HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

ALEXANDRE SÉVÈRE

LIVRE UNIQUE

§ I. Alexandre est proclamé empereur par les soldats.

 

 

FASTES DU RÈGNE D'ALEXANDRE SÉVÈRE.

 

M. AURELIUS ANTONINUS AUGUSTUS IV. - M. AURELIUS ALEXANDER CÆSAR. AN. R. 973.  DE J.-C. 221.

Alexandre, proclamé empereur par les prétoriens, reçoit du sénat tous les titres de la puissance impériale. Il avait alors treize ans et demi.

Décret du sénat pour interdire aux femmes l'assistance à ses délibérations.

Soins de Maniée, mère d'Alexandre, pour empêcher que la séduction du pouvoir souverain ne le corrompe.

Conseil de seize illustres sénateurs pour l'administration des affaires. Ulpien y avait la principale autorité.

Alexandre renvoie en Syrie le dieu d'Héliogabale. Il purge d'abord le palais, et ensuite tous les ordres de l'état, des sujets vicieux dont son prédécesseur les avait remplis.

Son gouvernement fut toujours mêlé de douceur et de fermeté, ennemi du vice, favorable à la vertu.

Mort de Mæsa son aïeule, qui est mise au rang des divinités.

L. MARIUS MAXIMUS II. - L. ROSIUS ÆLIANUS. AN R. 974. DE J.-C. 223.

Le premier de ces deux consuls est probablement l'auteur d'une histoire des empereurs, qui est cité souvent par les écrivains de l'histoire Auguste.

Mariage d'Alexandre avec une personne d'illustre naissance, dont le père fut dans la suite soupçonné d'aspirer au trône, et mis à mort. Sa fille ayant été répudiée, et reléguée en Afrique, Alexandre contracta un autre mariage, et peut-être encore un troisième. Il ne paraît pas qu'il ait jamais eu d'enfants.

..... JULIANUS II. - .... CRISPINUS. AN R. 975. DE J.-C. 224.

..... FUSCUS II. - ..... DEXTER. AN R. 976. DE J.-C. 225.

M. AURELIUS ALEXANDER AUGUSTUS- ..... MARCELLUS. AN R. 977. DE J.-C. 226.

Révolution en Orient. L'empire passe des Parthes aux Perses, par l'heureux succès de la révolte d'Artaxerxés contre Artabane.

M. NUMMIUS ALBINUS. - ..... MAXIMUS. AN R. 978. DE J.-C. 227.

Le second de ces deux consuls peut être Pupiénus Maximus, qui fut dans la suite empereur.

TI. MANILIUS MODESTUS. - SER. CALPURNIUS PROBUS. AN R. 979. DE J.-C. 228.

Ulpien, préfet du prétoire, est tué par les soldats malgré les efforts d'Alexandre et de Mamée, pour le sauver de leur fureur. Le jurisconsulte Paulus lui succéda dans sa charge.

Alexandre avait relevé la préfecture, en ordonnant que les préfets du prétoire fussent tirés du corps des sénateurs, au lieu que jusque là ils avaient été régulièrement choisis dans l'ordre des chevaliers.

Projets ambitieux de divers aspirants au trône, qui tous échouent. Ovinius Camillus, l'un d'eux, loin d'être puni par Alexandre, est invité par lui à l'aider à porter le fardeau du gouvernement, est associé à tous les honneurs, et las 'de cette comédie il obtient la permission de se retirer dans ses terres.

Petites guerres en Illyrie, en Arménie, dans la Mauritanie Tingitane. Le succès en est heureux.

Les dates de ces conspirations et de ces guerres ne sont pas absolument certaines.

M. AURELIUS ALEXANDER AUGUSTUS III. - CASSIUS COCCEIANUS DIO II. AN R. 980. DE J.-C. 229.

Ce second consul est l'historien Dion, qui se voyant en butte à la haine des prétoriens, craignant pour sa vie, et d'ailleurs fatigué de la goutte, se retira dans la Bythinie, son pays natal, pour y finir tranquillement ses jours.

Gordien, depuis empereur, fut consul cette même année pour la seconde fois ; et il est vraisemblable qu'il succéda immédiatement à Dion, puisqu'il fut collègue d'Alexandre.

L. VIRIUS AGRICOLA. - SEX. CATIUS CLEMENTINUS. AN R. 981. DE J.-C. 230.

..... POMPEIANUS. - ..... PELIGNIANUS. AN R. 982. DE J.-C. 231.

..... LUPUS. - ..... MAXIMUS. AN R. 983. DE J.-C. 233.

Alexandre marche en Orient contre Artaxerxés, roi de Perse, qui attaquait l'empire romain, et ne prétendait rien moins que reconquérir tous les pays qui avaient obéi au grand Cyrus.

Fermeté d'Alexandre à maintenir la discipline militaire. Légion cassée pour cause de mutinerie. Au bout de trente jours de prières et de supplications, l'empereur consent à la rétablir.

Il mêlait à la sévérité les soins et les attentions d'une bonté paternelle envers les soldats.

..... MAXIMUS. - ..... PATERNUS. AN R. 984. DE J.-C. 233.

Les Perses sont vaincus.

..... MAXIMUS. - ..... URBANUS. AN R. 985. DE J.-C. 234.

Alexandre est rappelé en Occident par les mouvements des Germains sur le Rhin.

Il revient à Rome, et triomphe des Perses.

Il se transporte dans les Gaules.

..... SEVERUS. - ..... QUINTIANUS. AN R. 986. DE J.-C. 235.

Maximin, fils d'un père goth et d'une mère de la nation des Alains, s'étant avancé dans le service par sa bravoure, et devenu commandant de toutes les nouvelles levées qui étaient dans l'armée d'Alexandre, forme le dessein de s'élever à l'empire.

Alexandre est tué près de Mayence le 19 mars par des soldats que Maximin avait gagnés. Il était âgé de vingt-six ans et demi, et en avait régné treize. Mamée est tuée avec son fils.

Ce prince favorisa les chrétiens, et il honorait Jésus-Christ parmi ses divinités. On a dit que Mamée était chrétienne ; mais ce fait n'est pas suffisamment prouvé.

Modestin, le dernier des jurisconsultes romains cités dans le Digeste, florissait sous ce règne.

Alexandre fut mis au rang des dieux après sa mort. On institue des fêtes en son honneur et en celui de sa mère.

 

Aussitôt qu'Héliogabale eut été tué, les soldats proclamèrent empereur son cousin et fils adoptif Alexandre, qui était déjà en possession du titre de César : prince donné au genre humain, dit Lampride, pour le remettre et le rétablir de l'état misérable où l'avaient réduit les empereurs précédents, et surtout le dernier. Alexandre, dès la première démarche qu'il fit, montra quels principes de gouvernement il se proposait de suivre, et combien ses maximes seraient différentes de celles de son prédécesseur. Héliogabale, sur la simple proclamation des soldats, s'était attribué tous les titres

de la dignité impériale : Alexandre voulut les recevoir du sénat. Cette compagnie se hâta de les lui déférer tous, le nom d'Auguste, et celui de père de la patrie, la puissance proconsulaire, la puissance tribunitienne, le grand pontificat. Elle avait en vue de se remettre en possession de ses anciens droits, et elle eût bien souhaité empêcher que la licence militaire, autorisée déjà par plusieurs exemples, ne convertît l'abus en loi, et ne prétendît seule, et indépendamment du premier ordre de la république, décider du choix des empereurs. Mais le mal était sans remède, comme je l'ai remarqué plus d'une fois, et il naissait de la constitution originelle de la puissance des Césars.

Le sénat profita encore de la circonstance favorable pour faire un autre acte de vigueur. Il n'avait souffert qu'avec douleur et indignation la présence de Mæsa et de Soæmis à ses délibérations, et il rendit un décret pour défendre à l'avenir qu'aucune femme entrât au sénat, chargeant même d'imprécations la tête de celui qui renouvèlerait cet abus. Mamée, qui reçut vraisemblablement alors le nom d'Augusta, mais qui n'avait jamais joui du privilège qu'on lui interdisait, se soumit sans peine au règlement ; et l'on né dit point que l'ambition même de Mæsa ait murmuré de la diminution de ses honneurs.

Dans une assemblée qui suivit de près l'installation d'Alexandre, le sénat le sollicita d'ajouter à ses noms celui d'Antonin. Le jeune prince s'en défendit avec une fermeté modeste. Non, sénateurs, dit-il, ne me mettez point dans la nécessité de soutenir le poids d'un si grand nom. Qui peut égaler la vertu des princes qui l'ont rendu vénérable et cher à vos cœurs ? C'est un fardeau sous lequel je craindrais de succomber. Le sénat lui fit des instances réitérées, auxquelles il résista persévéramment. Il refusa à plus forte raison le surnom de grand, que l'on voulait qu'il prit comme un apanage du nom d'Alexandre ; et, en rejetant tout cet éclat emprunté, il acquit la gloire bien plus solide de la modestie.

Héliogabale est donc le dernier des empereurs romains qui ait porté le nom d'Antonin. Il y avait imprimé une tache qui pouvait bien en dégoûter Alexandre.

Mais une raison plus forte, quoique secrète, des refus du jeune empereur, était sans doute l'attention à ménager l'honneur de sa mère. J'ai dit que Mana n'avait point craint de blesser la réputation de Maniée, et qu'elle faisait passer ses deux petits-fils également pour fils de Caracalla. Alexandre aurait fortifié ces soupçons injurieux, s'il se fût laissé nommer Antonin, et par ce motif il n'avait garde d'y consentir. La vue que je lui attribue paraît suffisamment marquée dans quelques traits des discours qui sont rapportés de lui en cette occasion. Il loue Caracalla, mais froidement. Il se dit allié de la maison de ce prince : il était son neveu ; mais il traite expressément le nom d'Antonin de nom étranger pour lui. C'était dire en termes fort clairs qu'il ne se regardait point comme fils de Caracalla[1].

Ces attentions lui étaient sans doute suggérées par sa mère, pour laquelle il conserva toujours un respect infini, et qui conjointement avec Ma sa tenait les rênes du gouvernement, que le bas âge d'un empereur de treize ans et demi ne.lui permettait pas de conduire par lui-même.

Ces deux princesses usèrent habilement et sagement de l'autorité qui leur était confiée. Elles commencèrent par former un conseil de seize des plus illustres personnages du sénat, respectables par leur âge, recommandables par la gravité et l'intégrité de leur vie. Aucun ordre n'était expédié, aucune affaire n'était réglée que par l'avis des seize conseillers de l'empereur. Cet établissement fut extrêmement goûté du peuple et des soldats, mais particulièrement du sénat, qui voyait avec joie une sage aristocratie substituée à une tyrannie outrageuse.

La première attention de ce conseil se porta vers la religion de l'état, indignement violée par Héliogabale. On éloigna de Rome, et l'on renvoya en Syrie, le nouveau dieu que ce prince avait follement honoré ; et tous les objets de vénération religieuse qui avaient été apportés et réunis dans son temple, furent rendus à leurs anciennes demeures.

En même temps furent réformés et cassés tous ceux ôtées aux sujets indignes qui sous le gouvernement précédent avaient été mis en place sans le mériter, ou l'ayant mérité à des titres qui auraient dû les en exclure. On leur choisit des successeurs capables de bien servir le prince et la république. Chacun fut placé selon son talent. Les emplois civils furent donnés à des hommes qui brillaient par l'éloquence et par la connaissance des lois ; et les commandements militaires à des guerriers expérimentés, qui dans un long service avaient fait preuve de bravoure, d'habileté, et d'amour de la bonne discipline.

Nous pouvons juger de la sagesse de ces choix par l'exemple du célèbre jurisconsulte Ulpien, qui, disgracié par Héliogabale et éloigné de la personne d'Alexandre, fut rappelé par son auguste disciple devenu empereur, et reçut de lui la charge de préfet du prétoire. Son crédit fondé sur le mérite s'augmenta. Il fut comme le tuteur de son prince, et il eut la principale part dans la conduite des affaires. Nous parlerons de lui plus amplement dans la suite.

Mæsa mourut peu après l'avènement d'Alexandre à l'empire, et on lui décerna les honneurs de l'apothéose.

Mamée, chargée seule désormais du soin de former son fils, regarda comme son premier devoir l'attention vigilante à conserver l'innocence des mœurs du jeune prince. L'exemple d'Héliogabale lui apprenait à quels excès se pouvaient porter la vivacité et la légèreté de l'âge, secondées de la licence du pouvoir souverain. Frappée de ce danger, elle gardait pour ainsi dire toutes les avenues de la cour, et elle n'en permettait l'entrée à aucun de ceux dont la conduite pouvait être légitimement suspecte. Elle écartait avec sévérité les flatteurs, qui par leurs mauvais conseils auraient été capables de nourrir les passions naissantes dans un jeune cœur, et de l'enhardir à secouer le joug de la raison et de la vertu. Pour prévenir les attraits des voluptés, elle l'occupait de fonctions sérieuses et convenables au rang suprême ; elle l'engageait à se rendre assidu aux conseils, à présider aux jugements ; et ne laissant oisive aucune partie de sa journée, elle fermait l'entrée par où se glisse le plus ordinairement la corruption. Elle eut lieu de s'applaudir du succès de ses soins ; et l'heureux naturel d'Alexandre, aidé et perfectionné par une si excellente éducation, en fit un des princes les plus aimables et les plus accomplis dont l'histoire nous ait conservé la mémoire. C'est de quoi l'on se convaincra par le tableau que je vais tracer de sa conduite et de son gouvernement ; ensuite je traiterai les deux guerres qui remplirent les dernières années de sa vie et de son règne.

Le seul trait que remarque Hérodien du gouvernement d'Alexandre, c'est que jamais il ne répandit le sang innocent, jamais il ne fit mourir personne qui n'eût été jugé et condamné dans les formes régulières. C'est là sans doute un devoir de justice rigoureuse, où nous trouverons plutôt exemption de blâme, que matière à des éloges. Mais ce respect pour la vie des hommes devenait une qualité bien précieuse pour les Romains, qui avaient éprouvé de la part de presque tous leurs princes depuis Marc Aurèle une cruauté tyrannique.

Lampride supplée à la sécheresse d'Hérodien, et il nous met en état non pas de donner une histoire circonstanciée du règne d'Alexandre, mais de peindre son caractère et d'exposer les maximes que suivait ce prince dans le gouvernement et dans sa conduite personnelle. Je commence par ses égards et sa déférence pour le sénat, dont il conserva et même amplifia les droits, au lieu de chercher à les restreindre, comme avaient fait plusieurs de ses prédécesseurs, par une défiance mal entendue. Ainsi il ne régla qu'avec le concert du sénat ce qui regardait les provinces qui par l'institution d'Auguste étaient dans le département de cette compagnie. Tous les consuls qu'il nomma, soit ordinaires, soit substitués, il les nomma d'après les suffrages des sénateurs. Il prit même leurs avis sur ce qui avait toujours dépendu uniquement de l'empereur, sur le choix des préfets du prétoire et du préfet de la ville. Jamais il ne nomma un sénateur qu'avec l'approbation et le consentement de ceux à qui il s'agissait de donner un confrère. Dans cette opération, il procédait avec des soins et des attentions qui répondaient à la haute idée qu'il s'était faite du rang de sénateur. Il écoutait et pesait les recommandations et les témoignages en faveur du sujet proposé ; et s'il découvrait que soit les témoins, soit ceux qui opinaient, l'eussent trompé, il les punissait sans miséricorde comme faussaires. Il croyait même devoir relever les sénateurs par l'éclat extérieur, et conséquemment il leur permit de se servir de voitures argentées. Regardant l'ordre des chevaliers comme la pépinière du sénat, il en conservait soigneusement la splendeur, et il n'en permit jamais l'entrée à aucun affranchi.

Ce fut par ménagement pour le sénat qu'il éleva à dignité de sénateurs les préfets du prétoire. Ces officiers, qui jusque là avaient communément été et devaient être régulièrement tirés de l'ordre des chevaliers, joignaient alors au commandement militaire une grande puissance dans le civil. Ils jugeaient avec le prince, ou en son nom, toutes les causes importantes, et par conséquent celles où il s'agissait de la réputation et de la personne des sénateurs. Alexandre trouva indécent que les sénateurs eussent pour juges de simples chevaliers romains, et c'est pour parer à cet inconvénient qu'il voulut que les préfets du prétoire fussent eux-mêmes sénateurs. Mais en évitant de choquer les bienséances, il pêchait, suivant la remarque de M. de Tillemont, contre la saine politique. La charge de préfet du prétoire ne donnait que trop de pouvoir à ceux qui en étaient revêtus ; et en y réunissant l'éclat des dignités, Alexandre animait l'ambition de ces ministres, et il les rendait de plus en plus redoutables à leurs maîtres. Les suites prouveront trop clairement la justesse de cette réflexion.

Il se plaisait à honorer les gouverneurs des provinces qui se conduisaient avec intégrité. En voyage, il les faisait monter avec lui dans son carrosse ; il leur accordait des gratifications considérables, disant que de même qu'il fallait punir les voleurs, en les dépouillant de leur injuste proie et les réduisant à la pauvreté, aussi devait-on récompenser la probité par les richesses qu'elle n'avait point recherchées.

Il poussa si loin la déférence pour les pontifes et aux augures, qu'il leur permit plus d'une fois de soumettre à leur révision des causa qu'il avait lui-même jugées en sa qualité de souverain pontife.

Le peuple recevait aussi de la paru de ce prince des marques de considération, dont l'avait bien déshabitué, le faste des empereurs précédents. Alexandre l'assemblait souvent et le haranguait, comme faisaient, au temps du gouvernement républicain, les tribuns et les consuls.

Il est aisé de sentir dans toute cette conduite une impression de douceur, de modération et de bonté : c'était le fond de son caractère. Il se rendait accessible et affable à tous, sans jamais rebuter personne.

Toutes les entrées étaient ouvertes pour approcher de lui : point d'introducteurs dont il fallût obtenir l'agrément ; les portes étaient gardées par de simples huissiers, qui avaient ordre de laisser entrer tous ceux qui se présentaient. Il allait aux bains avec le peuple, ne se distinguant que par une casaque de pourpre.

Bien éloigné de souffrir qu'on se prosternât devant lui, comme l'avait exigé Héliogabale, il voulait être salué simplement par son nom ; et si l'on ajoutait quelque geste ou quelque parole qui exprimât l'adulation, on était sûr de l'irriter, et l'on devait s'estimer heureux, si on en était quitte pour un ris moqueur qui marquait l'improbation et le mépris. Il interdit jusqu'à l'usage du titre de seigneur, que Trajan néanmoins et plusieurs autres bons princes avaient admis. Dans les lettres qu'on lui écrivait, il voulait que l'on suivit le style usité entre les particuliers, sans enfler la suscription d'une longue liste de noms pompeux, et en exprimant seulement sa qualité d'empereur, qui était une distinction nécessaire. Ceux qui venaient le saluer, surtout les sénateurs, étaient toujours invités à s'asseoir. Il visitait ses amis malades, même ceux d'un rang médiocre ; il allait manger chez eux, et il en avait toujours quelques-uns à sa table, qui y venaient familièrement sans invitation expresse. Il souhaitait qu'on lui parlât librement ; et si quelqu'un croyait avoir quelque conseil à lui donner, il écoutait avec attention ; il profitait de l'avis, s'il le trouvait judicieux, ou s'il ne pensait pas devoir s'y conformer, il alléguait ses raisons. Il pensait comme Pescennius Niger sur les panégyriques consacrés à un prince vivant ; il les trouvait ridicules, et il ne souffrit jamais qu'on lui rendît un honneur qui ne pouvait manquer d'être infecté de flatterie.

Sa mère, quoique princesse d'esprit et de tête, cependant par un goût de faste assez naturel à son sexe n'approuvait point des procédés si simples et si populaires. Prenez-y garde, lui dit-elle un jour, vous avilissez votre autorité, et vous la rendez méprisable. — Je la rends, répondit-il, plus exempte d'inquiétude et plus durable[2]. Il méritait qu'une si belle parole fût vérifiée par l'événement.

Alexandre avait la douceur tellement empreinte dans l'âme ; que l'histoire lui rend ce glorieux témoignage, qu'il ne laissait passer aucun jour qui ne fût marqué par quelques traits d'une si aimable vertu. Il répétait sans cesse avec un goût infini cette belle maxime des chrétiens : Ne faites point à autrui ce que vous ne voulez pas qui vous soit fait à vous-même. Elle était gravée dans son palais en grands caractères : il la faisait mettre en inscription sur les édifices publics ; et il voulait que lorsque l'on exécutait un criminel qui avait violé les droits de la société, le crieur proclamât à haute voix cette même maxime, comme la preuve de la justice du supplice et une leçon pour les assistants. Il la prenait lui-même pour règle de sa conduite, et il allait encore au-delà, se piquant de générosité et de clémence envers des coupables qui l'avaient offensé. Lampride nous cite un fait de cette nature, qui a paru à M. de Tillemont suspect d'embellissement dans la plupart de ses circonstances ; et avec raison, si la dérision n'y entra pas pour quelque chose.

Ovinius Camillus, sénateur d'un grand nom, fut déféré à Alexandre comme ayant formé une conspiration pour s'élever à la souveraine puissance, et le crime se trouva prouvé. L'empereur manda Ovinius, et au lieu de lui faire des reproches : Je vous suis très-obligé, lui dit-il, de la bonne volonté avec laquelle vous vous offrez pour vous charger d'un fardeau qui m'accable. Il à mena de ce pas au sénat, déclara qu'il l'associait à l'empire, le revêtit des ornements impériaux et le logea dans le palais. Ce n'est pas tout encore. Il voulut le mettre en fonction, et il à fit partir avec lui pour une expédition dont il était question actuellement contre quelque peuple barbare. Ovinius était bien plus délicat qu'Alexandre, et il ne pouvait supporter comme lui la fatigue de faire à pied les marches militaires. L'empereur lui procura les soulagements nécessaires à sa faiblesse, d'abord un cheval, ensuite un carrosse, pendant que lui-même il marchait à pied. S'il faut recevoir tout ce récit comme vrai, il est visible qu'Alexandre se donnait la comédie. Ovinius qui en craignait le dénouement, demanda avec tant d'instance la permission de se retirer, qu'il l'obtint enfin, et alla se cacher dans ses maisons de campagne. Alexandre ne tira de son attentat que cette innocente vengeance. Il le laissa couler tranquillement à la campagne le reste de ses jours. Mais Ovinius porta néanmoins la peine de son ambition criminelle ; et quelqu'un des empereurs suivants[3], dans la crainte qu'il ne renouvelât ses anciens projets, lui en ôta le moyen avec la vie.

La douceur d'Alexandre n'était point faiblesse, et il avait pour le vice cette haine vigoureuse qu'inspire à un jeune cœur l'amour ardent de la vertu. Il commença par purger le palais de tous les ministres de débauches qu'Héliogabale y avait rassemblés. Les infâmes de l'un et de l'autre sexe furent tous chassés ignominieusement ; plusieurs relégués dans des îles désertes ; les plus corrompus noyés dans la mer. Alexandre bannit aussi du palais les nains et les naines, les bouffons, les chanteurs et les chanteuses, les pantomimes ; et parmi cet attirail de corruption ayant choisi ceux qui pouvaient servir à l'amusement du peuple, il les lui donna, par une condescendance que les meilleurs princes jugent souvent nécessaire : les autres furent distribués en différentes villes, qui étaient chargées de les nourrir, afin qu'ils né fatiguassent point le public par une mendicité contraire à toute bonne police.

Les eunuques, qui avaient été employés par Héliogabale daris les plus importants ministères, furent réduits par Alexandre aux fonctions serviles qui leur conviennent : encore n'était-ce pas auprès de sa personne ; il méprisait et détestait ces monstres, et il ne voulut en tenir aucun à son service : il en laissa quelques-uns à l'impératrice sa femme ; il donna les autres à des seigneurs romains, sous la clause expresse que si ces misérables persistaient dans leurs désordres et ne se corrigeaient point, ils ne pourraient jouir du privilège de la nouvelle jurisprudence établie par Adrien en faveur des esclaves, et que leurs maîtres auraient droit de les faire mourir par leur simple volonté, sans recourir à l'autorité du juge.

Le zèle d'Alexandre ne se renferma pas dans sa maison : il défendit dans Rome les bains communs aux deux sexes, abus déjà proscrit par Adrien, et ensuite par Marc Aurèle, mais renouvelé sous Héliogabale. Les désordres contre nature étaient devenus extrêmement communs parmi les Romains, et ils avaient dans la ville leurs écoles publiques : Alexandre eut la pensée de les défendre par de sévères ordonnances ; et il l'eût fait, s'il n'eût appréhendé que cette horrible licence, irritée par la gêne et par la contrainte, ne se débordât avec plus de fureur, et ne déshonorât même les maisons particulières. Il prit donc le parti de souffrir un mal, de peur d'en causer un plus grand, et il se contenta de le réduire dans certaines bornes. Il témoigna l'horreur qu'il avait pour toutes sortes de débauches, en ne permettant point que l'on portât au trésor le tribut que payaient à l'état ceux qui en faisaient l'infâme commerce : il destinait cet argent à l'entretien du théâtre, de l'amphithéâtre et du cirque. Enfin il condamna le vice par l'exemple qu'il donnait lui-même d'une vie chaste et réglée ; et, souhaitant que tout ce qui l'environnait annonçât la vertu, il n'admettait à ses audiences que d'honnêtes gens et estimés dans le public, et il interdisait aux femmes de mauvaise réputation la liberté de venir faire leur cour aux impératrices, sa mère et son épouse.

Tout l'état avait besoin de réforme : Alexandre se porta à ce grand ouvrage avec vigueur. J'ai déjà dit qu'il destitua et cassa tous les indignes juges et officiers mis en place par Héliogabale. Il fit aussi une sévère revue de tous les ordres de la république, du sénat, des chevaliers romains, des tribus, des armées, et il les purgea, par l'expulsion et le retranchement, des membres mauvais et gâtés. Aucun coupable ne fut épargné : ceux mêmes qui lui étaient liés par l'amitié ou par le sang, s'ils se trouvèrent vicieux et couverts de quelque opprobre, furent punis ou au moins éloignés de sa personne. La république, disait-il, m'est plus chère que ma famille.

Nul genre de criminels ne lui était plus odieux que les juges qui se laissaient corrompre par argent, et les magistrats concussionnaires. L'aversion qu'il avait pour eux allait jusqu'à le faire entrer dans des transports dont il n'était pas maître. Des écrivains qui l'avaient vu de près rapportaient, suivant le témoignage de Lampride, que si un voleur de cette espèce se présentait à sa vue, il vomissait la bile toute pure, et que ses doigts, par un mouvement en quelque façon naturel, se portaient au visage du coupable, comme pour lui arracher les yeux. Un sénateur nommé Septimius Arabinus, à qui ses vols et ses concussions avaient attiré sous Héliogabale un procès criminel, étant venu à l'audience d'Alexandre pour le saluer, ce prince s'écria avec la même véhémence qu'autrefois Cicéron[4] invectivant contre Catilina : Dieux du ciel ! grand Jupiter ! quoi ! Arabinus non seulement est vivant, mais il entre au sénat ! Il espère même m'en imposer, tant il me croit imbécile et dépourvu de jugement ! Alexandre prit une précaution singulière pour écarter de devant sa vue de pareils objets d'indignation ; et, de même que dans les mystères de Cérès Éleusine en avertissait par la voix d'un héraut quiconque ne se sen tait pas pur et innocent de ne point approcher da autels, il fit publier un avis à quiconque se sentirait coupable de vols et de rapines de ne point paraître devant lui, de peur que convaincu de ses crimes il ne les payât, de sa tête.

Ce n'étaient point de vaines menaces ; il faisait la guerre à toute outrance à cette sorte de criminels. Il ordonna que ceux qui avaient été condamnés pour avoir reçu de l'argent dans l'administration de la justice, fussent réputés infâmes ; qu'il ne leur fût permis de paraître en aucun lieu public ; et que si quelqu'un d'eux osait s'y montrer, ceux qui étaient en autorité dans la province le fissent saisir et enfermer dans une île. Il avait extrêmement à cœur de démentir un proverbe grec, trop souvent vérifié par l'événement : Celui qui aura beaucoup volé, en donnant une petite partie de son vol, échappera à la peine. Il allait au-devant de cet abus par de grands exemples de sévérité. Un officier public ayant présenté, dans un procès qui se jugeait au conseil de l'empereur, un faux extrait de pièces, Alexandre lui fit couper les nerfs des doigts, afin qu'il ne pût jamais écrire, et il le confina dans une île. Un homme de distinction, mais avide et aimant à piller, obtint, par le crédit de quelques rois étrangers qui étaient à la cour de l'empereur, un emploi important dans la milice. Cet emploi lui donnait du pouvoir, et il s'en servit pour satisfaire son inclination et pour voler. Alexandre, qui le veillait, en fut bientôt averti : il le mit en justice, et fit instruire et juger son procès devant les rois mêmes ses protecteurs. Le crime fut prouvé ; il ne s'agissait plus que de déterminer la peine qu'il méritait. Comment punit-on dans votre pays les voleurs ? dit l'empereur aux rois qui avaient assisté au jugement. — Par le supplice de la croix, répondirent-ils. Alexandre fut bien aise de pouvoir, sans blesser sa clémence, exercer une rigueur nécessaire, qui lui était dictée par les patrons mêmes du coupable, et leur sentence fut exécutée.

Ce prince sage se maintenait dans la pleine liberté de punir rigoureusement les malversations, en ne souffrant point que jamais les charges qui donnaient pouvoir et juridiction fussent vendues. C'est une nécessité, disait-il, que celui qui achète en gros vende en détail. Ainsi je ne pourrais point user de sévérité envers des hommes qui, en vendant ce qu'ils auraient acheté, ne feraient que se mettre au pair. Telle était donc sa conduite envers les magistrats concussionnaires.

Une sorte de voleurs publics encore plus criminels sont ceux qui, vendant leur crédit auprès du prince, se rendent tyrans des particuliers, de qui ils extorquent de l'argent ; ennemis de l'état, dont ils remplissent les places de sujets incapables de le servir, ennemis de la réputation de leur prince, qu'ils déshonorent par de mauvais choix, et qu'ils donnent lieu de regarder comme une dupe dont ils se jouent à leur gré. Souvent même ils se font payer pour des services qu'ils n'ont point rendus, abusant de la crédulité de ceux qu'aveuglent l'ambition et la passion des richesses ; et c'est ce que l'on appelait alors, comme je l'ai déjà dit, vendre de la fumée. Alexandre sentait tout cela, et il ne jugea aucun abus plus digne de sa sévérité.

Un de ses esclaves qui s'était mêlé de ce trafic, et qui avait reçu cent pièces d'or d'un officier de guerre, fut par son ordre mis en croix sur le chemin par lequel les esclaves du palais avaient souvent à passer pour aller aux maisons de plaisance de l'empereur.

Le supplice de Vétronius Turinus eut bien un autre éclat. Turinus s'était insinué dans les bonnes grâces d'Alexandre, et il avait gagné sa confiance : il en abusa pour vendre de la fumée. Il se donnait pour tout-puissant auprès de l'empereur, qu'il gouvernait, disait-il, comme un enfant. Il promettait sa protection, et il la faisait bien acheter, souvent sans y rien mettre du sien. Dans les procès, il lui était très-ordinaire de recevoir de l'argent des deux parties ; et nulle charge ne se donnait, à la cour ou dans l'empire, qui ne lui payât tribut. Alexandre, fut instruit de cette infatue mange, et il ne crut pas indigne de son rang de tendre un piège à l'avidité de cet infidèle ministre, pour acquérir contre lui une preuve évidente et palpable. Quelqu'un, de concert avec l'empereur, sollicita publiquement une grâce, et implora secrètement l'appui de Turinus : celui-ci promit de parler de l'affaire, et n'en fit rien. La grâce ayant été obtenue, Turinus prétendit qu'on lui en avait obligation, et il exigea son salaire, qui lui fut compté en présence de témoins. Alors l'empereur le fit accuser. Turinus ne put se défendre ni disconvenir d'un crime prouvé par le témoignage de ceux mêmes qui étaient intervenus dans la négociation. Comme Alexandre voulait en faire un exemple, il administra encore aux juges la preuve d'un grand nombre de trafics également odieux dont l'accusé s'était rendu coupable, et qui étaient demeurés inconnus, parce que l'on n'avait osé attaquer un homme dont le crédit effrayait. Après ces éclaircissements, Alexandre compta que sa sévérité ne pouvait être blâmée ; et pour proportionner le supplice au crime, il ordonna que Turinus serait attaché dans la place publique à un poteau au pied duquel on amasserait du bois vert et humide, qui ne fût capable, lorsqu'on voudrait y mettre le feu, que de jeter une fumée épaisse. Ainsi Urinas mourut étouffé, pendant que le crieur public répétait à diverses reprises et à haute voix ces paroles : Celui qui a vendu de la fumée est puni par la fumée.

Une telle rigueur était bien propre à arrêter les progrès du mal, et Alexandre y joignit de sa part une nouvelle précaution. Afin d'empêcher que ceux qui l'approchaient ne pussent feindre des entretiens avec lui, ni porter en son nom des paroles qu'il n'eût point données, il se fit une loi de n'accorder d'audience secrète à personne, si ce n'est au seul Ulpien ; exception bien glorieuse pour ce jurisconsulte, et dont il était digne par sa probité.

Au reste, il ne faut pas croire que la sévérité d'Alexandre se portât jusqu'à la cruauté. Les condamnations une fois prononcées étaient suivies de leur effet ; mais il voulait et avait soin qu'elles fussent rares.

Il fut libéral Il était même bienfaisant par caractère, et sa libéralité se fit sentir et au public et aux particuliers. Il fit durant le cours de son règne trois distributions générales de denrées au peuple, et trois largesses en argent aux soldats. Sévère avait établi un fonds pour donner règlement une certaine quantité d'huile aux citoyens. Cette gratification fut non pas totalement retranchée, mais diminuée considérablement sous Héliogabale, dont les ministres, gens sans honneur et sans probité, ne cherchaient qu'à piller et à s'enrichir par toutes sortes de voies : Alexandre la rétablit en entier, telle qu'elle avait été ordonnée par Sévère. Il exempta la ville de Rome de la contribution prétendue volontaire qui se payait aux empereurs victorieux à titre de couronnes. Attentif à la commodité publique, il fit construire des bains dans les quartiers qui n'en avaient point. Il apporta un très-grand soin pour empêcher la disette et la cherté des vivres ; et le mauvais gouvernement d'Héliogabale ayant dégarni les greniers de Rome, Alexandre acheta de ses deniers de quoi les remplir. Il augmenta le nombre de ces greniers publics, et il en bâtit de nouveaux à l'usage des particuliers qui n'avaient point de lieu commode pour serrer leurs grains. Il confirma la constitution d'Adrien qui accordait la propriété des trésors à ceux qui les avaient trouvés. S'il arrivait quelque grande calamité, si des villes avaient été maltraitées par un tremblement de terre, il soulageait leur infortune, non seulement par des remises d'impôts, mais par des dons effectifs, qui les aidassent à réparer les dommages soufferts. Sa bonté judicieuse étudiait les besoins pour y appliquer les remèdes.

C'était aux pauvres qu'il aimait à donner, surtout à ceux qui, ayant un rang à soutenir, manquaient des facultés nécessaires, sans qu'il y eût de leur faute. Il leur donnait des terres, des esclaves, des bêtes de voitures, des troupeaux, tout l'attirail des instruments du labour et de la culture des terres ; car ces libéralités en nature lui paraissaient plus utiles et mieux entendues que faites en or ou en argent. S'il accordait des secours pécuniaires, c'était par forme de prêt. Il avait établi une banque où tous ceux qui avaient besoin d'argent en trouvaient à un intérêt modique. En certaines occasions il prêtait sans aucun intérêt, mais à condition que la somme prêtée serait employée à l'acquisition de quelque terre, sur le produit de laquelle ses avances lui seraient remboursées. S'il en usait ainsi, sa vue était, non d'épargner sordidement, mais de prévenir la paresse, d'animer et d'aiguillonner l'industrie. Il savait être libéral et magnifique lorsque les circonstances l'exigeaient. Souvent il bâtit de très-belles maisons pour les donner sur-le-champ. Il allait au-devant des désirs de ceux que la timidité retenait. Pourquoi ne me demandez-vous rien ? leur disait-il. Aimez-vous mieux vous plaindre en secret que de m'avoir obligation ? Mais il voulait que ses libéralités fussent sagement placées, utiles à ceux qui les recevaient, honorables au prince qui les faisait ; et se regardant comme dispensateur, et non comme propriétaire des revenus de l'état, il ne se croyait pas permis d'appliquer sa à ses plaisirs, soit aux plaisirs de ceux qui l'approchaient, le suc et le sang des provinces.

Une magnificence si bien réglée n'épuisa point le finances publiques : aussi Alexandre trouva-t-il moyen en même temps qu'il donnait beaucoup, de soulager le peuples par une diminution d'impôts si considérable, que tel qui sous Héliogabale était taxé à dix pièces d'or, ne payait que le tiers d'une pièce d'or sous son successeur ; ce qui fait une différence de trente à un. Il était donc bien éloigné d'outrer les droits du fisc, qui sous les empereurs romains étaient une source de vexations. Il les modéra au contraire par des lois pleines d'humanité. Il sentait de quelle importance il était que le trésor du prince fût rempli : il apportait à cet objet une très-grande attention, mais sans vouloir qu'il en coutât rien à la douceur et à l'équité ; et quelque respectueux qu'il fût envers sa mère, cependant comme cette princesse, d'ailleurs très-estimable, avait un faible pour l'argent, et n'était point scrupuleuse sur les voies de l'amasser, il lui témoigna plus d'une fois son indignation sur les injustices qu'elle commettait. Heureux s'il eût eu la force de les arrêter ! Les financiers n'eurent aucun crédit auprès de lui. Il appelait les intendants de ses revenus dans les provinces un mal nécessaire. Il les punissait à toute rigueur s'ils malversaient, ne leur accordait qu'une considération médiocre s'ils se conduisaient sagement, et il ne les laissa jamais plus d'un an en place.

Une sage économie, ressource nécessaire aux princes comme aux particuliers, réglait la dépense d'Alexandre ; et la simplicité de cet empereur a de quoi faire rougir le luxe qui inonde et corrompt même les conditions médiocres parmi nous. Sa table était frugale ; et une étiquette modérée et invariable en fixait le service. Le pain, le vin, les viandes, chaque espèce avait son tarif. Le gibier qu'on lui fournissait, il le partageait avec ses amis, surtout avec ceux qu'il savait ne pouvoir pas s'en procurer commodément. Il n'en envoyait point aux riches. Les repas mêmes de cérémonie, que l'usage l'obligeait de donner aux grands de l'état, n'étaient pas pour lui une raison de se dispenser de la loi d'une modeste frugalité. La différence ne tombait que sur la quantité, et non sur la qualité des mets. Au reste, il aimait peu ces festins nombreux qui dégénèrent si aisément en cohues ; il appelait cela manger au théâtre ou dans le cirque. Il se plaisait bien plus à avoir à sa table une société choisie d'hommes doctes et vertueux, dans les entretiens desquels il disait qu'il trouvait en même temps et de l'agrément et de la pâture.

Jamais il ne connut l'usage de la vaisselle d'or. Son argenterie n'excédait pas deux cents livres pesant, qui ne font guère que trois cents marcs de notre poids. Si dans certaines occasions d'éclat elle ne lui suffisait pas, il en empruntait.

Sa maison, ses équipages, sa garde-robe, tout ce qui le concernait était gouverné sur le même plan que la dépense de sa table. Il ne voulait avoir que le nombre d'officiers nécessaire pour son service, afin que l'état ne fût pont obligé de payer des hommes oisifs. Il n'employait dans les bas officiers du palais, tels que ceux de valets de pied, cuisiniers, boulangers, et autres semblables, que des esclaves. Par égard pour les personnes de, condition libre, il s'abstenait de les rabaisser à des ministères qui passaient pour serviles chez les Romains. Ses esclaves portaient toujours l'habit de leur état ; et il ne souffrait point qu'ils le relevassent par la richesse des ornements. Ceux qui le servaient à table dans les fêtes les plus brillantes n'eurent jamais d'or sur leur personne. Les soldats mêmes qui devaient lui faire cortège dans les pompes solennelles, n'éclataient ni par l'or ni par la soie. Ils étaient vêtus d'une manière qui les parait, mais sans faste. La majesté de l'empereur se soutient, disait-il, par la vertu, et non par l'ostentation des richesses.

Lui-même il ne porta jamais d'étoffes toutes de soie, et il n'usa que rarement de celles oh entrait cette matière alors si précieuse. Il est inutile d'observer qu'il garda soigneusement la décence de son rang, en s'en tenant à l'habit romain, et évitant toute parure étrangère ; qu'il ne prit jamais l'habit de guerre dans Rome ni dans toute l'Italie, et qu'il se contenta de la toge, qui annonçait la modestie et la paix. Mais il est bien singulier qu'il n'eût point à lui une robe prétexte et ornée de palmes en broderie, et que lorsqu'il était consul, il se servît de quelqu'une de celles que l'on gardait au' Capitole, comme les particuliers qui devenaient consuls ou préteurs.

Héliogabale avait employé les pierreries jusque sur ses souliers. Un luxe si insensé était bien éloigné du, goût et des principes d'Alexandre. Il fit plus : il vendit les pierreries de la couronne, disant que ce genre d'ornement était indécent pour les hommes ; et que les princesses mêmes devaient se réduire à ce que l'usage rendait comme indispensable. Il poussa si loin la sévérité sur cet article, qu'un ambassadeur étranger spart fait présent à l'impératrice sa femme de deux perles d'une beauté et d'une grosseur singulières, il voulut d'abord les vendre, et n'ayant point trouvé d'acheteurs, il les consacra à Vénus, à la statue de laquelle il en fit deux pendants d'oreilles.

Ainsi les mœurs de l'empereur et de princesses de la cour étaient une censure vivante dont l'effet fut très-heureux. Les premiers sénateurs se réformèrent sur le modèle d'Alexandre, et les dames sur celui de l'impératrice.

Dans tout ce que je viens de rapporter avec éloge, peut-être quelques-uns trouveront-ils matière à critique. Peut-être pensera-t-on que ce prince outrait les attentions' économiques, et que ce que j'appelle simplicité et modestie porte une nuance d'avarice. Mais il est important d'observer qu'il avait d'énormes dépenses à soutenir par rapport aux troupes, dont il ne lui suffisait pas de payer la solde, s'il ne se conciliait leur affection par des largesses extraordinaires. Les soldats romains, accoutumés à être flattés par leurs empereurs étaient devenus insolents, mutins, séditieux, et ils ne s'apaisaient que par l'or. Ce n'était pas pour eux qu'Alexandre s'était fait la règle de donner en nature des choses usuelles. Ils ne s'en seraient pas contentés. Il était obligé de leur distribuer l'or et l'argent à pleines mains. Encore ne put- il prévenir entièrement leurs séditions ; et après en avoir calmé plusieurs avec peine et danger, il en fut enfin la victime. Comme donc les circonstances d'une part le forçaient de donner beaucoup, et que de l'autre il était bien résolu de ne point fouler les peuples, et même de diminuer leurs charges, son économie seule venait à son secours ; et fondée sur de tels principes, elle ne peut être assez louée. Aussi s'en faisait-il honneur, et il n'oubliait rien de ce qui pouvait la favoriser, comme le prouve la réforme qu'il fit dans les monnaies.

De toute antiquité les Romains n'avaient qu'une seule espèce de monnaie d'or, que j'appellerai écu pour la commodité du discours. Cette pièce d'or pesait >deux deniers et demi, et valait vingt-cinq deniers d'argent, douze livres dix sols. Héliogabale, amateur de la profusion, fit frapper des doubles écus, des quadruples, et même des pièces de dix, de cinquante et de cent écus d'or. De là il arrivait que dans les libéralités faites de la main à la main, l'empereur se voyait obligé d'excéder souvent la juste mesure ; et qu'où dix pièces d'or auraient suffi, il lui fallait donner la valeur de cent. Cet abus n'échappa pas à la vigilance d'Alexandre. Il proscrivit et bannit du commerce toutes ces pièces d'un poids exorbitant, et il voulut qu'elles fussent simplement réputées matières. Il ne se contenta pas de ramener les choses à l'ancienne médiocrité : il fit battre des demi-écus d'or, des tiers d'écus, au moyen de quoi il était le maître de proportionner ses dons à la différence des circonstances et des personnes.

Quoique très-religieux, ainsi que j'aurai soin de le faire remarquer, ses offrandes dans les temples n'étaient rien moins que magnifiques. Jamais d'or, cinq ou six livres d'argent pesant, voilà à quoi se réduisaient les présents qu'il consacrait au culte des dieux. Il répétait souvent et volontiers ce demi-vers de Perse : In sancto quid facit aurum ? Est-il question d'or dans les choses saintes ?

Il porta à plus forte raison cette sévérité d'économie dans les gratifications qu'il faisait à ceux dont les arts n'ont pour objet que le plaisir. On sait combien les Romains étaient follement épris du jeu des comédiens, et surtout de celui des pantomimes. Ils ne plaignaient rien pour les récompenser, et souvent les plus riches se ruinaient par les dons immenses qu'ils se faisaient une joie de leur prodiguer. Alexandre aimait assez les spectacles, et il y allait souvent ; mais il n'estimait ceux qui le divertissaient que leur juste prix. Il disait qu'il fallait les nourrir comme un maître nourrit ses esclaves, et non les enrichir. Jamais il ne leur donna aucune pièce de vaisselle d'or ou d'argent. Une somme modique en espèces était tout ce qu'ils pouvaient espérer de lui. Il leur ôta même les habits d'étoffes précieuses qu'Héliogabale leur avait donnés.

C'est une façon de penser assez commune que les soins d'économie ou produisent ou prouvent la petitesse de l'esprit. L'exemple d'Alexandre suffit pour détruire ce préjugé. Économe tel que je viens de le dépeindre, il fut capable de vues supérieures, et son gouvernement était fondé et dirigé sur les plus grandes et les plus hautes maximes.

Jamais il ne regarda les charges comme des grades à distribuer, mais comme des ministères remplir. Pour y parvenir, Il fallait mériter son estime et celle du public. Il avait même pour principe, que ceux qui fuyaient les dignités en étaient les plus digues ; et qu'il fallait mettre en place des hommes qui craignissent les emplois, et non qui les briguassent. Il louait beaucoup la pratique qui était dès lors en usage dans l'église chrétienne, de proclamer publiquement les noms de ceux qui devaient être promus au sacerdoce, afin que s'il y avait quelque reproche à faire contre eux, on pût en être éclairci et l'examiner. Alexandre imitait cette méthode ; et il annonçait d'avance les noms de ceux qu'il songeait à établir gouverneurs de provinces. Mais il ne voulait pas néanmoins provoquer contre eux l'envie et la malignité. Il exigeait que les faits fussent graves et prouvés, sans quoi les accusateurs étaient punis comme coupables de calomnie.

C'était encore une de ses maximes, qu'il fallait que chacun sût le métier dont il se chargeait ; et en conséquence il ne mettait dans les premières places que des hommes capables de les soutenir par eux-mêmes, et qui n'eussent pas besoin d'être dirigés, mais simplement aidés par leurs assesseurs.

Des gouverneurs de provinces choisis avec tant de soin ne pouvaient manquer d'être respectés. L'empereur les considérait lui-même beaucoup, comme je l'ai déjà observé. Jamais il ne donna de successeur à aucun, qu'il ne dit à celui qui sortait d'emploi : La république vous rend grâces ; et qu'il ne le récompensât par une libéralité qui lui procurât le moyen de vivre selon son rang.

L'intention d'Alexandre n'était pas que l'administration des affaires publiques enrichît ceux à qui il la confiait ; mais il ne prétendait pas non plus qu'elle leur fût à charge. De tout temps les proconsuls et les propréteurs avaient été défrayés aux dépens de la république. Auguste fixa une somme pour cet objet. Alexandre aima mieux monter leur maison en argenterie, en équipages, en officiers de bouche, le tout modestement, et sous la condition qu'à leur retour ils rendraient les bêtes de voitures et les esclaves, et garderaient le reste s'ils s'étaient bien conduits, ou au contraire en paieraient le quadruple si leur gestion n'avait pas été régulière.

Le même esprit d'équité l'engagea, à les décharger de l'obligation de stipendier leurs assesseurs. Pescennius Niger avait eu cette pensée. Alexandre la réalisa en assignant des gages aux assesseurs des proconsuls et des propréteurs dans les provinces.

Le consulat n'avait presque conservé de son ancienne splendeur qu'un vain éclat, et la nécessité de faire des dépenses énormes. Alexandre diminua les dépenses, afin sans doute de rendre accessible au mérite, même peu accommodé des biens de la fortune, une charge qui était encore regardée comme le faîte des honneurs.

Ses soins vigilants se portaient sur toutes les parties de l'état, et il fit un très-grand nombre de lois dont il est fâcheux que nous connaissions peu le détail ; mais nous savons que, non content de les avoir portées, il tint la main à les faire exécuter, et qu'il  les observait lui-même, preuve d'un esprit ferme et judicieux. Nous ne pouvons pas douter non plus qu'elles ne fussent très-sages, vu la maturité avec laquelle elles étaient discutées avant qu'il se déterminât à les établir. Elles se proposaient dans un conseil de vingt ou même de cinquante sénateurs, tous habiles dans le droit, et instruits des maximes du gouvernement. On leur donnait le temps d'y réfléchir, et d'en comparer les avantages et les inconvénients. Ils opinaient ensuite, et l'on écrivait l'avis de chacun et les motifs sur lesquels il l'avait appuyé. L'ordonnance qui passait était le résultat de ces délibérations.

 C'est tout ce que nous pouvons dire sur cette matière qui devrait être si riche. Lampride ne rapporte que quelques règlements de police qui méritent à peine d'être comptés. Alexandre établit pour les quatorze quartiers de la ville quatorze inspecteurs, tous consulaires, qui devaient former le conseil du préfet de Rome, et juger avec lui toutes les affaires portées à son tribunal. Il distribua en différents corps tous les arts et les métiers, leur donnant des syndics et leur assignant des juges. Il eut aussi la pensée de distinguer les conditions par la qualité des habillements. Sa vue était sans doute de mettre un frein au luxe qui confond tous les états. Mais Ulpien et Paul, à qui il communiqua son plan, furent frappés du danger des séditions, si dans une aussi grande ville que Rome, au moindre bruit de querelle, l'habit de chacun devenait pour tous ses semblables comme un signal de ralliement ; et le prince céda à leurs remontrances. Sénèque témoigne qu'il avait été autrefois proposé dans le sénat de marquer la distinction des esclaves et des gens libres par celle des vêtements, et que les plus sages pensèrent qu'il, n'était pas expédient de rendre trop sensible aux esclaves la supériorité de leur nombre sur celui des personnes de condition libre.

Un prince aussi vertueux qu'Alexandre était intéressé à honorer la vertu. Nous avons vu comment il la protégeait et la récompensait dans les vivants ; il la respectait pareillement dans ceux qui n'étaient plus, et la gloire des grands hommes des siècles passés lui était chère et précieuse. Il rassembla dans la place de Trajan les statues des empereurs divinisés et des illustres capitaines romains qui étaient éparses en différents quartiers de la ville ; et il les orna d'inscriptions qui contenaient le récit de leurs exploits et l'éloge de leurs vertus. Il avait dans son palais deux chapelles, où étaient consacrés les principaux objets de son culte en deux classes, l'une destinée à la vertu et l'autre aux talents. Dans la première, il avait placé les bons princes, parmi lesquels il donnait rang à Alexandre le Grand ; et de plus les sages qui par leurs instructions s'étaient rendus les bienfaiteurs du genre humain, Abraham, Orphée, Apollonius de Tyane, et enfin Jésus-Christ : assemblage bizarre, mais qui fait voir là disposition où était ce prince de vénérer la vertu, partout où il croyait la trouver. La seconde chapelle était pour les héros de la profession des armes et de la littérature, Achille, Cicéron, Virgile, qu'il appelait le Platon des poètes, et quelques autres noms fameux. Il offrait tous les jours des sacrifices dans ces deux chapelles, et c'était même par cet apte, de religion que commençait sa journée, dont il partageait le reste entre les affaires et la nécessité indispensable de quelques délassements.

Il employait la plus grande partie de la matinée à travailler avec ses ministres, se levant même pour cela avant le jour, si le besoin l'exigeait, et passant dans cette occupation plusieurs heures de suite, sans qu'il parût jamais en lui aucune marque ni d'ennui, ni de mauvaise humeur. Un front toujours serein, une égalité parfaite adoucissait le travail et pour lui-même et pour les autres. Ensuite il donnait quelque temps à la lecture et aux exercices du corps, tels que la lutte, la course ou la paume ; il prenait le bain, dînait rarement, se contentant pour l'ordinaire d'un peu de lait et de pain pour se soutenir ; et après midi il se remettait au travail, se faisait lire ses lettres, les corrigeait de sa main, les signait. L'humanité de ce bon prince paraissait ici en ce qu'il faisait asseoir ses secrétaires, s'ils se trouvaient fatigués de se tenir trop longtemps debout.

Ce n'était qu'après avoir rempli tous ces devoirs qu'il recevait la cour. Souvent il allait aux spectacles pour lesquels il avait assez de goût. Il s'était procuré dans son palais un amusement bien innocent. Il avait formé une grande volière de toutes sortes d'oiseaux, perdrix, faisans, canards, paons, pigeons. Ce petit peuple lui donnait une scène qui le délassait. Il est difficile qu'un prince se divertisse à moins de frais. Cependant Alexandre ne voulait pas que son trésor portât cette dépense. Il faisait vendre au marché les petits de ses oiseaux pour fournir à l'entretien de la volière.

J'ai parlé de la modestie et de la frugalité de ses repas, dont lé principal assaisonnement était un livre qu'on lui lisait, ou la conversation avec des hommes doctes qu'il invitait à manger avec lui. Jamais il ne fit jouer la comédie pendant son souper, comme c'était l'usage des Romains opulents. S'il lui fallait quelque spectacle qui le réjouit, il faisait battre des petits chiens contre des cochons de lait ou des coqs et des perdrix, ou bien on lui apportait des petits oiseaux qui voltigeaient dans la salle autour de la table. Aimable simplicité demeura ! quoi qu'en puissent penser les admirateurs du luxe. Les ressorts de l'esprit parfaitement détendus par des plaisirs si peu capables de remplir l'âme, en deviennent plus propres à soutenir le travail ; et si ces sortes d'amusements paraissent méprisables et puériles, que l'on accuse donc de petitesse d'esprit Scipion et Lælius qui ramassaient des coquillages sur le bord de la mer[5].

On a pu remarquer par différents traits semés dans ce que j'ai dit jusqu'ici, qu'Alexandre aimait les lettres et ceux qui les cultivaient ; et cette inclination s'accorde parfaitement avec l'amour de la vertu. Il était lui-même fort instruit, parlant mieux néanmoins, comme je l'ai observé, le grec que le latin. Il fit des vers, mais sur des sujets dignes d'un prince tel que lui. De même qu'Achille chantait sur la lyre la gloire des héros, Alexandre écrivit en vers les vies des bons et sages empereurs. Il savait la géométrie, la musique, jouait des instruments, mais en gardant toujours la décence de son rang. Je voudrais qu'à ces connaissances utiles ou agréables, on ne lui eût pas fait joindre les arts frivoles et trompeurs qui se rapportent à la divination, l'astrologie, la science prétendue des augures et celle des aruspices. Telle était la superstition des temps où il vivait. Il donnait régulièrement une partie de sa journée à la lecture ; et guidé par sou goût pour le solide et le sérieux, il lisait des ouvrages où il trouvait de bonnes instructions pour les mœurs et pour le gouvernement, tels que les livres de Platon et de Cicéron sur la République, et le Traité des offices de ce dernier. Il s'amusait aussi quelquefois avec les poètes. Lampride cite en particulier Horace, qui a droit de plaire à tout lecteur intelligent, et Sérénus Sammonicus, qu'Alexandre aimait apparemment à titre de moderne et comme un auteur qu'il avait vu et connu. Il allait souvent entendre les orateurs et les poètes lorsqu'ils récitaient leurs ouvrages, surtout s'ils s'étaient proposé pour objet de louer ou les bons princes qui avaient précédé, ou les grands hommes de l'ancienne Rome, ou Alexandre le Grand pour lequel il avait une singulière vénération. Les fameux avocats piquaient aussi sa curiosité, et lorsqu'après avoir retouché leurs plaidoyers, ils les lisaient dans une assemblée comme pièces d'éloquence, l'empereur se mêlait volontiers parmi leurs auditeurs.

Ce n'était pas seulement dans ces actions d'apparat qu'il témoignait aux doctes sa bienveillance. Il était bien aise, comme je l'ai observé, de les avoir à sa table, de converser avec eux, et dans ces entretiens il faisait très-bien son rôle, ayant le talent de conter agréablement et de mettre beaucoup d'enjouement et d'aménité dans ses discours. Il aimait les savants, et, chose singulière, il les craignait. Il les regardait comme les arbitres de sa réputation, dont il était très-jaloux ; et de peur qu'ils ne la ternissent par de fausses couleurs, il voulait qu'ils apprissent de lui-même tout ce qu'ils auraient à écrire sur son sujet, sans préjudice néanmoins des droits de la vérité.

Attentif à favoriser les progrès des lettres et de toute doctrine, il assigna des pensions aux rhéteurs, aux grammairiens, aux médecins, aux mécaniciens, aux architectes, et même aux aruspices et aux astrologues dont-il avait meilleure idée qu'ils ne méritaient. Il établit des écoles de tous ces arts, et mit par ses libéralités les professeurs en état d'y recevoir les enfants pauvres qui avaient d'heureuses dispositions. Il accorda aussi des gratifications aux avocats des villes de provinces, pourvu qu'il se Mt assuré qu'ils plaidassent gratuitement.

Ce tableau de la conduite et du gouvernement d'Alexandre non seulement doit donner pour lui une grande estime, mais il a même de quoi étonner. C'est une singularité surprenante, qu'un prince parvenu au trône avant l'âge de quatorze ans, et qui n'en a pas vécu vingt-sept, offre un modèle auquel peu de souverains, même de l'âge le plus mûr, peuvent être comparés. Lampride, cherchant la cause de cette espèce de phénomène. l'attribue en premier lieu aux soins vigilants de Maniée, pour laquelle le jeune empereur eut toujours une extrême déférence, et ensuite aux conseils des bons et sages amis dont il fut toujours environné. Les amis d'Alexandre, dit cet historien, furent des hommes vénérables par la pureté de leurs mœurs, qui n'étaient ni malfaisants, ni voleurs, ni factieux, ni fourbes, ni portés à se réunir pour de mauvais desseins, ni ennemis des bons, ni sujets à la débauche, ni cruels, ni capables de se jouer de leur maître et de l'exposer à la risée en le trompant ; intègres, incorruptibles, modérés, religieux, attachés de cœur à leur prince, et n'ayant rien de plus cher que sa réputation, ils ne faisaient point trafic de leur crédit ; ils ne connaissaient ni la ruse ni le mensonge ; ils lui présentaient le vrai sur chaque objet avec une droiture sur laquelle ne pouvait rien l'intérêt particulier.

De tels amis sont un grand secours et un grand bonheur pour un prince. Mais inutilement les trouverait-il à sa portée, s'il n'avait et la sagacité pour les découvrir et l'amour de la vertu pour se les attacher. Ainsi aux causes alléguées par Lampride, ajoutons, comme la principale, l'excellent caractère d'Alexandre, qui le mit en état de profiter des sages leçons de sa mère et des avis de ses conseillers. Il avait été séduit par les flatteurs à son avènement au trône, et il s'était laissé prévenir contre ceux qui aimaient véritablement sa gloire, inséparable du bien de l'état ; mais cet écart ne fut pas long : le jeune prince rentra bientôt dans la voie du devoir, et la solidité de son esprit, la bonté de son cœur, l'y fixèrent pour toujours.

Sur une si belle vie, on remarque quelques taches, mais en petit nombre et peu considérables en elles-mêmes. Le principal reproche que l'on fasse à Alexandre roule sur la déférence excessive qu'il eut pour sa mère, princesse d'un courage élevé, mais impérieuse à l'excès et avide d'argent. On a prétendu qu'il avait dissimulé et même autorisé les rapines de Mamée : ce qui sans doute mérite le blâme, sans être pourtant totalement inexcusable dans un prince qui devait tout à sa mère, et qui trouvait en elle tant de grandes qualités, qu'il ne pouvait pas plus lui refuser son estime, à bien des égards, que son respect et sa reconnaissance.

Hérodien rapporte un fait qui, s'il est vrai n'est susceptible d'aucune apologie. Il dit que Maniée ayant donné à son fils une femme d'un sang illustre, devint jalouse-de l'affection que le jeune empereur avait pour une épouse digne de lui ; qu'elle ne put souffrir que sa belle-fille partageât avec elle les honneurs du rang suprême, et que voulant en jouir seule, elle la chassa du palais ; que le beau-père de l'empereur, outré du traitement fait à sa fille et des insultes de toute espèce qu'il recevait lui-même, s'enfuit au camp des prétoriens, où en même temps qu'il se louait infiniment d'Alexandre, il se plaignait dans les termes les plus forts des injustices de Mamée ; qu'il lui en coûta la vie ; que Mamée le fit tuer et exila sa fille en Afrique. Le même écrivain ajoute qu'Alexandre demeura simple spectateur d'une scène qui devait si vivement l'intéresser ; que la crainte de sa mère lui ferma la bouche, et qu'il souffrit avec une patience imbécile ce que les, droits les plus saints l'obligeaient d'empêcher.

 Hérodien est le seul auteur de ce fait[6]. Lampride, d'après Dexipe, auteur presque contemporain, raconte la chose tout autrement. Selon lui, le beau-père d'Alexandre, qui se nommait Marcianus, comblé d'honneurs par son gendre, se porta à des desseins ambitieux, et tenta d'arracher à Alexandre la souveraine puissance et la vie. Son crime ayant été reconnu, il en subit la peine, et sa fille fut répudiée. Ce récit, qui ne charge ni Mamée d'une violence atroce, ni son fils d'une pusillanimité méprisable, me paraît mériter d'autant mieux la préférence, qu'Hérodien est légitimement suspect dans le mal qu'il dit d'Alexandre. Il se montre, je ne sais par quel principe, l'ennemi déclaré de la gloire de ce jeune empereur ; il le représente partout, comme timide, comme liche, comme un enfant qui se laisse stupidement gouverner. Si cet écrivain marquait de l'élévation dans sa façon de penser, du jugement, un esprit de recherche et de critique, son témoignage serait d'un grand poids ; mais je ne trouve chez lui d'autre mérite que celui de l'élégance, souvent un style de déclamateur et très-peu d'exactitude dans ses récits.

Le second défaut que l'on impute à Alexandre est d'avoir été curieux et soupçonneux. Ce reproche parait n'être pas sans fondement. Ce prince avait des hommes sûrs qui observaient tout ce qui se passait dans Rome pour l'en instruire. Il voulait que la commission dont ils étaient chargés ne fût connue que de lui, craignant pour eux la séduction des présents et de l'argent, à l'épreuve de laquelle il croyait que n'était personne. Mais, d'un autre côté, quel danger d'erreurs dans ces rapports secrets, où le délateur est seul écouté, où il n'est jamais confronté avec celui qu'il accuse, où il lui est si aisé de mêler ses préjugés et ses passions, et de les faire passer dans l'âme du prince qui ne voit et n'entend que par ses yeux et par ses oreilles ? Si cette manœuvre n'a attiré à Alexandre que le simple reproche de curiosité, c'est la bonté de son cœur qui en a empêché les plus tristes effets. Mais la chose en soi est sans difficulté un ressort de tyrannie.

Nous avons cru pouvoir le purger du soupçon d'avarice. Peut-être n'est-il pas autant à l'abri de celui de vanité. Ses égards timides pour les gens de lettres marquent un grand faible pour la gloire. On ne peut attribuer aussi qu'à une vanité mal entendue la honte qu'il avait d'être regardé comme Syrien, et la fantaisie qu'il conçut de se donner une origine romaine, et de se dresser un tableau généalogique qui le faisait descendre en droite ligne des Marcellus[7]. Sans doute il eût été avantageux à un empereur romain d'être Romain de naissance. Mais ne l'étant point, Alexandre ne devait songer qu'à réparer ce défaut par ses vertus. Vouloir démentir une origine connue de toute la terre, se fabriquer une fausse généalogie, ce sont là des ruses qu'il faut laisser aux petits esprits.

Voilà les principaux traits par lesquels on peut se former une idée du caractère d'Alexandre. Avant que de passer à ce qui regarde la guerre qu'il fit contre les Perses, et celle contre les Germains dans laquelle il périt, je vais placer ici le petit nombre de faits que l'histoire nous administre pour les premières années de son règne, et j'y insérerai, pour achever le tableau, ce qui regarde sa conduite envers les gens de guerre.

Alexandre, dans les premières années, jouit de la paix au dehors, si l'on excepte quelques légers mouvements des Barbares vers les frontières. Lampride parle d'avantages remportés dans la Mauritanie Tingitane par Furius Celsus, dans l'Illyrie par Varius Macrinus, allié de l'empereur, en Arménie par Junius Palmatus. C'est tout ce que nous savons de ces événements qui ne doivent pas avoir été fort considérables.

Les prétoriens donnèrent plus d'exercice à Alexandre, dans les temps dont je parle ici, que les ennemis étrangers. Cette milice indocile et insolente ne pouvait supporter la sévérité d'un prince zélé pour la discipline et pour le bon ordre. Ulpien, aux conseils duquel elle attribuait tout ce qui lui déplaisait dans la conduite de l'empereur, fut la victime des fureurs de ces soldats séditieux.

Ulpien, dont le nom entier est Domitius Ulpianus, tenait le premier rang entre les amis d'Alexandre. Originaire de Tyr, il fut, sous le règne de Sévère, assesseur et disciple du grand Papinien ; et il puisa également dans la société d'un tel maître la science profonde du droit, et les principes d'une exacte probité. J'ai dit que son mérite le fit choisir pour instruire et diriger l'enfance d'Alexandre alors César, et que son mérite l'en fit éloigner en lui attirant la haine d'Héliogabale. Alexandre, devenu empereur, le rappela auprès de sa personne, voulut l'avoir pour modérateur et pour tuteur, et lui donna toute sa confiance, jusqu'à causer de l'inquiétude et de l'ombrage à sa mère, qui jalouse de se maintenir dans la principale autorité, craignit d'abord Ulpien comme un rival. Il usa de sa faveur avec tant de prudence, qu'il leva les soupçons de Mamée ; et, aisément regagnée, elle fut la première à louer la sagesse du choix de son fils. Alexandre confia à Ulpien les emplois les plus importants. Il le fit son secrétaire d'état, il le donna pour collègue et presque pour inspecteur aux préfets du prétoire Flavius et Chrestus. Ceux-ci, qu'incommodait un tel surveillant, excitèrent une sédition parmi leurs soldats pour s'en défaire. Mais leur mauvaise volonté retomba sur leurs têtes. L'empereur les prévint, les punit de mort, et Ulpien devint seul préfet du prétoire[8]. Alors tout roula sur lui, et il pouvait être compté la seconde personne de l'état. C'était lui qu'Alexandre chargeait de préparer toutes les affaires qui devaient venir à sa connaissance, et de lui en rendre compte. J'ai déjà dit que ce fidèle ministre était le seul avec qui l'empereur conférât tête à tête. Si quelqu'un demandait au prince une audience particulière, Ulpien y assistait en tiers. Il était l'ami de toutes les heures. Alexandre l'appelait à ses délassements aussi bien qu'à son travail, et il ne faisait manger plus souvent ni plus volontiers personne avec

Mais toute la bienveillance de l'empereur ne put protéger son ministre contre la licence effrénée des prétoriens. Ulpien fut toujours en butte à leurs séditions, et plus d'une fois Alexandre ne lui sauva la vie qu'en. se mettant devant lui, et en le couvrant de sa pourpre. Enfin, un dernier orage s'étant élevé, Ulpien chercha en vain un asile dans le palais. Les efforts que firent Alexandre et Maniée pour le défendre furent inutiles, et il fut massacré sous les yeux de l'empereur et de sa mère. Ce tragique événement est rapporté par M. de Tillemont à l'an de J.-C. 228, qui concourt avec les sixième et septième du règne d'Alexandre.

Ulpien méritait assurément un meilleur sort. ll a été loué sans réserve et sans exception par tous les païens. Les chrétiens lui reprochent la haine qu'il leur portait, et qu'il poussa si loin, que pour combattre l'inclination que son souverain avait à les favoriser, il ramassa toutes les ordonnances que les empereurs précédents avaient rendues contre eux. Plaignons un aveuglement dans lequel il était même entretenu par l'amour des lois qu'il avait tant étudiées.

La fureur des prétoriens s'animait par le succès de leurs criminelles entreprises. Ils s'acharnèrent sur Dion, qui revenait du gouvernement de la haute Pannonie, où il avait su ranger les troupes au devoir, et leur faire respecter l'autorité du commandement. Les prétoriens craignirent que cet exemple n'eût des suites par rapport à eux, et ils eurent l'insolence de demander la tête de Dion. L'empereur, loin de les écouter, honora Dion d'un second consulat, dans lequel il voulut être son collègue, et il s'engagea à faire pour lui toutes les dépenses qu'exigeait sa charge. Cette fermeté était louable ; mais Alexandre ne la soutint pas. Il appréhenda que les prétoriens voyant celui qu'ils haïssaient revêtu des ornements de la première dignité de l'empire, ne s'emportassent à quelque sédition qu'il ne serait pas maître d'arrêter, et il conseilla à Dion de passer le temps de son consulat hors de Rome. Dion obéit, se rendit en Campanie auprès de l'empereur, y demeura quelques jours avec lui, se montrant sans crainte aux soldats de la garde ; après quoi, comme il était incommodé de la goutte, il prit le parti de se retirer dans la Bythinie son pays natal, pour y passer le reste de ses jours : bien content de se voir tiré par d'heureuses circonstances, comme Hector dans Homère[9], du milieu du tumulte, des traits et des épées, des meurtres et du carnage.

La mort d'Ulpien, le danger de Dion, prouvent assurément de la faiblesse dans le gouvernement d'Alexandre par rapport aux troupes. C'est ce qui parait encore dans la politique timide dont usa ce prince pour punir Espagathus, principal auteur du meurtre d'Ulpien. Il l'éloigna de Rome et de l'Italie, sous prétexte de l'envoyer commander en Égypte, et de là il le fit ramener en Crète pour y être mis à mort.

Un fait encore qui ne donne pas une idée avantageuse de la fermeté d'Alexandre à l'égard des prétoriens, c'est une sédition furieuse qui s'éleva entre eux et le peuple „et qui dura trois jours avec combats continuels et sanglants dans lesquels il périt beaucoup de monde de part et d'autre. Il n'est point dit que ni le prince, ni Ulpien, qui vivait encore et était préfet du prétoire, aient contribué en rien à apaiser ce terrible mouvement. Les prétoriens ayant le dessous, commencèrent à mettre le feu aux maisons de la ville, et cette crainte força le peuple de consentir à ce qu'ils voulaient.

Il est pourtant certain qu'Alexandre ne manquait nullement de courage pour réprimer l'audace des gens de guerre ; et Lampride nous administre des faits détaillés qui excluent tout doute sur ce point. Lorsque les troupes étaient en campagne, il ne souffrait point qu'aucun soldat ni officier s'éloignât du drapeau. Si quelques-uns s'en écartaient pour aller piller les villages ou les châteaux voisins de la route, il les punissait ou par la bastonnade ou par les verges, ou par une amende, selon la qualité des coupables ; ou enfin, s'ils étaient d'un rang à ne pouvoir être soumis à aucune de ces peines, il les réprimandait vivement, en leur disant : Voudriez-vous que l'on fit sur vos terres ce que vous faites sur celles d'autrui ? Il cassa un soldat qui avait causé un dommage considérable à une vieille femme, et il le lui donna pour esclave, afin que le coupable, qui était charron de son métier, réparât, en la nourrissant de son travail, le tort qu'il lui avait fait. Les camarades du soldat si rigoureusement puni en murmurèrent ; mais l'empereur tint ferme, et il leur fit craindre et respecter son autorité.

L'exemple le plus marqué de sa sévérité courageuse regarde une légion entière qu'il cassa, comme avait fait autrefois César. Alexandre étant à Antioche, dans le temps qu'il se préparait à faire la guerre aux Perses, apprit que le séjour contagieux de cette ville voluptueuse corrompait les mœurs de ses soldats. Il fit saisir et mettre en prison quelques-uns de ceux qui s'étaient signalés par de plus grands excès de débauches. La légion dans laquelle servaient ces soldats s'émut violemment, et les réclama par des cris séditieux. Alexandre monta sur son tribunal, se fit amener les prisonniers chargés de chaînes, et parla en ces termes aux mutins : Camarades, que je veux bien encore appeler de ce nom, parce que je suppose que vous désapprouvez la conduite de ceux qui ont attiré mon indignation, vous devez savoir que c'est la discipline de nos ancêtres qui conserve la gloire et la puissance de la république : sans ce soutien, l'empire et le nom romain périraient infailliblement. Non, je ne prétends pas que sous mon commandement se renouvellent les mêmes désordres qui ont régné sous ce monstre impur auquel j'ai succédé. Des soldats romains, vos compagnons, mes camarades de milice, prennent le bain, boivent avec excès, se corrompent avec les femmes, vivent en un mot comme les plus mous et les plus débauchés d'entre les Grecs. Et je souffrirais une telle licence ! et je ne la leur ferais pas expier par le supplice ! A cette parole la légion se récria d'une façon tumultueuse. Retenez ces cris, leur dit Alexandre : ils sont à leur place dans la guerre et contre l'ennemi, mais non contre votre empereur. Certainement vos maîtres d'exercices vous ont appris à vous en servir contre les Sarmates, les Germains et les Perses, et non contre celui qui emploie à vous nourrir et à. vous vêtir l'argent qu'il tire des provinces. Retenez ces cris furieux, si vous ne voulez que je vous renvoie, et que d'un seul mot je vous réduise à la condition de bourgeois. Encore ne sais-je si vous mériteriez le nom de bourgeois de Rome, pendant que vous mépriseriez les lois les plus saintes de la discipline romaine. Les mutins, au lieu de se calmer, murmurèrent avec plus d'audace, et ils le menaçaient de leurs armes. Il reprit la parole d'un ton encore plus fier. C'est contre l'ennemi, leur dit-il, que vous devez prouver votre bravoure, si vous en avez. Pour moi, je ne crains point vos menaces : en me tuant, vous ne tueriez qu'un seul homme, et la république, toujours subsistante, le sénat et le peuple romain, ne manqueraient pas de me venger. Rien ne pouvait imposer aux séditieux, et ils redoublèrent leurs cris. Alexandre prit enfin son parti. Retirez-vous, leur dit-il, bourgeois et non plus soldats, et quittez vos armes. Il fut obéi ; et ceux qui s'opiniâtraient contre le supplice de leurs camarades, subirent docilement la peine qui leur était imposée à eux-mêmes. Ils mirent bas leurs armes et leurs casaques militaires et au lieu de s'en retourner dans le camp ils se distribuèrent dans différentes hôtelleries. Bien plus, ils sollicitèrent avec d'humbles prières leur rétablissement. Alexandre demeura inexorable pendant trente jours. Enfin, au bout de ce terme, il voulut bien leur rendre leurs armes et leur état ; mais il en coûta la tète à leurs tribuns, qui avaient souffert que la corruption s'introduisît parmi eux, et dont la connivence avait fomenté la sédition. Cette légion cassée et rétablie fut depuis extrêmement attachée à Alexandre, et elle le servit très-bien dans la guerre des Perses.

Les faits que je viens de rapporter, et surtout le dernier, sont des preuves éclatantes d'une fermeté et d'une élévation d'âme que l'on peut regarder comme héroïques. Comment donc les concilier avec les traits de faiblesse qui ont précédé ? On ne peut nier ni les uns ni les autres. Dion rend témoignage de ce qu'il a vu, et de ce qui l'intéressait lui-même personnellement. Lampride ne peut pas avoir inventé les faits circonstanciés qu'il rapporte. ll ne reste d'autre voie de conciliation, que de distinguer les temps. Alexandre dans les premières années de sa jeunesse ne pouvait pas avoir acquis encore cette autorité propre et personnelle qui relève et qui fortifie dans le souverain celle du commandement : et les troupes accoutumées à donner la loi à leurs empereurs se maintinrent quelque temps dans la licence dont elles étaient en possession. Mais lorsque à jeune prince ayant passé vingt ans fut en état de développer ses talents et d'agir avec vigueur, il rentra dans ses droits, il fit plier l'orgueil du soldat, il s'attira le respect d'autant plus sûrement, qu'à -une conduite ferme il joignit tous les ménagements de douceur qui pouvaient lui gagner l'affection.

Son premier soin à l'égard des troupes était de faire en sorte qu'elles ne manquassent de rien. Il avait coutume de dire : Le soldat ne craint point ses chefs, s'il n'est vêtu et nourri, et s'il n'a quelque argent dans sa bourse. Aussi était-ce pour Alexandre un objet capital, et il y tenait la main avec une telle exactitude et une telle sévérité, que si les officiers détour-paient à leur profit quelque partie de ce qui devait revenir au soldat, la fraude était punie de mort.

 A cette attention de justice il ajoutait les témoignages de bonté. Il soulageait leurs fatigues, et dans les marches il leur fournissait des mulets et des chameaux pour porter une partie de leurs bagages. S'ils tombaient malades, il les allait visiter dans leurs tentes ; et supposé que la maladie fût considérable, il les plaçait dans de bonnes maisons, où il recommandait qu'on les soignât sans rien épargner, se chargeant de toute la dépense. Et il accompagnait ses soins paternels de discours obligeants : il disait Qu'il avait plus de soins de ses soldats que de lui-même, parce que c'était d'eux que dépendait le salut de la république.

Les empereurs s'étaient toujours crus chargés d'assurer aux gens de guerre une retraite honnête et commode dans leur vieillesse. Alexandre perfectionna ce plan, et voulut le rendre plus utile et au gouvernement et aux particuliers. Il distribua aux officiers et aux soldats qui avaient fait leur temps de service, les terres limitrophes des Barbares, et il garnit ces terres de bestiaux et de tout l'équipage nécessaire pour les mettre en valeur, jugeant également périlleux et indécent que les frontières de l'empire demeurassent incultes et désertes. Il affecta ces dons à la profession des armes à perpétuité, afin qu'ils ne tombassent jamais entre les mains de ceux qui n'exerçaient point ce noble métier ; et il voulut qu'elles ne passassent des pères aux enfants que sous la clause expresse que ceux-ci serviraient dans les troupes. Cet établissement d'Alexandre a été regardé par plusieurs comme l'origine et le modèle des fiefs, dont la condition essentielle était le service militaire.

Il résulte de tout ce qui vient d'être dit, que depuis qu'Alexandre put gouverner par lui-même, et mettre en œuvre ce qu'il avait de ressources dans l'esprit et dans le courage, jamais prince ne mérita mieux soit d'être craint, soit d'être aimé des soldats ; que par conséquent la faiblesse du gouvernement dans ses premières années doit être imputée à la faiblesse de son âge, qui ne lui permettait pas encore de donner le ton aux affaires ; enfin que si les troupes romaines eussent alors été disciplinables, il y aurait rétabli la discipline, et que son règne aurait été aussi heureux et tranquille qu'il fut sage et vertueux.

L'intraitable indocilité des gens de guerre fut cause que ce bon et grand prince ne jouit presque d'aucun repos. Dion parle d'un mouvement des légions de Mésopotamie, qui tuèrent Flavius Héracléo leur chef. Il est fait mention, dans d'autres monuments historiques, de plusieurs aspirants à l'empire, qui s'élevèrent contre Alexandre. J'ai rapporté le fait d'Ovinius Camillus. Zosime et l'Épitomé de Victor nomment un Urane, un Antonin, un Taurin, qui prirent la pourpre. Tous ces rebelles avaient un parti parmi les soldats ; et quoique leurs entreprises n'aient point eu de succès, elles n'en prouvent pas moins la prodigieuse facilité des troupes à se mutiner et à conspirer contre leur prince : en sorte que l'on n'a pas lieu de s'étonner qu'il ait enfin péri par leurs mains. Mais auparavant il fit la guerre contre les Perses ; il se mit en devoir d'attaquer les peuples de la Germanie. Ce sont ces événements que je dois maintenant raconter.

 

 

 



[1] M. de Tillemont, art. 13, suppose qu'Alexandre souffrait qu'on l'appelât fils du grand Antonin, c'est-à-dire de Caracalla. Quand cette qualification se trouverait sur d'anciens monuments, ce ne serait pas une preuve que l'empereur l'eût approuvée, et on pourrait la mettre sur le compte des auteurs de ces monuments, qui auraient cru mal-à-propos lui faire par là leur cour.

[2] Théopompe, roi de Sparte, avait fait une réponse à peu près semblable à sa femme au sujet de l'établissement des éphores auquel il avait consenti. Histoire Ancienne de Rollin, t. II, p. 22.

[3] Lampride ne nomme point l'empereur par l'ordre duquel Ovinius fut mis à mort ; mais il est clair qu'il ne peut pas avoir entendu Alexandre.

[4] Les termes dont se sert Alexandre sont empruntés de la première Catilinaire, n° 2 : Hic tamen vivit. Vivit ! imo etiam in senatum venit.

[5] Voyez Histoire Romaine, t. VII, p. 228.

[6] Je ne compte point Zonaras, qui peut n'avoir fait que copier Hérodien.

[7] Le texte de Lampride porte le nom des Metellus ; mais Casaubon préfère celui des Marcellus. En effet Alexandra est appelé Marcellus dans l'épitomé de Victor ; et son père se nommait Marcianus, nom qui a plus de rapport à Marcellus qu'à Metellus.

[8] Xiphilin et Zonaras, abréviateurs de Dion, racontent la chose autrement, et ils imputent à Ulpien d'avoir causé la mort des deux préfets du prétoire dans la vue de leur succéder. Pour l'honneur de ce grand jurisconsulte, j'ai mieux aimé, aussi bien que M. de Tillemont, suivre Zosime, qui avait aussi le texte de Dion devant les yeux, et qui peut en avoir mieux pris le sens.

[9] C'est Dion qui se fait l'application à lui-même de ces deux vers d'Homère.

Ἕκτορα δ᾽ ἐκ βελέων ὕπαγε Ζεὺς ἔκ τε κονίης

ἔκ τ᾽ ἀνδροκτασίης ἔκ θ᾽ αἵματος ἔκ τε κυδοιμοῦ·

(Iliade, XI, 163, 164.)