élever notablement leur prétentions. Ces conquêtes lointaines qu’ils ne pouvaient atteindre ni par terre ni par mer ne leur inspiraient, après comme avant, que peu de confiance ; ils ne les considéraient que comme des gages de délivrance pour les prisonniers et les places de leur littoral occupées par l’ennemi. Sans doute, Brasidas s’était formellement opposé à cette manière de voir, et, s’il avait survécu à sa victoire, il aurait difficilement consenti à renoncer de bon gré à toutes ses acquisitions et à replacer sous le joug d’Athènes ces nouveaux alliés auxquels il avait donné sa parole. Sa mort tira les Spartiates de cet embarras, et, comme des deux côtés les voix qui demandaient la continuation de la guerre jusqu’à la ruine complète de l’ennemi ne se faisaient plus entendre, comme d’ailleurs le traité signé entre Sparte et Argos allait expirer, et comme il était de l’intérêt de Sparte de n’avoir plus alors d’ennemi déclaré auquel les Argiens pussent se joindre, on entama bientôt après la bataille d’Amphipolis, sous l’influence prépondérante de Plistoanax et de Nicias, les négociations pour la paix qui dès lors furent poussées activement et sérieusement des deux côtés[19]. Il est vrai que les Spartiates convoquèrent encore leurs alliés pour le printemps suivant, avec ordre de se préparer à installer en Attique une place d’armes : mais, avant le printemps, les deux États étaient convenus qu’ils prendraient pour base du traité de paix la restauration du statu quo avant la guerre.

Lorsqu’on se fut entendu sur ce point, les alliés de Sparte furent invités à donner leur assentiment. Ils le donnèrent tous, à l’exception des Béotiens et des Corinthiens, auxquels se joignirent pour protester Mégare et Élis. Les derniers événements de la guerre avaient fait naître en Béotie et à Corinthe de nouvelles espérances. Corinthe pensait déjà au rétablissement de sa puissance en Thrace ; elle ne pouvait :se décider à renoncer à tous ses projets, et à laisser même Anactorion aux mains des Athéniens : Mégare était tout aussi peu disposée à renoncer à Nisæa. Thèbes avait bien obtenu, grâce à Sparte, la possession définitive de Platée, et cela sous le honteux prétexte que la ville s’était librement donnée aux Thébains ; mais elle ne voulait pas rendre Panacton, sa dernière conquête sur la frontière de l’Attique. Malgré cette opposition, la majorité des voix l’emporta : le traité fut conclu selon les règles et juré au commencement d’avril par les plénipotentiaires d’Athènes et de Sparte[20].

Au commencement de l’acte se trouvaient les règlements d’usage sur le libre accès des sanctuaires nationaux et l'inviolable indépendance’ de Delphes. Puis venait le point principal : une paix de cinquante ans entre Athènes et Sparte et leurs alliés respectifs, sur terre et sur mer. Ensuite, les clauses particulières qui stipulaient, d’un côté, la restitution d’Amphipolis et des villes de la Chalcidique, de l’autre, celle de Pylos, de Cythère, de Méthone, et des deux points situés sur les côtes de la Grèce centrale, File d’Atalante et le port de Ptéléon en Phthiotide. Il fut décidé que les villes de la Chalcidique paieraient un tribut à Athènes, non pas d’après le recensement de 425, mais d’après la taxe arrêtée par Aristide ; du reste, elles devaient être libres et indépendantes ; il devait être permis à tout habitant d’émigrer avec son bien en toute sécurité. Parmi les villes qui avaient fait défection, on mentionnait en particulier Argilos, Stagire, Acanthes, Scolos et autres. Ces villes ne devaient faire partie d’aucune ligue ; mais Athènes pourrait, si elle le jugeait bon, les inviter à s’allier librement à elle. Des traités particuliers de ce genre paraissent avoir été conclus aussi avec les villes de la Bottiée[21]. Les prisonniers devaient être réciproquement restitués. Enfin, une copie du traité devait être exposée dans les sanctuaires nationaux, ainsi qu’à Sparte et à Athènes ; et tous les ans on jurerait solennellement de l’observer[22].

C’est là ce qu’on appelle depuis l’antiquité la paix de Nicias, le traité qui mit fin à la guerre des deux confédérations grecques, après que celle-ci eût duré un peu plus de dix ans, c’est-à-dire depuis l’attaque de Platée par les Béotiens, au commencement d’avril 431 avant J.-C., jusque vers le milieu d’avril 421[23]. Aussi appelait-on quelquefois cette série de campagnes la guerre de dix ans, tandis que les Péloponnésiens la nommaient la guerre attique[24].

Sa fin fut un triomphe pour Athènes ; car tous les plans des ennemis qui l’avaient attaquée avaient échoué ; Sparte n’avait pu tenir aucune des promesses qu’elle avait faites au début de la guerre, et se trouvait en définitive forcée de reconnaître dans toute son étendue la domination athénienne. Malgré toutes les fausses mesures et toutes les tergiversations, malgré tous les malheurs mérités et immérités, l’armure puissante dont Périclès avait doté sa ville avait fait complètement ses preuves, et la fureur de ses adversaires n’avait rien pu contre elle. Sparte était satisfaite pour son compte des avantages que la paix assurait à son territoire et à ses habitants ; mais ses alliés étaient d’autant plus mécontents, surtout les États secondaires, les mêmes qui avaient provoqué la guerre et y avaient entraîné Sparte. Même après la conclusion de la paix, il fut impossible d’y faire adhérer Thèbes et Corinthe. Pour Sparte, le résultat fut donc la dissolution de la Ligue à la tête de laquelle elle avait commencé la guerre, et elle sentit si bien les dangers de son isolement qu’elle chercha dans Athènes un appui contre ses propres alliés.

C’est dans ce but que la paix de Nicias fut convertie, la même année, en un traité d’alliance par lequel Sparte et Athènes s’engageaient mutuellement à se prêter main-forte contre toute agression. Sparte devait envoyer des ambassadeurs aux Dionysies attiques, Athènes, aux Hyacinthies d’Amyclæ, afin de corroborer, par cette célébration en commun de leurs fêtes, une alliance armée au moyen de laquelle les deux grandes puissances de la Grèce espéraient fonder d’une façon durable, en dépit de l’opposition des États secondaires, la paix générale.

 

 

 



[1] THUCYDIDE, IV, 117.

[2] THUCYDIDE, V, 16. Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, I, 303.

[3] THUCYDIDE, V, 16.

[4] Sur les causes de l’inimitié qui régnait entre Cléon et les chevaliers, cf. THEOPOMP. ap. SCHOL. ARISTOPH., Equit., 226.

[5] THUCYDIDE, IV, 117-119.

[6] Lachès, en qualité de chef du parti de la paix, est attaqué par Cléon et, accusé de κλοπή δημοσίων (GILBERT, Beiträge, p. 201).

[7] THUCYDIDE, IV, 122.

[8] THUCYDIDE, IV, 123-128.

[9] Le traité de Perdiccas de Macédoine avec Athènes se trouve dans le C. I. ATT., I, n. 42 et 43. Cf. KIRCHHOFF, ap. Adh. der Berl. Akad., 1861, p. 195 sqq.

[10] THUCYDIDE, IV, 129-131.

[11] ARISTOPHANE, Vesp., 1267.

[12] THUCYDIDE, IV, 132.

[13] Sur l’άνάστασις des Déliens (THUC., V, 1), voyez BÖCKH, ap. Abhandl der Berlin. Akad., 1834, p. 6.

[14] THUCYDIDE, V, 16. Cf. WALLICHS, Thukydides und Kleon, p. 33 sqq.

[15] THUCYDIDE, V, 2.

[16] THUCYDIDE, V, 2-3.

[17] THUCYDIDE, V, 6-11.

[18] Les honneurs héroïques décernés à Hagnon furent transportés à Brasidas (THUC., V, 11).

[19] On ne se rend pas bien compte de l’état dans lequel on se trouva, au point de vue du droit, entre l’expiration de l’armistice et la conclusion de la paix. D’après le texte de Thucydide (V, 1), il doit y avoir eu, à partir des jeux Pythiques (c’est-à-dire, du milieu du mois d’août. Cf. Monatsber, der Berl. Akad., 1864, p. 133), une trêve de fait que les amis de la paix utilisèrent de part et d’autre pour continuer les négociations. Sur le traité lui-même, voyez E. MÜLLER, De anno quo bellum Peloponnes. initium ceperit, p. 22.

[20] Il y eut 17 όρκωταί de chaque côté : parmi les Athéniens on trouve jusqu’à onze noms de stratèges (DROYSEN ap. Hermes, IX, 14). KÖHLER (Mittheil. d. D. A. Instit., I, p. 172) rapporte au voyage des ambassadeurs athéniens envoyés à Sparte pour conclure le traité, et qui prirent la voie de terre par Phlionte et Alea, l’inscription du C. I. ATTIC., n. 45 : l’auteur de la proposition, Thrasyclès, figure parmi les όρκωταί athéniens qui ont prêté serment au traité de paix.

[21] C. I. ATTIC., I, n. 52.

[22] THUCYDIDE, V, 18-20.

[23] De Ol. LXXXVII, 1 à Ol. LXXXIX, 3.

[24] THUCYDIDE, V, 25. On l’appelle aussi Άρχιδάμιος πόλεμος (HARPOCRAT., s. v.). C’est après la fin de cette première guerre que Thucydide commença à travailler à son histoire (ULLRICH, Die Benennung des Peloponn. Krieges).