HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

DE CLAUDE À CARIN

LIVRE UNIQUE

§ V. Probus.

 

 

FASTES DU RÈGNE DE PROBUS.

 

M. CLAUDIUS TACITUS AUGUSTUS II. ..... ÆMILIANUS. AN R. 1027. DE J.-C. 276.

Après la mort de Tacite, Florien son frère, qui commandait un corps de troupes en Asie, s'arroge l'empire, comme par droit de succession. Probus, général de l'armée d'Orient, est proclamé empereur par ses soldats.

Florien s'avance contre Probus. Il est abandonné et même tué par les siens à Tarse en Cilicie, après deux 'ou tout au plus trois mois de règne.

Probus est reconnu du sénat et de tout l'empire.

Il maintient et même étend les droits du sénat.

Il venge la mort d'Aurélien et celle de Tacite.

M. AURELIUS PROBUS AUGUSTUS. - M. AURELINUS PAULINUS. AN R. 1028. DE J.-C. 277.

Probus vient en Gaule, et il y défait et en chasse différentes nations germaniques qui commençaient à vouloir s'y faire des établissements. Il n'accorda la paix à ces nations qu'a des conditions très-onéreuses.

M. AURELIUS PROBUS AUGUSTUS II. - ..... LUPUS. AN R. 1029. DE J.-C. 278.

Il pacifie la Rhétie, 'Illyrie et la Thrace.

PROBUS AUGUSTUS III. - ..... PATERNUS. AN R. 1030. DE J.-C. 279.

Il passe dans l'Asie mineure, et donne la chasse aux brigands de l'Isaurie. Il prend des mesures pour en purger le pays.

Guerre contre les Blemmyes, qui sont repoussés et subjugués.

Probus entre dans l'Arménie, et fait trembler les Perses. Ambassade de leur roi Vararane II. Simplicité et hauteur des procédés de Probus dans l'audience qu'il donne aux ambassadeurs du roi de Perse. Paix entre les deux empires.

..... MESSALA. - ..... GRATUS. AN R. 1031. DE J.-C. 280.

M. de Tillemont place sur cette année les révoltes de Saturnin en Orient, de Proculus et de Bonosus en Gaule. Cette date paraît peu certaine. Il est possible que les guerres de Probus contre les rebelles aient concouru avec celles qu'il fit contre les étrangers. Il est possible aussi, et même assez vraisemblable, que ses exploits contre les ennemis du dehors débordent jusque sur cette année.

C'est pendant qu'il était occupé à réduire les rebelles qu'une poignée de Francs, transplantés par lui dans le Pont, courut toute la Méditerranée, passa le détroit, et vint regagner l'embouchure du Rhin et sa patrie.

PROBUS AUGUSTUS IV. - ...... TIBERIANUS. AN R. 1032. DE J.-C. 281.

Probus triomphe des Germains et des Blemmyes. Il permet aux Gaulois, aux Pannoniens et aux Espagnols, de planter des vignes dans leur pays.

PROBUS AUGUSTUS V. - ..... VICTORINUS. AN R. 1033. DE J.-C. 282.

Probus se prépare à aller faire la guerre aux Perses.

Dans un séjour qu'il fait près de Sirmium sa patrie, il occupe les soldats à dessécher des marais voisins de cette ville. Les soldats se mutinent et le tuent vers le commencement d'août.

Il fut vengé et mis au rang des dieux par Carus son successeur.

Sa famille se retire près de Vérone.

TYRANS sous Probus.

SEX. JULIANUS SATURNINUS en Orient. T. ÆLIUS PROCULUS en Gaule. Q. BONOSUS pareillement en Gaule.

Un quatrième, qui n'est pas nommé, dans la Grande-Bretagne.

 

Si l'empereur Tacite eût eu le temps de prendre des arrangements par rapport au choix de son successeur, on peut croire que, sage et équitable comme il était, il se serait fait un devoir de ménager les intérêts du par droit de sénat, par lequel il avait été nommé, et de conserver à cette compagnie le droit si précieux d'élire son souverain ; mais la mort violente et imprévue de cet empereur était une occasion favorable à la licence militaire, et les troupes se remirent en possession d'une prérogative qu'elles n'avaient cédée que par l'instinct d'une modération passagère.

Deux armées se disputèrent l'avantage de porter chacune son chef sur le trône des Césars. L'une actuellement occupée à serrer de près une bande de Barbares acculés dans le voisinage du Bosphore avait pour général Florien, préfet du prétoire et frère utérin de l'empereur : les légions de l'Orient obéissaient aux ordres de Probus, qui avait été revêtu par Tacite de commandement. Florien prétendit que l'empire lui appartenait par droit héréditaire, et il trouva ses soldats disposés à le seconder. L'armée d'Orient, dont une partie au moins avait causé la ruine et la mort funeste de Tacite, n'avait garde de reconnaître son frère, et ayant un chef en qui brillaient toutes les qualités requises pour former un grand empereur, elle proclama Probus Auguste.

La chose ne se fit point par forme de délibération mais avec l'empressement tumultueux d'une multitude qui prend subitement son parti, et qui l'exécute sur-le-champ. Quelques-uns eu ayant ouvert la proposition dans les cercles, elle plut à tous. Tons s'unirent et s'écrièrent Probus Auguste, puissent les dieux vous être propices. On s'attroupe, on élève un tribunal de gazon, on y fait monter Probus, on le revêt d'une casaque de pourpre enlevée dans un temple voisin ; et ensuite au milieu d'acclamations réitérées on le reconduit au palais de la ville où se passait cet événement. Ce pouvait être Antioche.

Probus ne se prêta qu'avec répugnance à l'ardeur des troupes pour son élévation. Soit qu'il craignît une place environnée de périls et teinte du sang de tous ceux qui l'avaient remplie depuis près d'un siècle, soit modestie, soit feinte, il disait aux soldats : Vous n'y avez point assez pensé ; vous ne vous trouverez point bien avec moi ; je ne sais point vous flatter. Mais ni le zèle des soldats ne se ralentissait, ni les circonstances ne permettaient à Probus de reculer. Quiconque dans ces temps orageux s'était vu appelé au trône, était dans la nécessité ou de s'y tenir ferme, ou de périr. Ainsi Probus acquiesça, et se porta pour empereur ; mais ce n'était pas sans en craindre les suites. Je n'ai jamais désiré l'empire, écrivait-il à Capiton, son préfet du prétoire, et je ne l'ai reçu que malgré moi. Il ne m'est point permis de me délivrer d'un éclat qui m'expose étrangement à l'envie. Il faut que je soutienne le rôle que les troupes m'ont imposé.

Les deux princes élus produisirent un schisme dans l'empire. Rome et l'Occident reconnurent Florien : Probus avait pour lui la Syrie, l'Égypte et les provinces voisines. De là naquit une guerre civile, mais de peu de durée. Florien sacrifiant la cause publique à ses intérêts, laissa les Goths pour marcher contre Probus, et les mit ainsi en liberté de se retirer tranquillement. Pour lui, il s'avança jusqu'à confiance parce qu'une plus grande étendue de pays obéissait à ses lois. Probus vint à sa rencontre ; mais il ne se hâta pas de livrer bataille. Il savait que la plupart des troupes de son adversaire étant européennes ne pourraient pas soutenir les chaleurs du climat où elles se trouvaient transportées. En effet, la maladie se mit parmi elles, et un léger combat, qu'elles tentèrent dans cet état d'affaiblissement, leur ayant mal réussi, elles commencèrent à se détacher d'un empereur qu'abandonnait la fortune. Elles firent alors la comparaison du mérite des deux concurrents, et en découvrant sans peine toute l'inégalité, elles terminèrent la querelle en tuant Florien, et en se soumettant à Probus. Selon Zosime, Probus eut quelque part à la mort de son rival ; et la chose n'est pas difficile à croire.

Florien ne jouit que deux mois, ou trois tout au plus, du fantôme de grandeur qu'il s'était arrogé. L'histoire observe qu'il ressemblait peu à son frère, qui blâmait en lui le goût de dépense et de prodigalité. Il aurait dû blâmer encore son ambition inconsidérée au lieu de la nourrir, comme il fit, en voulant l'élever au consulat, et en le nommant préfet du prétoire. Cette dernière charge, qui touchait de si près au trône, haussa le cœur de Florien, et lui donna la hardiesse, lorsqu'il vit la première place vacante, de s'en emparer comme de son héritage. Nous avons vu le fruit qu'il en recueillit.

Tacite et Florien laissèrent tous deux postérité qui subsistait sous Dioclétien dans un état modeste et sans aucune prétention à l'empire ; à moins qu'ajoutant foi à une prédiction d'aruspices, ils ne se flattassent de l'espérance d'y revenir après une révolution de plusieurs siècles : car le tonnerre ayant brisé et fracassé des statues de Tacite et de Florien hautes de trente pieds, que leurs enfants leur avaient dressées sur des cénotaphes construits pour eux dans une portion du territoire d'Interamna qui leur avait appartenu, les aruspices consultés au sujet de ce prétendu prodige, répondirent que dans mille ans (ils prenaient terme comme l'on voit) il sortirait de la famille de ces princes un empereur qui donnerait des rois aux Perses, qui soumettrait les Francs et les Allemands aux lois des Romains, qui ne laisserait pas un seul Barbare dans toute l'Afrique, qui établirait un gouverneur dans l'île de Taprobane, qui enverrait un proconsul dans la grande île (expression obscure et susceptible de plusieurs sens), qui serait le juge et l'arbitre des Sarmates, qui réunirait sous sa domination toute l'étendue de terre qu'environne l'Océan, et qui maître de l'univers en rendrait l'empire au sénat ; et après avoir vécu comme simple citoyen jusqu'à l'âge de six vines ans, mourrait sans héritier. Cette prédiction absurde, dont Vopiscus lui-même se moque, est un exemple remarquable de la charlatanerie des interprètes de prodiges chez les païens.

Probus n'ayant plus de concurrent, et se voyant reconnu par l'armée de Florien comme par la sienne, n'avait plus besoin que de la confirmation du sénat. Il la demanda en des termes non seulement modestes mais soumis, sans se prévaloir de la force qu'il avait en main, et respectant l'autorité lorsqu'il pouvait s'en passer. Je rapporterai sa lettre telle que je la trouve dans Vopiscus : Sénateurs, disait-il, rien n'est plus conforme à l'ordre que ce qui se passa l'année dernière, lorsque votre clémence donna un chef à l'univers, le choisissant dans votre compagnie, qui est elle-même chef du monde entier, qui l'a été dans vos prédécesseurs, et le sera dans votre postérité. Plût aux dieux que Florien eût voulu attendre votre décision, et qu'il ne se fût pas arrogé l'empire comme par droit de succession ! Soit que votre majesté l'eût nommé, ou qu'elle en eût nommé un autre, votre jugement aurait été une loi pour nous ; mais dans la nécessité de résister, à un usurpateur, mon armée m'a déféré le nom d'Auguste, et même les plus sages d'entre les soldats ont puni son usurpation par la mort. C'est à vous à juger si je suis digne de l'empire, et je vous prie d'en ordonner tout ce que votre clémence jugera plus convenable. Le style de cette lettre, que j'ai eu attention de conserver, est bien un style de dépendance, et il fait voir combien c'était une chose reconnue, que la souveraineté résidait essentiellement dans le sénat.

La compagnie s'étant assemblée, entendit la lecture de la lettre de Probus ; et le consul proposa d'en délibérer appelant Probus simplement par son nom, sans y ajouter aucun titre de dignité. On conçoit aisément de quel avis furent les sénateurs. Mille acclamations remplies de louanges et des vœux les plus flatteurs ratifièrent le choix de l'armée ; après quoi Manlius Statianus, premier opinant, prit la parole, et dans un discours suivi il fit un éloge magnifique du prince élu, qu'il termina en demandant aux dieux que Pro-, bus gouvernât la république comme il l'avait servie. Il conclut à lui déférer les noms de César et d'Auguste, le commandement proconsulaire, le titre respectable de père de la patrie, le souverain pontificat, le droit de proposer dans le sénat trois matières différentes de délibération, et la puissance tribunitienne. J'entre à dessein dans ce détail pour faire connaître combien, malgré la confusion que devaient avoir causée tant d'élections faites tumultuairement par les armées, se conservaient encore dans toute leur vigueur les mêmes principes de gouvernement, et les mêmes formes établies par Auguste, fondateur de la monarchie des Césars.

Probus se fit une loi de rappeler ces précieuses maximes, et même de les étendre en faveur du sénat. Il se réduisit presque uniquement au commandement militaire, et il laissa au sénat l'administration pleine et absolue dans le civil. Par une déclaration adressée à cette compagnie, il ordonna que les appellations des tribunaux supérieurs dans toute l'étendue de l'empire ressortissent devant elle. Il la rétablit dans le droit de nommer librement des proconsuls pour les provinces du peuple, et il voulut que les magistrats civils dans les provinces mêmes qui étaient directement sous la main de l'empereur, reçussent du sénat leur mission et leurs pouvoirs. En cela, suivant la remarque de M. de Tillemont, s'il s'éloignait de la pratique littérale des règlements d'Auguste, il en retenait l'esprit, qui avait été de laisser le gouvernement civil au sénat, et de se réserver celui des armées. Car au lieu que du temps de ce premier des empereurs, il n'y avait dans les provinces qu'un seul chef, qui réunissait en lui toute la puissance, civile et militaire, et qui était en même temps magistrat et général, on voit par l'histoire qu'en celui-ci les troupes avaient partout leur commandant particulier, qualifié Dux, qui ne dépendait point du gouverneur de la province. Ainsi Probus ne diminuait point les droits qui lui appartenaient en qualité de généralissime : mais il amplifiait pourtant ceux du sénat, en accordant à cette compagnie une inspection qu'elle n'avait jamais eue sur les provinces du ressort de l'empereur..

Il ne faut néanmoins pas prendre trop rigoureusement à la lettre ce que je viens de dire du partage des deux genres de pouvoir entre l'empereur et le sénat. L'empereur était le chef de cette compagnie, et par conséquent il avait droit d'influer dans ses délibérations. Mais Probus prétendait y prendre part comme chef, et non comme maître : et renouvelant une pratique abolie apparemment dans les derniers temps, il déclara que sou intention était que les lois qu'il pourrait faire fussent consacrées, c'est le terme de l'historien, par les décrets du sénat.

Ce début de gouvernement donne une idée bien avantageuse de Probus. Il ne faisait que marcher sur la ligne qu'il avait toujours suivie. Et de son vivant, et depuis sa mort, tous ceux qui ont parlé de lui ont pris soin d'observer qu'il possédait éminemment dans ses mœurs la probité qu'exprime son nom ; et que s'il n'eût pas porté ce nom, il eût fallu le lui donner. A la pro, bité il joignit l'élévation de l'esprit et du courage. C'était un de ces génies rares dont le mérite universel brille dès la première jeunesse, et se soutient constamment.

Il naquit à Sirmium dans la Pannonie vers l'an de J.-C. 232, sur la fin du règne d'Alexandre Sévère. Sa naissance était médiocre, plus illustre du côté maternel que du côté de son père, à qui quelques-uns ne donnent d'autre qualité que celle d'amateur des jardins. D'autres disent qu'il se mit dans le service, qu'il devint centurion, et que s'étant acquitté honorablement de cet emploi, il passa au grade de tribun. Le père de Probus se nommait Maxime : il était originaire de Dalmatie, et il mourut en Égypte.

Probus, fils d'officier, embrassa aussi le métier des armes, et s'y étant distingué par la pureté de ses mœurs et par la droiture de son caractère, autant que 'par sa bravoure, il fut aisément démêlé par l'empereur Valérien, qui faisait profession d'aimer et d'estimer la vertu. Ce prince fut tellement frappé de son mérite, qu'il passa en sa faveur par-dessus les lois, et le fit tribun, contre le règlement d'Adrien, dans une grande jeunesse, et lorsque Probus pouvait n'avoir que vingt-deux ans. Dans cet emploi Probus augmenta la gloire qu'il s'était déjà acquise. Il mérita d'être chargé.de dons militaires, couronnes, hausse-cols, bracelets. Il remporta en particulier l'honneur éclatant de la couronne civique, ayant délivré des mains des Quades Valérius Flaccus, parent de l'empereur. Il se fit ainsi juger digne d'être promu à un grade supérieur. Valérien lui donna le commandement de la troisième légion, à la tête de laquelle il avait été mis lui-même lorsque déjà il portait des cheveux blancs. C'est ce qu'il témoigna à Probus dans la lettre par laquelle il lui annonçait sa nomination, et qu'il commençait en ces termes si flatteurs de la part d'un souverain : Mon cher Probus, je vous avance bien vite, et à compter vos services la récompense ne vient pour vous qu'à pas lents.

Nous ne sommes pas instruits en détail de toutes les actions de bravoure personnelle, par lesquelles Probus se fit la réputation du plus vaillant officier de l'armée romaine, montant le premier sur les murs de villes assiégées, arrachant et forçant les retranchements des camps ennemis, tuant de sa main dans les batailles tous ceux qui osèrent se mesurer avec lui. Il acquit même de la gloire dans les combats singuliers, et l'histoire cite un certain Aradion en Afrique, homme d'un courage ferme et opiniâtre, contre lequel Probus se battit, dont il resta vainqueur, et à qui, après l'avoir tué, il dressa un beau monument, pour honorer la valeur de celui qu'il avait vaincu.

Probus, parvenu par degrés jusqu'au commandement en chef, ne se montra pas moins habile général qu'il avait paru brave officier. Il fut chargé, comme je l'ai dit, par Aurélien de reconquérir l'Égypte sur les lieutenants de Zénobie, pendant que l'empereur poussait lui-même la guerre dans l'Orient contre cette reine ; et il s'acquitta de la commission au gré du prince qui l'employait. Sa valeur cependant l'emporta d'abord, et s'étant exposé témérairement il pensa être fait prisonnier. Mais sa faute lui servit de leçon : il se corrigea ; et ayant battu les Palmyréniens en plus d'une occasion, il ramena l'Égypte à l'obéissance d'Aurélien.

C'est vraisemblablement peu avant cet exploit qu'il réduisit les Marmarides[1] en Afrique, et qu'appelé à Carthage par une rébellion qui était excitée, il y rétablit le calme et la tranquillité.

Le mérite de sa conduite à l'égard des soldats égale celui de ses exploits. Il se fit aimer d'eux par sa justice, sans enfreindre ni amollir la sévérité de la discipline. Mais il était leur protecteur déclaré contre les vexations que souvent les officiers exerçaient sur eux : et dans bien des rencontres il apaisa à leur égard la redoutable colère d'Aurélien. Il visitait chaque compagnie, et se faisait rendre compte de l'état des habits et de la chaussure du soldat. S'il s'agissait de partager le butin, Probus, non seulement équitable, mais généreux, se mit toujours hors d'intérêt. Jamais il ne prit pour lui que des armes, négligeant ce qui n'était que riche et précieux. Il fallut que les troupes lui fissent une espèce de violence pour obtenir de lui qu'il acceptât un cheval qui avait été pris sur les Mains, et qui ressemblait aux chevaux de nos Tartares, petit, mal taillé, mais coureur excellent et infatigable, en sorte qu'il faisait par jour plus de trente lieues, et continuait ainsi huit à dix jours de suite. Probus, pour se défendre de le recevoir, dit d'abord qu'un pareil cheval convenait mieux à un fuyard qu'à un brave. Mais toute l'armée réunie en un vœu unanime le pressa par de si vives instances qu'enfin il se rendit.

Des sentiments si nobles, et un si bel usage de l'autorité militaire, étaient bien capables de concilier à Probus l'affection des troupes. Mais d'un autre côté, il ne les flattait en aucune façon. Souverainement laborieux, il les assujettissait pareillement à des travaux continuels. Jamais il ne laissa le soldat oisif, et il disait qu'il ne fallait pas lui faire manger gratuitement le pain que la république lui donnait. Ainsi, quand il n'y avait point de guerre, il occupait les troupes à des travaux publics, à dessécher des marais pour en faire des terres labourables, à rendre plus facile et plus commode la navigation des rivières, à construire des ponts, des temples, des portiques. Il tint cette conduite, et particulier et empereur : et elle lui réussit pendant longtemps. Mais enfin elle aigrit contre lui les esprits : elle changea en haine l'amour qu'on lui portait ; et il lui en coûta la vie, comme nous le verrons, pour avoir voulu rompre la dureté alors indisciplinable des gens de guerre.

On voit par tous ces traits rassemblés, qu'il ne manquait rien à Probus pour faire un guerrier et un général accompli. Aussi reçut-il de tous les princes sous lesquels il servit les témoignages les plus glorieux. J'ai rapporté ce qu'en pensait Valérien, sous lequel il commença à paraître. Gallien, quoique destitué de toute vertu, rendit néanmoins justice à celle de Probus, et il proteste dans une lettre que nous avons de lui, qu'il regardait cet excellent officier comme un second père, qui lui remplaçait Valérien que les malheurs de la guerre lui avaient enlevé. Nous savons en général que Claude le gothique estima et employa Probus. Quelques-uns ont dit qu'ils étaient parents ; mais indépendamment de cette considération, le mérite ne pouvait manquer d'être une recommandation puissante auprès d'un prince qui en avait lui-même beaucoup. Aurélien confia au même Probus le commandement de la plus vaillante légion de ses armées, et rien n'est plus honorable ni plus obligeant que la lettre qu'il lui écrivit à ce sujet : la voici. Aurélien Auguste, à Probus. Afin que vous sachiez à quel point je vous estime, recevez le commandement de la dixième légion, que Claude m'avait donnée à gouverner. Ce corps est heureux : et il semble que sa prérogative singulière soit de n'avoir pour commandants que de futurs empereurs. Ces dernières paroles font connaître clairement qu'Aurélien jugeait Probus digne de l'empire ; et peut-être, comme il n'avait point d'enfants mâles, s'arrangeait-il, si une mort violente et précipitée n'eût rompu ses projets, pour en faire son successeur. Il n'est donc point du tout difficile à croire que Tacite l'ait proposé, lorsqu'il s'agissait dans le sénat d'élire un empereur : et ayant été choisi lui-même, il le regarda comme son principal soutien. C'est ce qu'il lui exprime énergiquement dans une lettre par laquelle il lui annonce qu'il l'a fait commandant de toutes les troupes d'Orient : J'ai été, lui dit-il, créé empereur par le sénat, du consentement de l'armée. Mais sachez que c'est sur vous et sur vos talents que roule la république. Tacite lui promettait le consulat par la même lettre. Ainsi lorsque Probus monta au rang suprême, il ne fit en quelque manière que prendre possession de ce qui lui avait été destiné par deux empereurs précédents : et rien ne fut plus convenable ni plus juste que l'empressement de l'armée pour l'élire, et celui du sénat pour le reconnaître.

Le premier usage qu'il fit de son autorité fut de venger pleinement la mort d'Aurélien et celle de Tacite. Il restait encore quelques-uns des meurtriers d'Aurélien, qui avaient même pris part à la conspiration contre la personne de son successeur. Probus punit tous ceux qui avaient attenté à la vie de ces empereurs, mais rien avec quelque modération et sans ajouter à la mort la rigueur des supplices. Je ne puis croire ce que raconte Zosime, que tous ces criminels furent réunis par artifice, et sous le prétexte d'un repas que l'empereur voulait leur donner. Cette ruse timide ne me paraît point convenir à un prince aussi magnanime que Probus, et aussi capable de se faire obéir. Il pardonna aux partisans de Florien, les trouvant excusables de s'être attachés au frère de leur empereur.

Les besoins de l'état appelaient Probus dans les Gaules, qui depuis la mort d'Aurélien étaient infestées par les courses des Barbares, Francs, Bourguignons, Vandales et autres nations germaniques, sans qu'il paraisse que personne se mit en devoir de leur résister. Aussi ces peuples ne se contentaient pas de ravager les campagnes, ils s'emparaient des villes, et ils semblaient vouloir se faire dans le pays des établissements à demeure, comme ils y réussirent enfin dans le cinquième siècle. Probus accourut, et il renversa leurs espérances.

Il nous est impossible de donner un récit circonstancié des exploits de ce prince contre les différents peuples germains. Nous dirons seulement que Zosime fait mention de trois batailles gagnées tant par Probus en personne, que par ses lieutenants : l'une sur les Lyges ou Lygions, la seconde sur les Francs, la troisième près du Rhin sur les Bourguignons et les Vandales réunis. Mais nous ne croirons pas sur la foi de cet écrivain, que dans une occasion où les Romains étaient pressés de la disette, une pluie abondante leur amena du blé qui tombait du haut des airs avec l'eau, et dont ils firent des pains en une quantité suffisante pour nourrir toute l'armée.

Le résultat général de la guerre n'est pas mal présenté par Vopiscus. Cette écrivain rapporte que Probus vainqueur en un grand nombre de combats, tua aux Barbares près de quatre cent mille hommes, reprit sur eux soixante ou soixante-dix villes qu'ils avaient envahies, leur enleva une grande partie de leur butin, et les ayant chassés de toute la Gaule, passa le Rhin, et obligea les débris de leurs armées à se retirer au-delà du Nècre et de l'Elbe ; que s'étant étendu dans tout le pays entre le Rhin et ces deux rivières, il leur rendit ravages pour ravages, et ramassa un aussi grand butin que celui qu'ils avaient fait eux-mêmes dans les Gaules ; que dans ces courses il fut encore tué un très-grand nombre de Barbares, dont il payait chaque tête, à mesure qu'on les lui apportait, une pièce d'or ; que ces fiers ennemis, subjugués par une guerre qui désolait leur pays, résolurent de se soumettre, et que neuf de- leurs rois vinrent se jeter aux pieds de l'empereur pour lui demander la paix.

Probus eût souhaité les désarmer ; et c'était véritablement le seul moyen de réduire au repos ces belliqueuses et inquiètes nations. Mais il comprit en même temps que jamais il n'obtiendrait d'elles qu'elles acceptassent volontairement une condition si humiliante ; qu'il faudrait les y contraindre par la force, et conséquemment ne point discontinuer la guerre qu'il n'eût fait de toute la Germanie une province romaine, dans laquelle il serait encore nécessaire de laisser beaucoup de troupes pour contenir dans l'obéissance un pays si vaste et si remuant. Ce projet était visiblement impraticable, et Probus se renferma dans le possible.

Il exigea des Barbares qu'ils rendissent tout ce qui pouvait rester entre leurs mains du butin fait par eux dans les Gaules ; il les obligea à lui remettre sur-le-champ, sans doute Par forme de dédommagement pour les frais de la guerre, leurs blés et leurs bestiaux, qui faisaient toutes leurs richesses, et il leur imposa une redevance annuelle du même genre. Il se fit donner des otages pour assurance de leur fidélité à remplir ces conditions ; et quelques-uns ayant manqué à leurs engagements par rapport au butin gaulois, et s'en étant réservé une partie, il les en punit-rigoureusement, du consentement même de leurs rois. Enfin il ordonna aux Germains de lui fournir seize mille hommes de leur plus brave et plus florissante jeunesse, pour servir dans les armées romaines. Mais il se donna bien de garde de les tenir réunis. Il les distribua en différentes provinces et dans différents corps, n'en mettant guère que cinquante ou soixante ensemble. Il est bon, disait-il, que nous tirions du secours des Barbares, pourvu que ce secours se fasse sentir, mais non apercevoir. Maxime très-sage, et qui, si elle eût été fidèlement observée, aurait épargné bien des malheurs à l'empire.

Probus, par une paix dont les conditions étaient si dures, avait bien affaibli et appauvri les nations germaniques. Il écrivit au sénat : Nous n'avons laissé aux Barbares vaincus, que le sol de leurs terres ; tout ce qu'ils possédaient est maintenant à nous. Les campagnes de la Gaule sont labourées par des bœufs germains ; leurs troupeaux servent à notre nourriture ; leurs haras nous fournissent des chevaux pour la remonte de notre cavalerie ; nos greniers sont pleins de leurs blés. Cet empereur prit une dernière précaution pour maintenir les choses dans l'état où il les avait mises. Il établit des camps et des châteaux dans le pays même des Barbares le long de la frontière romaine, et il y laissa de braves troupes, auxquelles il assigna des terres, des maisons, des greniers, des provisions de toute espèce, afin qu'elles ne manquassent de rien, et fussent toujours à porte d'arrêter les soulèvements dans leur naissance.

Nos auteurs ne nous disent point à quel nombre se montèrent les prisonniers faits dans cette guerre par Probus ; mais il doit avoir été très-grand. Zosime nous apprend qu'ils furent tous envoyés dans la Grande-Bretagne et s'y établirent. On soupçonne qu'il y avait parmi eux des Vandales, du nom desquels un lieu voisin de Cambridge aura reçu le nom qu'il porte encore aujourd'hui de Vandelsbourg. Le plus grand nombre devait être de Saxons, si c'est cette peuplade qui a fait donner à une partie des côtes de l'île, comme le pense un savant de nos jours, le nom de rivage saxonique, usité dans le quatrième siècle.

De si grands succès, et si rapides — car cette glorieuse expédition ne doit guère avoir occupé Probus que l'espace d'un an —, n'enflèrent point le vainqueur. Son langage, dans la lettre au sénat dont je viens déjà de citer un morceau, est modeste et même religieux. Sénateurs, dit-il, je rends grâces aux dieux immortels de ce qu'ils ont confirmé par l'événement le jugement que vous avez porté de moi. La Gaule est délivrée, la Germanie subjuguée. Neuf rois sont venus se prosterner à mes pieds ou plutôt aux vôtres. Ordonnez donc de solennelles actions de grâces aux dieux. L'empereur fait ensuite mention des couronnes d'or que les villes de la Gaule lui avaient offertes en reconnaissance de leur délivrance, et il veut qu'elles soient envoyées au sénat, pour être par lui consacrées à Jupiter et aux autres dieux et déesses.

Probus était consul l'année qu'il pacifia les Gaules par l'expulsion des Germains. Il avait pris le consulat au premier janvier qui suivit son avènement au trône, suivant la pratique ordinaire des empereurs. On voit par les fastes que ce consulat est le premier qu'il ait géré. Ainsi celui que Tacite lui avait promis en même temps qu'il le faisait général de l'Orient, n'eut point lieu par quelque raison que ce puisse être.

L'année suivante Probus consul pour la seconde fois, marcha vers l'Illyrie qu'inquiétaient et vexaient les Sarmates, et d'autres peuples voisins du Danube. Il passa par la Rhétie, où il rétablit le calme qui y avait été apparemment troublé par les mêmes ennemis dont il venait de délivrer les Gaules. En Illyrie il reprit presque sans combat tout ce qu'avaient pillé et enlevé les Barbares, et il les chassa du pays. La victoire le suivait partout. Arrivé en Thrace, il réduisit au devoir par la seule terreur de son nom tous les différents peuples de la nation des Goths. Mais dans l'Asie mineure, les Isaures se montrèrent plus opiniâtres, et lui firent plus de résistance.

J'ai parlé ailleurs de ces montagnards, que la nature de leur pays rendait brigands de profession, et dont le chef avait osé se faire empereur sous Gallien. Ce tyran, dont nous avons parlé en son lieu, et qui se nommait Trébellien, périt dans une entreprise si téméraire ; mais la nation ne fut point domptée : et les armes romaines ayant toujours[2] été occupées depuis ce temps contre des ennemis plus dangereux et plus pressants, les Isaures continuèrent impunément leur métier de voleurs et de pirates, et ils couraient toute la Pamphylie et la Lycie. Probus ayant pacifié l'Occident, et se préparant à aller en Orient pour y faire respecter son nom et ses armes, voulut en passant ou soumettre ou détruire ce peuple de brigands, qui au milieu de l'empire en bravait la puissance.

Nous trouvons nommé dans Vopiscus un Palfurius chef des Isaures, et dans Zosime un Lydius avec la même qualité. Sont-ce deux hommes différents, ou deux noms du même homme ? c'est ce qu'il est difficile et peu important de décider. Je m'attache ici à Zosime, qui nous donne un plus grand détail et plus curieux.

Lydius, à l'approche des troupes romaines qui marchaient contre lui, sentant bien qu'il ne pouvait tenir la campagne, se renferma dans la ville de Cremna, dont le nom même marque la situation[3]. Elle était guindée au haut d'un roc, dont la pente était raide naturellement, et que l'on avait pris soin d'escarper encore par des travaux. Probus ayant ordonné à un de ses lieutenants d'assiéger la place, et de ne la point quitter qu'il ne l'eût prise, Lydius se défendit en brave homme, en homme de ressources ; et il est fâcheux que. ces qualités estimables soient déshonorées en lui par la scélératesse.

Il avait du monde avec lui, mais il craignait la disette des vivres. Pour y remédier, il abattit un grand nombre de maisons, et il en mit le sol en état d'être labouré et de porter des grains. Il fit sortir les bouches inutiles ; et comme les assiégeants ne voulurent pas recevoir ces malheureux, il les précipita, hommes, femmes et enfants, dans les fondrières qui environnaient la ville. Il creusa une mine, qui passant par-dessous les retranchements des Romains, avait son issue dans la campagne ; et par là il envoyait des partis qui enlevaient tout ce qu'ils trouvaient de bestiaux et de blés, et facilitaient ainsi la subsistance de la garnison. Enfin cette ressource lui ayant été ôtée par les Romains, qui découvrirent la mine, il prit la résolution de diminuer encore le nombre de ceux qu'il avait à nourrir, de ne garder avec lui que les hommes déterminés à toute extrémité, et de passer tout le reste au fil de l'épée. Il ajouta les précautions de l'économie, distribuant le pain et le vin par mesure aux fidèles compagnons qu'il s'était réservés. Avec eux il avait pris son parti de s'ensevelir sous les ruines de la place. Mais la mort qu'il s'attira par une vengeance aussi-imprudente qu'inhumaine, mit fin à la résistance des assiégés, et rendit les Romains vainqueurs.

Un tireur excellent, qui avait la réputation d'atteindre toujours au but, ayant reçu ordre de Lydius de tirer sur quelqu'un des ennemis qui se montrait, manqua son coup, soit par hasard, soit à dessein. Lydius sur-le-champ le fit fouetter cruellement, le menaçant même de la mort. Cet homme outré et effrayé trouva moyen de passer dans le camp des assiégeants, et ayant été amené au général, il lui fit remarquer dans le mur une petite fenêtre par laquelle Lydius observait tout ce qui se passait dans le camp ; et il promit de le tuer la première fois qu'il l'y apercevrait. Son offre fut acceptée, et il ne tarda pas à l'exécuter.

Lydius s'étant présenté à l'ouverture que connaissait le tireur, fut atteint de la flèche meurtrière et blessé à mort. Il eut encore le temps d'envoyer aux enfers avant lui ceux du courage desquels il se défiait, et ayant exhorté les autres à ne se jamais rendre, il expira. La constance ou plutôt l'opiniâtreté de ses gens s'éteignit avec lui, et ils reçurent les Romains dans la place.

Probus prit toutes les mesures imaginables pour purger l'Isaurie de cette race de brigands qui l'occupait depuis plusieurs siècles. Il visita tous leurs forts, tous leurs nids, toutes leurs retraites, et il se convainquit qu'il était plus aisé de les empêcher d'y rentrer que de les en chasser. Il y établit de vieux soldats qui avaient fini leur temps de service, et il leur donna en propriété et les châteaux et les terres, sous la condition que leurs enfants mâles seraient tenus avant dix-huit ans de prendre parti dans les arillées, de peur qu'invités par la situation des lieux, ils n'imitassent les anciens habitants et ne s'accoutumassent à vivre de brigandage. Mais malgré ces précautions le pays se repeupla encore de voleurs, qui donnèrent de l'exercice, comme je l'ai déjà observé, aux empereurs suivants.

Probus marcha ensuite vers l'Orient, dont il voulait assurer les frontières contre les Perses, qui apparemment avaient fait quelques courses sur les terres romaines ; et en même temps étant instruit que les Blemmyes répandaient la terreur dans tout le midi de l'Égypte, et s'étaient emparés des villes de Coptos[4] et de Ptolémaïde, il donna commission de pacifier ce pays à un de ses lieutenants. Les deux villes furent reconquises, les Blemmyes eux-mêmes repoussés et subjugués. On fit sur eux un grand nombre de prisonniers, qui furent envoyés à Rome, et leur figure, dit l'historien, y causa beaucoup d'étonnement. Elle serait en effet très-étonnante, si ce qu'on en a dit eût été vrai ; s'ils n'eussent point eu de tête, et qu'ils eussent porté leur bouche et leurs yeux sur la poitrine. Mais cette fable absurde n'a pas besoin d'être réfutée. Peut-être ces peuples avaient-ils le cou fort court et la tête enfoncée dans les épaules. Quoi qu'il en soit, les Blemmyes ne devaient pas être sous Probus entièrement inconnus à Rome ; on y en avait déjà vu au triomphe d'Aurélien.

La victoire remportée sur les Blemmyes eut de l'éclat, et elle augmenta la terreur que l'approche de Probus à la tête d'une armée avait déjà jetée parmi les Perses. Leur roi Vararane II[5], résolu de conjurer l'orage, envoya des ambassadeurs, qui trouvèrent l'empereur romain déjà campé sur des montagnes de l'Arménie, d'où l'on découvrait leur pays. L'audience[6] qu'il leur donna est extrêmement singulière, et elle renouvelle l'exemple de la simplicité, de la frugalité rigide, et en même temps de la fierté du courage des Curius et des Fabrices.

Probus étant arrivé sur la hauteur avait commandé à son armée de repaître, sans s'astreindre à ménager les prévisions, parce que les états des Perses, qu'il leur montrait de la main, allaient leur fournir des vivres en abondance ; et lui-même s'étant assis sur l'herbe, il prit son repas, qui consistait en une purée de pois avec quelques morceaux de porc salé. En ce moment on lui annonça les ambassadeurs de Perse, et il ordonna qu'on les fît approcher. Ce fut un premier sujet d'étonnement pour ces étrangers, qui, accoutumés au faste de la cour de leur prince, s'étaient imaginé qu'il faudrait attendre longtemps l'audience de l'empereur romain, et qu'ils n'y seraient admis qu'après avoir paru devant les ministres, auprès desquels ils croyaient même qu'ils auraient besoin d'introducteurs. Leur surprise redoubla lorsqu'ils aperçurent Probus dans la situation que je viens de décrire, ayant une casaque de pourpre tout unie, et un bonnet sur sa tête. Mais avec un extérieur si simple il leur tint un langage dont la hauteur menaçante les fit trembler. Il leur dit qu'il était l'empereur, et qu'il les chargeait de déclarer à leur maître que si dans le jour il ne se mettait en devoir de réparer les torts qu'il avait faits aux Romains, il verrait, avant que le mois fût fini, toutes les campagnes de son royaume aussi rases et aussi nues que l'était la tête de Probus ; et en même temps il ôta son bonnet pour leur montrer sa tête chauve et sur laquelle il n'y avait pas un cheveu. Il ajouta que s'ils avaient besoin de manger ils pouvaient prendre part à son repas, sinon qu'ils eussent à sertir du camp sur l'heure, parce que leur commission était remplie.

Je ne sais si c'est à cette ambassade ou à une autre du même roi de Perse que l'on doit attribuer ce que je vais rapporter, d'après Vopiscus. Vararane avait envoyé des présents à Probus ; Probus les rejeta, et lui répondit par une lettre conçue en ces termes : Je m'étonne que sur des possessions qui dans leur totalité vont devenir notre butin, vous ayez prétendu me faire une si petite part. Gardez ce que vous avez ; nous savons les voies de nous en emparer quand nous le voudrons.

La fierté de cette lettre convient à tout le reste de la conduite de Probus. Vararane en fut effrayé, et, si nous en croyons Synésius, il vint lui-même trouver l'empereur romain pour négocier un traité. Ce qui est certain, c'est qu'il n'y eut point d'hostilités : la paix fut conclue. Les conditions en sont ignorées : tout ce que nous en pouvons dire, c'est qu'elles furent telles que Probus les prescrivit. Il ne renonçait pas néanmoins au dessein de faire la guerre aux Perses ; mais, ayant d'autres affaires qui le commandaient dans le moment, il la différait.

Ces affaires lui étaient suscitées par deux sortes d'ennemis, les Barbares du Nord et plusieurs sujets rebelles. Les Barbares, Germains, Sarmates, Scythes, Goths, étaient vaincus ; mais Probus connaissait trop le caractère indomptable de ces nations pour espérer qu'il y eût un autre moyen de les réduire au repos que de les mettre dans l'impuissance de remuer. Il résolut d'en faire de grandes transplantations sur les terres de l'empire. Arrivé en Thrace, il y établit cent mille Basternes, peuple scythique dont il est fait mention dans l'histoire romaine dès le temps de Philippe et de Persée, rois de Macédoine. Cette colonie réussit : les Bas-unies étaient apparemment un peu plus civilisés que les autres nations de même origine. Ils s'accoutumèrent aux mœurs et aux lois romaines, et devinrent de fidèles sujets ; mais les Gédines, les Vandales, les Francs, ne répondirent pas avec la même docilité aux intentions de Probus. Toutes les peuplades de ces différentes nations qu'il transplanta en différents lieux se révoltèrent, coururent les terres et les mers, et exercèrent sa vigilance et son activité. Il en vainquit et tailla en pièces une partie en un grand nombre de combats ; les autres s'en retournèrent dans leur pays.

On peut juger de l'attachement prodigieux de ces Barbares pour leur liberté, et de leur audace incroyable, par l'exemple d'une poignée de Francs qui avaient été transportés dans le Pont. Ayant trouvé l'occasion de s'emparer de quelques vaisseaux, ils se mirent en mer, traversèrent le Bosphore de Thrace, la Propontide, l'Hellespont, et, étant entrés dans la mer Égée, ils ravagèrent à droite et à gauche les côtes de l'Asie et de la Grèce. Ils vinrent ensuite en Sicile, et pillèrent la fameuse ville de Syracuse. De là s'étant portés vers l'Afrique, ils reçurent un échec près de Cartilage, d'où l'on envoya sur eux une escadre ; mais, sans se décourager, ils continuèrent leur route vers le détroit, faisant souvent des descentes pour fournir à leur subsistance : Ils passèrent ainsi dans l'Océan, et, ayant tourné l'Espagne et côtoyé la Gaule, ils arrivèrent heureusement à l'embouchure du Rhin, et se rendirent à leur patrie.

Au reste, si la sagesse de Probus ne put amollir la dureté des Barbares et les amener au point de vivre en paix sur les terres romaines, la terreur de son nom les contint, et les frontières de l'empire furent tranquilles.

Au dedans il éprouva, comme je l'ai dit, plusieurs rébellions. L'histoire nomme trois tyrans, dont les entreprises n'ont point de dates certaines. Je vais par cette raison les raconter tout de suite.

Saturnin, gaulois, ou, selon Zosime, maure d'origine, se révolta en Orient contre Probus. C'était un homme de mérite, et qui, en s'adonnant au métier des armes, m'avait pas négligé de se cultiver l'esprit par l'étude de l'éloquence. Il se distingua dans les commandements militaires, et il fit de grands exploits en Gaule, en Afrique, en Espagne. Aurélien, qui l'estimait beaucoup, lui confia l'importante charge de garder la frontière de l'Orient ; mais comme il le connaissait en même temps pour un esprit léger et porté à l'ambition, il lui défendit expressément d'entrer jamais en Égypte, de peur que le concours de l'humeur inquiète et volage du peuple égyptien avec le vice semblable de ce général ne produisît quelque effet funeste et ne l'écartât de son devoir. L'événement prouva combien était judicieuse la précaution d'Aurélien ; car sous le règne de Probus, qui apparemment avait levé la défense de son prédécesseur, Saturnin, étant venu à Alexandrie, le peuple de cette ville, qui était accoutumé à ne voir que des préfets, c'est-à-dire des commandants d'un ordre inférieur, fut tellement frappé de l'éclat et de la pompe d'un général d'armée, revêtu des titres les plus éminents, qu'il le proclama sur-le-champ Auguste.

Saturnin se conduisit d'abord en homme sage. Sans accepter l'honneur qui lui était déféré tumultuairement, il se hâta de sortir d'Alexandrie et se retira en Palestine ; mais là, faisant réflexion sur ce qui venait d'arriver, et se persuadant qu'il n'y avait plus de sûreté pour lui à demeurer dans la condition privée, et qu'il était réduit à la nécessité d'être empereur ou de périr, il prit la pourpre et fut reconnu, ou pour me servir du terme original, adoré des soldats qu'il commandait. Cette adoration consistait à porter à la bouche avec la main et à baiser le bas de l'habit de pourpre dont le prince était vêtu. C'est la première fois que je trouve cette expression dans l'histoire des empereurs romains.

On dit que pendant la cérémonie de son installation Saturnin versait des larmes, et que, prévoyant la catastrophe à laquelle se terminerait cette scène, il disait : La république perd aujourd'hui un sujet, s'il m'est permis de le dire, nécessaire. Je lui ai rendu de grands services ; mais quel fruit m'en reste-t-il ? Par la démarche que je fais actuellement, je ruine tout le passé. Ceux qui l'environnaient l'exhortaient à concevoir de meilleures espérances ; mais il n'écoutait point leurs discours. Je sais, leur disait-il, quels sont en général les dangers de la première place ; mais ici le cas est encore bien plus effrayant. En me déclarant le rival de Probus, dont je dois tenir à honneur d'être le lieutenant, qui est aimé de tous et digne de l'être, je me précipite dans une mort inévitable. Si quelque chose me console, c'est que je ne périrai pas seul. Ce langage est bien celui d'un homme inconséquent, combattu de pensées et de sentiments contraires, qui cède à l'impression la plus forte sans étouffer l'autre, et qui ne sait être ni tout-à-fait vertueux ni tout-à-fait méchant.

Il se faisait une fausse idée de Probus, lorsqu'il le jugeait inexorable à son égard. Probus l'aimait ; et il était si peu disposé à prendre contre lui des préventions fâcheuses, que, si nous en croyons Zonaras, il fit mourir celui qui lui apporta la nouvelle de la révolte de Saturnin, comme un calomniateur. Lorsqu'il ne lui fut plus possible de douter du fait, il écrivit plusieurs lettres au rebelle pour lui promettre sa grâce ; mais les soldats, qui s'étaient rendus complices du crime ne permirent pas à leur chef de prendre confiance aux promesses de l'empereur. Il fallut donc employer la force et les armes pour réduire des opiniâtres. Les troupes fidèles que Probus avait en Orient combattirent contre les révoltés. Il y eut plusieurs actions, dont le succès ne fut pas avantageux à Saturnin. Il se vit obligé de se renfermer dans le château d'Apamée, où, ayant été forcé et pris, il fut tué par les vainqueurs, sans l'ordre et même, dit-on, contre les intentions de Probus.

Eusèbe dans sa Chronique rapporte que Saturnin, avant que de se révolter, avait commencé à bâtir une nouvelle Antioche. Il ne s'explique pas davantage.

Deux autres tyrans, plus décidés et plus résolus, s'élevèrent successivement dans les Gaules, Proculus et Bénosus.

Proculus était natif d'Albenga en Ligurie, où sa famille tenait un rang illustre, et il avait hérité de ses pères le goût pour le brigandage, dans lequel il s'enrichit beaucoup. Il servit dans les armées romaines, et il y signala sa bravoure, mais dans la petite guerre, pour laquelle il était né. On ne cite point de grade plus distingué auquel il soit parvenu que celui de tribun. Du reste, homme sans mœurs, et qui tirait vanité de ses exploits de débauche.

Il paraît qu'il appréhenda que ses excès ne l'eussent mis mal dans l'esprit de Probus, qui maintenait avec sévérité la bonne discipline. Et ceux de Lyon, maltraités par Aurélien, et craignant, sans que j'en puisse dire la raison, les mêmes rigueurs de la part de l'empereur régnant, exhortèrent Proculus à se révolter et à se mettre à la tête des Gaules. A l'appui de ces motifs vinrent les conseils de sa femme, qui était d'une ambition et d'une audace au-dessus de son sexe. Lorsqu'il se fut déterminé et arrangé pour l'exécution, le complot éclata à Cologne dans un repas, où cet officier, vainqueur au jeu jusqu'à dix fois, fut proclamé Auguste par un bouffon, qui lui mit la pourpre sur les épaules et l'adora. Les convives avaient sans doute le mot, et ils prirent au sérieux ce qui ne paraissait qu'un badinage. Les troupes qui étaient dans la ville ou aux environs suivirent cette impression ; et de proche en proche la rébellion gagna toute la Gaule, et même les Espagnes et la Grande-Bretagne, qui s'en regardaient alors comme des dépendances. Proculus aurait bien voulu engager aussi dans son parti les Barbares qui occupaient les bords du Rhin ; mais ils demeurèrent fidèles à Probus, et l'aidèrent même dans la guerre que ce prince fut obligé de faire au tyran.

Le détail de cette guerre nous est peu connu. Vopiscus nous apprend seulement que Proculus battit les Allemands, dont il n'avait pu obtenir l'alliance, mais qu'il ne se soutint pas contre Probus, qui le mit en fuite et le réduisit à aller chercher un asile chez les Francs, du sang desquels il prétendait tirer son origine ; que les Francs, à qui Vopiscus reproche ici, assez mal-à-propos ce me semble, de se faire un jeu de manquer à la foi jurée, livrèrent à Probus, dont ils étaient alliés, un sujet rebelle ; et que Proculus, étant ainsi tombé entre les mains de son prince justement irrité, subit la peine de son crime, et fut mis à mort.

Il avait un fils en bas âge, nommé Hérennianus, qu'il se proposait de déclarer empereur dès qu'il aurait cinq ans accomplis. C'est apparemment par ce fils que se perpétua sa postérité, qui subsista honorablement à Albenga, mais dans un état modeste et tout différent de celui de ses auteurs, aussi désabusée des projets téméraires de grandeur qu'éloignée du métier de brigands.

Le funeste sort de Proculus ne fut point une leçon pour Bonosus, qui, marchant sur ses traces, s'attira un pareil malheur. Il avait fait une fortune considérable, et que ne lui promettait pas sa naissance. Né en Espagne, originaire de la Grande-Bretagne, fils d'une mère gauloise, il eut pour père un rhéteur, suivant qu'il le disait lui-même, ou selon d'autres un maître

de petite école de grammaire. Il perdit son père lorsqu'il était encore dans les années de l'enfance, et il fut élevé par sa mère, qui voulut le rendre habile dans les lettres. Mais son goût le portait à la guerre : il se jeta dans le service, et, ayant obtenu d'abord ce que nous appellerions brevet de capitaine[7], il parvint ensuite au rang de tribun, et enfin au commandement général des troupes qui gardaient la frontière de Rhétie.

Il avait un talent singulier : c'était celui de boire tant qu'il voulait sans jamais perdre la raison, et gardant toujours son sang-froid. Aurélien disait de lui qu'il était né non pour vivre, mais pour boire. Le mot est plus joli en latin à cause de la ressemblance des verbes vivere et bibere. Cet empereur se servait utilement de la force de tête qu'avait Bonose ; et, lorsqu'il lui venait des ambassadeurs de quelque nation barbare, il envoyait cet officier boire avec eux, et Bonose en les enivrant tirait d'eux tout le secret de leurs instructions. Aurélien lui fit épouser 'dans la même vue une prisonnière de guerre du sang royal de la nation des Goths. Cette dame était d'un mérite digne de sa naissance, et respectée des Goths à ce double titre, elle procurait à son mari des relations avec eux, au moyen desquelles Bonose apprenait bien des choses dont il était bon que l'empereur fût averti.

Sous Probus, Bonose avait le commandement de la flottille que les Romains entretenaient sur le Rhin. Il arriva qu'apparemment par sa négligence les Germains y mirent le feu et la brillèrent. Il craignit d'être puni, et il eut recours à la ressource qui était devenue alors commune parmi les grands officiers des armées : il se fit empereur. Ses forces même doivent avoir été considérables, puisque ce ne fut pas sans peine que Probus vint à bout de le vaincre. Mais enfin il le battit si complètement, que Bonose désespéré s'enfuit à Cologne, oh il se pendit lui-même : et l'on fit à ce sujet une mauvaise plaisanterie par allusion à la quantité de vin qu'il avait coutume de boire. On dit que c'était un broc qui était pendu, et non un homme. Le vainqueur, modéré et clément, n'étendit point sa vengeance sur la famille du rebelle : il laissa la vie à ses deux fils ; il traita sa veuve avec toute sorte d'honneurs, et il lui conserva la pension dont elle jouissait sur le trésor impérial.

Zosime et Zonaras font mention d'une quatrième rébellion dans la Grande-Bretagne, mais sans en nommer le chef. Ils nous apprennent seulement qu'il était commandant de l'île, et qu'il avait obtenu cet emploi par le crédit de Victorinus, maure de naissance. Lors. qu'il se fut révolté, Probus en fit des reproches à Victorinus. Celui-ci, se persuadant que contre un traître la trahison était permise, se retira de la cour sous prétexte de quelque mécontentement, et il passa dans la Grande-Bretagne comme pour y chercher un asile auprès d'un ami. Il fut reçu à bras ouverts, et, profitant de la sécurité du tyran, il trouva l'occasion de l'assassiner pendant la nuit, et s'en retourna vers Probus. On ne nous dit point quel jugement porta cet empereur d'une action utile à ses intérêts, mais contraire à tous ses principes.

Il n'y eut pas jusqu'aux gladiateurs qui ne donnassent de l'occupation à Probus. Quatre-vingts de ces misérables ayant tué leurs surveillants, et s'étant sauvés de l'école où on les tenait ensemble pour les dresser, vinrent dans les environs de Rome piller et ravager tout ce qui se trouva sous leurs mains. Le succès leur donna des compagnons en grand nombre ; et il fallut que l'empereur envoyât des troupes pour dissiper et détruire cette canaille.

C'est après les guerres de Probus contre les ennemis du dehors, et contre les rebelles, que. Vopiscus place son triomphe, cérémonie qui demande en effet et suppose un intervalle de tranquillité. Ce prince triompha des Germains et des Blemmyes, nations dont l'éloignement du Nord au Sud est immense, et donne une idée magnifique de la grandeur romaine. Quoique l'intitulé de ce triomphe ne porte que les noms de ces deux peuples, Probus en avait vaincu beaucoup d'autres, et il en fit paraître et marcher devant son char un grand nombre de prisonniers, partagés en compagnies de cinquante hommes.

A l'occasion de son triomphe il fit, suivant l'usage, des largesses aux soldats et au peuple, il donna des jeux et des spectacles, combats contre les bêtes, combats de trois cents couples de gladiateurs, qui furent choisis entre les prisonniers qu'il avait menés en triomphe, Blemmyes, Germains, Sarmates et Isaures. Il donna aussi au peuple le divertissement d'une chasse dans le cirque, dont les apprêts nous sont décrits par Vopiscus.

Des arbres déplantés avec leurs racines par les soldats, furent apportés dans le cirque, où on les attacha sur un plancher formé de poutres bien liées ensemble. On recouvrit ce plancher dé terre, en sorte que le cirque parut tout d'un coup changé en une belle et verdoyante forêt. Dans cette forêt factice on lâcha toutes sortes d'animaux qui se plaisent dans les bois, sans être malfaisants et carnassiers, mille autruches, mille cerfs, mille sangliers, des daims, des chevreuils, des bêtes étrangères que les Romains appelaient brebis sauvages, en un mot tout ce que l'on avait pu ramasser de grand gibier. Ensuite on permit au peuple de leur courir sus, et chacun eut la liberté d'emporter sa proie. Les dépenses aussi frivoles qu'exorbitantes de ces jeux étaient d'une nécessité indispensable pour les empereurs, s'ils voulaient satisfaire le peuple de Rome, à qui il ne restait plus de ses anciens droits que celui d'être amusé par ses maîtres.

Probus procura aux provinces de l'empire un agrément plus solide et plus durable, en levant la défense que Domitien avait faite de planter des vignes. Il permit cette plantation aux Gaulois, aux Espagnols, aux Pannoniens. Ainsi, les vins de Bourgogne et de Champagne en France, et ceux de Tokai en Hongrie, lui doivent leur existence ; et je m'étonnerais que ce prince n'eût pas été célébré par les buveurs comme un nouveau Bacchus, si les buveurs étaient savants. Il prit soin lui-même de faire planter en vigne par les soldats le mont Alma près de Sirmium sa patrie, et le mont d'Or dans la Mésie supérieure, et il donna ces vignobles aux habitants du pays, en les chargeant du soin et des frais de la culture. Il s'était fait une maxime, comme je l'ai observé, de tenir toujours les troupes occupées, et il exigea d'elles un autre ouvrage qui lui attira une mort funeste.

Ayant rétabli le calme dans toute l'étendue de l'empire, il se préparait à aller venger sur les Perses le désastre et la honte de Valérien, et il prit sa route par l'Illyrie, où il fit quelque séjour pendant que ses forces s'assemblaient, et qu'il disposait tout ce qui était nécessaire pour son entreprise. Durant ce séjour, il ne voulut pas laisser oisives les troupes qu'il avait avec lui, et il les fit travailler à dessécher des marais près de Sirmium, en creusant un canal qui en porterait les eaux dans la Save. Il se proposait ainsi d'enrichir sou pays natal, qui sans agrandir son territoire acquerrait de nouvelles terres labourables. Les soldats, à qui ces travaux déplaisaient, se mutinèrent ; et ce qui porta leur mécontentement jusqu'à la fureur, fut un mot que l'on attribuait à Probus, et qui ne me paraît guère vraisemblable. On lui faisait dire que dans peu rem-pire n'aurait plus besoin de soldats. Est-il croyable que Probus tint ce langage au moment précis où il entreprenait une guerre très-importante ? Ces bruits étaient semés sans doute par quelque ambitieux, et on peut jeter les soupçons sur Carus, qui lui succéda et qui a été accusé dans le temps même de s'être frayé le chemin au trône par le crime. Et le témoignage de Zonaras s'y rapporte en ce qu'il résulte du récit de cet écrivain, d'ailleurs chargé de circonstances improbables, que la nomination de Carus à l'empire par les troupes qu'il commandait précéda la mort de Probus. Quoi qu'il en soit, ce grand et excellent empereur fut attaqué par ses soldats révoltés et furieux. Il voulut s'enfuir dans une tour garnie de fer, qu'il avait fait construire pour observer lui-même ce qui se passait dans tout le pays des environs. Les assassins l'atteignirent avant qu'il eût pu gagner cet asile, et ils le tuèrent sur la place.

Julien l'Apostat, en blâmant l'attentat des soldats sur la vie de Probus, prétend d'un autre côté que ce prince donna lieu à son malheur par une sévérité outrée, qui ne connaissait aucun des tempéraments que la prudence exige. Je ne sais si l'on doit avoir assez bonne opinion du jugement de Julien pour adopter sa censure contre cet empereur, qui à tous les égards valait infiniment mieux que lui.

Entre tous ceux qui ont occupé le trône des Césars, il est difficile d'en citer aucun que l'on puisse mettre au-dessus de Probus. Constamment victorieux depuis sa première jeunesse jusqu'à sa mort, il réunit les qualités de l'homme de bien aux talents militaires : aussi guerrier qu'Aurélien, mais plus doux ; aussi modéré peut-être que Marc Aurèle, mais plus propre à la guerre ; employant les armes par nécessité et respectant les lois ; grand capitaine et prince attentif à rendre ses sujets heureux ; toujours occupé de projets utiles, et faisant servir les travaux de ses soldats aux avantages de la paix. Dans un règne fort court il rebâtit ou répara soixante-et-dix villes. Il forma un grand nombre d'habiles généraux, dont quelques-uns devinrent de grands princes, tels que Carus, Dioclétien, Maximien Hercule, Constance Chlore. L'empire, relevé de sa chute par Claude II, rétabli dans sa gloire par Aurélien, parvint sous Probus à la plus grande félicité dont il ait jamais joui : et si le crime des soldats n'eût abrégé ses jours, il aurait fait revivre le siècle d'Auguste.

Il fut regretté amèrement du sénat et du peuple romain. L'armée même se reprocha sa mort, dont elle était cause, et elle lui dressa un tombeau avec cette épitaphe : CI GÎT L'EMPEREUR PROBUS, VRAIMENT DIGNE PAR SA PROBITÉ DU NOM QU'IL PORTAIT, VAINQUEUR DE TOUTES LES NATIONS BARBARES, VAINQUEUR DES TYRANS. Carus son successeur le vengea, soit par zèle sincère, soit par politique, et il fit mourir ses assassins dans les tourments. Il rendit les plus grands honneurs à sa mémoire, et il le mit au rang des dieux. Probus fut tué vers le commencement du mois d'août de l'an de Jésus-Christ 282, ayant régné six ans et quelques mois, et vécu cinquante ans. Sa postérité s'ensevelit volontairement dans l'obscurité, pour ne point irriter la jalousie des princes sous lesquels elle vivait. Elle alla s'établir dans le territoire de Vérone vers les lacs de Côme et de Garde.

 

 

 



[1] Les Marmarides occupaient le pays entre l'Égypte à l'Orient, et la Cyrénaïque à l'Occident.

[2] Trébellius, dans la courte histoire qu'il nous a laissée du tyran Trébellien, dit que Claude II fit la guerre aux Isaures. Mais ce prince, dans un règne qui fut très-court, eut assez d'affaires contre les Goths ; et je trouve tout-à-fait vraisemblable la conjecture de Casaubon, qui pense que Trébellius a attribué par erreur à Claude ce qui convient à Probus.

[3] Κρήμνος en grec signifie précipice.

[4] Ces villes étaient situées dans la Thébaïde ou haute Égypte, sur le Nil. On croit que c'est du nom de Coptos que vient celui de Cophtes, qui désigne les chrétiens d'Égypte faisant profession d'eutychisniame.

[5] Vopiscus nomme ce roi Narsès. M. de Tillemont prouve dans sa cinquième note sur Probus que cet écrivain s'est trompé, et que c'était Vararane II qui régnait alors en Perse.

[6] Synésius, de qui nous tenons le récit de cette audience, en fait honneur à Carin. Mais c'est une erreur visible, et M. de Tillemont d'après le père Petau, a jugé avec raison qu'un fait de cette nature convient infiniment mieux à Probus.

[7] L'expression originale est inter ordinarios. Ceux que l'on appelait alors ordinarii étaient, selon Saumaise, des officiers qui avaient le rang de capitaines, sans avoir de compagnie à leurs ordres.