HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

DE CLAUDE À CARIN

LIVRE UNIQUE

§ I. Claude II ou le Gothique.

 

 

FASTES DU RÈGNE DE CLAUDE II.

 

..... PATERNUS II. - ..... MARIANUS. AN R. 1019. DE J.-C. 268.

Claude nommé empereur par les soldats, est reconnu le 24 mars par le sénat.

Il défait et réduit Auréole, qui est tué par les soldats de l'armée victorieuse.

Les Allemands battus par Claude, suivant le témoignage de Victor, près du lac de Garde.

Claude vient à Rome, et il y fait aimer la justice et la douceur de son gouvernement.

M. AURELIUS CLAUDIUS AUGUSTUS II. - PATERNUS. AN R. 1020. DE J.-C. 269.

Les Goths avec une armée de trois cent vingt mille combattants, et une flotte de deux mille bâtiments, portent le ravage dans l'empire par mer et par terre.

Grande victoire que Claude remporte sur eux près de Naïssus, aujourd'hui Nissa dans la Servie. Il les poursuit, résolu de les exterminer.

Zénobie s'empare de l'Égypte.

Les Bagaudes en Gaule assiègent et forcent la ville d'Autun.

..... ANTIOCHIANUS. - ORFITUS. AN R. 1021. DE J.-C. 270.

Les restes des Goths sont détruits dans les défilés du mont Hæmus par la famine et par la peste. Ceux qui échappèrent furent enrôlés dans les troupes romaines, ou appliqués à la culture des terres.

Censorin est proclamé empereur par un corps de troupes mutinées, et tué au bout de sept jours par ceux qui l'avaient élu.

Claude meurt de la peste à Sirmium, vers le mois d'avril.

TYRANS SOUS CLAUDE II.

AP. CLAUDIUS CENSORINUS.

TÉTRICUS en Gaule.

ZÉNOBIE en Orient.

 

Nous avons eu déjà occasion plusieurs fois de nommer Claude avant qu'il parvînt à l'empire. C'est ici le lieu de le faire connaître plus particulièrement.

Ses noms étaient M. Aurelius Claudius. On lui donne aussi quelquefois ceux de Valérius et de Flavius. Il est appelé dans l'histoire Claude II, comme étant le second empereur de ce nom, ou, à cause de la grande victoire qu'il remporta sur les Goths, Claude le Gothique.

Son origine est peu connue, et tout ce que l'on en peut dire avec quelque certitude, c'est qu'il était né en Illyrie. On ne nomme point son père. Quelques-uns l'ont supposé fils naturel de l'un des Gordiens, sans s'expliquer davantage. L'intérêt qu'avait à le relever la maison de Constance, qui le reconnaissait pour son auteur, engagea des flatteurs à lui fabriquer une généalogie qui remontait jusqu'à Dardanus et aux anciens rois de Troie. Dans le vrai, il était du nombre de ceux dont le mérite a fait la noblesse.

Claude n'eut point d'enfants, mais nous lui connaissons deux frères. Quintilius lui succéda, et n'eut qu'un règne de peu de jours. Crispus fut père d'une fille nommée Claudia, qui épousa Eutropius, l'un des plus illustres seigneurs de la nation des Dardaniens.[1] De ce mariage naquit Constance Chlore, père du grand Constantin. Ainsi Constance était petit neveu de Claude, et il devait même vraisemblablement son nom à l'une des sœurs de cet empereur, qui se nommait Constantine.

Claude commença à paraître sous Dèce, en qualité de tribun, et il eut grande part dans son estime. Dèce lui confia, en le comblant d'éloges, emploi important. Il le chargea de garder les Thermopyles, et de défendre l'entrée du Péloponnèse contre les Barbares. Valérien eut pour lui les mêmes sentiments ; et après l'avoir éprouvé dans des postes subalternes, enfin il l'éleva au commandement général de toute l'Illyrie. Il était disposé à le nommer consul ; mais sa chute trop prompte ne lui permit pas d'effectuer cette résolution. Claude fut donc estimé des bons princes. Gallien, qui était mauvais, le craignit. C'est ce que l'on voit dans une lettre de cet empereur, qui y paraît alarmé de ce que Claude se plaignait de lui. Il veut que l'on ait grand soin de l'apaiser, et que l'on s'y prenne adroitement, par le ministère de personnes interposées, qui agissent comme d'elles-mêmes, de peur de le porter à quelque extrémité, s'il soupçonnait que son souverain fût instruit de ses mécontentements. Il n'est point dit quelles suites eut cette affaire. Mais nous savons que Claude ne se fiait point à Gallien. Il prenait sans doute pour lui l'avis qu'il donnait à Régillianus, à qui il recommandait de se précautionner contre les jalouses défiances du prince qu'ils servaient l'un et l'autre.

Gallien, malgré les ombrages qu'il avait conçus de Claude, ne laissa pas de l'employer et de tirer de lui du service. Il le mena à sa première expédition contre Postume, et nous avons vu que lorsqu'il quitta l'Illyrie pour marcher contre Auréole, il se reposa sur lui et sur Marcien du soin de faire la guerre aux Goths. Claude réussit, et il ne tint pas à lui que les Barbares ne fussent exterminés. Ce succès réveilla les sentiments d'estime et d'affection que le sénat avait toujours eus pour lui, et rien n'est plus honorable que les acclamations et les vœux que cette compagnie lui prodigua avec une espèce de transport. On lui souhaita en particulier qu'il fût aimé du prince : ce qui prouve que l'on était instruit des dispositions peu favorables où Gallien était intérieurement à son égard.

Son avènement au trône par le meurtre de son empereur et de toute la famille impériale, fut odieux et criminel : et il le sentit bien lui-même, puisqu'il s'efforça, comme nous l'avons observé, d'en effacer la trace, et de cacher la part qu'il avait eue à la mort de Gallien. Nous ne louerons donc point avec Julien l'Apostat la légitimité des voies par lesquelles Claude s'éleva à l'empire ; mais nous dirons avec vérité que la tache de son entrée est la seule tache de sa vie, qui d'ailleurs ne présente rien que de digne d'éloges : magnanimité, amour de la patrie, zèle de la justice, noble simplicité, bravoure et bonne conduite dans la guerre, gouvernement sage et modéré dans la paix.

Un trait que Zonaras nous administre fait voir combien ce prince était équitable, même contre ses propres intérêts. Gallien avait souvent ôté à l'un pour donner à l'autre : et Claude devenu empereur se montra disposé à réformer ces injustices. Une femme vint le trouver, et lui représenta qu'il possédait une terre dont elle avait été dépouillée contre tout droit et toute raison. Il lui répondit : Le tort que Claude encore particulier vous a fait, dans un temps où il n'était point chargé de veiller à l'observation des lois, Claude empereur le répare. Et il lui rendit la terre dont elle réclamait la possession. La sagesse qui brille dans cette action de Claude présida à tout sous son règne, qui malheureusement fut trop court.

Lorsqu'il eut été reconnu par les soldats, son premier soin fut d'écrire au sénat. Le courrier arriva à Rome le 24 mars, et sur-le-champ le sénat s'étant assemblé, accéda plein de joie au vœu de l'armée. Il semble, à en juger par les actes qui se trouvent dans les écrivains de l'histoire Auguste, que les sénatus-consultes ne se formassent alors que par des acclamations réitérées avec plus d'empressement que de décence. On répétait les mêmes paroles jusqu'à soixante et quatre-vingts fois. Ainsi dans l'occasion dont il s'agit, les sénateurs s'écrièrent soixante fois : Claude Auguste, puissent les dieux vous conserver pour notre bonheur ! quarante fois : Claude Auguste, nous vous avons toujours souhaité pour empereur, ou un empereur tel que vous ; quatre-vingts fois : Claude Auguste, nous comptons avoir en vous un frère, un père un ami ; vous êtes bon sénateur, l'empire vous reconnaît pour son digne chef. Je supprime le reste, de peur d'ennuyer le lecteur. Mais je ne puis m'empêcher d'observer que cette manière de décider les plus importantes affaires n'a guère de gravité, et est sujette à de grands inconvénients.

Claude, avant que de venir à Rome, crut devoir se défaire d'Auréole, qui tenait toujours dans Milan. Auréole, après la mort de Gallien, fit des propositions à son successeur, demandant à entrer en alliance avec lui, et à être reconnu pour son collègue. Mais Claude répondit fièrement : C'est à Gallien, qui avait sujet de trembler, qu'un pareil accommodement pouvait a convenir. Pour lui, loin d'y prêter les mains, a envoya à Rome un édit adressé au peuple, et une harangue qui devait être hie dans le sénat, pour déclarer Auréole tyran. Auréole ne pouvant obtenir la paix, se résolut à combattre, et il fut vaincu. Il paraît qu'il devint même prisonnier de Claude ; et il est certain qu'il fut tué. Sur les circonstances de sa mort on trouve beaucoup de variété. Les uns disent qu'il fut tué malgré Claude, les autres par son ordre. On met l'exécution sur le compte des soldats, on la met sur le compte d'Aurélien, qui fut depuis empereur. Il n'est pas difficile de démêler la vérité à travers ces nuages. Claude voulait sans doute la mort d'Auréole ; mais, curieux de, la réputation de clémence, il ne voulait pas l'ordonner. Il feignit donc de souhaiter d'épargner un ennemi vaincu, et sous main il suscita Aurélien et les soldats pour s'en défaire. On ne peut pas blâmer Claude absolument d'avoir pourvu à sa sûreté par la mort d'un rival ; mais la ruse était peu digne de lui. Il la poussa jusqu'au bout. Il fit rendre les derniers honneurs à celui qu'il avait privé de la vie, et il lui dressa un tombeau avec une épitaphe en grec, que nous avons encore, et qui exprime le dessein prétendu où il était de sauver le malheureux Auréole, ai les soldats ne l'en avaient empêché. Ce tombeau était entre Milan et Bergame en un lieu situé sur l'Adda, qui fut nommé Pons Aureoli, et qui conserve aujourd'hui des vestiges du nom d'Auréole : on l'appelle Pontirolo.

Si l'on doit faire fond sur le témoignage de l'Épitomé de Victor, Claude, avant que de se rendre à Rome, remporta une grande victoire sur les Allemands près du lac de Garde. M. de Tillemont appuie de quelques conjectures à récit de cet abréviateur. Il est singulier que Trébellius, qui a écrit plutôt un panégyrique qu'une histoire de Claude, et qui, pour le mieux célébrer, a pris soin d'enfler son style, ait omis un fait de cette importance, et si glorieux pour le prince qu'il louait.

Claude, vainqueur d'Auréole et peut-être aussi des Allemands, vint enfin jouir des applaudissements et des vœux de la capitale, qui se félicitait de l'avoir pour empereur. Il prit au mois de janvier qui suivait son avènement à l'empire un second consulat, ce qui prouve qu'il en avait déjà exercé un premier. C'est de quoi nous n'avons pourtant aucun monument. Car quoique Valérien eût eu plusieurs années auparavant la pensée de le faire consul, ce dessein n'avait point eu son exécution, comme il paraît par les acclamations du sénat, qui dans les derniers mois de Gallien souhaitait le consulat à Claude, en récompense des exploits qu'il avait faits avec Marcien contre les Goths. Reste donc que Claude se soit nommé consul lui-même pour la première fois dans l'intervalle entre la mort de Gallien et le mois de janvier suivant.

On a lieu de croire qu'il séjourna à Rome pendant quelques mois ; et c'est à cet espace de tranquillité que doit se rapporter ce que Trébellius nous apprend du gouvernement de ce prince, qui établit de sages lois, qui témoigna son zèle pour la justice en punissant avec sévérité les juges concussionnaires, et sa douceur en feignant de ne pas apercevoir les fautes commises par simple impéritie.

Il ne put pas se livrer longtemps à ces soins paisibles. L'empire était dans une situation violente, qui demandait nécessairement le triste remède de la guerre et des armées. Tétricus occupait les provinces de l'Occident. Zénobie à l'Orient peu contente des états qu'avait possédés Odénat son mari étendait sa domination par des conquêtes, et elle força l'Égypte à reconnaître ses lois. Les provinces du milieu étaient infestées par les courses des peuples septentrionaux. Il n'était pas possible à Claude d'attaquer tant d'ennemis à la fois, et il jugea tout d'un coup que Zénobie, comme la plus éloignée, ne devait pas attirer ses premières attentions et ses premiers efforts. Il ne balança pas non plus entre Tétricus et les Goths. La guerre de Tétricus, dit-il, est la mienne ; celle des Goths est la guerre de l'état. Il fixa donc sa vue sur les Barbares, et il résolut de commencer par en délivrer l'empire.

J'ai dit sous la dernière année du règne de Gallien, que Claude, après avoir vaincu les Goths, voulait qu'on les poursuivît ; mais que Marcien son collègue s'y opposa, et les laissa échapper. La facilité qu'ils avaient trouvée à remporter une partie au moins de leur butin dans leur pays, les invita à revenir, mais avec de plus grandes forces. Tous les peuples qui composaient la nation s'étant réunis, assemblèrent une armée de trois cent vingt mille combattants, et une flotte de deux mille bâtiments[2]. Le rendez-vous général était à l'embouchure du fleuve Tyras, que nous appelons aujourd'hui le Niester. Là s'embarqua toute cette effroyable multitude, et toujours côtoyant les terres, elle tenta une première descente à Tomi, lieu fameux par l'exil d'Ovide, et une seconde à Marcianople, l'une et l'autre sans beaucoup de succès. Arrivés dans le canal du Bosphore, les Goths y souffrirent beaucoup de la rapidité des courants, qui resserrés dans un espace étroit poussaient leurs vaisseaux les uns contre les autres avec tant de violence, que les pilotes ne pouvaient plus les gouverner. Il en périt un grand nombre avec leurs charges et tous ceux qui les montaient, ce qui n'empêcha pas les Barbares d'attaquer Byzance. Mais en ayant été repoussés avec perte, ils continuèrent leur route en se portant vers l'Asie et du côté de Cyzique. Ils ne réussirent pas mieux devant cette place que dans toutes les autres entreprises qu'ils avaient tentées jusque là. Néanmoins sans se rébuter, et espérant sans doute se dédommager sur la Grèce et sur la Macédoine, ils traversèrent l'Hellespont et vinrent aborder au mont Athos, Après qu'ils eurent radoubé leurs vaisseaux en cet endroit, ils tournèrent vers le golfe de Thessalonique, et ils vinrent assiéger cette place et Cassandrée qui n'en était pas loin. Pendant que le gros de leur armée s'attachait à ces deux sièges, leur flotte, partagée sans doute en plusieurs escadres, courut et ravagea les côtes de la Thessalie et de toute la Grèce, les îles de Crète, de Rhodes, et même l'île de Chypre et les côtes de Pamphylie. Partout oh ils prirent terre, les campagnes furent pillées ; mais les villes se défendirent, et il n'y en eut aucune de forcée, si ce n'est Athènes, dont Zonaras dit qu'ils s'emparèrent. Cet écrivain rapporte même porte sur à ce sujet un trait assez singulier. Il dit que les Goths eux une trouvant dans une ville qui était la mère de toute doctrine un grand nombre de livres, voulurent par férocité et par barbarie les brûler tous après les avoir amassés en un tas ; mais que l'un d'entre eux, plus ratine que les autres, remontra à ses camarades qu'ils devaient les épargner, parce que c'était en s'occupant de la lecture de ces livres que les Grecs négligeaient l'art militaire, et devenaient aisés à vaincre. Ce Goth ignorait que les lettres n'avaient empêché ni Alexandre ni César de devenir les plus grands des guerriers. Les Barbares ne gardèrent pas longtemps leur conquête. Cléodème, athénien qui s'était sauvé du sac de sa patrie, rassembla quelques forces, vint subitement fondre sur eux, et en ayant taillé en pièces une partie, il força les autres à prendre la fuite.

Cependant les sièges de Cassandrée et de Thessalonique avançaient. Les Goths battirent ces deux villes avec les machines dont ils avaient appris l'usage dans leurs longues guerres contre les Romains, et ils étaient près de les prendre lorsque Claude arriva.

Ce prince s'était donné le temps nécessaire pour faire un armement capable d'attaquer avec avantage des ennemis si redoutables ; et il avait eu assez de peine à trouver des ressources suffisantes, parce que comme il le marquait lui-même dans une lettre au sénat, Tétricus possédait les meilleures provinces de l'empire, la Gaule et l'Espagne ; et Zénobie avait en son pouvoir les troupes légères et les plus habiles tireurs d'arc. Malgré ces difficultés, il assembla de grandes forces, et à son arrivée les Barbares levèrent le siège des deux places qu'ils pressaient défia depuis longtemps.

Ils s'enfoncèrent dans les terres, et gagnèrent la Pélagonie, province septentrionale de la Macédoine. Claude les suivit ; mais comme ils avaient sur lui de l'avance, et qu'ils s'éloignaient toujours vers le Danube, il ne put les atteindre qu'à Naïssus, aujourd'hui Nissa dans la Servie. Là il leur livra la bataille, qui fut longtemps et opiniâtrement disputée. Les Romains plièrent en plus d'un endroit. Enfin un détachement 4e leur armée ayant pénétré par des routes qui paraissaient impraticables pour venir prendre les ennemis en queue ou en flanc, cette attaque imprévue décida de la victoire. Les Goths furent contraints de se retirer, laissant cinquante mille des leurs tués sur la place.

Claude vainqueur remplit le projet qu'un collègue l'avait empoché de mettre à exécution deux ans auparavant. Il résolut de ne laisser échapper autan reste de l'armée qu'il avait défaite, et il s'attacha à poursuivre les vaincus jusqu'à ce qu'il les dit entièrement dissipés et détruits. Les Goths de leur côté, sans être abattus par l'horrible perte qu'ils avaient faite, rallièrent leurs débris, et ayant formé, suivant leur coutume, une enceinte de leurs chariots et de leurs bagages, ils se défendirent avec courage derrière cette espèce de retranchement. L'enceinte fut forcée par le fer et par le feu ; et les Romains, outre un butin immense, firent un nombre prodigieux de prisonniers. Ceux qui avaient pu se sauver de ce second désastre, ne laissèrent pas encore de faire bonne contenance ; et marchant en corps de troupes ils reculèrent vers la Macédoine. Claude, afin de les envelopper, fit prendre les devants à sa cavalerie, pendant qu'avec son infanterie il les suivait par derrière. La fierté et la valeur des Barbares étaient si grandes, que dans le triste état où les avaient réduits tant de défaites, ils mirent encore les vainqueurs en danger. Ils tombèrent sur l'infanterie romaine avec une telle furie, qu'ils y portèrent le désordre, en taillèrent en pièces une partie, et se voyaient près de les vaincre, si la cavalerie, se rabat- tant sur eux, ne les eût forcés de lâcher prise. Ils se retirèrent dans les gorges et les défilés du mont Hæmus, où la faim et la maladie achevèrent de les exterminer.

La flotte des Goths, après avoir couru les mers, revint en Macédoine chargée de butin pour rejoindre l'armée qu'elle y avait laissée, et en arrivant elle trouva tout perdu. Les troupes qui montaient cette flotte descendirent à terre, apparemment dans le dessein de réparer les pertes que leur nation avait souffertes, et d'en empêcher l'entière ruine. Elles ne firent qu'en augmenter le désastre. Les vaisseaux abandonnés de leurs défenseurs périrent et furent coulés à fond. Les hommes n'eurent pas un meilleur sort. Ils ne purent pénétrer dans un pays ennemi et armé : il fallut qu'ils se séparassent ; et épars çà et là, ils furent ou tués, ou pris, ou emportés par la maladie, qui se mit aussi parmi eux. Ainsi de toute cette nombreuse armée de Barbares, à peine se sauva-t-il quelques pelotons, que l'on trouve, pendant les premiers jours qui suivirent la mort de Claude, avoir ravagé Anchiale[3], et tenté sans succès une entreprise sur Nicopolis.

Voilà ce que nous pouvons dire touchant ce célèbre exploit de Claude, qui méritait de nous être transmis par des historiens plus intelligents et plus capables d'en sentir le prix et d'en développer les circonstances. Claude lui-même nous en donne une idée assez juste en général dans une lettre que je vais transcrire ici. Claude à Brocchus — ce Brocchus était commandant de l'Illyrie —. Nous avons détruit trois cent vingt mille Goths, et coulé à fond deux mille navires. Les fleuves sont couverts de boucliers, et les rivages de larges épées et de petites lances. Les plaines sont cachées sous les amas d'os blanchissants ; nulle route qui ne soit teinte de sang : le grand retranchement formé par une multitude de chars réunis a été abandonné. Nous avons fait tant de femmes prisonnières, qu'il n'y a point de soldat qui ne puisse s'en attribuer deux ou trois pour esclaves. La lettre de Claude, qui n'a pour objet que de relever les circonstances singulières de la victoire, parle seulement de femmes captives. L'histoire nous apprend de plus, que parmi les prisonniers il y avait des rois et des reines ; que le nombre des soldats et des officiers subalternes qui tombèrent au pouvoir des vainqueurs fut si grand, qu'après que l'o en eut enrôlé beaucoup dans les troupes romaines, il en resta encore assez pour peupler les provinces d'esclaves destinés à la culture des terres, en sorte que de guerriers féroces ces Goths, devenus laboureurs, rendaient à leurs maîtres un service utile en même temps qu'ils perpétuaient le triomphe de Claude.

La victoire de ce prince est donc comparable aux plus illustres qui aient été jamais remportées par les généraux et les empereurs romains ; et il prit à juste titre le surnom de Gothique, par lequel il est souvent désigné dans l'histoire.

On a voulu rehausser l'éclat de sa gloire par une fable, en lui faisant honneur d'un dévouement pour la patrie, renouvelé d'après l'exemple de Decius. Le silence de Trébellius est une réfutation suffisante de cette anecdote, qui d'ailleurs ne s'accorde point avec les faits avérés.

Aurélien se signala dans la guerre contre les Goths. Il y eut un commandement important ; il livra quelques combats dont il sortit vainqueur ; et les officiers de la cavalerie ayant attaqué les Barbares témérairement et sans attendre l'ordre, Claude crut ne pouvoir plus sûrement prévenir de pareils inconvénients, qu'en leur donnant pour colonel général le même Aurélien, dont la sévérité dans le maintien de la discipline était connue et redoutée.

Quintilius, frère de l'empereur, fut aussi employé dans cette guerre ; mais c'est tout ce que wons savons touchant ce qui le regarde, et l'histoire ne nous a conservé de lai aucun exploit.

Claude s'était attaché uniquement à la guerre contre les Goths, laissant dormir les autres affaires, qu'il se proposait de pousser lorsqu'il serait débarrassé du danger le plus pressant. On ne peut douter que vainqueur des Barbares, il n'eût tourné ses armes contre Zénobie, qui, suivant que je l'ai observé, avait encore ajouté l'Égypte à sa domination. D'un autre côté il avait à recouvrer les Gaules. Il n'était pas disposé à abandonner cette belle portion de l'empire à Tétricus ; et de plus de nouveaux rebelles sous le nom de Bagaudes[4] y portaient la désolation, et ils avaient uns le siège devant la capitale des Éduens. Les assiégés s'étaient adressés à Claude, avaient imploré son secours ; et il avait sans doute été bien dur à ce prince magnanime d'être réduit par la nécessité des circonstances à négliger de si justes prières, et de voir les Éduens, après sept mois de siège, forcés d'ouvrir leurs portes à l'ennemi. Des objets si intéressants ne pouvaient manquer de remuer puissamment le courage de Claude, et ses grandes qualités lui répondaient du succès. Il y a tant lien de penser que s'il eût vécu il aurait mis à fin le grand ouvrage qu'exécuta Aurélies, son successeur, et qu'il aurait rejoint au corps de l'empire tous les membres qui s'en étaient détachés. Mais la mort le prévint.

J'ai dit qu'une maladie contagieuse avait rendu complète la ruine de l'armée des Goths. Cette même maladie se mit dans l'armée romaine. Claude en fut attaqué, et il mourut à Sirmium dans la troisième année de son règne, âgé de cinquante-six ans.

Ce prince a été loué avec raison comme réunissant, aussi bien que Trajan, les talents et les vertus. Il ne manquerait rien à sa gloire, si son mérite eût passé par l'épreuve d'un plus long règne, et se fût soutenu dans la jouissance tranquille de l'empire, comme dans l'agitation et dans les périls.

Il fut regretté et du sénat, et du peuple, et des soldats. On ne manqua pas de le mettre au rang des dieux. Cet honneur, tout insensé et tout impie qu'il est, devenait presque une formalité qui ne tirait plus à conséquence. Mais on s'efforça de témoigner l'affection publique à sa mémoire par des honneurs singuliers, et que la coutume n'eût point avilis. Le sénat lui consacra dans le lien de ses assemblées un buste d'or. Le peuple lui érigea une statue d'or de dix pieds de haut dans le Capitole en face du temple de Jupiter. On dressa dans la tribune aux harangues une colonne surmontée de sa statue en argent du poids de quinze cents livres romaines, qui font deux mille trois cent quarante-trois marcs six onces de notre poids.

Sous un si bon et si grand prince on vit néanmoins s'élever un usurpateur de la puissance impériale. Censorin, sénateur illustre et comblé de tous les honneurs, retiré à sa campagne en conséquence d'une blessure qui l'avait rendu boiteux, fut proclamé Auguste, vraisemblablement en Italie, par les troupes qui gardaient le pays. Trébellius, de qui nous tenons ce récit, ne nous apprend ni par quels motifs ni dans quelles circonstances les soldats se portèrent à cette entreprise. Il ne dit point si Censorin les y engagea par ses intrigues, ou s'il fut obligé lui-même d'obéir à leurs mouvements impétueux. Quoi qu'il en soit, ils s'en lassèrent bientôt, et le trouvant trop sévère, ils le tuèrent au bout de sept jours. Il fut inhumé près de Boulogne ; et son épitaphe, chargée de tous les titres dont il avait été décoré durant sa vie, finissait par ces mots : Heureux particulier en tout, malheureux empereur. Sa famille frappée de douleur et de crainte après un si triste évènement, se retira partie en Thrace, partie en Bithynie, et elle y subsistait encore au temps où Trébellius écrivait.

Au commencement de la troisième année du règne de Claude, était mort Plotin, maître de Porphyre qui a écrit sa vie. Il professa avec éclat la philosophie platonicienne, qui était alors en vogue, et qui s'égarant dans des spéculations abstraites, perdait presque de vue l'objet solide et essentiel de la réforme des mœurs. Des hommes qui sous un beau titre se sont si peu occupés de l'utile, méritent peu que l'on s'occupe d'eux.

 

 

 



[1] Les Dardaniens occupaient une partie de la Mésie. Leur capitale était Naïssus, aujourd'hui Nissa dans la Servie.

[2] Zosime dit six mille ; mais Trébellius, qui a pris à tâche de relever les exploits de Claude, se contente du nombre que nous exprimons.

[3] Ville de Thrace sur le Pont-Euxin. Nicopolis était plus avant dans les terres au pied du mont Hæmus.

[4] Le texte d'Euménius (pro Schol. instaur.) ne porte point le nom des Bagaudes, mais celui des Bataves, Latrocinio Batavicœ rebellionis. J'ai  adopté la conjecture très-vraisemblable de ceux qui lisent Bagaudicæ rebellionis. Je parlerai des Bagaudes avec plus d'étendue sous Dioclétien.