HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

QUATRE RÈGNES, SIX EMPEREURS (suite)

LIVRE UNIQUE

§ IV. — Gordien III.

 

 

FASTES DU RÈGNE DE GORDIEN III.

 

ANNIUS PIUS OU ULPIUS. - ..... PONTIANUS. AN R. 989. DE J.-C. 238.

Gordien, âgé de treize ans, est proclamé Auguste par les soldats, et reconnu par le sénat et par le peuple.

Il est d'abord gouverné par des eunuques et des ministres avides et trompeurs qui abusent de leur pouvoir.

M. ANTONIUS GORDIANUS AUGUSTUS. - ..... AVIOLA. AN R. 990. DE J.-C. 239.

..... SABIANUS. - ..... VENUSTUS. AN R. 991. DE J.-C. 240.

Révolte de Sabinien en Afrique, promptement étouffée.

M. ANTONIUS GORDIANUS AUGUSTUS II. - ….. POMPEIANUS. AN R. 992. DE J.-C. 241.

Sapor, fils d'Artaxerxés, roi des Parthes, attaque l'empire romain.

Gordien épouse la fille de Mysithée, et le fait son préfet du prétoire. De ce moment tout est réformé dans l'état par la sage administration de Mysithée.

Tremblement de terre.

Première mention des Francs dans l'histoire.

C. VETTIUS AUFIDIUS ATTICUS. - C. ASINIUS PRÆTEXTATUS. AN R. 993. DE J.-C. 242.

Gordien part de Rome pour aller faire la guerre aux Perses.

Il passe par la Mésie et par la Thrace, défait les Barbares, apparemment Sarmates et Goths, répandus dans ces contrées, et souffre pourtant un échec de la part des Alains.

Arrivé en Syrie, il en chasse les Perses, les poursuit en Mésopotamie, bat Sapor près de Résæna, reprend Carres et Nisibe.

Triomphe décerné à Gordien par le sénat : honneurs singuliers rendus à Mysithée.

..... ARRIANUS. - ..... PAPUS. AN R. 994. DE J.-C. 243.

Une partie des faits, rapportés sous l'année précédente, peut appartenir à celle-ci.

Mort  de Mysithée, hâtée par le crime de Philippe, qui lui succéda dans la charge de préfet du prétoire.

On a dit que Philippe était chrétien, ce qui ne paraît point prouvé.

..... PEREGRINUS. - ..... ÆMILIANUS. AN R. 995. DE J.-C. 244.

Argunthis, roi des Scythes, ravage les terres de son voisinage.

Philippe par ses manœuvres perfides irrite les soldats contre Gordien, lui ôte la vie à Zaïthe dans la Mésopotamie, et se fait nommer empereur vers le commencement du mois de mars.

Il affecte d'honorer la mémoire de celui qu'il avait tué.

Gordien fut mis au rang des dieux.

Tombeau de ce jeune et infortuné prince près de Circésium, ville bâtie au confluent du Chaboras et de l'Euphrate.

Censorin et Hérodien ont écrit sous Gordien.

 

Rome, dans le temps dont nous faisons l'histoire, était tombée dans une véritable anarchie. La force y décidait de toutes choses : les lois et les mœurs n'y pouvaient rien. Jamais crime ne fut plus horrible que le meurtre de Maxime et de Balbin ; et il ne fut pas même question d'en faire porter la juste peine à ceux qui en étaient les auteurs. Ils s'assurèrent l'impunité en proclamant Auguste le jeune Gordien César.

Ils se hâtèrent de le prendre au milieu d'eux et de l'emmener dans leur camp ; et se faisant un mérite de leur énorme assassinat, ils criaient à la multitude des citoyens consternés, qu'ils venaient de la délivrer de princes qui lui avaient été désagréables dès le premier instant, et qu'ils lui donnaient pour empereur celui qu'elle chérissait et qu'elle avait fait déjà décorer du titre de César. Il n'en fallut pas davantage pour tourner les esprits. Maxime et Balbin furent oubliés, comme s'ils n'eussent jamais existé : Gordien, âgé de treize ans, fut reconnu et par le peuple et par le sénat avec toutes les démonstrations possibles de joie et de félicitation.

Il est vrai que ce jeune prince, outre la recommandation de son nom, avait en sa personne tout ce qui jeune an el-était capable de lui gagner les cœurs : beau visage, gai, ouvert, des manières douces, un commerce facile, du goût pour les lettres. Aussi fut-il tendrement aimé. Le sénat, le peuple, les soldats, l'appelaient leur fils : il faisait les délices du monde entier.

Nos mémoires, désormais de plus en plus défectueux, car Hérodien même nous manque ici, ne nous apprennent point quelles mesures furent prises pour suppléer au bas âge d'un empereur de treize ans. Il avait été élevé jusque là sous l'aile de sa mère Méta Faustina. On peut croire que cette princesse, qui.se trouvait dans un cas semblable à celui où avait été Marnée, prétendit n'avoir pas moins d'autorité qu'elle dans le gouvernement. Mais il s'en fallut de beaucoup qu'elle ne la prît pour modèle dans ce qui regardait l'éducation de son fils, et le soin de mettre auprès de lui des conseillers habiles et fidèles, et d'en écarter tous ceux qui auraient pu le corrompre, elle le livra à des eunuques et à des courtisans avides, qui dans toutes leurs démarches ne consultèrent que leur intérêt, sans s'embarrasser aucunement de l'honneur du prince. Nous trouvons la peinture des abus qu'ils commirent dans une lettre de Mysithée qui les réforma, et je crois ne pouvoir mieux faire que de la transcrire ici.

A son très honoré seigneur, fils et Auguste, Mysithée, beau-père et préfet de l'empereur. C'est une grande joie pour nous d'avoir effacé la tache de ces tristes temps, où tout était vendu à la cour par les eunuques et par ceux qui se disaient vos amis, pendant qu'ils étaient vos ennemis les plus pernicieux. Mais le comble de ma joie, c'est que la réforme vous plaît ; en sorte qu'il est clair que les fautes des temps précédents ne doivent point vous être imputées. Oui, mon très-redouté seigneur et fils, vous vous en souvenez : les commandements militaires étaient donnés sur la recommandation des eunuques de la chambre ; les services demeuraient sans récompense ; les absolutions et les condamnations indépendantes du mérite des causes étaient réglées par le caprice ou par l'argent ; le trésor public était pillé et réduit à rien par des fourbes qui dressaient de concert le piège où ils prétendaient vous surprendre, et qui tenaient d'avance conseil entre eux pour convenir du rôle que chacun devait faire auprès de vous. Par ces artifices, ils venaient à bout de chasser les bons, de mettre en place des hommes pervers, enfin de vous vendre, comme l'on vend les choses qui s'exposent au marché. Grâces soient rendues aux dieux, de ce que le gouvernement a été réformé de votre pleine et parfaite volonté. Il m'est bien doux d'être le beau-père d'un bon prince qui veut s'instruire et tout savoir par lui-même, et qui a chassé d'auprès de sa personne ceux qui abusaient de sa confiance. Gordien dans sa réponse à cette lettre confirme tous les faits qui y sont avancés. Il remercie Mysithée de lui avoir ouvert les yeux ; et il finit par une réflexion tout-à-fait touchante dans la bouche d'un jeune prince : Mon père, trouvez bon que je vous dise ce qui est vrai. Le sort d'un empereur est bien à plaindre : on lui cache la vérité. Il ne peut pas tout voir il est obligé de s'en rapporter à des hommes qui sont d'intelligence pour le tromper.

Ce que l'on vient de lire renferme à peu près tout ce que nous savons des premières années de l'empire de Gordien, jusqu'au temps où il prit Mysithée pour beau-frère et pour ministre. Le reste se réduit aux amusements des spectacles et des jeux qui furent prodigués pour gagner l'affection de la multitude, et à la révolte de Sabinien en Afrique.

Nos auteurs ne disent point ni qui était Sabinien, ni quels motifs l'engagèrent à se révolter, ni quelles forces lui donnèrent l'espérance de réussir. Il excita un mouvement en Afrique, l'an de J.-C. 240, dans le dessein de se faire empereur ; il eut un parti qui ne tint pas longtemps, et ne fut pas difficile à dissiper ; il périt dans cette entreprise mal concertée : du reste la victoire fut douce, et le pardon fut accordé de bonne grâce aux rebelles qui s'empressèrent de rentrer dans leur devoir.

Ce fut cette même année ou la suivante que Gordien épousa pour son bonheur et pour celui de tout l'empire, la fille de Mysithée. Elle est nommée dans les médailles Furia Sabinia Tranquillina. Nous ne connaissons ni les ancêtres de Mysithée, ni même de quelle nation il était : si ce n'est que son nom, et celui de Timésicles que lui attribue Zosime s marquent une origine grecque. Pour ce qui est de sa personne, Capitolin le qualifie homme très-docte et très-éloquent. Mais sa conduite prouve en lui un genre de mérite bien supérieur, et donne lieu de le louer comme ministre vertueux et grand homme d'état.

Gordien, en épousant sa fille, le fit préfet du prétoire et le mit ainsi à portée de déployer ses talents. J'ai déjà observé plus d'une fois, combien cette charge était devenue puissante dans le civil et dans le militaire. Un préfet du prétoire était alors un principal ministre, un lieutenant-général du souverain. Mysithée usa de son pouvoir pour réformer les abus du gouvernement, ainsi qu'on l'a vu dans sa lettre. Il fit régner la justice et les lois dans les conseils du prince ; et les deux objets de sa politique furent la gloire de son maitre et le bonheur des peuples. En ce qui regarde les troupes, il rétablit la discipline altérée par les désordres des temps précédents. Le service était fructueux chez les. Romains, et plusieurs, pour en percevoir les émoluments, y demeuraient ou y entraient au-delà ou en-deçà de l'âge nécessaire pour en supporter les fatigues. Il renvoya ceux qui étaient ou trop vieux ou trop jeunes, et il ne voulut point que personne fût payé par l'état qui ne le servît. Il entrait dans les plus grands détails, jusqu'à examiner par lui-même les armes des soldats. Il savait se taire en même temps craindre et aimer ; et le respect pour, sa vertu et sa sage conduite faisait éviter plus de fautes qu'il n'en avait à punir. En temps de guerre, rien n'égalait son activité et sa vigilance. En quelque endroit qu'il campât, il avait soin que le camp fût toujours environné d'un fossé. Il faisait souvent lui-même la ronde pendant les nuits, et visitait les corps-de-garde et les sentinelles. Il avait si 'abondamment approvisionné toutes les villes frontières, qu'il n'y en avait aucune qui ne pût nourrir l'empereur et son armée pendant quinze jours, et les plus grandes pendant une année entière. Tel était Mysithée ; et les succès que Gordien remporta avec lui dans la guerre coutre les Perses font voir que ce sage ministre était encore habile général.

Les Perses n'avaient pas exercé les armes romaines depuis Alexandre Sévère. Artaxerxés, le restaurateur de leur nom et de leur empire, fit pourtant, l'an de J.-C. 237, quelques mouvements qui pensèrent renouveler la guerre. Nous avons vu que Maxime était près de marcher contre les Perses, lorsqu'il périt. Sa mort et celle d'Artaxerxés, qui suivit de prés, suspendirent apparemment les coups. Artaxerxés en mourant laissa pour fils et successeur Sapor, qui, durant trente-un ans qu'il régna, fut le fléau perpétuel des Romains, et leur causa des maux étranges. Il commença la guerre contre eux dès qu'il fut monté sur le trône, et, plein de cette audace qu'inspirent la jeunesse et le désir de signaler les prémices d'un nouveau règne, il encra dans la Mésopotamie, prit Nisibe et Carres, et s'il ne se rendit pas maître d'Antioche, au moins il tenait cette grande ville en échec et la serrait de près. Ses progrès furent si grands et si rapides, que déjà on le craignait presque eu Italie, et il était assez ambitieux et assez hautain pour étendre jusque là ses Vues et ses menaces.

Gordien se mit en devoir de repousser une si violente attaque. Il fit d'immenses préparatifs de troupes, de munitions de guerre et d'argent. J'ai dit quel soin Mysithée avait pris des munitions de bouche. Lorsque tout fut en état, Gordien ouvrit le temple de Janus, pour marquer que la guerre était ouverte : et c'est la dernière fois qu'il soit parlé de cette cérémonie dans l'histoire. Il partit au printemps de l'an de J.-C. 242, et il prit son chemin par la Mésie et par la Thrace. Il y défit les Barbares, apparemment Goths et Sarmates[1], qui s'étaient répandus dans ces provinces. Il eut pourtant quelque désavantage, mais qui ne doit pas avoir été considérable, contre les Alains, dans les plaines de Philippe. De là, ayant passé le détroit, il vint en Syrie, et il poussa la guerre contre les Perses avec une vivacité et un succès qui le couvrirent de gloire. L'effroi de Sapor fut si grand, qu'il abandonna précipitamment tout le pays et toutes les, villes dont il s'était emparé, se hâtant de retirer ses garnisons, et de remettre les places aux habitants sans les piller ; et ses soldats, lorsque poursuivis par les vainqueurs ils eurent repassé l'Euphrate, dans la joie d'avoir échappé, suivant qu'ils le pensaient, au péril, baisaient cette terre amie qui les mettait en sûreté. Sapor était si pressé de fuir, qu'il envoya à : ceux d'Édesse tout l'argent monnayé de Syrie qu'il emportait, pour acheter d'eux la liberté du passage. Gordien ayant délivré Antioche et chassé les ennemis de la Syrie, passa l'Euphrate son tour, battit Sapor près de la ville de Resæna, reprit Carres et Nisibe, reconquit toute la Mésopotamie ; et à la fin de sa secondé campagne il se promettait d'entrer sur les terres des Perses, et de pénétrer jusqu'à la ville royale de Ctésiphon.

C'est en ces termes qu'il écrivit au sénat : et dans sa lettre il reconnaissait avec une candeur admirable, qu'il était redevable de ses succès à Mysithée et il recommandait qu'on en rendît des actions de grâces, d'abord aux dieux, et ensuite au préfet du prétoire. Le sénat décerna le triomphe à l'empereur, et pour caractériser la victoire sur les Perses, il ordonna que le char Serait tiré par quatre éléphants. Mysithée fut récompensé par l'honneur d'un char triomphal attelé de quatre chevaux, et par une inscription à sa louange, qui subsiste encore à Rome, au moins en partie, et dans laquelle il est qualifié de père de l'empereur et tuteur de la république.

On lui rendait justice : et l'événement ne prouva que trop que la prospérité de l'empereur était attachée à sa personne. Il mourut peu de temps après ce qui vient d'être raconté, laissant par testament tout son bien à la république romaine, ou plutôt à la ville de Rome ; et avec lui périt tout le bonheur et toute la gloire de Gordien. On prétendit que sa mort n'avait point été naturelle, et on soupçonna de l'avoir hâtée Philippe qui lui succéda dans la charge de préfet do prétoire. Mysithée était attaqué d'une dysenterie, et on dit qu'au lieu du remède qui avait été ordonné par les médecins, Philippe, ayant gagné les' personnes qui le servaient, lui en 6t donner un qui augmenta le Anal et emporta à malade. Il n'y a nul inconvénient à juger coupable de ce crime : celui qui en recueillit le fruit, et qui le couronna ensuite par un autre encore plus grand.

Philippe, M. Julius Philippus, était arabe de nation, né à Bostra dans le petit pays de Trachonite, d'une extraction basse et même odieuse, s'il est vrai, comme le dit l'Épitomé de Victor, qu'il fut fils d'un chef de brigands. Il s'était poussé dans le service au point' de pouvoir, aspirer à la charge de préfet du prétoire, à laquelle réellement Gordien le nomma après la mort de Mysithée. On a dit qu'il était chrétien. Mais si cela est, il me paraît fort étonnant qu'aucun des auteurs païens qui ont parlé de lui, n'en ait fait la remarque. Zosime en particulier, qui est plein de venin contre le christianisme, et qui se plaît à déchirer Constantin par les calomnies les plus atroces, aurait eu belle matière à s'exercer sur le compte de Philippe. Les écrivains chrétiens sur l'autorité desquels est fondée l'opinion du christianisme de ce préfet du prétoire, qui devint bientôt après empereur, sont sans doute dignes de respect. Mais leurs récits sont si confus, si chargés de circonstances incompatibles entre elles, ou démenties par l'histoire, que le poids de leur témoignage en est considérablement affaibli. Quoique M. de Tillemont incline à s'y rendre, je ne crains pas d'avouer que de ce qu'il a écrit sur ce point, il résulte dans mon esprit une impression contraire. Si Philippe a fait profession de notre religion, c'était assurément un mauvais chrétien. Il vaut mieux croire que né dans le voisinage du pays qui a été le berceau du christianisme, il pouvait en avoir pris quelque teinture ; et qu'il le favorisa, comme avait fait Alexandre Sévère, mais sans se 'départir des superstitions idolâtriques, dont il fit acte étant empereur.

La charge de préfet du prétoire ne fut considérée par Philippe que comme un degré pour s'élever au trône, et dans cette vue les crimes ne lui coûtèrent rien. Il se proposa de faire perdre à Gordien l'affection des soldats, et pour cela d'amener la disette dans l'armée. Mysithée avait pris, ainsi que nous l'avons observé, les plus sages mesures pour y entretenir perpétuellement l'abondance. Philippe dirigea la marche par les campagnes arides de la Mésopotamie, en s'éloignant des magasins. ll écarta, par des ordres perfides, les bateaux qui portaient les vivres. La faim commença à se faire sentir, et le soldat à murmurer. Philippe tira avantage du désordre dont il était l'unique cause. Il fit insinuer par ses émissaires aux troupes, qu'il ne fallait pas s'étonner si les choses allaient mal sous la conduite d'un prince que son fige mettait dans le besoin d'être lui-même conduit ; qu'il serait bien plus utile de donner le commandement à celui qui avait la capacité et l'expérience pour en bien user. Il gagna même un nombre des principaux officiers : et enfin les choses en vinrent au point que toute l'armée demanda Philippe pour empereur. Gordien et ses amis s'efforcèrent de résister à la sédition. Mais la cabale était trop forte : il fallut transiger ; et par accommodement les soldats ordonnèrent (c'est l'expression de l'historien) que Philippe serait associé à Gordien, comme son collègue et son tuteur.

Ce n'en fut pas assez pour l'ambition de Philippe. Il prétendit régner seul : et d'ailleurs sachant combien le nom de. Gordien était chéri, soit à Home, soit dans les provinces ; craignant même de la part des soldats un retour de tendresse vers ce jeune empereur, lorsque la cause qui avait produit leur mécontentement serait cessée ; sentant enfin avec quel désavantage, homme de basse naissance comme il était, et parvenu à la souveraine puissance par les mauvaises voies, il lutterait contre un prince légitimement élu, neveu et petit-fils d'empereurs, il conclut de ces réflexions qu'il n'y avait point de sûreté pour lui tant que Gordien vivrait, et le fit périr apparemment par des embûches secrètes.

Capitolin place ici une scène qui a peu de vraisemblance. Il dit que Gordien, traité par Philippe avec orgueil et arrogance, entreprit de secouer un joug odieux, et de faire destituer son oppresseur par les soldats. Que pour cela il monta sur son tribunal, assisté de Métius Gordianus son parent, qui tenait un rang considérable dans l'armée. Que là il se plaignit aux officiers et aux soldats assemblés de l'ingratitude et de l'insolence de Philippe ; mais que ses plaintes furent méprisées et ne produisirent aucun effet. Que voyant qu'il avait le dessous vis-à-vis de son adversaire, il demanda l'égalité avec lui, et qu'elle lui fut refusée. Qu'il proposa qu'on lui conservât au moins le titre de César, et qu'il ne put l'obtenir. Qu'il offrit même de se contenter de la charge de préfet du prétoire, et que sa prière ne fut point écoutée. Enfin qu'il se réduisit à demander sûreté pour sa vie, et que Philippe, qui était présent, et qui avait fait toujours une scène mulette, laissant agir et parler ses amis, parut acquiescer d'abord à une supplication si humiliante et si juste, mais qu'après un moment de réflexion prit un parti contraire, et ordonna qu'on se saisit de la personne de Gordien, qu'on l'emmenât et qu'on le mit à mort : ce qui fut exécuté, non sur-le-champ, mais après un court délai.

Ce récit, qui rend Gordien aussi méprisable qu'il montre de cruauté et.de tyrannie dans Philippe, renferme en lui-même des circonstances mal amenées, mal liées : et de plus, si Philippe eût ordonné publiquement le mort de Gordien, il n'aurait pas pu dissimuler comme il fit son crime, ni écrire au sénat que ce jeune prince était mort de maladie. Nous supposerons donc qu'il employa la fraude pour se défaire de lui, et qu'il s'y prit clandestinement. Gordien périt, suivant le sentiment de M. de Tillemont, vers le commencement du mois de mars de l'an de J.-C. 244, ayant régné avec le titre d'Auguste cinq ans et environ huit mois. Il pouvait être dans sa vingtième année.

Philippe affecta d'honorer sa mémoire : il lui célébra de magnifiques obsèques, et envoya ses cendres à Rome. Il consentit que les soldats lui dressassent un tombeau ou cénotaphe à Zaïthe, lieu de sa mort, près de Circésium, ville bâtie au confluent du Chaboras[2] et de l'Euphrate. Il laissa subsister ses images, ses statues, les inscriptions qui faisaient de lui une mention honorable ; et lorsque ce prince infortuné eut été mis par le sénat au rang des dieux, Philippe ne rougissait point d'appeler dieu celui qu'il avait tué.

La mort de Gordien fut vengée. Philippe, après avoir joui peu d'années du fruit de. son crime, en fut dépouillé par Dèce, qui lui ôta l'empire avec la vie : et son fils, dont il avait prétendu faire son héritier au trône, partagea son malheureux sort. Ceux qui avaient prêté leur ministère pour le meurtre de Gordien, au nombre de neuf, se voyant privés de l'appui des princes qui pouvaient seuls leur assurer l'impunité, se tuèrent eux-mêmes, et, dit-on, des mêmes épées qu'ils avaient teintes du sang de leur empereur.

Ce ne peut être qu'après la mort de Philippe que l'on ait mis sur le tombeau de Gordien l'épitaphe rapportée par Capitolin : AU DIVIN GORDIEN, VAINQUEUR DES PERSES, VAINQUEUR DES GOTHS ET DES SARMATES, PACIFICATEUR DES SÉDITIONS QUI DÉCHIRAIENT LA. RÉPUBLIQUE ROMAINE, VAINQUEUR DES GERMAINS, MAIS NON VAINQUEUR DE PHILIPPE. Ce dernier trait est à double entente, et présente le crime du meurtrier de Gordien sous une expression qui peut s'interpréter d'un échec que le jeune empereur avait souffert dans les campagnes de Philippe en Macédoine de la part des Mains. Licinius, dit-on, qui régna avec Constantin, et qui voulait passer pour descendant de l'empereur Philippe, fit enlever cette épitaphe. Peut-être n'est-elle qu'un jeu d'esprit, que Capitolin aura réalisé.

Gordien méritait les marques d'attachement et de tendresse qui lui furent données après sa mort. L'histoire ne lui reproche aucun vice. Il fit bien, tant que de Mysithée le gouverna. Depuis qu'il fut privé de ce sage conducteur, on ne peut l'accuser que de faiblesse : caractère plus aimable que propre à commander, et qui avait plus de douceur que de talents.

Sa famille subsista sans doute dans des collatéraux du même nom, et le sénat accorda à cette famille un privilège singulier, l'exemption de tutelle et de toute fonction onéreuse publique et privée. La maison qui appartenait aux Gordiens faisait encore, au temps de Constantin, un des principaux ornements de Rome.

L'histoire ne cite aucun ouvrage public par lequel Gordien ait embelli la ville. Seulement il avait commencé à construire un grand portique dans le Champ de Mars, et il se proposait d'y joindre une basilique et des bains ; mais la mort l'empêcha d'exécuter ce projet. On prétend trouver dans une médaille qu'il rétablit l'amphithéâtre.

Quelques événements détachés trouveront ici leur place. Avant que Gordien partît pour la guerre contre les Perses, des tremblements de terre se firent sentir, si l'on prend à la lettre l'expression de l'historien, dans tout l'univers, et avec une telle violence, que des villes entières furent englouties avec leurs habitants. On consulta les livres sibyllins ; on exécuta ce que l'on s'imagina qu'ils prescrivaient ; et le mal cessa, parce qu'il devait cesser.

Argunthis, roi des Scythes, enhardi par la mort de Mysithée, fit des ravages sur les terres voisines de son pays. M. de Tillemont doute si, par le nom de Scythes, on doit entendre ici les Carpiens, dont il sera parlé sous le règne de Philippe, ou les Goths.

Le même M. de Tillemont rapporte au règne de Gordien, et au temps où ce prince se préparait à marcher contre les Perses, la première mention que l'histoire fasse des Francs. Nous apprenons de Vopiscus[3] qu'Aurélien, qui fut depuis empereur, n'étant encore que tribun d'une légion, combattit auprès de Mayence les Francs qui couraient toute la Gaule ; qu'il en tua sept cents, et en fit prisonniers trois cents qui furent vendus ; et que cet exploit fut célébré par une chanson militaire, que l'historien n'a pas dédaigné de rapporter. Il fallait que cette nation, aujourd'hui et depuis tant de siècles si puissante, et la plus illustre de l'Europe, eût alors peu de forces, puisqu'un échec si peu considérable suffit pour la réprimer. On voit aussi qu'elle était dès lors établie dans le pays qu'elle a occupé constamment depuis cette époque jusqu'à l'établissement de la monarchie française dans les Gaules : c'est-à-dire qu'elle habitait le long de la rive droite du Rhin, entre ce fleuve à l'occident, le Mein au midi, le Véser à l'orient, et la mer au septentrion. D'où elle venait, quelle était son ancienne patrie, c'est ce que l'obscurité des temps et le défaut des mémoires laissent dans une assez grande incertitude. Nous voyons que l'orateur Eumène, dans un panégyrique de Constantin, distingue le pays dont ils s'étaient emparés, qui est celui que nous venons de décrire, du pays d'où ils tiraient leur origine, qu'il traite de terre éloignée et barbare : ce pouvaient être les côtes de la mer Baltique. Cependant nous retrouvons parmi les Francs tous les noms des anciens habitants de cette même contrée dont on dit qu'ils s'emparèrent, les Cattes, les Camaves, les Bructères, les Frisons et plusieurs autres ; en sorte qu'il semble que la nation des Francs fut composée en partie d'une peuplade venue des pays au-delà de l'Elbe, et en partie des anciens peuples établis le long du Rhin, qui tous se seront associés sous un nouveau nom pour former une ligue commune, dans laquelle néanmoins chaque peuple était distingué de tous les autres, et avait son roi et son gouvernement. Il est constant par tous les monuments historiques que cette nation comprenait plusieurs peuples, et avait plusieurs rois à la fois : et cet état a duré jusqu'à Clovis, qui réunit sous une seule domination toutes les tribus gouvernées auparavant par différents chefs. Les Francs vaincus par Aurélien pouvaient être une de ces tribus, que les Romains auront prise pour toute la nation.

Hérodien écrivait sous Gordien III, dont il rapporte l'avènement au trône. Son histoire commence à la mort de Marc Aurèle, et renferme ainsi un espace de près de soixante-dix ans. Il assure n'avoir écrit que ce qu'il a vu et entendu, et à quoi même il a eu quelque part, ayant été employé dans les ministères publics. Il faut que ces ministères n'aient pas été fort relevés, puisqu'il se contente de les désigner en général sans en spécifier la qualité. Aussi avons-nous remarqué que sur des faits importants il ne paraît pas avoir été exactement instruit. D'ailleurs il ne date point les événements, il ne fait point sentir la liaison qu'ils ont entre eux : nulle élévation dans la façon de penser, nulle connaissance des profondeurs du cœur humain, peu d'érudition et de savoir. C'est un écrivain médiocre, dont le principal mérite, comme je l'ai dit ailleurs, est l'élégance de la diction.

 Censorin date de l'année du consulat d'Annius Pius et de Pontianus, dans laquelle tombe le commencement du règne de Gordien, son livre de Die natali, ouvrage bien écrit, et qui fait preuve d'une érudition non commune. Il le dédie à un Q. Cérellius, à qui il donne de grands éloges, et qui n'est point connu d'ailleurs.

 

 

 



[1] Il est appelé dans une épitaphe que rapporte Capitolin (14) vainqueur des Goths et des Sarmates.

[2] Cette rivière conserve encore aujourd'hui son nom, et elle s'appelle Chabur, ou, avec l'article arabe, Alchabur. Elle coule dans le Dierbech. Je trouve à son embouchure sur la carte de M. de l'Isle une ville nommée Karhisèn, qui est sans doute le Circésium ou Circusium dont il s'agit ici.

[3] VOPISCUS, Aurélien, 7.