HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES (SUITE).

CHAPITRE QUATRIÈME. — L’UNITÉ GRECQUE.

 

 

§ II. — L’ORACLE DE DELPHES ET L’ÉDUCATION NATIONALE.

Il serait, en vérité, difficile de trouver un sanctuaire antique plus dissimulé et plus reculé que celui de Delphes. Là, point de hauteur couronnée d’un temple, dominant la contrée, avec un large horizon ouvert devant elle, et située à la jonction de voies de communication commodes ; mais une gorge étroite entre des massifs montagneux impraticables. En effet, les montagnes de la Phocide ont été anciennement, par l’action de tremblements de terre violents, fendues en deux portions énormes, séparées l’une de l’autre par le ravin profond du Pleistos ; au nord, la cime principale, le Parnasse ; au sud le mont Cirphis, qui fait saillie dans la mer. Des deux côtés, les versants opposés produits par ce déchirement plongent à pic jusqu’au torrent.

Du côté du Parnasse, les rochers montent verticalement ; là se dressent deux murailles calcaires dénudées, hautes d’environ 900 pieds, les Phædriades ou Roches brillantes[1], ainsi appelées parce qu’elles reflètent la lumière solaire en formant l’une avec, l’autre un angle obtus, ouvert dans la direction du sud. Du pied de ces rochers descend un terrain escarpé, couvert d’une couche épaisse de pierres roulées, et, à chaque secousse, prit à s’ébouler dans la profondeur du ravin, si bien qu’il a fallu des murs de soutènement pour établir des terrasses planes et des surfaces solides propres à la construction. Des blocs énormes, détachés des rochers qui surplombent, gisent épars tout autour et montrent qu’il y a là-haut un danger toujours menaçant. L’air est suffocant ; la chaleur et le froid se succèdent sans transition. En somme, cette région, d’un sauvage grandiose, parait plutôt destinée par la nature à n’être jamais qu’une solitude perdue dans la montagne ; et on ne comprendrait pas pourquoi ce coin rocheux a été choisi pour abriter un établissement apollinien, s’il n’était pas remarquable par l’abondance exceptionnelle de ses eaux. Il n’y a pas là moins de trois sources jaillissant dans un espace resserré, au pied des Phædriades, et leur débit est le même en toute saison : Castalie sort directement de la déchirure qui sépare les deux parois rocheuses ; plus loin, à l’ouest, coule Cassotis, et, en remontant un peu, Delphuse. Or, pour les Grecs, de pareilles sources, plus que tout autre signe, indignaient un endroit particulièrement béni ; ils y voyaient comme des avertissements impérieux, leur ordonnant de sacrifier à la divinité et de l’honorer. C’est à ce caractère de nature que s’est, attachée la consécration religieuse ; c’est aussi ce qui a décidé du rôle de Delphes. Les Grecs savaient que ce lieu prédestiné aux sacrifices n’avait pas été pour la première fois consacré par Apollon. En effet, là s’étaient installés déjà successivement les cultes de Zeus, de Déméter, de Dionysos, sans parler des autres, lorsqu’Apollon Pythien pénétra au milieu des divinités delphiques et dressa près de l’onde fraiche de Cassotis sa cabane de lauriers. Partout, en effet, c’est près des sources et des ravins rocheux que le dieu-prophète a élu domicile et a parlé par la bouche de ses sibylles. Puis, de différentes contrées, de la Crète comme de Délos, arrivèrent des familles sacerdotales ; et c’est à leur intelligence supérieure que le trépied delphique dut sa gloire et son prestige.

Delphes même n’était point à l’origine une ville indépendante, mais simplement un sanctuaire situé dans le territoire de Crisa, bâti par les Crétois sur une colline pittoresque à l’extrémité inférieure de la gorge du Pleistos, et entouré d’une plaine fertile qui descend par une pente douce jusqu’an golfe. Crisa fut le premier port et le premier marché fondé sur cette mer : elle donna son nom à tout le golfe ; et c’est grâce aux prêtres de Grisa que Delphes était déjà devenue un centre de haute civilisation quand les Doriens s’établirent auprès du Parnasse. Avec eux commença une vie nouvelle. Delphes fut mise en relation avec Tempé ; le clergé de Crisa reçut de nouveaux renforts ; la confédération thessalienne se transporta de ce côté ; et, plus les ports du nord et de l’ouest restaient en retard sur la civilisation hellénique, plus Delphes devenait le centre d’une Hellade restreinte, la métropole du Péloponnèse, dont les jeunes États furent fondés et organisés par son initiative. Ce qui n’était que le sanctuaire de Grisa devint le sanctuaire des Hellènes ; il s’affranchit de la suprématie de la ville mère ; il fut désormais le siège d’une communauté indépendante, gouvernée par des familles sacerdotales sous le protectorat des États amphictyoniques, lesquels avaient pour mission de faire valoir leur ancienne suzeraineté contre toutes les revendications des Criséens, comme aussi de repousser toute autre agression, de quelque part qu’elle vint.

Mais toutes les races helléniques étaient animées d’une double tendance : d’un côté, le désir de pousser toujours plus avant, de bâtir des villes, de fonder des États, de s’organiser et de s’établir de plus en plus en colonies nombreuses ; de l’autre, le besoin de resserrer leur unité nationale et de se sentir un seul et même peuple en face de l’étranger. Or, par suite du morcellement croissant de la nation, cette dernière tendance n’avait d’autre foyer que le sanctuaire commun de l’Apollon Pythien. C’est dans ses maximes seulement que le sentiment national, qui devait se développer et s’affiner à chaque progrès de la civilisation, trouvait son expression vraie. A Delphes, Doriens et Ioniens, Spartiates et Athéniens, Corinthiens et Thébains se sentaient tous hellènes ; et, de même que des sanctuaires amphictyoniques est sortie toute la légende d’Hellen, où cette conscience de l’unité nationale se traduit sous la forme de mythes, de même aussi l’idée de la nation, qui jusque-là flottait indécise devant toutes ces races et toutes les cités particulières, de même la conception d’une morale hellénique et d’une patrie commune a trouvé à Delphes un fondement solide. L’omphalos ou nombril désignait le sanctuaire pythique comme étant le centre intellectuel de l’Hellade[2].

L’indépendance comme l’importance de Delphes reposait réellement tout entière sur la solidarité hellénique ; elle s’effondra dès que les liens de cette unité se relâchèrent[3]. C’est pourquoi, de bonne heure, l’effort du clergé delphique dut être de protéger l’idée de l’unité ; c’était lit son devoir le phis sacré, devoir pour l’accomplissement duquel tous les membres de la corporation rivalisaient de zèle, poussés les uns par le patriotisme, les autres par l’égoïsme et l’intérêt. Par son union avec l’amphictyonie, l’oracle avait la mission de représenter vis-à-vis de l’étranger la patrie hellénique, comme ne formant qu’un seul corps ; il occupait ainsi une situation internationale[4]. D’autre part, il devait maintenir vivant au sein des Hellènes le sentiment d’une patrie commune, prévenir les divisions entre les races, ou apaiser les luttes déjà engagées. De là cette loi antique, qu’aucun Hellène, aucun État hellénique ne pouvait consulter l’oracle dans un but hostile à ses voisins[5] : de là aussi cette sentence, rendue par fui, que le souvenir d’une guerre civile ne devait point être immortalisé par des trophées durables[6] ; que des Hellènes ne devaient pas être asservis par des hellènes, etc. Aussi, bien que l’oracle n’eût pas le droit de citer devant lui les partis en lutte, bien qu’il n’ait jamais été accepté par les États particuliers à titre de tribunal fédéral permanent[7], néanmoins, comme les statuts amphictyoniques émanaient de la religion d’Apollon, il a été considéré comme une cour supérieure de justice où ressortissaient toutes les affaires de droit national. La divination apollinienne, en effet, consistait essentiellement dans la proclamation des ordonnances divines, des lois de Zeus. Lorsque les partis ne voulaient pas trancher leurs différends par l’épée, c’est là qu’ils pouvaient trouver l’arbitrage le plus valable.

Plus encore que le droit public, le droit divin rentrait dans le domaine de l’influence delphique. Verser le sang des citoyens, ce n’est pas seulement compromettre le repos et la sécurité de l’État, c’est aussi détruire l’ordre que les dieux ont établi dans le monde ; et seuls, les organes tics dieux sont en mesure d’indiquer comment ce bouleversement peut être réparé. Aussi le droit criminel était une partie essentielle du droit divin. Même en un temps où toutes les autres parties du droit avaient été portées à la connaissance de tous par les signes de l’écriture, il était encore un droit non écrit ; il reposait sur la tradition des ancêtres, dont on ne pouvait trouver la notion précise que dans certaines familles. Là où l’esprit de famille s’est maintenu le plus fortement, là aussi la religion a conservé l’influence la plus étendue. Ces familles antiques étaient en relations étroites avec l’oracle delphique ; et l’oracle lui-même choisissait parmi les Eupatrides attiques trois bitumes, appelés exégètes ou juristes, qui, au nom d’Apollon, avaient i fixer ce qu’exigeait le droit pour l’expiation des meurtres, ou dans des cas analogues[8]. Car Apollon était lui-même l’exégète suprême, la source dernière du droit ; par lui seul on pouvait arriver à mettre d’accord tous les Hellènes, en les réunissant sur un terrain juridique solide. C’est donc lui qu’on voyait aussi, pour toutes’ les questions qui concernaient la fondation de nouveaux sanctuaires, la réglementation du culte des dieux[9], des héros et des morts, siéger, au centre de la terre, comme le jurisconsulte-né du monde entier.

C’était donc une puissance spirituelle qui avait son siège à Delphes ; c’était un droit divin qui y était enseigné et expliqué. Ce droit pouvait être en opposition avec les vues intéressées et les desseins profanes que poursuivaient les différents États. De pareils conflits n’ont pas manqué de se produire, par exemple, lorsqu’un tyran comme Clisthène voulut, dans un but politique, supprimer de son autorité privée les rites des anciens cultes, ou bien lorsque les Héraclides de Sparte alléguèrent leurs relations personnelles avec les Pisistratides pour se dérober aux ordres du dieu Pythien. Si un État, pressé par des forces supérieures, demande à Delphes un avis, comme firent les Argiens quand éclata la guerre médique, l’oracle, dès les premiers mois :

Ennemi des peuples voisins, mais ami des dieux immortels...[10]

lui donne cette assurance consolante que, si on est une fois en bon accord avec les dieux, c’est à dire, avec le collège des prêtres delphiques, tout le reste est indifférent, et que tout danger s’évanouira. La condition fondamentale de la prospérité humaine, la loi suprême, de la conduite morale pour les individus, les familles, les États, est aussi contenue dans la sentence delphique, telle qu’Eschyle l’exprime :

Aie tout le monde pour ennemi plutôt que les dieux ![11]

Les poètes grecs, qui choisirent pour matière la destinée des antiques maisons royales, ont mis en scène ce conflit entre le droit humain et le droit divin, entre l’autorité dynastique et les prescriptions de la tradition sacrée que les devins par-huit au nom des dieux étaient chargés de représenter. Cet antagonisme a dit, sans nul doute, causer la ruine de plus d’une souveraineté des temps héroïques. Mais plus la structure de l’État hellénique se perfectionnait, plus de telles luttes devenaient rares. Certes, il n’était nullement dans la nature des Hellènes de séparer par la pensée, deux choses qui se pénétraient en réalité aussi profondément l’une et l’autre que l’État et la Religion, ni de les comprendre comme opposées entre elles ; au contraire, ils étaient portés a les concilier, par leur sens si droit et par leur heureuse aspiration vers l’harmonie. Quant aux prêtres, ils se gardaient bien de compromettre par des prétentions excessives leur influence sur les affaires générales ; c’est pourquoi, avec un sentiment juste de la situation, on leur laissait la réglementation de tout ce qui, sans porter atteinte au développement intérieur des États pris isolément, établissait au contraire une concorde bienfaisante entre tant de villes et d’États différents ; concorde qu’on n’eût pu atteindre qu’au moyen de transactions compliquées, d’une façon pénible et absolument incomplète, si on n’avait eu recours à l’organe commun de la volonté divine.

Cet accord porta sur tout cc qui se rattachait au culte. C’est sous l’influence de l’amphictyonie apollinienne qu’on avait institué un nombre fixe de divinités nationales. Ce canon fut maintenu ; et ainsi une barrière salutaire s’éleva contre la tendance au polythéisme exagéré, contre l’engouement pour des rites nouveaux, contre le morcellement indéfini de la conscience religieuse, favorisé du reste par le nombre même des petits États qui divisaient la Grèce[12]. Toute tentative pour introduire des dieux nouveaux était une impiété[13], exactement au même titre que l’abandon des anciens dieux et la profanation de leurs fêtes et de leurs autels. En outre, il ne faut point méconnaître qu’au milieu de l’instabilité et de l’émiettement du polythéisme hellénique, c’est précisément la doctrine apollinienne qui maintint d’une façon inébranlable la croyance intime à la suprématie spirituelle du roi des dieux, et conserva ainsi un fonds de vraie religion. Car Apollon n’enseigne aux hommes que ce que Zeus tient pour juste ; il ne veut être que le prophète du Très-Haut, et c’est au nom de Zeus qu’il ordonne aux hommes de croire à sa propre puissance comme à sa sagesse, quoi qu’il exige d’eux d’extraordinaire, et dans quelque lointain inconnu qu’il les envoie. Quant à cette possibilité, qu’à côté de la sainte volonté de Zeus d’autres dieux aient une volonté propre, et qu’elle soit acceptée comme la règle de l’activité morale, on n’y pense seulement pas. Aussi, ils pouvaient se tourner vers l’oracle d’Apollon ces esprits, mal satisfaits des erreurs et des superstitions vulgaires, qui ne savaient se passer d’un dieu unique, régnant partout et sur tout, et qui disaient avec Eschyle :

Zeus est la terre, Zeus est l’air, Zeus est le ciel,

Oui, Zeus est tout, et ce qui est au-dessus de tout[14].

Puisque l’oracle servit à maintenir la conception de la divinité à un niveau plus élevé, il dut en même temps conquérir une influence puissante sur la conscience morale de la nation.

Sur ce terrain, les Grecs en étaient réduits à des tâtonnements perpétuels. C’est qu’ils n’avaient point, eux, de Loi traditionnelle, et qu’on ne leur avait donné aucune règle fixe pour distinguer le juste de l’injuste ; ils pouvaient donc seulement, en écoutant leur conscience, sentir intérieurement ce qui était bien ou ce qui ne l’était pas. Ici encore, l’idée la plus haute, ou même l’unique notion qui puisse en un certain sens être considérée comme la loi morale des Hellènes, est sortie du culte apollinien. Ce culte, en effet, est le seul qui affirmât sérieusement que toute pratique extérieure de religion était non avenue lorsque le cœur et l’esprit de l’homme n’étaient pas dans l’état de piété nécessaire. Apollon ne vendait point sa sagesse à tout questionneur frivole. Le dieu pur voulait un cœur pur, et il combattait avec mie énergie résolue toutes les faiblesses du caractère hellénique, le penchant à l’intrigue, l’égoïsme, la mauvaise foi. Un symbole de cette purification intérieure était l’aspersion avec l’eau consacrée : à Delphes, on la puisait à cet effet à la vasque de la fontaine de Castalie ; et, dans le même but, des bassins étaient placés devant tous les sanctuaires. Mais ne vous y trompez pas, criait la Pythie aux pèlerins :

Pour l’homme de bien une goutte suffit ; mais pour le méchant,

L’Océan tout entier avec ses flots ne le laverait pas[15].

La sentence inscrite à l’entrée du sanctuaire d’Asclépios, à Épidaure, disait plus nettement encore :

Il faut être pur pour entrer dans le temple odorant ;

Et la pureté consiste à avoir de saintes pensées[16].

Quant à l’homme qui veut seulement éprouver si les pensées impures qu’il apporte avec lui seront découvertes, celui-là ne tente pas impunément le dieu saint. Car à l’innocent seul est accordé le salut ; l’égoïste ne comprend nullement la parole divine, parce que la malice égare son esprit, et, par suite de cette méprise, il est précipité d’autan t plus vite dans la ruine. Ainsi il advint à ce roi de Lydie qui, dans sa présomption, voulut franchir les limites de son empire et pour cela interpréta au gré de son désir déraisonnable l’obscure sentence de l’oracle. Avant tout, on ne peut poser à l’oracle que des questions qui soient conformes à l’esprit du dieu : par exemple, le seul fait de demander si on peut arracher du temple un suppliant pour le livrer à ses ennemis est une impiété qui appelle le châtiment. Le Spartiate Glaucos, qui, venu dans une intention astucieuse, pensait surprendre l’autorisation du dieu pour un parjure qu’il avait eu vue, fut pour ce crime anéanti avec toute sa race ; et pourtant, il s’était bientôt repenti de sa question ; il avait restitué la somme qu’il voulait gagner par un faux serment, et il avait supplié Apollon de lui pardonner[17].

C’était avec cette gravité austère que le dieu traitait les hommes, et il leur présentait un miroir qui ne trompait pas. Il fallait s’examiner sincèrement et se connaître soi-même avant de procéder7à tout acte religieux, ainsi qu’il était écrit en lettres d’or dans le vestibule du sanctuaire de Delphes. Car c’était une antique, et vénérable coutume de placer à l’endroit même où le sentiment du voisinage de la divinité et l’aspect imposant du temple faisaient battre les cœurs, des maximes graves et concises, s’imprimant dans la pensée et la ramenant à la conception de celte harmonie profonde qui existait entre le culte des dieux et la vraie sagesse. Elles suppléaient, en un certain sens, à la prédication, qui dans le culte hellénique n’avait point sa place, et fournissaient aux fidèles qui s’approchaient du temple avec les dispositions requises la matière de méditations et d’entretiens édifiants.

Celui qui, conformément à la maxime divine, se connaît lui-même connaît aussi les bornes de sa personnalité, de son pouvoir, de ses droits. Aussi Apollon exige-t-il a la fois la modération éclairée, la discipline des sens, l’asservissement des passions, la possession lumineuse de l’esprit. Si l’on considère comment, grâce à Apollon, les femmes à leur tour ont été honorées, parce qu’elles servaient d’organes à sa volonté comment, auprès de lui, les faibles et les opprimés trouvaient du secours, les pécheurs leur pardon, et les criminels leur grâce : il faut convenir que le dieu de Delphes a été, par la bouche de ses prêtres. l’éducateur et le gardien de ce qu’on peut appeler la lieur du sentiment moral commun à tous les hellènes. Ce peuple, dans la conception d’un culte spiritualiste, n’est pas allé plus loin.

Mais le domaine de l’autorité delphique embrassait aussi tout ce qui touchait au culte public. notamment les fêtes ; et, pour qu’il y eût là, aussi bien que pour la reconnaissance et l’adoration des dieux, un accord unanime, le calendrier grec dut être placé sous le contrôle de Delphes.

On pouvait, sans doute, considérer l’année à un point de vue purement politique, et la partager suivant ses divisions naturelles. De cette façon. il y avait deux moitiés d’année, l’été et l’hiver ; c’est à dire une saison sèche, d’une sérénité constante, une autre peu sûre et pluvieuse. On chercha à établir et à marquer cette division d’après le coucher des étoiles, surtout des Pléiades, le passage des oiseaux, et d’autres phénomènes naturels ; c’est d’après ces indications que agriculteurs, marins, pêcheurs, réglaient leurs travaux, et on s’habitua dans le langage ordinaire à tout compter conformément à ce système, qui faisait commencer l’année au printemps, sans qu’on s’occupât seulement d’en égaliser les deux moitiés ; car, sous le ciel de la Grèce, on ne pouvait guère donner dans son vrai sens le nom d’hiver qu’à quatre mois seulement. On tenait donc à cette division naturelle, et les historiens, jusqu’au temps de Xénophon, sont demeurés fidèles à cette façon de s’exprimer.

On dut aux prêtres une organisation plus précise. Ils considérèrent l’année comme quelque chose de sacré, comme une période arrêtée où une série d’actes religieux doit se répéter dans une succession fixée Car, dans l’ordre des fêtes, rien ne doit être capricieux et arbitraire. Apollon a donc été aussi le régulateur du temps et le législateur de l’année ; c’est l’oracle qui a disposé dans un ordre définitif les mois grecs, dont les noms se rapportent aux fêtes les plus antiques[18]. Seuls, les Phocidiens, peut-être pour faire échec à l’autorité de Delphes, comptaient leurs mois d’une façon toute profane. Pour les autres Grecs, tous les noms du calendrier, jusqu’à l’époque hellénistique, sont tirés des noms des dieux, et même choisis parmi les plus anciens. A Delphes même, la partie sereine de l’année était attribuée à Apollon, qui y revient à chaque printemps, et à sa sœur ; l’hiver appartenait à Dionysos[19]. Cette alternance dans le culte a déterminé aussi bien le cycle des mois que leurs noms ; et, à côté de toute cette diversité qui s’est glissée de plus en plus dans les calendriers particuliers des États, on ne peut méconnaître cependant qu’il n’ait subsisté là un certain accord, en ce sens que c’est par les ordonnances amphictyoniques que se doit régler aussi l’année des fêtes helléniques, et celle-ci faisait de toutes les tribus qui y prenaient part une sorte de communauté religieuse.

Ce qui confirme ce fait, c’est que l’oracle a le droit incontestable et permanent de surveiller dans chaque cité la régularité des sacrifices offerts pendant les fêtes. Toute confusion du calendrier est un tort fait aux dieux, qui doit être effacé par un sacrifice expiatoire[20] ; les Hiéromnémons, chargés d’entretenir les relations religieuses établies entre Delphes et les autres États, étaient responsables de cet ordre du temps réglé officiellement[21]. C’est par l’influence des prêtres que certains jours du calendrier prirent une signification particulière ; il se fit une distinction entre les bons et les mauvais jours qui pénétra dans la vie ordinaire, pour le citadin comme pour le paysan ; certains jours du mois furent consacrés à des divinités spéciales : ainsi, le 3 de chaque mois était attribué à Athéna, et le 7, à Apollon, ainsi que le jour de la nouvelle lune.

La même influence régla également les périodes plus amples au moyen desquelles la science grecque cherchait à rétablir la concordance entre l’année lunaire et l’année solaire. La grande année des Hellènes tirait son origine du culte d’Apollon ; c’était une période à intercalations, qui recommençait chaque neuvième année[22]. Ce qui prouve que la constitution en est toute religieuse, c’est que, d’après les statuts apolliniens, un meurtrier devait s’exiler pendant huit années complètes avant de pouvoir rentrer dans son pays, absous, la branche de laurier à la main ; c’est aussi après huit ans accomplis qu’on renouvelait la procession sacrée qui maintenait en communion Tempé et Delphes. Le cycle des fêtes apolliniennes embrassait 99 mois : c’était comme une hécatombe d’un nouveau genre que l’on avait consacrée aux dieux. Il est des périodes intercalaires plus simples et plus courtes : celle-ci est la mieux imaginée et la plus pratique. Elle se retrouve au fond de toutes les fêtes nationales des Hellènes ; car les cycles religieux comprenant quatre ou deux années viennent, par voie de fractionnement, de cette grande unité.

Si la détermination de la date des fêtes était de la part de Delphes l’objet d’une surveillance spéciale, l’ordonnance des fêtes elles-mêmes, aussi bien que le rite des sacrifices, n’était pas moins fermement constituée et maintenue par l’autorité sacerdotale. Or, la partie la plus essentielle des fêtes helléniques, après les sacrifices, c’étaient les jeux. On n’est point autorisé, il est vrai, à y reconnaître une institution exclusivement hellénique. Thucydide dit expressément que chez les Barbares, en Asie notamment, la lutte en champ clos et le pugilat avaient été pratiqués de temps immémorial[23], et la légende grecque, en nommant Danaos et Pélops comme les premiers fondateurs de ces jeux, reconnaît là encore l’influence des immigrants d’outre-mer. Du moins, ici, le germe reçu s’est développé merveilleusement, d’une façon indépendante et caractéristique, et essentiellement sous l’influence moralisatrice de la religion apollinienne et de ses représentants.

Lorsque les Perses, en face des Thermopyles, y apprirent que les hommes de la Grèce s’étaient rassemblés en masse aux jeux olympiques, la suite de Xerxès s’étonna, non pas qu’ils fussent occupés à de pareilles luttes, non pas qu’ils en eussent trouvé le loisir en untel moment, mais seulement de les voir lutter pour un prix aussi misérable qu’une couronne de feuillage[24]. Or, c’était précisément à cet ennoblissement, à cette transfiguration morale que l’idée de la lutte s’était élevée chez les Grecs, à savoir, qu’elle exclurait toute cupidité, tout égoïsme vil. On était redevable de cette conception plus haute à la religion, qui ne voulait point voir profaner, par une lutte engagée en vue d’un gain vulgaire, le voisinage du dieu et le parvis même de son temple. Un détail suffirait à montrer à quel point la considération des dieux était dominante en ces matières : la couronne du vainqueur était prise à l’arbre même consacré au dieu. Ainsi, l’honneur qui revient à celui qui la porte consiste en ceci que, grâce à ce rameau saint, il touche de plus près à la divinité et lui est comme consacré lui-même. Et les couronnes, ainsi que les trépieds lorsqu’on les donnait en prix à titre d’objets sacrés, sont laissés par le vainqueur dans le sanctuaire de la divinité.

Tout dans ces solennités est fait pour les dieux. Devant leurs yeux se présente la jeunesse du peuple, dans toute son allégresse, dans toute sa vigueur ; car, si sévère qu’Apollon se montre aux mortels par ses prescriptions morales, il n’entend pas pour cela leur gâter la joie de la vie. Ses oracles imposent la sincérité du cœur, l’empire sur soi-même ; mais il ne veut pas de contrition, de violence faite à la nature, de mortification volontaire. Il reconnaît les droits de l’être sensible ; seulement, un juste équilibre doit s’établir entre les sens et l’esprit pour que l’homme tout entier se développe en pleine santé. Les dieux des Hellènes n’aiment que ce qui est sain, robuste, épanoui[25] ; rien ne leur répugne plus que le préjugé des Barbares, qui croyaient, en assombrissant leur existence ou en mutilant leur corps, trouver quelque chose de particulièrement agréable aux dieux. Pour tous les prêtres, un corps sans défaut était la première condition d’éligibilité ; et cette condition, d’après le droit divin, était également exigée des rois comme des magistrats qui leur ont succédé, par exemple, des archontes athéniens. Ainsi, de même que les personnes attachées au service divin, de même que les animaux et les fruits de la terre présentés aux dieux devaient être, dans leur espèce, d’une perfection sans tache, de même aussi la jeunesse du pays devait, quand elle s’offrait à leurs regards, déployer joyeusement en leur honneur tous les dons du corps et de l’âme ; les premiers d’entre eux, soigneusement choisis, étaient jugés dignes de porter la couronne sacrée et d’approcher ainsi tout particulièrement des dieux. C’est à ce point de vue que tonte l’éducation populaire des Hellènes a été conçue et organisée.

Nous ne connaissons point de Grecs qui n’aient eu leurs jeux. Toutes les tribus de la nation étaient animées de la même tendance à exciter le déploiement des forces individuelles par l’attrait de l’émulation. Les Ioniens, notamment, faisaient des exercices athlétiques l’ornement de leurs fêtes pacifiques : Homère le montre dans son tableau des Phéaciens, cette charmante image de la vie ionienne. Mais ce qu’il y avait là de proprement hellénique ne s’est développé qu’à la faveur d’institutions régulières ; et nous les trouvons, elles aussi, pour la première fois dans des États doriens, en Crète, et ensuite à Sparte.

Là, toute la sécurité de l’État reposait sur la vigueur active de la milice dorienne ; c’était donc une exigence pressante de l’intérêt public que d’accroître par tous les soins possibles la capacité militaire des citoyens, et de les préparer dès la jeunesse à leur vocation. Là ont été fondées les premières écoles qu’ait vues la Grèce ; mais on ne s’y occupait que d’exercices corporels, car un développement complet des forces intellectuelles était absolument opposé à l’esprit du législateur. C’est là qu’on finit par créer, pour la course, le saut, la lutte, le lancer du disque et du javelot, la méthode qui fut universellement adoptée par les Hellènes ; là qu’on établit pour la première fois une coutume invariable, qui excluait toute irrégularité, toute violence, imposait comme un devoir la plus stricte obéissance aux lois du combat ; là qu’on proclama ce principe que l’amour de la gloire chez les jeunes gens ne doit être profané par aucune arrière-pensée cupide ; là enfin qu’en opposition avec les vêtements aux longs plis des races ioniennes, on adopta un habit court, léger, vraiment viril, propre à entretenir la santé et l’agilité du corps, et qui servit comme de transition à la nudité complète qui fut plus tard de règle pour les exercices de la jeunesse.

Ces principes de la Crète et de Sparte se sont répandus dans le Péloponnèse au temps de la puissance des Spartiates ; c’est sous leur influence qu’ont été institués les concours olympiques ; et, de même que le Péloponnèse a vu le premier une fédération bien ordonnée sortir de la confusion qui suivit les migrations des peuples, de même aussi, c’est comme fête commune du Péloponnèse que les jeux olympiques sont arrivés pour la première fois à une organisation durable et qu’ils ont joué un rôle national. Ce qui a été institué là, on l’a regardé comme un modèle, et on l’a introduit dans le cadre des autres fêtes populaires ; ainsi, le quintuple combat (Pentathlon), le chef-d’œuvre de l’esprit inventif des Péloponnésiens appliqué au perfectionnement de la gymnastique. C’était une série de luttes habilement reliées entre elles de façon à former un ensemble. La série commençait par l’exercice du saut ; puis, la force du bras s’essayait par le jet du javelot : les quatre concurrents qu’on classait les premiers étaient seuls autorisés à prendre part aux luttes suivantes. Ainsi, d’un exercice à l’autre, le nombre des lutteurs diminuait. Les trois meilleurs coureurs entraient en ligne pour lancer le disque, et enfin les deux rivaux qui restaient engageaient la lutte proprement dite, dont la couronne était le prix[26]. Tel était ce système vraiment ingénieux, que des Hellènes seuls pouvaient imaginer, avec cette diversité voulue des épreuves qui empêchait que la plus haute récompense n’échut à une aptitude unique, à une supériorité isolée. Toutes les perfections acquises dans des spécialités devaient être estimées seulement comme des détails dans l’ensemble de l’éducation gymnastique. C’est grâce à de telles innovations qu’à côté du sanctuaire commun de Delphes, plus vénérable par son antiquité, Olympie fut considérée à son tour comme l’école de la Grèce.

Mais l’influence dorienne, à Olympie comme ailleurs, ne domina pas exclusivement. Les inclinations des autres races, les tendances du jour furent prises en considération ; on laissa le champ libre au progrès. On ne pouvait rester en arrière sur d’autres jeux où s’était introduit aussi un genre de concours qui ne souffrait pas de spécialité exclusive. Il y avait en Grèce divers sanctuaires qui donnaient également l’impulsion à la culture de l’esprit, qui popularisaient l’exercice des forces intellectuelles. On peut citer en Arcadie celui d’Artémis Hymnia, fort en honneur de toute antiquité auprès de tous les Arcadiens[27]. Ses fêtes étaient célébrées par des chants, et de son temple partaient aussi des lois, qui imposaient comme un devoir sacré à tous les habitants du pays l’étude de la musique, parce que cela semblait le seul moyen de les garder de l’abrutissement et de la sauvagerie, dans cette âpre contrée montagneuse où ils vivaient misérablement du rude labeur de chaque jour. C’est ainsi que les sanctuaires communs travaillèrent à former les mœurs helléniques.

De ce côté encore, Delphes exerça une action singulièrement puissante : c’est sous la sanction de l’oracle qu’avait été fondée la fête Pythique qui, au début du vi siècle, après la guerre sacrée, lorsque la race Ionienne se releva par un retour de vitalité énergique, reparut avec un nouvel éclat. Delphes avait, dans une paix profonde, abrité les germes précieux de la civilisation hellénique. La louange du dieu, sortant de la bouche inspirée du poète, fut tenue dès lors pour le plus noble objet d’une émulation glorieuse, et ce concours musical resta toujours, à Delphes, le fonds même et comme le couronnement de la fête.

Aussitôt après la renaissance brillante de la fête Pythique, deux nouvelles fêtes helléniques furent établies dans le Péloponnèse : les Isthmiques (582. Ol. XLIX, 3), et les Néméennes, (573. Ol. LI, 4). Cc n’était aussi que la reprise d’anciennes fêtes populaires ; et ces deux événements se produisent précisément au moment où les Cypsélides étaient renversés à Corinthe et les Orthagorides à Sicyone. Il ne peut y avoir là coïncidence fortuite. Comme ces fêtes ont eu lieu nécessairement à propos de quelque circonstance particulière, et que d’ailleurs l’occasion ordinaire des fêtes était toujours quelque victoire heureuse, il est très vraisemblable qu’elles ont été instituées toutes les deux pour célébrer la chute des deux dynasties de tyrans qu’on redoutait le plus. Elles furent comme des trophées dressés par les Spartiates dans l’intérêt des Doriens ; elles devaient en effet servir à une glorification nouvelle de la péninsule dorienne, envisagée comme étant la véritable Hellade, et disputer la préséance à la fête du Parnasse, où dominait l’influence ionienne.

Cependant, bien que la rivalité des races s’accusât aussi dans cet ordre de faits, une puissance plus haute effaçait précisément, en ce qui concernait ces fêtes sacrées, les différences entre les tribus et les fondait dans une unité supérieure. Des États particuliers pouvaient bien, par suite de divergences politiques ou de brouilles avec leurs voisins, se tenir à l’écart de certaines fêtes, comme firent les Achéens pour celles d’Olympie ; mais les fêtes elles-mêmes ne pouvaient jamais démentir leur caractère originel et amphictyonique, lequel consistait précisément en ceci, qu’on ne pouvait en exclure aucun de ceux qui étaient autorisés à porter le nom d’Hellènes. C’est sous cette condition expresse que l’oracle avait accordé sa sanction aux institutions des Péloponnésiens ; et, si les Isthmiques étaient destinées à célébrer aussi la victoire du parti dorien à Corinthe, elles n’en demeuraient pas moins la fête de Mélicerte et de Poséidon, et les races maritimes, notamment les Ioniens de l’Attique, y prenaient une part tout à fait intime et active. Sous ce rapport, les quatre grandes fêtes, en tant qu’amphictyoniques ou nationales, se distinguent donc de toutes les autres fêtes des villes et États ; car celles-ci avaient une couleur locale très marquée, et les étrangers n’y étaient considérés que comme des hôtes publics. La palme remportée dans une des grandes fêtes populaires était la gloire la plus éclatante que pût gagner un Grec pour prix de quatre années d’efforts ; c’était en quelque sorte son exaltation devant la nation entière. De plus, pour être vainqueur à la course des chars, il fallait, indépendamment de l’aptitude personnelle, de grandes dépenses auxquelles de riches maisons pouvaient seules suffire. Ainsi, l’union de la richesse et de la gloire fit naître au sein du peuple une nouvelle espèce de noblesse, dont tous les arts s’empressaient à l’envi de consacrer l’éclat.

Les fêtes des États particuliers contribuaient à répandre de ville en ville les usages et les règlements des fêtes nationales, à exciter une émulation générale, à établir une agonistique uniforme. L’éclat des fêtes donnait bien la mesure de la puissance, de la culture, de la prospérité des différentes républiques ; mais, à un point de vue général, leur épanouissement fut le témoignage le plus certain que la nation entière était arrivée au plein développement de ses forces. C’est pourquoi aucune époque ne fut plus favorable à l’essor de l’agonistique que les années qui suivirent la cinquantième olympiade (580).

A ces échanges réciproques, ceux-là naturellement gagnaient le plus qui étaient les plus prompts d’intelligence et les plus actifs parmi les Hellènes, c’est-à-dire les Ioniens. Mais, tandis que les Ioniens d’Asie vivaient là-bas dans une voluptueuse nonchalance, les Athéniens, par la position même de leur petit territoire, par le voisinage de Corinthe, d’Égine et de Mégare, par leurs différends précoces avec Sparte, furent amenés à prendre les Doriens pour maîtres. Ceux-ci leur étaient un exemple de ce qu’on peut atteindre par la discipline de la loi, par une éducation civique fortement organisée. Aussi, ils mirent à s’approprier la méthode gymnastique sortie de la Crète et de Sparte un tel zèle que, fort peu de temps après, les maîtres de gymnastique athéniens passaient pour les-premiers de toute la Grèce et arrivaient même dans les villes doriennes à la plus haute réputation ; tel fut, par exemple, le cas de Mélésias[28]. Les Athéniens ont profité pour leur propre compte, dans la plus large mesure, de l’influence exercée sur la nation par les fêtes amphictyoniques ; tout en conservant le caractère de la race ionienne, ils en ont, à force d’émulation vis-à-vis des autres tribus, corrigé les faiblesses, comblé les lacunes, et sont arrivés ainsi à représenter le type hellénique dans toute sa pureté.

Ainsi se développait la conception d’une civilisation hellénique et nationale ; et cette idée, plus que tout le reste, sépare les Grecs des Barbares, aux époques les plus anciennes comme aux plus récentes ; c’est l’idée d’une civilisation qui façonne le corps et l’âme dans une proportion égale. On ne pensait pas alors que l’homme fût composé de deux moitiés, originellement inégales et inégalement respectables, et que de ces deux moitiés une seule, l’esprit, méritât une sollicitude particulière. On ne pouvait s’imaginer un esprit sain dans un corps débile, ni une âme sereine dans une enveloppe négligée et alourdie. L’équilibre de l’être corporel et de l’être spirituel, le perfectionnement harmonique de toutes les forces et de tous les instincts de la nature, telle était pour les Hellènes la tâche de l’éducation ; et voilà pourquoi l’adresse robuste, la souplesse des membres, la solidité à la course et à la lutte, une démarche assurée et légère, une attitude libre et dégagée, une certaine sève de santé, la netteté et la vivacité du regard, enfin, la présence d’esprit qu’on ne peut acquérir que par l’habitude quotidienne du danger, tous ces avantages n’avaient pas moins de valeur aux yeux des Grecs que la culture de l’esprit, la finesse du jugement, l’habileté dans les arts des Muses. La musique et la gymnastique étaient réunies, inséparables, et s’accordaient pour élever, de génération en génération, une jeunesse saine de corps et d’âme.

C’est que la prospérité des États en dépendait. Aussi, même en dehors de la Crète et de Sparte, cette double éducation ne resta pas confinée dans quelques familles isolées, ni abandonnée à leur arbitraire ; mais, dans toute la Grèce, elle fut organisée et encouragée par l’État. Il était impossible de se figurer une cité hellénique sans gymnases publics, contenant de vastes terrains d’exercice, ensoleillés, entourés de galeries et de rangées d’arbres, situés le plus souvent en dehors des portes, dans la banlieue, près d’une eau courante. Celui qui voulait prétendre à la considération et à l’influence parmi ses concitoyens devait, jusqu’à la maturité qui le faisait homme, avoir passé la plus grande partie de son temps dans les gymnases. Là seulement il prenait ce maintien aisé qui, à première vue, sépare l’homme bien élevé de celui qui a grandi dans un atelier d’artisan ; c’était la marque distinctive qui désignait l’homme appelé à prendre part aux affaires publiques. Là le jeune Hellène, grâce à cette émulation de tous les jours, avait l’occasion de développer librement et complètement sa personnalité, au rebours des Barbares, chez lesquels la masse domine, et où il faut des circonstances exceptionnelles pour qu’une individualité indépendante se produise. D’autre part, cet effort ardent pour atteindre à une valeur personnelle était contenu parle frein d’une discipline sévère. Car la loi surveillait les exercices de la jeunesse ; elle exigeait d’elle l’acceptation d’un règlement précis, l’obéissance aux supérieurs, le renoncement à tout caprice égoïste. Des principes analogues prévalurent dans toutes les palestres de l’Hellade ; la force inculte ne fut acceptée nulle part ; personne ne fut autorisé à prendre part aux jeux des fêtes s’il ne s’était soumis à un entraînement régulier, conforme à la méthode hellénique. Personne ne put prétendre à l’honneur le plus haut que connût l’Hellène, à la couronne olympique ou pythique, sans s’être soumis docilement à toutes les lois des jeux, acceptées par serment.

La palestre fut donc aussi une école morale, où s’enseignait cette vertu, la plus précieuse de toutes pour les Hellènes, qui est la modération volontaire du sage, la sophrosyne. En effet, comme ils n’avaient pas sous les yeux une loi divine, dont l’accomplissement fût considéré par eux comme l’essence de la vertu humaine, ils ne pouvaient déterminer cette vertu que d’une façon extérieure, d’après les différences qui la séparaient de tout acte manifestement injuste et coupable. Or, le péché le plus grave leur semblait être l’orgueil de l’homme qui ne veut admettre aucune limitation de sa volonté personnelle, vis-à-vis des dieux ou de son prochain : la première vertu était donc la reconnaissance de ces limites nécessaires, l’horreur de toute présomption, l’observation sage de la mesure exacte en toutes choses. La mesure, voilà la vertu hellénique par excellence. Cette doctrine morale régnait souverainement à Delphes : ce qui le prouve, c’est qu’à côté de la sentence Connais-toi toi-même on lisait au-dessus de la porte du temple, comme maxime complémentaire, cette inscription : En toutes choses, la mesure !

Si les Hellènes n’ont pas su donner plus d’extension à l’idée de la vertu, ce n’est pas leur faute. Leur mérite, en revanche, est d’avoir su atteindre à certains principes fermes, d’en avoir eu nettement conscience, de s’y être attachés et, dans leur poursuite passionnée du bien, d’avoir marché vers toute lumière qui brillait devant eux.

 

 

 



[1] Φαιδριάδες. Voyez ULRICHS, Reisen und Forschungen, I, 47, et un aperçu des particularités locales à Delphes dans mes Anecdota Delphica, p. 3.

[2] Sur Delphes considérée comme foyer de la nation, cf. WELCKER, Griech. Götterlehre, II. pp. 694, 697.

[3] La situation de Delphes s’est modifiée suivant les époques : voyez là-dessus BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 780. FOUCART, Mém. sur les ruines et l’histoire de Delphes, p. 187.

[4] Sur le caractère international des oracles, cf. BERNAIS, Heraklit. Briefe, p. 107.

[5] XÉNOPHON, Hell., III, 2, 22. Cf. DIODORE, XIV, 17. GROTE, Hist. de la Grèce (trad. de Sadous, t. V, p. 268).

[6] ULRICHS, Reisen und Forschungen, II, 109.

[7] Il n’y avait point de conciliation par sentence arbitrale (MEIER, Die Priratschiedsrichter, 1846, p. 36).

[8] Sur ces τρεΐς πυθόχρηστοι (TIM., Lex. Plat.) ou juristes et casuistes in jure sacro, voyez PETERSEN, ap. Philologus, Suppl. I, p. 155. Götting. Nachrichten, 1860, p. 333. W. VISCHER, Entdeckungen im Dionysostheater (N. Schw. Museum, 1863, 58).

[9] θεοί πυθόχρηστοι (Museum der Evang. Schide in Smyrna, 1875, p. 105).

[10] HÉRODOTE, VII, 1.

[11] ÆSCHYLE, Choeph, 890.

[12] Sur la relation qu’il y a eu en Grèce entre le polythéisme et le morcellement politique, voyez WELCKER, Griech. Götterlehre, II, p. 179.

[13] L’expression θεοί πυθόχρηστοι citée tout à l’heure et qu’on a rencontrée dans une inscription d’Érythræ, se rapporte à des cultes introduits par ordre de l’oracle.

[14] ÆSCHYLE ap. CLEM. ALEXANDRIE, Stromates, V, p. 603. Fragm., 295, éd. Dindorf.

[15] ANTHOL. PALAT., XIV, 71. Cf. E. CURTIUS, Ueber griech. Quell- und Brunneninschriften, 1859, p. 21, 32. PFANNENSCHMIDT, Das Weihwasser, p. 24.

[16] PORPHYRE, Abstin., II, 19.

[17] HÉRODOTE, VI, 86. Cf. I, 450. PLUTARQUE, Ser. num. vind., p. 656.

[18] Ένιαυτός signifie un cycle chronologique fermé : c’est l’équivalent de κύκλος. Les systèmes cycliques émanent de la religion apollinienne. Sur Apollon ordonnateur du temps, voyez A. MOMMSEN, Heortologie, p. 106, Delphika, p. 130. WELCKER, Griech. Götterlehre, I, 466. K. F. HERMANN, Griech. Monatskunde, 1845. BERGK, Beiträge zur griech. Monatskunde, 1845. Sur le compte des mois, cf. HERMANN, op. cit., p. 12. Götting. Natchrichten, 1864, p. 176.

[19] PLUTARQUE, De E ap. Delph., 3.

[20] Les oracles veillent à ce que les sacrifices soient offerts κατά μήνας καί ήμέρας, et il faut des sacrifices expiatoires quand il y a eu déplacement des dates fixées.

[21] Dans les Nuées, les dieux rendent Hyperbolos, en sa qualité d’hiéromnémon, responsable du désordre du calendrier (ARISTOPHANE, Nub., 620).

[22] Sur la période apollinienne de huit ans, ou, comme disaient les Grecs de neuf ans (enneaétéride), voyez C. MÜLLER, Fragm. Chronol., p. 116.

[23] THUCYDIDE, I, 6.

[24] HÉRODOTE, VIII, 26.

[25] Les dieux des Hellènes n’ont de goût que pour ce qui est sain et entier non pour les mutilations et l’ascétisme (C. BÖTTICHER, Baumkultus der Hellenen, p. 318).

[26] Sur cette réglementation fixant les modes de combat, voyez Götting. Nachrichten, 1867, p. 158. E. PINDER, Der Fünfkampf der Hellenen, Berlin, 1867. Cf. Götting. gelehrte Anzeigen, 1867, p. 1117.

[27] PAUSANIAS, VIII, 13, 1, cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, I, 223, 230.

[28] On cite des professeurs de gymnastique athéniens. Xanthias, Eudoxos, Ménandros, Mélésias (celui-ci enseignant à Égine). Cf. PINDARE, Olymp., VIII, 54. Nem., VI, 58. DISSEN, Comment., p. 109.