HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE TROISIÈME. — DU DÉBUT DES GUERRES MÉDIQUES À LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA PUISSANCE CROISSANTE D’ATHÈNES.

 

 

§ VI. — DERNIÈRES LUTTES ET APAISEMENT GÉNÉRAL.

Cependant la résistance des Éginètes touchait à sa fin. Pendant neuf mois, ils avaient bravé l’escadre athénienne qui, sous le commandement de Léocrate, était à l’ancre devant leur ville ; c’était en vain que, pendant ce temps, ils s’étaient adressés à Sparte, à qui ils avaient prêté dans la guerre messénienne un si fidèle appui, en vain qu’ils s’étaient adressés à leurs alliés du Péloponnèse. Maintenant leurs forces étaient à bout, et la fière île des Æacides, célébrée par Pindare comme la mère des hommes qui brillaient au premier rang parmi tous les Hellènes dans les luttes splendides des concours[1], dut s’incliner devant la fortune irrésistible d’Athènes ; il lui fallut abattre ses murailles, livrer ses vaisseaux de guerre et se soumettre à un tribut (456 : Ol. LXXX, 4).

En même temps, on achevait les longs murs entre la ville haute et la ville basse. Athènes était ainsi inattaquable. Ses propres eaux étaient libres de tout ennemi ; à l’immense étendue de côtes et aux îles sur lesquelles elle exerçait son empire, elle avait ajouté une confédération continentale qui s’étendait sans interruption d’Argos et de Mégare jusqu’à Delphes et aux Thermopyles. La ligue péloponnésienne était ébranlée jusque dans ses fondements et Sparte entravée par la révolte de la Messénie, tandis qu’Athènes avait la libre disposition de ses forces militaires.

La lutte entre les confédérations se poursuivit sur un nouveau terrain. Pour la première fois, Sparte vit sa sécurité menacée sur son propre territoire. Des vaisseaux de guerre athéniens, commandés par Tolmidès, parurent sur les côtes de Laconie, et l’on fit alors ce que Thémistocle avait souhaité bien longtemps auparavant pour assurer à la flotte athénienne la domination exclusive de la mer : les chantiers maritimes de Gytheion furent livrés aux flammes[2]. Tolmidès, sans rencontrer de résistance, fit le tour de toute la Péninsule, probablement avec l’intention d’empêcher aussi les Spartiates d’étouffer la révolte de Messénie et de venir indirectement en aide aux héroïques défenseurs d’Ithome qui, depuis dix ans déjà, luttaient contre Sparte[3]

Mais les Messéniens étaient hors d’état de tenir plus longtemps ; et comme Sparte, dans les circonstances où elle se trouvait, désirait à tout prix terminer la guerre, on permit aux assiégés de se retirer librement avec leurs femmes et leurs enfants (456 : Ol. LXXXI, 1)[4]. Les Athéniens s’attendaient à cet événement, et ils s’occupèrent non seulement de donner un asile à ces émigrés, mais de les établir de telle sorte qu’ils plissent rendre des services importants aux intérêts de la politique athénienne.

Il s’agissait cette fois du golfe de Corinthe, sur les bords duquel s’était étendue la puissance des Athéniens depuis que les ports mégariens étaient entre leurs mains. Un conflit avec Corinthe était inévitable de ce côté ; car les Corinthiens ne pouvaient pas supporter tranquillement d’être menacés dans leur propre golfe par des places d’armes ennemies et coupés de leurs communications avec leurs colonies. Ils devaient par conséquent employer toute leur influence pour donner à leur domination dans le golfe un nouveau point d’appui ; ils se servirent à cet effet des trions du rivage septentrional et surtout des Locriens qui, séparés depuis un temps immémorial eu groupes établis dans des régions différentes, n’avaient pu arriver à vivre de leur vie propre et, par suite, se laissaient facilement décider à servir les vues d’une politique étrangère.

Le temps nous a conservé un remarquable document sur bronze qui, d’après la forme des caractères, appartient à la première moitié du cinquième siècle avant J.-C. ; il fait mention de l’établissement en commun à Naupacte de Locriens habitant les bords de la mer d’Eubée et de la mer de Corinthe[5]. Une entreprise aussi énergique ne peut avoir été le fait des Locriens : ils doivent y avoir été poussés par les Corinthiens qui, après la défection de Mégare, voulurent établir un point de ralliement pour leurs fidèles alliés dans l’ancien port et chantier maritime de Naupacte, à l’endroit le mieux situé de la côte, sur le goulet étroit eu forme de canal qui conduit de l’intérieur du golfe à la mer.

L’établissement se fonda au gré des Corinthiens qui en étaient les promoteurs ; mais les Athéniens ne restèrent pas tranquilles spectateurs de cette tentative. Ils utilisèrent aussitôt les stations récemment acquises sur les côtes de la mer occidentale. Tolmidès chassa en 458 (Ol. LXXX, 3) la garnison locrienne de Naupacte, et, après la bataille d’Œnophyta, les Locriens Opontiens, qui s’étaient laissés entraîner à une entreprise dirigée contre Athènes, furent humiliés et châtiés. C’est alors que Tolmidès fit le tour de la Péninsule, recueillit les Messéniens et les établit dans la ville de Naupacte devenue vide[6], Ainsi, un boulevard élevé contre Athènes devint une place d’armes athénienne, et la conquête de la ville voisine de Chalcis assura complètement aux Athéniens la domination sur le golfe de Corinthe.

Les Athéniens ne cessaient d’aller en avant. Les revers  même qu’ils éprouvèrent en Égypte où, pendant la quatrième année de la guerre, Mégabyze attaqua les rebelles avec des forces supérieures ; où, l’année suivante, il enferma les Athéniens et les Égyptiens dans une île du Nil et les anéantit[7], ne découragèrent pas la vaillante cité. On fit encore la même année, en Thessalie, une expédition dans laquelle furent réunies pour la première fois, sous le commandement d’Athènes, les troupes béotiennes et phocidiennes de la Ligne. L’expédition avait pour but de l’amener à Pharsale le dynaste Oreste, de renverser la domination de l’aristocratie thessalienne et d’étendre l’influence d’Athènes jusque sur la frontière nord du pays grec ; mais elle demeura sans résultat, parce que les alliés n’étaient pas de force à lutter dans ces immenses plaines contre la cavalerie thessalienne (454/3 : Ol. LXXXI, 3).

La flotte, que Périclès commandait cette année, fut plus heureuse. Son but était d’affermir la suprématie athénienne dans la mer de Corinthe, où Pegæ était devenue le port de guerre d’Athènes. De là, Périclès fit une descente à Sicyone et défit les citoyens qui avaient marché à sa rencontre. Les villes achéennes entrèrent dans la confédération athénienne ; puis, on ravagea les côtes de l’Acarnanie et on s’empara d’un butin considérable, surtout sur le territoire d’Œniadæ[8].

Après ces immenses efforts et ces sacrifices, après ces expéditions sur terre et sur mer qui s’étaient suivies d’année en année, il y eut un intervalle de repos. Le calme s’était aussi rétabli à l’intérieur de la cité ; l’exaspération des partis avait diminué ; depuis la bataille de Tanagra, la grande majorité des Athéniens était réunie dans le même désir, le désir de rappeler Cimon, l’impatience de revoir leur héros. Périclès lui-même n ‘était, par nature, rien moins qu’un sectaire de parti extrême comme Éphialte ; il souhaitait dans son propre intérêt le rappel de Cimon. S’il parvenait à s’entendre avec lui, sa situation et son crédit n’en devaient être que plus assurés ; ensuite, il lui importait beaucoup que l’on pût négocier avec Sparte, car il ne voulait pas que l’état de guerre se perpétuât. Il ne pouvait le faire lui même ; ce rôle conviendrait d’autant mieux à Cimon, dont le rappel serait considéré à lui seul comme un pas fait vers Sparte.

Ce qui favorisa son dessein, c’est que les intrigues et trahisons essayées avant la bataille de Tanagra avaient provoqué une scission dans le parti conservateur. Cimon et ses amis les plus intimes abhorraient un esprit de parti qui pouvait faire oublier le sentiment patriotique :au point de traiter avec les ennemis de la cité. Pour montrer clairement qu’il n’avait rien de commun avec de tels hommes, Cimon s’était trouvé en personne à Tanagra et avait demandé comme une faveur de pouvoir combattre, bien que banni, au milieu des rangs de ses concitoyens. On ne le lui avait pas permis ; mais ses partisans, au nombre de cent, avaient cherché volontairement la mort en combattant corps à corps contre les Spartiates, pour témoigner de la pureté de leurs sentiments. A la suite de ces événements, les partis s’étaient rapprochés, et Périclès demanda lui-même au peuple le rappel de Cimon, qui avait vécu près de cinq ans dans l’exil[9].

Avant d’en arriver là, les deux hommes d’État avaient déjà engagé des pourparlers sérieux, dans lesquels Elpinice, la sœur de Cimon, joua, dit-on, le rôle. d’intermédiaire. Il devenait nécessaire de s’entendre sur la direction ultérieure de l’État, si l’on ne voulait pas qu’il se divisât immédiatement, comme par le passé, en deux partis hostiles ; l’entente fut d’autant plus facile que le parti de Cimon n’était plus composé comme autrefois. On peut conjecturer quels furent les points essentiels de cet accord, d’après ce qui arriva et ce qui n’arriva pas après le retour de Cimon. Car si, à l’intérieur, Cimon ne combattit plus la politique de Périclès, c’est qu’il avait dû renoncer de lui-même à attaquer les réformes déjà accomplies. Périclès, en revanche, doit s’être engagé à appuyer, en matière de politique extérieure, les vues de Cimon, à lui donner le commandement de la flotte contre les Perses et à cesser d’irriter Sparte par de nouvelles attaques. Ce ne peut être par un effet du hasard qu’après la réconciliation des deux hommes d’État les descentes sur les côtes du Péloponnèse cessèrent immédiatement. Pour remplacer ces expéditions, on comptait diriger de nouveau vers des pays étrangers l’activité des citoyens, exercer leur valeur sur des territoires neutres, et, par l’établissement de colonies, pourvoir aux besoins des classes pauvres de la population urbaine, en même temps qu’on affermirait par là, sur les points les plus importants, l’hégémonie maritime.

Ainsi, Périclès lui-même conduisit une flotte dans l’Hellespont, où les alliés d’Athènes étaient en hutte à des vexations incessantes de la part des Thraces. Il semble qu’il ait voulu montrer de la prévenance à l’égard de Cimon en continuant l’œuvre que les ancêtres de celui-ci avaient commencée, c’est-à-dire en relevant le mur de défense bâti par Miltiade et en transformant, par l’installation de mille colons citoyens, la presqu’île de l’Hellespont en une possession athénienne. Tolmidès opérait dans le même sens ; il établissait en Eubée et à Naxos des citoyens athéniens.

Pendant ce temps Cimon s’efforçait, d’après le plan convenu, de replacer Athènes et Sparte dans une situation régulière vis-à-vis l’une de l’autre. Car, depuis la dissolution de l’ancienne confédération, il s’en était formé deux tout à fait hostiles. C’était, à l’intérieur de l’Hellade, un état de guerre ouverte, en opposition flagrante avec les statuts amphictyoniques qui, en droit, existaient toujours. Mais Cimon ne put parvenir à conclure une paix telle qu’il la souhaitait et que Périclès aussi la désirait. Sparte, en effet, ne pouvait consentir à se laisser lier les mains pour de longues années dans des circonstances aussi défavorables que celles où elle se trouvait : les Corinthiens, qui par les progrès d’Athènes se voyaient resserrés d’une manière si intolérable dans leur propre golfe, ne le pouvaient non plus souffrir ; aussi ne conclut-on qu’une trêve de cinq ans. C’était toutefois un point d’arrêt important au milieu des discordes croissantes des Hellènes ; c’était le terme d’une guerre de neuf ans que nous pouvons nommer la première guerre du Péloponnèse[10], et le commencement d’un nouveau droit hellénique ; car les deux principaux Étais avec leurs alliés venaient de se reconnaître mutuellement pour la première fois et de s’entendre, l’un avec l’autre par voie de traité. Mais les bases de cette nouvelle alliance étaient d’une solidité. très problématique, et personne de ceux qui connaissaient les rancunes existant au fond des cœurs dans l’Hellade ne pouvait s’y tromper. C’est pour cela que Cimon tenait tant à détourner du côté de l’étranger l’attention de ses concitoyens.

La révolte de l’Égypte n’était pas encore terminée. Après la défaite d’Inaros, Amyrtæos s’était maintenu dans les marais du Delta et avait conclu avec Athènes une nouvelle alliance. C’était pour elle une affaire d’honneur de venger la mort de ses enfants et la défaite de la flotte envoyée ensuite. De même, à Cypre, île qui, après le départ de Pausanias avait été perdue pour la cause nationale, on avait en même temps renouvelé la lutte sans aboutir à des résultats durables[11]. Il s’agissait de ne pas laisser cette place d’armes aux ennemis, de fortifier en Carie le parti national et de mettre lin à la domination perse sur la mer qui s’étend entre la Phénicie et Cypre[12].

Cimon poussa les préparatifs de guerre avec un zèle extrême et eut la satisfaction de se voir de nouveau, au printemps de l’année 449 (Ol. LXXXII, 3), à la tête d’une flotte de 200 vaisseaux qu’il devait conduire du Pirée contre l’ennemi national. Il se sentait enfin remis à sa vraie place ; il était encore dans toute la force de l’âge et voyait une nouvelle carrière de gloire s’ouvrir devant lui. Soixante vaisseaux furent détachés au secours d’Amyrtæos ; Cimon cingla en personne vers Cypre, et, après avoir battu les escadres ennemies qui s’étaient avancées à sa rencontre, il s’empara de Cition, afin d’avoir sur la côte une forte place d’armes contre la Phénicie et l’Égypte. Mais Cimon tomba malade devant Cition et sentit bientôt qu’il approchait du terme de ses exploits. Il fit preuve jusqu’au bout d’une énergie héroïque, en utilisant les derniers jours et les dernières heures de sa vie pour la gloire de sa ville natale. Il recommanda que l’on cachât sa mort, afin de ne pas compromettre le succès de l’expédition. Sur son conseil, on abandonna la position de Cition, on se mit à la recherche de la flotte phénico-cilicienne, on la défit à la hauteur de la ville de Salamine et, en dernier lieu, on vainquit encore sur terre les troupes ennemies[13]. On ne put pousser plus loin ces succès. Une disette survint et contraignit les Athéniens à retirer leurs troupes[14]. L’occupation de Cition dut être abandonnée : dès que les vaisseaux envoyés en Égypte eurent rejoint la flotte, celle-ci rentra à Athènes, et le général victorieux encore dans la mort fut placé auprès de ses ancêtres devant la porte Mélitis.

La mort, en enlevant si brusquement Cimon, lui épargna la douleur de constater qu’il était impossible d’assurer à son pays une paix durable : car, si les deux grandes cités restaient fidèles aux termes du traité, leurs alliés ne pouvaient se tenir en repos. Dans la Grèce du nord surtout, la violente et rapide extension de la domination athénienne avait amené une situation absolument intenable. Dans la Béotie tout entière se manifestait la plus grande effervescence ; les gouvernements démocratiques ne pouvaient se maintenir qu’avec peine ; en Locride aussi et en Eubée, l’opposition contre l’hégémonie d’Athènes allait croissant.

D’autre part, le bonheur ininterrompu d’Athènes avait excité chez les Phocidiens de nouvelles espérances ; ils voulaient arrondir leur domaine et incorporer à leur État tout ce qui se trouvait dans leur territoire ou confinait à ses frontières. C’est ainsi qu’ils se tournèrent contre Delphes, dont ils considéraient depuis longtemps d’un œil jaloux l’autonomie sacerdotale. Comme l’ancienne diète fédérale qui garantissait l’indépendance du sanctuaire était pour ainsi dire dissoute, ils regardèrent aussi les anciens traités comme rompus. Ils voulurent placer le sanctuaire sous leur dépendance, et ils étaient assurés de l’appui bienveillant d’Athènes ; car, à Delphes, les familles qui avaient le pouvoir étaient hostiles aux Athéniens. Sparte, appelée à la défense du sanctuaire, leva une armée pour rendre à Delphes son indépendance. Les Athéniens évitèrent d’entrer en lice contre les Spartiates ; mais, aussitôt que ceux-ci se furent retirés, ils intervinrent en faveur des Phocidiens et leur restituèrent la suzeraineté sur le pays[15]. Périclès dirigeait l’expédition ; et, comme les Spartiates, en souvenir de leur campagne, avaient fait graver la liste des privilèges honorifiques qu’on leur avait octroyés à Delphes sur le flanc gauche du loup de bronze, près du grand autel des holocaustes, les Athéniens, pour se railler d’eux, se firent graver une inscription toute pareille sur le côté droit de la complaisante statue[16].

Pendant ce temps, le désordre augmentait en Béotie où toutes les villes, sauf Thèbes, étaient devenues dépendantes d’Athènes. Jamais plus brillant succès remporté parles armes athéniennes ne s’était évanoui plus vite, et cela, parce que la situation établie à la suite de la victoire d’Œnophyta n’était pas tolérable. Les ennemis de Thèbes avaient accepté avec bonheur le secours d’Athènes ; mais ils ne pouvaient supporter d’alliance avec cet État. Une fois que le gouvernement démocratique de Thèbes fut complètement tombé en discrédit[17], il s’ensuivit un soulèvement général contre Athènes, pour rompre cette alliance imposée ; des corps de volontaires se formèrent et occupèrent Chéronée et Orchomène. Les Athéniens s’empressèrent de faire sentir leur autorité en Béotie ; ils y envoyèrent une armée sous Tolmidès : mais, gâtés par l’habitude du succès, ils ne prirent pas l’affaire assez au sérieux, malgré les avertissements de Périclès[18].

Tolmidès n’avait que mille hoplites, plus un certain nombre d’alliés d’une fidélité douteuse. Le général lui-même ne comprit pas le danger de la position et négligea de prendre les précautions nécessaires. Aussi, s’il put reprendre Chéronée, n’eut-il pas les moyens de forcer la haute acropole d’Orchomène : il dut se retirer en laissant derrière lui des ennemis qui n’étaient pas des vaincus. Puis, au moment où il revenait à Athènes en suivant la rive méridionale du lac de Béotie, sans plus de méfiance que s’il avait été en pays ami, il fut attaqué par les ennemis entre Coronée et Haliarte. Après une lutte terrible, les Athéniens essuyèrent une défaite complète. Tolmidès lui-même tomba avec beaucoup des siens, jeunes gens appartenant aux plus nobles familles, qui s’étaient enrôlés volontairement, confiants en sa bonne fortune ; il y eut un grand nombre de prisonniers[19].

Ce seul coup suffit à anéantir la domination d’Athènes en Béotie, parce que nulle part elle n’avait pris racine, parce que toute cette intervention était en contradiction avec l’histoire du pays comme avec la politique athénienne. On s’était, en effet, lié avec un parti aristocratique, qui avait fait défection à la première occasion. Les Athéniens durent faire la paix pour libérer leurs prisonniers. Ils ne pouvaient songer à la vengeance ; car le mouvement insurrectionnel était en train de gagner, avec une terrible rapidité, les pays voisins qui avaient été obligés de se soumettre aux volontés d’Athènes.

Les villes d’Eubée suivirent l’exemple de la Béotie. Des émigrés eubéens avaient pris part à l’insurrection béotienne[20] avec le dessein d’appeler ensuite aux armes les villes de l’île ; et, quand Périclès s’y fut rendu en toute diligence pour comprimer le soulèvement, il reçut la nouvelle que la garnison athénienne de Mégare avait été surprise et massacrée[21]. C’étaient certainement les Corinthiens qui, de concert avec les deux villes voisines les plus jalouses de la grandeur d’Athènes, Épidaure et Sicyone, avaient entraîné les Mégariens à la défection et avaient ainsi réussi à couper de nouveau les communications entre Athènes et la mer de Corinthe. Il ne restait plus pour le moment entre les mains des Athéniens que Nisæa.

Ce qui donna à tous ces événements leur plein effet, c’est qu’au même moment expirait la trêve de cinq ans conclue avec Sparte. Les Spartiates, qui déjà auparavant avaient favorisé de tout leur pouvoir les soulèvements excités contre Athènes, se préparaient cette fois ouvertement à revenir sur les concessions consenties par eux dans le dernier traité. Ils envoyèrent immédiatement leur roi Plistoanax avec une forte armée dans l’Attique, dont les frontières étaient découvertes par la défection de Mégare ; et en même temps, comme s’il eût existé une conspiration générale, les partis oligarchiques se levèrent partout à la fois pour renverser l’hégémonie d’Athènes[22].

Ainsi, de tous côtés, Athènes voyait l’insurrection et la guerre former autour d’elle un cercle menaçant. Il s’agissait de sauver ce qui pouvait l’être. Il ne fallait pas faire dépendre le salut de l’issue d’une bataille en Attique, encore moins d’un siège ; car, pendant ce temps, l’Eubée et les colonies de citoyens qui y étaient établies eussent été perdues. Il ne restait par conséquent qu’un seul moyen, qui, promptement mis à exécution par Périclès, sauva la patrie. Périclès sut, dans d’habiles négociations, tirer parti de l’inexpérience de Plistoanax et de la cupidité de Cléandridas, que les éphores avaient mis comme conseiller auprès du jeune roi ; il obtint ainsi que l’armée péloponnésienne, qui n’avait jamais envahi le territoire de l’Attique dans des .conditions plus favorables, se retirât sans avoir engagé d’hostilités sérieuses et fût licenciée une fois de l’autre côté de l’isthme[23]

Le principal danger une fois écarté, Périclès se hâta de partir pour l’Eubée avec 50 vaisseaux et b’,000 hoplites : car de la possession de cette île dépendait absolument la prospérité d’Athènes. Là aussi, il obtint les succès les plus prompts, moitié par négociations, moitié par la force. L’île fut même encore plus complètement que par le passé dans la main des vainqueurs et rattachée plus étroitement à l’Attique ; car la ville d’Histiæa, qui avait attaqué un vaisseau athénien, fut prise d’assaut et son territoire fut partagé entre des citoyens athéniens. Deux cents Athéniens s’établirent, avec d’autres Eubéens, dans la ville dévastée, qui porta désormais le nom d’Oréos[24] : ainsi Athènes posséda au nord de l’île, dans le voisinage de l’Artémision, à l’entrée des golfes Maliaque et Pagasétique aussi bien que de l’Euripe, un solide et sûr point d’appui pour sa domination. Des citoyens d’Athènes furent aussi établis à Érétrie[25].

Le point le plus important était toujours Chalcis. Un décret du peuple y régla à nouveau l’état de la propriété, et nous pouvons supposer que les biens-fonds des familles équestres, des Hippobotes qui, en Béotie et en Eubée, avaient provoqué la défection, furent confisqués en grande partie et partagés entre des colons athéniens[26]. Dans un document qui nous a été conservé, il est notifié aux généraux, c’est-à-dire à Périclès et à ses collègues, que le nouveau traité doit être signé à Athènes et juré par les parties contractantes, que la conclusion en sera accompagnée des sacrifices prescrits par l’oracle, et que Pile tout entière doit être surveillée de près. La teneur du traité est la soumission sans condition des Chalcidiens, qui jurent d’obéir à la cité athénienne : la forme légale de cette vassalité demeure l’alliance fédérale et le paiement d’un tribut annuel qu’Athènes a établi après avoir entendu les représentants des communes tributaires[27]. En mémoire de ce grand succès, il semble qu’on ait alors restauré sur l’acropole d’Athènes[28] le monument élevé en souvenir de la première conquête de l’Eubée, à l’époque qui suivit la chute des Pisistratides.

Ainsi, grâce à l’énergie de Périclès, on avait étouffé cette seconde guerre, et on avait fait ce qui était indispensable pour le salut de la cité ; mais le danger n’était pas encore passé. A Sparte, en effet, la conduite de Plistoanax et de Cléandridas avait excité la plus vive indignation : on voulait réparer cette négligence ignominieuse, pour ne pas laisser à Athènes le temps de se relever de son humiliation. A Athènes, au contraire, l’opinion générale des gens sérieux était qu’on devait se préoccuper avant tout de rétablir à nouveau sur ses véritables bases la domination ébranlée de la cité ; on avait donc besoin de tranquillité, fallût-il l’acheter au prix de durs sacrifices.

Périclès était le partisan le plus décidé de cette opinion, et il ne négligeait aucun moyen pour convertir aux idées pacifiques les citoyens les plus influents de Sparte. Ses efforts réussirent à faire conclure une nouvelle trêve ; dix ambassadeurs munis de pleins pouvoirs, parmi lesquels se trouvaient Andocide et Callias, allèrent la signer à Sparte. Comme dans la dernière trêve, les deux parties réglèrent leurs possessions réciproques sur le pied du statu quo : mais, combien le territoire actuel de la Ligue différait de celui que Cimon avait fait jadis reconnaître par Sparte !

De la Béotie, il ne restait que Platée. Toutes les conquêtes faites dans le Péloponnèse furent restituées, entre autres Trœzène, où les Athéniens avaient mis une garnison pour faciliter leurs relations avec Argos et tenir Épidaure en échec ; de plus, tontes les villes d’Achaïe durent sortir de la confédération[29], ainsi que Mégare, dont l’abandon dut être pour les Athéniens le sacrifice le plus douloureux ; Nisæa et Pegæ furent évacuées. Les villes maritimes du Péloponnèse, Corinthe, Épidaure et Sicyone, étaient par conséquent celles qui retiraient du traité les avantages les plus immédiats et les plus considérables. Des deux côtés fut solennellement jurée une trêve de trente ans ; toutes les contestations survenant dans l’intervalle devaient être tranchées à l’amiable ; seulement, pas plus que la première fois, on ne décidait rien sur la nature et la forme de la procédure à suivre. Les deux confédérations se reconnaissaient de nouveau comme formant deux groupes d’États : chacune d’elles constituait un tout fermé, un empire indépendant, et il lui était interdit de s’agrandir aux dépens de l’autre. Dans l’intérieur de chaque confédération, l’État dirigeant avait droit absolu de châtier les défections. Athènes vit ainsi son hégémonie sur l’Archipel formellement reconnue, et Sparte s’engagea à n’accueillir aucune plainte venant des alliés d’Athènes.

C’est aussi vers cette époque qu’on entra en négociations avec la Perse, et il semble qu’on ait conclu aussitôt après la mort de Cimon les traités qui mirent fin à la guerre. On comprend aisément, étant donné l’état des choses à ce moment, que les deux parties eussent envie (l’en finir. La Perse n’avait plus le moindre espoir de rétablir son ancienne domination dans la mer Égée. Chaque nouvelle bataille ne faisait qu’affaiblir son prestige et décourager davantage ses troupes ; plus elle avait fait de pertes, plus elle devait penser sérieusement à poser enfin un terme aux progrès de la confédération athénienne, au moins pour demeurer maîtresse dans la mer de Cypre et empêcher les Athéniens de donner la main aux Égyptiens révoltés. D’autre part, il était important pour les Athéniens d’arriver à un accord pacifique sur la hase des succès obtenus. Ils ne pouvaient pas faire la guerre sans but, ni toujours entreprendre des expéditions nouvelles. L’expérience qu’on avait faite en Égypte engageait à user de prudence ; à Cypre, on n’avait pas non plus atteint le résultat souhaité.

Il était donc d’une politique sage d’abandonner le plus loin, pour être d’autant plus sûr de garder le plus près. Il était à prévoir qu’a la longue les forces de l’État ne suffiraient plus à protéger sans relâche une ligne de côtes aussi étendue contre les Perses, qui, si la guerre traînait en longueur, finiraient par avoir tout l’avantage ; car, libres de se porter à chaque instant des régions du centre vers la côte, ils pouvaient choisir pour attaquer les villes incorporées à la Ligue athénienne le moment des échéances et leur extorquer les sommes destinées à payer le tribut. Mais c’était avant tout dans l’intérêt du commerce qu’il fallait mettre fin à l’état de guerre dans l’Archipel, pour que les vaisseaux d’Athènes et de ses alliés eussent libre accès dans tous les ports de l’empire perse.

Si désirable que fût la paix pour les deux parties, elle ne pouvait cependant être conclue du vivant de Cimon. Il s’était trop identifié, pour ainsi dire, avec la guerre contre les Perses ; il voyait dans cette guerre une dérivation indispensable à l’esprit batailleur des Hellènes et la seule garantie de la paix intérieure ; il regardait la direction de la lutte nationale comme la tâche de sa vie. Périclès lui avait sans doute promis d’user de son influence pour qu’on ne lui créât pas de difficultés sur ce point. La mort du héros affranchit Périclès de cette obligation ; il put suivre sans obstacle sa propre politique, qui était absolument opposée à la prolongation d’une lutte. sans résultat ; il est donc vraisemblable que les chefs de la flotte reçurent aussitôt que possible des instructions dans ce sens, et qu’un accord s’établit entre les parties belligérantes. En effet, dès que Cimon disparaît, on n’entend plus parler de luttes ultérieures : Amyrtæos en Égypte ne reçoit plus de secours ; Cypre est abandonnée.

Alors partit une ambassade solennelle qui se rendit à Suse pour y conclure une paix durable avec le Grand-Roi. On mit à sa tête le riche Callias, fils d’Hipponicos, petit-fils de ce Callias qui avait été l’adversaire le plus acharné des Pisistratides 1 ; d’après le récit d’Hérodote, il se rencontra à la cour du Grand-Roi avec une ambassade des Argiens, qui désiraient renouveler leur ancienne alliance avec les Perses[30]. Le voyage de Callias eut lieu, comme nous pouvons le supposer d’après la seule donnée chronologique qui nous ait été conservée, à l’époque où Plistoanax faisait invasion en Attique[31]. A coup sûr, le besoin de la paix ne se fit jamais plus vivement sentir que dans ces conjonctures. Du reste, abstraction faite de cette circonstance, il est très probable que, aussitôt après la mort de Cimon, des négociations provisoires furent entamées avec les satrapes perses avec lesquels on était en guerre et que, la trêve une fois expirée, Callias fut chargé de conclure sur les mêmes bases une paix définitive avec le Grand-Roi lui-même.

L’ambassade n’eut pas le résultat désiré ; car, si le Grand-Roi se montra bienveillant à l’égard des Argiens et prêt à continuer les relations amicales que sou père Xerxès avait eues avec eux, il ne parut nullement disposé à accorder aux Athéniens les concessions qu’ils attendaient, à reconnaître leur hégémonie actuelle comme juste et légitime.

Que Callias ait été un négociateur malheureux et soit resté loin du but, on s’en aperçoit déjà à la façon plus que brève dont . Hérodote mentionne sa mission : on en a une preuve plus claire encore dans ce qui se passa à Athènes après le retour de l’ambassadeur. On l’accusa d’avoir reçu des présents, et Périclès ne put qu’à grand’peine le sauver d’un procès de haute trahison. Ses accusateurs étaient sans doute les adversaires de la politique de Périclès : car il y avait toujours un parti puissant, qui voyait avec horreur l’envoi d’une ambassade à Suse, qui considérait la lutte incessante comme un devoir sacré pour le peuple et voulait qu’on la continuât sans relâche. Peut-être aussi dans cette circonstance, comme l’existence de l’État était en jeu, avait-on été plus loin que ne le semblait comporter l’honneur d’Athènes ; qu’on se souvienne du traité conclu précédemment à l’époque de Clisthène. Ce qui est certain, c’est que Callias, déjà très âgé, échappa avec peine à la mort et fut condamné è une amende de cinquante talents.

Malheureusement, tout détail précis sur cette mémorable ambassade échappe à notre connaissance ; les historiens contemporains ne nous donnent aucun renseignement, et il se répandit au sujet de cette paix dans les générations suivantes une telle quantité de traditions vagues, qu’il est aujourd’hui impossible de connaître le fond des choses. Lorsque, cinquante ans plus tard, les Spartiates eurent conclu avec les Perses le traité par lequel ils livraient les Ioniens au Grand-Roi, on rappela alors les traités d’Athènes, et les orateurs attiques s’empressèrent de les représenter comme la gloire de l’âge de Cimon et comme le plus grand triomphe de la politique athénienne[32]. Ils se persuadèrent à eux-mêmes et persuadèrent aux autres que le Grand-Roi avait solennellement juré de ne plus envoyer un seul vaisseau de guerre dans la mer Égée ; on aurait alors marqué comme limites de l’empire maritime hellénique, au nord, les lies Cyanées, à l’entrée de la mer Noire, et au sud, les îles Chélidoniennes ou îles des Hirondelles, qui, avec la saillie formée par les monts des Solymes, le cap Chélidoni actuel, constituent une séparation naturelle entre la mer de Rhodes et de Lycie et la nier de Pamphylie. En Asie-Mineure même, le Grand-Roi se serait engagé à ne pas s’approcher des côtes avec ses troupes à plus d’une journée de marche, calculée d’après les étapes de la cavalerie ; suivant d’autres versions, il aurait même reconnu. la ligne de l’Halys pour limite de son empire. Ce traité est placé par les uns après la bataille de l’Eurymédon, par les autres après la victoire remportée à Cypre.

De ces renseignements confus ressort une conclusion parfaitement claire, c’est que la paix dite de Cimon[33] n’a rien à faire avec Cimon, puisqu’aussi bien toute négociation pour la conclusion de la paix dit été essentiellement contraire à ses principes politiques. Il est certain de plus que, si peut-être quelques satrapes du Grand-Roi, pressés par la nécessité, se déterminèrent à accepter des conditions de paix honteuses, le Grand-Roi lui-même n’a jamais entendu par là reconnaître l’indépendance des pays de la côte qui avaient fait défection, et renoncer au tribut pour lequel ils étaient inscrits sur le budget de l’empire perse. Il n’y a donc pas eu entre Athènes et la Perse de traité formel, tel que Périclès le désirait sans doute. Mais en fait, après la mort de Cimon, il arriva que, d’un côté, les Athéniens abandonnèrent leurs entreprises hostiles et que, de l’autre, les Perses se tinrent loin du domaine de la confédération attique[34]. La paix régna dans la mer Égée ; la situation respective des deux puissances, telle que l’avaient faite les victoires de Cimon, fut tacitement reconnue, et le profit le plus important qu’Athènes recueillit du rétablissement de la paix sur mer fut la liberté du commerce entre l’Europe et l’Asie.

C’est ainsi que furent réglées, sous l’influence de Périclès, les relations extérieures. La guerre contre les Perses était provisoirement terminée, et des traités solides avaient été conclus avec Sparte. Assurément, il savait mieux que personne qu’une paix définitive avec Sparte était impossible ; mais une paix de plusieurs années lui était nécessaire pour exécuter ses plans à Athènes. C’est pour ce motif qu’il s’était, par une trêve, assuré au dehors sa liberté d’action ; il devait faire la même chose à l’intérieur.

Le parti de Cimon n’avait pas disparu. Il vivait toujours dans les nombreux amis du héros, mais il s’était désagrégé : il commençait à se décomposer et à se perdre dans la foule. Cependant, il s’unit encore une fois et redevint une puissance dans l’État sous la conduite de Thucydide, fils de Mélésias, du dème et faubourg d’Alopèce. Il était parent de Cimon[35] ; mais ce ne furent pas des vues personnelles qui firent de lui un chef de parti, ce furent des convictions intimes ; il ne pouvait approuver qu’Athènes portât tout son effort d’un côté et ne songeât qu’à devenir une grande puissance ; il ne pouvait abandonner cette idée que la lutte en commun contre les Perses était, après comme avant, la condition du développement normal pour le peuple hellénique. Mais, ce qu’il pouvait le moins accorder, c’était que l’argent amassé pour soutenir la lutte nationale contre les Barbares, au lieu de servir à soulager les alliés, fût dépensé en temps de paix et pour n’importe quel motif. Il regardait comme injuste, au sens du parti conservateur, cette exploitation des membres d’une confédération hellénique ; il y voyait un procédé emprunté à la politique sans scrupules et égoïste des grandes puissances, politique qui tenait au développement démesuré de la démocratie. Aussi réunit-il autour de lui les membres des vieilles familles, les partisans des mœurs d’autrefois, ceux qui, à l’exemple de Cimon, avaient en grande estime la discipline de Lycurgue et ne voulaient pas rompre avec les Péloponnésiens.

Thucydide s’entendit très bien à réorganiser le parti divisé. C’était un homme qui jouissait d’une haute considération dans toute l’Hellade, un homme d’un désintéressement éprouvé, loyal et attaché aux intérêts de l’État ; il n’avait pas les talents militaires de Cimon, mais il était plus puissant que lui par la parole et ne craignait pas, à l’occasion, de combattre Périclès lui-même devant le peuple. Il manifesta ouvertement ses regrets de ce qu’Athènes eût perdu sa bonne renommée ; l’État qui parlait toujours de liberté était détesté comme un tyran, partout où il avait étendu sa puissance. On s’était approprié, contrairement à tout droit, un bien étranger, en transférant à Athènes le trésor de la confédération ; avec les contributions destinées à la guerre contre les Perses, on parait la ville comme une femme coquette, tandis qu’à Suse on faisait la cour au Grand-Roi.

Périclès avait pu s’unir à Cimon pour des efforts communs ; avec Thucydide, c’était impossible. Celui-ci était lui-même trop démagogue ; il tenait avant tout à faire prévaloir ses idées : il n’était pas capable de se subordonner à un autre ou de transiger avec lui. Pareils à deux athlètes, ces deux hommes luttaient l’un contre l’autre toutes les fois que l’assemblée du peuple était saisie de quelque affaire importante. La cité avait deux chefs, le vaisseau de l’État deux pilotes qui travaillaient l’un contre l’autre. Ainsi s’usaient de nouveau, dans des luttes de partis, les meilleures forces de la cité, jusqu’à ce qu’enfin le parti aristocratique, voyant qu’il combattait en vain l’influence de Périclès, s’avisa de le représenter comme un homme dangereux pour la liberté et de demander l’emploi de l’ostracisme.

Mais cette arme blessa ceux même qui s’en étaient saisis. Quand la cité fut appelée à émettre son avis et à se prononcer entre les deux chefs de parti, ce ne fut pas Périclès qui fut banni, mais Thucydide[36]. Quelques-uns de ses amis politiques abandonnèrent également la ville, par exemple, le poète Ion de Chios, l’ami fidèle de Cimon. Les autres, privés de tout guide, se perdirent parmi les citoyens ; leur parti fut anéanti. La cité avait clairement et manifestement déclaré sa confiance en Périclès ; il avait maintenant toute liberté d’agir, à l’extérieur comme à l’intérieur. Le temps était arrivé où il allait pouvoir sans obstacle mettre ses plans à exécution.

 

 

 



[1] La prise d’Égine a eu lieu trois ans après que Pindare (Olymp., VIII, 26) eut encore vanté en elle une παντοδαποϊσιν ξένοις κίονα δαιμονίαν. Je considère le vers 52 comme une allusion à l’étroite union de Corinthe et d’Égine.

[2] THUCYDIDE, I, 108. DIODORE, XI, 84.

[3] La durée de dix ans, attribuée à la troisième guerre de Messénie par Thucydide (I, 103) et Diodore (XI, 64), présupposée par Justin et parfaitement en harmonie avec la marche des événements, a été contestée sans motifs suffisants par KRÜGER (Studien, I, p. 156), suivi en cela par RAUCHENSTEIN (ap. Philologus, II, p. 201) et CLASSEN (ad Thucyd., loc. cit.). La parenthèse où Thucydide insère par anticipation le résultat, n’a rien d’étonnant. Cf. F. RITTER, Jenäer Literaturzeitung, 1842, p. 358, et surtout, aujourd’hui, A. SCHÄFER, op. cit., p. 18.

[4] Inscription de la statue de Zeus érigée par les Lacédémoniens à Olympie à l’occasion de la troisième guerre de Messénie (PAUSAN., V, 24, 3, Archäol. Zeitung, 1876, p. 40 sqq). Cf. KIRCHHOFF, Studien [3e éd.], p. 140.

[5] VISCHER, Locrische Inschrift von Naupaktos (ap. Rh. Mus., 1871). Sur les documents relatifs à la colonisation locrienne, cf. E. CURTIUS, Studien zur Geschichte von Korinth (ap. Hermes, X, p. 237).

[6] Occupation de Naupacte Λοκρών τών Όζολών έχόντων (THUC., I, 103). Fragment de bas-relief avec une inscription concernant les Messéniens de Naupacte (A. MICHAELIS, ap. Archäol. Zeitung, 1876, p. 104. C. I. ATTIC., IV, n. 22 g).

[7] THUCYDIDE, I, 109 sqq.

[8] THUCYDIDE, I, 111. DIODORE, XI, 85.

[9] Le rappel de Cimon était raconté par Théopompe (fr. 92. Müller, tiré de SCHOL. ARISTID., III, p. 528, Dindorf), et c’est son récit que suit Plutarque (Pericl., 10 : version différente de celle adoptée ailleurs, Cimon, 17 sqq.), d’après SAUPPE, Quellen des Plutarchs, p. 19.

[10] La guerre de neuf ans (460-451) est celle que la scoliaste de Pindare appelle la guerre du Péloponnèse (ULRICH, Hellen. Kriege, p. 50).

[11] Combats livrés à Cypre en 465, d’après la liste des morts de la tribu Erechthéis (C. I. ATTIC., I, n. 433).

[12] Έλληνικοΰ πολέμου έσχον (THUCYD., I, 112) signifie, comme je l’ai expliqué dans le Rheinisches Museum (1869, p. 307), que la guerre nationale recommence.

[13] PLUTARQUE, Cimon, 19. THUCYDIDE, I, 112. D’après Diodore (XII, 3), Cimon remporte lui-même la victoire.

[14] Disette coïncidant avec des pertes sur le recouvrement des tributs des alliés (KÖHLER, op. cit., p. 120. 130).

[15] THUCYDIDE, I, 112. PHILOCHORE, fr. 88.

[16] PLUTARQUE, Pericl., 21. Des Delphiens partisans des Spartiates gravent le nom des Lacédémoniens jusque sur le cratère de Crésus (HÉROD., I, 51). Cf. KIRCHHOFF, Entstehungszeit des Herod. Geschichtswerkes, p. 32. L’expédition de Périclès en Phocide avait été précédée du renouvellement d’un traité d’alliance ou symmachie conclu probablement en 454 (Ol. LXXXI, 3) entre Athènes et la Phocide. On a un fragment de ce document (C. I. ATTIC., IV. 22 b) où il est aussi question des droits des Amphictyons.

[17] ARISTOTE, Polit., 1402b 29[197, 23]). La véritable explication du passage a été donnée par KIRCHHOFF (ap . Abh. d. Akad. d. Wiss., 1878, p. 6) qui en rapproche un texte de Xénophon (De rep. Athen., III, 10, 11). Pindare (Isthm., VI, 31) fait allusion au temps qui suit la bataille d’Œnophyta.

[18] PLUTARQUE, Pericl., 18.

[19] THUCYDIDE, I, 113. DIODORE, XII, 6.

[20] Φύγαδες eubéens en Béotie (THUCYDIDE, ibid.).

[21] THUCYDIDE, I, 114.

[22] KÖHLER, op. cit., p. 140.

[23] PLUTARQUE, Pericl., 22.

[24] THUCYDIDE, I, 114. DIODORE, XII, 7. 22. PLUTARQUE, Pericl., 23. BAUMEISTER, Skizze der Insel Euboia [Lübeck, 1855], p. 17, 58.

[25] C. I. ATTIC., I. n. 339. KIRCHHOFF, Kleruchien (ap. Abhandl. d. Berl. Akad., 1873, p. 20).

[26] PLUTARQUE, Pericl., 23.

[27] Le document contenant le traité arec Chalcis a été publié par KÖHLER, Mittheil. d. D. Arch. Instit., I, p. 184. C. I. ATTIC., I, 27 a.

[28] C. I. ATTIC., I, n. 334.

[29] Dans le texte de Thucydide (I, 115. IV, 21), il ne faut pas changer Άχαΐαν en Άλιάδα avec Krüger, ou en Άλιάς avec Cobet : άποδόντες est opposé à παραλαβόντες (I, 111) ; de ces deux termes, l’un indique la conclusion, l’autre la dissolution d’un pacte fédéral. Cf. E. CURTIUS, Peloponn., I, p. 422.

[30] HÉRODOTE, VII, 151 (avec les remarques ajoutées par SCHÖLL à sa traduction et son Introduction, p. 15). L’expression d’Hérodote : λέγουσι, ne se rapporte pas au fait même de l’ambassade, fait sur lequel, au moment où il écrivait à Athènes (vers 430), il n’y avait pas de doute possible, mais bien aux circonstances concomitantes et à la rencontre avec les Argiens.

[31] SUIDAS, s. v. Καλλίας : c’est-à-dire, en 445.

[32] Une fois que la θρυλουμένη είρήνη eut été posée comme un fait historique par les orateurs d’Athènes, on doit en avoir fait graver le texte (après l’archontat d’Euclide). pour remplacer un document original disparu. Ce texte fut généralement considéré comme l’original lui-même : de là, la critique de Théopompe et de Callisthène. Cf. BEMMANN, Recognitio quæstion. de pace Cimon, 1864, p. 6. C. CURTIUS, De act. public. cura apud Græcos, p. 33.

[33] En ce qui concerne le nom bizarre de Paix de Cimon, E. MÜLLER (ap. Rhein. Museum, 1859, p. 153) a parfaitement raison : mais il m’est impossible de trouver, dans quelques mots obscurs et vraisemblablement altérés d’Isocrate (Panegyr., § 120), l’indice de ce fait que, pour certaines villes abandonnées aux Perses, Athènes aurait fixé un tarif d’imposition que le gouvernement perse s’engageait à ne pas dépasser. Cf. EM. MÜLLER, Ueber den kimonischen Frieden [Freiberger Programm, 1866] p. 20. H. HIECKE (De pace Cimonica, Greifswald, 1863) donne une critique faite avec soin des dissertations parues jusqu’ici sur le sujet ; mais je ne crois pas qu’il ait réussi, lui non plus, à éliminer les argumenta a silentio. Ce qu’il y a de plus incroyable, c’est qu’Hérodote, si une paix aussi glorieuse pour Athènes et qui mettait fin aux luttes entre Hellènes et Barbares, avait été conclue en 449, ne l’ait mentionnée qu’en termes si brefs et d’une obscurité voulue. La notice de Suidas, où Hiecke (p.45) admet une confusion ou une lacune, provient en tout cas d’une bonne source.

[34] Les arrangements internationaux qui, en fait, se sont produits sur le littoral asiatique à la suite des victoires de Cimon, sont attestés aussi par les monnaies des villes Maritimes. Celles qui étaient situées à l’E. des îles Chelidoniennes sont restées attachées de très près au système monétaire de la Perse (J. BRANDIS, Mass- Gewicht- und Münzwesen Vorderasiens, p. 220).

[35] PLUTARQUE, Pericl., 11. Cf. SINTENIS, op. cit., p. 117. Il avait commencé avant 449 à prendre part aux affaires publiques : cf. SAUPPE, Quellen Plutarchs, p. 25 : et HOFFMANN, De Thucydide Melesiæ filio, Hamburg, 1867.

[36] PLUTARQUE, Pericl., 14.