HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE TROISIÈME. — DU DÉBUT DES GUERRES MÉDIQUES À LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE PREMIER. — LES GUERRES DE L’INDÉPENDANCE.

 

 

§ II. — PRÉPARATIFS DE LA GRANDE GUERRE.

Une fois qu’eut disparu l’homme qui se rattachait immédiatement par ses origines aux familles dynastiques du passé et qui avait été lui-même tyran, on vit se produire au premier plan les hommes qui avaient assisté à Athènes au développement de l’État constitutionnel et appartenaient à l’âge nouveau. Parmi eux figurait Xanthippos, fils d’Ariphron, le principal accusateur de Miltiade, qui, comme champion de l’égalité et de la liberté civique, marchait sur les traces de Clisthène, l’oncle de sa femme. Mais le citoyen le plus influent était Aristide ; car il avait, après le général victorieux, la plus grosse part de l’honneur conquis à la journée de Marathon. L’année qui suivit la bataille, il fut investi de la dignité de premier archonte, dignité qui lui fut décernée à titre d’hommage et avec une distinction rare, car tous les concurrents se retirèrent devant lui. De cette faon, le hasard du tirage au sort fut converti en une élection des plus honorifiques. Sérieux et doux, Aristide conservait, son inébranlable égalité d’âme au milieu de la foule agitée qui tournait ses regards vers lui avec une entière confiance.

A côté de lui se pressait, affairé et impatient, Thémistocle, dont l’influence avait été reléguée à l’arrière-plan par les derniers événements. La gloire de Miltiade avait avivé son ambition : il voulait maintenant continuer et achever à tout prix l’œuvre interrompue de son devancier. En effet, le bonheur avec lequel on avait détourné les premières atteintes de la guerre n’avaient point ébranlé sa conviction ; et, pendant que la foule était toute à la joie de la délivrance, il fixait déjà son regard sur les champs de bataille de l’avenir. Il voyait que les Perses reviendraient, et avec des forces telles qu’une résistance en rase campagne serait impossible. Les murailles d’enceinte elles-mêmes ne serviraient de rien lorsque le territoire tout entier serait inondé d’ennemis. il ne restait donc qu’un endroit où l’on pût lutter, c’était la mer. Sur mer, les Barbares ne pourraient jamais mettre en ligne que des masses restreintes ; là, leurs troupes d’élite, Perses, Mèdes et Salves, se trouveraient aussi dépaysées que possible et, en face des Hellènes habitués à la mer, auraient tout le désavantage . Il fallait donc avoir une flotte, non pas une escadre calculée en vue de la défense des côtes, mais une flotte assez grande pour prendre à bord tous les citoyens. Pour cela, il fallait reprendre, dans de bien autres proportions, les travaux déjà commencés pour la construction des trirèmes ; il fallait, pour rendre Athènes invincible, une flotte de 200 vaisseaux de guerre.

Mais où trouver des moyens à la hauteur d’entreprises aussi gigantesques ? Un regard jeté sur ce pauvre petit pays semblait confondre tous les plans de cette nature. Mais Thémistocle démontra une fois de plus à ses concitoyens qu’il suffisait d’employer avec intelligence les ressources dont on disposait pour obtenir des résultats magnifiques.

Le prolongement étroit de la péninsule attique qui s’avance le plus loin dans l’Archipel est formé par les montagnes du Laurion. Ce ne sont point des montagnes imposantes comme celles qui entourent l’horizon d’Athènes, mais des rochers peu élevés qui s’allongent en traînées parallèles du côté de la mer, stériles d’ailleurs et couverts pour toute végétation de bouquets de pins clairsemés. Cette région, toute en collines, enfermait dans son sein de riches filons d’argent, qui s’étendaient au-dessous du sol sur un espace de 82 kilomètres carrés et se ramifiaient jusque dans les îles adjacentes. L’exploitation de ces mines, qui doit avoir commencé de très bonne heure, était alors en fort bonne voie. On avait pénétré dans la montagne au moyen de puits et de galeries, et l’on savait ventiler par des courants d’air les percées profondes où travaillaient des milliers d’esclaves. L’État était le propriétaire, mais il n’exploitait pas lui-même ; il abandonnait les divers districts ou fosses, moyennant un prix d’achat proportionné, à des capitalistes entrepreneurs qui se chargeaient de l’exploitation et pavaient en sus, chaque année, une redevance d’environ 4 % du produit à l’État, dont ils étaient les fermiers héréditaires. Mais, depuis la chute des tyrans, les domaines de l’État furent de nouveau considérés comme étant la propriété des citoyens, et, en conséquence, les citoyens avaient droit, comme propriétaires des domaines, de toucher le revenu net des mines. Pour ce faire. on s’y prenait de la manière suivante : tous les ans, lorsque, les besoins de l’État étant satisfaits, il restait dans les caisses publiques un reliquat considérable d’argent comptant et que personne ne proposait de l’employer à d’autres dépenses d’utilité publique, cet excédant était réparti entre les citoyens.

Au moment donc où l’on avait justement à répartir une somme importante, qui devait donner dix drachmes par tète, Thémistocle parut et proposa d’abolir une fois pour toutes, par décret du peuple, le partage  de l’argent provenant des mines. C’était, d’après lui, un gaspillage déraisonnable et irresponsable de la fortune publique, un abus particulièrement inconvenant dans un État qui, de près et de loin, était entouré d’ennemis. On devrait plutôt constituer avec tous les excédants un fonds de guerre et n’employer l’argent à aucun autre usage qu’il construire des vaisseaux de guerre ; car, si l’on continuait à pratiquer le système adopté jusque-là, les années les plus précieuses passeraient sans qu’on arrivât à se créer aucune ressource particulière.

Pour disposer les citoyens à faire au bien public un pareil sacrifice, il fallait qu’il se gardât de dévoiler tout de suite ses véritables projets. S’il avait parlé actuellement de créer une flotte capable de tenir tète aux forces maritimes des Perses et Phéniciens réunis, on l’aurait bafoué comme un insensé. La grande majorité des citoyens n’était pas encore habituée à peser sérieusement d’autres problèmes que les questions du jour, celles que l’on avait à portée ; et elle n’entendait pas, en prévision de dangers et de guerres qui n’existaient que dans l’imagination de Thémistocle, renoncer de son plein gré à des revenus commodes et sans cesse grossissants, comme étaient ces rentes en métal.

Par bonheur, il y avait d’autres périls et d’autres besoins, que les vues les plus courtes pouvaient apercevoir clairement, et qui, par conséquent, pouvaient servir à donner à la proposition de Thémistocle le poids nécessaire.

Les Éginètes n’avaient pu, comme nous l’avons vu, recouvrer leurs otages par un arrangement à l'amiable : il leur fallait donc essayer d’une autre manière. Ils équipèrent leurs bâtiments de course et guettèrent une bonne prise ; les fêtes célébrées sur les côtes de l’Attique devaient leur fournir pour cela d’excellentes occasions. C’est ainsi que, pendant la fête de Poséidon à Sounion, ils réussirent à emmener le vaisseau sacré des Athéniens et à s’emparer d’un certain nombre de citoyens de marque. Ils atteignirent bien ainsi leur premier but, la restitution des otages ; mais la querelle elle-même ne se trouva point terminée par là : au contraire, elle se ralluma d’autant plus violente et devint de jour en jour plus animée et plus sanglante. Les Athéniens, en effet, s’entendirent avec le parti démocratique à Égine pour s’emparer de l’île par trahison, et en même temps ils cherchaient à accroître les faibles forces qu’ils pouvaient mettre en ligne avec un secours des Corinthiens. Mais les Corinthiens ne voulaient pas prendre part à la querelle comme partie belligérante : aussi se contentèrent-ils de louer aux Athéniens vingt vaisseaux de guerre à cinq drachmes l’un. Les Athéniens se portèrent donc en toute hâte avec 70 vaisseaux sur Égine, et cependant ils arrivèrent trop tard pour surprendre la ville de la manière convenue, trop tard aussi pour sauver leurs partisans qui, comptant sur l’arrivée des Athéniens à l’heure dite, s’étaient révoltés contre l’aristocratie régnante et avaient occupé la Vieille-Ville. Sept cents de. ces infortunés furent mis à mort comme traîtres. Sans doute, après cela, la flotte des insulaires fut battue : mais ]es Athéniens ne réussirent pas à se préserver de pertes nouvelles, et ils durent se contenter de recueillir chez eux les Éginètes qui avaient échappé au massacre, entre autres Nicodromos, le chef du parti attique, et de leur assigner une résidence à Sounion.

Comment faut-il répartir les événements survenus au cours de cette querelle féconde en vicissitudes dans les années qui précèdent et qui suivent la bataille de Marathon, c’est ce qu’il est difficile de déterminer avec quelque certitude. Il en est de même de la date de la loi sur le revenu des mines d’argent. Un homme d’État comme Thémistocle devait, au moment où il commençait la construction des murailles et des chantiers du port, avoir déjà une idée nette de la façon dont on s’y prendrait pour se procurer les moyens de fonder une marine. Pour mie pareille, œuvre, une rente annuelle était d’autant plus indispensable que les navires construits en bois neuf ne restaient guère plus de dix ans, en général, capables de tenir la mer. Or, comme la flotte athénienne comptait déjà plus de 200 vaisseaux en 480 (Ol. LXXV, 1), on en a conclu que la loi de Thémistocle sur les mines devait être placée immédiatement après son aimée d’archontat. La seule chose dont on en soit sir, c’est que les hostilités avec Égine duraient encore lorsque Thémistocle formula la proposition définitive et que, faisant -valoir cette situation intolérable, l’insécurité de la mer et des côtes de l’Attique, l’insuffisance des ressources militaires d’Athènes comparées à celles de ses plus proches voisins, il décida les citoyens à accepter son projet de loi et à renoncer, pour accroître les forces défensives du pays, à la jouissance du revenu des mines. L’exaltation populaire lui vint en aide : on sentait qu’on venait d’entrer dans une ère nouvelle, qu’Athènes devait devenir une puissance maritime, et que cette transformation était impossible sans sacrifices de la part des citoyens. De plus, il se trouvait que, peu de temps auparavant, on avait partagé un butin inopinément conquis, et que la proposition de Thémistocle faisait entrevoir aux pauvres gens bien des moyens de gagner en tout temps leur vie.

Le vote favorable de l’assemblée des citoyens était un événement décisif : c’était la continuation de ce que Thémistocle avait commencé en construisant le Pirée : on posait ainsi la première pierre de la grandeur d’Athènes.

Thémistocle avait en vue uni flotte de 200 vaisseaux. Cependant, il n’est pas probable qu’il ait tout d’abord exprimé cette intention : d’ailleurs, quelque effort que l’on fit, on ne pouvait avancer que pas à pas. Ce que l’on fit, selon toute apparence, ce fut de fixer dans la loi un plus grand nombre de navires à construire chaque année[1] : on dut aussi charger de la construction des vaisseaux de guerre les plus riches citoyens, en leur allouant pour la coque du navire une indemnité d’un talent (5.894 fr.) payée par l’État et en comptant pour le reste sur le patriotisme des citoyens. line fois qu’on eut exécuté les travaux nécessaires pour protéger la côte contre les incursions des ennemis, on put mettre aussitôt la main à l’œuvre. On importa des bois de construction ; de nouveaux chantiers furent établis ; une vie nouvelle anima les baies tranquilles du Pirée. L’émulation des citoyens redoubla l’activité générale, et les pauvres se consolèrent d’autant plus facilement de la perte subie qu’ils voyaient les riches y ajouter du leur. En même temps, le travail des mines était poussé avec une nouvelle ardeur. C’était faire œuvre de patriote que d’avoir des fosses en exploitation, depuis que de la quantité d’argent ainsi extraite dépendait directement la grandeur croissante de la ville natale.

Quand on songe à l’influence que ces décrets et ces mesures allaient exercer sur toute la vie à Athènes, on comprend pourquoi tout les citoyens n’étaient pas d’accord sur ce point. Ces constructions navales entreprises en masse exigèrent tout d’un coup tant de bras que la population du pays n’y suffit pas. De tous côtés affluèrent des étrangers, et, parmi les gens du pays, beaucoup délaissèrent leur travail accoutumé pour gagner davantage. Le prix des journées augmenta ; la vie devint plus chère ; on sentait comme une agitation universelle, et bien des hommes prudents secouaient la tète d’un air pensif en voyant le changement qui se produisait dans toutes les habitudes de la cité. Ceux-là tournaient leurs regards vers Aristide.

Personne ne désirait plus qu’Aristide la grandeur de la patrie ; mais une conviction dominait sa vie, c’est que la grandeur de la cité devait reposer sur le même fondement qui lui avait valu de croître et de prospérer sous la protection des dieux. Cette hase, que l’on n’ébranlerait pas impunément, c’était avant tout le goût du peuple pour les travaux des champs et l’attachement au sol de la patrie. Construire une flotte telle que Thémistocle voulait l’entreprendre, une flotte sur laquelle on pût, en cas de nécessité, transporter l’État lui-même, c’était, à ses yeux, renier la protection des dieux du pays, c’était faire abandon du sol sanctifié par eux, c’était déjà fuir à demi.

Il était effrayé par l’exemple des villes d’Ionie. Les Ioniens n’avaient jamais eu plus de vaisseaux qu’au temps de Cyrus, et cependant ils avaient été honteusement battus ou s’étaient expatriés. Qu’étaient devenues les orgueilleuses flottes de Milet et de Chios ? A quoi avaient servi aux Thasiens leur argent et leurs vaisseaux ? Combien éphémère avait été la prospérité de l’empire maritime des Samiens ! Aristide craignait la préoccupation exclusive de la mer, du métier de marin et des luttes sur mer, au point de vue de l’influence qu’elle exercerait sur les mœurs du peuple : il craignait que la bravoure du citoyen pesamment armé et pourvu d’un patrimoine, cette bravoure qui avait si glorieusement fait ses preuves à Marathon, ne perdit de sa considération et de son importance à côté du travail servile des rameurs. De ces valets dépendrait désormais le salut de l’État, et l’envahissement des aventuriers venus du dehors désunirait et transformerait chaque jour davantage l’honorable élite qui était comme le cœur de la cité. Si Athènes devenait principalement une puissance maritime, le sol se déroberait sous ses pas, et elle serait entrainée à des entreprises sans but et sans mesure, incompatibles avec une administration économe et une politique circonspecte.

Tel était à peu près le point de vue d’Aristide. Entre lui et Thémistocle, la différence naturelle des caractères, qui s’était déjà montrée dans leur enfance, était devenue avec le temps un antagonisme complet. C’était une lutte entre des principes inconciliables, une lutte de la vieille et de la jeune Athènes, du parti conservateur et du parti progressiste.

Aristide était devenu, sans y songer, le chef des citoyens de sens rassis. Il se montrait toujours le même, exempt d’ambition et désintéressé. Il aimait sa patrie sans arrière-pensée, et il le prouvait à l’occasion en retirant ses propres motions dès que les débats publics lui montraient que l’opposition de ses adversaires était fondée. Mais, quelque scrupule qu’il mît à se tenir en dehors de tout esprit de parti, l’antagonisme des principes dégénéra de plus en plus en rivalité personnelle. Du moment qu’Aristide estimait pernicieuse l’influence de son adversaire, il devait chercher par tous les moyens à le briser ; et il en vint ainsi à s’élever même contre des propositions qui n’offraient point de danger et étaient d’une utilité incontestable, mais qui émanaient de Thémistocle, tandis que lui-même faisait présenter les siennes au peuple par d’autres personnes, de peur que son nom n’engageât son rival à les combattre. Il doit y avoir eu des froissements analogues dans les questions d’administration, car Aristide, une fois qu’on l’eût appelé à diriger les finances, censura avec une impitoyable sévérité les plus petites indélicatesses des fonctionnaires : il ne craignit même pas de dénoncer, pour leur faire rendre des comptes, ses prédécesseurs clans l’emploi et, parmi eux, Thémistocle lui-même[2].

Il résultait de là que Thémistocle, tout en ayant pour lui la majorité des citoyens et en dominant par sa parole l’assemblée du peuple, ne parvenait cependant pas à saisir d’une main ferme la direction de la cité tant qu’Aristide était là en face de lui pour jeter dans la balance le poids de son prestige. On était trop habitué à écouter Aristide, à tenir compte de ses conseils : il était même à tel point pour tout le monde l’homme de confiance que, comme ses adversaires le lui reprochaient avec aigreur, il rendait les tribunaux publics inutiles par l’habitude qu’il avait d’accommoder à l’amiable les différends, en intervenant comme arbitre choisi par la confiance des deux parties. Voilà comment la cité, en un temps où l’approche d’un formidable danger exigeait plus que jamais un accord unanime, se trouvait tiraillée en deux sens opposés. La situation devint intolérable : à la fin, l’assemblée du peuple, pressée par le parti de Thémistocle, réclama l’application de l’ostracisme, afin que la sentence populaire décidât nettement quel était le parti dominant. On dressa sur l’agora les estrades destinées aux dix tribus ; le peuple accourut avec plus d’empressement que jamais de toutes les bourgades, et ce fut sans nul doute une idée juste qui guida les citoyens lors de ce vote décisif. Ils reconnaissaient en Thémistocle le seul homme qui fia à la hauteur des circonstances, le seul qui pût achever ce qu’il avait commencé : ils sentaient la nécessité de lui accorder leur confiance pleine et entière. Le bannissement d’Aristide est, selon toute apparence, de l’année 484 ou 483 (Ol. LXXIV, 1 ou 2)[3].

Enfin, après une longue attente et un effort continu, Thémistocle avait le chemin libre et pouvait maintenant accomplir sans opposition son œuvre tant de fois interrompue. Les mécontents se retirèrent à l’écart ; les adversaires n’avaient plus de chef, et la majorité des citoyens s’abandonnait, en caressant les plus belles espérances, à la direction de l’homme énergique qui allait pouvoir montrer que, s’il n’avait pas un talent particulier pour chanter et jouer de la lyre, il s’entendait, en revanche, à faire d’un petit État une grande puissance.

Et comme on sentait maintenant la cité grandir ! Pour réparer le temps perdu, on redoublait d’activité, et les trirèmes sortaient l’une après l’autre des chantiers prêtes au combat. Pour faire bénéficier Athènes de toutes les inventions qui, dans les villes depuis plus longtemps familiarisées avec lamer, avaient perfectionné l’art des constructions navales, on attira par des faveurs de toute espèce des ingénieurs et des artisans étrangers. Bien qu’ou n’eût pas encore de ressources suffisantes pour poursuivre simultanément la construction des murailles, on n’en vit pas moins se rassembler en dedans de l’enceinte commencée une masse d’habitants industrieux, qui vivaient là en qualité de métèques ou protégés de l’État, et qui imprimèrent un nouvel élan à la fabrication de tous les objets ayant rapport à la navigation. De riches bourgeois, comme Clinias, s’empressaient de construire et d’équiper à leurs frais pour l’État des vaisseaux de guerre. Toute la jeunesse s’exerçait à la manœuvre de la rame et de la voile : on eût dit que les Athéniens venaient de découvrir leur vocation naturelle, dont ils n’avaient pas conscience avant que Thémistocle leur eût montré non-seulement le véritable emploi des trésors cachés dans le sein de leurs montagnes, mais encore ces autres trésors étalés au grand jour, les ports de la côte avoisinante, pour les convaincre que la nature les avait destinés à être un peuple de marins et même à prendre l’empire de la mer. Les moments de détresse par lesquels avait passé la cité durant la guerre avec Égine étaient devenus, grâce à cet homme, une leçon salutaire et le point de départ d’une nouvelle expansion de force vive. A coup sûr, en voyant fleurir ainsi le Pirée, Thémistocle mûrissait déjà le dessein de réunir un jour la ville haute et la ville basse en une grande forteresse à deux corps, pour faire d’Athènes une sorte d’île inabordable à toutes les armées de terre. Mais c’était là une tâche exigeant de longues aimées. Le premier point et le plus important était, grâce à l’énergie admirable avec laquelle il menait l’œuvre de sa vie, une chose acquise : on avait sous la main une flotte de 400’ trirèmes lorsqu’éclata l’orage de la nouvelle guerre, c’est-à-dire, un danger inévitable, que Thémistocle prévoyait déjà sur le champ de bataille de Marathon.

On peut être assuré en effet que Datis et Artapherne, lors de leur retour à Suse, n’avaient rien négligé pour accréditer l’opinion que le résultat de leur expédition était, en somme, considérable. Ils avaient ramené leur flotte à peu près intacte de parages que l’on venait de traverser pour la première fois ; ils pouvaient énumérer tout une série d’îles et de villes qui rendaient l’hommage aux Achéménides ; l’arrogance dos Naxiens et des Carystiens était punie ; les citoyens d’Érétrie comparaissaient en personne à l’état de captifs : les insulaires reconnaissaient le Grand-Roi pour le seigneur et maître de l’Archipel, et c’était la foi en sa puissance qui avait encouragé les t’ariens à résister victorieusement aux Athéniens.

Néanmoins, Darius ne pouvait se faire illusion sur un point : c’est que le but principal de t’entreprise était manqué, non pas cette fois par l’effet des vents et tempêtes, mais par la bravoure de cette même petite cité dont il avait voulu avant tout le châtiment, par l’audace d’un général qui avait été un de ses sujets et qui, quelques années auparavant, s’était dérobé à grand’peine à sa vengeance. Il se devait donc à lui-même, à son honneur de roi, de ne pas abandonner ses plans de campagne, même après la mort d’Hippias : il ne pouvait laisser exposés à l’ardeur conquérante des Athéniens les cités insulaires qui s’étaient données à son empire ; et, eût-il voulu personnellement rester en repos, il avait à côté de lui Atossa qui ravivait à chaque instant chez lui le ressentiment et le désir de la vengeance.

Le parti le plus naturel et le plus raisonnable était de compléter les équipages par de nouvelles levées, de se maintenir dans le domaine maritime récemment conquis et d’occuper des postes à proximité de l’ennemi, pour le harceler et le fatiguer avant qu’il eût le temps de se préparer à une résistance sérieuse. Mais on ne fit rien de pareil. La flotte perse disparaît de la mer Égée : on entre dans une période de repos complet. Pour expliquer le fait, on est forcé d’admettre que le mécontentement du Grand-Roi n’atteignit pas seulement les chefs de la dernière expédition, mais s’étendit au plan de campagne qu’ils avaient fait accepter. L’ancien plan, celui qui n’avait échoué que par la hâte excessive de Mardonius, fut remis en honneur. On trouva plus cligne des Achéménides de ne pas se contenter d’une campagne de représailles contre Athènes, d’une combinaison où l’effectif des troupes était limité par le nombre et la grandeur des navires ; il fallait faire une levée de toutes les forces de l’empire, pour soumettre d’un seul coup, avec les armées de terre et de mer réunies, tout le pays d’Occident, du nord au sud. L’ardeur qu’on mit à exécuter ce nouveau plan lit négliger d’assurer ou d’étendre les résultats de la dernière expédition : on laissa tranquillement les Hellènes d’outre-mer livrés à eux-mêmes, avec la ferme conviction que toutes les mesures qu’ils pourraient prendre dans l’intervalle seraient par trop mesquines pour entrer en ligne de compte vis-à-vis des armements de la Perse. Toutes les déceptions antérieures furent oubliées ; on s’enivrait de l’idée qu’on était tout-puissant ; et pourtant, ce manque de suite, ces oscillations entre des plans de campagne tout à fait opposés, montraient bien le côté faible du gouvernement perse : c’était là une politique qui ne s’explique que par l’antagonisme de coteries de cour, dont l’une cherche à défaire l’œuvre de l’autre.

Cependant, l’Asie tout entière fut mise en mouvement. Les troupes d’élite de tous les peuples sujets de l’empire devaient, en se réunissant, former une masse qui rendit toute résistance impossible. Trois ans durant, on fit les préparatifs : le cliquetis des armes retentissait des rivages de l’Ionie aux bords de l’Indus. Déjà les corps de troupes se mettaient en marche pour se rejoindre en Asie-Mineure, et l’armée de l’empire asiatique menaçait de franchir l’Hellespont avant qu’Athènes eût construit une portion notable de sa flotte de guerre (487 : Ol. LXXIII, 2). Heureusement, à cet instant même l’attention du roi fut soudain attirée d’un tout autre côté. La nouvelle arriva subitement à Suse que l’Égypte était en insurrection, événement d’autant plus inattendu que le gouvernement de Darius avait traité avec douceur le pays conquis. Il fallut donc affecter à cette guerre une partie des forces disponibles. Néanmoins, l’expédition contre l’Hellade ne devait pas être pour cela arrêtée ; on redoubla d’ardeur pour mener de front les deux guerres, et Darius voulait se mettre lui-même en campagne. Mais il avait besoin, en ce cas, d’un vicaire qui tint sa place dans l’empire ; et cette circonstance provoqua dans son propre palais un conflit qui préparait à sa vieillesse de cruels chagrins et qui lui fit ajourner de nouveau ses projets belliqueux.

La cause de ces disputes était le double mariage du roi. La fille de Gobryas, de l’homme à qui il était plus qu’à tout autre redevable de l’empire, lui avait donné Artobazane et deux autres fils ; il avait eu d’Atossa, la fille de Cyrus, quatre fils dont lainé était Xerxès. La loi de l’État mélo-perse destinait la souveraineté au premier-né des fils du roi ; mais Atossa prétendait que ses enfants à elle étaient seuls de race royale, au lieu que les enfants du premier lit n’avaient aucun droit au trône. Une lutte éclata pour et contre l’absolutisme d’une princesse qui avait la prétention d’avoir élevé, en sa personne, la branche cadette au rang de la branche alliée.

Au moment où la succession au trône venait d’être enfin ré_ filée d’après la volonté d’Atossa et où l’expédition allait avoir lieu, le roi mourut à rage de 6 !1 tins, dans la trente-sixième année de son règne. Il avait relevé l’empire perse d’un profond abaissement ; il en avait reculé les frontières jusqu’à l’Indus et l’Iaxarte ; il avait porté ses armes au nord jusqu’au Caucase, en Afrique jusqu’aux Syrtes, et de l’autre côté de l’Hellespont jusqu’à l’Ister : il s’en était fallu de peu que, cette fois, il ne fit du Pont-Euxin une mer intérieure de la Perse. C’était lui aussi qui avait organisé en un tout cohérent l’empire ainsi agrandi ; ses vaisseaux avaient exploré les mers les plus lointaines ; il avait à sa disposition les richesses des trois parties du monde, la vaillance des peuples d’élite de la Haute-Asie, les connaissances nautiques des Phéniciens, la sagacité et l’adresse des Babyloniens, des Égyptiens et des Ioniens : et pourtant, il ne lui était pas accordé de jouir d’une gloire si bien acquise ; il lui fallait mourir avant que l’Égypte  ne fût domptée et l’Hellade punie. Il fut torturé jusqu’à sa dernière heure par le chagrin que lui causaient l’insuccès de ses projets de prédilection, la basse ingratitude de ses favoris, les rivalités des coteries formées à sa cour, le caractère impérieux et l’ambition effrénée de son épouse.

Une contradiction bien tranchée court d’un bout à l’autre de la vie de ce prince. Lui qui, par caractère, n’était rien moins qu’un conquérant, il se vit entraîné contre son gré dans une série d’expéditions lointaines : il lui était même réservé de commencer les guerres helléniques qui devaient amener la ruine de la monarchie perse, et cela, bien qu’aucun prince de l’Orient n’ait montré plus de goût pour la sagesse hellénique et plus de respect pour la véritable civilisation. Il faisait travailler à ses palais des artistes grecs[4] ; on dit même qu’il appela à sa cour Héraclite d’Éphèse[5], un homme qui, brouillé comme il l’était avec le parti démocratique de sa ville natale, devait lui être d’un grand secours par la connaissance approfondie qu’il avait de l’état de l’Ionie. Mais c’est surtout dans son inébranlable attachement à Histiée et à Démocède, dans sa générosité à l’égard de Métiochos, le fils aîné de Miltiade, qui, étant son prisonnier, reçut de lui une maison et une propriété[6], dans sa douceur envers les Érétriens qu’il transplanta à Ardericca, dans le pays des Cissiens[7], que se révèle une noblesse de sentiments digne de tout notre respect.

Xerxès lui succéda, Xerxès, l’héritier né dans la pourpre, un prince d’une beauté admirable et d’un extérieur imposant. ll n’avait pas passé par les mémos épreuves que son père, qui avait conquis lui-même son trône. Il avait grandi dans le luxe du palais, et n’avait point personnellement d’envie belliqueuse qui le poussât à quitter les jardins de Suse. Cependant, il avait à un haut degré le sentiment de la dignité de l’empire, et il n’entendait pas en rien sacrifier. En outre, il avait pour l’exciter sa mère, qui était au palais plus souveraine que jamais. Enfin, il se laissait aussi pousser par l’ambition des généraux, notamment de Mardonius qui n’avait pas le moins du monde abandonné le plan favori de sa jeunesse, celui de fonder au delà de la mer une satrapie gréco-perse.

Il faut dire que, maintenant, encore, ces desseins rencontraient une forte opposition, et que le parti adverse résista ouvertement, avec beaucoup d’énergie. Il était dirigé par Artabane, le frère de Darius, le même qui avait déjà déconseillé l’expédition de Scythie. Artabane était encore à la cour le chef des hommes de sens qui ne se promettaient rien de bon d’une campagne contre les Grecs. Le Grand-Roi flotta longtemps irrésolu ; des ordres furent donnés et retirés : à la fin, le parti de la guerre l’emporta, le parti des ambitieux qui appelaient le repos actuel une honte intolérable et cherchaient à gagner le roi en faisant miroiter devant ses yeux la perspective de succès faciles et brillants. A ces suggestions s’en ajoutaient d’autres venant de ]a Grèce elle-même, qui était représentée à Suse par des personnages considérables, par les descendants de Pisistrate, par leur courtisan, le docte Onomacrite, qui lut au roi des oracles’ conçus en termes sonores, où le pont de l’Hellespont et les exploits du Grand-Roi se trouvaient annoncés, par le roi banni Démarate qui, dit-on, avait déjà exercé une influence dans le débat relatif à la succession au trône entre les fils de Darius et contribué à faire trancher la question en faveur de Xerxès, enfin, par les ambassadeurs des Aleuades de Thessalie.

Ces Aleuades étaient une opulente famille de princes qui, comme les rois de Sparte, faisait remonter jusqu’à Héraclès son arbre généalogique et s’était fixée sur les bords du Pénée. La Thessalie leur devait des institutions communes au pays tout entier, notamment une organisation militaire : ils pouvaient se considérer comme les chefs de la nation : ils avaient étendu leur puissance jusqu’aux Thermopyles, et Hérodote leur donne, précisément pour cette raison, le nom de rois de la contrée. Ils tenaient à Larisa une cour splendide ; ils brillaient parla quantité de leurs serfs, le grand nombre de leurs chevaux victorieux aux courses et la masse de leurs troupeaux. Ils avaient en même temps grand soin de grouper autour d’eux les hommes les plus intelligents de la Grèce, ceux qui pouvaient répandre chez tous les Hellènes la gloire de leur maison. C’est ainsi que Simonide de Céos notamment célébra l’hospitalité des princes Antiochos et Aleuas.

Mais toute cette prospérité ne suffisait pas aux Aleuades : ils n’étaient, en somme, qu’une famille noble comme bien d’autres qui, à côté d’eux, se : sentaient leurs égales ; et de plus, il se produisait, en Thessalie aussi, des mouvements populaires qui contrecarraient l’influence exercée jusque-là par les familles de magnats. Ces dangers décidèrent de la politique actuelle des Aleuades. Ils visaient à se créer dans le pays une souveraineté absolue et héréditaire, et ils entamèrent des négociations avec les Perses, afin d’exécuter ce projet avec leur concours. Voilà comment il advint que Thoras, fils d’Aleuas, l’ami de Pindare, fut le premier de tous les Hellènes qui offrit spontanément son hommage à Xerxès ; et il le fit, sans y être autorisé, au nom du peuple thessalien. Il promit au roi de l’assister de toutes manières s’il voulait mettre à exécution les plans de Mardonius ; de sorte que le Grand-Roi, avant d’avoir fait un pas, voyait déjà à ses pieds la plus vaste contrée de la Grèce.

L’Égypte ayant été soumise de nouveau, la deuxième année du règne de Xerxès, on s’occupa aussitôt sérieusement de l’expédition contre l’Hellade ; on reprit les préparatifs commencés par Darius, mais sur une plus grande échelle, et même dans un tout autre esprit. C’est que ce ne devait plus être une campagne ordinaire, mais bien une marche triomphale, une exhibition des inépuisables ressources de l’Asie. En vain, les gens sensés élevèrent la voix et firent remarquer que la force d’une armée ne s’accroît que jusqu’à un certain point avec le nombre des combattants, si bien qu’à la fin des armements excessifs compromettent le succès. L’excessif était précisément ce qui souriait à l’esprit de Xerxès : il voulait réunir une armée comme le monde n’en avait jamais vu. Ses plans dépassaient même de bien loin l’Hellade ; ce qui chatouillait le plus la vanité de ce prince frivole, c’était de se voir au milieu de tant de milliers d’hommes et de se dire qu’il était le plus beau et le plus noble de tous.

Ainsi donc, les messagers royaux partirent de Suse à toute vitesse dans toutes les directions, vers le Danube comme vers l’Indus, vers l’Iaxarte comme vers le Haut-Nil, longeant les côtes de l’Archipel, du Pont-Euxin, des golfes Arabique et Persique, des mers de Syrie et de Libye. Les manufactures d’armes et les chantiers maritimes furent mis en activité ; ponts, routes, tous les moyens de communication à l’intérieur furent établis ou restaurés ; dans toutes les parties de l’empire, on fit des levées d’hommes. Les préparatifs prirent deux années ; la troisième vit commencer comme une débâcle de nations, qui confondit pêle-mêle les langues et les coutumes des races les plus diverses, accourues du fond de l’extrême Orient.

Vêtus de robes de coton et armés de javelots en roseau, les habitants des bords de l’Indus entrèrent dans le domaine des peuples iraniens. Tout l’Iran, dans le sens le plus étendu de ce nom géographique, se mit sous les armes. Le mouvement commença par les régions lointaines du nord-est, séparées du reste de l’empire par de larges déserts. Là, des flancs de l’Hindou-Kousch descendirent les Bactriens qui, opérant leur jonction dans la vallée de l’Oxus avec les Sakes venus d’au-delà de l’Iaxarte, constituèrent un corps d’armée sous le commandement d’Hystaspe, fils de Darius et d’Atossa. lies bassins inférieurs de l’Oxus et de l’Iaxarte, des bords de la mer d’Aral, vinrent les Chorasmiens et les Sogdiens, chez lesquels Cyrus avait assis la forteresse la plus reculée de son empire.

Puis, ce fut le tour des peuples qui entouraient de plus près, au sud et au nord, le cœur de l’Asie occidentale, le pays des Mèdes : au nord, les puissantes races de montagnards voisines de la mer Caspienne, les Hyrcaniens et leurs voisins, les Parthes, chez lesquels passe, en franchissant les défilés des montagnes, la grande route militaire venant de l’est ; au sud, les peuples qui habitaient les talus de l’Iran tournés vers la Mésopotamie et la mer Érythrée et qui, en ce moment, étaient d’autant plus enchantés de la guerre qu’ils se trouvaient à la tète des nations de l’Asie. Ceux-là formaient l’élite de la gigantesque armée ; c’étaient les Cissiens et les Perses, qui portaient le même accoutrement que les Mèdes, c’est-à-dire l’arc, le javelot et des poignards à courte lame suspendus à leur ceinture du côté droit, avec des boucliers tressés, des robes à manches et des chapeaux de feutre mou. Les Perses, en leur qualité de race dominante, se distinguaient entre tous les autres peuples : ils resplendissaient d’or ; ils emmenaient avec eux des voitures, des femmes, quantité de domestiques, et avaient leurs bagages à part. Suse, située dans le pays des Cissiens, à égale distance de l’Hellespont, des bouches de l’Indus et de la courbe que dessine l'Iaxarte à l’extrême nord, était bien choisie comme centre de tous ces apprêts. Aux Perses se joignirent, venant de l’est, les peuples qui forment l’anneau intermédiaire entre l’Afrique et l’Asie orientale, les races basanées de la Gédrosie, les insulaires du golfe Persique, les Éthiopiens d’Asie, armés à la mode de leurs voisins les Hindous, mais portant sur leurs tètes des peaux de fronts de chevaux, dont les crinières pendantes flottaient comme des aigrettes de casque.

Les tribus réunies de l’Iran, du Touran et de l’Inde, en descendant par les défilés de Zagreus dans le bassin du Tigre et de l’Euphrate, trouvèrent tout le pays empiétement équipé. On reconnaissait à leurs casques d’airain et à leurs massues garnies de fer les troupes de l’ancienne Ninive. On vit déboucher par le sud en Mésopotamie les peuplades auxiliaires de l’Arabie qui, sans être tributaires de l’empire, envoyaient cependant du fond de leurs déserts des bandes nombreuses d’archers. Du pays des palmiers vinrent les Éthiopiens d’Afrique, couverts de peaux de léopard et de lion et brandissant des javelines armées au bout de cornes de gazelles ; et de l’extrême Occident accoururent les Libyens en pourpoint de cuir, avec des javelots de bois durcis au feu.

De l’Euphrate, ces multitudes armées remontèrent au nord-ouest, dans les plateaux et les rochers de la Cappadoce. Là elles s’adjoignirent, d’un côté, les peuples de l’Arménie et les tribus sauvages du Caucase, de l’autre, les nombreuses nations de l’Asie-Mineure, dont les unes, comme les Paphlagoniens, les Cappadociens et notamment les Phrygiens, ressemblaient pour l’armement au contingent de l’Arménie, tandis que les autres, surtout les Lydiens, avaient à peu de chose près l’aspect de guerriers helléniques.

Critalla en Cappadoce était le rendez-vous général de tous les corps d’armée. Là, Xerxès parut en personne, pour se mettre, avec les princes de sa maison, sa suite et ses phalanges d’élite, à la tète des troupes et conduire l’expédition à travers la Phrygie et la Lydie jusqu’à Sardes, où il prit ses quartiers d’hiver clans l’automne de 481 (Ol. LXXIV, 4). Il était là sur la frontière du monde grec ; c’est de là que la grandeur de ses armements allait frapper l’attention des peuples d’outre-mer, de là aussi que furent expédiés les courriers chargés d’exiger hommage et soumission. La masse totale de l’armée asiatique réunie en ce lieu peut être évaluée, d’après le rapport de Ctésias, à environ 800.000 hommes. A ce chiffre il faut ajouter une cavalerie de 80.000 chevaux venus de Perse, de Médie, de Cissie, de l’Inde, de la Bactriane et de la Libye ; une quantité de chars de guerre attelés en partie avec des chevaux, en partie avec des fines sauvages tirés de l’Inde ; et enfin, des chameaux montés.

A l’outillage de l’armée de terre correspondait la masse des vaisseaux. Le noyau de la flotte était formé par les Phéniciens et les Syriens : puis venaient les Égyptiens, les Cypriotes, les peuples du littoral de l’Asie-Mineure, depuis la Cilicie jusqu’à l’Éolide, les habitants du Pont et les insulaires ; soit, un total de plus de 1.200 trirèmes ou vaisseaux à trois ponts. Avec les bâtiments de transport et les bateaux moins considérables, le chiffre s’élevait à trois ou quatre mille voiles, qui se réunirent devant Kyme et Phocée. Chaque trirème avait à bord 150 rameurs et, pour plus de sûreté, un état-major perse en sus de son propre équipage.

Pendant qu’avaient lieu sur le continent asiatique ces préparatifs et ces mouvements de troupes, on prenait hors d’Asie trois espèces de mesures, calculées dans des proportions grandioses. La première mesure était l’établissement de magasins, qui étaient indispensables à l’armée si l’on voulait être assuré d’avoir sur la route des approvisionnements suffisants. On crut surtout ces précautions nécessaires sur la côte de Thrace, où l’on pouvait le moins compter sur les ressources du pays et sur la bonne volonté des habitants. Dans ce but, on donna ordre à un grand nombre de vaisseaux marchands, phéniciens et égyptiens, de transporter en Thrace des quantités énormes de farine et de fourrage qui avaient été rassemblées, par commandement exprès du roi, dans la vallée du Nil et en Asie. Le dépôt le plus considérable était à Leuké-Acté sur l’Hellespont ; d’autres magasins furent établis sur le même modèle à Tyrodiza sur la Propontide, à l’embouchure de l’Hèbre près de Doriscos, à Eïon sur l’embouchure du Strymon, el en Macédoine, probablement sur les bords de l’Axios.

La seconde mesure que l’on prit fut de jeter un pont sur l’Hellespont, afin de pouvoir faire passer l’armée à pied sec, en pleine sécurité, sans être à la merci du vent et des intempéries, sur le continent européen et d’enchaîner, pour ainsi dire, ce continent d’outre-mer, devenu le vestibule de l’Asie, à la maîtresse partie du monde. Ce n’est pas devant les châteaux des Dardanelles, où s’effectue d’ordinaire aujourd’hui la traversée que fut établi le pont, mais plus haut du côté de la Propontide, là, où les hauteurs d’Abydos n’étaient qu’à sept stades de la plage de Sestos (la largeur actuelle est partout plus considérable), et où des deux côtés, même sur la bordure plus escarpée du rivage européen, s’ouvrent des vallées bien placées pour faciliter la marche des troupes. On fit non pas un, mais deux ponts de bateaux, afin que le défilé des masses de troupes s’effectuât plus vite et sans encombre. En même temps, on perçait l’isthme qui joint la presqu’île de l’Athos au continent, pour préserver la flotte du malheur qui, douze ans auparavant, avait surpris Mardonius[8].

Lorsque l’on eut annoncé au quartier-général l’achèvement de ces trois grands travaux, le Grand-Roi donna l’ordre de partir de Sardes. Il semblait qu’on avait paré, aux plus grosses difficultés : mais, avant même qu’on ne se fût mis en marche, arriva un message malencontreux qui confondit cette joyeuse assurance. Un coup de mer s’était engouffré soudain dans l’Hellespont et avait détruit en quelques heures les ponts qui avaient calté tant de peine à établir. Cette nouvelle mit le roi hors de lui-même : il n’entendait pas qu’il y dit chose au monde capable de traverser ses plans : dans chaque insuccès, il voyait une rébellion criminelle contre sa toute-puissance, une faute qui méritait un châtiment épouvantable. Les architectes furent décapités, et les éléments eux-mêmes durent porter la peine de leur indocilité. Du moins, le bruit courut partout chez les Hellènes que Xerxès avait fait fouetter l’Hellespont, qu’il avait fait jeter des chaînes dans ses eaux, pour lui signifier qu’il était, lui aussi, l’esclave du Grand-Roi et devait le servir malgré qu’il en eût : on allait jusqu’à dire que, dans sa rage sacrilège, il avait blasphémé la sainteté du fleuve salé[9].

On chargea alors d’autres ingénieurs de refaire les ponts. Les câbles que l’on avait tendus d’un rivage à l’autre ayant été, à ce que l’on supposait, trop faibles, on tressa ensemble deux espèces de cordages, les uns fabriqués par les Égyptiens avec les fibres du papyrus, les autres, plus solides, confectionnés avec du chanvre par des ouvriers phéniciens. A l’aide de grands cabestans établis sur les deux rives, on tendit les câbles au-dessus des bateaux qui, affermis par des ancres puissantes, étaient rangés côte à côte sur deux lignes parallèles. La plus longue, celle d’amont, du côté de la Propontide, comptait 360 bateaux, celle d’aval, 314. Sur les bateaux fut placé un plancher qui, une fois recouvert de terre bien battue, ressembla à une route ordinaire. Enfin, des deux côtés de la voie, on dressa des palissades en bois, afin que les animaux ne fussent pas effrayés au passage par la vue de l’eau. De plus, les deux ponts avaient des ouvertures par où pouvaient passer au moins les petits navires marchands, précaution d’autant plus utile qu’on avait l’intention de laisser longtemps les ponts en place[10].

Le gigantesque ouvrage se trouvait donc ainsi rétabli, plus solide et plus durable que la première fois : mais, avant même que le Grand-Roi eût quitté l’Asie, d’autres contretemps survinrent dont on ne pouvait rendre personne responsable. Pendant que l’armée traversait la Troade, des orages fondirent sur elle des hauteurs de l’Ida, et le Scamandre, dont l’eau fut absorbée jusqu’à la dernière goutte, fut un présage significatif de la disette à laquelle il fallait s’attendre dans des pays arides. Enfin, on atteignit l’Hellespont, et l’on vit en même temps la flotte venant de l’Ionie s’approcher et couvrir le détroit de ses voiles.

Après que Xerxès, assis sur un siège de marbre, eut des hauteurs d’Abydos contemplé les courses et les combats simulés de ses navires, il congédia son oncle Artabaze, qu’il avait institué gouverneur de sa maison et régent de son empire, et le défilé commença. Il fallut sept jours pour faire passer les peuples d’Asie en Europe. La flotte redescendit par l’Hellespont, et rejoignit ensuite l’armée de terre à Doriscos, lieu situé dans le large bassin de l’Hèbre, où il y avait une forteresse avec une garnison perse. Là, sur la frontière de son empire, Xerxès eut la fantaisie de se montrer encore une fois dans toute sa splendeur. Les vaisseaux furent tirés sur la plage, et l’on procéda à un dénombrement général des troupes. Puis, l’armée et la flotte s’avancèrent parallèlement jusqu’au massif de l’Athos. Les navires traversèrent lentement le canal et contournèrent ensuite les deux autres presqu’îles chalcidiennes, tandis que l’armée de terre franchissait en ligne droite les croupes de la Chalcidique, se dirigeant vers l’angle du golfe Thermaïque. C’est dans cet angle que les deux corps d’armée se rencontrèrent de nouveau. On avait heureusement franchi la partie la plus dangereuse de la route sans avoir été attaqué par les montagnards. Les énormes frais d’entretien avaient été volontairement supportés par les localités situées sur la côte, et, aux étapes marquées pour les haltes, on avait trouvé des provisions de blé et de farine, des bestiaux et des volailles grasses, des logements et des tentes, le tout préparé à l’avance. Enfin, l’armée de terre avait reçu des renforts des Péoniens et des Thraces, et la flotte avait considérablement accru son effectif en y incorporant des vaisseaux fournis par les villes maritimes de la Thrace.

Du golfe de Therma l’on découvre les montagnes de la Grèce. Là, Xerxès vit pour la première fois devant lui le pays ennemi comme un enclos fermé de tous côtés par des remparts naturels : il vit le profil majestueux de l’Olympe s’avancer jusqu’à la mer, barrant le chemin des régions du sud, et, pendant qu’on travaillait au haut des montagnes à frayer les voies à son armée, il prit les devants en toute hâte, monté sur un léger navire sidonien, curieux de voir de ses yeux le défilé de Tempé par où le Pénée, le seul collecteur des eaux de la grande plaine de Thessalie, se glisse entre l’Olympe et l’Ossa, en suivant les sinuosités des rochers à pic qui enferment son lit. Il était devant la porte de l’Hellade. LA campaient encore, quelques semaines auparavant, 10.000 hommes bardés d’airain, venus pour arrêter les envahisseurs au seuil du domaine amphictyonique : maintenant, tout était vide, le défilé ouvert, les villages abandonnés, les troupeaux disparus. Où étaient les Hellènes ? Comment s’étaient-ils préparés à recevoir les masses armées qui s’avançaient par terre et par mer, cette invasion qui représentait la totalité des forces de l’Asie et qui, par surcroît, à mesure qu’elle s’approchait, se servait des forces du peuple grec lui-même pour dompter la Grèce ? Cette fois, en effet, l’expédition ne visait pas seulement les Athéniens, comme dix ans auparavant, mais toutes les tribus et tous les États de l’Hellade.

 

 

 



[1] Athènes avait 50 vaisseaux dans la guerre avec Égine (HEROD., VI, 89), et 70 dans l’année de la bataille de Marathon (HEROD., VI, 132). Si donc, en 487 (Ol. LXXIII, 2), un décret inscrivit parmi les dépenses annuelles régulières la construction de 20 trirèmes (loi que Diodore ne mentionne qu’à la date de 477 = Ol. LXXV, 4 ; cf. BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 351), on pouvait avoir pour l’automne de 481 une flotte de 200 trirèmes. Cf. DUNCKER, Gesch. d. Alt., IV, p. 704. STEIN, ad Herod., VII, 144. GITSCHMANN, De Aristidis cum Themistocle contentione, 1874. p. 16 sqq. Il ne s’agissait pas, par conséquent, de construire d’un seul coup 200 navires, comme le ferait croire Hérodote (VII, 144), ou 100, comme on pourrait le conclure d’un passage de Plutarque (Themist., 4). Thémistocle s’y prit habilement (PLUT., ibid.). Cependant, Aristide comprit très bien qu’il s’agissait d’une évolution dans l’histoire attique. Avec un pareil développement de ses forces maritimes, Athènes ne pouvait pas conserver intacte sa puissance continentale.

[2] PLUT., Aristid., 4.

[3] Pour la chronologie de la carrière politique de Thémistocle, j’ai suivi l’opinion de BÖCKH (De archontibus pseudeponymis, ap. Berlin. Abhandl., 1827). Comme il ressort d’autres considérations que Thémistocle était déjà avant la bataille de Marathon un personnage extrêmement influent, il n’y a aucune raison de penser que l’archonte de 494/3 (Ol. LXXI, 4), mentionné par Denys d’Halicarnasse (Ant. Rom., VI, 34), soit un autre Thémistocle, et de chercher une autre année pour l’archontat attribué par Thucydide (I, 93) à Thémistocle. Les remarques de DROYSEN (Kieler Studien, I, p. 79) confirment l’opinion de Böckh. Voyez aussi WACHSMUTH, Stadt Athen, I, p. 513. Il y a plus de doute sur la loi concernant les mines. Il est certain que des lois conçues en des termes analogues ont été portées à plusieurs reprises (un exemple dans DIOD., XI, 43), et l’histoire de la flotte athénienne porte à croire que la première loi décisive fut votée dès 491 (GITSCHMANN, De Arist. cum Themist. contentione, p. 20 sqq.). Cependant, je ne vois aucune raison de douter qu’avant cette première loi les revenus des mines aient été partagés suivant le système régulier expressément indiqué par Hérodote, c’est-à-dire tous les ans et entre tous les citoyens. C’était là, en effet, un revenu domanial et non une largesse dans le genre d’une distribution de blé, à laquelle renonçaient pour leur part les gens aisés. Aussi, cette rente ne fournissait pas tous les ans 10 drachmes par tête : c’était là un cas tout à fait extraordinaire, dû à ce que sans doute le produit de ventes considérables s’était ajouté à la rente habituelle. C’est de cette façon que le revenu avait pu monter jusqu’à un total d’environ 10 fois 30.000 drachmes, autrement dit 50 talents (291.700 fr.), et Thémistocle utilisa pour ses projets cette circonstance favorable. D’après Polyænos (Strateg., I, 6), les Athéniens étaient justement sur le point de partager 100 talents (par conséquent la rente de plusieurs années) et ils décidèrent de donner un talent par tête à 100 citoyens qui se chargeraient de construire des navires. Cette tradition n’est pas indigne de créance si l’on admet que, pour un talent, on n’avait à construire que la coque du navire (BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 156). Si les constructeurs y ajoutaient du leur, cette générosité ne pouvait que déterminer plus facilement les pauvres à faire le sacrifice de leur rente.

[4] [Telephanes Phocæus] se regum Xerxis atque Darii officinis dedidit (PLINE, XXXIV, § 68). Dans les ruines de Pasargade, on reconnaît déjà parfaitement une corruption des formes ionico-helléniques (BÖTTICHER, Tektonik, I2, p. 27).

[5] Sur les relations d’Héraclite avec la cour de Perse, voyez ZELLER, Philos. der Griechen, I4, p. 566 (II, p. 99 trad. Boutroux). BERNAYS, Die Heraklitischen Briefe, p. 13 sqq., défend l’authenticité des lettres par lesquelles le roi invite le philosophe, opinion combattue par DIELS, ap. Rhein. Mus., XXXI, p. 33.

[6] HEROD., VI, 41.

[7] HEROD., VI, 119. Cf. H. HEINZE, De rebus Eretr., Gotting., 1869, p. 34.

[8] D’après Démétrios de Scepsis (ap. STRAB., p. 331), on peut se demander si ce canal, qui d’ailleurs est aussi mentionné par Thucydide (IV, 109) a jamais été achevé : en tous cas, il a été bientôt hors de service. Sur les restes du canal, cf. COUSINÉRY, Voyage dans la Macédoine, II, p. 153.

[9] L’exagération croissante que l’on remarque dans la version grecque (HEROD., VII, 35). depuis le fouet donné jusqu’au fer rouge appliqué à l’Hellespont, rend toute cette histoire fort suspecte ; et les analogies invoquées par GROTE (VI, p. 298, trad. Sadous) expliquent bien la façon dont se forment ces récits, mais n’en garantissent pas la véracité. Comme jeter un pont sur la mer était déjà, en soi, un acte équivalent à une imposition de chaines, il a bien pu arriver que cette violence despotique faite à la nature, qui blessait les habitudes d’esprit des Hellènes, ait été dépeinte sous des couleurs de plus en plus criardes. Cf. O. MÜLLER, Kleine Schriften, II, p. 77.

[10] La construction n’en reste pas moins toujours une énigme.