HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE TROISIÈME. — DU DÉBUT DES GUERRES MÉDIQUES À LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE TROISIÈME. — LES ANNÉES DE PAIX.

 

 

§ V. — LA VIE INTELLECTUELLE À ATHÈNES.

Cependant, cette activité féconde dont jouissait Athènes pendant les années de paix où gouverna Périclès lui valut encore des avantages d’un tout autre ordre que ceux que l’industrie et le commerce en retirèrent ; car les applications supérieures de l’esprit trouvèrent de plus en plus leur centre à Athènes, et nul ne montra plus d’ardeur à les encourager que Périclès. C’est pourquoi il appela auprès de lui des hommes de valeur, sur le concours puissant desquels il pût compter pour donner l’impulsion aux études scientifiques et développer dans la vie sociale des tendances élevées. Ainsi, sur son invitation, le Syracusain Céphalos vint se fixer à Athènes : c’était un homme riche et considéré, qui s’était signalé par son attitude durant la lutte contre les tyrans de sa patrie, et dans la maison duquel les nobles études étaient cultivées avec amour. Il vécut pendant trente années au Pirée ; et, dans sa maturité comme dans sa vieillesse, il fut vraiment le type de l’Hellène pieux et sage[1] Il s’attacha de toute son âme à la cité de Périclès, à laquelle il appartenait à titre de métèque, au point de réclamer comme un honneur de supporter pour la servir des prestations coûteuses ; sa demeure hospitalière était le rendez-vous des hommes les plus distingués par leur esprit.

Du reste les personnages éminents du temps n’avaient pas besoin de motifs spéciaux pour se sentir attirés vers Athènes. Moins le commerce littéraire était étendu, plus les relations personnelles et l’échange oral des idées avaient d’importance, à une époque surtout comme celle dont il est question, où, à la suite de grands événements nationaux, la vie intellectuelle s’éveillait et se répandait dans toutes les directions, où l’élan scientifique s’ouvrait un libre chemin, incapable désormais de se reposer sur aucun terrain à l’ombre de la coutume et de la tradition. Comme Sparte autrefois, Athènes reçut toutes les découvertes nouvelles que l’esprit hellénique avait faites dans l’art et dans la science. Mais il y eut entre elles cette différence, qu’Athènes ne fut pas seulement pour les hommes supérieurs un lieu de réunion, mais devint leur véritable patrie, et que les idées scientifiques n’y trouvèrent pas seulement un marché où elles étaient cotées et jetées dans la circulation, mais encore un terrain où elles prirent racine, comme elles trouvèrent dans le peuple athénien un public attentif, avide de savoir, prompt à tout saisir.

Pisistrate et les Pisistratides avaient déjà préparé les voies. Les recueils d’ouvrages écrits dont ils dotèrent Athènes assuraient aux recherches littéraires et historiques des avantages qui ne se rencontraient mille part ailleurs. Il n’est donc pas surprenant de voir, même avant Périclès, les penseurs faire le voyage d’Athènes. Parmi eux on peut citer Phérécyde de Léros, qui fit de cette ville sa seconde patrie ; c’était un homme qui vivait tout entier dans les traditions du passé, et qui se donna pour tâche de démêler l’amas confus des légendes divines et héroïques. C’est là qu’il trouva l’occasion de ressusciter dans ses écrits les ancêtres des familles qui, de son temps, conquirent une gloire nouvelle dans les guerres de l’Indépendance, et il s’éleva ainsi des brumes de l’âge héroïque jusqu’aux faits éclatants du présent, passant du fils de l’Ajax homérique jusqu’au vainqueur de Marathon[2].

Il était naturel que les premiers ouvriers de l’histoire, auxquels Phérécyde, par sa manière, se rattachait complètement, n’eussent porté leurs regards que sur les cycles légendaires et les antiquités de certaines familles, de certaines villes, de certaines contrées. Ceux-là furent les logographes[3] ioniens, ainsi appelés parce que, dans le langage de la prose, ils ont exposé tout ce qu’ils avaient rassemblé et découvert de remarquable touchant la fondation des villes, les légendes d’autrefois, la nature et les institutions des différents pays. Ainsi, dès le milieu du via siècle, Cadmos de Milet et Acusilaos d’Argos écrivirent sur les antiquités de leur pays[4].

Hécatée poussa plus avant et plus profondément ses recherches. Il vivait à une époque déjà trop agitée pour qu’il se contentât de reproduire naïvement les traditions des âges précédents. Il chercha à étendre à toutes les côtes des mers voisines le cercle de ses informations relatives aux pays et aux peuples ; il rectifia les cartes milésiennes et étudia avec un zèle tout particulier les institutions du peuple égyptien. Cet esprit scientifique, énergique, hardi, entraîna à sa suite plusieurs de ses Compatriotes, entre autres Charon de Lampsaque. Mais, si nombreux et si féconds que fussent ces germes de l’investigation historique, l’Ionie, en revanche, ne fournissait point par elle-même la matière d’une histoire spéciale : il n’y avait pas là une seule ville qui eût marché avec constance, avec héroïsme, vers un but élevé. Il était encore moins possible de parler d’histoire nationale, tant que les Hellènes continuèrent à vivre des deux côtés de la mer sans intérêts communs, dans une foule de républiques isolées, quoique voisines. Pour la première fois, quand toutes les forces nationales des Hellènes se réunirent contre les Perses sous la conduite d’un État tel qu’Athènes, il y eut là comme un point de départ possible pour arriver à une histoire générale de l’Hellade. Ce point de départ, il fallait le saisir d’une intuition nette et rapide ; c’est là la gloire immortelle d’Hérodote d’Halicarnasse, qui, dépassant par ce fait seul les récits légendaires et les descriptions locales des logographes, a élevé cette histoire rudimentaire à la dignité d’un art.

Sa ville natale était d’ailleurs merveilleusement propre à ouvrir devant lui un large et libre horizon. Là, en effet, sur la lisière de la Carie, au centre d’un mouvement commercial des plus actifs, il put, dès sa première jeunesse, apprendre à connaître les Barbares et les Hellènes, la race dorienne et la race ionienne, la liberté républicaine et le régime despotique, les puissances continentales et les puissances maritimes. ; en un mot, tous les contrastes vivants qui agitaient le monde. Halicarnasse était une colonie de Trœzène, ville ionienne ; aussi, bien que cet établissement eût été fondé officiellement an nom de la race dorienne et d’un État dorien, bien qu’Halicarnasse elle-même eût appartenu longtemps à l’hexapole dorienne de l’Asie-Mineure, elle n’en avait pas moins conservé son caractère ionien, et les inscriptions de la ville prouvent qu’à l’époque d’Hérodote le dialecte et l’écriture des Ioniens étaient en usage dans les documents officiels. Lui-même sortait d’une souche ionienne ; sa famille comptait parmi les plus considérées de la cité et avait aussi des ramifications à Chios[5]. Hérodote fut élevé dans le respect et l’admiration de l’empire des Perses, dont sa patrie, au moment où il naquit (entre 490 et 480)[6], faisait partie depuis deux générations. Mais elle était en même temps le centre d’un État à part, qui embrassait le littoral environnant ainsi que le groupe des îles situées en face, Cos, Nisyros et Calymna, qui avait une petite flotte, et qui, sous la gouvernement des princes cariens et notamment d’Artémise, femme d’un grand cœur et d’un grand sens politique, avait atteint une brillante prospérité. Toutefois, la vie propre de la commune hellénique s’était maintenue, sous la dynastie carienne, assez puissante et assez intense pour que le jeune Hérodote s’y trouvât à une excellente école de politique pratique.

Quant à son élan poétique, à sa connaissance des légendes populaires et des chants de l’Hellade, il en fut redevable à son oncle Panyasis, particulièrement versé dans la science des signes divins et l’interprétation des oracles, et en même temps poète d’une inspiration originale, capable de faire revivre l’épopée ionienne sans être un pâle imitateur d’Homère, car il mit en œuvre avec une vaste érudition le cycle légendaire d’Héraclès, qui, plus que tous les autres héros, était un trait d’union entre le monde hellénique et le monde non-hellénique. Ce fut lui aussi qui amena Hérodote à porter son regard investigateur au delà des faits isolés et locaux jusqu’à une synthèse historique plus large, et les événements extraordinaires par lesquels s’annonça la chute précipitée de l’empire des Perses dirigèrent la pensée du jeune homme, à mesure qu’il grandissait, vers la recherche des lois en vertu desquelles les États s’élèvent et s’abîment tour à tour. Dans sa foi vraiment antique, il voyait les dieux commander aux Hellènes et aux Barbares ; il entendait dans les oracles leur parole prophétique. Pour le Barbare, leurs voies sont impénétrables : mais le regard plus serein de l’Hellène les découvre ; et Hérodote lui-même y consacra sa vie, vie mouvementée, instable, voyageuse, qui le mena de Cyrène à Ecbatane, d’Éléphantis au Bosphore cimmérien[7], mais en même temps vie de concentration intérieure, dont le but était de voir de haut la multiplicité changeante des choses humaines et de reconnaître leur connexion dans la marche même de leur développement.

Pourtant, Hérodote n’eut pas le loisir d’observer le monde dans une contemplation pensive ; il fut entraîné, lui aussi, dans les luttes de son temps. Après Artémise, notamment, dont il ne parle jamais qu’avec une vénération marquée, et après son fils Pisindélis, le gouvernement d’Halicarnasse passa aux mains de Lygdamis, petit-fils d’Artémise : c’est sous ce prince que se produisit, contre le mouvement national qui, depuis la journée de Mycale, s’était manifesté dans la plupart des villes grecques situées sur le littoral de l’Asie-Mineure, une réaction appuyée par les Perses. Les chefs du parti populaire, et parmi eux Panyasis et Hérodote, furent exilés[8] Ils trouvèrent une patrie nouvelle à Samos, où le jeune homme apprit à connaître la civilisation grecque dans sa plus haute expression et affermit ses principes politiques. Après des tentatives répétées pour reconquérir leur ville natale, tentatives qui coûtèrent la vie à Panyasis, les bannis rentrèrent avec leur parti ; ils furent réinstallés dans leurs propriétés par un traité solennel, et, grâce à des concessions consenties par le tyran, on parvint à concilier les factions, si bien que Lygdamis con serra au moins une partie de sa puissance. Mais, plus tard, il fut chassé ; et déjà en 454 (Ol. LXXXI, 3) Halicarnasse figure comme ville libre sur les listes de la confédération attique[9].

A cette époque se place le voyage le plus important d’Hérodote, l’exploration de la vallée du Nil.

L’Égypte était une école supérieure ouverte à tous les esprits passionnés pour les connaissances d’un ordre élevé ; c’est là seulement qu’on trouvait les traditions d’un clergé instruit, les monuments de l’histoire la plus reculée, et, depuis longtemps déjà, on discutait vivement pour établir en quoi les Égyptiens avaient l’avance sur les Hellènes, et ce qu’on leur avait pris pour l’importer en Hellade. Depuis que la Grèce était devenue le soutien de l’Égypte 2, la révélation de la vieille terre des merveilles avait été singulièrement facilitée. Psammétique avait confié à des Ioniens, fixés dans le pays, des enfants égyptiens pour qu’ils apprissent l’écriture et la langue grecques ; et le rapprochement mutuel des deux races eut ce résultat, qu’on put non seulement connaître ce que l’antiquité égyptienne avait de caractéristique et d’extraordinaire, mais aussi saisir plus sûrement en quoi elle s’accordait avec la tradition hellénique.

Pour séjourner en Égypte, Hérodote profita du moment où le. pays, après la grande insurrection, c’est-à-dire après 455 (Ol. LXXXI, 2), était redevenu tranquille ; puis, une fois dé retour dans sa patrie, il commença à mettre en œuvre, à loisir, les matériaux qu’il avait amassés.

Alors, de la contemplation de l’antique et de l’immuable,-il passa dans le inonde de la civilisation vivante, que soutenaient les exploits de Thémistocle, d’Aristide et de Cimon ; et quand, à Samos, trait d’union entre l’Ionie et Athènes, il vit de ses yeux la puissance d’une ville qui formait déjà comme le centre de l’histoire grecque, il se sentit attiré par une force irrésistible loin de l’Orient mutilé et débile, loin de l’Ionie impuissante à s’aider elle-même, vers Athènes, au sein de cette cité à laquelle se rattachait l’avenir du peuple tout entier. Comme ses voyages nombreux et ses immenses lectures le mettaient en état de comparer les pays et les époques, il lui parut d’autant plus évident que les actions des Athéniens dépassaient en véritable grandeur et en conséquences importantes tout ce qui s’était fait jusque-là, qu’elles marquaient leur empreinte sur toute l’histoire contemporaine. Trouvant de plus la vie athénienne non pas déréglée et fiévreuse comme celle des républiques ioniennes, mais, grâce au développement complet de la liberté politique, bien ordonnée, dirigée d’une façon sûre et calme par un esprit supérieur, il dut voir en cet homme le génie même de son temps.

Combien Hérodote vénérait Périclès, il le prouve lui-même en racontant le songe d’Agariste qui, peu de temps avant sa délivrance, eut la vision qu’elle enfantait un lion. C’est de cette façon que les dieux annoncent la naissance des hommes qui marqueront dans l’histoire du inonde, afin de les accréditer dans leur mission extraordinaire[10]. Mais, plus Hérodote se montre d’ailleurs réservé et plus il a de calme épique, plus il ressort clairement de son œuvre entière qu’il avait le sentiment profond de la haute gloire d’Athènes, comme étant la ville qui avait sauvé l’Hellade, et que cette conviction lui venait de son étude propre de l’histoire contemporaine, plus aussi son livre devient la plus éclatante glorification des Athéniens, dont les exploits le rendirent historien, d’ethnographe qu’il était, et, d’une façon plus générale, donnèrent naissance à l’histoire grecque elle-même. Sans doute, Hérodote a aussi entretenu avec Périclès des relations personnelles ; car, quelle plus grande satisfaction celui-ci pouvait-il ressentir que de voir le rôle politique de sa ville natale et sa propre politique nationale si hautement appréciés par un Ionien, et surtout par un esprit si indépendant et de vues si larges ? Il n’avait rien de plus à désirer, sinon, d’une part, qu’Hérodote réussît à terminer son vaste ouvrage, en sorte que par là la prétention des Athéniens à diriger les affaires de la Grèce parût la conséquence naturelle des événements qui s’étaient déroulés précédemment, et, d’autre part, que cette conception historique se répandit le plus possible. C’est donc par l’initiative de Périclès qu’Hérodote, ayant achevé à Athènes, vers 446, les premiers livres de son histoire, en fit dans cette ville des lectures publiques[11].

Sur la proposition d’un Athénien nommé Anytos, il reçut de la cité, à titre d’hommage, un présent de 10 talents (58.940 fr.). On sentait bien que la plus solide de toutes les gloires est celle qui n’a besoin pour héraut que d’un historien véridique. Cc qui montre de quelle popularité jouissaient ses ouvrages à Athènes vers 441[12], c’est que l’Antigone de Sophocle, représentée au printemps de cette même année. contient une allusion à Hérodote, conçue dans des termes tels qu’elle fut immédiatement saisie par les spectateurs[13].

Mais Hérodote avait encore trop d’ardeur juvénile et de curiosité pour s’en tenir à ce qu’il avait appris jusque-là I] était déjà naturalisé citoyen d’Athènes quand la fondation de Thurii lui offrit une occasion nouvelle de voir le monde et d’enrichir ses connaissances ; il ne put y résister. Son histoire des guerres de l’Indépendance était devenue peu à peu l’histoire de la politique athénienne ; c’est pourquoi il voulut la suivre aussi sur la scène de l’Occident, dans les contrées qui, pour la première fois alors, étaient entrées dans sa sphère d’action. Après l’année 432, il revint à Athènes pour reprendre et terminer son œuvre interrompue.

Dans cette nouvelle phase de l’histoire grecque, la méthode primitive, celle des logographes, comme on les appelait, n’a pas été complètement abandonnée. On continua à mettre en ordre les traditions du passé, comme avait fait Phérécyde, et on essaya tout d’abord d’établir une chronologie exacte pour les faits les plus anciens. Pour y parvenir, on n’avait d’autres ressources que les arbres généalogiques de quelques familles princières, et on utilisa notamment les registres généalogiques des Nélides de l’Attique ; ces archives avaient été vraisemblablement recueillies à Athènes du temps de Pisistrate ; elles remontaient, avec une authenticité suffisante, environ jusqu’au commencement du lx, siècle avant notre ère[14].

Tandis qu’Hérodote rattache ses supputations aux généalogies des dynasties orientales, et surtout des Héraclides de Lydie, pour déterminer l’époque de l’Héraclès grec et de la guerre de Troie, c’est un de ses contemporains, Hellanicos de Lesbos, qui le premier se servit de documents grecs pour établir une chronologie systématique des temps préhistoriques[15]. Parmi ces documents, les mieux ordonnés et les plus utiles lui parurent être les listes des rois d’Athènes, qui évaluaient à 397 années la durée totale de la dynastie des Nélides jusqu’à la création de l’archontat décennal (752 : Ol. VII, 1), c’est-à-dire la période qui va, en remontant, d’Alcméon à Mélanthos. L’avènement des Nélides ayant été la conséquence de l’invasion des Héraclides, on le prit comme point de repère pour dater ce dernier fait, qu’on fixa à l’année 1149 ; on plaça deux générations plus tard, en 1209, la chute de Troie.

Par là fut instituée du même coup une chronologie comparée de l’antiquité grecque ; et, bien qu’un pareil travail m’ait pu s’accomplir sans que l’esprit de système ne fit souvent violence à la tradition, lorsqu’on raccourcissait ou qu’on allongeait arbitrairement les listes des rois légendaires et des héros pour réaliser les synchronismes désirés[16], du moins il attesta aussi la tendance qui portait le génie hellénique à dominer, à trier, à ordonner l’amas des matériaux. Cette fois encore, Athènes fit sentir sa supériorité dans le domaine de la littérature. Il est vrai que le système chronologique d’Hellanicos n’eut point une valeur nationale ; il s’établit dans le Péloponnèse des supputations qui s’en écartèrent, et auxquelles plus tard les chronologistes alexandrins trouvèrent bon de se référer.

Cependant, sous l’influence d’Athènes se développa une troisième manière d’envisager et de présenter les événements : ce fut l’histoire contemporaine proprement dite. Car, tandis que Hérodote raconte les faits qui dans le cours rapide de l’évolution étaient bientôt devenus le passé, et évite, avec une réserve délicate, de peindre de trop près des contemporains et des amis, ou d’altérer ‘par une couleur partiale le caractère idéal de son œuvre, il y eut d’autres écrivains de sang ionien qui se jetèrent avec toute l’ardeur de leur race dans le présent vivant, et traduisirent librement les impressions que leur laissaient les personnalités les plus éminentes du jour.

Le plus célèbre parmi eux est Ion de Chios, vrai Ionien, nature complexe, intelligence riche et souple ; un des premiers qui aient écrit en vers et en prose, il disputait la palme de la tragédie aux maîtres athéniens, et en même temps racontait l’histoire ancienne de son pays. Mais il dut sa valeur propre à la vie active où il se mêla immédiatement, au commerce qu’il entretenait, dans les différentes villes de la Grèce, avec les plus distingués de ses contemporains. Ainsi, nous le trouvons même à Sparte, où il entonne, à la table royale, un chant d’honneur pour célébrer le roi de la race de Proclès, probablement Archidamos, successeur de Léotychide. Mais il résida surtout à Athènes, et y précéda même Hérodote. C’est là qu’il entra en relations avec Eschyle, et qu’il consacra un présent votif, de la dédicace duquel nous avons des traces encore aujourd’hui ; c’est pendant ce séjour que, ainsi qu’on peut le supposer, il décora de ses vers les trois hermès dressés sur le marché en l’honneur du vainqueur d’Eïon[17]. En effet, il fréquenta beaucoup Cimon : il l’entendit chanter des chansons à table, et raconter avec une bonne humeur familière des épisodes de ses campagnes ; comment, par exemple, il avait fait deux parts du butin conquis en Thrace et laissé aux alliés la liberté de choisir soit les captifs, soit les ornements qu’ils portaient. Les alliés, comme Cimon s’y attendait, s’étaient jetés sur le lot qui attirait le regard et riaient sous cape de la simplicité du général, qui allait s’embarrasser de ces Perses fainéants. Mais, plus tard, le prix élevé qu’il mit à leur rançon procura aux Athéniens un gain considérable, si bien qu’il suffit à entretenir la flotte pendant plusieurs mois, et qu’une somme importante fut eu outre versée au Trésor[18].

Ion était lié également avec Périclès ; il l’entendit, lui aussi, après la guerre de Samos, avec le sentiment de sa propre valeur, se comparer fièrement à Agamemnon qui était resté dix ans devant Troie, tandis que lui n’avait mis que quelques mois à réduire le plus puissant des États insulaires. Mais le plus charmant tableau qu’Ion nous présente, c’est sa rencontre avec Sophocle, à Chios, dans un festin donné par le proxène d’Athènes, Hermésiléos, à l’illustre Athénien. C’est là qu’il nous peint le poète défendant contre un maître d’école pédant quelques vers de Phrynichos, dérobant par un stratagème habile un baiser au bel enfant qui servait d’échanson, et prétendant par là réfuter Périclès, qui avait coutume de dire de lui : C’est un bon poète, mais un piètre général.

De tels traits nous permettent de jeter un coup d'œil sur la vie familière des grands hommes d’Athènes, et sont le complément attrayant des traditions insuffisantes. Voilà ce qu’Ion racontait dans ses Mémoires historiques[19], où il ne dédaignait pas de dessiner aussi l’extérieur des personnages qu’il mettait en scène, par exemple, la figure et les cheveux ondulés de Cimon, l’air sévère et la mine hautaine de Périclès. En réalité, ce n’était pas un observateur impartial : il tenait de sa famille des tendances aristocratiques. C’est pour cela qu’il s’attacha à Cimon, et que, quand le parti de ce dernier eut le dessous, il se retira d’Athènes pour un assez long temps.

Stésimbrotos, qui, comme citoyen de Thasos, peut être compté aussi parmi les Ioniens, se trouva dans une situation analogue pour écrire l’histoire contemporaine[20]. Il résida presque constamment à Athènes jusqu’à la guerre du Péloponnèse, s’occupant d’enseignement à la façon des sophistes, étudiant les questions homériques, et retraçant la vie de Thémistocle, de Thucydide et de Périclès ; dans ces ouvrages, il traita ce dernier, ainsi que Thémistocle, avec une antipathie visible, tandis qu’il vénérait le fils de Mélésias, et Cimon pareillement, comme les représentants du bon vieux temps. Chez lui, plus encore que chez Ion, l’homme de parti domine ; et, quelque mérite qu’ils aient eu tous les deux à créer l’histoire contemporaine, sous la forme de biographies et de mémoires, on peut dire que, dès le début, cette branche de l’histoire grecque a été défigurée par des préjugés de coterie et par la manie des commérages bourgeois.

De toutes les directions suivies par l’esprit dans ses recherches, c’est à la philosophie surtout que Périclès s’appliqua de la façon la plus personnelle. Mais il sut se garder de l’exclusivisme où étaient tombés les pythagoriciens ; il repoussa toute espèce de philosophie politique, toute alliance avec ceux qui voulaient assurer à leurs principes de vie sociale et à leur méthode de penser une influence dirigeante, et former une aristocratie dans l’État. Il n’adopta même aucun système particulier, sentant bien que cela eût été difficile à concilier avec la tâche d’un homme d’État. Il rechercha la fréquentation d’Anaxagore, de Zénon, de Damon, de Protagoras, comme la façon la plus délicate de jouir de la vie, et il fit son possible pour que tous ceux de ses concitoyens qui se sentaient des besoins intellectuels d’un ordre supérieur eussent la faculté de puiser aux sources nouvelles de la sagesse, sans être obligés de les aller chercher au loin et en divers lieux.

On atteignit d’autres résultats plus importants encore. Non seulement la culture philosophique devint accessible aux Athéniens, et par suite au reste des Hellènes, mais la science elle-même, en se développant, s’engagea dans des voies nouvelles. La spéculation s’affranchit des traditions locales des écoles, et sortit hardiment de leur cercle étroit. Les tendances les plus opposées se rencontrèrent, pour se compléter, se corriger, s’exciter mutuellement ; on eut conscience des éléments communs ainsi que des contrastes qu’offrait dans son ensemble la civilisation nationale ; la complexité de la vie intellectuelle et morale fut ainsi, pour la première fois, mise au jour à Athènes et saisie d’un coup d’œil. Ce ne fut point par suite d’un arrangement artificiel ou d’une circonstance fortuite, mais plutôt par la conséquence nécessaire du développement de l’histoire nationale, qu’Athènes devint le siège de la philosophie, le foyer de toutes les études supérieures. C’est là que se rencontrèrent les penseurs de l’Ionie, les disciples de Parménide et d’Empédocle, et les sophistes ; l’ardeur de connaître se réveillait toujours plus puissante, et des sujets toujours nouveaux s’offraient aux investigations de la science.

Il est vrai que ce zèle se fourvoya souvent ; le désir d’étendre et de vulgariser les connaissances compromit le sérieux et la solidité de la science elle-même. La sophistique, du reste, visait à ce but, de rendre superflues, en répandant partout une culture générale et une certaine habileté formelle à manier la pensée et la parole, les sciences spéciales qui reposent sur une instruction approfondie et sur une sérieuse expérience ; véritable expression de l’esprit du temps, qui voulait tout réformer d’après les principes de la raison, qui, dans sa suffisance présomptueuse, rejetait comme surannées les idées et les coutumes traditionnelles, et ainsi conduisait fatalement à cette superficialité universelle et vaine que représente si bien Hippias d’Élis, contemporain de Protagoras, quoique plus jeune que lui. Sur tous les sujets, petits ou. grands, les sophistes de cette espèce avaient leur jugement tout prêt ; et derrière cette fausse sagesse, toute creuse et toute bavarde, s’évanouissaient les hauts problèmes, les questions vitales de la philosophie.

D’autre part, il ne faut pas méconnaître que la sophistique contenait beaucoup de germes féconds de vraie science, dont l’éclosion profita particulièrement à l’Athènes de Périclès. C’est ainsi que Protagoras inaugura les études de linguistique en examinant théoriquement la construction grammaticale de la langue, les formes des mots, les tournures des phrases, en enseignant leur emploi légitime, en établissant une terminologie scientifique. Des sophistes plus jeunes, notamment Prodicos de Céos et Hippias, qui tous deux se firent aussi remarquer à Athènes comme hommes d’État, continuèrent ces recherches. Prodicos fit de la pensée et de la parole un seul et même exercice, en enseignant les différences exactes des synonymes. De pareilles études devaient répandre même dans le grand public l'activité intellectuelle ; elles affirmaient le sentiment de la langue, contribuaient à un perfectionnement plus délicat de la pensée et de la parole, et conduisaient à l’examen critique des poèmes anciens, à des recherches d’histoire littéraire et de philologie, comme le prouvent les travaux de Stésimbrotos sur Homère[21]. Quant à Hippias, il s’occupa aussi d’histoire politique et y apporta des vues toutes nouvelles ; il commença, en effet, à comparer entre elles les institutions des différents États, donnant ainsi la critique historique comme base à la science du gouvernement. De même qu’Hippodamos avait fait du tracé des rues et de la construction des villes une des applications de la science, de même, on soumit à la théorie l’économie rurale et l’horticulture ; on fit connaître au public les expériences et les traitements qui, jusque-là, avaient été le secret des familles sacerdotales desservant les sanctuaires d’Asclépios. L’Asclépiade Hippocrate de Cos, qui, lui aussi, se trouva à Athènes au temps de Périclès et y reçut le titre de citoyen honoraire, peut être regardé comme le père de la, littérature médicale[22]. C’était un chercheur et un maître, dans le sens le plus élevé du mot ; de plus, aussi étranger que possible, par sa grandeur morale et surtout par son noble désintéressement, à l’esprit sophistique du jour, bien qu’on le cite comme un disciple des sophistes.

Parmi les sciences naturelles, l’astronomie fut à cette époque spécialement cultivée à Athènes. Pour savoir à quel degré les Grecs d’Ionie, soit par leurs recherches personnelles, soit par les emprunts qu’ils firent à la sagesse orientale, étaient déjà arrivés dans cet ordre de connaissances, il suffit de nommer Thalès de Milet. Son contemporain Phérécyde avait fait à Syros des observations sur le solstice ; il paraît avoir utilisé pour ses expériences une grotte de cette île, connue des anciens sous le nom de Grotte du Soleil[23]. Il y avait dans d’autres contrées des montagnes rocheuses qui, coupant l’horizon par des lignes nettes, facilitaient grandement l’observation des points extrêmes, au nord et au sud, où se levait le soleil. C’est ainsi que la haute montagne du Lépétymnos servait aux Méthymnéens de Lesbos, et l’Ida aux habitants de Ténédos : des recherches astronomiques furent faites, ici par Cléostratos, là par Matricétas[24].

De ce côté encore, Athènes était un centre tout indiqué pour le développement des sciences naturelles, car au nord-est de la ville se dressait l'escarpement hardi du Lycabettos, éminemment propre à rendre les mêmes services que le Lépétymnos et l’Ida. Dans les plus longs jours, en effet, on voit le soleil sortir directement de l’angle que forment les unes avec les autres les arêtes vives du Lycabettos et les lignes du Brilessos au second plan. Cette configuration privilégiée de l’Attique fut reconnue et mise à profit, du jour où un certain Phaeinos, qui vint s’établir à Athènes comme métèque, y transporta les observations célestes commencées dans l’Asie-Mineure et arriva, grâce au Lycabettos, à une détermination plus précise du solstice.

Athènes fut dès lors, elle aussi, un foyer d’études astronomiques ; et c’est du temps de Périclès que les observations célestes furent poussées avec un grand zèle, surtout par Méton, une des personnalités les plus brillantes de l’Athènes d’autrefois. Il suivit l’enseignement des sophistes, qui y florissait ; il devint un maître dans l’art de l’arpentage, que la Grèce reçut de la vallée du Nil, patrie de la géométrie ; il fut aussi un architecte, dans le genre d’Hippodamos ; il exécuta des travaux hydrauliques qui le rendirent célèbre. Mais c’est à l’astronomie qu’il dut vraiment sa gloire propre ; il y reprit les études de Phaeinos, et, pour arriver à déterminer scientifiquement la révolution annuelle du soleil, il inventa un instrument qu’il appela héliotropion. C’était sans doute une sorte de cadran solaire, une plaque avec une tige verticale qui, dans le plus long jour de l’année, projetait à midi l’ombre la plus courte, et dont on se servait en conséquence pour marquer le jour du solstice d’été. Cet héliotropion fut établi à Athènes en 433 (Ol. LXXXVI, 4)[25]. Méton associa à ses recherches Euctémon et Philippos ; et ce qui nous fait mesurer la grandeur de leurs travaux, c’est qu’on a constaté que d’Athènes ces observations s’étendirent jusqu’aux Cyclades, à la Macédoine et à la Thrace. Cette école produisit aussi des travaux très importants pour la réforme du calendrier athénien.

Jusque-là on ne connaissait que l’octaétéride ou période de 8 années, sur lesquelles il y en avait 3 de 13 mois, afin d’égaliser l’année lunaire et l’année solaire. Mais, comme 8 de ces années solaires ne font pas tout à fait 99 mois lunaires, ce cycle manquait nécessairement son but ; il fallait de nouveaux expédients ; et, comme on ne faisait là que des essais purement empiriques, c’était une source de perturbations toujours nouvelles. On avait établi trop peu de jours complémentaires ; aussi, du temps de Périclès, il arriva fréquemment que le commencement du mois ne coïncidait pas avec la nouvelle lune. Méton et ses collaborateurs trouvèrent par le calcul que, dans un cycle de 6.940 jours, on pouvait obtenir une concordance plus exacte. Ils formèrent ainsi une période de 235 mois, constituant un cycle de 19 ans, qu’on appela la grande année ou l’année de Méton. A l’invention de ce cycle intercalaire se rattache l’établissement d’un nouveau calendrier. Méton dressa une table où les années étaient distribuées selon son cycle, et on l’on voyait indiqués en même temps les jours de solstice et d’équinoxe, comme le lever et le coucher de certaines constellations qui avaient quelque importance pour les affaires publiques, ou qui passaient pour influer sur l’état de la température.

Ce calendrier, accueilli et admiré comme un progrès considérable de la science, ne fut pourtant pas adopté immédiatement et officiellement par l’État[26]. L’octaétéride d’autrefois était tenue pour une institution consacrée par la religion, et tous ceux qui, dans la cité, restaient attachés aux idées conservatrices protestaient contre cette innovation. En outre, on faisait remarquer avec raison qu’il fallait d’abord que le calendrier Mt mis à l’essai et fit ses preuves, avant de bouleverser d’après lui l’année athénienne et de s’écarter de la tradition commune à tous les Hellènes. Enfin, il arriva que la confection du calendrier coïncida avec la fin des années de paix, avec un moment d’effervescence violente et de soulèvement passionné contre l’administration de Périclès. Donc, si vivement que Périclès lui-même pût désirer de voir Athènes, par sa nouvelle organisation de l’année, précéder et éclairer encore les autres États, le vieux calendrier n’en resta pas moins dans l’usage public, avec tout son désordre, et Athènes n’eut d’abord que la gloire d’une découverte scientifique qui peu à peu fut adoptée universellement en Grèce et en Italie.

Quant à la littérature, aucune de ses branches ne s’est plus développée avec la vie publique que l’éloquence.

L’éloquence ne pouvait fleurir que parmi des Ioniens ; car cette race seule avait un penchant inné à communiquer ses pensées d’une façon vivante. Seule elle goûtait l’aisance, la plénitude, l’éclat de la parole. C’est aussi dans les villes d’Ionie, sans aucun doute, que s’est révélée l’éloquence politique, qui se donne pour tâche de diriger l’opinion publique et les décisions des citoyens. Mais l’éloquence grecque ne trouva qu’à Athènes, pour la première fois, sa forme achevée. C’est là que se perfectionna vraiment la harangue publique, parce que tout citoyen avait le droit et souvent le devoir de prendre la parole. L’éloquence semblait se rattacher si étroitement à la vie politique des Athéniens, qu’on la représentait comme ayant été déjà la base de la constitution de Thésée. Mais, pour cette raison même, ce n’était pas l’objet d’un art spécial, qu’on séparât par la pensée de la vie publique, mais bien l’expression naturelle de l’expérience pratique et de la capacité gouvernementale ; car on ne pouvait s’imaginer alors un chef populaire qui ne fût pas eu même temps un homme d’État éprouvé dans la paix et dans la guerre, qui n’eût pas conquis par sa vie publique le droit de se faire écouter et obéir de ses concitoyens. Et même, plus l’éloquence devint une puissance propre à diriger les affaires de la cité, plus la langue elle-même s’éleva à un nouveau degré de culture, lorsqu’Athènes devint le centre de l’histoire : là, il ne se forma point un dialecte mêlé où se confondaient des éléments empruntés à des pays différents, ni un langage artificiel, fatalement incolore et froid du moment qu’il se serait écarté du fonds populaire ; mais c’est du parler domestique que sortit un idiome nouveau, où se déploya tout entière, pour la première fois, la force native de la langue grecque, devenue en même temps l’expression particulière de la civilisation athénienne.

La langue grecque s’était déjà largement développée en Ionie. C’est dans le dialecte ionien qu’était déposé, à côté de l’épopée homérique et posthomérique et aussi des hymnes, tout le trésor de la poésie élégiaque et iambique. C’est aussi en Ionie qu’on avait commencé à faire de l’écriture un usage un peu étendu. Elle fut tout d’abord mise au service de l’art national ; les poésies épiques qui avaient été composées sans le secours de l’écriture, et étaient devenues la propriété du peuple, se répandirent avec son aide, prirent une forme définitive, et se continuèrent. C’est dans les écoles de rapsodes que s’introduisirent pour la première fois la lecture et l’écriture. Aussi on se représentait Homère lui-même comme un maître de lecture[27], et lorsque les chantres épiques plus récents, Arctinos, Leschès et, d’autres, rattachèrent aux grands poèmes héroïques leurs œuvres, où ils cherchaient à compléter, à étendre et à coordonner la matière de l’Iliade et de l’Odyssée, l’usage de l’écriture était déjà familier aux poètes ; et par là, l’art des rapsodes lui-même prit un caractère plus scientifique.

Mais bientôt naquit, en Ionie pareillement et grâce à la diffusion de l’écriture, un mode tout à fait nouveau de communications littéraires, par lequel on ne se proposait pas d’émouvoir la foule qui écoutait, mais de répandre dans le grand public les conquêtes de la spéculation scientifique. En vue de la publicité, philosophes et historiens écrivirent en prose ; et, dans le VIe siècle, le gain de la composition et de la lecture se propagea avec une grande rapidité à travers toute Fionie, où Samos en particulier devint pour l’écriture une école de perfectionnement.

La prose cependant ne se développa point en opposition avec la poésie ; il n’y avait pas encore de séparation entre les deux genres. Les poètes conteurs adoptèrent franchement le langage de la vie familière, le ton vif de la conversation, et les maximes qui exprimaient l’esprit et la sagesse populaires passèrent des fables ésopiques dans la littérature proprement dite. Archiloque en usait avec prédilection, ainsi qu’Hérodote[28]. Puis, on s’était si bien habitué à l’enseignement des poètes, que même des philosophes spéculatifs donnaient à leurs théories un vêtement poétique, comme fit Xénophane, qui parcourut la Grèce pour déclamer ses doctrines en véritable rapsode. Les narrations d’Hérodote étaient aussi arrangées de façon à échauffer une foule attentive, et l’allure poétique de son exposition ne se peut méconnaître. Son style s’épanche d’un cours aisé, avec l’ampleur tranquille d’un chant épique ; ses pensées se déroulent simplement, dans un enchaînement un peu lâche ; il regarde avec les yeux d’un aède le peuple groupé autour de lui ; il veut le réjouir et, l’enthousiasmer par des récits qui le captivent. Pour la philosophie, la langue ne se prêtait pas encore à rendre sous une forme exacte et précise l’évolution de la pensée. Les leçons d’Héraclite avaient l’allure d’oracles sibyllins : il aimait un langage poétique et imagé, laissant à deviner plus qu’il n’expliquait ; et, abstraction faite de la difficulté des idées, la structure de la phrase elle-même était si peu claire et transparente, qu’on ne savait pas reconnaître avec certitude l’ordonnance du discours.

Donc, si riche que fût la littérature des Ioniens, la prose chez eux n’existait pas encore ; elle existait encore moins dans d’autres pays. En somme, le développement de la poésie et de la prose, en tant que genres distincts, a été fort tardif en Grèce. Il est aisé de constater dans les hymnes de Pindare, à côté d’images de haut vol, des tournures et des pensées d’un ton tout à fait prosaïque. La formation du style de la prose fut un progrès littéraire réalisé à Athènes. La langue était encore assez alerte et assez jeune pour prendre l’empreinte propre de l’esprit attique, de cet esprit qui, en opposition avec l’Ionie non seulement dans le costume et dans les mœurs, mais aussi dans le langage, s’affirme par une simplicité plus grande et par une forme plus dégagée.

On parlait en Attique un dialecte intermédiaire, pour ainsi dire, entre les différents idiomes des races grecques, et, par là, singulièrement propre à devenir tin organe commun qui permit à tous les Hellènes instruits de s’entendre. En effet, quoique proche parent de l’ionien, il s’était débarrassé de maintes formes, de maintes particularités ioniennes qui avaient cours dans les îles et sur le littoral d’outre-mer, par exemple, de la tendance à décomposer les voyelles ; d’autre part, on y remarque maints détails communs aux dialectes du continent européen, tel que l’usage du son a long, se maintenant après la lettre r comme après les voyelles et les diphtongues, tandis que l’assourdissement en e long est adopté par les Ioniens[29].

Ce dialecte servit d’instrument au génie des Athéniens et reçut son empreinte. Leur caractère énergique s’impatientait de toute perte de temps ; leur goût inné pour la mesure leur faisait haïr l’enflure et la prolixité, et leur intelligence lumineuse avait en horreur l’obscurité ou les teintes indécises : en toute chose, ils avaient coutume d’aller au but franchement et délibérément. C’est pourquoi, dans leur bouche, l’expression a été plus nette et plus brève, la langue plus grave, plus virile, plus forte ; chez eux, les mots sont, frappés pour rendre des conceptions plus précises ; la pensée abstraite prend le pas sur les images sensibles ; au lieu de suivre simplement la série des idées, on a appris à exprimer, au moyen d’une construction plus délicate, les différentes formes par lesquelles une idée appuie, motive et élargit les autres ; et c’est pourquoi se sont développées dans l’idiome grec des ressources que la langue primitive, celle de la poésie et du chant, n’avaient jamais mises au jour. Ainsi, le style philosophique d’Anaxagore, qui composa ses ouvrages à Athènes, se distingue déjà de celui de ses devanciers par l’ordonnance plus exacte de la période, bien que chez lui domine encore l’habitude de faire succéder l’une à l’autre de courtes propositions.

C’est par cette évolution progressive que se façonna l’éloquence attique ; et ainsi, maniée par Périclès, elle devint une puissance qui gouverna l’État. A cette époque, la lecture et récriture étaient déjà universellement répandues dans Athènes, ce qui contribua essentiellement à faire du talent oratoire un objet d’étude. En effet, la parole n’était rien à l’origine que l’expression naturelle de connaissances acquises ; on crut donc que la même force intellectuelle formait la pensée et lui fournissait le mot propre, et on attribua en conséquence l’éloquence même de Périclès à sa liaison avec Anaxagore[30].

L’usage de publier les discours perfectionna l’art de la composition ; les orateurs s’accoutumèrent à être plus exigeants pour eux-mêmes ; l’expression devint plus serrée, plus réfléchie ; on réunit dans une seule période une plus longue suite de pensées. Périclès lui-même se gardait, dans les circonstances importantes, d’improviser en public[31]. Malgré cela, les discours ne furent point des œuvres purement littéraires ; ils restèrent complètement appropriés à un but pratique et immédiat, et destinés à assurer une action personnelle à celui qui les prononçait. On n’écrivait que pour s’exercer d’avance à la parole, dont la force demeura entière, sans titre jamais entamée par la poursuite d’un but secondaire ni énervée par une rhétorique prétentieuse.

À côté de cette éloquence, qui facilitait la tache d’un homme d’État et devait lui permettre, grâce aux ressources d’une culture supérieure, de gouverner la république, on vit se produire à Athènes l’éloquence judiciaire, d’abord plus soumise aux règles de l’école et qui ressembla davantage à un genre littéraire, parce qu’il se forma alors une classe spéciale de gens instruits, qui composaient des plaidoyers pour les autres. La loi d’Athènes exigeait, en effet, que chacun défendit lui-même sa cause ; ainsi, celui qui faisait composer son discours par un homme du métier était obligé de le prononcer lui-même[32]. La personnalité de l’orateur, qui jouait un si grand rôle dans l’éloquence politique, s’effaçait donc ici complètement ; il n’était plus qu’un faiseur de discours, et, au lieu des affaires publiques, il n’avait plus à traiter que les intérêts des particuliers. Ce genre d’éloquence s’associa, au contraire, et très étroitement avec la sophistique[33] ; car celle-ci avait spécialement en vue de donner à l’esprit la souplesse nécessaire pour traiter ingénieusement toute question proposée, en l’accoutumant à la considérer sous ses faces les plus multiples.

Ajoutons à cela le goût inné des Athéniens pour la parole, leur passion pour ces joutes dialectiques où les deux adversaires se surpassent l’un l’autre par la prestesse de leurs évolutions. Cette tendance, qui du reste se montre si nettement jusque sur la scène athénienne, les rendait particulièrement habiles à faire un art véritable de la procédure et de l’éloquence judiciaire.

Antiphon de Rhamnonte, fils de Sophilos, fut un des premiers qui exploitèrent la rédaction des plaidoyers comme une industrie littéraire. Un peu plus jeune que Périclès, Antiphon était un homme d’une intelligence puissante, à ce point que le peuple craignait l’impression produite par ses discours dont la subtilité, l’esprit et la richesse de pensées subjuguaient les auditeurs. C’est au temps de la grande guerre que sa valeur se révéla pour la première fois avec éclat ; mais son autorité intellectuelle peut remonter plus haut. Par sa personnalité vraiment extraordinaire, il a agi inique sur ceux qui étaient à peu près de son âge, et il a fondé une école d’éloquence qui a exercé une influence profonde sur le développement de la prose attique.

De cette école est aussi sorti, selon une vieille tradition[34]. Thucydide, qui transporta l’art oratoire sur un terrain nouveau, dans l’exposition historique des faits contemporains ; et quand nous rapprochons les deux grands historiens qui ne furent séparés l’un de l’autre que par une période de trente ans environ, nous voyons alors avec une clarté saisissante le rapide et puissant essor que la prose grecque a pris à Athènes. Quant aux différences marquées qui se rencontrent entre les deux manières et qui rendent Thucydide lui-même injuste pour son prédécesseur[35], elles tiennent principalement à ceci, qu’Hérodote, en écrivant, voyait encore en imagination toute une foule pressée pour l’entendre ; tandis que Thucydide, dès le début, dédaigna les applaudissements du grand public ; il ne cherchait point à charmer et à captiver, mais seulement à se conformer à la vérité ; il n’écrivait que pour être lu, et lu surtout par ceux qui prêtaient une attention sérieuse aux affaires publiques, qui étaient capables, grâce à la concentration de leur esprit et à la virilité de leurs pensées, de le suivre dans l’exposition serrée des événements. Pourtant, à côté de contrastes multiples, ils avaient entre eux un trait commun : leur situation vis-à-vis de Périclès. Tous deux l’ont connu et ont rendu hommage à sa grandeur : tous deux ont comme trouvé dans l’atmosphère morale de son activité le centre de leur vie. Pour Hérodote, l’Athènes de Périclès était le point culminant d’une évolution qu’il suivait avec admiration[36] pour Thucydide, c’est le point de départ auquel il attache le fil de son récit. Thucydide fut longtemps encore le contemporain de Périclès ; c’est en observant avec pénétration la personne même et l’activité publique de Périclès qu’il a mûri lui-même et qu’il est devenu un historien qui juge en homme d’État ; c’est de Périclès qu’il a appris à chercher le salut de la cité, non dans la forme extérieure de la constitution, mais dans l’esprit qui doit animer et diriger une république. Disciple, lui aussi, d’Anaxagore, ayant avec Périclès des affinités d’éducation et de caractère, il appartenait à la génération plus jeune, où Périclès plaçait toute son espérance ; et il est probable que celui-ci l’honora aussi de son intimité. Il ne fut pas donné à Thucydide de coopérer avec suite aux travaux qui remplirent la vie du grand homme ; mais il est le témoin fidèle de l’action qu’il a exercée[37], et, plus qu’aucun autre de ses contemporains, il était fait pour exposer avec pleine intelligence ses conceptions les plus profondes, et pour laisser à la postérité l’image vivante de son éloquence. Personne ne montre mieux que Thucydide quelle puissance la parole publique eut à Athènes, puisqu’il lui a paru impossible de donner à ses lecteurs une peinture exacte des événements sans leur présenter et sans leur faire entendre les hommes d’État qui les dirigeaient.

Un autre genre d’éloquence, fort en honneur dans l’Athènes de Périclès, c’est l’oraison funèbre des citoyens morts sur le champ de bataille. Une loi spéciale, qui remontait au temps de Cimon, faisait de cet éloge le complément nécessaire des funérailles solennelles ; et c’était l’usage d’accorder à l’orateur populaire qui s’était le plus signalé jusque-là une distinction honorable et comme une reconnaissance officielle de ses services publics, en le chargeant de parler, au nom de la cité, sur la tombe des morts. Mais l’esprit de l’époque n’admettait pas de panégyriques redondants et fleuris. On trouvait plus digne de donner du cœur aux citoyens dans ces moments où ils se sentaient abattus par des pertes cruelles, de changer leurs plaintes en remerciements, leur douleur en fierté et en allégresse, en leur mettant sous les yeux les intérêts supérieurs de l’État, pour lesquels leurs concitoyens avaient sacrifié leur vie, et en encourageant les survivants à goûter comme eux la joie de s’immoler.

Si, à l’époque des guerres médiques, dont les fruits arrivèrent à leur maturité pendant les années de paix du gouvernement de Périclès, tous les arts et toutes les sciences ont atteint la plus brillante prospérité, on peut s’étonner que la poésie lyrique, c’est-à-dire l’art qui, par sa nature même, suit le plus fidèlement tous les mouvements de l’esprit, ne se soit pas développée avec le même succès, et que ces luttes pour la liberté, si nationales, si légitimes, si merveilleusement heureuses après tant d’angoisses terribles, n’aient pas trouvé dans des chants populaires un écho plus retentissant. C’est ce que différentes circonstances peuvent nous éclaircir.

La patrie de la lyrique éolienne resta à l’écart des émotions de l’époque, et l’essor que les poésies d’Alcée et de Sapho, un siècle avant les guerres médiques, y avaient provoqué, était déjà amorti. D’autre part, la lyrique chorale tenait trop, par ses racines mêmes, à un état social plus ancien, elle était trop accoutumée à mettre son art au service des familles riches et illustres dont l’éclat appartenait au passé plutôt qu’au présent, pour se trouver vraiment à l’aise dans le milieu moderne. Le chantre thébain, par exemple, était attaché d’un lien trop étroit à sa ville natale, qui ne retira des guerres de l’Indépendance que honte et malheur, trop attaché aussi à Delphes, qui, dès le début, se montra défavorable à cet effort vers la liberté, pour qu’il pût juger sans aucune prévention la grandeur des temps nouveaux ; et cependant il avait le cœur haut, et il fut assez libre pour ne point refuser à Athènes victorieuse son admiration et l’hommage de ses chants. Alors les Thébains punirent Pindare pour avoir appelé Athènes la colonne de l’Hellade ; en revanche, les Athéniens l’en récompensèrent, parce qu’avec raison ils voyaient dans cet éloge le triomphe de la bonne cause. Sparte ne fit rien de notable pour célébrer les guerres de l’Indépendance. Sa constitution ne laissait à l’esprit aucune liberté du mouvement ; elle donnait trop peu au bienêtre et à la joie pour que la poésie y pût jamais trouver un sol favorable.

Dans l’élégie, — la plus ancienne forme de la lyrique grecque, celle qui, par sa souplesse et sa complexité, est la véritable expression du génie ionien,— à côté du genre ancien dans lequel récemment Théognis traduisait ses violences d’homme de parti et Solon sa sagesse d’homme d’État, s’était développée en Ionie une autre forme, un genre plus léger, dont le ton insouciant s’accordait mieux avec la vie ordinaire : c’était la chanson des réunions joyeuses, qui, par des pensées morales, donnait une sorte de consécration aux gaietés du festin[38] et traitait familièrement sous une forme agréable les faits de la vie publique. Auprès d’Ion, né à Chios, se range un poète de même famille, l’Athénien Dionysios, homme d’État distingué du temps de Périclès. D’ailleurs, cette allure plus aisée de l’élégie répondait si bien à la nature d’esprit des Athéniens d’alors, qu’Eschyle et Sophocle eux-mêmes composèrent des pièces de ce genre. Le Ve siècle fut si fécond en événements et si vivant que cette poésie de circonstance eut une floraison exubérante. L’épigramme n’en est qu’une ramification[39] ; l’épigramme, qui originairement était destinée  par sa forme précise à servir d’inscription à un monument public, et, pour cela même, fut de tous les genres poétiques celui qui dépendit le plus immédiatement des grands événements de l’histoire contemporaine.

Parmi tous les poètes d’occasion et de circonstance, en prenant ce mot dans le sens le plus honorable, Simonide de Céos fut le plus considéré dans toute la Grèce, si bien que Sparte elle-même confia au chanteur d’Ionie l’éloge de son Léonidas. Il avait été accueilli avec faveur par les Pisistratides ainsi qu’à la cour des Scopades et des Aleuades ; et, au temps de la bataille de Marathon, il avait déjà dépassé la soixantaine. Cependant, avec un enthousiasme juvénile, il suivit les Athéniens sur leur chemin de victoire ; et, sous toutes les formes de la poésie, avec toutes les ressources de son inépuisable esprit, il a exalté la gloire de leur cité. Son talent incomparable a su immortaliser sur des monuments de tonte sorte, dans des épigrammes concises et expressives[40], les hauts faits des guerres de l’Indépendance, louer dans des élégies les morts, et célébrer dans des cantates inspirées, qu’exécutaient des chœurs de fête. les journées triomphantes d’Artémision et de Salamine.

L’État fit tout ce qu’il put pour favoriser l’art ; par les fêtes qui suivirent les victoires, il offrit aux poètes d’éclatantes occasions de se distinguer, et il établit des prix pour les œuvres les mieux réussies. Comme Simonide à Thémistocle, l’ingénieux Ion s’attacha à Cimon et s’appliqua à assurer sa gloire. De son côté, Périclès, obéissant à son propre penchant aussi bien qu’à des considérations politiques, consacra tous ses efforts à cultiver à Athènes l’art du chaut. C’est dans ce but qu’il institua les concours musicaux des Panathénées, pour convier tous les talents à une lutte publique. Il était lui-même en ces matières un ordonnateur et un législateur ; il régla avec un sens artistique profond la façon dont les chanteurs et les joueurs de cithare devaient figurer dans la fête. Si, malgré tant de soins, la poésie lyrique ne. prit point dans l’Athènes de Périclès l’importance à, laquelle on devait s’attendre, et si Simonide n’y laissa point de successeur qu’on puisse citer, la raison principale en est qu’il s’y développa un autre genre poétique plus riche et plus puissant, auquel s’associa si bien la lyrique, qu’elle disparut en tant qu’art particulier.

Parmi toutes les espèces de poésies lyriques, aucune vraiment ne fut cultivée à Athènes avec autant d’éclat et de succès que le dithyrambe, chanté à la louange de Dionysos, le dieu libéral et bienfaisant ; c’est le genre qui, de toutes les branches de la poésie religieuse, se montra le plus propre à pousser vigoureusement. Lasos d’Hermione, maître de Pindare, façonnant la chanson, qui n’était rien à l’origine que l’organe d’un culte enthousiaste de la nature, en avait fait le chant choral et lui avait donné, par des rythmes hardis et complexes comme par la musique enivrante de la flûte, une telle splendeur, que la gloire d’Arion, c’est-à-dire de l’inventeur lui-même, en fut éclipsée. Lasos rapporta cet art nouveau du Péloponnèse à Athènes, à la cour des Pisistratides. C’était le temps où on tenait particulièrement en honneur tout ce qui touchait au culte de Dionysos ; le dithyrambe fut introduit dans les fêtes nationales, et les citoyens riches rivalisèrent de zèle pour former et exercer les chœurs sacrés qui, composés de cinquante choreutes, enroulaient leurs danses autour de l’autel fumant du dieu ; on ne recula devant aucune dépense, afin d’obtenir des maîtres chanteurs les plus renommés, tels que Pindare et Simonide, des hymnes nouveaux pour les Dionysiaques attiques. Simonide put se vanter de n’avoir pas remporté à Athènes moins de cinquante-six victoires dithyrambiques. Mais l’essor de cette poésie ne devait pas s’arrêter là

Si le dithyrambe embrassait les tonalités et les rythmes de tous les genres lyriques antérieurs, il contenait aussi dès éléments qui lui faisaient dépasser le domaine de la lyrique ordinaire. En effet, puisque les chœurs sacrés regardaient comme présent à côté d’eux le dieu qu’ils glorifiaient, et, dans leurs transports enthousiastes, assistaient pour ainsi dire à toute sa destinée, à ses épreuves et à ses triomphes, il était naturel non seulement de supposer connues les circonstances auxquelles se rapportaient leurs chants, mais encore de les rappeler à la mémoire par des récits, ou de les rendre visibles par des représentations. Les coryphées du chœur dithyrambique interrompaient donc le chant par des narrations ; l’épopée et la poésie lyrique furent ainsi réunies l’une à l’autre. Le récit épique fut animé par l’action et par le costume ; on vit devant ses yeux le dieu lui-même souffrir et triompher tour à tour ; le chef du chœur joua son personnage, les danseurs se transformèrent en. satyres, compagnons du dieu et associés à son destin ; c’est ainsi que de la fusion des genres plus anciens sortit le plus nouveau, le plus riche, le plus achevé de tous : le drame.

Les Hellènes avaient pour le drame des aptitudes naturelles toutes spéciales. Leur vivacité innée les excitait à revêtir de la forme du dialogue toutes les idées que leur esprit débattait ou examinait. Déjà dans Homère, nous trouvons les germes du drame, qui profita plus tard de tout le développement qu’avaient pris les formes plus anciennes de l’art. Il réunit en lui tout ce qui avait été inventé en fait de rythmes bien agencés, de tonalités puissantes, d’images poétiques, en fait de danse et de chant cet ensemble était de plus animé par l’art de la mimique, qui faisait de la personne tout entière l’instrument de la représentation artistique, et échauffé par l’ardeur bachique des fêtes du dieu joyeux.

Cependant. cette représentation demeura forcément restreinte à des limites très étroites tant que les exigences du culte l’empêchèrent de sortir des légendes particulières à la religion bachique. Ce fut donc un progrès de remplacer les aventures de Dionysos par d’autres sujets également propres à éveiller un vif sentiment de sympathie. Ainsi, la forme artistique une fois trouvée, la matière afflua, abondante, substantielle et féconde ; on ouvrit alors tout le trésor de l’épopée homérique et posthomérique les héros de la nation se présentèrent au peuple sous un nouveau et vivant aspect. et un large champ s’offrit à l’art dramatique.

Ce progrès, du reste, avait été précédemment réalisé en dehors de l’Attique ; car à Sicyone, avant l’époque de Clisthène, le héros Adrastos avait pris la place de Dionysos, et peut-être à Corinthe le genre dithyrambique avait-il pris déjà une extension analogue. Mais c’est à Athènes seulement que ces germes du drame aboutirent à un développement, complet ; et, de même que l’épopée est le miroir du passé héroïque, de même qu’ensuite. après la mort de l’épopée, la poésie lyrique suit constamment, pendant trois siècles, une marche parallèle à l’évolution du peuple, ainsi le drame est précisément le genre poétique dont l’épanouissement commence au moment où Athènes devient le centre de l’histoire hellénique. Parti, vers le temps de Solon, d’une origine obscure, il grandit et se fortifia avec la gloire de la ville, et il a suivi pas à pas son histoire à mesure qu’elle se déroulait.

Thespis avait fondé la tragédie, en ce sens qu’il établit l’alternance du récit et du chant, qu’il régla le costume, et qu’il dressa l’estrade. Solon, à ce qu’on dit, fit assez mauvais visage à cet art nouveau, tenant pour nuisible l’excitation violente de la sensibilité par des scènes de pure imagination ; mais les tyrans encouragèrent ce divertissement populaire, comme du reste tout ce qui se rattachait au culte démocratique de Dionysos ; il était conforme à leur politique de laisser les pauvres s’amuser aux frais des riches ; ils appelèrent d’Icaria à Athènes, vers 535, un maître de chœurs, instituèrent des concours de chœurs tragiques, et le théâtre établi près du peuplier noir du marché devint le centre des fêtes joyeuses de l’Attique.

Après la restauration de la liberté, toutes les fêtes civiques prirent un essor plus vigoureux ; la tragédie dut à Pratinas et à Chœrilos une forme artistique plus arrêtée, et put se mouvoir de plus en plus librement dans le choix de ses sujets. Toutefois, l’élément antique ne fut pas délaissé ; la jeunesse des campagnes ne voulut pas se laisser enlever sa mascarade traditionnelle, ni le peuple renoncer à ses chœurs de satyres. Mais on sépara deux choses qui ne pouvaient plus se trouver réunies sans se nuire réciproquement : c’est ainsi qu’à côté de la tragédie se développa le drame satyrique. Pratinas, qui vint de Phlionte à Athènes, donna à ce divertissement sa forme particulière ; c’est là qu’on retrouva les caractères primitifs de l’allégresse bachique, l’élément rustique et paysan, la bande joyeuse des satyres avec leurs danses lascives et leurs plaisanteries un peu vertes. Ainsi, la littérature poétique conserva ces formes primitives, sans que la tragédie en fût dérangée ni entravée dans son développement ultérieur.

L’époque même où Athènes prit le rang d’une grande puissance et fit traverser la mer à ses trirèmes pour soutenir les révoltés d’Ionie, fut aussi une date pour la tragédie attique. C’est alors, en effet, que s’écroulèrent les tréteaux en bois sur lesquels on avait vit jouer solennellement les ouvrages de Pratinas, de Chœrilos, de Phrynichos et du jeune Eschyle ; et le drame prit dès ce moment assez d’importance à Athènes pour qu’on entreprît d’y construire à grand frais un théâtre de proportions imposantes. Dans l’intérieur du vaste domaine de Dionysos, sur la pente méridionale de la citadelle, s’élevèrent les murs d’une scène durable, et la partie réservée au public, on l’hémicycle de gradins superposés, fut taillée dans le rocher de l’acropole, de telle façon que le spectateur prit voir à sa gauche l’Ilissos et l’Hymette, à sa droite les ports d’Athènes.

En même temps, la structure intime de la tragédie progressait d’un pas assuré. Sa matière devint plus variée ; la danse et la musique reçurent des développements de plus en plus riches ; aux rôles d’hommes on ajouta des rôles de femmes. Pourtant, l’élément lyrique y resta prédominant jusqu’aux guerres médiques ; ce qu’on admirait surtout dans Phrynichos, le plus grand des prédécesseurs d’Eschyle, c’était le charme de ses chœurs. Avec le grand drame de la guerre, le drame du théâtre commença à déployer sa force vitale tout entière, et là plus nettement qu’ailleurs se montre le renouvellement d’activité qui pénétra la vie attique dans toutes ses manifestations.

L’honneur de trouver dans l’art tragique l’expression de cette mémorable époque était réservé à Eschyle, fils d’Euphopion, né à Éleusis, rejeton d’une ancienne famille qui le rattacha au sanctuaire le plus vénéré de la contrée. C’est pourquoi il s’appelle lui-même un nourrisson de Déméter, et atteste ainsi que le culte sévère d’Éleusis n’est pas resté sans exercer sur son esprit une influence durable. Enfant, il vit la chute d’une tyrannie qui s’était rendue particulièrement odieuse à la vieille noblesse du pays ; devenu homme, il fut, à 35 ans, un des combattants de Marathon. et il a déclaré lui-même dans son épitaphe qu’il est fier non de ses tragédies, mais de la part qu’il a prise à cette journée glorieuse ; et pourtant, là, il n’était qu’un citoyen confondu avec les autres, tandis que, comme poète, il occupa au-dessus de tous ses contemporains une situation sans rivale. Car ce fut lui qui, par sa force créatrice, fonda réellement la tragédie attique, si bien que toutes les œuvres antérieures ne ressemblèrent plus qu’à des ébauches imparfaites.

Il introduisit sur le théâtre le second acteur, et par là fit des jeux scéniques un drame véritable, car, avant cette innovation, un dialogue animé n’était pas possible. Cette forme du discours, pour laquelle les Athéniens avaient des dispositions spéciales, grâce à leur amour de la conversation, à leur présence d’esprit, à la finesse de leur sens, passa sur la scène, et éveilla ainsi un genre d’intérêt tout nouveau. La langue du dialogue était essentiellement celle de la vie usuelle, tandis que dans les chants du chœur dominait un autre parler, moins familier à l’oreille et produisant en conséquence une impression de solennité et de dignité qui s’accordait mieux avec le plus ancien élément de la tragédie, avec le principe religieux. Pour donner à l’action un relief plus vigoureux, on raccourcit les morceaux lyriques. Les caractères des acteurs reçurent une empreinte plus nette ; on distingua les rôles principaux des accessoires, et les personnages secondaires, qui appartenaient à une condition inférieure, prirent, par contraste avec les figures héroïques, la physionomie et l’accent vulgaires du peuple. Le théâtre lui-même fut complètement transformé. Un artiste de Samos, Agatharchos, qui perfectionna la peinture décorative d’après des principes scientifiques, l’orna magnifiquement et en fit une scène idéale ; à l’aide de la mécanique et de ses artifices ingénieux, on vit les ombres sortir de l’abîme et les dieux planer dans les airs ; la tragédie tout entière y gagna en grandeur majestueuse, en même temps qu’en valeur intellectuelle et en élévation morale.

Tandis que les poètes primitifs s’étaient toujours proposé comme but principal d’exprimer et d’éveiller des sensations, on allait maintenant représenter complètement, dans un ensemble grandiose, les légendes antiques ; et, afin d’y parvenir, on organisa de telle façon le drame attique que trois tragédies furent réunies en un tout, pour offrir ainsi en spectacle, d’après un plan unique, une action empruntée à l’histoire mythique, en suivant les étapes principales de son évolution ; et à ces trois tragédies, qui formaient en réalité autant d’actes d’un grand drame, on ajouta, comme pièce accessoire, le drame satyrique. Succédant à la gravité émouvante des tragédies, il rentrait, à la fin du spectacle, sur le terrain populaire des fêtes de Dionysos, où des aventures capricieuses, dont les satyres étaient les témoins et les acteurs, ramenaient le calme et la bonne humeur dans l’esprit des assistants.

C’est là un Irait qui marque le sens si droit du peuple, tel qu’il se révèle aussi dans les peintures des vases et les sculptures des temples, d’avoir su associer étroitement la plaisanterie et le sérieux, sans que l’harmonie de l’ensemble en fia troublée.

Voilà la série de quatre pièces, ou tétralogie du drame athénien ; et, si cette organisation n’est pas une libre création d’Eschyle, elle lui doit du moins sa perfection artistique. Le chœur dithyrambique fut partagé en groupes de douze, plus tard de quinze choreutes : ainsi, pour chaque partie de la tétralogie, il y avait un chœur spécial, chargé de suivre, en y prenant part, l’action des personnages principaux et de remplir les intermèdes au moyen de la danse et du chant. La place du chœur, ou orchestre, s’étendait entre la scène et la portion réservée aux spectateurs ; le chœur lui-même occupait donc une sorte de position idéale entre le public et les acteurs.

Les Hellènes s’étaient accoutumés à voir dans les poètes des maîtres ; aucun d’eux ne pouvait acquérir d’autorité s’il se croyait appelé à ce rôle uniquement parce qu’il avait du talent, de l’imagination, de l’habileté technique ; il lui fallait encore la culture intime du cœur et de l’intelligence, la connaissance profonde et étendue de la tradition, la perception des choses divines et humaines : c’est pourquoi la vocation poétique réclamait l’homme tout entier et sa vie tout entière. Personne . n’en a conçu une plus haute idée qu’Eschyle. Comme Pindare, il engage ses auditeurs dans les profondeurs des mythes, dont il fait ressortir la portée morale, et qu’il éclaire à la lumière des leçons de l’histoire. L’humanité, telle qu’il l’a personnifiée dans le Titan Prométhée, patiente dans la lutte et dans la souffrance, fière parce qu’elle a le sentiment d’elle-même, infatigable dans la pensée créatrice, mais portée aussi à l’irréflexion et au vertige de l’orgueil, c’est la génération même de ses contemporains qui marchait en avant sans trêve : mais la seule sagesse qui compte est celle qui vient de Zeus ; la seule habileté, celle qui repose sur la moralité et la piété. Ainsi le poète, éloigné de toute préoccupation mesquine, est le vrai maître du peuple ; à l’époque où commence le doute, il cherche à soutenir la religion des ancêtres, à éclaircir les idées de tous, à tirer de l’amas bigarré des fables mythologiques le fonds salutaire de la vérité religieuse : c’était la tâche du poète, de maintenir la tradition populaire en harmonie avec les progrès de la conscience.

Mais les poètes étaient aussi en plein dans le courant de la vie nationale, et, dans une ville comme Athènes, on ne pouvait admettre que les hommes qui produisaient les œuvres de leur esprit aux fêtes publiques, devant tous les citoyens réunis, fussent indifférents vis-à-vis des problèmes du présent. Ils devaient s’attacher à un parti déterminé, et leur opinion touchant les intérêts de l’État devait, s’ils étaient sincères et francs, se faire voir dans leurs ouvrages. Sans doute, ce fut principalement dans les limites de la mythologie qu’ils choisirent leurs sujets ; la force de volonté de l’homme, ses actions et ses misères, l’antagonisme de là loi humaine et de la loi divine, de la liberté et de la destinée, tout cela fut représenté de préférence par les caractères de cet âge héroïque dont l’épopée avait transmis le souvenir ; ceux-ci devinrent les types de la race humaine, comme leurs souffrances furent les souffrances ou les perturbations communes de l’humanité ; leur contemplation devait faire oublier aux spectateurs leur part de soucis et de tristesses, les porter au delà du sentiment étroit de leur personnalité, et leur procurer ainsi, avec la plus noble des jouissances artistiques, l’indépendance et la purification salutaire de l’âme. C’est aux héros que convenait le caractère idéal dont on s’appliquait à revêtir tout le monde du théâtre. Mais la vivacité des impressions n’eu était nullement affaiblie, quoique le monde où on se sentait transporté fût un passé enveloppé de nuages. Dans les pièces guerrières d’Eschyle, on retrouvait encore l’âme du soldat de Marathon, et le citoyen qui avait entendu ses Sept devant Thèbes se sentait enflammé du désir de porter les armes pour la patrie.

Pourtant, Phrynichos avait déjà osé transporter l’histoire contemporaine sur la scène tragique ; sa Prise de Milet et ses Phéniciennes avaient certainement une tendance politique très marquée. Eschyle suivit l’exemple de son devancier, mais un traçant des peintures bien plus grandioses, lorsque, quatre ans après les Phéniciennes de Phrynichos, en 472 (Ol. LXXVI, 4), il fit jouer son drame des Perses. Il y peignait la déconfiture du Grand-Roi : mais, avec an sens artistique très délicat, ce fut en Perse, et non en Attique, qu’il plaça la scène de sa tragédie. Ainsi, les conséquences de la bataille, le contrecoup qu’en ressentit l’empire ennemi, voilà ce que nous voyons de nos yeux dans sa propre capitale. Darius évoqué sort de son tombeau pour représenter, lui, le prince pieux et sensé, la splendeur de l’empire des Perses jusque-là intact, tandis que son successeur revient de l’Hellade dans sa patrie déshonoré et misérable, exemple bien fait pour montrer comment la présomption affolée conduit toute souveraineté à sa ruine.

Dans hi tragédie où Phrynichos célèbre la victoire d’Athènes. Thémistocle est exalté au-dessus de tous ; mais dans Eschyle. il n’est l’objet que d’une allusion passagère, comme avant inventé un stratagème adroit. Par contre, dans une peinture détaillée du combat de Psvttalie[41], c’est Aristide dont on proclame la gloire, comme avant singulièrement contribué à la victoire de Salamine, non pas sur mer, mais sur terre.

La pièce des Perses est la seconde d’une trilogie, et n’a point de conclusion propre. L’ombre de Darius annonce des désastres ultérieurs, et prédit la bataille de Platée. La troisième pièce Glaucos, contient une allusion à Homère. La première, Phinée, doit son nom au devin de la légende, qui indique aux Argonautes leur route vers la terre barbare du nord. Il est donc extrêmement vraisemblable que les trois tragédies se rattachaient à une seule et même conception, à cette idée, vivante dons l’esprit de tous les contemporains qui réfléchissaient. d’une grande lutte entre les Barbares et les Hellènes. entre l’Asie et l’Europe, lutte dont le prélude mythique était l’expédition des Argonautes, et qui trouva sur les champs de bataille de la Grèce et de la Sicile le plus glorieux dénouement[42] C’est ainsi qu’Hérodote a compris la guerre persique comme un épisode dans l’ensemble de l’évolution historique, que Pindare a réuni dans ses vers, comme des titres d’honneur appartenant légitimement et également aux Hellènes, les journées mémorables de Salamine, de Platée et d’Himéra ; et la trilogie des Perses n’eut certainement pas été jouée à la cour de Hiéron, si ce prince n’y avait pas trouvé la satisfaction complète de ses désirs de gloire.

Comme Eschyle a représenté dans les trois pièces de l’Orestie l’histoire fabuleuse des Pélopides, et semblablement, dans des trilogies étroitement liées entre elles, la destinée de la maison royale de Thèbes et du roi de Thrace Lycurgue, comme il a développé le mythe de Prométhée de façon à trouver, dans un ensemble plus large, la solution satisfaisante des désaccords et des dissonances que laissaient subsister les pièces isolées, on peut dire qu’il a mêlé la fable et l’histoire dans un même tissu poétique. Le passé et le présent, l’Orient et l’Occident, la mère-patrie et les colonies, se dessinent et se groupent en un vaste tableau du monde et forment une chaîne continue d’événements, reliés les uns aux autres et par des prédictions et par des rapports réciproques. Portant son regard en avant et en arrière, le poète explique, comme un prophète, la marche de l’histoire, dont la fatalité mystérieuse se révèle à l’œil de l’esprit. Il exalte chez ses compatriotes le sentiment national, en leur faisant voir partout la puissance des Hellènes qui monte et celle des Barbares (fui s’affaisse, sans qu’aucun mélange de mépris ou de joie maligne altère jamais la noblesse morale de ses créations. En même temps, il modère l’orgueil des vainqueurs, en leur montrant l’infortune des Perses causée par leurs propres excès et en leur rappelant les lois éternelles de la justice divine, dont l’observance est aussi la condition indispensable du bonheur des Hellènes.

Jusque dans les tragédies empruntées au fonds mythique, il se trouvait des sentences dont ou était autorisé et même encouragé à faire au présent, l’application immédiate. De semblables rapprochements ne venaient pas d’une préméditation froide, qui ont troublé la pureté de l’impression poétique ; mais c’est qu’un homme comme Eschyle ne pouvait s’en dispenser ; il devait aussi exprimer dans ses vers ce qu’il considérait comme le salut de l’État, comme la marque du vrai citoyen, à moins qu’il ne voulût refouler de parti pris ses sentiments les plus vivants : et d’ailleurs, il n’y avait point là de disparate, car, dans l’antiquité, les maximes de la sagesse morale et de la sagesse politique se rapprochaient et se confondaient volontiers. Quant aux spectateurs, qui même au théâtre se sentaient citoyens, ils saisissaient rapidement et instinctivement tout ce qui renfermait une allusion aux affaires publiques ou à un homme d’État, comme on le vit un jour pour Aristide.

Après Aristide, ce fut à Cimon que la muse d’Eschyle rendit hommage. Ce fut Cimon qui personnifia le caractère national des hellènes, les mœurs héréditaires, la prédominance de l’aristocratie. la discipline antique ; et comme ensuite le flot du mouvement populaire montait toujours plus haut et menaçait le dernier rempart du passé, l’Aréopage, le poète septuagénaire entraîna sa muse dans l’arène des partis et mit tous les moyens en œuvre pour attacher de cœur ses concitoyens à la dignité sainte de l’Aréopage, comme étant une institution divine, et pour leur mettre sous les veux les conséquences d’un dérèglement néfaste. Les Euménides attestent d’une manière éclatante comment une grande création poétique peut être une œuvre de circonstance, au service d’un parti, sans rien perdre eu clarté pénétrante, en sublimité digne de servir de modèle dans tous les temps. L’Aréopage, en tant que tribunal, resta intact, et nous attribuerions volontiers à la pièce d’Eschyle nue influence décisive en cette occasion ; mais néanmoins, le poète se sentit étranger et isolé dans la ville devenue toute démocratique. Il n’y trouvait plus cette liberté pour laquelle il avait versé son sang dans les batailles ; le nombre des soldats de l’Indépendance se réduisait de plus en plus. L'Orestie fut le dernier drame qu’il donna à Athènes : pour lui, il alla mourir en Sicile, à Gela[43].

L’âge des combattants de Marathon était passé ; l’âge nouveau, celui de Périclès, trouva son expression dans une génération plus jeune. et, surie théâtre athénien, dans Sophocle.

Sophocle, comme Eschyle, était de sang noble —ce qui le prouve, c’est qu’il fut revêtu du sacerdoce du héros Alcon[44], — et le fils d’un industriel, qui dirigeait une grande fabrique d’armes. Né en 496 (Ol. LXX, 4), dans le dème de Colone riche en minerais, il avait grandi dans le paysage charmant de la vallée du Céphise, sous les ombrages des oliviers sacrés, témoins de la plus ancienne histoire nationale, mais aussi près de la capitale, près de la mer, qu’il contemplait du haut des rochers de Colone : c’est de là que, pendant son enfance, il vit s’élever la ville du Pirée. Dans la première fleur de sa beauté juvénile, aux fêtes célébrées en l’honneur de Salamine, il conduisait le cinétir : douze ans plus tard, c’était déjà un poète, assez sûr de lui pour entrer en lice avec le grand Eschyle, dont l’art lui avait inspiré le désir d’arriver par la même voie à la gloire poétique. Ce fut un jour d’émotion inaccoutumée, à Athènes, que celui où le peuple attendait avec anxiété l’issue de la lutte engagée entre le jeune poète qui prenait son essor, et le vieil Eschyle, presque sexagénaire, déjà couronné d’un double laurier.

A ces mêmes Dionysiaques, ou vit Cimon, après le succès éclatant de la campagne de Thrace, monter du Pirée jusqu’au théâtre, et offrir sur l’autel de l’orchestre son sacrifice d’actions de grâces ; le peuple, transporté de joie, salua les reliques de Thésée qu’on l’amenait an pays natal ; et, aux acclamations enthousiastes de la cité tout entière, l’archonte Apséphion choisit Cimon et les généraux ses collègues, comme les plus dignes représentants des dix tribus, pour titre, à titre exceptionnel, les juges du concours. Ils couronnèrent la trilogie de Triptolème : Sophocle avait gagné le prix[45].

Le drame de Sophocle n’était pas cependant en opposition déclarée avec celui d’Eschyle. Le jeune vainqueur regardait avec un respect profond cet homme dont le génie puissant et original avait tracé le chemin à la perfection de l’art tragique. Sa nature tout aimable ignorait d’envie et la jalousie. Mais c’était un disciple indépendant de ce grand maître, dont il se distinguait essentiellement par l’ensemble de ses qualités propres. Il avait plus de hauteur, de souplesse, de sérénité, et, en ce qui concerne le goût, moins de penchant au pathétique et au pompeux. 11 modéra donc l’élan qu’Eschyle avait donné au langage dramatique, et chercha à représenter les caractères sous des traits plus humains, sans les faire descendre jusqu’à la familiarité, afin que les spectateurs se sentissent plus rapprochés d’eux. Ce changement correspond à une modification essentielle dans la manière de traiter les sujets tragiques. Dans l’adaptation de la légende à la scène. Eschyle a atteint le plus haut point on l’esprit grec se soit élevé ; là, il est au-dessus de toute rivalité. Mais Sophocle reconnut qu’on ne pouvait recommencer sans cesse à présenter au peuple ces légendes avec la même ampleur sans en épuiser peu à peu le charme. Il s’appliqua donc à rendre les tragédies en elles-mêmes plus vivantes dans leur développement, à saisir plus nettement les caractères, à provoquer et à exciter l’intérêt psychologique. Déjà Eschyle avait composé la trilogie de. façon à ne pas suivre rigoureusement la marche d’une histoire mythique : dans Sophocle, le lien de la trilogie est, sinon défait complètement, du moins assez relâché pour que chaque tragédie isolée soit un ensemble ayant son dénouement propre et demandant à être apprécié comme une création à part. Par là, l’art conquit une liberté plus grande : il put pousser plus avant l’exécution des détails de chaque pièce, enrichir et animer le tableau poétique en y faisant paraître des ligures secondaires. C’est ainsi que, en reproduisant la légende d’Oreste, Sophocle laisse dans l’ombre le meurtre et le meurtrier de Clytemnestre : il donne à ce sujet si souvent répété une forme essentiellement nouvelle, lorsqu’au lieu d’Oreste il prend pour personnage principal sa sœur Électre, fait que toute l’action se reflète en quelque sorte dans son âme, et trouve par ce moyen l’occasion de tracer une peinture psychologique vivante, le type de l’héroïsme féminin, qui, opposé à la figure toute différente de Chrysothémis, se détache ainsi sur le fond le plus favorable.

Pour faire valoir ces procédés d’un art plus avancé et plus délicat, Sophocle introduisit sur la scène un troisième acteur et rendit par là possible une action bien plus vivante, en même temps qu’il créait des ressources nouvelles pour nuancer et grouper les caractères. Il fut aussi le premier qui, bien que maître dans le chant, et la danse. s’abstint de paraître en personne sur le théâtre ; dès lors, le rôle de l’acteur se distingua de celui du poète, et l’art du premier y gagna une valeur plus individuelle. Le chœur eut une situation plus tranquille, en dehors de l’action elle-même, et l’élément dramatique fut mis en relief d’une manière plus significative, comme étant le noyau de la tragédie. Eschyle lui-même reconnut ce progrès artistique ; car non seulement il accepta les améliorations extérieures apportées à la tragédie ; mais encore, excité par son jeune rival, il s’éleva à une forme dramatique plus achevée et plus mure.

Sophocle ne fut pas plus étranger qu’Eschyle à la vie publique ; mais c’était avant tout un poète, et il n’avait nulle disposition à laisser troubler par les affaires de l’État et les menées des partis la paix sereine de son esprit. Ion nous le dépeint tel qu’il l’a rencontré à Chios, âgé de. 55 ans et alors stratège des Athéniens, le plus gai et le plus aimable des compagnons, faisant toutes sortes de plaisanteries sur sa dignité de général[46]. Son art n’en fut pas moins porté par le souffle de cette grande époque où Athènes étendit sa domination sur les côtes de l’Archipel ; et comme Athènes était arrivée à avoir son histoire propre et sa politique indépendante, il fut, par une sorte de progrès proportionnel, un Athénien plus complet, un patriote plus dévoué à la cité qu’Eschyle, lequel avait plus à cœur les intérêts communs de l’Hellade. Sophocle contribua à mettre en faveur les sujets tirés de l’histoire locale ; son Triptolème glorifiait l’Attique comme le foyer d’une culture plus haute, qui se répandait victorieusement jusque dans des contrées lointaines ; c’est sur le sol de l’Attique, dans le bourg de Colone sa patrie, qu’il donna à sa légende d’Œdipe la conciliation pour dénouement, et les sentiments du véritable Athénien se montrent aussi dans l’Électre, qui présente comme conclusion du drame la destruction d’une tyrannie illégitime et la conquête de la liberté.

En somme, ses tragédies firent plus que tout autre ouvrage pour donner à une époque où Athènes avait la puissance et la splendeur matérielles cette valeur intime et cette portée morale qui était l’ambition de Périclès. Comme lui, Sophocle chercha h maintenir en crédit les cultes anciens, les coutumes héréditaires, les préceptes non écrits du droit divin, mais en même temps à s’approprier tous les progrès réalisés par la culture intellectuelle, tout ce qui élargissait l’horizon de l’esprit. La langue du poète atteste la force d’une intelligence développée, qui, dans son expression serrée, s’aventure souvent jusqu’aux limites extrêmes oh finit la clarté : cependant, comme il sait garder là encore l’attrait de la grise, et quel souffle d’harmonie heureuse traverse d’un bout à l’autre toutes ses œuvres ! C’était bien lit un homme selon le cœur de Périclès ; et, ce qui prouve quelles relations étroites il y eut de l’un à l’autre, c’est précisément la façon aisée et souriante dont, à l’armée, l’homme d’État traitait le ponte son collègue. Sophocle n’a jamais été ni un homme ni un poète de parti, tel que fut Eschyle, tel que Phrynichos aussi semble l’avoir été. Mais son art refléta les plus nobles tendances du temps, et fut comme l’expression transfigurée de l’Athènes de Périclès. La clarté et la solidité de son jugement sur les affaires de la république nous apparait et nous frappe dans tous ces passages on il vante la prudence du Conseil comme le seul salut de l’État ; et le peuple athénien sut honorer en lui le vrai poète de l’époque, car personne n’a gagné autant de prix et n’a joui aussi paisiblement de sa gloire que Sophocle : c’est quand la période de Périclès fut passée qu’Euripide put pour la première fois réussir comme son rival ; Euripide, qui, bien que plus jeune de 15 à 16 ans seulement, appartenait à une tout autre époque : encore ce compétiteur ne fut-il jamais mis au-dessus de Sophocle.

A côté de la tragédie et sortant du même germe, c’est-à-dire de la fête bachique, s’est développée la comédie, sa sœur par la naissance, mais qui guinda plus longtemps qu’elle dans la liberté de la campagne, et ne se soumit que plus tard à la tenue et à la discipline de la ville ; c’est pourquoi elle a aussi gardé plus fidèlement la marque de son origine. Cette origine, il la faut chercher particulièrement dans les divertissements de la vendange, dans l’allégresse des paysans fêtant, comme c’est la coutume dans tous les vignobles, la récolte nouvelle. La bacchanale des masques bondissants chantait les louanges du dieu qui apporte la joie, et là, dans la licence de l’ivresse, on échangeait toutes sortes de railleries et de facéties avec eux qui se trouvaient sur le chemin de la bande et lui fournissaient une occasion de malices et d’espiègleries ; on y mettait largement à contribution la chronique du jour ; et à celui qui le régalait des bouffonneries les plus amusantes, le publie reconnaissant donnait de tout cœur ses éclats de rire et ses applaudissements.

C’est de cette façon qu’on célébrait en Attique les fêtes de l’automne, spécialement non loin de Marathon, dans le dème d’Icaria, qui fut pour ainsi dire, grâce à son culte local de Dionysos, le berceau de tout l’art dramatique athénien, car il donna aussi le jour à Thespis. C’est à Icaria que vint Susarion de Mégare ; il apportait avec lui, de sa ville natale, l’esprit un peu cru de la farce mégarienne, et il donna à ces jeux le ton qui, dans la. période suivante, domina même en Attique. A son école appartient Mæson, fort en honneur au temps des Pisistratides. Puis, on réalisa un nouveau progrès, le jour où ce théâtre rustique fut transporté dans la capitale, reconnu officiellement comme partie essentielle des fêtes de Dionysos, et entretenu aux frais de l’État. Ce, fait se produisit vers 468[47], après les guerres médiques ; et l’esprit puissant qui pénétra alors la vie athénienne se révéla ici par une transformation nouvelle, en faisant d’une farce grossière et à moitié étrangère un genre artistique régulier, riche en sujets, et surtout marqué de l’empreinte attique.

Quand la farce icarienne eut conquis son droit de cité sur la scène tragique, un grand nombre des formes extérieures de la tragédie furent adaptées au genre nouveau ; pour lui aussi on institua, au nom de l’État, des concours solennels, des prix, des juges, ainsi que la chorégie, à titre de prestation publique ; il eut, pour ce qui concerne la scène, le dialogue, le chœur, le nombre des acteurs, etc., une organisation identique, sans être obligé cependant au sacrifice de son originalité personnelle. Tandis que la tragédie enlevait les spectateurs dans des sphères plus hautes, et cherchait par toutes les ressources de l’art à représenter certaines données qui dépassaient les limites de la vie commune, la comédie resta étroitement attachée au temps présent, à la vie de tous les jours. Elle resta plus libre sous le rapport de la danse, de la versification, de la langue, de l’ordonnance poétique, et même conserva si bien le caractère d’une pièce de circonstance, faite en vue du moment, que le poète se servit du chœur pour interrompre absolument, pendant la représentation même, l’unité de la pièce. pour s’entretenir avec le public, dans de longues parabases. de ses affaires personnelles ou des questions brûlantes du jour. Un tel genre de poésie dramatique ne pouvait vivre que dans l’air de la démocratie, qu’il suivait à tous les degrés de son développement. Dirigée, dès sa naissance, contre les sottises et les ridicules qui se rencontrent dans la société, la comédie fustigea toutes les déraisons, toutes les fautes, toutes les faiblesses. Dans cette vie au grand jour des Athéniens, si mouvementée et si facile à observer, la matière ne manquait jamais, non plus qu’un auditoire spirituel, d’un bon sens solide, aimant à rire, prompt à saisir toutes les allusions. Mais la comédie exposait aussi au grand jour les abus, les dépravations, les contrastes de la vie publique. C’était là le côté sérieux de son rôle. Sans ce fonds de pensée grave et patriotique, sa plaisanterie eût été languissante, inefficace et dédaignée. Les poètes comiques ne voulaient pas être pour le peuple des amuseurs frivoles, mais, aussi bien que les tragiques, ses maîtres et ses guides ; ce qu’ils flagellaient, dans cette époque d’agitation fiévreuse, c’étaient précisément les innovations à la mode ; ils opposaient la sagesse du passé aux fautes du présent ; ils entretenaient la mémoire des soldats des guerres de l’Indépendance et excitaient les citoyens à suivre leur exemple ; enfin, ils s’attachaient volontiers aux plus importants des événements contemporains ; ainsi, les Femmes de Thrace de Cratinos roulaient sur la colonisation du territoire de Thrace.

On comprend quel attrait ce genre dramatique dut exercer sur les hommes de génie. C’est là qu’ils trouvèrent un théâtre assez vaste pour montrer leur talent ; c’est là que, dans l’invention et la mise en œuvre du sujet, ils ne se sentaient liés à aucune tradition. La fantaisie et le caprice avaient toute liberté, et le public voyait défiler devant lui les danseurs du chœur affublés d’attributs plaisamment imaginés, déguisés en nuées, en grenouilles, en oiseaux ; aucune saillie heureuse, si hardie qu’elle fût, n’était justiciable de la censure. L’auteur avait à son commandement tous les artifices de la poésie ; il savait tantôt enthousiasmer son public par un essor sublime, tantôt le séduire par la grâce, tantôt l’amuser par des plaisanteries spirituelles, et l’égayer par des facéties divertissantes ; protégé par la liberté de la scène, il pouvait audacieusement s’attaquer aux plus puissants de l’État, et le peuple, en l’acclamant, reconnaissait en lui le représentant de la liberté civique.

En revanche, plus le poète était libre de ses mouvements, pour la forme comme pour le fond, plus, d’autre part, l’art était difficile, et plus rapidement changeait la faveur du public, prêt à abandonner ses favoris, ceux même dont les vers étaient dans toutes les bouches, dès que chez eux le jet de l’invention commençait à s’épuiser. La comédie, en tant qu’art athénien, est une fondation de Cratès et de Cratinos. Ce dernier, un peu plus jeune qu’Eschyle, avait comme lui un esprit naturellement vigoureux et créateur. Mais, par son humeur indépendante comme par sa verve inépuisable, il était né pour être le poète de la gaieté, et il était destiné, par sa rude franchise, à faire de la comédie une force dans l’État. Cela se lit à peu près au moment où Périclès devint puissant à Athènes ; et, quoiqu’il ne fût pas du goût de Cratinos de se livrer sans réserve à un des deux partis en lutte, nous savons qu’aussitôt après la mort de Cimon, dans ses Archiloques, comédie où le chœur est formé de railleurs à la façon d’Archiloque, il faisait parler un citoyen d’Athènes, qui pleurait l’homme divin, le plus hospitalier et le plus obligeant de tous les Hellènes réunis, avec qui il avait espéré jadis passer une vie plus joyeuse ; mais il s’en est allé trop tôt là-bas[48]. Ce poète puissant eut pour héritiers Aristophane et Eupolis, tous deux plus dociles aux règles, plus doux, plus modérés, quoique se rapprochant de Cratinos par une affinité d’esprit évidente et par l’accord de leurs pensées. Pourtant, le premier sut seul associer à ces qualités une richesse infinie d’invention, et en cela il ne resta pas en arrière de Cratinos.

Tous ces hommes. philosophes et historiens, orateurs et poètes, dont chacun marque une période particulière dans l’évolution de l’art et de la science, non seulement furent contemporains, mais vécurent ensemble dans la même ville ; les uns y étaient nés et dès leur jeunesse s’étaient nourris de la gloire nationale, les autres v avaient été attirés par cette gloire même : ils ont donc fait plus que vivre les uns à côté des autres tous, consciemment ou inconsciemment, à une œuvre commune. Ils pouvaient avoir ou n’avoir pas des relations personnelles avec le grand homme d’État qui était le centre du monde attique, ils pouvaient même compter parmi ses adversaires : ils n’en ont pas moins dû le seconder réellement dans la tache de toute sa vie, qui était de faire d’Athènes la capitale intellectuelle de la Grèce.

Là, tous les germes de culture importés des pays étrangers reçurent une vitalité nouvelle. : là, la connaissance des contrées et des peuples, qui venait d’Ionie, devint l’histoire, quand Hérodote fut mis en contact avec Athènes ; là, le dithyrambe du Péloponnèse donna naissance à la tragédie, la farce mégarienne à la comédie attique ; là, la philosophie de la Grande-Grèce et celle d’Ionie se rencontrèrent, pour s’y compléter, pour préparer le développement d’une philosophie athénienne ; la sophistique elle-même y fut cultivée plus que partout ailleurs. Tandis que précédemment chaque contrée, chaque ville ou chaque lie avait son école et ses tendances particulières, alors, toutes les forces vitales de l’intelligence se concentrèrent à Athènes ; les différences de caractère et de dialecte qui séparaient les pays et les races s’effacèrent ; et, de même que le drame, qui est le plus attique de tous les genres littéraires, s’appropria tous les procédés artistiques plus anciens, pour les réunir et les faire vivre en un organisme complet, ainsi, de toutes les conquêtes de l’esprit hellénique se forma une culture générale, qui fut à la fois nationale et athénienne. Si les autres États purent contester à Athènes la suprématie politique, du moins, personne ne pouvait nier que la ville où on voyait à l’œuvre en même temps Eschyle, Sophocle, Hérodote, Zénon, Anaxagore, Protagoras, Cratès et Cratinos, ne fût le foyer commun de toutes les aspirations supérieures, la cœur de la patrie tout entière, l’Hellade dans l’Hellade.

Quoiqu’il ne nous soit pas donné de pénétrer bien avant par le regard dans les relations réciproques de ces grands hommes, nous pouvons cependant, grâce à des traditions particulières, nous faire une idée de la façon dont Périclès vécut avec les plus éminents de ses contemporains, entre autres avec Sophocle et Phidias. Nous savons aussi qu’il fournit le chœur pour une représentation où Eschyle gagna le prix[49]. Nous connaissons l’amitié d’Hérodote et de Sophocle[50] et même nous possédons encore le début d’une pièce de circonstance que le poète, âgé alors de 53 ans, adressa à Hérodote, une épitre en vers élégiaques, se rapportant à l’époque où l’historien partit pour Thurii et se déroba aux charmes de cette vie passée en commun avec les premiers citoyens d’Athènes. Sophocle était d’une nature singulièrement sociable, et on dit qu’il avait formé, sous l’invocation des Muses, mi cercle d’artistes distingués, qui avait ses assemblées régulières[51]. Mais, si l’art grec a progressé d’un pas si ferme, surtout parce que les jeunes n’aspirèrent pas à gagner l’avance en courant après l’originalité, mais plutôt conservèrent partout ce qu’ils trouvaient de bon et d’éprouvé, le recevant avec reconnaissance pour le perfectionner encore, nous voyons de même à Athènes comment les vieux maîtres furent honorés et vantés par leurs disciples, Eschyle par Sophocle, Cratinos par Aristophane.

Le caractère distinctif de la vie intellectuelle à Athènes, c’est ce fait, que les hommes éminents, quelle que fût leur application à leur tâche, ne conquirent pas leur supériorité en s’enfermant étroitement et mesquinement dans une spécialité. Ils respiraient le même air que tous, ce qui faisait leur santé, ce qui nourrissait et fortifiait leur esprit, ce qui empêchait qu’entre la vie politique et la vie consacrée aux sciences et aux arts il ne s’établit un divorce nuisible à l’une comme à l’autre. Chacun d’eux voulait être un homme complet, un parfait citoyen. Nous voyons la plupart des personnages marquants de cette époque voyager pendant des années, former ainsi des relations étendues et instituer un échange fécond d’idées et de tendances : les philosophes et les poètes font œuvre d’hommes d’État, de soldats, de généraux ; pour les négociations avec d’autres États, on employait fort bien des hommes jouissant d’une renommée nationale, tels que Sophocle ; et ceux même qui se vouaient spécialement au culte des Muses étaient à la fois poètes et acteurs, maîtres de danse et de chant.

Cette activité multiple n’était possible que grâce à la vitalité puissante qui signala les contemporains de Périclès ; et il semble que la preuve la plus évidente qu’on puisse donner de l’épanouissement merveilleux qui fit alors la joie du peuple hellénique, c’est qu’on vit si souvent réunies chez le même homme, à un degré éminent, les forces du corps et celles de l’esprit. Nous admirons ces Athéniens qui, par un travail infatigable prolongé dans la vieillesse chenue, savaient se conserver tonte leur vigueur et, jusqu’à la fin, allaient toujours plus avant dans la perfection de leur art. Sophocle avait composé 113 drames lorsqu’il lut à ses juges le chœur d’Œdipe à Colone, pour leur prouver que la faiblesse de l’âge ne l’avait pas rendu, connue on le lui reprochait, incapable d’administrer sa fortune. Cratinos avait 91 ans quand il fit représenter sa Dame Bouteille et, par cette pièce hardie, gagna le prix sur Aristophane qui le considérait déjà comme un rival usé. De même, Xénophane, Parménide, Zénon, furent des types de force et de santé. Timocréon joignait au rôle de poète la profession d’athlète. Polos, l’acteur favori de Sophocle, était de taille à jouer en quatre jours les rôles principaux de huit tragédies.

Enfin, une autre preuve de cette activité et de cette diversité d’aptitudes si saine chez les maîtres d’alors, c’est que, à côté d’une fécondité peu commune en œuvres originales, ils cherchèrent à régler avec une précision scientifique les tendances et les ressources de leur art, et qu’ils associèrent à l’enthousiasme du sentiment poétique la réflexion nette, l’amour des recherches spéculatives. Ainsi Masos, qui créa vraiment le dithyrambe en lui donnant sa forme définitive, fut en même temps un esprit critique, un des premiers qui écrivirent sur la théorie de la musique ; Sophocle lui-même traita du chœur tragique, pour développer ses idées sur l’importance de cet élément dans l’organisme de la tragédie. De même aussi, les premiers architectes écrivirent des ouvrages scientifiques spéciaux, et Agatharchos exposa les principes d’optique d’après lesquels il avait exécuté les décors du théâtre.

 

 

 



[1] Sur Céphalos, voyez LYSIAS, In Eratosthen., § 4. La chronologie appliquée autrefois à sa famille (cf. O. MÜLLER, Griech. Literat., II, p. 369) a été rectifiée par VATER et WESTERMANN (Lysiæ orationes, 1851, p. VI). D’après leurs recherches, Céphalos a été appelé à Athènes vers 448 (Ol. LXXXIII, 1) : son fils Lysias y naquit en 432 (Ol. LXXXVII, 1) et émigra à l’âge de 16 ans, après la mort de son père, avec son frère Polémarchos, à Thurii, où il resta jusqu’en 412.

[2] Voyez la généalogie de Miltiade, depuis Philæas, fils d’Ajax Télamonien, d’après Phérécyde, ap. Fragm. Hist. Græc., I, p. 73.

[3] Sur le sens du nom de λογογράφος, voyez G. CURTIUS, Bericht der Sächs. Ges. d. Wiss., 1866, p. 141.

[4] Cadmos, Phérécyde et Hécatée sont cités par Strabon (p. 18) comme les fondateurs de la littérature en prose. Suivant A. SCHÄFER (Quellenkunde der griech. Gesch., § 6), Cadmos est un personnage mythique.

[5] L’opinion que j’exprimais déjà dans la première édition sur l’ionisme inné — et non pas acquis — d’Hérodote se trouve confirmée par les inscriptions découvertes depuis à Halicarnasse. Cf. ma recension de l’ouvrage de NEWTON, History of discoveries at Halicarnassus (ap. Götting. gelehrte Anzeigen, 1862, p. 1149 : SAUPPE (ap. Nachrichten der Götting. Ges. d. Wiss., 1833, p. 327).

[6] D’après Eusèbe, la naissance d’Hérodote est de l’an 484.

[7] Sur l’αύτοψία d’Hérodote en Asie, voyez MATZAT ap. Hermes, VI, p. 392.

[8] Sur l’histoire d’Halicarnasse au temps d’Hérodote, à propos d’un texte de contrat passé entre le peuple d’Halicarnasse et Salmacis, d’une part, et Lygdamis, d’autre part, voyez SAUPPE, op. cit. et KIRCHHOFF, Studien zur Gesch. des griech. Alphabets, 3e édit., p. 4. L’inscription est interprétée d’une manière différente par A. BAUER (Herodots Biographie, ap. Sitzungsber. d. Wiener Akad., 1878, p. 405), qui rejette la tradition de l’exil d’Hérodote et autres semblables, comme reposant uniquement sur la notice de Suidas, s. v. Ήρόδοτος.

[9] L’accession d’Halicarnasse à la Ligue maritime doit être placée à peu près à l’époque de la bataille de l’Eurymédon.

[10] L’épisode relatif aux Alcméonides (HEROD., VI, 121-131) a été rédigé (suivant KIRCHHOFF, Entstehungszeit des herodot. Geschichtswerks, p. 39) après le retour d’Hérodote à Athènes, dans l’été de 430, au moment où Périclès fut d’abord attaqué en paroles, puis impliqué dans un procès (Cf. vol. III, ch. I, § 5).

[11] La lecture faite par Hérodote à Athènes est attestée par Eusèbe (HIERON., ad Ol. LXXXIII, 4 : Vers. Armen. ad Ol. LXXXIII, 3, et SYNCELL.) et par l’Athénien Diyllos (ap. PLUT., De Malign. Herod., 26). Ce que dit ce dernier d’une proposition d’Anytos tendant à faire allouer à l’historien un prix d’honneur de 10 talents sert de confirmation au renseignement donné par Eusèbe (cf. KIRCHHOFF, op. cit., p. 10).

[12] L'άκμή d’Hérodote tombe l’année de la fondation de Thurii (Rhein. Mus., XXXI, 49).

[13] Sur le rapport que l’on constate entre un passage de Sophocle (Antigon., 905-912) et un passage d’Hérodote (III, 119), voyez KIRCHHOFF, op. cit., p. 8.

[14] Cf. J. BRANDIS, De temporum græcorum antiquissimorum rationibus, Bonn, 1857, p. 10.

[15] Sur Hellanicos, cf. KÖHLER, Comm. in hon. Mommseni [1877], p. 376.

[16] Cf. KIRCHHOFF, ap. Hermes, VIII, 100.

[17] C. I. ATTIC., I, n. 395. KIRCHHOFF (ap. Hermes, V, 58) rapporte à Ion les trois épigrammes, également en dialecte ionien, que donne Plutarque (Cimon, 7).

[18] D’après Plutarque (Cimon, 9), les prisonniers perses auraient été pris à Sestos et à Byzance. Mais ce ne peut être lors de la prise de Sestos en 478, car c’était Xanthippos qui commandait alors les Athéniens. Si l’on suppose que Sestos fut abandonnée à l’époque et prise de nouveau dans quelqu’une des années suivantes, l’hypothèse laisse encore subsister des difficultés. Évidemment, Plutarque a inexactement reproduit le récit d’Ion.

[19] L’histoire contemporaine en forme de Mémoires est définie et jugée par Plutarque (Pericl., 3).

[20] Sur Ion et Stésimbrotos, cf. RÜHL, Quellen Plutarchs im Leben Kimons, p. 29.

[21] Les premiers qui aient écrit sur Homère au temps de Périclès sont Théagène de Rhégion, Métrodoros de Lampsaque, Stésimbrotos de Thasos et Glaucos (WOLF, Prolegom., p. 162). L’authenticité de l’écrit de Stésimbrotos sur Thémistocle, Périclès et Thucydide, est défendue par W. VISCHER, Kleine Schriften, I, p. 26, et VON WILAMOWITZ, ap. Hermes, XII, p. 362. A. SCHMIDT (Das Perikl. Zeitalter) le classe au premier rang parmi les sources. Cet optimisme est combattu par A. SCHÄFER (ap. v. Sybels, Hist. Zeitschrift, N. F. IV, p. 211) et par U. KÖHLER (ibid.).

[22] Sur les prédécesseurs d’Hippocrate et les bases de sa science, voyez DAREMBERG, ap. Revue Archéologique, 1868.

[23] DIOG. LAËRCE, I, 11. SCHOL. HOM., Odyss., XV, 403. REDLICH, Der Astronom Meton, p. 22, 35.

[24] THEOPHR., De sign. pluv., I, § 4. p. 783. Schn. Cf. FORCHHAMMER et O. MÜLLER, Zur Topogr. von Athen, 1838, p. 9. REDLICH, ibid., p. 19 sqq.

[25] L’érection de l’ήλιοτρόπιον sur le Pnyx prouve que les calculs de Méton étaient appréciés des Athéniens cultivés, et en particulier de Périclès (GÖTTLING, De Metonis heliotropio, 1861, p. 10).

[26] USENER (ap. Rhein. Mus., 1879, p. 403) place l’introduction officielle du calendrier réformé, non plus, comme Böckh, en 330 (Ol. CXII, 2), mais en 312 (Ol. CXVII, 1). Sur la supputation du temps κατ' άρχοντα et κατά θεόν, cf. USENER, ibid., p. 419.

[27] Sur les représentations figurées d’Homère, voyez MICHAELIS, ap. Jahns Griech. Bilderchroniken [1873], p. 57-60.

[28] Influence de l'αίνος sur la poésie et la prose (ZURBORG, ap. Hermes, X, [1876] p. 213).

[29] Le τ dans τήμερον, τήτες, γλώττα, etc. indique la concordance du dialecte attique avec l’éolien : ττ est attico-éolien, de même que τθ. En ce qui concerne l'ά et l'η, l’attique occupe une position moyenne, et c’est précisément à la langue populaire qu’appartenaient des formes comme ώ Δάματερ. L’attique a en propre une tendance aux formes maigres et contractes.

[30] PLATON, Phædr., p. 269, e. SUIDAS, s. v. Περικλής.

[31] Périclès opposé aux σχεδιάζοντες, comme Démosthène (SCHÄFER, Demosthenes, I, p. 304) : seulement, pour Démosthène, il s’agit surtout de discours judiciaires, qui demandaient plus de prudence et de préparation.

[32] MEIER-SCHÖMANN, Att. Prozess, p. 707. Il n’était fait d’exception que pour les parents et amis.

[33] C’est seulement au cours de la guerre du Péloponnèse que l’industrie de ces λογογράφοι prit une extension considérable.

[34] O. MÜLLER, Griech. Litterat., II, p. 320. CLASSEN, Thukydides, p. XVII.

[35] Allusions de Thucydide à Hérodote (THUCYD., I, 20. 22. 126, etc. Cf. ROSCHER, Klio, p. 290.)

[36] SCHÖLL, Sophokles Leben, p. 118 sqq.

[37] KUTZEN, Perikles als Staatsmann, p. 130. 137. 163.

[38] Ion, dans une chanson bachique, fait consister l’idéal de la vie à πίνειν καί παίζειν καί τά δίκαια φρονεΐν (ATHEN., p. 447 f).

[39] Sur l’élégie et l’épigramme, cf. ZURBORG ap. Hermes, X, p. 205.

[40] Épigramme de Simonide sur les Mégariens, ap. KAIBEL, Epigr. n. 461.

[41] ÆSCHYLE, Pers., 447-471.

[42] Sur les difficultés qu’on éprouve encore à reconstruire la trilogie des Perses. voyez WEIL, Prolegomena ad Æschyli Persas, et C. BELGER, Moritz Haupt als Lehrer, p. 206 sqq.

[43] Sur Eschyle, voyez KIEHL, Mnemosyne, I, (1852), p. 361 sqq.

[44] Vit. Sophocl., p. 126. Cf. G. HIRSCHFELD, ap. Hermes, VIII, p. 356.

[45] On a révoqué en doute la victoire de Sophocle sur Eschyle (DROYSEN, ap. Hermes, IX, p. 7) ; mais il n’y a pas à cela de motif suffisant. (SAUPPE, ap. Ber. d. Sächs. Ges. d. Wiss., 1855, p. 5). Il faut, en revanche, rejeter la tradition suivant laquelle Eschyle, de dépit de n’avoir pas obtenu le prix, serait parti pour la Sicile ; attendu que, d’après la didascalie découverte par Franz, l’Œdipodie a été représentée un an après, en 461 (Ol. LXXVIII, 1). Cf. Æschyl. éd. Dindorf, 1875, p. 45. Sur le séjour d’Eschyle en Sicile, voyez vol. III, ch. III, § 2, et sur la rivalité des deux tragiques, cf. HELBIG, ap. Zeitschrift f. Gymnasialwesen, XVI, p. 99.

[46] ION ap. ATHEN., XIII, p. 603, e. Cf. STRAB., p. 638. ANDROTION, ap. SCHOL. ARISTID., III, p. 485 Ddf. On mentionne au cours de la guerre du Péloponnèse une autre stratège, où Sophocle eut pour collègue Nicias (PLUT., Nicias, 15.)

[47] C’est dans la LXXVIIIe Olympiade que la comédie fut reconnue partie intégrante des fêtes dionysiaques (KÖHLER, Mitth. d. D. A. Inst., III, p. 107).

[48] Sur Cratinos et Cimon, voyez PLUT., Cimon, 10. Suidas mentionne une comédie politique de Timocréon dirigée contre Thémistocle. (SUIDAS, s. v. Τιμοκρέων. Cf. Fragm. Hist. Græc., II, p. 54.)

[49] KÖHLER (ibid. p. 105).

[50] ZURBORG, ap. Hermes, X, p. 209.

[51] Soph. éd. Bergk, p. XIX. Sur les rapports de Sophocle avec les acteurs, voyez VON SYBEL, ap. Hermes, IX, p. 248.